LIVRE TROISIÈME

Ai enterré de mes mains cinq de mes enfants dans la même fosse… Sans cloches. Sans larmes. C’est la fin du monde.

Agniola Di TURA

Sienne, 1347

24

Dunworthy consacra les deux journées suivantes à tenter de joindre les techs de la liste de Finch et les offices du tourisme écossais, lorsqu’il n’aidait pas à installer une annexe de l’hôpital dans Bulkeley-Johnson. Quinze autres pensionnaires involontaires avaient attrapé la grippe, dont Mlle Taylor qui s’était effondrée à onze mesures de l’accord final du Chicago Surprise Minor.

— Elle a tout lâché et est tombée raide, expliqua Finch. La cloche s’est balancée avec un fracas de tous les diables et la corde s’est enroulée autour de mon cou et a failli m’étrangler. Mlle Taylor a voulu retourner à son poste dès qu’elle a repris connaissance, mais le concert était terminé. Pourriez-vous aller lui remonter le moral ? Elle dit qu’elle ne se pardonnera jamais d’avoir laissé tomber ses camarades. Je lui ai rappelé que ce n’était pas sa faute, qu’on ne peut pas toujours rester maître de la situation… n’est-ce pas exact ?

— Si, répondit Dunworthy.

Il n’avait pu contacter un tech, ni Basingame. Ils avaient téléphoné à tous les hôtels, auberges et gîtes ruraux d’Écosse. William s’était procuré un relevé de la carte bancaire du recteur, mais cet homme avait dû emporter une provision d’esches importante car il n’avait fait aucun achat depuis le quinze.

Les télécommunications se dégradaient encore. Il ne restait que la liaison audio et la voix chargée d’annoncer que les lignes étaient saturées en raison de l’épidémie intervenait dès qu’il enfonçait la deuxième touche.

Il composait des numéros, attendait les ambulances, écoutait les doléances de Mme Meager. Andrews n’avait pas rappelé et Badri se lançait dans des improvisations sur le thème de la mort, des divagations que les infirmières couchaient avec soin par écrit. Pendant qu’il écoutait le téléphone sonner chez des techs et des spécialistes de la pêche à la truite ou au saumon, il prenait connaissance des propos de Badri et y cherchait des indices. « Noire », avait-il dit. Ainsi que « laboratoire » et « Europe ».

La situation empirait, pour le téléphone. Il entendait désormais la voix de synthèse dès qu’il pressait la première touche, lorsqu’il réussissait à obtenir la tonalité. Il renonça et s’intéressa aux tableaux des contacts. William avait obtenu les dossiers médicaux confidentiels des malades et il y cherchait radiothérapies et soins dentaires. L’un d’eux s’était fait faire une radiographie du maxillaire inférieur. Mais le vingt-quatre, après le début de l’épidémie.

Il alla à l’hôpital pour demander aux patients toujours conscients s’ils possédaient des animaux de compagnie ou s’ils avaient été récemment à la chasse au canard. Les couloirs étaient encombrés de civières qui formaient un embouteillage devant les portes des Urgences et de l’ascenseur. Il comprit aussitôt qu’il ne pourrait franchir cet obstacle et emprunta l’escalier.

L’infirmière blonde de William l’intercepta à l’entrée du secteur d’isolement.

— Vous ne pouvez pas entrer, fit-elle en levant sa main gantée.

Badri est mort, pensa-t-il.

— L’état de M. Chaudhuri a empiré ?

— Non. Je dirais même que son sommeil est plus paisible. Mais nous n’avons plus de T.P. et si Londres a promis de nous en envoyer un stock, nous devons en attendant les réserver aux membres du personnel hospitalier. J’ai noté ses propos, ajouta-t-elle. Ce qui était compréhensible. Il a prononcé votre nom… et Kivrin, c’est ça ?

Elle prit une feuille dans sa poche et la lui remit. Il hocha la tête.

— Quelques mots isolés. Le reste n’a aucun sens.

Elle avait transcrit phonétiquement ses paroles, et souligné ce qu’elle comprenait : « Impossible », ainsi que « rats » et « tellement inquiet ».

Le dimanche matin, plus de la moitié des pensionnaires involontaires de Balliol étaient malades et confiées aux bons soins des valides. Les lits commençaient à manquer.

Les carillonneuses tombaient comme des mouches et Dunworthy participa à leur installation dans la vieille bibliothèque. Mlle Taylor, qui avait recouvré l’usage de ses jambes, allait leur rendre de fréquentes visites.

— C’est le moins que je puisse faire, dit-elle, essoufflée par la traversée du corridor. Quand je pense que je les ai abandonnées en plein concert !

Dunworthy l’aida à s’allonger sur un matelas gonflable que William avait apporté et recouvert d’un drap.

— L’esprit est fort, mais la chair est faible, dit-il.

Il se sentait lui aussi épuisé, par le manque de sommeil et ses défaites. Il préparait du thé et lavait des draps, et lors d’une brève pause il téléphona à un tech de Magdalen. Il fut surpris d’entendre décrocher.

— Elle est à l’hôpital, déclara sa mère.

— Quand est-elle tombée malade ?

— Le jour de Noël.

L’espoir grandit en lui. Peut-être avait-il trouvé la source.

— Quels ont été les symptômes ? Maux de tête ? Température ? Désorientation ?

— Douleurs abdominales. C’était une appendicite.

Lundi matin, les trois quarts des pensionnaires de Balliol étaient alitées. Ils n’avaient plus de draps, de masques réglementaires et — plus ennuyeux — de thermosondes, d’antimicrobiens et d’aspirine.

— J’ai voulu téléphoner à l’hôpital pour en réclamer, déclara Finch. Mais toutes les lignes sont mortes.

Il remit une liste à Dunworthy, qui alla chercher à pied le ravitaillement. Devant les Urgences, la rue était embouteillée par des ambulances, des taxis et des manifestants qui brandissaient une grande pancarte proclamant : « Le Premier ministre nous parque avec la Mort. » Il se glissa en leur sein et vit Colin sortir en courant. Comme toujours, ses joues et son nez étaient rougis par le froid, sa veste ouverte.

— Il n’y a plus de téléphone, annonça-t-il. Une surcharge. On m’a chargé de porter les messages.

Il prit une poignée de bouts de papier dans sa poche.

— Vous n’en avez pas à me confier ?

Si, pensa Dunworthy. Pour Andrews, Basingame et Kivrin.

— Non, dit-il.

Colin remit le tout dans sa veste trempée.

— J’y vais. Si vous cherchez ma grand-tante, elle est aux Urgences. Cinq nouvelles admissions. Une famille complète. Le bébé était mort à l’arrivée.

Il disparut au sein de l’embouteillage.

Dunworthy entra et montra sa liste à l’employé du bureau des entrées qui lui conseilla de s’adresser au service d’approvisionnement. Les couloirs étaient toujours encombrés de civières mais on avait donné l’ordre de les garer le long des parois pour dégager un étroit passage central. Une infirmière masquée se penchait vers un malade et lui lisait quelque chose.

— « Le Seigneur fera en sorte que la peste s’abatte sur toi… »

Il prit conscience à retardement qu’il s’agissait de Mme Meager, mais elle était trop absorbée par ses activités pour lever les yeux sur lui.

— … « jusqu’à ce que tu aies disparu de cette terre. »

La peste s’est abattue sur toi et sur Badri, pensa Dunworthy. « C’est les rats, avait-il déclaré. Elle les a tous tués. La moitié des Européens. »

Kivrin ne pouvait être arrivée à l’époque de la peste noire, se dit-il en empruntant le couloir qui conduisait au service d’approvisionnement. Selon Andrews, le décalage maximal n’avait jamais été supérieur à cinq ans. Même si elle se retrouvait en 1325, l’épidémie n’avait pas encore débuté en Chine. Et tout incident dû à d’autres causes qu’un décalage ou des coordonnées erronées eût automatiquement interrompu le transfert. Or, Badri avait refait tous les calculs de Puhalski.

Il pénétra dans le magasin. Les lieux étaient déserts et il pressa le bouton d’une sonnette.

Le tech affirmait que le débutant n’avait pas commis d’erreurs, mais ses doigts pianotaient sur le drap pour saisir des instructions sur une console imaginaire. C’est impossible. Il y a quelque chose qui cloche.

Il sonna à nouveau et une infirmière émergea entre deux rangées d’étagères, certainement une retraitée qui avait repris ses activités pour cause d’épidémie. Elle était au moins nonagénaire et son uniforme empesé portait la trace jaunâtre des ans. Elle prit sa liste et demanda :

— Avez-vous un bon ?

— Non.

Elle lui rendit sa feuille, avec un formulaire de trois pages.

— Vous devez le faire signer par l’infirmière en chef de votre service.

— Nous n’avons ni infirmière en chef ni service, fit-il avec colère. Nous avons seulement cinquante malades et rien pour les soigner.

— En ce cas, faites viser ce document par le médecin traitant.

— Le docteur Ahrens doit s’occuper d’un hôpital bondé de patients et vous voudriez qu’elle perde son temps en formalités administratives ? Nous sommes en pleine épidémie, bon sang !

— Je sais, fit sèchement l’infirmière. Mais le règlement, c’est le règlement.

Elle retourna se cacher entre les étagères.

Il regagna les Urgences. Mary n’y était pas et le réceptionniste lui conseilla d’aller voir dans le secteur d’isolement. Elle n’y était pas non plus et Dunworthy envisagea d’imiter sa signature. Mais il souhaitait la voir pour lui parler de son échec à joindre les techs, trouver un moyen de contourner Gilchrist et accéder au transmetteur. Il ne pouvait même pas obtenir un cachet d’aspirine, alors qu’ils étaient déjà le trois janvier.

Il la trouva finalement dans le laboratoire. Elle était au téléphone, qui devait fonctionner à nouveau bien que l’écran fût couvert de points blancs. Elle ne le vit pas. Elle surveillait un moniteur où apparaissait un tableau des contacts.

— Quel est le problème, plus exactement ? demandait-elle. Nous aurions dû le recevoir il y a deux jours.

Elle attendit que son interlocuteur perdu dans la tempête de neige eût trouvé une excuse plausible.

— Comment ça, « retourné à l’envoyeur » ? Nous avons un millier de malades, ici !

Une nouvelle pause. Mary saisit quelque chose sur le clavier et un autre tableau apparut.

— Alors, réexpédiez-le ! s’emporta-t-elle. J’en ai besoin immédiatement. Des gens meurent ! Il me le faut avant… Allô ? Vous m’entendez ?

L’écran s’éteignit. Elle se tourna pour raccrocher, vit Dunworthy et lui fit signe d’approcher.

— Vous m’entendez ? répéta-t-elle. Allô ?

Elle abattit le combiné sur son berceau.

— Le téléphone ne marche plus, la moitié de mon équipe a chopé ce virus et nous n’avons pas reçu l’analogique parce qu’un taré a décidé de ne rien laisser entrer dans le secteur en quarantaine !

Elle s’assit devant la console et se massa sous les yeux.

— Désolée, mais c’est vraiment une sale journée. Trois morts à l’arrivée, cet après-midi. Dont un bébé de six mois.

Elle avait toujours du houx à la boutonnière. Cet ornement et sa blouse étaient en piteux état et elle paraissait épuisée. Elle avait des cernes sous les yeux, des rides aux commissures des lèvres. Il se demanda depuis combien de temps elle n’avait pas dormi, et si elle aurait su répondre à cette question.

— Nous ne pouvons accepter notre impuissance, dit-elle.

— Non.

Elle le dévisagea, comme si elle venait seulement de remarquer sa présence.

— Vous vouliez quelque chose, James ?

Il décida de ne pas lui parler de Kivrin. Elle n’avait déjà que trop de soucis. Il lui tendit les formulaires.

— Seulement votre signature.

Elle l’apposa sur le document, sans le regarder, puis le lui rendit et déclara :

— Je suis allée voir Gilchrist, ce matin.

Il la regarda, trop ému pour dire quoi que ce soit.

— Je voulais le convaincre de rouvrir le labo plus tôt que prévu. Je lui ai expliqué qu’il était inutile d’attendre, que l’immunisation d’un pourcentage significatif de la population éliminerait les risques de contagion.

— Mais aucun de vos arguments n’a porté.

— Non. Il est convaincu que ce virus vient du passé. Il a établi un graphique des mutations cycliques des myxovirus de type A qui démontre, selon lui, qu’un des plus répandus en 1318 et 1319 était justement un H9N2. Il ne vous laissera utiliser le transmetteur que lorsque la campagne de vaccination sera terminée et la quarantaine levée.

— Autrement dit ?

— Une quarantaine reste effective sept jours après l’immunisation de toute la population, ou deux semaines après que le dernier cas a été signalé.

— Protéger un tel nombre d’individus prendra combien de temps ?

— Ce sera rapide, lorsque nous disposerons des vaccins. Dix-huit jours ont suffi, pour la Pandémie.

Près de trois semaines. Une fois les produits fabriqués. Fin janvier.

— Ce sera trop tard.

— Je sais. Nous devons absolument trouver d’où vient cette saloperie.

Elle se tourna vers la console.

— La réponse est là. Le tout, c’est de la découvrir.

Elle fit apparaître un tableau différent.

— J’effectue des corrélations. Je cherche les élèves vétérinaires, les gens qui vivent à proximité d’un zoo ou à la campagne, les chasseurs de coqs de bruyère, etc. Mais la dernière fois que tous ces gens ont vu un volatile, c’était leur dinde de Noël.

La liste des contacts réapparut, avec le nom de Badri sur la première ligne. Elle la contempla longuement, aussi pensive que Montoya l’avait été en étudiant les ossements.

— Ce qu’un médecin doit apprendre en premier lieu, c’est à ne pas s’adresser trop de reproches lorsqu’il perd un patient, fit-elle.

El il se demanda si elle se référait à Kivrin ou à Badri.

— Je vais contraindre Gilchrist à rouvrir le labo, déclara-t-il.

— Je souhaite que vous réussissiez.

La réponse ne figurait pas dans ces tableaux mais dans l’esprit de Badri qui restait — malgré l’interrogatoire des patients et une multitude de pistes — le principal suspect. De quatre à six jours avant le transfert, il avait dû toucher un animal porteur de ce virus.

Il monta le voir. Un infirmier était de faction devant la chambre, un grand jeune homme nerveux qui ne devait pas avoir plus de dix-sept ans.

— Où est… commença Dunworthy avant de prendre conscience qu’il ne connaissait pas le nom de sa collègue blonde.

— Elle a chopé ce virus. Hier. La vingtième victime dans ce service. Ils n’ont plus de remplaçants et réquisitionnent les étudiants en troisième année. Je viens seulement de débuter mes études, mais ils m’ont pris quand même parce que j’ai mon brevet de secouriste.

Hier. Une journée s’était donc écoulée sans que les propos de Badri aient été enregistrés.

— Vous rappelez-vous ce qu’a dit le malade quand vous étiez dans sa chambre ? Des mots ou des phrases que vous avez pu comprendre ?

Mais il n’entretenait aucun espoir.

— Vous êtes monsieur Dunworthy, c’est ça ?

Ils avaient dû être réapprovisionnés en T.P. car il lui en tendit une.

— Eloïse a précisé que vous vouliez savoir tout ce qu’il racontait.

Dunworthy enfila sa tenue : un nouveau modèle, blanc, avec de petites croix noires dans le dos. Il se demanda où ils s’étaient fournis.

— Elle m’a répété je ne sais combien de fois que c’était important.

Il l’accompagna dans la chambre, regarda les moniteurs puis Badri. Dunworthy fut heureux de constater qu’il prêtait attention à son patient.

Ce dernier reposait avec les bras sur le drap, qu’il épluchait avec des doigts aussi décharnés que ceux du chevalier défunt représenté dans le livre offert à Colin. Ses yeux enfoncés étaient ouverts, mais il ne semblait pas les voir, pas plus que la literie qu’il n’arrivait pas à attraper malgré tous ses efforts.

— J’ai lu des trucs là-dessus dans mes bouquins, dit le jeune infirmier. Mais c’est la première fois que j’en suis témoin. C’est un symptôme du stade final dans de nombreuses affections respiratoires.

Il alla saisir quelque chose sur le clavier puis désigna le moniteur.

— J’ai tout entré dans ce fichier.

Tout, même le charabia qu’il avait transcrit phonétiquement avec des points de suspension pour représenter les pauses et des (sic) après les mots au sens douteux. « Moitié », pouvait-on lire, « Scélérat (sic) » et « Pourquoi ne vient-il pas ? »

— Presque tout date d’hier, précisa-t-il.

Il déplaça le curseur dans le tiers inférieur droit de l’écran.

— Il a marmonné quelques mots ce matin. Depuis, il est muet.

Dunworthy s’assit à côté du tech et prit sa main dans la sienne. Elle était glacée et il regarda le moniteur. Badri n’avait plus de fièvre, ni le teint sombre qui l’accompagnait. Privée de couleurs, sa peau évoquait des cendres humides.

— C’est moi, Badri. J’ai des questions à vous poser.

Aucune réaction. Cette main était flasque, alors que l’autre tentait toujours d’éplucher la couverture.

— Le docteur Ahrens pense que vous avez pu être contaminé par un animal, un canard sauvage ou une oie.

L’infirmier les regarda tour à tour. Il semblait espérer assister à un autre phénomène médical qu’il n’avait encore jamais eu l’occasion d’observer.

— Essayez de vous en souvenir. Avez-vous côtoyé des volatiles, une semaine avant le transfert ?

La main qu’il tenait dans la sienne tressauta. Dunworthy l’observa en fronçant les sourcils. Le tech essayait-il de communiquer avec lui ? Il la lâcha, mais les doigts décharnés tentèrent alors d’épiler son poignet.

Il eut honte de tourmenter cet homme avec ses questions, bien qu’il ne parût pas l’entendre, ou seulement percevoir sa présence.

— Reposez-vous, dit-il.

— Inutile de lui parler, déclara l’infirmier. Arrivés à ce stade, ils sont coupés du monde extérieur.

— Je sais.

Mais il resta assis.

Le jeune homme modifia le débit du goutte-à-goutte, recommença. Il regarda son patient et changea le réglage une troisième fois. Finalement, il sortit. Dunworthy s’abandonna à la contemplation des doigts qui tentaient de pincer la literie. Comme pour se raccrocher à quelque chose. Il lui arrivait de murmurer un mot, trop faiblement pour qu’il fût audible. Dunworthy lui massa le bras. L’activité des doigts se ralentit et il se demanda si c’était ou non bon signe.

— Cimetière, chuchota Badri.

— Non, fit Dunworthy. Non.

Il estima que ses massages accroissaient l’agitation du tech et se leva.

— Reposez-vous, lui dit-il.

Il sortit. Assis derrière son bureau, l’infirmier lisait une brochure intitulée Comment s’occuper d’un malade.

— Avertissez-moi, quand…

Dunworthy ne put terminer sa phrase.

— Je n’y manquerai pas, monsieur. Où habitez-vous ?

Il chercha dans sa poche un bout de papier sur lequel il pourrait noter son adresse et trouva sa liste. Il l’avait oubliée.

— À Balliol. Envoyez un messager.

Il retourna au service d’approvisionnement.

— Ce formulaire n’est pas rempli correctement, lança sèchement l’infirmière sortie de la naphtaline.

— Il est signé par le docteur Ahrens. Vous n’aurez qu’à le compléter.

Elle regarda le bout de papier et exprima sa désapprobation par une grimace.

— Nous n’avons plus de masques ni de thermosondes.

Elle alla chercher un petit tube d’aspirine.

— Nous manquons également de synthamycine et d’A.Z.L.

Le tube ne contenait qu’une vingtaine de cachets. Il le glissa dans sa poche et partit pour la pharmacie de High Street. Des manifestants s’étaient réunis sous la pluie avec des pancartes proclamant « NON AUX PROFITEURS ». Il entra. Il n’y avait plus de masques et les prix des thermosondes et de l’aspirine avaient triplé. Il prit malgré tout la totalité du stock.

Il consacra la nuit à le distribuer et à étudier le tableau de Badri, à la recherche de l’origine du virus. Le dix décembre, le tech avait effectué un transfert in situ en Hongrie pour le compte du Dix-Neuvième. Le lieu exact n’était pas précisé et William — qu’il trouva en train de flirter avec les pensionnaires toujours debout — lui déclara qu’il ne détenait pas cette information.

Le lendemain matin, quand Dunworthy téléphona à l’hôpital pour prendre des nouvelles de Badri, il n’obtint même pas la tonalité. Mais la sonnerie retentit dès qu’il raccrocha.

Il reconnut la voix d’Andrews, brouillée par des craquements et des grésillements.

— Désolé d’avoir mis si longtemps…

La suite fut inaudible.

— Je ne vous entends pas, précisa Dunworthy.

— Je disais que j’avais eu des difficultés à vous joindre. Le télé… (d’autres parasites)… terminé le contrôle des paramètres. J’ai utilisé trois coordonnées différentes et par triangulation j’ai…

Le reste fut perdu.

— Quel est le décalage maximal ?

— Six jours. Avec des coord… (parasites). J’ai fait des calculs de probabilités et le maximum, pour n’importe quel point dans un rayon de dix kilomètres, n’excède pas cinq ans.

Les bruits de fond revinrent à l’assaut, puis la ligne fut coupée.

Dunworthy raccrocha. Il aurait dû se sentir rassuré mais ne l’était pas. Gilchrist ne rouvrirait pas le labo le six janvier, que Kivrin fût ou non sur place à attendre. Il tendait la main vers le combiné pour appeler l’Office du Tourisme écossais quand la sonnerie le fit à nouveau sursauter.

— Dunworthy, dit-il.

Il regarda l’écran enneigé.

— Qui ? fit une voix féminine enrouée. Désolée. J’ai dû me tromper de…

Le moniteur s’éteignit. Il attendit, mais ce fut tout. Il retourna à Salvin. La cloche de Magdalen sonnait l’heure et évoquait un glas sous la pluie battante. Mme Piantini avait dû l’entendre, elle aussi, car elle était sortie dans la cour, en chemise de nuit, et elle levait les bras pour exécuter une étrange pantomime.

— Milieu, erreur, et on recommence, marmonna-t-elle lorsqu’il tenta de la reconduire à l’intérieur.

Finch apparut, dans tous ses états.

— Ce sont les cloches, monsieur, dit-il en saisissant l’autre bras de la femme. Elles la bouleversent…

Mme Piantini se libéra de la prise de Dunworthy.

— Un sonneur ne doit sous aucun prétexte lâcher sa corde ! leur rappela-t-elle avec fureur.

— Tout à fait d’accord avec vous, approuva Finch en agrippant le bras toujours captif comme s’il s’agissait de la corde en question.

Il la guida vers son lit de camp.

Colin arriva, naturellement trempé et bleu de froid. Sa veste était ouverte et son cache-nez pendait autour de son cou. Il tendit un message à Dunworthy.

— C’est l’infirmier de Badri qui m’envoie, dit-il.

Il ouvrit un sachet de savonnettes et en glissa une bleu ciel dans sa bouche.

Le bout de papier ruisselait, lui aussi. Il y était écrit : « Badri vous réclame », bien que le nom du tech fût si détrempé qu’il le devina plus qu’il ne le lut.

— A-t-il précisé si son état s’est aggravé ?

— Non, il m’a seulement dit de vous remettre ceci. Et grand-tante Mary a déclaré que la prochaine fois vous auriez droit à un renforcement de votre système immunitaire, que ça vous plaise ou non. Elle ne sait toujours pas quand l’analogique arrivera.

Dunworthy aida Finch à coucher Mme Piantini puis alla à l’hôpital. Une nouvelle infirmière était de faction dans le secteur d’isolement : une femme entre deux âges assise devant le moniteur sur lequel elle faisait reposer ses pieds enflés. Sitôt qu’elle le vit, elle glissa dans sa poche le miniscope qu’elle regardait et se leva d’un bond pour lui barrer le passage.

— Monsieur Dunworthy ? Le docteur Ahrens vous demande de descendre la voir immédiatement.

Elle avait dit cela avec douceur et il pensa : Elle veut me ménager. Elle désire que Mary m’annonce la mauvaise nouvelle avant que je ne le voie.

— Badri est mort, n’est-ce pas ?

Sa surprise parut authentique.

— Oh, non ! Il va bien mieux que ce matin. N’avez-vous pas reçu le message de mon collègue ? Il s’assoit.

— Il s’assoit ?

Il la dévisagea et se demanda si la fièvre ne la faisait pas délirer.

— Il est toujours très faible, bien sûr, mais sa température est tombée et il a repris ses esprits. Le docteur Ahrens vous attend en bas. Elle a dit que c’était urgent.

Il lança un coup d’œil vers la porte de la chambre de Badri.

— Dites-lui que je reviens tout de suite.

Il sortit rapidement et faillit entrer en collision avec Colin.

— Que fais-tu ici ? Un tech a téléphoné ?

— Je suis désormais votre gardien attitré. Grand-tante Mary n’a pas confiance en vous, et je dois veiller à ce que vous receviez ce renforcement des cellules T.

— Impossible. Il y a une urgence aux Urgences. Il s’éloigna dans le corridor. Colin courut pour le rattraper.

— Tout de suite après, alors. Elle m’a chargé de vous empêcher de quitter l’hôpital sans votre piqûre.

Mary les attendait devant l’ascenseur.

— Nous avons un nouveau cas, fit-elle sombrement. Montoya. Ils la ramènent de Witney.

Elle repartit vers les Urgences.

— Montoya ? répéta Dunworthy. C’est impossible. Elle était seule, sur le chantier.

— C’est nécessairement faux, dit-elle en poussant les doubles portes.

— Elle a pourtant… Êtes-vous certaine que c’est le virus ? Elle travaillait sous la pluie. Elle a pu prendre froid.

— Les parameds ont fait un prélim. Tout colle. Elle s’arrêta au bureau des admissions pour demander :

— Sont-ils arrivés ? L’homme secoua la tête.

— Ils viennent seulement de franchir le barrage. Mary alla regarder à l’extérieur, comme si elle refusait de le croire.

— Elle nous a téléphoné ce matin, et ses propos étaient assez embrouillés, dit-elle. J’ai joint mes collègues de l’hôpital de Chipping Norton afin qu’ils envoient une ambulance. Mais ils m’ont répondu que le secteur des fouilles était également en quarantaine et interdit à leurs véhicules. J’ai dû réclamer une autorisation spéciale au ministère. Quand est-elle allée là-bas ?

— Je…

Il essaya de s’en souvenir. Elle avait téléphoné pour lui parler des saumons et des truites le jour de Noël, puis elle avait rappelé dans l’après-midi pour déclarer : « Sans importance », parce qu’elle avait décidé d’imiter la signature de Basingame.

— Le jour de Noël, si le bureau du M.S. était ouvert. Sinon, le vingt-six. Non, c’était également un jour férié. Le vingt-sept. Et elle n’a vu personne depuis.

— Comment pouvez-vous le savoir ?

— Quand je lui ai parlé, elle se plaignait de devoir endiguer l’inondation à elle seule.

— Il y a combien de temps ?

— Deux… non, trois jours.

Il se renfrogna. Les journées finissaient par se fondre, sans périodes de sommeil pour les séparer.

— Elle a pu trouver de l’aide à la ferme.

— En hiver, il n’y a pas un chat dans le secteur.

— Pour autant que je le sache, elle n’hésite pas à recruter quiconque passe à sa portée. Elle a pu enrôler un promeneur.

— Quel promeneur ? Le chantier est coupé de tout.

— Elle a pourtant dû côtoyer quelqu’un. Elle est là-bas depuis une semaine et la période d’incubation ne varie que de douze à vingt-huit heures.

— L’ambulance arrive, annonça Colin.

Mary sortit, avec son petit-neveu et Dunworthy sur les talons. Deux parameds masqués soulevèrent une civière et la posèrent sur un chariot. Dunworthy reconnut l’homme qui avait participé au transport de Badri.

Colin se penchait vers Montoya, pour la dévisager. Elle gardait les yeux clos. On avait redressé sa tête avec des oreillers et elle avait un teint aussi rubicond que la défunte Mme Breen. Colin se baissa plus encore et elle lui toussa au visage.

Dunworthy le saisit par le col de sa veste et le tira en arrière.

— Ne t’approche pas ! Tu veux attraper ce virus ? Pourquoi n’as-tu pas de masque ?

— Il n’en reste plus.

— Tu ne devrais pas être ici. Retourne à Balliol et…

— Impossible. Je dois m’assurer que vous ferez renforcer votre système immunitaire.

— Alors, va t’asseoir là-bas et tiens-toi loin des malades, ordonna Dunworthy.

Il l’emmena dans une salle d’attente.

— N’essayez pas de m’échapper, l’avertit Colin. Il obtempéra malgré tout et sortit de sa poche un bonbon qu’il essuya sur sa manche. Dunworthy retourna vers la civière.

— Lupe, disait Mary, nous avons quelques questions à vous poser. Quand avez-vous ressenti les premiers symptômes ?

— Ce matin, répondit Montoya d’une voix rauque. Et Dunworthy comprit que c’était elle qui avait tenté de le joindre.

— La nuit dernière, j’ai eu d’épouvantables migraines… mais j’ai pensé à une simple fatigue oculaire.

— Qui était avec vous, dans le chantier ?

— Personne, affirma Montoya, surprise.

— On ne vous a rien livré ? Ni provisions ni matériel ?

Elle alla pour secouer la tête mais se ravisa. Sans doute était-ce douloureux.

— Non. J’avais tout emporté avec moi.

— Et vous n’avez pas trouvé de l’aide pour protéger l’excavation ?

— Non. J’ai demandé à M. Dunworthy de s’en charger mais il n’a pas levé le petit doigt.

Les deux femmes le regardèrent.

— Va-t-on envoyer des gens là-bas ? s’enquit Montoya. On ne le découvrira jamais, si on attend.

— Découvrir quoi ? voulut-il savoir.

Mais il était conscient que la réponse serait peut-être due aux délires de la fièvre.

— Le chantier est déjà à moitié submergé.

— Découvrir quoi ?

— L’enregistreur de Kivrin.

Il la revit à côté du tombeau, occupée à trier des osselets. Des os du poignet, dont elle étudiait les arêtes irrégulières, en quête d’un kyste osseux qui dissimulait un appareil électronique.

— Je n’ai pas encore déterré tous les cadavres et il pleut toujours. Il faut envoyer immédiatement une équipe.

— Les cadavres ? répéta Mary en regardant Dunworthy. Mais de quoi parle-t-elle donc ?

— Elle doit chercher le corps de Kivrin dans son cimetière médiéval. Elle compte l’identifier grâce à l’enregistreur que vous avez implanté dans son poignet.

Mary ne l’écoutait plus.

— Il me faut les tableaux de contacts, dit-elle au responsable du bureau des entrées.

Elle se tourna vers Dunworthy.

— Badri est également allé là-bas, je crois ?

— C’est exact.

— Quand ?

— Le dix-huit et le dix-neuf.

— Dans le même cimetière ?

— Oui. Il l’a aidée à ouvrir la tombe d’un chevalier.

— Une tombe, répéta Mary comme si c’était la clé de l’énigme. De quand date-t-elle ?

Elle venait de s’adresser à Montoya.

— 1318.

— Avez-vous travaillé sur cette sépulture, au cours de la semaine qui vient de s’écouler ?

Montoya voulut hocher la tête mais s’en abstint.

— J’ai des étourdissements dès que je la bouge, fit-elle sur un ton d’excuse. Je devais déplacer le squelette. L’eau emplissait le tombeau.

— Quand ?

— Je ne sais plus. La veille du jour où les cloches ont sonné, je crois.

— Le trente et un, intervint Dunworthy. Et depuis ?

— J’ai les fichiers que vous désirez consulter, annonça le responsable des admissions.

Mary se dirigea vers son bureau et prit le clavier qu’il lui tendait. Elle enfonça des touches, regarda le moniteur, recommença.

— Que se passe-t-il ? demanda Dunworthy.

— Quelles sont les conditions météo, là-bas ? voulut savoir Mary.

— Dans le cimetière ? Il y a de la boue partout. Il a été inondé, malgré les bâches tendues par Montoya.

— La température ?

— Je l’ai entendue parler d’un système de chauffage. Tempérée, sans doute. Pourquoi ?

Elle fit descendre son index vers le bas de l’écran.

— Les virus sont des organismes très résistants. Ils peuvent rester en léthargie pendant des siècles puis revenir à la vie. On en a trouvé qui étaient toujours vivants sur des momies égyptiennes.

Son doigt s’immobilisa sur une date.

— C’est bien ce que je pensais. Badri est allé là-bas quatre jours avant l’apparition des premiers symptômes.

Elle se tourna vers l’autre homme.

— Envoyez immédiatement une équipe au chantier archéologique. Demandez une autorisation au ministère. Précisez que nous avons peut-être trouvé l’origine de l’épidémie.

Elle fit afficher un nouveau tableau, le suivit du doigt, saisit une instruction et recula pour regarder l’écran.

— Sur les quatre primaires qui n’ont eu aucun contact avec Badri, trois ont travaillé pour Montoya quelques jours avant de tomber malades.

— Le virus serait tapi dans ces excavations ?

— Je crains que Gilchrist n’ait eu raison de dire qu’il vient du passé. Il est sorti du tombeau de ce chevalier.

— Kivrin est allée là-bas, elle aussi.

— Quand ? fit Mary en ouvrant de grands yeux.

— L’après-midi du dimanche. Le dix-neuf.

— En êtes-vous certain ?

— Elle me l’a précisé peu avant son départ. Elle voulait donner à ses mains un cachet d’authenticité.

— Ô mon Dieu ! Son système immunitaire n’avait pas encore été renforcé. Le virus a pu se multiplier dans son organisme.

Dunworthy lui saisit le bras.

— C’est impossible ! La porte temporelle ne se serait pas ouverte, si elle risquait de contaminer des contemporains.

— Ils ne couraient aucun danger. Ce chevalier est mort en 1318 et les gens de l’époque avaient déjà été confrontés à cette maladie. Ils étaient immunisés.

Elle alla vers Montoya pour lui demander :

— Kivrin a-t-elle travaillé sur ce tombeau ?

— Je ne sais pas. Je n’étais pas présente. J’avais un rendez-vous avec Gilchrist.

— Qui pourrait nous renseigner ? Qui y avait-il sur le chantier, ce jour-là ?

— Personne. Tous étaient rentrés chez eux pour les fêtes.

— Comment a-t-elle su ce qu’elle devait faire ?

— Les volontaires laissent des instructions écrites à l’intention des gens qui les remplaceront.

— Qui était là-bas, dans la matinée ?

— Badri, intervint Dunworthy.

Il repartit vers le secteur d’isolement.

Il avait déjà ouvert la porte de la chambre du tech lorsque l’infirmière retira ses pieds du moniteur et lui cria :

— Éh ! Vous ne pouvez pas entrer sans T.P.

Adossé à un oreiller, Badri était très pâle. La maladie avait emporté ses couleurs et ses forces, mais il leva les yeux vers Dunworthy quand ce dernier lui demanda :

— Kivrin a-t-elle participé au dégagement de la tombe du chevalier ?

— Kivrin ?

L’infirmière fit claquer le battant derrière elle.

— Monsieur Dunworthy, vous ne devez pas rester ici…

— Avant de partir, le dimanche, vous lui avez laissé des instructions. Lesquelles ?

— Vous risquez de…

Mary entra, en enfilant des gants de chirurgien.

— Il ne faut pas venir ici sans T.P., James, lui reprocha-t-elle.

— C’est ce que je ne cesse de lui répéter, docteur Ahrens, fit l’infirmière. Mais il…

— Lui avez-vous demandé de travailler sur la tombe du chevalier ?

Badri hocha la tête, un mouvement imperceptible.

— Alors, elle a été exposée au virus, conclut Dunworthy. Le dimanche, quatre jours avant son départ.

— Oh, non ! murmura Mary.

— Qu’y a-t-il ? Que s’est-il passé ? voulut savoir le tech en essayant de se lever. Où est Kivrin ?

Il les regarda tour à tour.

— Vous l’avez ramenée, n’est-ce pas ? Dès que vous avez su ce qui venait de se produire, j’espère ?

— Ce qui venait de se produire ? répéta Mary.

— Vous ne l’avez pas laissée là-bas, au moins ? Elle n’est pas en 1320 mais en 1348.

25

— C’est impossible, murmura Dunworthy.

— 1348 ? répéta Mary, incrédule. Mais… c’est l’année de la peste noire !

Non, elle ne peut pas être en 1348, pensa-t-il. Selon Andrews, le décalage maximum est de cinq ans et Badri a déclaré que les calculs de Puhalski étaient exacts.

— 1348, fit encore Mary.

Il la vit lorgner les moniteurs, peut-être dans l’espoir d’y trouver la confirmation que Badri avait sombré dans la folie.

— En êtes-vous certain ?

Il hocha la tête.

— J’ai su que quelque chose clochait dès que j’ai constaté le décalage…

— Il n’a pas pu être important à ce point, intervint Dunworthy. Andrews a contrôlé les paramètres et affirmé qu’il ne pouvait dépasser cinq ans.

— Il était au contraire insignifiant. Seulement quatre heures, alors que le minimum est de deux jours lorsqu’on remonte aussi loin dans le passé.

Dunworthy n’avait pas songé à interroger l’autre tech à ce sujet.

— J’ignore ce qui s’est produit, ajoutait Badri. J’avais d’épouvantables migraines, pendant que je réglais le transmetteur.

— Le virus, commenta Mary. Avec la désorientation, ce sont les premiers symptômes.

Elle s’affala sur la chaise et répéta :

— 1348.

Il ne pouvait le croire. Il avait envisagé les pires possibilités, mais pas que Kivrin fût en 1348. L’année où la peste avait décimé Oxford. Pour Noël.

— C’est le peu d’importance du décalage qui m’a mis la puce à l’oreille. J’ai demandé les coordonnées…

— Vous m’avez dit que vous aviez vérifié les calculs de Puhalski, l’accusa Dunworthy.

— Parce que cet homme n’avait encore procédé à aucun transfert et que Gilchrist est une nullité. Elle n’était plus au point de rendez-vous ? Pourquoi ne l’avez-vous pas ramenée ?

— Parce que nous ignorions ce qui s’était passé, dit Mary. Vous ne nous avez fourni aucune explication. Vous déliriez.

— La peste a tué cinquante millions de gens, fit Dunworthy. La moitié des Européens.

— James ! gronda Mary.

— J’ai essayé de vous en informer, affirma Badri. Je suis allé vous retrouver pour vous dire de la récupérer avant qu’elle ne s’éloigne.

Il s’était précipité vers le pub sans seulement s’accorder le temps de prendre sa veste, malgré une pluie diluvienne. Il s’était frayé un chemin au sein de la foule des gens sortis acheter des cadeaux, bousculant sacs et parapluies, comme s’ils n’existaient pas. À son arrivée, trempé et transi, il grelottait de fièvre. Ce n’est pas normal.

J’ai essayé de vous en informer. C’était exact. « Elle a tué la moitié des Européens », avait-il dit. « C’est les rats », et « Quelle est l’année ? » Oui, il avait tenté de le leur dire.

— Alors, il y a nécessairement eu une erreur de coordonnées, dit Dunworthy en se penchant vers le malade.

Badri se tassa contre son oreiller, tel un animal aux abois.

— Or, vous avez dit qu’elles étaient correctes.

— James ! le mit en garde Mary.

— Tout problème d’une autre nature aurait automatiquement entraîné l’annulation du transfert. N’avez-vous pas refait les calculs sans trouver la moindre erreur ?

— Si, mais j’étais malgré tout inquiet. Je craignais qu’un détail m’ait échappé. C’est pourquoi j’ai saisi à nouveau toutes les données le matin du transfert.

Le matin du transfert. Alors qu’il souffrait d’épouvantables migraines, qu’il était fiévreux et désorienté. Dunworthy le revit entrer des instructions sur la console, regarder les moniteurs en fronçant les sourcils. Je l’ai vu, pensa-t-il. Je l’ai vu envoyer Kivrin affronter la peste noire.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé. J’ai dû…

— L’épidémie a exterminé des villages entiers, rappela Dunworthy. Les morts étaient si nombreux qu’il ne restait personne pour les enterrer.

— Fichez-lui la paix, intervint Mary. Ce n’est pas sa faute. Il était malade.

— Kivrin a été exposée à ce virus, elle aussi. Et elle se retrouve en 1348.

— James !

Mais il ne l’entendit pas. Il avait ouvert la porte et était déjà sorti dans le couloir.

Colin se balançait sur une chaise, qu’il essayait de faire tenir en équilibre sur ses deux pieds postérieurs.

— Vous voilà, dit-il.

Dunworthy passa devant lui, sans ralentir le pas.

— Où allez-vous ? Grand-tante Mary m’a dit de ne pas vous lâcher tant que vous n’auriez pas reçu votre renforcement de cellules T. Et pourquoi n’avez-vous pas de T.P. ?

Il alla pour se lever et la chaise bascula. Pendant qu’elle tombait avec fracas, il plongea latéralement, amortit la chute avec ses paumes et se redressa d’un bond.

Dunworthy poussait déjà les portes du service.

Colin les franchit en dérapant.

— Elle m’a interdit de vous laisser partir.

— Je n’ai pas le temps. Elle est en 1348.

— Grand-tante Mary ?

Dunworthy repartit.

— Kivrin ? comprit Colin en piquant un sprint pour le rattraper. C’est impossible. C’est bien l’année de la peste noire, non ?

Dunworthy s’engouffra dans l’escalier et dévala les marches.

— Quelque chose m’échappe. Comment peut-elle se retrouver en 1348 ?

Dunworthy poussa les portes du rez-de-chaussée et se dirigea vers la cabine téléphonique du couloir. Il fouillait ses poches, pour trouver l’agenda que Colin lui avait offert.

— De quelle manière allez-vous la tirer de là ? demandait ce dernier. Le laboratoire est fermé.

Dunworthy sortit le calepin et le feuilleta.

— M. Gilchrist ne vous laissera pas entrer. Comment comptez-vous accéder au transmetteur ?

Le numéro d’Andrews était inscrit à la dernière page. Il décrocha le combiné.

— Et qui va utiliser cet appareil ? M. Chaudhuri ?

— Andrews.

— Je croyais qu’il avait les foies ?

— Je ne vais pas abandonner Kivrin, grommela Dunworthy qui avait terminé de composer l’indicatif.

Une femme répondit :

— 24837, j’écoute. H.F. Shepherds’ S.A.

Il baissa les yeux sur son calepin.

— J’essaie de joindre Ronald Andrews. Quel est votre numéro ?

— Le 24837, répéta-t-elle avec irritation. Il n’y a aucun Andrews, ici.

Il raccrocha.

— Saloperie de téléphone, grommela-t-il.

Il recommença.

— En admettant qu’il accepte de venir, comment la retrouverez-vous ? demanda Colin en se haussant sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus son épaule. Elle ne sera pas là. Le rendez-vous est prévu dans trois jours.

Dunworthy écoutait les sonneries. Comment avait dû réagir Kivrin, lorsqu’elle avait découvert en quelle année ils l’avaient envoyée ? Elle était certainement revenue au point de transfert, pour attendre qu’ils la récupèrent. Si elle en avait eu la possibilité. Si elle n’était pas malade. Si on ne l’avait pas accusée d’avoir apporté la peste à Skendgate.

— 24837, j’écoute. H.F. Shepherds’ S.A., fil la même voix féminine.

— Quel est votre numéro ?

— Le 24837, gronda-t-elle, exaspérée.

— 24837, c’est pourtant bien ça.

— Non, intervint Colin qui se penchait pour désigner la page. Vous intervertissez deux chiffres.

Il lui prit le combiné des mains.

— Laissez-moi essayer.

Il composa l’indicatif puis rendit l’appareil.

La sonnerie était différente, plus lointaine. Dunworthy pensait à Kivrin. La peste n’avait pas décimé simultanément tout le pays. Elle avait ravagé Oxford pour Noël, mais nul n’aurait pu dire quand elle était arrivée à Skendgate.

Il attendit dix sonneries, onze. Il ne se rappelait plus quel chemin avait suivi l’épidémie. Elle venait de France, donc de l’est. Comme Skendgate se situait à l’ouest d’Oxford, ce village n’avait pu être touché avant Noël.

— Où est le livre ? demanda-t-il à Colin.

— Quel livre ? Si vous voulez un annuaire…

— Le livre que je t’ai donné. Pourquoi ne l’as-tu pas ?

— Sur moi ? Il doit peser dans les quinze kilos.

Toujours rien. Il raccrocha, récupéra le calepin et alla vers la porte.

— Tu dois le garder sur toi en permanence. Ne sais-tu pas qu’il y a une épidémie ?

— Est-ce que ça va, monsieur Dunworthy ?

— File le chercher.

— Quoi ? Tout de suite ?

— Je veux savoir quand la peste a atteint cette région. Pas Oxford. Les villages. Et de quelle direction elle venait.

— Où allez-vous ? demanda Colin en courant à son côté.

— Contraindre Gilchrist à rouvrir le labo.

— S’il a refusé à cause d’une grippe, ce n’est pas la peste qui le fera changer d’avis.

Dunworthy ouvrit la porte et sortit. Il pleuvait à seaux et les Eurosceptiques étaient regroupés sous l’avant-toit de l’hôpital. L’un d’eux vint leur remettre un tract. Colin avait raison. Gilchrist resterait inflexible. Persuadé que le virus était arrivé par le transmetteur, il aurait bien trop peur que le bacille de la peste en fasse autant.

— Donne-moi un bout de papier, dit-il en cherchant son stylo.

— Un bout de papier ? Pour quoi faire ?

Dunworthy prit le tract du manifestant et gribouilla quelque chose au verso.

— M. Basingame m’autorise à utiliser le transmetteur, expliqua-t-il.

— Au dos d’un prospectus ? Ce Gilchrist ne gobera jamais un truc pareil.

— Alors, trouve-moi un bout de papier plus présentable, s’emporta Dunworthy.

Colin le dévisagea, sidéré.

— Entendu. Attendez-moi là, d’accord ? Ne partez pas.

Il retourna à l’intérieur puis revint avec plusieurs feuilles vierges. Dunworthy s’en saisit et écrivit quelques lignes qu’il fit suivre d’une signature.

— Va chercher ce livre et rejoins-moi à Brasenose.

— Et votre manteau ?

— Pas le temps.

Il plia le papier en quatre et le fourra dans sa veste.

— Il pleut. Vous devriez prendre un taxi ! lui cria Colin.

— Il n’y en a plus.

— Grand-tante Mary me fera la peau. Je suis responsable de votre santé !

Il regretta rapidement l’absence de taxis. Ce fut sous un véritable déluge qu’il arriva à Brasenose, une forte pluie oblique qui se changerait en neige fondue dans moins d’une heure. Il était glacé jusqu’aux os.

Au moins le mauvais temps avait-il chassé les manifestants. Il ne restait que quelques tracts devant les grilles de la faculté. Le concierge avait dû se réfugier dans sa loge, dont tous les stores étaient baissés.

Dunworthy en martela un avec ses poings.

— Ouvrez ! Ouvrez immédiatement !

L’homme remonta la protection métallique et regarda au-dehors. Sitôt qu’il le vit, son expression se fit inquiète puis agressive.

— Brasenose est en quarantaine. Son entrée est interdite.

— Ouvrez le portail, lui intima Dunworthy.

— Je ne peux pas, monsieur. M. Gilchrist a donné l’ordre de ne laisser pénétrer personne tant que l’origine de l’épidémie n’aura pas été découverte.

— C’est chose faite. Ouvrez !

Le concierge laissa redescendre le volet. Une minute plus tard il sortait de sa loge.

— Les boules de Noël, pas vrai ? On a dit qu’elles grouillaient de virus.

— Non. Déverrouillez cette grille.

— Je ne sais si je dois. M. Gilchrist…

— Celle affaire ne le concerne plus.

Il sortit le bout de papier de sa poche et le fit glisser entre deux barreaux.

Son interlocuteur le déplia et le lut.

— M. Gilchrist a été démis de ses fonctions, surenchérit Dunworthy. M. Basingame m’autorise à prendre en charge le transfert. Faites-moi entrer.

— M. Basingame ? répéta le concierge.

Il examina la signature que la pluie transformait en tache illisible.

— Je vais chercher les clés.

Il rentra dans sa loge, avec le document. Dunworthy se colla au portail pour s’abriter sous la voûte. Il frissonnait.

Il avait craint que Kivrin n’eût à dormir à même le sol, mais elle était en plein holocauste, au milieu de gens qui mouraient de froid parce qu’il ne restait personne pour aller fendre du bois. Quatre-vingt mille morts à Sienne, trois cent mille à Rome, plus de cent mille à Florence. La moitié des Européens.

Le concierge revint enfin, avec un gros trousseau.

— J’en aurai pour un instant, dit-il en triant les clés.

Kivrin avait dû regagner le point de transfert sitôt après avoir appris en quelle année ils l’avaient envoyée. Elle attendait depuis la réouverture de la porte temporelle, rongée par l’impatience.

Si elle avait découvert l’horrible vérité. Comment aurait-elle pu apprendre qu’elle était en 1348 ? Elle avait dû se renseigner sur la date, mais pas sur l’année. Elle devait se croire en 1320, alors que la peste se propageait autour d’elle.

Le verrou cliqueta et il poussa la grille.

— Gardez vos clés, nous en aurons besoin pour ouvrir le labo.

— Je ne peux pas y accéder avec ce trousseau, déclara le concierge.

Il disparut dans la loge. Dunworthy attendit à côté de la porte pour bénéficier du peu de chaleur qui en sortait. Il fourra ses poings dans ses poches.

Il avait craint que Kivrin n’eût à affronter des brigands, alors qu’on entassait les cadavres dans les rues et que la panique incitait la population à immoler par le feu les Juifs et les étrangers.

Il s’était inquiété parce que Gilchrist n’avait pas fait contrôler les paramètres. Ses peurs avaient contaminé le tech qui avait décidé de tout reprendre à zéro, alors qu’il était en proie à une forte fièvre.

Il prit conscience que le concierge tardait trop. Il devait avertir Gilchrist.

Il s’avança, à l’instant où l’homme ressortait avec un parapluie qu’il lui offrit de partager.

— Inutile, je suis déjà trempé.

Il le précéda dans la cour.

On avait tendu un ruban de plastique jaune sur la porte du laboratoire. Il l’arracha pendant que l’homme fouillait dans ses poches.

Dunworthy lança subrepticement un coup d’œil à l’appartement de Gilchrist dont les fenêtres surplombaient ce local. Il vit de la lumière dans le salon mais aucun mouvement.

Le concierge trouva la carte magnétique du système d’alarme. Il l’utilisa tout en continuant de chercher la clé du verrou.

— Je devrais informer M. Gilchrist de ce qui se passe, fit-il.

— Monsieur Dunworthy !

Ils levèrent les yeux. Colin approchait, trempé jusqu’aux os, avec sous un bras le livre enveloppé dans son cache-nez.

— Elle… elle n’a… atteint… certaines parties de l’Ox… fordshire… qu’en… mars, dit-il, à bout de souffle. Désolé, mais j’ai… couru… sur tout le trajet.

— Quelles parties ?

Colin lui lendit Le Temps des Chevaliers puis se plia en deux, les mains sur les genoux, pour inspirer à fond.

— Ce… n’est pas… précisé.

Dunworthy sortit le livre de l’écharpe de laine grise et l’ouvrit à la page que Colin avait marquée d’une pliure. Trop de gouttes pointillaient ses lunettes pour qu’il pût lire un seul mot et la pluie détrempait le papier.

— Il est précisé qu’elle a débuté par Melcombe et s’est répandue vers le nord-est et Bath, expliqua Colin. Elle a atteint Oxford à Noël et Londres en octobre de l’année suivante, mais des secteurs de l’Oxfordshire ont été épargnés jusqu’à la fin du printemps.

Dunworthy lorgnait le texte illisible.

— Ce qui ne nous est d’aucune utilité, fit-il.

— Je sais. Mais au moins pouvons-nous espérer que Kivrin est dans un des hameaux qui ont bénéficié d’un sursis.

Dunworthy essuya les pages avec le cache-nez et referma le livre.

— La peste a dû poursuivre sa progression vers l’est, or Skendgate est au sud de la route Oxford-Bath.

Le concierge opta enfin pour une clé. Il l’inséra dans la serrure.

— J’ai rappelé Andrews, mais il ne répond pas.

— Comment allez-vous utiliser le transmetteur, sans tech ? demanda Colin.

— Utiliser le transmetteur ? s’exclama le concierge qui venait finalement d’ouvrir la porte. Je croyais que vous vouliez simplement consulter des fichiers. M. Gilchrist s’opposera à ce que vous vous serviez de cet appareil.

Il sortit le bout de papier de sa poche et regarda la signature.

— Je m’en donne l’autorisation, rétorqua Dunworthy.

Il entra. L’homme voulut le suivre. Une baleine de son parapluie toujours ouvert s’accrocha au chambranle et Colin plongea sous le dôme de toile.

Gilchrist avait dû couper le chauffage. La température était aussi fraîche qu’à l’extérieur, même si de la buée recouvrit instantanément les lunettes de Dunworthy. Il les retira pour les essuyer sur sa veste trempée.

— Tenez, dit Colin en lui tendant un bout de papier hygiénique roulé en boule. Je récupère tout ce que je trouve pour M. Finch. Il ne sera pas facile de mettre la main sur elle, même si nous arrivons au bon endroit, et vous avez dit qu’il est impossible de savoir à l’avance où et quand la machine nous enverra.

— Nous disposons de ces informations, répondit Dunworthy en essuyant ses lunettes.

Il les remit. L’image était toujours aussi floue.

— Je dois vous demander de sortir, déclara le concierge. Je ne peux vous autoriser à rester ici sans…

Il s’interrompit.

— Oh, merde ! marmonna Colin. Voilà Gilchrist.

— À quoi rime tout ceci ? Qu’êtes-vous venu faire dans ce labo ?

— Récupérer Kivrin, lui lança Dunworthy.

— De quel droit ? Ce transmetteur appartient à Brasenose et vous transgressez mes instructions !

Il se tourna vers le concierge.

— Je vous avais ordonné de ne pas laisser entrer cet individu.

— Il a une autorisation de M. Basingame, balbutia l’homme.

Il présenta le bout de papier détrempé, que Gilchrist lui arracha des mains.

— Basingame ? Ce n’est pas sa signature ! Violation de propriété et faux en écritures ! Vous aurez des ennuis, monsieur Dunworthy. J’ai l’intention d’en informer le recteur dès son…

Dunworthy s’avança vers lui.

— Et moi, j’ai l’intention de l’informer que vous avez refusé d’interrompre un transfert, mis délibérément en danger la vie d’une historienne et interdit l’accès du laboratoire, nous privant ainsi d’informations telles que ses coordonnées temporelles.

Il désigna la console.

— Savez-vous seulement ce que nous auraient appris ces données que vous n’avez pas permis à mon tech d’interpréter à cause d’un groupe d’imbéciles qui ne comprennent rien aux voyages temporels, vous inclus ? Elles indiquent que Kivrin n’est pas en 1320 mais en 1348, cernée par la peste noire.

Il se tourna et tendit la main vers les moniteurs.

— Et elle est dans cet enfer depuis deux semaines. En raison de votre stupidité, de…

— Vous n’avez aucun droit de me parler sur ce ton ! Et aucun droit d’entrer dans ce laboratoire. Je vous ordonne de sortir immédiatement !

Sans juger utile de répondre, Dunworthy se dirigea vers la console.

Gilchrist s’adressa au concierge.

— Appelez les appariteurs.

L’écran était éteint, de même que les voyants de la console.

— Vous l’avez débranché, murmura Dunworthy, atterré. Vous avez débranché le transmetteur.

— Oui, et je m’en félicite. Étant donné que vous vous êtes permis d’entrer sans mon autorisation.

— Vous avez coupé l’alimentation…

— Est-ce que ça va ? demanda Colin en avançant d’un pas.

— Je me doutais que vous enfreindriez mes ordres, poursuivait Gilchrist. Votre mépris du Médiéval est évident. Tout démontre que j’ai eu raison d’agir ainsi.

Dunworthy avait entendu dire qu’on pouvait être terrassé par une mauvaise nouvelle. Lorsque Badri lui avait dit que Kivrin était en 1348, il n’avait pas assimilé tout ce qui en découlait. Mais ce qu’il venait d’apprendre avait eu sur lui un effet physique. Il suffoquait.

— En coupant l’interrupteur principal, vous avez effacé le relèvement.

— Effacé le relèvement ? C’est ridicule ! Il doit exister des sauvegardes. Quand nous le rebrancherons…

— Ça veut dire que nous ne savons pas où est Kivrin ? demanda Colin.

— Oui, confirma Dunworthy.

Je vais m’effondrer sur la console comme l’a fait Badri, pensa-t-il en tombant. Mais ce fut avec douceur qu’il chut dans les bras de Gilchrist.

— Je le savais ! entendit-il Colin déclarer. Vous n’avez pas reçu votre injection. Grand-tante Mary va me faire la peau.

26

— C’est impossible, murmura Kivrin. Je ne peux pas être en 1348.

Mais tout devenait logique. La mort de l’aumônier d’Imeyne, l’absence de serviteurs, le refus d’Eliwys d’envoyer Gawyn à Oxford pour se renseigner sur son identité. « Les malades y sont nombreux », avait déclaré Dame Yvolde. Et la peste noire s’était abattue sur Oxford le jour de Noël 1348.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle d’une voix suraiguë. Je devais aller en 1320, en 1320 ! M. Dunworthy m’avait dit de ne pas partir parce que les responsables du Médiéval étaient des incapables, mais ils n’ont tout de même pas pu se tromper de près de trente ans !

Elle s’interrompit.

— Ne restez pas ici ! C’est la peste noire !

Tous la fixaient, sans comprendre, et elle crut que l’interprète avait de nouveaux ratés.

— C’est la peste noire ! La maladie bleue !

— Non, dit posément Eliwys.

— Descendez dans la grande salle, avec Dame Imeyne et le père Roche.

— C’est impossible, ajouta Eliwys.

Mais elle prit le bras de sa belle-mère qui tenait son cataplasme comme s’il s’agissait du reliquaire. Maisry ne se fit pas prier pour les suivre, les mains collées à ses oreilles.

— Partez, vous aussi, dit-elle au prêtre. Je resterai avec le clerc.

— Paaaa… gémit ce dernier.

Il voulait se lever et Roche alla vers lui. Kivrin le retint par la manche et cria :

— Non ! Vous ne devez pas approcher ! Sa maladie est contagieuse. Elle est propagée par les puces et…

Elle hésita. Comment pourrait-elle lui décrire le phénomène de diffusion par les postillons ?

— Les humeurs et les exhalaisons. Nous sommes confrontés à une épidémie qui fait d’innombrables victimes.

Elle l’observa, inquiète. Avait-il compris le sens de ses propos, pouvait-il les comprendre ? Au XIVe siècle, nul n’avait entendu parler des microbes. Les gens ignoraient le mode de propagation des maladies et pensaient que la peste noire était une punition divine, répandue par des brumes empoisonnées qui flottaient sur la campagne, par le regard d’un mort, par magie.

— Mon père, murmura le clerc.

Roche tenta de la contourner. Elle lui barra le passage.

— Nous ne pouvons le laisser mourir, protesta-t-il.

C’est pourtant ce que tous ont fait, pensa-t-elle. Les parents abandonnaient leurs enfants, les médecins refusaient de sortir de chez eux et les prêtres n’allaient plus donner les derniers sacrements aux agonisants.

Elle se pencha et ramassa une des bandes d’étoffe préparées par Imeyne.

— Couvrez-vous le nez et la bouche avec ceci, dit-elle.

Il regarda le linge et fronça les sourcils. Elle le plia et le présenta devant son visage.

— Attachez-le.

Elle prit un autre bout de tissu qu’elle rabattit en diagonale et noua sur sa nuque, tel un bandit masqué.

Roche en fit autant. Dès qu’elle s’écarta, il se pencha pour poser la main sur la poitrine du clerc.

— Non ! s’exclama-t-elle. Limitez les contacts !

Elle retint son souffle. Elle craignait que le malade n’eût un nouvel accès de folie et se redressât pour agripper le prêtre. Ses inquiétudes étaient vaines, du sang et du pus verdâtre suintaient du bubon.

Kivrin repoussa le bras de Roche.

— Ne le touchez pas ! fit-elle. Il a dû éclater pendant qu’il se débattait.

Elle essuya les humeurs avec une étoffe puis prit une autre bande et couvrit la plaie. Le clerc ne cilla pas. Il gardait les yeux rivés sur un point situé droit devant lui, sans bouger.

— Est-il mort ? demanda-t-elle.

Roche appliqua sa paume à l’emplacement du cœur du pestiféré.

— Non, répondit-il d’une voix étouffée par le masque. Je dois aller chercher les derniers sacrements.

Ne me laissez pas seule avec lui, pensa Kivrin, prise de panique. Il risque de rendre l’âme, ou de se relever.

— N’ayez crainte, je reviens tout de suite, déclara Roche.

Il se redressa et sortit rapidement, sans refermer la porte. Kivrin alla la clore et entendit des voix… le prêtre parlait à Eliwys. Elle aurait dû lui dire de se tenir à l’écart de tous leurs semblables.

— Je veux rester avec Kivrin, geignit Agnès.

Elle se mit à pleurer. Sa sœur aînée lui dit quelque chose et elle rétorqua avec colère :

— Je le lui répéterai !

Kivrin referma la porte et mit la barre en place. La fillette ne devait pas entrer, pas plus que les autres. Il ne fallait pas les exposer à cette maladie contre laquelle n’existait aucun remède. Elle chercha frénétiquement à se rappeler ce qu’elle avait appris sur la peste. Le docteur Ahrens lui en avait touché deux mots lorsqu’elle était allée se faire vacciner.

Il existait deux formes distinctes… Non, trois : la septicémique se diffusait directement dans le système sanguin et le décès survenait après quelques heures. La bubonique, propagée par les puces des rats, se caractérisait par l’apparition de bubons. La pulmonaire s’accompagnait de quintes de toux et d’expectorations sanguinolentes. La dernière variété était la plus contagieuse, car transmise par les postillons, mais le clerc avait la peste bubonique et sa maladie ne pouvait se propager que si ses puces sautaient sur un autre individu.

Il avait entraîné Rosemonde dans sa chute. Des parasites en avaient-ils profité pour changer d’hôte ? Non, pensa-t-elle. Nous ne disposons d’aucun remède.

Elle l’entendit bouger et alla vers lui.

— Soif, murmura-t-il.

Il humectait ses lèvres avec sa langue enflée.

Elle lui apporta une tasse d’eau. Il but quelques gorgées, s’étrangla, recracha le liquide.

Elle recula et arracha son masque mouillé. C’est la forme bubonique, se répéta-t-elle en essuyant rapidement sa poitrine. Elle n’est pas propagée par la salive. Et j’ai été vaccinée. Mais elle avait également reçu des antiviraux et bénéficié d’un renforcement de son système immunitaire, ce qui aurait dû la protéger contre tout virus. En outre, nul n’avait eu l’intention de l’envoyer en 1348.

— Que s’est-il passé ? murmura-t-elle.

Il ne pouvait s’agir d’un simple décalage. L’absence de tout test préalable avait inquiété M. Dunworthy, mais dans le pire des cas l’écart aurait été de quelques années, pas de vingt-huit ! Le transmetteur n’avait pas fonctionné correctement.

Gilchrist était peut-être un incapable, mais pourquoi Badri n’avait-il pas interrompu le transfert sitôt après avoir découvert l’anomalie ? Si le responsable du Médiéval manquait de bon sens, M. Dunworthy en avait à revendre. Pourquoi n’avait-il pas dit au tech de rouvrir le passage ?

Il l’a fait, comprit-elle. Et je n’étais plus là. Obtenir un relèvement prenait environ deux heures. Elle s’était entre-temps éloignée dans les bois. Mais il avait dû laisser la porte ouverte. Il n’avait pu la refermer et attendre le jour du rendez-vous.

Elle courut vers le seuil, dans l’intention de rechercher Gawyn et de le contraindre à lui révéler l’emplacement de la clairière.

Le clerc s’assit et posa un pied sur le sol.

— Aidez-moi, gémit-il.

— Je ne peux rien pour vous. D’ailleurs, ma place n’est pas ici, dit-elle avec colère tout en tirant la barre. Je dois trouver Gawyn.

Puis elle se rappela qu’il était parti pour Courcy avec Messire Bloet et les ecclésiastiques, dont le prélat qui avait manqué renverser Agnès tant sa hâte de fuir était grande.

— Vos compagnons avaient-ils la peste, eux aussi ?

L’envoyé de l’évêque, un homme au teint maladif, avait frissonné et fermé frileusement son manteau. Il les contaminerait tous. Bloet, sa sœur hautaine et ses filles bavardes. Gawyn.

— Vous saviez que vous étiez contaminé avant même de venir ici, n’est-ce pas ?

Il lui tendait ses mains, tel un enfant.

— Aidez-moi, répéta-t-il.

Il bascula en arrière. Il se retrouva avec la tête et une épaule hors du lit.

— Vous ne méritez aucune compassion. Vous avez propagé l’épidémie jusqu’ici.

On frappa à la porte.

— Qui est là ? fit-elle sèchement.

— Roche.

Le savoir de retour la soulagea, mais elle ne bougea pas. Elle regarda le pestiféré qui gisait sur le matelas, la bouche ouverte sur son énorme langue.

— Laissez-moi entrer, dit le prêtre. Je dois l’entendre en confession.

Cet homme avait effectivement de lourdes fautes à se faire pardonner, mais elle répondit :

— Non.

Il martela le battant avec plus de vigueur.

— Je regrette, mais c’est contagieux, ajouta-t-elle.

— Il va mourir, et il ne pourra pas entrer dans le royaume des Cieux sans confession.

Il n’ira pas au Paradis, se dit-elle. Il a condamné à mort tous ces gens.

Les yeux du clerc s’entrouvrirent. Ils étaient injectés de sang et sa respiration bourdonnait. Il se meurt, pensa-t-elle.

— Katherine.

Il agonise, dans une demeure étrangère. Elle avait elle aussi été très malade et devait la vie au soutien d’Eliwys, d’Imeyne et de Roche. Elle aurait pu tous les contaminer. Le prêtre lui avait administré l’extrême-onction, tenu la main.

Elle redressa la tête du mourant pour qu’il fût un peu plus à son aise, puis elle alla entrebâiller la porte.

— C’est d’accord, fit-elle. Mais je dois d’abord vous dire certaines choses.

Roche avait mis ses vêtements sacerdotaux et retiré son masque. Il apportait dans un panier l’huile des malades et le viatique, qu’il posa sur le coffre sans quitter des yeux le clerc dont la respiration était de plus en plus laborieuse.

— Je dois l’entendre en confession.

— Pas avant d’avoir écouté ce que j’ai à vous dire.

Elle inspira à pleins poumons.

— Il a la peste bubonique. Une affection toujours fatale, ou presque. Elle est diffusée par les puces des rats et par l’haleine de ceux qui en sont atteints, leurs effets et leurs biens.

Elle le regarda, inquiète. Elle espérait qu’il comprenait. Il paraissait angoissé, lui aussi, et dépassé par les événements.

— Ce n’est pas comme la typhoïde ou le choléra. Cette maladie a tué des centaines de milliers de gens en Italie et en France. En certains endroits, elle a fait tant de victimes qu’il ne restait aucun survivant pour enterrer les morts.

Elle ne réussissait pas à interpréter son expression.

— Vous vous souvenez qui vous êtes et d’où vous venez, déclara-t-il finalement.

Il croit que je fuyais la peste quand Gawyn m’a trouvée, conclut-elle. Si je le confirme, il s’imaginera que c’est moi qui leur ai apporté ce fléau. Mais son regard n’était pas accusateur, et il fallait absolument qu’il prit conscience des dangers.

— Oui, répondit-elle.

Elle attendit.

— Que faut-il faire ? s’enquit-il.

— Empêcher Dame Imeyne et les autres de pénétrer dans cette chambre, leur dire de ne pas sortir de la maison et de ne laisser entrer personne, informer les villageois qu’ils doivent rester chez eux et se tenir éloignés des rats. Il n’y aura plus ni festins ni danses, tous devront rester cloîtrés.

— Je dirai à Dame Eliwys de ne pas laisser Agnès et Rosemonde quitter le manoir, et aux villageois de demeurer dans leurs huttes.

Un gargouillis sortit de la gorge du clerc. Ils se tournèrent vers lui.

— N’y a-t-il rien que nous puissions tenter ? demanda-t-il.

Pendant son absence, Kivrin avait passé en revue tout ce que les contemporains avaient expérimenté. Ils s’étaient entourés de fleurs et avaient bu des émeraudes pilées, placé des sangsues sur les bubons. Les remèdes avaient été pires que le mal mais c’était sans importance, à en croire le docteur Ahrens. Seuls les antimicrobiens tels que la tétracycline et la streptomycine auraient été efficaces, des produits qui ne seraient découverts que bien des siècles plus tard.

— Il faut lui donner à boire et le tenir au chaud, dit-elle.

— Dieu lui viendra en aide.

Non, pensa-t-elle. Il n’a rien fait. Il a laissé périr la moitié des Européens.

— Dieu ne peut rien pour nous, fit-elle.

Roche hocha la tête et prit l’huile des malades.

Kivrin s’agenouilla pour ramasser la dernière bande d’étoffe qu’elle plaça devant la bouche et le nez du prêtre.

— Attachez votre masque. Ne l’oubliez jamais, quand vous approchez de cet homme.

Elle ne portait pas le sien, et elle espéra qu’il ne le remarquerait pas.

— Est-ce Dieu qui nous a envoyé ce fléau ?

— Non, non.

— Le Diable, alors ?

Répondre oui était tentant. La plupart des gens avaient tenu Satan pour responsable de la peste noire. Dans toute l’Europe, ils avaient recherché ses suppôts, torturé les Juifs et les lépreux, lapidé les femmes âgées, érigé des bûchers pour les jeunes filles.

— C’est une maladie. Dieu nous aiderait, s’il le pouvait. Mais Il…

Quoi ? Dieu est sourd à nos prières ? Dieu est mort ? Dieu n’existe pas ?

— Il ne peut intervenir.

— Devons-nous agir en Son nom ?

— Oui.

Il s’agenouilla à côté du lit et elle l’imita.

— Je savais que c’était Lui qui vous avait envoyée parmi nous, ajouta-t-il.

« Mittere digneris sanctum Angelum. Envoie-nous Ton saint ange des cieux pour garder et protéger tous ceux qui sont réunis dans cette maison.

— Protégez Roche, murmura Kivrin dans son enregistreur. Sauvez Rosemonde. Faites que le clerc meure avant que ses poumons ne soient atteints.

Le prêtre récitait ces prières avec la même intonation que lorsqu’elle avait été malade, et elle espérait que sa voix réconfortait le clerc comme elle l’avait apaisée. Il ne put se confesser et tressaillit quand le père Roche appliqua l’huile sur ses paumes. Sa respiration devint plus bruyante et le prêtre lui redressa la tête. Les petites ecchymoses violacées visibles sur les bras indiquaient que les vaisseaux sanguins éclataient les uns après les autres.

Roche se tourna vers elle.

— Est-ce la fin des temps ? L’Apocalypse annoncée par les apôtres ?

Oui, pensa Kivrin.

— Non, dit-elle. C’est une période d’épreuves, mais tous ne mourront pas. Et il y aura ensuite des époques merveilleuses pour le genre humain. La Renaissance, la découverte de remèdes qui rendront les hommes invulnérables à ceci, à la variole et à la pneumonie. Tous auront de quoi manger et ne souffriront plus du froid, même au cœur de l’hiver.

Elle pensa à Oxford, aux rues et aux boutiques décorées pour Noël.

— Il y aura partout des lumières et les cloches sonneront toutes seules.

Sa voix dut apaiser le clerc. Sa respiration se régularisa et il s’endormit.

— Il faut vous écarter, à présent, dit-elle en guidant Roche vers la fenêtre. Et vous devez vous laver les mains sitôt après l’avoir touché.

Elle alla chercher le bol, qui ne contenait presque plus d’eau.

— Il est également indispensable de laver les récipients et les cuillers que nous utilisons pour le nourrir, de brûler les pansements. La peste est dans tout cela.

Il s’essuya les mains sur le bas de sa soutane puis descendit fournir des instructions à Eliwys. Il rapporta un linge propre et de l’eau. Kivrin déchira le tissu en larges bandes et en noua une sur sa bouche et son nez.

Le bol fut bientôt vide. Le clerc réclamait constamment à boire. Elle se chargeait de le désaltérer, pour éviter à Roche d’approcher.

Le prêtre alla sonner et dire les vêpres. Kivrin referma la porte derrière lui et tendit l’oreille, mais nul son ne s’élevait du rez-de-chaussée. Peut-être dormaient-elles, ou étaient-elles malades. Elle revit Imeyne qui se penchait pour appliquer son cataplasme, Agnès debout au pied du lit, Rosemonde clouée au sol par le corps du pestiféré.

Il est trop tard, pensa-t-elle. Ils ont tous été exposés à la maladie. Quelle était la durée de l’incubation ? Deux semaines ? Non, c’était le temps nécessaire pour que le vaccin fût pleinement efficace. Trois jours ? Deux ? Elle ne savait plus. Pendant combien de temps avait-il été contagieux ? Près de qui était-il resté assis, le soir de Noël ? À qui avait-il parlé ? Elle n’y avait pas prêté attention, elle ne s’était intéressée qu’à Gawyn. Elle n’en gardait qu’un souvenir, lorsqu’il avait agrippé la jupe de la servante.

Elle alla ouvrir la porte.

— Maisry !

Pas de réponse, ce qui ne signifiait rien. Elle devait dormir, ou se dissimuler. En outre, la peste bubonique était propagée par les puces. Le clerc n’avait peut-être contaminé aucun membre de la maisonnée, mais, dès le retour du prêtre, elle descendit le brasero afin de l’emplir de braises chaudes et s’assurer que tous étaient bien portants.

Elle vit Rosemonde et Eliwys près du feu. Dame Imeyne lisait son livre d’heures et Agnès jouait avec sa carriole. Maisry dormait sur un banc, près de la grande table, l’air maussade même en plein sommeil.

Agnès fit rouler son chariot sur le pied de sa grand-mère, qui lui dit sèchement :

— Je vais te le confisquer, si tu n’arrives pas à te tenir tranquille !

Rosemonde dissimula un sourire et leur teint rehaussé par la clarté des flammes la rassura. C’était une nuit comme les autres.

Eliwys découpait de longues bandes de toile et jetait constamment des regards vers la porte. Imeyne lisait son livre d’heures d’une voix qui contenait des traces d’inquiétude et Rosemonde observait craintivement sa mère tout en déchirant également des étoffes. Eliwys se leva et disparut derrière les paravents. Kivrin se demanda si elle n’avait pas entendu un cheval, mais un instant plus tard elle revenait s’asseoir et reprenait son ouvrage.

Kivrin descendit les dernières marches sans faire de bruit, mais Agnès la vit et se leva aussitôt.

— Kivrin !

L’enfant courut vers elle.

— N’approche pas ! Ces braises sont encore chaudes.

Si elle avait dit la vérité, il eût été sans objet de descendre les remplacer, mais Agnès recula de quelques pas.

— Pourquoi avez-vous un bout de tissu sur la figure ? s’enquit la fillette. Ça ne va pas vous gêner pour me raconter des histoires ?

Eliwys s’était également levée et Imeyne se tourna afin de la dévisager.

— Comment se porte le clerc ? demanda Eliwys.

Il connaît les affres de l’agonie, eût-elle dû répondre.

— Sa fièvre est moins forte, mais vous ne devez en aucun cas approcher de nous. La maladie peut se tapir dans nos vêtements.

Toutes se levèrent et reculèrent, même Imeyne qui referma le livre d’heures sur son reliquaire.

La souche de la bûche de Noël se consumait toujours dans l’âtre. Kivrin utilisa le bas de sa jupe pour soulever le couvercle du brasero et fit tomber les braises éteintes. Les cendres s’envolèrent, un bout de bois calciné rebondit et roula sur le sol.

Agnès rit, et tous le suivirent des yeux. À l’exception d’Eliwys qui s’intéressait à nouveau aux paravents.

— Gawyn serait-il revenu ? s’enquit Kivrin.

Pour le regretter aussitôt. Il était évident qu’Imeyne eût souhaité l’étrangler et l’expression d’Eliwys lui fournissait la réponse.

— Non. Pensez-vous que les autres ecclésiastiques étaient également malades ?

Elle pensa au teint grisâtre du prélat, à l’air hagard du gros moine.

— Je ne sais pas, fit-elle.

— Le temps se refroidit, déclara Rosemonde. Gawyn a pu décider de passer la nuit là-bas.

Sa mère ne fit aucun commentaire et Kivrin s’agenouilla près du feu. Elle utilisa le tisonnier pour faire remonter les braises chaudes à la surface puis tenter de les tirer vers le brasero. Elle renonça et les ramassa avec le couvercle.

— C’est à vous que nous devons tout cela, accusa Imeyne.

Kivrin redressa la tête. Son cœur s’emballait, mais la vieille femme fixait sa bru.

— Ce sont vos péchés qui ont attiré sur nous les foudres du Seigneur.

Eliwys se tourna vers sa belle-mère. Kivrin fut étonnée de ne voir ni surprise ni colère sur son visage, seulement une profonde indifférence.

— Le Seigneur punit les adultères et toute leur maisonnée, insista Imeyne en brandissant son livre d’heures. Ce sont vos abominations qui ont attiré la maladie bleue jusqu’à nous.

— Qui a chargé Gawyn de porter un message à l’évêque ? rétorqua Eliwys. Vous ne pouviez vous contenter du père Roche. Vous avez fait venir ces gens d’église, et la peste avec eux.

Elle disparut derrière les paravents.

Imeyne restait figée sur place, comme si sa belle-fille l’avait giflée. Finalement, elle retourna vers son banc, s’agenouilla et prit son reliquaire qu’elle fit glisser entre ses doigts, l’esprit ailleurs.

— Allez-vous me raconter une histoire ? demanda Agnès à Kivrin.

Imeyne fit reposer ses coudes sur le banc et pressa ses mains contre son front.

— Racontez-moi ce qui est arrivé à la jeune fille entêtée, insista la fillette.

— Demain, je te le dirai demain, lui répondit Kivrin.

Elle remonta le brasero.

Le clerc avait à nouveau de la fièvre. Il délirait et hurlait des passages de la messe des morts tels des propos obscènes. Il réclamait sans cesse à boire et ils se relayèrent pour aller chercher de l’eau.

Elle redescendit sur la pointe des pieds, avec le seau et une bougie. Elle espérait qu’Agnès ne la verrait pas. Toutes dormaient, à l’exception d’Imeyne qui était toujours agenouillée pour prier, le dos raide. La responsable de leurs maux.

Kivrin sortit dans la cour obscure. Elle entendait deux cloches aux tintements décalés et se demanda si c’étaient les vêpres ou le glas. Elle trouva à côté du puits un seau à moitié plein qu’elle vida sur les pavés. Elle puisa de l’eau fraîche puis alla chercher de la nourriture dans les cuisines. Les serviettes utilisées pour recouvrir les plats apportés au manoir s’entassaient à l’extrémité de la table. Elle en prit une, y empila du pain et de la viande froide, et la noua. Puis elle emporta ces victuailles, des torchons et le seau au premier étage. Ils mangèrent assis à même le sol, devant le brasero, et elle se sentit mieux dès la première bouchée.

Le clerc paraissait lui aussi en meilleure forme. Il sommeilla puis s’éveilla en sueur. Elle l’essuya avec un des linges. Il soupira de soulagement et se rendormit. Lorsqu’il rouvrit les yeux, la fièvre avait baissé. Ils tirèrent le coffre près du lit et y posèrent une lampe à suif. Kivrin et le père Roche se remplaçaient au chevet du malade, pendant que l’autre se reposait sur le siège de la fenêtre. Il faisait trop froid pour dormir mais elle se recroquevillait contre l’appui de pierre et somnolait. À chacun de leurs réveils, le clerc semblait avoir recouvré des forces.

Elle avait lu dans l’Histoire de la médecine que percer les bubons avait sauvé quelques pestiférés. Celui-ci avait éclaté sans intervention extérieure mais la respiration de l’homme n’était plus grondante. Peut-être survivrait-il ?

Des historiens pensaient que la peste noire n’avait pu faire autant de victimes que l’indiquaient les chroniques. Pour M. Gilchrist, les statistiques avaient été faussées par la peur et le manque d’éducation. Et même si les pourcentages avancés étaient exacts, la maladie n’avait pas décimé la moitié des habitants de chaque village.

Elle avait isolé le clerc sitôt après avoir compris la nature de son mal. Roche ne l’avait pas approché plus que nécessaire. Ils avaient pris un maximum de précautions et la peste n’était pas devenue pulmonaire. Peut-être serait-ce suffisant. Elle dirait au prêtre qu’il fallait boucler le hameau, empêcher quiconque d’y pénétrer. Des bourgs et d’importantes régions d’Écosse n’avaient pas été touchés par l’épidémie.

Elle devait avoir sommeillé car lorsqu’elle rouvrit les yeux le jour se levait et le prêtre n’était plus dans la chambre. Elle regarda le lit. Le clerc y gisait, les yeux grands ouverts. Il est mort et Roche est allé creuser sa tombe, se dit-elle. Mais cette pensée n’avait pas terminé de prendre forme dans son esprit qu’elle vit la couverture se soulever sur la poitrine du pestiféré. Elle prit son pouls, très rapide et si léger qu’elle le sentait à peine.

Elle entendit la cloche et comprit que le prêtre était allé sonner les matines. Elle remonta le linge devant son visage et se pencha vers le lit.

— Mon père, dit-elle doucement.

Il ne réagit pas. Elle toucha son front. Il était moins chaud mais la peau paraissait desséchée et sur ses membres les hématomes étaient plus sombres et étendus. Sa langue engorgée dépassait entre ses dents, violacée.

Mais son odeur était pire que son aspect, une puanteur insoutenable que le masque ne pouvait filtrer. Elle grimpa sur le siège de la fenêtre pour détacher la toile cirée. À l’extérieur l’air était vif et pur, et elle se pencha pour prendre une inspiration profonde.

Le cour était déserte, mais elle vit Roche sortir des cuisines avec un bol fumant. Il revint vers le manoir et Dame Eliwys apparut sur le seuil. Elle lui adressa la parole et il s’arrêta pour remonter son foulard devant son nez avant de lui répondre. Il suit mes instructions, pensa Kivrin avec soulagement. Il entra dans la demeure et Eliwys s’éloigna vers le puits.

Kivrin suspendit la toile cirée d’un côté de l’ouverture puis chercha des yeux quelque chose qui lui permettrait de brasser l’atmosphère. Elle sauta sur le sol, prit un des torchons apportés des cuisines et remonta sur le siège.

Eliwys puisait de l’eau. Elle tournait le dos au portail quand Gawyn le franchit en tenant son cheval par la bride.

Il s’immobilisa sitôt qu’il la vit et Gringolet le heurta et redressa la tête. L’expression de cet homme traduisait toujours de l’espoir et du désir. Kivrin sentit la colère croître en elle, avant de conclure qu’il devait tout ignorer. Son irritation se changea alors en pitié, car il apprendrait sous peu la mauvaise nouvelle.

Gawyn fit un pas vers Eliwys puis s’arrêta.

Non, il sait ! se dit Kivrin. L’envoyé de l’évêque est lui aussi malade et Gawyn est revenu nous avertir. Elle remarqua qu’il n’avait pas ramené les chevaux. Le moine a contracté la peste, et tous les autres ont fui.

Eliwys posa le seau sur la margelle. Gawyn n’eût pas hésité à affronter une centaine de brigands pour la sauver, mais il ne pourrait rien contre cet adversaire.

Impatient de rentrer à l’écurie, Gringolet secoua la tête et son maître lui caressa le museau pour l’apaiser. Mais il était trop tard, Eliwys l’avait entendu.

Elle lâcha le seau, qui tomba au fond du puits avec un éclaboussement sonore, puis elle se précipita dans les bras du privé de son époux et Kivrin leva la main à sa bouche.

On frappa à la porte. Elle sauta du siège pour aller ouvrir. C’était Agnès.

— Vous ne voulez pas me raconter une histoire ?

Elle était échevelée. Nul n’avait tressé ses cheveux qui dépassaient sur le pourtour de son bonnet de toile. Elle avait dû dormir près de l’âtre car des cendres couvraient une de ses manches.

Kivrin résista au désir de l’épousseter.

— N’entre pas, dit-elle en tenant la porte à peine entrebâillée. Tu tomberais malade, toi aussi.

— Je ne peux pas jouer. Mère est sortie et Rosemonde dort encore.

— Ta mère est allée chercher de l’eau. Que fait ta grand-mère ?

— Elle prie.

Elle tendit la main vers Kivrin, qui recula.

— Tu ne dois pas me toucher !

Agnès fit la moue.

— Pourquoi êtes-vous en colère contre moi ?

— Je ne le suis pas, répondit Kivrin avec plus de douceur. Mais tu ne dois pas venir ici. Le clerc est très malade et ceux qui l’approchent risquent…

Elle ne pourrait jamais lui faire comprendre le phénomène de la contagion.

— Ils peuvent prendre son mal.

Agnès se leva sur la pointe des pieds pour regarder derrière elle.

— Va-t-il mourir ?

— Je le crains.

— Et vous ?

— Non, dit-elle en prenant conscience que sa peur avait disparu. Rosemonde se réveillera sous peu. Demande-lui de te raconter une histoire.

— Et le père Roche, va-t-il mourir ?

— Non. Va jouer avec ta charrette en attendant le réveil de ta sœur.

— Me direz-vous ce qui est arrivé à la jeune fille entêtée, quand le clerc aura cessé de vivre ?

— Oui. Retourne en bas, à présent.

Agnès redescendit trois marches, en s’appuyant au mur.

— Allons-nous tous mourir ?

— Non, affirma Kivrin.

Pas si je puis l’empêcher. Elle referma le battant et s’y adossa.

Le clerc était coupé du monde extérieur. Il devait combattre un ennemi que son système immunitaire affrontait pour la première fois, un adversaire contre lequel il n’avait aucune défense.

On frappa à nouveau.

— Descends, Agnès ! ordonna-t-elle.

Mais c’était Roche qui apportait du bouillon et un seau de braises incandescentes. Il les fit tomber dans le brasero puis s’agenouilla pour les attiser avec son souffle.

Il avait remis le bol à Kivrin. Le breuvage était tiède et avait une odeur épouvantable. Elle se demanda quel fébrifuge il contenait.

Le prêtre se releva et ils essayèrent d’alimenter le clerc à la cuiller, mais le liquide ruisselait sur son énorme langue et son menton.

De nouveaux coups à la porte.

— Agnès, je t’ai interdit de venir ici, lança Kivrin avec irritation.

— Grand-mère m’a envoyée vous dire de descendre.

— Dame Imeyne serait-elle malade ? s’enquit Roche.

— Non, c’est Rosemonde.

Kivrin sentit son cœur s’emballer.

Le prêtre alla ouvrir la porte mais la fillette n’entra pas. Elle resta sur le palier, les yeux levés sur son masque.

— Que lui est-il arrivé ?

— Elle est tombée.

Kivrin passa entre eux et dévala les marches. Rosemonde était assise sur un banc à côté du feu. Sa grand-mère priait à son côté.

— Que s’est-il passé ?

— Je me suis effondrée. J’ai mal au bras. Elle montra son coude.

Dame Imeyne marmonna des propos incompréhensibles.

— Quoi ? fit Kivrin.

Puis elle comprit que la vieille femme priait. Elle chercha Eliwys du regard mais ne vit que Maisry, tapie craintivement à côté de la table. Rosemonde a dû trébucher sur sa servante, se dit-elle.

— Avez-vous rencontré un obstacle ?

— Non. J’ai mal à la tête.

— Suite à ce choc ?

— Non. C’est mon bras qui a tapé sur les pierres. Elle remonta sa manche. Il n’y avait aucune plaie. Kivrin se demanda si l’articulation n’était pas cassée, ou luxée. L’angle paraissait étrange. Elle déplaça délicatement le membre.

— Est-ce douloureux ?

— Non.

Elle imprima un léger mouvement de torsion à l’avant-bras.

— Et comme ceci ?

— Non.

— Pouvez-vous bouger les doigts ? Rosemonde les remua l’un après l’autre. Kivrin fronça les sourcils, perplexe. En cas d’entorse, elle ne les eût pas déplacés aussi aisément.

— Dame Imeyne, voudriez-vous aller chercher le père Roche ?

— Il ne peut rien pour nous, renifla la vieille femme.

Mais elle se dirigea malgré tout vers l’escalier.

— Ce n’est apparemment pas une fracture, déclara Kivrin.

Rosemonde baissa le bras, grimaça, le releva. Elle avait blêmi et des gouttes de sueur pointillaient sa lèvre supérieure.

Kivrin tendit la main, à l’instant où Rosemonde s’affaissait.

Cette fois, son crâne heurta les dalles du sol. Kivrin entendit un bruit sourd. Elle enjamba le banc et s’agenouilla.

— Rosemonde, Rosemonde… M’entendez-vous ?

Elle ne bougeait pas. Et, lorsque Kivrin toucha le bras douloureux, Rosemonde tressaillit sans rouvrir les yeux. Kivrin voulut appeler Imeyne, mais la vieille femme n’était pas revenue. Elle se redressa.

— Ne m’abandonnez pas, gémit Rosemonde.

— Je dois aller chercher de l’aide.

L’enfant secoua la tête.

— Père Roche ! appela Kivrin.

La lourde porte de la chambre devait l’empêcher d’entendre. Dame Eliwys apparut derrière les paravents et se précipita vers elles.

— Est-ce la maladie bleue ?

Non, pensa Kivrin, qui se contenta de répondre :

— Elle est tombée.

Elle toucha le bras dénudé. Il était très chaud. L’enfant referma les paupières. Elle respirait lentement, semblant dormir.

Kivrin remonta la manche jusqu’à l’épaule, afin d’examiner l’aisselle.

Moins gros que celui du clerc, le bubon était déjà rouge et dur. Non, non ! se dit Kivrin. Rosemonde gémissait. Kivrin laissa redescendre le membre.

— Que s’est-il passé ? demanda Agnès qui était restée dans l’escalier. Rosemonde est-elle malade ?

Je dois faire quelque chose, pensa Kivrin. Ils ont tous été exposés à la contagion, même Agnès, et je ne peux rien pour eux. Les antimicrobiens ne seront découverts que dans six siècles.

— Nous expions vos péchés, gronda Imeyne.

Kivrin leva la tête. Eliwys soutenait le regard de sa belle-mère mais ne semblait pas avoir entendu ses paroles.

— Vos péchés et les péchés de Gawyn, ajouta Imeyne.

— Gawyn, répéta Kivrin.

Il pourrait la conduire au point de transfert, et ensuite le docteur Ahrens lui donnerait de la streptomycine et des vaccins qu’elle rapporterait à cette époque.

— Où est-il ?

L’expression d’Eliwys traduisait à son tour du désir et de l’espoir. Elle avait finalement retenu son attention.

— Gawvn. Où est-il ?

— Parti.

— Où ? Je dois lui parler. Il faut aller chercher de l’aide.

— Rien ne peut nous sauver, déclara Dame Imeyne qui alla s’agenouiller à côté de Rosemonde et joignit les mains. C’est une punition divine.

Kivrin se leva.

— Où est-il allé ?

— À Bath, répondit Eliwys. Je l’ai chargé de demander à mon époux de venir nous rejoindre.


EXTRAIT DU GRAND LIVRE
(070114–070526)

Je vais essayer de résumer tout ce que j’ai pu apprendre. M. Gilchrist espérait que l’ouverture du Moyen Âge au voyage temporel permettrait d’obtenir un témoignage sur les ravages de la peste noire. Il le trouvera ci-après.

La première victime a été le clerc qui accompagnait l’envoyé de l’évêque. J’ignore s’il était malade à son arrivée. Mais c’est probable, et c’est sans doute pour cette raison que les ecclésiastiques sont venus ici. Ils voulaient se débarrasser de lui avant qu’il ne les contamine. Il était déjà mal en point le matin de Noël, quand ils ont pris la fuite. Il en découle qu’il était contagieux la veille, lorsqu’il a eu des contacts avec la moitié des villageois.

Il a transmis la peste à la fille de Messire Guillaume, Rosemonde. Les premiers symptômes sont apparus le… vingt-six ? Je ne sais même plus quel jour nous sommes. Le bubon du clerc a éclaté et suppure. Celui de Rosemonde est très ferme et grossit. Il a presque la taille d’une noix. Autour, les chairs sont enflammées. Ils ont tous deux une forte fièvre qui les fait délirer.

Nous les avons isolés dans l’appartement de Rosemonde. Tous ont reçu pour consigne de ne pas sortir de chez eux et d’éviter leurs voisins. Mais je crains qu’il ne soit déjà trop tard. La plupart des habitants de ce hameau ont participé au festin et la famille de Messire Guillaume était ici avec le clerc.

J’aimerais savoir si cette maladie est contagieuse avant l’apparition des premiers symptômes et quelle est la durée de son incubation. Je sais que la peste a trois formes, bubonique, septicémique et pulmonaire, et que c’est cette dernière variété qui est la plus contagieuse car propagée par la toux et la sueur. Le clerc et Rosemonde ont la peste bubonique.

La peur embrouille mes pensées. Des ondes de panique m’assaillent et je dois alors agripper le montant du lit pour ne pas fuir loin de cette chambre, de cette maison, de ce village, loin de la peste !

J’ai été vaccinée, mais en dépit des antiviraux et du renforcement de mon système immunitaire, j’ai attrapé un virus, et je ne puis m’empêcher d’avoir un mouvement de recul chaque fois que le clerc me touche. Le père Roche oublie constamment son masque. Je crains qu’il ne tombe malade. J’ai également peur pour Agnès. Je suis angoissée à la pensée que le clerc va mourir. Et Rosemonde également. Je redoute qu’un villageois contracte la peste pulmonaire, que Gawyn ne revienne jamais et qu’il me soit impossible de retrouver la clairière avant la date du rendez-vous.


(Pause)

Je me sens plus détendue. Exposer mes problèmes me soulage, où que vous soyez et qu’il vous soit ou non possible d’entendre un jour ceci.

Rosemonde est jeune et résistante. La peste n’a pas tué la totalité de la population. Dans certains villages, elle n’a fait aucune victime.

27

Ils transportèrent Rosemonde dans sa chambre et lui préparèrent une paillasse. Roche y étendit un drap et alla chercher des couvertures dans la grange.

Kivrin craignait que Rosemonde fût effrayée par la langue obscène et la peau noire du clerc, mais elle lui accorda à peine un regard. Elle retira son surcot et ses chaussures puis s’allongea. Kivrin plaça sur elle le couvre-lit en peau de lapin.

— Vais-je hurler et vous agresser comme il l’a fait ? lui demanda Rosemonde.

— Non. Reposez-vous. Avez-vous mal quelque part ?

— Au ventre. Et à la tête. Selon Messire Bloet, la fièvre fait danser les hommes. Je croyais qu’il disait cela pour m’effrayer. Il m’a déclaré qu’ils se démenaient ainsi jusqu’à ce que le sang sorte de leur bouche et qu’ils rendent l’âme. Où est Agnès ?

— Dans la soupente, avec votre mère et votre grand-mère.

Lorsqu’elle leur avait dit d’aller s’y enfermer, Eliwys avait obtempéré sans seulement accorder un regard à sa fille aînée.

— Père reviendra bientôt, murmura Rosemonde.

— Ne dites rien, et reposez-vous.

— Grand-mère affirme que craindre son époux est un péché mortel, mais je ne puis m’en empêcher. Il me fait des caresses impures et me raconte des choses qui ne peuvent être vraies.

J’espère qu’il est lui aussi malade et qu’il périra dans d’atroces tourments, pensa Kivrin.

— Mon père est en chemin…

— Essayez de dormir.

— Si Messire Bloet était ici, il n’oserait pas me loucher. Ce serait à lui d’avoir peur.

Elle ferma les yeux et Roche apporta de la literie puis ressortit. Kivrin couvrit et borda Rosemonde puis alla remettre la fourrure sur le clerc.

L’homme était calme, mais sa respiration bourdonnait à nouveau et il toussait. Sa bouche était béante et un fin duvet blanc apparaissait sur sa langue.

Il ne faut pas que cela arrive à Rosemonde, se dit Kivrin. Elle n’a que douze ans. Elle devait faire quelque chose. La peste était due à une bactérie, vulnérable à la streptomycine et aux sulfamides. Il lui était cependant impossible d’en fabriquer et elle ne pourrait aller s’en procurer à son époque tant qu’elle ignorerait où se situait le point de transfert.

Gawyn était parti pour Bath. À présent qu’Eliwys s’était finalement jetée dans ses bras, il eût fait n’importe quoi pour elle, même aller chercher son époux.

Elle essaya de calculer combien de temps durerait son absence. Ils étaient à une soixantaine de kilomètres de Bath. Sans ménager sa monture, Gawyn pourrait parcourir cette distance en un jour et demi. Il serait de retour dans trois jours, s’il n’avait aucun empêchement, s’il trouvait immédiatement Messire Guillaume, s’il ne tombait pas malade en chemin. Selon le docteur Ahrens, l’agonie des pestiférés durait de quatre à cinq jours. Kivrin doutait que le clerc pût se raccrocher si longtemps à la vie. Sa température remontait.

Elle avait poussé le panier de Dame Imeyne sous le lit, lorsqu’ils avaient amené Rosemonde. Elle le récupéra et répertoria les herbes sèches et les poudres. Les contemporains utilisaient des remèdes comme le millepertuis et la vigne de Judée, qui n’avaient pas plus d’effets sur la peste que les émeraudes pilées.

Le plantin pulicaire eût peut-être été plus efficace, mais elle ne voyait pas ses fleurs roses ou pourpres dans les petits sachets de toile.

Roche revint et elle l’envoya chercher des branches de saule avec lesquelles elle prépara une décoction amère. Le prêtre y goûta.

— Quel est ce breuvage ? demanda-t-il en grimaçant.

— De l’aspirine… j’espère.

Il fit boire le clerc, qui ne prêtait plus attention au goût de ce qu’il ingérait. La potion fit baisser légèrement sa température, mais la fièvre de Rosemonde continua de grimper durant tout l’après-midi. Elle frissonnait, et quand Roche alla dire les vêpres, son front était brûlant.

Kivrin la découvrit et rafraîchit ses membres avec de l’eau froide. La malade eut un mouvement de recul et dit avec colère :

— De tels attouchements sont inconvenants, Messire. J’en informerai mon père dès son retour.

Roche ne revenait pas. Kivrin alluma les lampes à suif et borda Rosemonde, inquiète de ce retard.

L’enfant avait plus mauvaise mine encore sous cette clarté fuligineuse. Son visage était blême et pincé. Elle murmurait constamment le prénom de sa sœur. Puis elle demanda, avec agitation :

— Que fait-il ? Il devrait être revenu, à présent.

C’est exact, se dit Kivrin. La cloche avait sonné les vêpres une demi-heure plus tôt. Il a dû aller dans les cuisines, nous préparer une soupe. À moins qu’il ne soit allé donner des nouvelles de Rosemonde à Eliwys. Non, il n’est pas malade.

Mais elle se leva et grimpa sur le siège de la fenêtre pour regarder dans la cour. L’air était plus froid et le ciel couvert. Les lieux étaient déserts.

Roche poussa la porte et elle sauta sur le sol, en souriant.

— Où étiez-vous ? Je…

Elle s’interrompit. Il avait mis ses vêtements sacerdotaux et s’était muni de l’huile et du viatique. Non, pensa-t-elle en regardant Rosemonde. Non !

— Je suis allé entendre Ulf le Bailli en confession.

Dieu soit loué, ce n’est pas pour Rosemonde, comprit-elle. Puis elle assimila le sens de cette déclaration. La peste se répandait dans le village.

— En êtes-vous certain ? A-t-il des furoncles comme le clerc ?

— Oui.

— Qui vit avec lui ?

— Sa femme et ses deux fils. Je leur ai dit de porter un masque et d’aller couper des branches de saule.

— C’est parfait, dit-elle.

Contrairement à la situation. Non, elle dramatisait. Ce n’était pas la peste pulmonaire et les proches de cet homme seraient peut-être épargnés. Mais qui avait transmis cette maladie à Ulf, et combien d’individus avait-il contaminés à son tour ? Il ne s’était pas approché du clerc. Un des serviteurs avait dû être le vecteur.

— D’autres cas se sont-ils déclarés ?

— Non.

Ce qui n’avait en soi aucune signification. On envoyait chercher le prêtre à la dernière extrémité, quand la peur prenait le dessus. Il pouvait y avoir trois ou quatre autres malades. Ou une douzaine.

Elle s’assit sous la fenêtre, pour réfléchir. Je ne peux rien faire, conclut-elle. La peste s’est propagée de village en village. Elle a décimé des familles et des villes entières. Entre un tiers et la moitié de la population de l’Europe.

— Non ! hurla Rosemonde.

Elle essayait de se lever et ils se précipitèrent. Mais elle s’était déjà rallongée et ils se contentèrent de la couvrir. Elle donna des coups de pied à la couverture.

— Je le dirai à Mère, Agnès ! Tu es une vilaine fille ! marmonna-t-elle. Laisse-moi sortir !

Le froid devint plus mordant au cours de la nuit. Roche apporta des braises et Kivrin remit la toile cirée devant la fenêtre. Il gelait dans la chambre et Kivrin et Roche se blottissaient tour à tour à côté du brasero. Ils sommeillaient et s’éveillaient en frissonnant, comme Rosemonde.

Le clerc ne tremblait plus mais se plaignait de la fraîcheur ambiante, d’une voix pâteuse d’ivrogne. Il ne sentait plus ses extrémités glacées.

— Elles ont dû alimenter le feu, déclara Roche. Nous devrions descendre les malades dans la grande salle.

Vous ne comprenez pas, pensa-t-elle. Il fallait isoler les pestiférés pour empêcher l’épidémie de s’étendre. Mais il était déjà trop tard pour cela. Ulf devait avoir encore plus froid aux pieds et aux mains. Elle avait séjourné dans une de ces huttes et savait que même les chats y auraient grelotté.

Des chats qui mourraient eux aussi. Elle regarda Rosemonde. Elle tremblait et semblait avoir déjà perdu du poids.

— La vie la quitte, déclara le prêtre.

— Je sais. Allez dire à Maisry d’étaler de la paille sur le sol.

Elle récupéra la literie. Ils soutinrent le clerc qui put ainsi descendre les marches, mais Roche dut porter Rosemonde dans ses bras. Eliwys et Maisry préparaient des paillasses de l’autre côté de la grande salle. Agnès dormait et Imeyne était toujours agenouillée au même endroit, les mains jointes devant son visage.

Roche posa Rosemonde et Eliwys la couvrit.

— Où est mon père ? gémit la malade d’une voix rauque. Pourquoi n’est-il pas avec nous ?

Agnès bougea. Dans une minute elle s’éveillerait et grimperait sur la paillasse de sa sœur pour mieux voir le clerc. Il fallait trouver un moyen de la tenir à distance. Les poutres étaient trop élevées pour qu’il fût possible d’y suspendre des tentures et ils avaient d’ailleurs utilisé tous les couvre-lits. Elle tira les bancs et les fit basculer, puis Roche et Eliwys l’aidèrent à soulever le plateau de la table et à l’appuyer contre cette barricade.

Ensuite, Eliwys alla s’asseoir à côté de Rosemonde qui dormait, le visage rougi par la clarté du feu.

— Vous devez mettre un masque, lui rappela Kivrin.

La femme hocha la tête mais ne suivit pas son conseil. Elle écarta une mèche de cheveux du front de sa fille.

— C’était la préférée de Guillaume, murmura-t-elle.

Rosemonde dormit jusqu’en milieu de matinée. Kivrin tira la bûche de Noël sur le côté du foyer et la remplaça par des rondins. Elle alla ensuite découvrir les pieds du clerc, afin qu’ils reçoivent un peu de chaleur.

Elle savait que sur les conseils de son médecin le pape s’était enfermé dans une pièce où deux grands feux brûlaient en permanence. Le Souverain Pontife n’était pas tombé malade et des historiens pensaient que la température élevée avait tué les bacilles. Kivrin estimait quant à elle qu’il avait dû son salut à son isolement mais elle était bien décidée à ne rien négliger et elle alimenta consciencieusement les flammes.

Le père Roche alla dire les matines, bien qu’il fût près de midi. La cloche éveilla Agnès.

— Qui a renversé les bancs ? demanda-t-elle en courant vers la barricade.

— Tu ne dois pas franchir cette barrière, lui dit Kivrin. Reste auprès de ta grand-mère.

La fillette grimpa malgré tout sur un banc pour regarder ce qu’il y avait au-delà du plateau de la table.

— Vous avez descendu Rosemonde. Est-elle morte ?

— Elle est très malade. N’approche pas. Va jouer avec ta charrette.

— Je veux voir ma sœur, rétorqua l’enfant en enjambant l’obstacle.

— Non ! lui cria Kivrin. Va t’asseoir à côté de Dame Imeyne !

Agnès en resta bouche bée puis éclata en sanglots.

— Je veux voir Rosemonde ! gémit-elle.

Mais elle obtempéra.

Roche revint.

— Le fils aîné d’Ulf est malade. Il a lui aussi un furoncle.


Deux nouveaux cas se déclarèrent dans la matinée, et un autre dans l’après-midi. Seule l’épouse de l’intendant n’avait pas de bubons ou de petites excroissances sur les glandes lymphatiques.

Kivrin alla la voir en compagnie du père Roche. La femme allaitait son bébé. Son visage était encore plus émacié, mais elle ne toussait pas ni ne vomissait. Kivrin espéra qu’il s’agissait malgré tout de la forme bubonique de cette maladie.

— Couvrez votre bouche et votre nez avec un linge, dit-elle au mari. Donnez au nourrisson du lait de vache. Eloignez-le de sa mère.

Mais elle n’entretenait aucun espoir. Six enfants vivaient dans ces deux pièces. Mon Dieu, faites que ce ne soit pas la peste pulmonaire ! pria-t-elle. Faites qu’ils n’en meurent pas tous !

Au moins Agnès n’était-elle pas en danger. Depuis que Kivrin s’était emportée contre elle, la fillette restait à bonne distance de la barricade. Elle avait alors fixé Kivrin avec une hargne qui eût été comique en d’autres circonstances, puis elle était montée chercher sa charrette dans la soupente et l’avait fait rouler sur la grande table utilisée pour le festin.

À son réveil, Rosemonde réclama à boire d’une voix rauque. Dès que Kivrin lui eut donné de l’eau, elle se rendormit paisiblement. Même le clerc sommeilla et Kivrin s’assit au chevet de Rosemonde.

Elle aurait dû rejoindre Roche pour l’aider à s’occuper des enfants de l’intendant, ou tout au moins s’assurer qu’il portait son masque et se lavait les mains, mais elle se sentait trop lasse. Je suis certaine que si je pouvais m’allonger une minute je trouverais une solution, pensa-t-elle.

— Je vais aller voir la tombe de Blackie, déclara Agnès.

Kivrin émergea de sa torpeur et regarda l’enfant. Elle avait mis sa cape rouge et s’était rapprochée de la barricade.

— Vous aviez promis de m’y conduire.

— Parle moins fort, tu vas réveiller ta sœur.

Agnès se mit à pleurer. Ce n’était pas la plainte assourdissante qui lui servait à imposer ses volontés mais des sanglots silencieux. Elle était à bout de nerfs, elle aussi. Laissée seule tout le jour, oubliée par les adultes affairés et effrayés. Pauvre enfant.

— Vous aviez promis, répéta Agnès.

— Je dois rester ici, expliqua Kivrin d’une voix douce. Mais je vais te raconter une histoire. Si tu ne fais plus un bruit. Nous ne devons pas réveiller ta sœur ou le clerc.

Agnès s’essuya le nez du dos de la main.

— Les mésaventures de la jeune fille entêtée ? s’enquit-elle en un murmure théâtral.

— Oui, chuchota Kivrin.

Agnès alla prendre sa charrette, revint et grimpa sur le banc afin d’escalader la barricade.

— Assieds-toi derrière le plateau de la table. Je serai ici, de l’autre côté.

La fillette se renfrogna et protesta :

— Je n’entendrai rien.

— Bien sûr que si, si tu ne dis pas un mot.

Agnès obtempéra. Elle posa Charrette sur le sol et lui intima :

— Reste tranquille.

Kivrin jeta un coup d’œil aux malades puis alla s’installer contre le grand panneau de bois, à bout de forces.

— Il était une fois, dans une contrée lointaine… lui souffla Agnès.

— Il était une fois, dans une contrée lointaine, une belle demoiselle qui vivait à l’orée d’une immense forêt…

— Son père lui disait souvent : « Ne va pas dans les bois », mais elle était entêtée et ne l’écoutait pas.

— Elle était entêtée et ne l’écoutait pas. Elle mit son manteau…

— Son manteau rouge avec un capuchon. Et elle s’éloigna sans prêter attention aux avertissements de son père.

Sans faire cas des avertissements de M. Dunworthy. « Il ne m’arrivera rien, lui avait-elle affirmé. Je sais me débrouiller toute seule. »

— Elle aurait dû l’écouter, n’est-ce pas ? demanda Agnès.

— Elle était curieuse et n’avait pas l’intention de s’attarder dans la forêt.

— Elle a eu tort, jugea Agnès. Moi, je ne l’aurais pas fait. Les bois sont obscurs.

— Très obscurs, et on y entend des bruits terrifiants.

— Les loups, décida Agnès.

Des bruissements indiquèrent à Kivrin qu’elle se collait au plateau, pour se rapprocher d’elle. Elle l’imagina, recroquevillée, les jambes pliées, sa charrette serrée contre sa poitrine.

— La belle demoiselle prit peur et voulut rentrer chez elle, mais la pénombre dissimulait le sentier qu’elle avait suivi. Brusquement, elle vit une ombre bondir vers elle !

— Un loup.

— Non. C’était un ours, qui lui demanda d’une grosse voix : « Que fais-tu dans mon domaine ? »

— Elle a dû être terrifiée, commenta Agnès.

— On le serait à moins. « Oh, monsieur l’Ours, par pitié, ne me dévorez pas ! fit-elle. Je me suis égarée et je ne retrouve pas mon chemin. » Par chance, ce gros ours était un gentil ours et il lui répondit : « Je t’aiderai à sortir de cette forêt. — Comment ? Tout est si sombre, ici ! — « Nous allons le demander au hibou. Il voit clair dans la nuit. »

Inventer cette histoire la distrayait, lui changeait les idées. Agnès cessa bientôt d’intervenir et Kivrin se leva pour regarder par-dessus la barricade, sans interrompre pour autant son récit.

— « Sais-tu comment sortir de ces bois ? » demanda l’ours au corbeau. « Certes », lui affirma l’oiseau.

Agnès dormait, appuyée contre le plateau de bois, le jouet serré contre sa poitrine.

Kivrin eût voulu la couvrir, mais elle ne l’osait pas. Toutes les couvertures devaient grouiller de bacilles. Elle regarda Dame Imeyne qui priait dans un angle de la salle, le visage tourné vers le mur.

— Dame Imeyne, appela-t-elle doucement.

Mais la vieille femme ne parut pas l’entendre.

Kivrin alimenta le feu puis se rassit contre la table et inclina la tête en arrière.

— « Je connais le chemin qui mène à la clairière, dit le corbeau. Je vais vous servir de guide. » Mais il s’envola au-dessus de la ramure des arbres et s’éloigna à tire-d’aile, si vite qu’ils ne purent le suivre.

Elle dut s’assoupir car, lorsqu’elle rouvrit les yeux, le feu mourait et son cou était ankylosé. Rosemonde et Agnès dormaient toujours, mais le clerc était éveillé. Il l’appela, sans que ses propos soient compréhensibles. Le duvet blanc recouvrait toute sa langue et son haleine était si pestilentielle qu’elle dut détourner la tête pour prendre une inspiration. Le bubon suintait à nouveau, un fluide sombre et épais à la puanteur de viande avariée. Kivrin changea son pansement, en serrant les dents pour ne pas rendre, puis elle alla poser le bandage souillé dans un coin et sortit se laver les mains.

Elle était à côté du puits et inhalait l’air pur à pleins poumons quand Roche revint du village.

— Ulric, le fils d’Hal, et Walthef, l’aîné des enfants de l’intendant, dit-il en entrant avec elle dans le manoir.

Il trébucha contre le banc le plus proche de la porte.

— Vous êtes épuisé, lui dit-elle. Allongez-vous et prenez du repos.

De l’autre côté de la salle, Imeyne se leva en titubant, comme si elle avait des fourmis dans les jambes. Elle vint vers eux.

— Je ne puis m’attarder, déclara Roche. Je suis simplement venu prendre un couteau pour trancher les branches de saules.

Il s’assit malgré tout devant le feu, les yeux rivés sur des flammes qu’il ne semblait pas voir.

— Reposez-vous un instant. Je vais aller vous chercher de la bière.

Elle repoussa le banc et s’éloigna.

— Vous nous avez apporté cette maladie, accusa Dame Imeyne.

Kivrin se tourna. La vieille femme se dressait au milieu de la salle et foudroyait le prêtre du regard. Elle serrait son livre d’heures contre sa poitrine et le reliquaire se balançait sous ses mains.

— Ce sont vos péchés qui ont attiré sur nous la colère divine.

Elle s’adressa à Kivrin.

— Il a dit la litanie de la Saint-Martin pour la Saint-Eusèbe. Son aube est crasseuse.

L’intonation était la même que lorsqu’elle avait exposé ses griefs à la sœur de Messire Bloet, et ses doigts faisaient à présent défiler la chaînette pour tenir le décompte des fautes du prêtre sur ses maillons.

— Il éteint les cierges en les pinçant et brise ainsi leur mèche.

Kivrin comprit qu’elle essayait de transférer sur lui son propre sentiment de culpabilité. C’était elle qui avait écrit à l’évêque, réclamé un nouvel aumônier, révélé où ils se dissimulaient. Elle avait attiré la peste et ne pouvait supporter le poids de ses responsabilités. Mais cette femme ne lui inspirait aucune pitié. Vous n’avez pas le droit d’adresser le moindre reproche au père Roche, pensa-t-elle. Il fait tout son possible pour aider les malades, alors que vous restez agenouillée à prier.

— Dieu n’a pas envoyé cette épidémie pour punir les hommes, intervint-elle sèchement. C’est une maladie.

— Il a oublié le Confiteor, continuait Imeyne.

Mais elle retourna dans son coin.

— Il a placé les cierges de l’autel sur le jubé.

Kivrin alla vers Roche.

— Nul n’est responsable de ce qui se passe, lui dit-elle.

— Pour que Dieu nous châtie ainsi, nous avons dû commettre un péché abominable.

— Non, ce n’est pas une punition divine.

— Dominus ! s’exclama le clerc en essayant de s’asseoir.

Il toussa. L’expectoration parut déchirer sa poitrine mais rien ne sortit de sa bouche. Le bruit éveilla Rosemonde, qui se mit à geindre. Si ce n’est pas un châtiment, tout le laisse cependant supposer.

Ce somme n’avait pas rendu des forces à Rosemonde. Sa fièvre remontait et elle se crispait, comme si le moindre mouvement était pour elle une torture.

Elle se meurt, comprit Kivrin. Je dois faire quelque chose.

Quand Roche revint, elle monta dans la chambre chercher le panier d’herbes médicinales. Imeyne l’observait en articulant silencieusement des prières, mais quand Kivrin alla lui demander ce que contenaient les sachets de toile, elle joignit les mains devant sa bouche et ferma les yeux.

Le docteur Ahrens lui avait fait apprendre les bases de l’herboristerie et elle reconnut la consoude, la pulmonaire et les feuilles écrasées de la tanaisie. Elle trouva dans une petite bourse du sulfure de mercure en poudre que nul être sain d’esprit n’eût envisagé d’administrer à qui que ce soit et dans un sachet de la digitale presque aussi dangereuse.

Elle fit bouillir de l’eau et mit à infuser diverses herbes dont elle connaissait les propriétés. La tisane avait une fragrance agréable, estivale, et un goût pas plus infect que la décoction d’écorce de saule. L’effet thérapeutique ne devait pas non plus être plus grand car à la tombée de la nuit le clerc toussait sans discontinuer et des taches rougeâtres apparaissaient sur le ventre et les bras de Rosemonde. Son bubon était désormais aussi gros et dur qu’un œuf. Quand Kivrin le toucha, la souffrance la fit hurler.

Pendant la peste noire, les médecins avaient appliqué des cataplasmes, incisé des bubons, procédé à des saignées et administré de l’arsenic. L’état du clerc semblait s’améliorer depuis que son bubon avait éclaté, mais percer celui de Rosemonde pourrait propager les bacilles et les répandre dans son système sanguin.

Elle fit chauffer de l’eau et humidifia des chiffons qu’elle plaça sur la protubérance. Ils étaient simplement tièdes mais l’enfant hurla et Kivrin dut se contenter d’eau froide, qui serait sans effet. Rien n’est efficace, pensa-t-elle. Aucun des moyens dont je dispose.

Je dois retrouver le point de transfert, se dit-elle.

Mais les bois s’étendaient sur des milles, avec des centaines de chênes, des douzaines de clairières. Elle ne découvrirait jamais l’emplacement. Elle ne pouvait en outre abandonner Rosemonde.

Que Gawyn revînt rapidement n’était pas à exclure. Des villes s’étaient fermées au monde extérieur. Peut-être ferait-il demi-tour devant les portes de Bath ou s’entretiendrait-il avec des voyageurs et comprendrait-il que Messire Guillaume devait être décédé. Revenez, l’implora-t-elle en pensée. Revenez vite !

Elle fit un nouvel inventaire du panier d’Imeyne et goûta au contenu des sachets. La poudre jaune était du soufre. Des médecins en avaient brûlé pour purifier l’atmosphère et elle savait que ce métalloïde tuait certaines bactéries. Elle ignorait s’il serait efficace contre le bacille de la peste mais ce serait moins risqué que d’inciser le bubon.

Elle en jeta un peu sur le feu, à titre d’essai. Le nuage doré qui envahit la salle irrita sa gorge. Le clerc hoqueta et Imeyne fut ébranlée par des quintes de toux.

Kivrin avait cru que la puanteur d’œuf pourri se dissiperait en quelques minutes, mais le brouillard coloré restait en suspension dans les airs tel un linceul et brûlait leurs yeux. Maisry sortit au pas de course, en expectorant dans son tablier. Eliwys fit monter Agnès et Imeyne dans la soupente.

Kivrin ouvrit les portes et agita des torchons pour chasser la fumée. L’air devint plus respirable mais sa gorge était toujours à vif. Rosemonde cessa de tousser et son pouls ralentit, devint imperceptible.

Kivrin tenait ses poignets. Ils étaient très chauds.

— Je ne sais plus quoi faire, murmura-t-elle.

Roche entra et fut lui aussi secoué par la toux.

— C’est le soufre, lui expliqua-t-elle. Rosemonde va plus mal.

Il la regarda, prit son pouls et ressortit. Kivrin estima que c’était bon signe. Il ne l’eût pas laissée seule s’il l’avait crue dans un état critique.

Mais lorsqu’il revint, il portait ses vêtements sacerdotaux et s’était muni de l’huile et du viatique.

— L’épouse de l’intendant serait-elle morte ?

Le prêtre baissa les yeux sur Rosemonde.

— Non.

Kivrin se leva, pour s’interposer.

— Je ne peux la laisser mourir sans confession, dit-il.

— Elle ne mourra pas, rétorqua-t-elle.

Mais l’enfant semblait avoir déjà quitté ce monde. Ses lèvres délicates étaient entrouvertes, ses yeux aveugles, sa peau jaunâtre et tendue sur son étroit visage. Non, pensa Kivrin, en proie au désespoir. Je dois la sauver. Elle n’a que douze ans.

Roche prit le calice et Rosemonde leva les bras, en geste de supplique.

— Nous devons inciser le bubon, décida Kivrin. Afin que le poison quitte son organisme.

Elle crut qu’il refuserait, qu’il voudrait au préalable lui administrer les derniers sacrements, mais il posa ses accessoires et alla chercher un couteau.

— Bien pointu, lui cria Kivrin. Et apportez du vin.

Elle mit de l’eau à bouillir et lava le couteau qu’il lui apporta. Elle gratta avec ses ongles la crasse incrustée au ras du manche, qu’elle enveloppa ensuite dans son surcot pour tenir la lame au-dessus des flammes. Elle la trempa dans l’eau bouillante puis la désinfecta avec du vin et la rinça.

Ils rapprochèrent Rosemonde du feu pour bénéficier du maximum de clarté. Kivrin s’agenouilla et dégagea doucement le bras de la chemise. Elle glissait un torchon sous la nuque de la malade quand Roche fit pivoter le poignet afin d’examiner le bubon.

Il était aussi gros qu’une pomme et l’inflammation avait gagné toute l’épaule. Le pourtour du renflement était presque gélatineux, son centre très dur.

Kivrin imbiba un linge de vin et tapota l’excroissance. Une pierre semblait enchâssée sous la peau et elle se demanda si la lame serait assez tranchante.

Elle la positionna au-dessus de la boule. Elle craignait de sectionner une artère, de diffuser l’infection.

— Elle ne sent plus rien, déclara Roche.

Rosemonde n’avait pas réagi quand Kivrin avait palpé le bubon. Elle ne les voyait pas, le regard attiré par une vision épouvantable. Elle n’a plus rien à perdre, pensa Kivrin.

— Tenez son bras, dit-elle à Roche.

Il immobilisa sur le sol le poignet de Rosemonde, qui n’eut aucune réaction.

Deux entailles, décida Kivrin. Elle inspira et plaça la pointe de la lame sur le renflement.

Le bras se contracta, l’épaule s’écarta par réflexe, la petite main se courba telle la serre d’un rapace.

— Que faites-vous ? Je le dirai à Père !

Kivrin écarta le couteau et le prêtre repoussa le membre pendant que la malade utilisait sa main libre pour lui donner des coups privés de vigueur.

— Je suis la fille de Messire Guillaume d’Iverie. Vous êtes tenus de me manifester plus d’égards !

Kivrin recula et se releva, en veillant à ne rien toucher avec la lame. Roche se pencha et referma une main sur les deux poignets de Rosemonde qui tentait de donner des coups de pied à Kivrin. Le calice se renversa et le vin se répandit en une flaque sombre.

— Il faut l’attacher, déclara Kivrin.

Elle prit conscience qu’elle tenait le couteau levé, comme pour perpétrer un assassinat. Elle le posa et entreprit de déchirer un linge.

Roche utilisa ces bandes pour lier les poignets de la malade au-dessus de sa tête, pendant que Kivrin assujettissait ses chevilles au pied d’un des bancs. Rosemonde avait cessé de se débattre mais quand le prêtre souleva sa chemise et dénuda sa poitrine, elle lui cria :

— Je vous connais. Vous êtes le brigand qui a attaqué Dame Katherine.

Roche pesa de tout son poids sur l’avant-bras et Kivrin perça le bubon.

Du sang suinta puis coula à flots, et elle crut qu’elle venait de sectionner une artère. Elle saisit des chiffons qu’elle utilisa pour comprimer la blessure. Ils furent immédiatement imbibés et elle les retira pour prendre un linge propre. Le sang jaillit. Elle ralentit l’hémorragie avec un pan de son surcot et Rosemonde poussa un gémissement pathétique, semblable aux glapissements du chiot d’Agnès. Elle parut s’affaisser, bien qu’il lui fût impossible de tomber plus bas.

Je l’ai tuée, pensa Kivrin.

— Je ne peux arrêter le sang, dit-elle.

Elle tint malgré tout le pan du vêtement sur l’entaille et compta jusqu’à deux cents avant de le soulever précautionneusement.

Du pus épais et verdâtre coulait de la blessure. Roche se pencha pour l’essuyer mais Kivrin l’en empêcha.

— Non, ces humeurs grouillent de germes de la peste. N’y touchez pas.

Elle se chargea de nettoyer la blessure. Un fluide aqueux remplaça la substance répugnante.

— C’est terminé, dit-elle à Roche. Passez-moi le vin.

Elle ne disposait plus d’un seul linge propre qu’elle aurait pu imbiber d’alcool. Ils les avaient tous utilisés pour stopper l’hémorragie. Elle inclina la bouteille et laissa le breuvage sombre goutter dans l’entaille. Rosemonde ne bougeait plus et son teint était livide comme si elle venait de se vider de tout son sang. Je ne peux pas lui faire une transfusion, je n’ai même plus de chiffons.

Roche délia les poignets de la malade et prit son pouls.

— Son cœur bat plus fort, déclara-t-il.

— Il nous faut d’autres morceaux de tissu, dit Kivrin avant de se mettre à sangloter.

— Mon père vous fera pendre, les menaça Rosemonde.


EXTRAIT DU GRAND LIVRE
(071145–071862)

Rosemonde est inconsciente. La nuit dernière, j’ai incisé le bubon afin de drainer l’infection mais je crains d’avoir commis une erreur. Elle a perdu beaucoup de sang. Elle est blême et son pouls est imperceptible.

Le clerc est également au plus mal. Sa peau se couvre d’hématomes et tout indique que la fin est proche. Le docteur Ahrens m’a appris que la peste bubonique tue ses victimes en quatre ou cinq jours, mais je doute qu’il survive aussi longtemps.

Eliwys, Imeyne et Agnès sont toujours bien portantes, même si Dame Imeyne paraît avoir sombré dans la démence. Ce matin, elle a frappé Maisry en lui disant que Dieu nous punissait tous pour sa paresse et sa bêtise.

Que Maisry soit indolente et stupide est indéniable. On ne peut compter sur elle pour surveiller Agnès plus de cinq minutes et quand je l’ai envoyée chercher de l’eau pour laver la plaie de Rosemonde elle est revenue une demi-heure plus tard, les mains vides.

Je n’ai fait aucun commentaire. Je ne souhaite pas qu’Imeyne la corrige à nouveau et j’ai conscience que cette harpie ne tardera guère à s’en prendre à moi. Elle me lorgne par-dessus son livre d’heures et il est facile de deviner ses pensées : elle se dit que je sais trop de choses sur cette épidémie, que j’ai fui la peste et qu’à mon arrivée je n’étais pas blessée mais gravement malade.

Lorsqu’elle portera ces accusations contre moi, elle convaincra sans doute Eliwys que je suis la responsable de tous leurs maux, qu’il ne faut plus suivre mes conseils, qu’il convient d’abattre ma barricade et de prier Dieu de les délivrer du mal.

Que pourrai-je répondre ? Que je viens du futur, d’une époque où on sait tout sur la peste noire hormis comment la soigner sans streptomycine ?

Gawyn n’est toujours pas revenu et Eliwys s’inquiète. Quand Roche est allé dire les vêpres, il l’a vue à côté du portail, sans manteau ni coiffe. Elle scrutait la route. Je me demande s’il lui est venu à l’esprit que Gawyn était peut-être déjà contaminé à son départ pour Bath. Il a accompagné l’envoyé de l’évêque à Courcy, et à son retour il n’a pas été surpris d’apprendre que l’épidémie se répandait dans le village.


(Pause)

Ulf le Bailli agonise et son épouse et un de ses fils sont malades. Ils n’ont pas de bubons mais j’ai vu de petites excroissances grosses comme des graines à l’intérieur des cuisses de la femme. Je dois constamment rappeler au père Roche de porter son masque et de limiter les contacts avec les pestiférés.

Les vids historiques montrent les contemporains pris de panique et fuyant lâchement, sans soigner leurs semblables. La réalité est bien différente.

Tous sont terrifiés, mais ils font de leur mieux. Roche est admirable. Il a tenu la main de l’épouse du bailli pendant tout le temps qu’il m’a fallu pour l’examiner. Il ne renâcle jamais devant les tâches les plus rebutantes : nettoyer la plaie de Rosemonde, vider les vases de nuit, laver le clerc. Rien de tout cela ne semble l’effrayer. Je me demande où il puise tant de courage.

Il dit toujours les matines et les vêpres, et il prie souvent. Il parle à Dieu de Rosemonde, il Lui dit qui est malade, il Lui décrit les symptômes et ce que nous faisons… comme je m’adresse actuellement à vous, monsieur Dunworthy.

J’ai l’impression que Dieu existe mais est coupé de nous par une barrière plus infranchissable que le Temps, dans l’incapacité de nous joindre, dans l’incapacité de nous trouver.


(Pause)

Nous entendons la peste progresser. Les villages sonnent le glas après chaque enterrement, neuf coups pour un homme, trois pour une femme, un pour un enfant. Puis les tintements sont ininterrompus pendant une heure. Il y a eu deux décès à Esthcote, ce matin, et la cloche d’Osney se fait entendre sans répit depuis hier. La cloche du Sud-Est qui a attiré mon attention à mon arrivée en ce siècle s’est tue. Je ne saurais dire si la peste a terminé de faire des ravages dans ce hameau ou s’il ne reste plus là-bas âme qui vive.


(Pause)

Par pitié, ne laissez pas Rosemonde mourir ! Par pitié, empêchez qu’Agnès soit contaminée à son tour ! Faites que Gawyn revienne !

28

Le garçon scorbutique qui s’était enfui en la voyant, le jour où elle avait tenté de regagner seule le point de transfert, tomba malade au cours de la nuit. Sa mère attendait le père Roche, lorsqu’il alla sonner les matines. L’enfant avait dans le dos un bubon que Kivrin incisa après maintes hésitations.

Le scorbut l’avait affaibli et elle se demandait si des artères ne passaient pas sous les omoplates. L’état de Rosemonde était stationnaire, même si Roche affirmait que son pouls semblait plus vigoureux. Elle était livide et inerte. Quant à ce garçon, il ne supporterait pas la moindre hémorragie.

Mais il perdit très peu de sang et reprit des couleurs avant même que Kivrin n’eût terminé de laver le couteau.

— Donnez-lui des infusions d’écorce de saule et de boutons de roses, dit-elle.

Au moins serait-ce efficace contre le scorbut, estimait-elle.

Elle tint la lame au-dessus d’un feu aussi anémié que le jour où elle avait pris du repos dans cette hutte. La chaleur était insuffisante, mais si elle demandait à la mère d’aller chercher du bois, cette femme contaminerait peut-être des voisins.

— Nous vous apporterons des bûches, déclara-t-elle avant de se demander si elle pourrait tenir cette promesse.

Ils disposaient des reliefs du festin mais commençaient à manquer de tout le reste. Ils avaient utilisé la quasi-totalité du bois de feu et il n’y avait plus d’hommes valides pour fendre les bûches empilées près des cuisines. Le bailli était malade et l’intendant devait s’occuper de son épouse et de son fils.

Kivrin ramassa une brassée de bois déjà fendu et de morceaux d’écorce qu’elle porta dans la hutte. Elle eût aimé transporter le garçon au manoir, mais Eliwys était déjà surchargée de travail et semblait elle aussi sur le point de s’effondrer.

Elle avait veillé sa fille toute la nuit, pour lui donner à boire des décoctions de saule et refaire son pansement. Ils manquaient de linges et elle avait déchiré sa coiffe en bandes. Elle s’installait en face des paravents et, à quelques minutes d’intervalle, elle se levait et allait vers la porte, comme si elle avait entendu quelqu’un approcher. Avec ses cheveux bruns qui tombaient librement sur ses épaules, elle ne paraissait guère plus âgée que Rosemonde.

Kivrin déposa la brassée de bois sur le sol, à côté de la cage. Elle était vide. Sans doute avait-on exécuté un innocent.

— Le Seigneur nous bénit, lui dit la mère.

Elle s’agenouilla près du feu et entreprit de l’alimenter.

Kivrin alla examiner son fils. Un fluide clair suintait du bubon, ce qui était bon signe. Rosemonde avait perdu beaucoup de sang pendant la nuit, puis le renflement était réapparu. Je ne peux l’inciser une deuxième fois, pensa Kivrin. Elle ne supporterait pas une autre hémorragie.

Elle repartit vers le manoir. Elle hésitait entre remplacer Eliwys et essayer de fendre des bûches quand Roche sortit de la maison de l’intendant pour lui annoncer que deux autres de ses fils étaient malades.

Les plus jeunes. Ils avaient quant à eux la forme pulmonaire de la peste. Ils toussaient, et les expectorations de la mère étaient aqueuses. Le Seigneur nous bénisse !

Le soufre embrumait toujours la grande salle et dans la clarté jaunâtre les bras du clerc paraissaient noirs. Le feu n’était pas plus vif que dans la hutte et Kivrin alla chercher les dernières bûches fendues puis suggéra à Eliwys de s’allonger.

— Non, rétorqua la femme sans cesser de regarder la porte.

Puis elle ajouta, comme si elle s’adressait à elle-même :

— Voilà trois jours qu’il est sur la route.

Bath se situait à soixante-dix kilomètres, un jour et demi de voyage et autant pour revenir, à condition de trouver une nouvelle monture. Gawyn reviendrait dans la journée, s’il avait joint immédiatement Messire Guillaume. Et s’il n’a pas été lui aussi victime de la peste, se dit Kivrin.

Eliwys se tourna à nouveau vers le seuil de la salle. Il n’y avait pas un seul bruit, à l’exception des murmures d’Agnès qui berçait sa charrette telle une poupée. Elle l’avait couverte d’un mouchoir et lui donnait des cuillerées de bouillie imaginaire.

— Elle a la maladie bleue, expliqua-t-elle.

Kivrin consacra le reste de la journée à des tâches ménagères. Elle alla chercher de l’eau, prépara un bouillon avec les reliefs du rôti, vida les pots de chambre. La vache de l’intendant, dont les pis étaient désormais énormes, vint meugler dans la cour. Et lorsque Kivrin sortit, l’animal la poussa avec ses cornes tant qu’elle ne se fut pas résignée à le traire. Roche fendait du bois entre deux visites aux malades, puis Kivrin le remplaçait en regrettant de ne pas manier la hache avec plus de dextérité.

L’intendant revint les chercher au crépuscule, pour sa fille cadette. Le huitième cas, sur quarante habitants. Entre un tiers et la moitié des Européens étaient morts de la peste, et M. Gilchrist pensait que ce chiffre était exagéré. Un tiers eût donné treize malades, soit cinq de plus. À 50 %, il y aurait douze nouvelles victimes et tous les enfants de l’intendant avaient déjà été exposés à la maladie.

Elle les regarda. La fille aînée, brune et courtaude, ressemblait à son père. Le fils cadet avait hérité du visage en lame de couteau de sa mère. Tout comme le nourrisson décharné. Aucun de vous n’en réchappera, pensa-t-elle. Qui seront les huit autres ?

Elle avait épuisé ses réserves de compassion et elle ne sentit pas sa gorge se serrer quand le bébé se mit à pleurer et que la fille le prit sur ses genoux pour lui faire téter un doigt crasseux. Treize, pria-t-elle. Vingt au maximum.

Le sort du clerc la laissait également indifférente, bien qu’il fût évident qu’il ne passerait pas la nuit. Ses lèvres et sa langue se couvraient de bave brunâtre, et il expectorait des postillons sanguinolents. Elle le soignait machinalement, sans rien éprouver.

C’est le manque de sommeil qui émousse ma sensibilité, se dit-elle. Elle s’allongea près du feu et tenta de dormir. En vain. Elle avait dépassé le stade de la simple fatigue. Huit autres victimes, pensa-t-elle. La mère, la femme et les enfants du bailli. Restaient quatre. Faites que ce ne soit ni Agnès, ni Eliwys, ni le père Roche.

Au matin, le prêtre trouva la cuisinière qui gisait dans la neige, devant sa hutte, transie de froid et crachant du sang. Neuf, se dit Kivrin.

Cette femme était veuve et n’avait personne pour s’occuper d’elle. Ils l’amenèrent dans la grande salle et la couchèrent à côté du clerc qui se raccrochait toujours à la vie. L’hémorragie sous-cutanée avait gagné la totalité de son corps. Des marques violacées striaient sa poitrine et ses membres. Ses joues étaient sombres, sous sa barbe naissante.

Rosemonde, livide et muette, oscillait entre la vie et la mort. Eliwys la soignait avec maintes précautions, semblant croire qu’un mouvement un peu brusque romprait cet équilibre précaire et la ferait basculer dans l’au-delà. Kivrin se déplaçait sur la pointe des pieds entre les paillasses alors qu’Agnès, consciente de la tension ambiante, se tenait à l’écart.

Mais cela ne l’empêchait pas de geindre, de grimper sur la barricade pour demander à Kivrin de l’emmener voir son poney et la tombe de son chien, ou de lui raconter la fin de l’histoire de la belle demoiselle entêtée qui s’était aventurée dans les bois.

— Ça se termine comment ? pleurnicha-t-elle d’une voix qui fit crisser les dents de Kivrin. Le loup la mange ?

La quatrième fois qu’elle posa cette question, Kivrin lui répondit sèchement :

— Je ne le sais pas encore. Va t’asseoir à côté de ta grand-mère.

Agnès regarda Imeyne avec mépris. La vieille femme était toujours agenouillée dans un angle de la salle, leur tournant le dos. Elle avait prié toute la nuit.

— Elle refuse de jouer avec moi.

— Alors, va demander à Maisry.

La fillette harcela la servante pendant cinq minutes puis revint en hurlant que Maisry l’avait pincée.

— Je ne peux le lui reprocher, déclara Kivrin avant de les exiler dans la soupente.

Elle alla voir le garçon scorbutique. Son état s’était amélioré au point qu’il réussissait à s’asseoir. Lorsqu’elle revint de la hutte, Maisry dormait dans le grand siège.

— Où est Agnès ? voulut savoir Kivrin.

Eliwys se tourna vers elle.

— Je l’ignore. Je les croyais toutes les deux dans la soupente.

— Maisry ! Réveillez-vous. Où est Agnès ?

La servante ouvrit les yeux et cilla.

— Vous n’auriez pas dû la laisser seule !

Elle gravit l’échelle, mais la pièce était déserte. Elle alla voir dans la chambre. Agnès n’y était pas.

Lorsqu’elle redescendit, Maisry était allée s’accroupir contre le mur, terrifiée.

— Où est-elle ?

Maisry protégea ses oreilles et resta bouche bée.

— Tu as raison de trembler. Je vais te gifler tant que tu ne m’auras pas dit où elle est !

La fille enfouit son visage dans sa jupe.

Kivrin la saisit par le bras et l’obligea à se lever.

— Où ? Tu devais la surveiller. Elle était placée sous ta responsabilité !

Maisry se mit à hurler, tel un animal aux abois.

— Arrête ! Montre-moi où elle est allée !

Elle la poussa vers les paravents.

Le père Roche entra.

— Que se passe-t-il ?

— Agnès a disparu. Nous devons la retrouver. Peut-être est-elle dans le village ?

Il secoua la tête.

— J’en viens, et je ne l’ai pas vue. Elle doit être dans une des dépendances.

— Les écuries, fit Kivrin, soulagée. Elle voulait voir son poney.

Mais l’enfant n’était pas dans ce bâtiment.

— Agnès ! Agnès !

Le cheval hennit et voulut sortir de sa stalle. Kivrin se demanda quand on l’avait nourri pour la dernière fois et où étaient passés les chiens.

— Agnès !

Elle regarda dans chaque box et dans le râtelier, partout où une petite fille de cinq ans aurait pu se cacher. Ou s’endormir.

Dans la grange, peut-être ? Elle regagna la cour et protégea ses yeux de la luminosité soudaine. Roche émergeait des cuisines.

— Alors ?

Au lieu de répondre, il se tourna vers le portail et inclina la tête pour tendre l’oreille.

Kivrin n’entendait rien.

— Qu’y a-t-il ?

— C’est le Seigneur, répondit-il.

Il partit en courant vers la porte massive. Oh, non, pas lui ! se dit-elle en le suivant.

— Père Roche !

Puis elle remarqua un bruit de galopade et poussa un soupir de soulagement. Le prêtre ne s’était pas référé à Dieu mais au maître des lieux. Il croit que l’époux d’Eliwys est enfin de retour, se dit-elle. À moins que ce soit M. Dunworthy !

Le prêtre souleva la lourde barre et la fit glisser.

Il ira nous chercher de la streptomycine et des antiseptiques. Il emmènera Rosemonde avec lui. Elle a besoin d’une transfusion.

Roche poussa les battants.

Il nous faut également des vaccins, pensait Kivrin. Administrables par voie orale. Où est Agnès ? Il doit l’emmener loin d’ici au plus tôt.

Le cavalier atteignait le portail, lorsqu’elle reprit ses esprits.

— Non ! fit-elle.

Mais il était trop tard.

— Il faut l’arrêter, cria-t-elle à Roche. Il va contracter la peste !

Elle chercha du regard quelque chose qui lui permettrait de l’intimider, de lui faire rebrousser chemin. Elle vit la bêche qu’elle avait posée contre l’enclos des porcs après avoir enterré Blackie. Elle courut s’en emparer.

— Ne le laissez pas entrer !

Le prêtre leva les bras. Le visiteur était déjà dans la cour.

Roche baissa les mains.

— Gawyn ! dit-il.

Mais si l’étalon noir ressemblait à Gringolet, il était monté par un garçon guère plus âgé que Rosemonde. Son visage et ses habits étaient couverts de boue, tout comme l’animal qui soufflait et écumait. L’inconnu était également à bout de souffle et le froid avait rougi son nez et ses oreilles. Il alla pour mettre pied à terre, sans cesser de les observer avec méfiance.

— Restez en selle, lui ordonna Kivrin. La peste a atteint ce village.

Elle avait pris soin de parler très lentement, pour ne pas courir le risque de s’exprimer en anglais moderne.

Elle leva la bêche et la braqua sur lui, tel un fusil.

Il interrompit son mouvement et se rassit.

— La maladie bleue, précisa-t-elle au cas où il n’aurait pas compris.

Mais il hochait déjà la tête.

— Elle est partout, fit-il.

Il se tourna et chercha quelque chose dans sa sacoche.

— Je vous apporte un message.

Il tendit une pochette en cuir au père Roche. Le prêtre s’avança pour la prendre.

Kivrin s’interposa aussitôt.

— Non ! Jetez-la sur le sol ! Vous ne devez pas nous toucher.

Le garçon en sortit un rouleau de parchemin. Il le lança aux pieds du prêtre qui le ramassa et le déroula.

— Que dit cette missive ?

Et Kivrin se rappela qu’il ne savait pas lire.

— Je peux seulement vous dire qu’elle a été écrite par l’évêque de Bath et que je dois la communiquer à toutes les paroisses, répondit le messager.

— Voudriez-vous me la donner ? demanda-t-elle.

— Cela concerne peut-être Messire Guillaume, suggéra Roche. Il nous informe qu’il a été retardé.

Le texte était rédigé en latin et les lettres étaient si tarabiscotées qu’elle avait des difficultés à les reconnaître. Mais c’était sans importance. Elle l’avait déjà lu, à la bibliothèque Bodléienne.

Elle posa la bêche sur son épaule et traduisit :

— « La fièvre contagieuse qui se répand dans toute la contrée a laissé de nombreuses paroisses de notre diocèse sans prêtres à même d’assurer le salut de l’âme de leurs ouailles. »

Pas ici, pensa-t-elle en regardant Roche. Et je ne permettrai pas que cela se produise.

Les ecclésiastiques étaient morts ou avaient fui. Il était impossible de leur trouver des remplaçants et les fidèles mouraient sans avoir reçu le « sacrement de pénitence ».

Elle ne voyait pas ces lettres bien noires mais les caractères estompés qu’elle avait péniblement déchiffrés à la bibliothèque Bodléienne. Elle avait alors jugé cette lettre pompeuse et ridicule. « Les gens tombaient comme des mouches et l’évêque ne se préoccupait que du protocole ! » avait-elle dit à M. Dunworthy. Mais elle lui trouvait à présent des accents pathétiques.

— « Ceux qui sont sur le point de passer de vie à trépas et ne peuvent bénéficier de l’assistance d’un prêtre doivent se confesser l’un l’autre. Nous vous en exhortons, au nom de Notre Seigneur Jésus Christ. »

Nul ne fit le moindre commentaire lorsqu’elle eut terminé sa lecture et elle se demanda si le cavalier avait connu la teneur du message. Elle enroula le parchemin et le lui rendit.

— Je suis en selle depuis trois jours, déclara-t-il. N’allez-vous pas m’accorder votre hospitalité ?

— Les risques seraient trop grands, répondit-elle, sincèrement désolée. Nous vous donnerons des victuailles.

Roche s’éloignait vers les cuisines quand Kivrin se rappela qu’Agnès avait disparu.

— N’auriez-vous pas vu une petite fille âgée de cinq ans ? Elle porte un manteau rouge.

— Non, mais les gens sont nombreux sur les routes. Ils fuient la maladie bleue.

Roche rapportait un sac de nourriture. Kivrin se tournait pour aller chercher de l’avoine lorsque Eliwys arriva en courant, cheveux au vent.

— Non ! cria Kivrin.

Mais Eliwys avait déjà saisi la bride de l’étalon.

— D’où venez-vous ? N’avez-vous pas vu le privé de mon époux ?

Le messager parut effrayé.

— Je viens de Bath, avec une missive de l’évêque, expliqua-t-il.

Il tira sur les rênes. Son cheval hennit et secoua la tête.

— Une missive ? répéta Eliwys, hystérique. Estelle de Gawyn ?

— Je ne connais pas cet homme.

Kivrin décida d’intervenir et s’avança.

— Dame Eliwys…

— Il monte un destrier noir à la selle incrustée d’argent. Il est allé à Bath, chercher mon époux qui devait témoigner aux Assises.

— Nul ne va plus à Bath. Tous ceux qui sont encore valides fuient cette cité.

Eliwys tituba et s’affaissa contre le flanc du cheval.

— Il n’y a plus de tribunaux, ni de lois. Les cadavres s’entassent dans les rues et il suffit d’en toucher un pour mourir à son tour. Certains disent que c’est la fin du monde.

Eliwys lâcha la bride et recula d’un pas.

— Ils vont rentrer sous peu. Êtes-vous certain de ne pas les avoir rencontrés ? Gawyn monte un destrier noir.

— Les cavaliers sont nombreux.

Il fit avancer son cheval, mais elle resta sur son passage.

Le prêtre tendit le sac de nourriture. Le garçon se pencha pour le prendre puis fit tourner bride à sa monture. L’animal manqua bousculer Eliwys, qui ne s’écarta pas pour autant.

Kivrin saisit les rênes.

— Ne retournez pas auprès de l’évêque, dit-elle.

Il tira sur les lanières de cuir, encore plus effrayé par elle que par l’autre femme.

— Allez vers le nord, la peste n’y est pas.

Il piqua des deux et partit au galop.

— Évitez les grandes routes ! lui cria-t-elle. N’adressez la parole à personne.

Eliwys restait sur place, immobile.

— Venez, lui dit Kivrin. Nous devons trouver Agnès.

— Mon époux et Gawyn ont dû faire un détour par Courcy pour avertir Messire Bloet, déclara-t-elle alors qu’ils la guidaient vers la demeure.

Kivrin la laissa près du feu et alla dans la grange. Elle n’y trouva que son manteau, resté là depuis le soir de Noël. Elle le jeta sur ses épaules et gravit l’échelle du fenil. Puis elle visita la brasserie alors que Roche fouillait les autres dépendances. Agnès ne se cachait nulle part. Un vent froid à l’odeur de neige s’était levé.

— Peut-être est-elle dans le manoir, suggéra Roche. Avez-vous regardé derrière le grand siège ?

Ils explorèrent la maison. Maisry pleurnichait dans son coin. Kivrin résista à la tentation de lui donner des coups de pied et alla interroger Dame Imeyne, toujours agenouillée contre le mur.

La vieille femme l’ignora. Elle continua de faire glisser les maillons de la chaînette entre ses doigts en articulant silencieusement ses prières.

Kivrin la prit par l’épaule et la secoua.

— L’avez-vous vue sortir ?

Imeyne la fixa, les yeux brillants de colère, et grommela :

— C’est elle, la fautive.

— Agnès ?

Elle regarda Maisry.

— Dieu nous punit pour les péchés de notre servante.

— Agnès a disparu et la nuit tombe. Ne l’avez-vous pas vue ?

— C’est sa faute, marmonna Imeyne avant de se tourner vers le mur.


L’après-midi tirait à sa fin et le vent devenait plus violent. Kivrin courut jusqu’au terrain communal.

Elle se rappela le jour où elle avait décidé de retrouver le point de transfert par ses propres moyens. L’étendue enneigée était déserte et les rafales la cinglaient. Une cloche sonnait, quelque part au nord-est, lentement, pour des funérailles.

Le clocher fascinait Agnès. Kivrin y entra et l’appela. Elle ressortit et regarda les huttes. Où une enfant de son âge avait-elle pu aller ?

Pas dans ces cabanes, hormis pour s’abriter du froid. Elle souhaitait aller sur la tombe de son chiot. Kivrin ne lui avait pas précisé qu’elle l’avait enterré à l’orée des bois, car la fillette voulait qu’il fût mis en terre dans le cimetière. Kivrin pouvait constater qu’elle n’était pas au milieu des sépultures mais elle franchit malgré tout le portillon.

Agnès était passée par là. Les empreintes de ses petites bottes allaient de stèle en stèle puis obliquaient vers le côté nord de l’église. Elle regarda la colline et se demanda : Que ferons-nous, si elle s’est aventurée dans les bois ? Nous ne la retrouverons jamais.

Elle contourna le bâtiment. Les traces de pas s’en éloignaient puis revenaient vers la porte. Kivrin l’ouvrit. Dans la nef obscure, la température était encore plus basse que dans le cimetière battu par le vent.

— Agnès ? appela-t-elle.

Pas de réponse, mais un bruissement à proximité de l’autel, comme si un rat avait détalé à son approche.

— Agnès ? Es-tu ici ?

Elle scruta la pénombre des ailes latérales, regarda derrière le tombeau du chevalier.

— Kivrin ? fit une petite voix chevrotante.

Elle courut vers son point d’origine.

— Agnès ? Où es-tu ?

Elle la vit, recroquevillée au pied de l’effigie de sainte Catherine, emmitouflée dans son manteau au milieu des bougies. Elle s’appuyait à la jupe de pierre de la statue, les yeux écarquillés, les joues rouges et striées de larmes.

— Kivrin ? sanglota l’enfant avant de se précipiter dans ses bras.

— Que fais-tu là, Agnès ? lui demanda Kivrin avec colère. Nous t’avons cherchée partout.

— Je me cachais. J’emmenais Charrette voir mon chien quand je suis tombée. Je vous ai appelée, mais vous n’êtes pas venue.

Elle essuya son nez du dos de la main.

— Je ne savais pas où tu étais, ma chérie. Pourquoi es-tu entrée dans l’église ?

— Pour échapper au méchant homme.

— Quel méchant homme ?

La lourde porte s’ouvrit et la fillette referma ses petits bras autour du cou de Kivrin.

— Le voilà ! murmura-t-elle, hystérique.

— Père Roche ? Je l’ai retrouvée. Elle est ici.

Le battant se referma. Elle entendit des pas approcher.

— C’est le père Roche, expliqua-t-elle. Il te cherchait, lui aussi. Nous ne savions pas que tu étais partie.

— Maisry disait que le méchant homme viendrait m’enlever.

Roche arriva, le souffle court, et Agnès enfouit à nouveau sa tête contre l’épaule de Kivrin.

— Est-elle malade ? demanda le prêtre, inquiet.

— Je ne crois pas. Mais elle est transie. Mettez-lui mon manteau.

Il dégrafa le vêtement et en couvrit la fillette, qui lui expliqua :

— Je me cachais du méchant homme. Maisry dit que c’est lui qui vient nous donner la maladie bleue.

— Il n’y a pas de méchant homme, répéta Kivrin.

Je vais secouer cette idiote tant que toutes ses dents cariées ne seront pas tombées, décida-t-elle. Elle se leva. Agnès s’agrippa à son cou.

Roche chercha à tâtons la porte latérale et l’ouvrit sur la clarté bleuâtre de l’extérieur.

— Maisry dit que c’est lui qui a tué Blackie, précisa Agnès en frissonnant. Mais j’ai pu lui échapper.

Kivrin pensa au chiot noir. Elle l’avait emporté comme elle emportait à présent Agnès. Non ! se dit-elle. Si la fillette tremblait, c’était à cause du froid glacial qui régnait dans l’église. Si son visage était chaud, c’était parce qu’elle avait pleuré. Kivrin tenta de s’en convaincre puis lui demanda si elle avait des migraines.

L’enfant lui répondit par un mouvement de tête qu’elle ne sut interpréter. Elle pressa le pas pour passer devant la maison de l’intendant et traverser la cour.

— Je ne suis pas allée dans les bois, déclara Agnès lorsqu’ils entrèrent dans le manoir. La belle demoiselle entêtée s’y est perdue, n’est-ce pas ?

— Oui, mais tout a fini par s’arranger. Son père l’a retrouvée et ramenée chez eux.

Elle fit asseoir la fillette sur un banc, à côté du feu, et dénoua sa cape.

— Et elle n’est pas retournée dans les bois ?

— Non, jamais, confirma Kivrin en lui retirant ses bottes et ses hauts-de-chausses trempés. Allonge-toi, à présent.

Elle étala son manteau à côté du feu.

— Je vais t’apporter une soupe bien chaude.

Agnès obéit, docile, et Kivrin la couvrit avec les pans du vêtement.

Lorsqu’elle lui apporta du bouillon, l’enfant refusa de le boire et s’endormit sitôt après.

— Elle a dû prendre froid, dit-elle à Eliwys et à Roche. Elle a passé presque tout l’après-midi à l’extérieur.

Mais dès que le prêtre alla sonner les vêpres, elle la découvrit et palpa ses aisselles et son aine. Elle la tourna sur le ventre, pour voir s’il n’y avait pas de bubon entre ses omoplates.

Roche revint avec une couverture effilochée qu’il étala sur le sol, pour Agnès.

Ils entendirent les cloches d’Oxford et de Godstow. Aucun tintement ne provenait de Courcy et Kivrin se tourna vers Eliwys, qui n’y prêtait pas attention. Elle regardait les paravents, au-delà de Rosemonde.

Les cloches de Courcy sonnèrent après les autres, des sons étranges, lents et étouffés. Kivrin s’adressa au père Roche.

— Est-ce le glas ?

— Non, c’est un jour saint.

Elle avait perdu le fil du temps. L’envoyé de l’évêque était parti le matin de Noël et elle avait découvert l’épouvantable vérité dans l’après-midi. Ensuite, les événements s’étaient fondus en une seule journée interminable. Quatre jours, calcula-t-elle. Quatre jours se sont écoulés.

Elle avait choisi la période de Noël pour aller dans le passé à cause des nombreuses fêtes religieuses qui lui permettraient de ne pas rater le rendez-vous. Pardonnez-moi, monsieur Dunworthy, pensa-t-elle. Gawyn est allé à Bath chercher de l’aide, l’envoyé de l’évêque a pris tous les chevaux et je ne savais pas où vous m’attendiez.

— Est-ce que ce sont les cloches de Courcy ? demanda-t-elle à Roche.

— Oui. N’ayez crainte. Elles commémorent le massacre des Innocents.

Le massacre des Innocents ! Kivrin baissa les yeux sur Agnès. Elle dormait et ne tremblait plus, mais son front était brûlant.

La cuisinière cria. Kivrin contourna la barricade. La femme s’était accroupie sur sa paillasse et essayait de se lever.

— Je dois rentrer chez moi, déclara-t-elle.

Kivrin réussit à la convaincre de se rallonger et alla lui chercher de l’eau. Le seau était presque vide et elle le prit pour aller au puits.

— Dites à Kivrin de venir me voir, demanda Agnès.

Elle s’était assise. Kivrin posa le seau et alla s’agenouiller près d’elle.

— Je suis ici, à côté de toi.

Agnès la fixa, les traits déformés par la colère.

— Le méchant homme m’enlèvera, si elle n’est pas là pour me défendre. Allez lui dire de venir tout de suite.


EXTRAIT DU GRAND LIVRE
(073453–074912)

J’ai raté le rendez-vous. Je n’ai pas tenu le décompte des jours et je ne connaissais pas l’emplacement du point de transfert.

Vous devez être mort d’inquiétude, monsieur Dunworthy. Sans doute pensez-vous que je suis cernée par des meurtriers. C’est exact. Et Agnès est leur nouvelle victime.

Elle a de la fièvre, mais aucun bubon. Elle ne tousse ni ne vomit. Il n’y a que cette température très élevée… Elle ne me reconnaît plus et m’appelle sans cesse. Nous avons essayé de faire tomber la fièvre avec des compresses d’eau fraîche, en vain.


(Pause)

Dame Imeyne est malade. Le père Roche l’a trouvée qui gisait sur le sol, ce matin. Elle a dû rester là toute la nuit. Elle refusait d’aller se coucher, sans doute voulait-elle implorer Dieu d’épargner les justes.

Il n’a pas exaucé sa prière. Elle a la peste pulmonaire. Elle tousse et crache de la bave sanguinolente.

Elle refuse de se laisser soigner, que ce soit par Roche ou par moi.

— C’est elle qu’il faut blâmer pour tout ceci, a-t-elle dit au prêtre en me désignant. Voyez ses cheveux, alors qu’elle n’est plus vierge. Regardez son accoutrement.

Je porte un justaucorps d’homme et des hauts-de-chausses en cuir trouvés dans un des coffres de la soupente. J’ai dû jeter ma cotte après qu’elle eut vomi sur moi, et il y a longtemps que j’ai déchiré ma chemise pour en faire des bandages.

Roche a essayé de lui faire boire une infusion d’écorce de saule, mais elle l’a recrachée en disant :

— Elle a menti en prétendant qu’elle avait été attaquée dans les bois. Elle est venue ici pour nous tuer.

De la salive striée de filets vermeils coulait sur son menton. Roche l’a essuyée en rétorquant :

— C’est la fièvre qui vous fait croire de telles choses.

— Elle a été envoyée ici pour nous éliminer. Elle a empoisonné mes petits-enfants, et à présent c’est mon tour. Mais je n’accepterai de cette femme ni boisson ni nourriture.

— Taisez-vous, lui a ordonné le père Roche.

Dire du mal de quelqu’un qui ne veut que votre bien est un péché.

Elle a secoué la tête et regardé de toutes parts, prise de panique.

— Elle veut tous nous tuer. Il faut la brûler vive. C’est un suppôt de Satan !

Je n’avais encore jamais vu le père Roche en colère, et il m’a à nouveau fait penser à un bandit de grand chemin.

— Vous ne savez pas de qui vous parlez ! C’est Dieu qui nous l’a envoyée, afin qu’elle nous soutienne dans nos épreuves.

J’aimerais tant que ce soit vrai. Je voudrais leur être utile, mais je suis impuissante. Agnès me réclame à cor et à cri, Rosemonde semble être victime d’un sortilège, le clerc va de plus en plus mal et je ne puis rien faire. Rien.


(Pause)

Toute la famille de l’intendant a la peste. Nous avons transporté ici Leric, le fils cadet, et j’ai incisé son bubon. Je ne peux pas soulager les autres, car ils ont la forme pulmonaire de cette maladie.


(Pause)

Le nourrisson de l’intendant est mort.


(Pause)

Les cloches de Courcy sonnent le glas. Neuf coups. Qui est décédé ? L’envoyé de l’évêque ? Le gros moine ? Messire Bloet ? Je l’espère, en tout cas.


(Pause)

Je viens de vivre une journée épouvantable. La femme de l’intendant et le garçon scorbutique ont cessé de vivre dans l’après-midi. L’intendant creuse leurs tombes, bien que le sol soit si gelé que je me demande comment sa bêche peut s’y enfoncer. L’état de Rosemonde et de Leric empire. Rosemonde a des difficultés à déglutir et son pouls est filant et irrégulier. Agnès n’est pas aussi mal en point mais je n’arrive pas à faire baisser sa fièvre. Ce soir, c’est ici que Roche a dit les vêpres.

Après les prières, il a ajouté :

— Jésus, je sais que vous nous avez envoyé toute l’aide disponible, mais je crains que ce ne soit insuffisant contre un pareil fléau. Votre sainte servante Katherine dit que cette abomination est une maladie. J’ai cependant des difficultés à la croire car la mort ne va pas d’un homme à l’autre mais est partout à la fois.

C’est exact.


(Pause)

Ulf le Bailli est mort.

De même que Sibbe, fille de l’intendant.

Joan, fille de l’intendant.

La cuisinière (dont j’ignore le nom).

Walthef, le fils aîné de l’intendant.


(Pause)

Plus de la moitié des villageois ont la peste. Mon Dieu, faites qu’Eliwys soit épargnée ! Ainsi que Roche.

29

Il réclama de l’aide mais personne ne vint, et il se crut l’unique survivant, comme ce moine, John Clyn, au monastère des frères mineurs. « Moi qui étais parmi les morts et attendais le trépas… »

Il chercha le bouton d’appel et ne put le trouver. Il vit une clochette sur la table de chevet. Il tendit la main. Ses doigts n’avaient plus de force et l’objet tomba sur le sol. Le tintement fut assourdissant mais l’infirmière ne vint pas.

À son réveil suivant, la clochette était à sa place habituelle. L’infirmière avait dû entrer pendant qu’il dormait. Il s’interrogea sur la durée de son somme. Il avait dû être très long.

Rien dans cette chambre n’indiquait le passage des heures. La clarté était diffuse, sans ombres. Ce pouvait être un après-midi, ou un milieu de matinée. Il n’y avait aucune horloge sur la table de chevet ou le mur, et il était trop faible pour se tourner et voir les moniteurs installés derrière lui, sur la paroi. Il lui était également impossible de se redresser pour regarder par la fenêtre, mais il constatait qu’il pleuvait. La pluie tombait déjà lorsqu’il était allé à Brasenose… plus tôt ce même après-midi ? Peut-être s’était-il simplement évanoui et l’avait-on placé en observation.

— « Je vous réserve bien d’autres maux », fit une voix grondante.

Dunworthy chercha ses lunettes. Elles avaient disparu.

— « Je vous enverrai la terreur, la destruction et la fièvre brûlante. »

Il reconnut Mme Meager, assise sur une chaise à son chevet. Elle n’avait plus ni masque ni blouse, mais sa bible était toujours protégée par du polyéthvlène.

— « Et quand vous serez regroupés à l’intérieur de vos cités, je vous enverrai la peste. »

— Quel jour sommes-nous ? demanda-t-il.

Elle s’interrompit, le dévisagea avec curiosité puis reprit sa lecture :

— « Et vous serez livrés à vos ennemis. »

Il ne pouvait être dans cette chambre depuis longtemps. Mme Meager lisait la bonne parole aux patients, à son arrivée. Ce devait être le même après-midi, ce qui expliquait pourquoi Mary n’était pas encore venue expulser cette harpie.

— Pouvez-vous déglutir ? voulut savoir l’infirmière.

La vieille religieuse du service d’approvisionnement.

— Avalez celle thermosonde, croassa-t-elle.

Il ouvrit la bouche. Elle posa la capsule sur sa langue puis inclina sa tête en arrière pour lui permettre de boire, un mouvement accompagné par les bruissements de son tablier.

— C’est fait ?

La thermosonde s’était coincée en travers de sa gorge mais il hocha la tête, ce qui fut à l’origine d’élancements douloureux.

— Parfait. Alors, vous n’avez plus besoin de ceci.

Elle décolla quelque chose de son bras.

— Quelle heure est-il ? demanda-t-il en veillant à ne pas recracher la capsule.

— L’heure de dormir.

Elle lança un coup d’œil de myope aux moniteurs.

— Quel jour ?

Mais elle s’éloignait déjà d’une démarche clopinante.

— Quel jour ? répéta-t-il à l’intention de Mme Meager.

Qui s’était volatilisée.

Il ne pouvait être alité depuis longtemps. Il avait des maux de tête et de la fièvre, les premiers symptômes de la grippe. Quelques heures, sans doute.

— Le moment est venu de prendre votre température, dit l’infirmière.

Une autre, la jolie blonde qui s’intéressait à William.

— Votre collègue s’en est chargée.

— Hier. Tenez, avalez ça.

Son remplaçant ne lui avait-il pas dit qu’elle était grippée, elle aussi ?

— Je vous croyais malade.

— Je suis guérie, comme vous le serez bientôt.

Elle glissa une main derrière sa nuque pour redresser sa tête et lui faire boire une gorgée d’eau.

— Quel jour sommes-nous ?

— Le… onze. J’ai dû m’accorder un instant de réflexion car c’était le chaos, ces derniers temps. La plupart des membres du personnel ont attrapé ce virus et il fallait assurer deux permanences à la suite. J’ai perdu le fil des jours.

Elle regarda les écrans et fronça les sourcils.

La fièvre avait donc amalgamé en un après-midi pluvieux interminable les nuits de délire et les matinées d’abrutissement dues aux produits pharmaceutiques, mais son corps était conscient du temps écoulé et du fait qu’il avait raté le rendez-vous.

Quel rendez-vous ? se demanda-t-il, amer. Gilchrist a fermé le laboratoire. Même s’il avait pu aller là-bas, s’il n’était pas tombé malade, il n’aurait pu utiliser le transmetteur.

Le onze janvier. Kivrin avait-elle attendu longtemps au point de récupération avant de se dire qu’elle avait dû se tromper de date ou de lieu ? Un, deux ou trois jours ? Avait-elle passé une nuit complète au bord de la route Oxford-Bath, recroquevillée dans son manteau blanc, n’osant pas allumer un feu de crainte que la clarté des flammes n’attire des loups, des voleurs ou des paysans qui fuyaient la peste ? Et quand avait-elle finalement compris qu’ils l’avaient abandonnée à cette époque ?

— Voulez-vous quelque chose ? demanda l’infirmière.

Elle emboîta une seringue dans le cathéter.

— Avez-vous des somnifères ?

— Oui.

— Ce sera parfait, dit-il en fermant les yeux.

Il dormit une minute, un jour, ou un mois. La clarté, la pluie, l’absence d’ombres… rien n’avait changé à son réveil. Assis à côté du lit, Colin lisait le livre qu’il lui avait offert pour Noël et suçait une sphère qui distendait sa joue. Il n’a pas dû s’écouler beaucoup de temps, pensa Dunworthy. Le gros bonbon est toujours parmi nous.

— Oh, super ! s’exclama Colin en refermant Le Temps des Chevaliers. La vieille chouette m’a autorisé à rester mais j’ai dû lui promettre de ne pas vous déranger. Vous lui direz que vous vous êtes réveillé tout seul, hein ?

Il cracha la confiserie, l’inspecta et la fit disparaître dans sa poche.

— Vous l’avez vue ? Elle a dû naître au Moyen Âge. Elle est presque aussi nécrotique que la Mégère.

Dunworthy le lorgna. Il portait une veste verte, et le cache-nez gris enroulé autour de son cou avait un aspect encore plus sinistre sur ce fond de verdure.

— Ohé, c’est moi. Colin. Vous me remettez ?

— Oui, bien sûr. Qu’as-tu fait de ton masque ?

Il sourit.

— Ces machins ne servent à rien. Et vous n’êtes plus contagieux, quoi qu’il en soit. Vous voulez vos lunettes ?

Dunworthy hocha la tête, lentement, pour ne pas relancer les maux de tête.

— Les fois précédentes, vous ne m’avez pas reconnu.

Il fouilla dans le tiroir de la table de chevet et lui tendit la paire de lunettes.

— Vous étiez vraiment en sale état. J’ai bien cru que vous aviez disjoncté. Vous m’appeliez Kivrin.

— Quel jour sommes-nous ?

— Le douze. Vous m’avez déjà posé cette question dans la matinée. Vous ne vous en souvenez pas ?

— Non, avoua Dunworthy en mettant ses lunettes.

— Vous avez tout oublié ?

Je me rappelle que j’ai manqué à tous mes devoirs envers Kivrin, pensa Dunworthy. Que je l’ai abandonnée en 1348.

Colin rapprocha la chaise et posa le livre sur le lit.

— La vieille chouette m’a dit que la fièvre avait cet effet sur les gens, précisa Colin avec irritation. Elle refusait de me laisser entrer et de me donner de vos nouvelles. Je trouvais ça injuste. Elle me faisait poireauter dans une salle d’attente et venait régulièrement me dire de retourner chez moi. Quand je lui posais des questions, elle répondait : « Le docteur passera vous voir dans un moment », et c’est tout. Elle me traitait comme un gosse. Où je veux en venir, c’est qu’il faut bien qu’on apprenne un jour la vérité, pas vrai ? Mais ils ne veulent rien dire. Vous connaissez sa dernière trouvaille ? Ce matin, elle m’a mis dehors en disant : « M. Dunworthy est très malade. Je ne voudrais pas que tu l’empêches de se rétablir. » Tu parles !

Il était indigné, mais également las et inquiet. Dunworthy se le représenta hantant les corridors ou les salles d’attente, dans l’espoir d’obtenir son bulletin de santé. Qu’il eût mûri n’avait rien d’étonnant.

— Finalement, même la Mégère s’en est mêlée. Elle m’a ordonné de ne vous communiquer que les informations réjouissantes, parce que les autres vous feraient rechuter et mourir, et que ce serait ma faute.

— Je constate que Mme Meager ne ménage toujours pas ses efforts pour remonter le moral des troupes. Je présume que le virus prendra bien soin de l’éviter.

Colin parut sidéré.

— Vous ne savez pas que l’épidémie est enrayée ? Ils ont levé la quarantaine la semaine dernière.

L’analogique était donc arrivé. Il se demanda s’ils l’avaient reçu à temps pour sauver Badri, puis quels étaient les faits qu’on voulait lui cacher. Je les connais déjà, se dit-il. Le relèvement a été effacé et Kivrin est en 1348.

— Alors, raconte-moi les bonnes nouvelles, dit-il.

— Éh bien, plus personne n’est tombé malade et nous avons été réapprovisionnés. Nous avons finalement pu manger autre chose que des choux de Bruxelles.

— Tu as également pu renouveler ta garde-robe, à ce que je vois.

Colin baissa les yeux sur sa veste.

— C’est un des cadeaux de ma mère. Je l’ai reçue après…

Il s’interrompit et fronça les sourcils.

— Avec des vids, et une pochette de tatouages.

Dunworthy se demanda si elle n’avait pas attendu la fin de l’épidémie pour être certaine que ce ne serait pas une dépense inutile. Il se demanda également quels trésors d’imagination Mary avait dû déployer pour le faire patienter.

— Regardez la fermeture automatique ! Il suffit d’effleurer le bouton, comme ça. Vous n’aurez plus à me rappeler à l’ordre.

L’entrée de la religieuse leur fut signalée par les bruissements de sa blouse empesée.

— Vous a-t-il réveillé ?

— Qu’est-ce que je disais ? grommela Colin. Non, ma sœur. M. Dunworthy ne m’a même pas entendu tourner les pages.

— Il m’a laissé dormir et n’a tenu que des propos réconfortants.

— M. Dunworthy a besoin de repos, décida-t-elle en suspendant une poche de sérum à la potence. Il est encore trop faible pour recevoir des visites.

Elle poussa Colin hors de la chambre.

— Vous feriez mieux d’empêcher Mme Meager de lui lire les Saintes Écritures, protesta-t-il. Ça, c’est un truc à rendre tout le monde malade.

Il s’arrêta net sur le seuil et adressa à la vieille femme un regard menaçant.

— Je reviendrai demain. Vous voulez quelque chose ?

— Savoir comment va Badri.

Dunworthy s’attendait au pire et il fut surpris de l’entendre répondre :

— Bien mieux. Il était presque sur pied quand il a fait une rechute. Il se remet, et veut vous voir.

L’infirmière le poussa dans le couloir et referma la porte.

« Ce n’est pas la faute de Badri », avait dit Mary. La désorientation était un des premiers symptômes de la grippe. Il se rappela qu’il n’avait pu composer le numéro d’Andrews, que Mme Piantini avait fait erreur sur erreur en balbutiant : « Désolée. »

— Désolé, murmura-t-il à son tour.

Le responsable de tout ceci n’était pas le tech mais lui-même. Il lui avait fait partager ses doutes sur les capacités du débutant engagé par Gilchrist, au point de l’inciter à tout reprendre à zéro.

Colin avait oublié son livre. Dunworthy le tira vers lui. Il était si lourd que son bras se mit à trembler lorsqu’il le tint ouvert. Il dut le caler contre le rail latéral de son lit pour tourner les pages. Vu sous cet angle le texte était pratiquement illisible mais il trouva malgré tout ce qu’il cherchait.

La peste noire avait atteint Oxford le jour de Noël. Les universités avaient fermé leurs portes et les habitants encore valides s’étaient enfuis vers les villages voisins en emportant les bacilles avec eux. Les autres étaient morts par milliers, en si grand nombre qu’il n’y avait « plus personne pour garder les biens ou enterrer les cadavres ». Les rares individus toujours présents se barricadaient dans les facultés et cherchaient des boucs émissaires à immoler.


Il s’endormit et s’éveilla en sentant qu’on lui retirait ses lunettes. Il ouvrit les yeux sur l’infirmière de William. Elle lui fit un large sourire.

— Désolée. Je ne pensais pas que votre sommeil était si léger.

Dunworthy ferma à demi les paupières pour mieux la voir.

— Colin dit que l’épidémie est terminée.

— Oui. Ils ont trouvé l’origine du virus et obtenu l’analogique juste à temps. Les Probabilités annonçaient déjà des taux de 85 % de contamination et de 32 % de mortalité, même avec les antimicrobiens et le renforcement du système immunitaire. Et je ne vous parlerai pas de nos problèmes d’approvisionnement et d’effectifs. Nous comptons près de 19 % de décès et bon nombre de malades sont encore dans un état critique.

Elle prit son poignet et regarda un moniteur.

— Votre fièvre baisse. Vous avez eu de la chance, vous savez. L’analogique n’a pas toujours été efficace. Le docteur Ahrens…

Elle s’interrompit, sans lui révéler le commentaire de Mary sur la situation.

— Beaucoup de chance, surenchérit-elle. Maintenant, essayez de dormir.

À son réveil suivant, Mme Meager se dressait au-dessus de lui, Bible au poing.

— « Il vous enverra maux et affliction, entonna-t-elle dès qu’elle le vit ouvrir les yeux. Et toutes les maladies et toutes les fièvres, jusqu’à votre destruction. »

— « Et vous serez livré à vos ennemis », marmonna Dunworthy.

— Quoi ? demanda-t-elle.

— Rien.

Elle avait perdu sa page. Elle feuilleta la Bible, à la recherche d’autres fléaux, et lut :

— … « Parce que Dieu a envoyé son fils unique bien aimé en ce monde. »

Il n’aurait jamais fait une chose pareille s’il avait su ce qui l’attendait, se dit Dunworthy. Hérode, le massacre des Innocents et Gethsémani.

— Lisez-moi Matthieu, chapitre 26, verset 39.

Elle parut irritée mais obtempéra.

— « Et s’étant un peu avancé, il se prosterna la face contre terre, priant et disant : “Mon Père, s’il est possible, que ce calice passe loin de moi.” »

Dieu devait alors ignorer où était Son Fils. Il l’avait envoyé en ce monde et le relèvement avait été effacé, un Gilchrist avait débranché le transmetteur. Et Jésus avait été arrêté, coiffé d’une couronne d’épines et crucifié.

— Chapitre 27, verset 46, dit-il.

Elle grimaça mais tourna la page.

— Je ne pense pas que ce soient les passages qui conviennent le mieux à…

— Lisez, ordonna-t-il.

— « Vers la neuvième heure, Jésus cria d’une voix forte : “Eloi, Eloi, lama sabacthani ?” c’est-à-dire, mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Kivrin ignorait ce qui s’était passé. Elle avait dû se croire au mauvais endroit, au mauvais moment, et en conclure qu’elle s’était trompée en comptant les jours, que quelque chose était allé de travers, qu’il s’était désintéressé de son sort.

— Alors ? demanda Mme Meager. Avez-vous d’autres souhaits à exprimer ?

— Non.

Elle revint vers l’Ancien Testament.

— « Car ils périront par l’épée, par la famine et par la maladie, lut-elle. Celui qui est au loin mourra de la peste… »

Il put malgré tout s’endormir et lorsqu’il rouvrit les yeux ce ne fut pas sur cet après-midi interminable. Il pleuvait toujours mais il voyait à présent des ombres dans la pièce. Il entendit sonner quatre heures. L’amie de William l’aida à aller aux toilettes. Le livre avait disparu — et il pensa que Colin avait dû passer le récupérer — mais quand l’infirmière ouvrit la porte de la table de chevet pour ranger ses pantoufles il le vit à l’intérieur. Il demanda à la fille de redresser le lit puis il mit ses lunettes et reprit la lecture du Temps des Chevaliers.

L’épidémie s’était répandue de façon si imprévisible, si soudaine, que les contemporains n’avaient pu croire à une maladie d’origine naturelle. Comme toujours en pareil cas, ils avaient accusé les lépreux, les vieilles femmes et les simples d’esprit d’empoisonner les puits et de leur jeter des sorts. Tout inconnu, tout étranger, était suspect. Dans le Sussex, ils avaient lapidé deux voyageurs. Dans le Yorkshire, ils avaient immolé une vierge sur le bûcher.

— Il était donc là, dit Colin en entrant. Je croyais l’avoir perdu.

Il portait sa nouvelle veste. Elle avait un point commun avec la précédente, elle était trempée.

— J’ai dû apporter les étuis à clochettes des Américaines à la Sainte Église Re-Formée et c’est un vrai déluge.

Dunworthy se sentit soulagé, et il prit conscience de ne pas avoir demandé des nouvelles de ses pensionnaires involontaires par crainte d’entendre le pire.

— Mlle Taylor est donc rétablie ?

Colin effleura le bas de sa veste. Elle s’ouvrit et projeta des gouttes de tous côtés.

— Oui. Elles vont donner un autre concert.

Il se pencha pour voir ce que lisait Dunworthy.

Qui referma le livre et le lui tendit.

— Et Mme Piantini ?

— Elle est toujours à l’hôpital. Si maigre que vous ne la reconnaîtriez pas. Vous lisiez le passage sur la peste noire, c’est ça ?

Il rouvrit l’ouvrage.

— Oui. M. Finch n’a pas attrapé le virus, j’espère ?

— Non. Il remplace Mme Piantini et ne sait plus où donner de la tête. Il n’y avait pas le moindre rouleau de papier hygiénique, dans les colis envoyés de Londres, et nous allons en manquer. Il a eu un accrochage avec la Mégère, à ce sujet.

Il reposa le livre sur le lit.

— Que va devenir cette fille ? ajouta-t-il.

— Je l’ignore.

— Vous ne pouvez rien faire pour la tirer de là ?

— Non.

— C’était affreux, pendant la peste noire. Les cadavres étaient si nombreux qu’ils ne les enterraient même pas. Ils les laissaient en tas.

— Elle nous est inaccessible. Nous avons perdu le relèvement quand Gilchrist a coupé le transmetteur.

— Je sais. Il n’y a pas d’autres moyens ?

— Non.

— Mais…

La sœur fit irruption dans la chambre.

— J’ai l’intention de demander à votre médecin traitant de limiter vos visites, déclara-t-elle en tirant Colin vers la porte par le col de sa veste.

— Alors, commencez par interdire à Mme Meager de venir me voir, rétorqua Dunworthy. Et dites à Mary que je souhaiterais lui parler.

Ce ne fut pas Mary qui passa mais Montoya. Sans doute revenait-elle des fouilles car elle avait de la boue jusqu’aux genoux et ses cheveux bruns bouclés étaient gris de poussière. Colin l’accompagnait, et sa veste neuve était prise dans une gangue de glaise séchée.

— Nous avons dû attendre que la vieille chouette regarde ailleurs, précisa Colin.

Montoya avait perdu du poids. Ses mains étaient squelettiques et sa montre flottait autour de son poignet.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle.

— Mieux, mentit-il en s’intéressant aux ongles crasseux de l’Américaine. Et vous ?

— On fait aller.

Elle avait dû regagner le chantier archéologique pour chercher l’enregistreur sitôt qu’on l’avait autorisée à quitter l’hôpital. Qu’elle eût abandonné ses fouilles pour passer le voir était de mauvais augure.

— Elle est morte, n’est-ce pas ? fit-il.

Elle serra le rail latéral du lit, le lâcha.

— Oui.

Au moins ne s’étaient-ils pas trompés quant aux coordonnées spatiales. Kivrin avait pris la route Oxford-Bath, pour aller à Skendgate où elle était décédée… victime du virus, d’inanition ou de désespoir. Elle était morte, depuis sept siècles.

— Vous l’avez donc trouvé, dit-il.

— Trouvé quoi ? voulut savoir Colin.

— L’enregistreur.

— Non, répondit Montoya.

Il n’éprouva aucun soulagement.

— Mais vous le ferez, dit-il.

Il voyait les mains de la femme trembler légèrement, sur la barre métallique.

— Kivrin me l’a demandé, dit-elle. Le jour du transfert. C’est elle qui a suggéré de camoufler l’appareil en excroissance osseuse, pour que son compte rendu puisse arriver jusqu’à nous même si elle restait coincée dans le passé. Elle estimait que vous vous inquiétiez pour rien, mais qu’en cas de malheur elle ferait son possible pour être enterrée dans ce cimetière afin que vous… que vous n’alliez pas exhumer tous les cadavres d’Angleterre.

Il ferma les yeux.

— Si vous n’avez rien découvert, comment pouvez-vous affirmer qu’elle est morte ? s’emporta Colin.

— Nous avons amené des souris de laboratoire sur le chantier. Un quart d’heure plus tard, toutes avaient chopé le virus. Kivrin a travaillé sur ce tombeau pendant plus de trois heures. Il est probable à 75 % qu’elle est tombée malade, et compte tenu des possibilités de la médecine médiévale il y a certainement eu des complications.

À l’époque, les disciples d’Esculape soignaient les gens avec des sangsues et de la strychnine, et ils n’avaient jamais entendu parler de stérilisation, de microbes ou de cellules T. Ils avaient dû la badigeonner de cataplasmes malodorants, marmonner des prières et lui ouvrir les veines. « Les médecins pratiquaient des saignées, mais la plupart des malades mouraient malgré tout », avait-il lu dans ce livre.

— Sans antimicrobiens ni renforcement du système immunitaire, le taux de mortalité est de 49 %, ajoutait Montoya. Les Probabilités…

— Les Probabilités, grommela Dunworthy. Citez-vous les chiffres de Gilchrist ?

Elle lança un coup d’œil à Colin et se renfrogna.

— Elles sont de 75 % pour que Kivrin ait attrapé ce virus et de 68 % pour qu’elle ait été exposée au bacille de la peste. 91 % des gens y sont vulnérables et l’issue est fatale dans…

— Elle n’a pas pu contracter la peste, s’emporta Dunworthy. Elle a été vaccinée. Le docteur Ahrens et Gilchrist ne vous l’ont donc pas dit ?

Elle lança un autre regard oblique à Colin, qui déclara sur un ton plein de défi :

— On m’a interdit de lui en parler.

— Que me cache-t-on ? Gilchrist serait-il malade ? Il s’était effondré dans les bras de cet homme.

Peut-être lui avait-il transmis le virus.

— Cette grippe lui a été fatale, dit Montoya. Dunworthy se tourna vers Colin.

— Que t’a-t-on encore interdit de m’apprendre ? Qui d’autre est décédé pendant que j’étais inconscient ?

Montoya releva le menton pour intimer à Colin de se taire, mais il était trop tard.

— Grand-tante Mary, dit-il.


EXTRAIT DU GRAND LIVRE
(077076–078924)

Maisry a pris la fuite. Nous l’avons cherchée partout, Roche et moi. Nous craignions qu’elle fût malade et tapie dans un coin, mais l’intendant l’a vue partir dans les bois pendant qu’il creusait la tombe de Walthef. Elle montait le poney d’Agnès.

Elle va répandre la maladie, ou atteindre un village déjà contaminé. La peste nous cerne. Les cloches tintent comme pour les vêpres, mais le rythme est rompu. Les sonneurs semblent avoir sombré dans la folie. Il est impossible de déterminer si ce sont neuf coups ou trois. Les cloches de Courcy n’ont sonné qu’une seule fois, ce matin, peut-être pour une des filles rieuses et bavardes.

Rosemonde est toujours inconsciente et son pouls est très faible. Agnès hurle et se débat dans son délire. Elle m’appelle sans cesse, mais sitôt que je lui parle, elle donne des coups de pied et s’emporte comme si elle faisait un caprice.

Eliwys s’épuise à soigner sa fille cadette et sa belle-mère, qui me traite désormais de « Démon ». Ce matin, elle a failli me pocher un œil. Seul le clerc me laisse approcher, et il est perdu. Il ne pourra tenir un jour de plus. Il pue tant que nous avons dû l’installer à l’autre extrémité de la salle. Son bubon suppure à nouveau.


(Pause)

Gunni, le deuxième fils de l’intendant.

La femme marquée par les écrouelles.

Le père de Maisry.

L’enfant de chœur de Roche, Cob.


(Pause)

Dame Imeyne est au plus mal. Roche a voulu lui donner l’extrême-onction.

— Vous devez vous mettre en règle avec Dieu avant de mourir, lui a-t-il dit.

Mais elle a tourné le visage vers le mur et marmonné :

— C’est Lui, le responsable de ce qui nous arrive.


(Pause)

Trente et un cas. Plus de 75 %. Ce matin, Roche a consacré une partie du terrain communal car le cimetière sera plein sous peu.

Maisry n’est pas revenue. Sans doute dort-elle dans un manoir dont les occupants ont fui et se découvrira-t-elle du sang bleu dans les veines si elle survit à tout ceci.

Peut-être est-ce la cause de tout ce qui cloche à notre époque, monsieur Dunworthy. Nous sommes les descendants de Maisry, de l’envoyé de l’évêque et de Messire Bloet. La peste a décimé tous les gens courageux qui ont décidé de rester pour aider leurs semblables.


(Pause)

Dame Imeyne est inconsciente et Roche lui a administré les derniers sacrements. C’est moi qui le lui ai demandé.

— C’est la fièvre qui a parlé par sa bouche. Son âme ne s’est pas dressée contre Dieu, ai-je affirmé.

C’est faux, et peut-être n’est-elle pas digne d’obtenir le pardon, mais elle n’a pas mérité de subir de pareils tourments. Son corps empoisonné se putréfie, et comment pourrais-je lui reprocher de tenir Dieu pour responsable de ses maux dès l’instant où je vois en elle la femme qui a attiré ce malheur sur notre entourage ? Alors que je sais qu’on ne peut imputer cela à personne. C’est une maladie.

Nous n’avons plus de vin de messe, ni d’huile d’olive. Roche utilise de l’huile rance trouvée dans les cuisines et lorsqu’il l’applique sur les tempes et les paumes des agonisants leur peau noircit aussitôt.

C’est une maladie.


(Pause)

Agnès va de plus en plus mal. Je ne puis supporter de la voir haleter comme son chiot et de l’entendre hurler :

— Dites à Kivrin de venir me chercher. Je ne veux pas rester ici !

Même les nerfs de Roche commencent à flancher.

— Pourquoi Dieu nous punit-Il ainsi ? m’a-t-il demandé.

— Il ne nous punit pas. Il s’agit d’une maladie, lui ai-je répété.

Mais ce n’est pas une réponse, et il en a conscience.

Toute l’Europe le sait, et l’Église également. Elle réussira à conserver sa position pendant encore quelques siècles mais ne pourra jamais justifier le fait que Dieu ait laissé une pareille abomination se produire. Qu’il ne soit pas venu au secours des hommes.


(Pause)

Les cloches se sont tues. Roche m’a demandé si je pensais que cela indiquait la fin de l’épidémie.

— Dieu a dû nous venir en aide, a-t-il dit.

J’en doute. À Tournai, les prélats ont donné l’ordre de ne plus sonner les cloches parce que le glas effrayait la population. L’évêque de Bath a dû prendre la même décision.

Leurs tintements étaient certes angoissants, mais le silence est plus oppressant encore. C’est la fin du monde.

30

Mary était tombée malade peu après lui, le jour de l’arrivée de l’analogique. On avait presque aussitôt constaté des complications pulmonaires et son cœur avait cessé de battre le lendemain. Le six janvier. Pour l’Épiphanie.

— Il fallait m’en informer, reprocha Dunworthy.

— Je vous ai dit que grand-tante Mary était morte, protesta Colin. Vous ne vous le rappelez pas ?

Il n’en gardait aucun souvenir. Il aurait pourtant dû s’en douter en constatant que Mme Meager avait libre accès à sa chambre. Et quand Colin lui avait déclaré : « Ils ne veulent rien dire », il n’avait même pas trouvé étrange qu’elle ne fût pas passée le voir.

— Je vous en ai parlé. Mais vous étiez trop mal en point pour y prêter attention.

Il s’imagina cet enfant qui attendait devant la chambre de sa grand-tante puis venait lui annoncer la mauvaise nouvelle.

— Je suis désolé.

— Vous étiez malade. Ce n’est pas votre faute.

Dunworthy avait tenu les mêmes propos à Mlle Taylor, et elle avait refusé d’admettre leur bien-fondé. Même Colin ne devait pas être convaincu.

— Ils ont tous été très gentils, la vieille chouette exceptée, ajouta Colin. Et la Mégère. Elle me lisait des passages de la Bible, pour me faire comprendre que Dieu punissait ainsi les impies. M. Finch a téléphoné à ma mère, mais elle n’a pas pu se libérer et il a pris toutes les dispositions pour l’enterrement. Il m’a beaucoup aidé. Les Américaines aussi. Elles m’ont donné des tas de bonbons.

— Je suis désolé, répéta Dunworthy.

Pour dire encore, après que la vieille religieuse eut expulsé Colin :

— Je suis désolé.

Le petit-neveu de Mary ne revint pas. Dunworthy ignorait si l’infirmière lui avait interdit l’accès de l’hôpital ou s’il lui tenait rigueur de ce qui s’était passé.

Il l’avait laissé seul face à Mme Meager, à la sœur revêche et aux médecins qui lui taisaient la vérité. Il s’était rendu inaccessible, impossible à joindre, comme M. Basingame qui péchait le saumon ou la truite dans une rivière d’Écosse.

— Pensez-vous que Kivrin est morte ? avait demandé Colin après le départ de Montoya.

— Je le crains.

— Mais vous avez dit qu’elle était vaccinée contre la peste. Supposez qu’elle soit vivante, qu’elle vous attende au point de rendez-vous…

— Elle a certainement attrapé ce virus.

— Vous aussi, et vous n’avez pas clamsé pour autant. Vous devriez voir Badri. Il aura peut-être une idée. Qui sait s’il ne peut pas remettre la machine en marche ?

— Ce n’est pas une lampe de poche qu’on éteint et qu’on rallume. Le relèvement a été perdu.

— Il pourrait le refaire, non ?

Plusieurs jours étaient nécessaires pour préparer un transfert, même lorsqu’on disposait de toutes les informations. Ce qui n’était pas le cas. Badri connaissait seulement la date. Ce serait insuffisant. Il aurait pu tout reprendre à zéro s’il avait connu les coordonnées spatiales, si la fièvre n’avait pas tout embrouillé dans son esprit et si les paradoxes avaient autorisé un second voyage temporel vers la même période de l’Histoire.

Il ne pouvait expliquer tout cela à Colin, ni lui faire comprendre que Kivrin n’avait pu survivre à cette grippe en un siècle où les médecins ne connaissaient pas d’autre remède que les saignées.

— C’est irréalisable. Je regrette.

— Vous allez l’abandonner à son sort ? Qu’elle soit morte ou vivante ? Vous n’en parlerez même pas à Badri ?

— Colin…

— Grand-tante Mary n’aurait pas renoncé. Elle a tout tenté pour vous sauver.

La sœur avait fait irruption dans la chambre, en beuglant :

— Que se passe-t-il, ici ? Je dois vous ordonner de sortir, si vous troublez le repos du patient.

— J’allais partir, de toute façon, avait déclaré Colin en se levant.

Il n’était pas revenu au cours de l’après-midi, de la soirée et du matin suivant.

— Suis-je autorisé à recevoir des visiteurs ? demanda Dunworthy à l’infirmière de William, lorsqu’elle prit son service.

— Oui. D’ailleurs, quelqu’un attend dans le couloir.

Mme Meager, qui avait déjà ouvert sa bible.

— Luc, chapitre 23, verset 33, gronda-t-elle en le foudroyant du regard. Étant donné que la crucifixion exerce sur vous une fascination morbide. « Lorsqu’ils furent arrivés au lieu appelé Calvaire, ils l’y crucifièrent… »

Si Dieu avait su où était Son Fils, Il serait intervenu, se dit Dunworthy. Il l’aurait tiré de ce mauvais pas.

Pendant la peste noire, les gens pensaient que Dieu les avait abandonnés. « Pourquoi Vous détournez-Vous de nous ? avaient-ils écrit. Pourquoi restez-Vous sourd à nos suppliques ? » Mais peut-être ne pouvait-Il pas les entendre. Peut-être était-Il inconscient, malade, dans l’incapacité d’intervenir.

— « … des ténèbres couvrirent toute la terre jusqu’à la neuvième heure, ânonnait Mme Meager. Le soleil s’obscurcit… »

Les contemporains avaient cru que c’était la fin du monde, la bataille d’Armageddon, la victoire de Satan. Et le Malin a effectivement triomphé, conclut Dunworthy. Il a débranché le transmetteur, effacé le relèvement.

Il pensa à Gilchrist et se demanda si cet homme avait pris conscience de la gravité de son acte ou s’il était mort en ignorant qu’il venait de condamner Kivrin.

— « Puis il les conduisit hors de la ville, jusque vers Béthanie, et, ayant levé les mains, il les bénit. Pendant qu’il les bénissait, il se sépara d’eux et il fut enlevé au ciel. »

Il avait été arraché à ses proches, emporté aux Cieux. Son Père était venu le chercher, pensa Dunworthy. Mais trop tard, bien trop tard.

Mme Meager poursuivit sa lecture jusqu’au retour de l’infirmière de William, qui l’expulsa en disant :

— C’est l’heure de la sieste.

Puis elle vint subtiliser son oreiller pour lui donner des tapes vigoureuses.

— Colin est-il revenu ? demanda-t-il.

— Je ne l’ai pas vu depuis hier, déclara-t-elle en glissant l’oreiller sous sa tête. Essayez de dormir.

— Et Mlle Montoya ?

— Non plus.

Elle lui présenta une gélule et un gobelet en carton.

— Il n’y a pas de messages pour moi ?

— Aucun. Dormez.

Elle récupéra le gobelet.

Kivrin avait pris l’engagement de se faire enterrer à Skendgate, mais en raison de la peste tous les cimetières étaient pleins. Les victimes de l’épidémie étaient jetées dans des fosses communes ou des cours d’eau. Les derniers temps, on s’était contenté de les entasser et de les brûler.

Montoya ne retrouverait sans doute pas l’enregistreur mais, dans le cas contraire, quelle serait la teneur du message ? « Je suis allée au point de transfert et la porte était close. Que s’est-il passé ? » La voix de Kivrin grimperait alors dans les aigus, de panique, de reproche. « Eloi, Eloi, pourquoi m’avez-vous abandonnée ? »

L’infirmière le fit asseoir dans un fauteuil pour prendre son déjeuner. Il terminait un bol de pruneaux cuits lorsque Finch arriva.

— Nous n’avons plus de fruits au sirop, déclara-t-il en désignant le plateau d’un doigt accusateur. Ni de papier hygiénique. Comment veulent-ils que nous débutions le trimestre ?

Il s’assit à l’extrémité du lit.

— La rentrée a été reportée au vingt-cinq, mais nous ne serons jamais prêts. Il nous reste quinze patientes, à Salvin. L’opération d’immunisation collective débute à peine et je crains qu’il y ait d’autres cas.

— Et Colin ? Comment a-t-il réagi ?

— Il a été profondément abattu après le décès de Mary, mais il va beaucoup mieux depuis que vous êtes sur la voie de la guérison.

— Je voulais vous remercier du soutien que vous lui avez apporté. Il m’a dit que vous vous étiez chargé de tout, pour les funérailles.

— C’était la moindre des choses. Il n’a plus aucun parent, ici. Je pensais que sa mère viendrait pour l’enterrement, d’autant plus que tout danger avait alors disparu, mais elle m’a rétorqué que je la prenais de court. Elle a fait livrer des fleurs. La messe a été dite à la chapelle de Balliol… Oh, à propos de notre chapelle, j’ai autorisé les responsables de la Sainte Église Re-Formée à y organiser un concert, le quinze. Le M.S. a reconverti leurs locaux en centre de vaccination. Les Américaines vont interpréter « Quand arriva enfin mon Sauveur » de Rimbaud. J’espère que ça ne vous ennuie pas ?

— Pas le moins du monde, affirma Dunworthy.

Il se demanda si elles avaient sonné les cloches, pour l’enterrement de Mary.

— Je constate que vous avez réalisé du bon travail, pendant mon absence.

— Je fais de mon mieux, monsieur. Ce n’est pas chose aisée, avec Mme Meager. Mais je ne voudrais pas troubler votre repos. Puis-je quelque chose pour vous ?

Il se leva.

— Non, il n’existe rien que vous pourriez tenter.

Finch se dirigea vers la porte, s’arrêta.

— Je vous présente mes condoléances, monsieur Dunworthy, dit-il avec gêne. Je sais que vous étiez très proche du docteur Ahrens.

Proche ! pensa-t-il après le départ de son secrétaire. Il s’imagina Mary qui se penchait vers lui pour lui faire avaler une thermosonde tout en surveillant les moniteurs avec inquiétude. Il essaya de se représenter Colin debout à côté de son lit pour lui annoncer : « Grand-tante Mary est morte. Morte. Vous m’entendez ? » Mais il n’en gardait aucun souvenir.

La sœur entra et suspendit à la potence une autre perfusion soporifique. À son réveil, il se sentait en bien meilleure forme.

— Le renforcement de vos cellules T commence à faire effet, lui déclara l’infirmière de William. Nous l’avons constaté sur bon nombre de patients. Dans certains cas, le rétablissement est miraculeux.

Elle le fit marcher jusqu’aux toilettes et, après le déjeuner, dans le couloir.

— Vous devez aller le plus loin possible, dit-elle en s’agenouillant pour lui mettre ses pantoufles.

Je n’irai nulle part, pensa-t-il. Gilchrist a coupé le transmetteur.

Elle suspendit la poche du goutte-à-goutte à son épaule, inséra dans le circuit une pompe miniature et l’aida à enfiler sa robe de chambre.

— Ne vous inquiétez pas si vous vous sentez déprimé, ajouta-t-elle. C’est tout à fait normal, après une grippe. Le moral reviendra dès que votre métabolisme se sera rééquilibré.

Elle le fit sortir dans le couloir.

— Si vous souhaitez rendre visite à vos connaissances, il y a deux patients de Balliol dans la salle du fond. Mme Piantini occupe le quatrième lit. Elle aurait grand besoin qu’on lui change les idées.

— Est-ce que M. Latimer… Est-il toujours parmi nous ?

— Oui, fit-elle. Deux portes plus loin.

Mais le ton de sa voix indiquait qu’il ne s’était pas remis de son attaque.

Dunworthy se dirigea en traînant les pieds jusqu’à sa chambre. Il n’avait pu passer le voir avant de tomber à son tour malade pour la simple raison qu’il attendait l’appel d’Andrews, puis parce que les T.P. manquaient. En outre, Mary disait que Latimer avait perdu l’usage de son esprit autant que de ses membres.

Il poussa la porte. L’homme était allongé sur le dos, avec le bras gauche plié pour faciliter les opérations de branchement. Des tubes sortaient de ses narines et de sa bouche, et des fibres optiques reliaient son crâne et sa poitrine à des moniteurs installés au-dessus du lit. Ces appareils plongeaient son visage dans leur ombre, ce qui ne semblait pas l’incommoder.

— Latimer ? fit-il en approchant.

Le malade n’eut aucune réaction. Il ne cilla pas, son expression resta inchangée, lointaine.

— Monsieur Latimer, fit-il d’une voix plus forte en regardant les écrans.

Pas la moindre modification.

Il est coupé du monde extérieur, pensa Dunworthy qui dut prendre appui sur le dossier d’une chaise.

— Vous ignorez ce qui s’est passé, pas vrai ? Mary est décédée. Kivrin est en 1348 et vous ne savez même pas que Gilchrist a arrêté le transmetteur.

Sur les moniteurs les lignes étaient régulières, indifférentes.

— Vous l’avez envoyée affronter la peste noire, cria-t-il. Et ça ne vous fait ni chaud ni froid…

Il s’interrompit et s’affala sur le siège.

« Je vous ai dit que grand-tante Mary était morte », avait déclaré Colin. Mais il n’avait pas réagi, lui non plus.

Colin ne me le pardonnera jamais, pensa-t-il. Pas plus qu’il ne pardonnera à sa mère de ne pas être venue à l’enterrement. Qu’a-t-elle dit à Finch, déjà ? Qu’il la prenait au dépourvu ? Il pensa à Colin, seul aux funérailles, à la merci de Mme Meager et des carillonneuses.

« Ma mère n’a pas pu se libérer », avait-il déclaré, sans le croire pour autant. Il était conscient qu’elle aurait pu venir, si elle l’avait vraiment désiré.

Non, il ne m’accordera jamais son pardon. Et Kivrin non plus. Elle est plus âgée que lui et me trouvera des circonstances atténuantes, mais au fond de son cœur, face à Dieu sait quels brigands et quelles maladies épouvantables, elle se dira que j’aurais pu la secourir. Si je l’avais vraiment désiré.

Il se leva avec difficulté et retourna dans le couloir. Une civière inoccupée avait été remisée contre la paroi. Il s’y soutint un moment.

Mme Meager sortit de la salle du fond.

— Monsieur Dunworthy ! J’allais justement vous voir, fit-elle en ouvrant sa bible. Vous a-t-on permis de vous lever ?

— Oui.

— Éh bien, je suis heureuse de constater que vous pourrez sous peu reprendre vos fonctions. L’anarchie règne à Balliol, depuis votre départ.

— Tiens donc ?

— Vous devez intervenir auprès de M. Finch. Il autorise les Américaines à répéter à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, et quand je m’en suis plainte il a été d’une grossièreté sans bornes. En outre, il charge mon Willy de seconder des infirmières. Imaginez un peu ! Alors que mon fils a une constitution si fragile. Qu’il n’ait pas été contaminé est un véritable miracle.

C’était absolument exact, compte tenu du grand nombre de jeunes femmes certainement contagieuses qu’il avait embrassées. Dunworthy se demanda ce qu’en auraient pensé les spécialistes des Probabilités.

— Je m’y suis opposée, naturellement. « Je vous interdis de mettre la santé de mon Willy en péril de façon aussi irresponsable, ai-je dit à M. Finch. Je ne resterai pas les bras croisés pendant que mon enfant est en danger mortel ! »

Danger mortel !

— Je dois aller voir Mme Piantini, déclara-t-il.

— Vous feriez mieux de retourner vous coucher. Vous avez une mine de déterré.

Elle agita la Bible sous son nez.

— Ce qui se passe dans cet hôpital est scandaleux ! Il est inconcevable qu’on permette aux patients de baguenauder ainsi. Vous allez faire une rechute et mourir, et vous ne pourrez ensuite adresser de reproches qu’à vous-même.

Il poussa la porte et entra dans la salle.

Il s’attendait à la voir presque déserte, mais tous les lits étaient encore occupés. La plupart des malades étaient assis pour lire ou regarder des miniscopes. Un homme en fauteuil roulant était tourné vers la fenêtre et observait la pluie.

Dunworthy ne le reconnut pas immédiatement. Colin lui avait dit que Badri avait fait une rechute, mais le tech ressemblait à un vieillard. Il avait des poches sous les yeux et des rides creusaient les commissures de ses lèvres. Quant à ses cheveux, ils étaient tout blancs.

— Badri, fit-il.

L’homme se tourna.

— Monsieur Dunworthy.

— J’ignorais que vous étiez dans cette salle.

— On m’a transféré… J’ai entendu dire que vous étiez sur la voie de la guérison.

— En effet.

C’est insupportable, pensa Dunworthy. Comment allez-vous ? Mieux, merci, et vous ? Moi également. Bien sûr, le moral n’est pas au beau fixe mais c’est tout à fait normal, après une grippe.

Badri fit pivoter le siège vers la fenêtre et Dunworthy se demanda si ces banalités ne l’irritaient pas autant que lui.

— J’ai fait une erreur, lorsque j’ai saisi à nouveau les coordonnées.

Il aurait dû répondre : « Vous étiez malade, vous aviez de la fièvre », rappeler que la confusion mentale était un des premiers symptômes de cette grippe. Lui dire : « Ce n’est pas votre faute. »

— Je n’avais pas conscience de ce qui se passait, précisa Badri en épluchant sa robe de chambre comme il l’avait fait avec la couverture sous l’emprise de la fièvre. J’ai eu des migraines toute la matinée, mais j’ai poursuivi mon travail. J’aurais dû comprendre que quelque chose clochait et annuler le transfert.

Et moi, j’aurais dû refuser de la guider dans ses recherches, insister pour qu’il y ait des contrôles préalables, imposer à Gilchrist de rouvrir le passage.

— Je me reproche de ne pas avoir utilisé le transmetteur le jour où vous êtes tombé malade, ajouta Badri. Sans attendre la date du rendez-vous.

Dunworthy regarda le mur. Il n’y avait aucun moniteur, on ne surveillait même plus la température du tech. Pouvait-il ignorer que Gilchrist avait coupé l’alimentation de l’appareil ? L’avait-on caché à cet homme comme on lui avait tu la mort de Mary ?

— Ils ont refusé de signer mon bon de sortie. J’aurais dû les obliger à accepter.

Je dois l’en informer, se dit Dunworthy. Mais il n’en trouva pas le courage et il resta à observer le tech qui triturait la ceinture de sa robe de chambre.

— Mlle Montoya m’a fait part des probabilités, ajouta Badri. Croyez-vous que Kivrin est morte ?

Je l’espère, pensa-t-il. J’espère que le virus l’a tuée avant qu’elle n’ait pris conscience que nous l’avions abandonnée.

— Ce n’est pas votre faute, dit-il enfin.

— J’ai ouvert la porte temporelle deux jours plus tard. Elle avait dû entre-temps se lasser d’attendre.

— Quoi ?

— J’ai demandé à sortir le six et dû attendre deux jours leur feu vert. Ensuite, j’ai immédiatement utilisé le transmetteur. Mais elle n’était plus au point de rendez-vous.

— De quoi parlez-vous ? Gilchrist a arrêté l’appareil.

Le tech leva les yeux sur lui.

— J’ai utilisé la sauvegarde.

— Quelle sauvegarde ?

— Les coordonnées que j’ai fournies au transmetteur de Balliol, voyons, répondit Badri, l’air surpris. Vous étiez si inquiet que j’ai décidé de prendre des précautions supplémentaires, au cas où il se produirait un pépin. Je suis passé vous en parler le mardi après-midi, mais vous étiez absent. Je vous ai laissé un mot pour vous informer que j’avais des choses à vous dire.

— Un mot…

— Le labo était ouvert. J’en ai profité pour saisir toutes les informations dont je disposais.

Dunworthy sentait ses jambes flageoler. Il s’assit sur le lit.

— J’ai voulu vous le dire de vive voix, mais j’étais alors trop mal en point pour que mes propos soient compréhensibles.

Dunworthy avait perdu plusieurs jours pour essayer de convaincre Gilchrist de rouvrir le laboratoire, chercher Basingame, attendre que Polly Wilson eût découvert un moyen d’accéder à l’ordinateur de l’Université, alors que toutes les données nécessaires étaient stockées dans un fichier du transmetteur de Balliol. « Le labo est-il ouvert ? » avait demandé Badri dans son délire. « Sauvegarde », il avait prononcé le mot.

— Pourriez-vous remettre ça ?

— Naturellement, mais même si elle n’a pas contracté la peste…

— Elle a été vaccinée, l’interrompit Dunworthy.

— … elle ne sera plus là. Une semaine s’est écoulée, depuis la date du rendez-vous. Elle ne nous attend plus.

— Un autre historien pourrait-il emprunter la même porte temporelle ?

— Dans quel but ?

— Partir à sa recherche. Est-il possible d’aller la rejoindre dans le passé ?

— Je l’ignore.

— Combien de temps vous faudrait-il pour tout préparer ?

— Deux heures au maximum, vu que les coordonnées temporelles et spatiales ont déjà été saisies. Cependant, je ne pourrais pas vous dire quelle sera l’importance du décalage.

La porte de la salle s’ouvrit sur Colin.

— Vous voilà enfin ! L’infirmière m’a appris que vous étiez allé vous promener, mais je n’arrivais pas à vous trouver. J’ai pensé que vous vous étiez perdu.

Il vint prendre le bras de Dunworthy, pour l’aider à se lever.

— Elle veut que je vous reconduise dans votre chambre. Elle dit que vous ne devez pas vous fatiguer.

Il le guida vers la porte. Dunworthy s’arrêta sur le seuil pour demander à Badri :

— Quel appareil avez-vous utilisé, le huit ?

— Le nôtre. Je craignais que le transmetteur de Brasenose n’ait été endommagé lorsque Gilchrist a coupé l’alimentation et je n’avais pas le temps de lancer une vérification des systèmes.

Colin poussa le battant.

— La vieille chouette va prendre son service dans une demi-heure. Je suppose que vous ne tenez pas à ce qu’elle vous voie debout. Je suis désolé de ne pas être passé plus tôt. J’ai dû aller chercher les programmes de vaccination à Godstow.

Dunworthy s’appuya au chambranle. Le décalage risquait d’être très important, le tech était cloué dans une chaise roulante et il n’était quant à lui même pas certain de pouvoir marcher jusqu’au bout du couloir. Lorsque Badri lui avait dit : « Vous étiez si inquiet », il s’était imaginé qu’il se référait à la seconde saisie des données alors qu’il voulait en fait préciser : « J’ai fait une sauvegarde. » Une sauvegarde !

— Ça va ? s’enquit Colin. Vous ne faites pas une rechute, au moins ?

— Non.

— Avez-vous demandé à M. Chaudhuri s’il pouvait procéder à un nouveau relèvement ?

— Ce serait inutile. Il dispose d’une sauvegarde.

— Une sauvegarde ? Un double de toutes les données ?

— Oui.

— Vous pourrez donc la secourir ?

Il s’arrêta pour prendre appui sur une civière.

— Je ne sais pas.

— Je vais vous aider. Que voulez-vous que je fasse ? Je peux aller vous chercher des trucs. Vous n’aurez pas à vous fatiguer.

— Nous risquons d’échouer, à cause du décalage…

— Mais vous essaierez, hein ?

Sa poitrine se comprimait à chaque pas et Badri avait déjà fait une rechute. Et même s’ils tentaient l’expérience, le transmetteur refuserait peut-être de l’envoyer lui aussi dans le passé.

— Oui, je vais essayer.

— Apocalyptique ! commenta Colin.


EXTRAIT DU GRAND LIVRE
(078926–079064)

Dame Imeyne, mère de Guillaume d’Iverie.


(Pause)

Rosemonde se meurt. Je ne sens plus son pouls et sa peau est jaunâtre et cireuse, ce qui est mauvais signe. Agnès mène un âpre combat contre la maladie. Elle n’a toujours ni bubons ni vomissements, ce qui est encourageant. Eliwys a dû couper ses cheveux. Elle les tirait constamment, en me criant de venir les lui tresser.


(Pause)

Roche a donné l’extrême-onction à Rosemonde. Elle n’a naturellement pas pu se confesser. Agnès semble aller un peu mieux, bien qu’elle ait eu des saignements de nez il y a peu. Elle a réclamé sa clochette.


(Pause)

Salope ! Je ne le laisserai pas l’emporter. Elle n’est qu’une enfant. Mais c’est ta spécialité, pas vrai ? Le massacre des Innocents. Tu as déjà tué le bébé de l’intendant, le chiot d’Agnès et le garçon qui est allé chercher de l’aide quand j’étais dans sa hutte. Ça suffit comme ça ! Non, je ne te laisserai pas l’emporter elle aussi, espèce de salope ! Je t’en empêcherai !

31

Agnès mourut le lendemain du jour de l’an. Elle réclamait toujours Kivrin.

— Elle est là, déclara Eliwys en serrant sa petite main dans la sienne. Dame Katherine est près de toi.

— Non, gémit l’enfant d’une voix rauque mais toujours puissante. Dites-lui de venir !

— Tout de suite, promit sa mère.

Elle leva les yeux sur Kivrin, pour lui demander :

— Allez chercher le père Roche.

— Que se passe-t-il ?

Le prêtre lui avait administré les derniers sacrements la veille au soir. Agnès lui avait donné des coups de pied et de poing, et depuis elle refusait de le laisser approcher.

— Êtes-vous souffrante, ma Dame ?

Eliwys secoua la tête, sans la quitter des yeux.

— Que dirai-je à mon époux, lorsqu’il rentrera ?

Elle fit reposer la main d’Agnès contre son flanc et Kivrin comprit que la fillette avait rendu son dernier soupir.

Elle fit la toilette du petit corps couvert d’hématomes bleuâtres. On aurait pu croire qu’elle avait été rouée de coups et torturée, pensa Kivrin. Puis achevée. Le massacre des Innocents.

Le surcot et la chemise d’Agnès étaient raidis par le sang et la vomissure, et ses autres vêtements avaient été déchirés en bandages longtemps auparavant. Kivrin l’emmaillota dans son manteau et alla l’enterrer en compagnie de Roche et de l’intendant.

Eliwys ne les accompagna pas.

— Je dois veiller sur Rosemonde, dit-elle quand Kivrin vint l’avertir que tout était prêt.

Cette femme ne pouvait rien faire pour sa fille aînée. Elle était inerte, comme sous l’effet d’un sortilège, le cerveau sans doute endommagé par la fièvre.

— Par ailleurs, Gawyn reviendra peut-être entretemps, ajouta-t-elle.

La température était glaciale et des panaches de condensation s’échappèrent de la bouche du prêtre et de l’intendant lorsqu’ils descendirent Agnès dans la fosse. Ils semblaient peiner, ce qui emplit Kivrin de fureur. Elle ne pèse rien, vous pourriez la soulever d’une seule main ! pensa-t-elle.

La vision de tant de tombes l’exaspérait également. Le cimetière était plein, de même que le bout de terrain consacré par Roche. Ils avaient enterré Dame Imeyne au bord du chemin et le nourrisson de l’intendant aux pieds de sa mère, bien qu’il n’eût pas encore été baptisé, mais la place allait manquer malgré tout.

Où mettrons-nous le fils cadet de l’intendant ? se demanda-t-elle avec colère. Et le clerc ? La peste noire n’a tué qu’entre un tiers et la moitié des Européens, pas leur totalité.

— Requiescat in pace. Amen, dit Roche.

L’intendant pelleta la terre pour recouvrir l’enfant.

Vous aviez raison, monsieur Dunworthy. Le blanc est trop salissant. Vous aviez d’ailleurs raison pour tout. Vous m’avez déconseillé de venir, annoncé que je serais témoin d’impensables horreurs. Éh bien, c’est fait. Mais vous n’aurez pas la satisfaction de me le rappeler car j’ignore où se situe le point de transfert et le seul individu qui détenait cette information doit également avoir cessé de vivre.

Elle n’attendit pas que l’intendant eût comblé la fosse et que le père Roche eût terminé sa petite causette amicale avec Dieu. Elle repartit en bouillant de rage contre l’humanité tout entière : l’intendant qui paraissait impatient de creuser d’autres tombes, Eliwys qui n’avait pas daigné assister à la mise en terre de sa fille, Gawyn qui n’arrivait pas. Personne ne viendra, se dit-elle. Personne.

— Katherine, appela Roche.

Elle se tourna et le vit arriver en courant, dans le halo de son haleine gelée.

— Oui ?

— Il ne faut pas renoncer à l’espoir, dit-il avec gravité.

— Pourquoi ? s’emporta-t-elle. Nous en sommes à 85 % de pertes, et ce n’est pas terminé. Le clerc se meurt, Rosemonde se meurt, et vous avez tous été exposés à la contamination. Pour quelle raison devrais-je encore entretenir un espoir ?

— Dieu ne nous a pas abandonnés. Agnès est en sécurité entre Ses bras.

En sécurité ! se dit-elle. Dans la terre, le froid, et les ténèbres. Elle leva les mains vers son visage.

— Elle est aux Cieux, là où la peste ne peut plus l’atteindre. Et l’amour de Dieu nous accompagne. Rien ne nous en privera, ni la mort, ni la vie, ni les choses présentes…

— Et à venir, compléta Kivrin.

Il toucha son épaule, avec douceur, comme pour l’oindre d’huile sainte.

— C’est Son amour qui vous a envoyée parmi nous, pour nous assister dans nos épreuves.

Il prit sa main dans la sienne et exerça une pression.

— Nous devons nous entraider, répondit-elle.

Ils restèrent ainsi une longue minute, puis Roche déclara :

— Je dois sonner la cloche, pour éloigner les Démons de l’âme d’Agnès.

Elle hocha la tête et retira sa main.

— Je vais aller voir Rosemonde, fit-elle.

Elle regagna la cour.

Eliwys lui avait annoncé qu’elle souhaitait rester au chevet de sa fille aînée, mais quand Kivrin entra dans le manoir elle ne la vit pas. Elle la trouva recroquevillée sur la paillasse d’Agnès, emmitouflée dans son manteau, les yeux rivés sur la porte.

— Ceux qui fuient l’épidémie ont dû voler son cheval, murmura-t-elle. Voilà pourquoi il tarde tant.

— Nous avons donné une sépulture à Agnès, lui dit sèchement Kivrin.

Puis elle alla voir Rosemonde.

Elle s’agenouilla à côté de la malade, qui la regarda avec gravité et lui tendit la main.

— Ma pauvre enfant, dit Kivrin, les yeux larmoyants. Comment vous sentez-vous ?

— J’ai faim. Mon père est-il rentré ?

— Pas encore. Je vais aller vous chercher du bouillon. Reposez-vous, en attendant mon retour. Vous avez été au plus mal.

Rosemonde ferma les yeux. Ils étaient moins enflés mais toujours soulignés d’hématomes.

— Où est Agnès ?

Kivrin caressa ses cheveux bruns en bataille et écarta une mèche de devant son visage.

— Elle dort.

— Tant mieux. Ainsi, je n’aurai pas à subir ses cris. Elle fait bien trop de bruit, lorsqu’elle joue.

— Je vais vous chercher de quoi vous sustenter.

Elle se dirigea vers Eliwys.

— Ma Dame, j’ai une excellente nouvelle à vous annoncer. Rosemonde s’est réveillée.

La femme se redressa sur un coude. Elle regarda sa fille, l’air absent, puis se rallongea.

Inquiète, Kivrin lui toucha le front. Elle ne put dire s’il était chaud, tant ses mains étaient glacées.

— Êtes-vous malade ?

— Non… Mais que vais-je lui dire ?

— Que Rosemonde va mieux.

Eliwys dut finalement assimiler le sens de ses propos car elle se leva et alla s’asseoir à côté de son enfant. Mais quand Kivrin revint des cuisines, elle était à nouveau recroquevillée en position fœtale sur la paillasse d’Agnès, sous son manteau doublé de fourrure.

Le sommeil de Rosemonde n’évoquait plus la mort. Elle reprenait des couleurs, bien que sa peau fût toujours tendue sur ses joues.

Eliwys dormait elle aussi. Ou feignait de dormir. Pendant l’absence de Kivrin, le clerc avait rampé hors de son lit et tenté d’escalader la barricade. Lorsqu’elle voulut le tirer vers sa paillasse, il la frappa avec violence et elle dut aller réclamer l’aide du père Roche.

L’œil droit du clerc était ulcéré. La peste le rongeait de l’intérieur et il le grattait constamment, avec ses ongles.

— Domine Jesu Christe, fidelium defunctorium de poenis infernis, déclama-t-il.

Sauvez les âmes des fidèles défunts des tourments de l’enfer.

Oui, pria Kivrin en tentant d’immobiliser ses mains. Délivrez-le immédiatement de cette torture.

Elle fouilla le panier d’herbes médicinales d’Imeyne, à la recherche d’un produit qui atténuerait la souffrance. Il n’y avait pas de poudre d’opium et elle se demanda si le pavot avait déjà été acclimaté en Angleterre au milieu du XIVe siècle. Elle trouva des pelures d’oranges desséchées qui ressemblaient un peu à des pétales de cette fleur et les mit à tremper dans de l’eau chaude, mais le clerc ne put boire cette tisane. Sa bouche n’était qu’une plaie, ses dents et sa langue disparaissaient sous une gangue de sang coagulé.

Il n’a pas mérité une chose pareille, pensa-t-elle. Il nous a apporté la peste, mais son châtiment est disproportionné. Elle pria pour cet homme, sans trop savoir ce qu’elle demandait à Dieu.

Quel que fût son vœu, il ne fut pas exaucé. Le clerc se mit à vomir une bile sombre mêlée de sang et il neigea pendant deux jours d’affilée. L’état d’Eliwys empirait, sans qu’elle eût pour autant les symptômes de la peste. Elle n’avait ni bubons, ni toux, ni vomissements, et Kivrin se demanda si elle était rongée par une maladie, le chagrin ou un épouvantable sentiment de culpabilité.

— Que lui dirai-je ? répétait-elle sans cesse. Il nous a envoyées ici pour nous mettre en sécurité.

Kivrin toucha son front. Il était brûlant. Ils vont tous y passer, pensa-t-elle. Messire Guillaume a voulu les protéger, mais ils mourront l’un après l’autre. Je dois faire quelque chose. Cependant, rien ne lui venait à l’esprit. Le seul moyen d’échapper à l’épidémie consistait à prendre la fuite. Ces femmes s’étaient réfugiées dans ce village isolé et cela n’avait rien changé à leur destin. Aller plus loin était désormais impossible, car toutes étaient malades.

Mais Rosemonde recouvrait des forces et Eliwys ne paraissait pas avoir attrapé la peste. Peut-être ont-elles une autre propriété où nous pourrions nous réfugier, se dit Kivrin. Plus au nord.

L’épidémie n’atteindrait que plus tard le Yorkshire. Elle devrait simplement veiller à rester à bonne distance des autres fuyards, pour éviter la contamination.

Elle demanda à Rosemonde si elles possédaient un manoir dans cette région.

— Non, dans le Dorset.

La peste y était déjà et Rosemonde n’aurait pu rester debout plus de quelques minutes, et encore moins monter à cheval. Même si nous avions des montures, pensa Kivrin.

— Mon père a également un pied-à-terre dans le Surrey. Nous y résidions, quand Agnès est née, précisa Rosemonde avant de la dévisager. Est-elle morte ?

— Oui.

L’enfant n’en parut pas surprise.

— Je l’entendais hurler.

Kivrin ne trouva rien à dire.

— Je présume que mon père n’est plus de ce monde, lui non plus ?

Il n’existait aucune réponse à cette question. Sans doute, pensa Kivrin. Tout comme Gawyn, qui était parti pour Bath huit jours plus tôt. Toujours fiévreuse, Eliwys avait dit dans la matinée : « Il va arriver, à présent que le temps s’améliore. » Sans grande conviction.

— La neige a pu le retarder, déclara Kivrin.

L’intendant entra et s’avança jusqu’à la barricade. Il venait chaque jour voir son fils, mais après lui avoir adressé un simple coup d’œil, il se tourna vers elles et s’appuya au manche de sa bêche pour les observer.

Son bonnet et ses épaules étaient couverts de neige, le plat de son outil mouillé. Kivrin comprit qu’il venait de creuser une nouvelle fosse. Pour qui ?

— Un autre villageois est mort ? demanda-t-elle.

— Non, fit-il.

Il fixait Rosemonde, pensif. Kivrin se leva.

— Voulez-vous quelque chose ?

Il ne parut pas assimiler le sens de sa question et reporta son attention sur l’enfant.

— Non, répondit-il avant de placer son outil sur son épaule et de sortir.

— Va-t-il préparer la tombe d’Agnès ?

— Non. Elle est déjà en terre.

— La mienne, alors ?

— Non, non ! Vous ne mourrez pas. Vous avez été très malade, mais le pire est passé. À présent, vous devez vous reposer et dormir, pour reconstituer vos forces.

Rosemonde se rallongea et ferma les yeux. Une minute plus tard, elle les rouvrait et déclarait :

— Si mon père est mort, la Couronne disposera de ma dot. Croyez-vous que Messire Bloet est toujours en vie ?

J’espère que non, se dit Kivrin. Pauvre enfant… La perspective d’une telle union contre nature l’obsède-t-elle toujours ? Le décès de cet homme serait le seul aspect positif de l’épidémie. S’il est décédé.

— N’y pensez pas. Vous devez vous reposer.

— Il arrive que le roi honore une promesse de mariage, si les deux parties concernées donnent leur accord, ajouta Rosemonde dont les mains frêles pelaient la couverture.

Les fiançailles sont rompues, pensa Kivrin. Bloet est décédé. L’envoyé de l’évêque les a tous tués.

— En cas de désaccord, le roi m’ordonnera d’épouser qui il lui plaira. Au moins Messire Bloet n’est-il pas un inconnu.

Non, se dit Kivrin avant de conclure que ce mariage eût peut-être été un moindre mal. Rosemonde pourrait devenir l’épouse d’un individu bien plus redoutable, un monstre ou un bandit. Ils étaient nombreux, à cette époque.

Le roi la donnerait à un noble auquel il devait une faveur ou dont il voulait acheter l’allégeance, par exemple un des partisans du Prince Noir qui l’emmènerait vers Dieu sait quelle destination et quel destin.

Il y avait bien pire qu’un vieillard lubrique et une belle-sœur acariâtre. Le baron Garnier n’avait-il pas mis son épouse aux fers pour vingt ans ? Le comte d’Anjou n’avait-il pas fait brûler vive la sienne ? Et Rosemonde n’avait plus ni famille ni amis pour veiller sur elle.

Je dois la conduire là où ni Bloet ni la peste ne pourront la trouver, décida-t-elle.

Mais un tel refuge n’existait pas. L’épidémie décimait Bath et Oxford. Elle descendrait au sud et à l’est en direction de Londres puis du Kent, remonterait au nord vers le Yorkshire puis traverserait à nouveau la Manche pour gagner l’Allemagne et les Pays-Bas. Elle atteindrait même la Norvège, à bord d’un bateau dont tout l’équipage serait mort à l’arrivée.

— Gawyn est-il ici ? s’enquit Rosemonde. Il faut qu’il aille à Courcy, pour annoncer à Messire Bloet que je le rejoindrai sous peu.

Eliwys se redressa sur sa paillasse.

— Gawyn ? Serait-il revenu ?

Non, se dit Kivrin. Nous ne verrons plus personne. Pas même M. Dunworthy.

Qu’elle n’ait pu aller au point de transfert était sans importance. La porte temporelle avait dû rester close, pour la simple raison qu’ils ignoraient en quelle année elle se trouvait. S’ils l’avaient su, ils seraient venus la chercher.

Le transmetteur n’avait pas fonctionné correctement. M. Dunworthy redoutait de l’envoyer si loin dans le passé sans un contrôle préalable des paramètres. « Il peut y avoir des complications imprévisibles », avait-il dit. Un de ces imprévus avait faussé ou effacé le relèvement et ils la recherchaient en 1320. J’ai raté le rendez-vous de près de trente ans, se dit-elle.

— Gawyn ? répéta Eliwys en essayant de se lever.

Elle en fut incapable. Son état empirait, bien qu’elle n’eût aucun des symptômes de la peste. Quand la neige s’était mise à tomber, elle avait dit avec soulagement : « Il ne viendra pas avant la fin de cette tempête. » Puis elle s’était assise à côté de Rosemonde. Mais dans l’après-midi une forte fièvre l’avait contrainte à se rallonger.

Roche l’entendit en confession. Il était rompu de fatigue. Comme eux tous. Ils s’endormaient sitôt qu’ils s’asseyaient. Quand l’intendant était revenu voir son fils, il avait ronflé, debout contre la barricade. Kivrin avait sommeillé tout en alimentant le feu et s’était brûlé la main.

Nous ne pouvons pas continuer ainsi, pensa-t-elle en regardant le prêtre. Il mourra d’épuisement. Il contractera la peste.

Je dois les emmener loin d’ici. L’épidémie n’a pas frappé tout le pays. Des villages y ont échappé. Le fléau a sauté la Pologne et la Bohème, et il a épargné quelques régions d’Écosse.

— Agnus dei, qui tollis peccata mundi, miserere nobis, dit le père Roche d’une voix douce.

Et elle renonça à l’espoir.

Cet homme n’abandonnerait jamais ses ouailles. Les chroniqueurs de l’époque parleraient des prêtres qui refusaient de donner les derniers sacrements aux mourants pour se cloîtrer dans leur église, lorsqu’ils n’avaient pas pris la fuite. Elle se demanda dans quelle mesure ces récits ne donnaient pas de la situation une vision aussi erronée que les statistiques.

Mais même si elle trouvait un moyen de les éloigner du danger, Eliwys voudrait rester ici pour attendre Gawyn et son époux, convaincue qu’ils ne tarderaient guère à présent que la neige avait cessé de tomber.

Quand le prêtre remporta l’huile et le viatique, Eliwys se redressa pour interroger Kivrin.

— Le père Roche est-il allé à leur rencontre ? Ils arriveront sous peu. Ils ont dû faire un détour par Courcy, afin de mettre Messire Bloet en garde. Il n’habite qu’à une demi-journée de voyage d’ici.

Puis elle lui demanda de déplacer sa paillasse en face de la porte.

Kivrin modifiait la barricade afin de protéger Eliwys des courants d’air quand le clerc poussa un cri et fut pris de convulsions. Il avait des spasmes et un horrible rictus déformait son visage.

— Non ! s’emporta Kivrin qui essayait de glisser une cuiller entre ses dents. N’a-t-il pas déjà souffert mille morts ?

Le corps de l’homme avait de violents soubresauts.

— Arrêtez ! sanglota-t-elle. Arrêtez !

Il s’affaissa. Elle lui ouvrit la bouche en utilisant la cuiller comme levier et un ruisselet de bave noirâtre coula de ses lèvres.

Il nous a quittés, comprit-elle. Elle regarda ses yeux mi-clos, sa face boursouflée et sombre sous une barbe naissante, ses mains serrées en poings contre ses flancs. Il n’avait plus rien d’humain et elle remonta la couverture sur sa tête, pour la dissimuler à Rosemonde que la curiosité avait incitée à s’asseoir.

— Est-il décédé ? demanda-t-elle.

— Oui. Dieu soit loué ! Je dois en informer le père Roche.

— Ne me laissez pas seule.

— Il y a votre mère, et le fils de l’intendant. Je n’en aurai que pour quelques minutes.

— J’ai peur.

Moi aussi, pensa Kivrin. Bien que mort, le clerc semblait toujours connaître les affres de son agonie, les tourments de l’enfer.

— Ne m’abandonnez pas !

— Je dois avertir le père Roche, déclara Kivrin.

Mais elle s’assit entre le cadavre et Rosemonde et attendit que cette dernière se fût endormie pour aller chercher le prêtre.

Il n’était ni dans la cour ni dans les cuisines. La vache, qui mangeait du foin dépassant de la porcherie, la suivit sur le terrain communal.

L’intendant était encore dans le cimetière. Il creusait une nouvelle fosse, la poitrine au niveau du sol enneigé. Il sait déjà, se dit-elle. Puis elle prit conscience que c’était impossible et son cœur s’emballa.

— Où est le père Roche ? cria-t-elle.

Mais l’homme ne répondit pas. Il ne la regarda même pas. La vache approcha en meuglant.

— Va-t’en, lui intima Kivrin avant de courir vers l’intendant.

Il était dans le terrain communal, non loin du portillon du cimetière. Elle vit juste à côté les tas de terre enneigés de deux autres excavations.

— Que faites-vous ? demanda-t-elle. À qui sont-elles destinées ?

Il lança une pelletée sur le plus proche des monticules. Les mottes gelées y tombèrent avec un bruit sourd, telles des pierres.

— Pourquoi préparez-vous ces sépultures ? Qui est mort ?

La vache donna un léger coup de corne à son épaule.

— Qui d’autre est mort ?

L’homme planta sa bêche dans le sol gelé.

— C’est la fin du monde, mon garçon, dit-il en appuyant avec le pied sur le plat de l’outil.

Et Kivrin céda à la frayeur avant de comprendre qu’il n’avait pas dû la reconnaître dans sa tenue masculine.

— C’est moi, Katherine, précisa-t-elle.

Il leva les yeux et hocha la tête.

— C’est la fin des temps. Les derniers survivants ne tarderont guère à mourir.

Il se pencha, pour peser de tout son poids sur la bêche.

La vache voulut glisser sa tête sous le bras de Kivrin.

— Va t’en ! fit-elle.

Elle donna une tape sur le museau de l’animal, qui repartit en contournant les fosses. Kivrin remarqua qu’elles n’avaient pas les mêmes dimensions.

La première était normale mais la suivante faisait penser à la tombe d’Agnès, tout comme celle qu’il creusait. J’ai menti en disant à Rosemonde qu’il ne préparait pas sa sépulture, pensa-t-elle.

— Vous allez trop vite en besogne ! Votre fils et Rosemonde sont sur la voie de la guérison. Quant à Dame Eliwys, elle est simplement épuisée et minée par le chagrin. Ils ne mourront pas.

L’homme la regarda, sans manifester plus d’émotion que lorsqu’il était venu se placer derrière la barricade pour évaluer la taille de Rosemonde.

— Le père Roche dit que vous êtes venue nous aider, mais que pourriez-vous changer au Jugement dernier ? Ces tombes serviront. Tous, nous mourrons tous.

Il pesa à nouveau de tout son poids sur la bêche. La vache revint, de l’autre côté de l’excavation, la tête à la hauteur du visage de l’homme. Elle meugla devant son nez, mais il ne parut rien remarquer.

— N’en creusez plus ! Je vous l’interdis ! s’emporta-t-elle.

Il n’en fit aucun cas.

— Il n’y aura plus de morts. Selon les estimations les plus pessimistes, la peste noire n’a été fatale qu’à la moitié des contemporains. Nous avons dépassé notre quota.

Il continua son ouvrage.


Eliwys rendit l’âme pendant la nuit et l’intendant agrandit la fosse qu’il avait destinée à Rosemonde. Après ce nouvel enterrement, Kivrin constata qu’il avait commencé une autre excavation.

Je dois les emmener loin d’ici, se dit-elle. Je dois les conduire en sécurité.

Car les bacilles grouillaient dans leurs vêtements, les draps et les couvertures, l’air qu’ils respiraient. Et même s’ils étaient par miracle épargnés, la peste balaierait tout l’Oxfordshire au printemps et emporterait messagers, villageois et émissaires de l’évêque. Elle ne pouvait les laisser là.

L’Écosse, pensa-t-elle en regagnant le manoir. Le nord du pays. L’épidémie n’ira pas aussi loin. Le fils de l’intendant monterait l’âne et ils improviseraient une civière pour Rosemonde.

Rosemonde qui avait trouvé la force de s’asseoir.

— Le fils de l’intendant vous a appelée, dit-elle dès qu’elle la vit entrer.

Il avait vomi de la bave sanguinolente. Sa paillasse en était couverte, et quand Kivrin fit sa toilette, il n’eut pas la force de redresser la tête. Même si Rosemonde avait pu monter à cheval, il en eût été incapable. Son état interdisait tout déplacement.

Au cours de la nuit, elle pensa au chariot transféré avec elle dans la clairière. Si l’intendant l’aidait à le remettre en état, Rosemonde disposerait d’un moyen de transport. Elle alluma une chandelle à mèche de jonc aux braises du feu et alla dans les écuries. Balaam se mit à braire dès qu’elle ouvrit la porte, et elle entendit les bruissements d’une fuite précipitée lorsqu’elle leva la bougie.

Les malles défoncées s’empilaient contre le chariot et elle comprit que son projet serait irréalisable sitôt qu’elle les déplaça. Le véhicule était trop gros. L’âne ne pourrait le tirer. En outre, l’essieu avait disparu, chapardé par quelqu’un qui voulait réparer une haie, se chauffer, ou l’utiliser comme gourdin pour assommer la peste, se dit-elle.

La nuit était noire, lorsqu’elle ressortit. Les étoiles scintillaient dans le ciel comme le soir de Noël et elle se rappela Agnès, endormie contre son épaule, la clochette glissée dans le ruban noué autour de son poignet, les cloches qui sonnaient le glas du Démon. Prématurément, pensa-t-elle. Le Démon n’est pas mort. Il se déchaîne sur le monde.

Elle resta longtemps éveillée, afin de chercher une autre solution. Il devait être possible de construire une sorte de travois que la bête de somme tirerait sans peine si la neige n’était pas trop profonde. Ils pourraient aussi placer les deux enfants sur l’âne et emporter leurs bagages sur leur dos.

Elle s’endormit finalement, pour s’éveiller presque aussitôt. Tout au moins le supposa-t-elle. Le jour ne s’était pas levé et Roche se penchait vers elle. Eclairé en contre-plongée par le feu mourant, son visage était aussi patibulaire que dans la clairière, lorsqu’elle l’avait pris pour un bandit de grand chemin. Dormant toujours à moitié, elle leva la main pour caresser avec douceur la joue du prêtre.

— Dame Katherine, fit-il, ce qui acheva de l’éveiller.

Rosemonde est morte, pensa-t-elle. Elle se tourna, mais l’enfant avait un sommeil paisible.

— Que se passe-t-il ? Êtes-vous malade ?

Il secoua la tête, ouvrit la bouche, la referma.

— Aurions-nous de la visite ?

Une autre dénégation muette, pendant qu’elle se levait.

Il ne peut y avoir un nouveau cas de peste, étant donné que nous sommes les seuls survivants. Elle regarda le lit improvisé de l’intendant. L’homme avait disparu.

— L’intendant ?

— Son fils est mort, dit Roche d’une voix étrange.

Leric n’était plus sur sa paillasse, lui non plus.

— J’allais à l’église dire les matines quand… Non, il faut le voir pour le croire.

Il repartit vers la porte. Kivrin ramassa sa couverture en lambeaux et le suivit d’un pas rapide.

Il ne devait pas être plus de six heures. Le soleil pointait à l’horizon et teintait en rose le ciel nuageux et la neige. Roche disparaissait déjà dans l’allée qui menait au terrain communal. Kivrin jeta la couverture sur ses épaules et courut derrière lui.

La vache était retournée devant l’enclos des porcs et tendait le cou dans une brèche de la clôture pour happer et mâchonner des brins de paille. Kivrin battit des mains et lui ordonna :

— File !

Le ruminant vint vers elle en meuglant.

— Désolée, mais je n’ai vraiment pas le temps de te traire.

Elle poussa son arrière-train, pour dégager le passage.

Roche avait atteint le centre du terrain, lorsqu’elle le rattrapa.

— Qu’y a-t-il ? Dites-le-moi, bon sang !

Il ne s’arrêta pas, il ne lui accorda pas un regard. Il obliquait vers l’alignement de tombes et elle pensa avec soulagement que l’intendant avait dû enterrer son fils sans l’attendre.

Il avait comblé la petite fosse et terminé de creuser la sépulture destinée à Rosemonde, ainsi qu’une troisième excavation aux dimensions plus importantes d’où dépassait le manche d’une pelle.

Mais Roche ne se dirigea pas vers la tombe de Leric. Il s’arrêta au bord du dernier trou et répéta :

— J’allais à l’église dire les matines…

Kivrin baissa les yeux.

Tout laissait supposer que l’intendant avait voulu s’enterrer vivant. Cependant, la place manquait et il avait dû poser son outil pour faire tomber la terre avec les mains. Il en tenait encore une grosse motte dans ses doigts gelés.

Ses jambes ensevelies avaient quelque chose d’obscène, comme s’il prenait un bain.

— Nous devons lui donner une sépulture décente, déclara-t-elle.

Elle tendit le bras vers la pelle.

Roche secoua la tête.

— C’est un terrain consacré.

Il pensait donc que l’intendant s’était suicidé.

C’est sans importance, estima-t-elle. Mais la foi de Roche n’avait pas été ébranlée par les abominations dont ils étaient témoins. Le prêtre allait à l’église pour dire les matines, lorsqu’il avait découvert le cadavre. Et il continuerait de prier jusqu’à sa propre mort sans rien trouver d’incongru à ses prières.

— C’est la maladie, déclara Kivrin sans être certaine de dire la vérité. La peste septicémique. Elle infecte le sang.

Roche la regardait, sans comprendre.

— Il a dû tomber malade pendant qu’il creusait, ajouta-t-elle. Le sang empoisonné est monté dans son cerveau. Il n’avait plus tous ses esprits.

— Comme Dame Imeyne, fit-il, paraissant soulagé.

Et elle comprit qu’en dépit des lois de l’Église il avait souhaité donner une sépulture chrétienne à cet homme.

Elle l’aida à allonger le corps. Il était déjà raide et ils n’essayèrent pas de modifier sa position ou de l’envelopper d’un linceul. Roche déposa un linge noir sur son visage et ils se relayèrent pour pelleter les blocs de terre gelée qui tombaient avec des bruits sourds.

Sans aller chercher ses vêtements sacerdotaux et son missel, Roche récita les prières des morts devant les tombes de Leric et de son père. Debout à son côté, les mains jointes, Kivrin pensa : L’intendant n’avait plus tous ses esprits. Cet homme a mis en terre sa femme et ses six enfants, tous ses amis, et même s’il n’a pas agi sous l’emprise de la fièvre, s’il est descendu dans la fosse et s’est laissé mourir de froid, il a été lui aussi victime de la peste.

Il eût été injuste de l’enterrer dans un sol non consacré. Le simple fait de l’enterrer était d’ailleurs injuste. Mais il représentait un obstacle pour notre départ vers l’Écosse, conclut-elle. Et son soulagement l’emplit de honte.

Plus rien ne nous retient ici, désormais. Elle regarda la tombe que l’intendant avait creusée pour Rosemonde. Elle montera sur l’âne et nous porterons les provisions et les couvertures, le père Roche et moi. Elle leva les yeux vers le ciel. À présent que le soleil brillait dans le ciel, les nuages étaient moins sombres et moins menaçants. Ils se dissiperaient sans doute dans la matinée. S’ils partaient de bonne heure, ils seraient sortis de la forêt à midi et atteindraient la route d’York dans la soirée.

— Agnus dei, qui tollis peccata mundi, dona eis requiem.

Nous devrons prendre de l’avoine pour l’âne, une hache pour couper du bois… des couvertures.

Roche termina ses prières.

— Dominus vobiscum et cum spiritu tuo. Requiescat in pace. Amen.

Il partit vers le clocher.

Ce n’est pas le moment, pensa Kivrin. Mais elle regagna le manoir pour préparer leurs bagages pendant qu’il sonnerait le glas. À son retour, elle lui exposerait ses projets puis ils chargeraient l’âne et partiraient. Elle traversa la cour d’un pas rapide et entra dans la demeure. Ils devraient également emporter des braises pour allumer un feu, ainsi que les herbes médicinales d’Imeyne.

Rosemonde dormait toujours. C’était bon signe. L’éveiller avant qu’ils ne soient prêts au départ eût été sans objet. Kivrin alla sur la pointe des pieds prendre le panier. Elle vida son contenu puis le posa près du feu et retourna vers la porte.

Rosemonde s’assit sur sa paillasse.

— Vous n’étiez pas là, à mon réveil, fit-elle sur un ton de reproche. J’ai craint que vous n’ayez décidé de partir.

— Nous allons tous partir, répondit Kivrin en se penchant vers elle. Pour l’Écosse. Reposez-vous en prévision du voyage. Je n’en aurai pas pour longtemps.

— Où allez-vous ?

— Chercher des provisions dans les cuisines. Avez-vous faim ? Je peux vous rapporter du gruau. En attendant, reposez-vous.

— La solitude me terrifie. Ne pourriez-vous pas rester un moment près de moi ?

Je n’en ai pas le temps, se dit-elle.

— Je reviens tout de suite. Le père Roche n’est pas loin, lui non plus. Il est dans le clocher, ne l’entendez-vous pas ? Je n’en aurai pas pour longtemps. D’accord ?

Elle accompagna ses propos d’un large sourire et Rosemonde acquiesça à contrecœur.

Elle sortit en courant. Roche sonnait toujours le glas. Vite ! se dit-elle. Le temps presse. Elle explora les placards des cuisines et entassa les victuailles sur la table. Elle trouva un fromage et de nombreux pains plats qu’elle empila comme des assiettes au fond d’un sac.

Elle rapportait le tout vers le puits lorsqu’elle vit Rosemonde sur le seuil du manoir, appuyée au chambranle de la porte.

— Je voudrais aller m’asseoir dans les cuisines, afin d’être près de vous, dit-elle.

Elle avait enfilé sa cotte et ses chaussures, mais elle frissonnait déjà.

— Il fait trop froid, là-bas, rétorqua Kivrin en allant la rejoindre. Et vous devez vous reposer.

— Quand vous n’êtes pas près de moi, j’ai trop peur de ne jamais vous revoir.

— Je ne suis pourtant pas loin.

Elle entra prendre le manteau de Rosemonde et des fourrures.

— Asseyez-vous ici, sur les marches.

Elle la couvrit du vêtement puis empila les couvre-lits autour d’elle.

— Ça ira ?

Le bijou offert par Messire Bloet était agrafé au manteau. Rosemonde le manipula avec maladresse, tant ses mains tremblaient.

— Irons-nous à Courcy ?

Kivrin épingla la broche. Io suiicien lui dami amo. « Je représente l’être aimé. »

— Nous partons pour l’Écosse. La peste n’ira pas aussi loin.

— Croyez-vous que mon père est mort ? Ma mère disait qu’il avait été retardé, que mes frères devaient être malades, et qu’il nous rejoindrait dès qu’ils se seraient rétablis.

— Ce n’est pas à exclure. Nous lui laisserons une lettre, pour qu’il sache où nous sommes.

Rosemonde secoua la tête.

— S’il était en vie, il serait venu me chercher.

Kivrin plaça une fourrure sur ses frêles épaules.

— Je dois aller prendre des provisions pour la route.

Rosemonde hocha la tête et Kivrin retourna dans les cuisines. Il y avait un sac d’oignons, et un de pommes. Les fruits étaient ratatinés et pour la plupart talés, mais elle les porta à l’extérieur. Non seulement ils ne nécessitaient pas de cuisson mais ils auraient besoin de vitamines pour tenir jusqu’au printemps.

— En voulez-vous une ? demanda-t-elle à Rosemonde.

— Oui.

Elle chercha une pomme bien saine, la frotta sur son haut-de-chausses en cuir et la lui apporta. Elle sourit en se rappelant combien elle avait trouvé leur goût agréable, lorsqu’elle était malade.

Mais Rosemonde s’en désintéressa après la première bouchée. Elle s’adossa au chambranle et regarda le ciel, en écoutant le glas.

Kivrin entra pour trier les pommes sur la grande table. Elle ne prenait que les plus belles et se demandait quelle charge l’âne pourrait transporter. Ils devraient emporter de l’avoine, car l’herbe serait rare. Une fois en Écosse, il y aurait des bruyères. Se munir d’outres d’eau serait inutile. Les ruisseaux étaient nombreux. Mais ils auraient besoin d’un récipient pour la faire bouillir.

— Les vôtres ne sont pas venus vous chercher, dit Rosemonde.

Kivrin leva la tête. Ils l’ont fait, mais je n’étais pas au rendez-vous, se dit-elle.

— Non.

— Pensez-vous qu’ils ont été victimes de la peste ?

— Non.

Au moins n’ont-ils pas eu à affronter une épidémie.

— Quand j’irai chez Messire Bloet, je ne manquerai pas de l’informer de tout ce que vous avez fait pour nous. Je lui demanderai qu’il vous autorise à rester à mes côtés. Le père Roche également. J’ai le droit d’avoir des serviteurs et un aumônier personnels.

— Merci, dit solennellement Kivrin.

Elle posa le sac de belles pommes à côté de celui qui contenait le fromage et le pain. La cloche se tut, et l’écho du dernier coup résonna dans l’air glacé. Elle prit le seau et alla tirer de l’eau dans le puits. Elle préparerait un gruau auquel elle ajouterait les morceaux sains des fruits blets. Ils auraient besoin d’une nourriture consistante, pour le voyage.

La pomme de Rosemonde roula devant ses pieds et s’arrêta à la base du puits. Elle se baissa pour la ramasser. La peau rouge ratatinée portait la marque d’une seule morsure. Elle l’essuya sur son justaucorps puis se tourna pour la rendre à l’enfant.

Dont la main s’était figée alors qu’elle la tendait pour rattraper le fruit.

— Oh, non ! s’exclama Kivrin.


EXTRAIT DU GRAND LIVRE
(079110–079239)

Nous partons pour l’Écosse, le père Roche et moi. Je présume qu’il est sans objet de vous faire un rapport dont vous ne prendrez probablement jamais connaissance. Mais il n’est pas à exclure qu’un chercheur trouve un jour l’enregistreur dans une lande écossaise et si cela se produit je tiens à ce que vous puissiez apprendre ce qui nous est arrivé.

J’ai conscience que fuir n’est pas une solution, mais je dois sauver le père Roche. Le manoir est contaminé — la literie, les vêtements, l’air ambiant — et les rats grouillent de toutes parts. J’en ai vu un dans l’église, lorsque je suis allée chercher l’aube et l’étole du prêtre pour l’enterrement de Rosemonde. Et même s’il échappe à tous ces dangers, la peste nous cerne et je ne pourrai jamais le convaincre de rester en ce lieu. Il brûle du désir d’aller aider son prochain.

Nous éviterons les routes et les villages. Notre réserve de nourriture est suffisante pour une semaine, et nous serons alors assez loin pour pouvoir acheter des provisions dans une ville. Le clerc avait sur lui une bourse pleine de pièces d’argent. Et ne vous inquiétez pas. Tout se passera bien. Comme le disait M. Gilchrist : « Nous avons tout prévu. »

32

« Apocalyptique » devait être le qualificatif qui convenait le mieux à son projet de sauvetage temporel. Quand Colin le reconduisit dans sa chambre, Dunworthy était épuisé et à nouveau fiévreux.

— Reposez-vous, dit l’enfant en l’aidant à s’allonger. Vous risquez une rechute, si vous allez là-bas.

— Je dois m’entretenir avec Badri. Et Finch.

— Je me charge de tout, promit Colin.

Il s’éclipsa sans perdre de temps. Il lui faudrait obtenir un bon de sortie tant pour Dunworthy que pour Badri, et trouver quelqu’un capable d’assurer un soutien médical si Kivrin était malade. Dunworthy devrait en outre se faire vacciner contre la peste. Il se demanda au bout de combien de jours la protection était totale. Mary avait fait les piqûres à Kivrin lors de l’implantation de l’enregistreur, deux semaines avant le transfert. Mais peut-être n’était-il pas nécessaire d’attendre aussi longtemps pour être immunisé.

L’infirmière vint relever sa température.

— Je termine mon tour de garde, annonça-t-elle en jetant un coup d’œil à son moniteur corporel.

— Et moi, est-ce que je sortirai bientôt ?

— Sortir ? fit-elle, surprise. Seigneur, vous devez vous sentir bien mieux.

— C’est exact. Alors ?

— Il existe une sacrée différence entre faire quelques pas dans un couloir et pouvoir rentrer chez soi, dit-elle en réglant le débit de la perfusion. Évitez de faire du zèle.

Elle le laissa et Colin revint, avec Finch et Le Temps des Chevaliers.

— J’ai pensé que ça pourrait vous être utile, pour les costumes et le reste. Bon, je vais chercher Badri.

Il posa le livre sur les jambes de Dunworthy et ressortit en trombe.

— Je vous trouve bien meilleure mine, monsieur, déclara Finch. J’en suis positivement ravi. Nous avons grand besoin de vous, à Balliol. À cause de Mme Meager. Elle nous accuse d’avoir miné la santé de son William. Elle dit que la tension nerveuse et la lecture de Pétrarque l’ont anémié. Elle menace de déposer une plainte auprès du recteur.

— Qu’elle le fasse, si elle réussit à trouver Basingame. Je veux savoir au bout de combien de temps le vaccin contre la peste est efficace. Par ailleurs, il faut préparer notre labo pour un transfert.

— Nous l’utilisons comme entrepôt. Nous y stockons le ravitaillement que nous venons de recevoir de Londres. Naturellement, ils ont oublié le papier hygiénique alors que j’avais bien précisé…

— Déménagez tout dans le réfectoire. Je veux que le transmetteur soit opérationnel le plus tôt possible.

Colin ouvrit la porte d’un coup de coude et poussa la chaise roulante de Badri dans la chambre, en utilisant un bras et un genou pour retenir le battant.

— J’ai dû le passer en douce devant la sœur de garde, dit-il, essoufflé.

Il dirigea le fauteuil vers le lit.

— Je veux…

Dunworthy s’était interrompu en dévisageant le tech. Non, son projet était irréalisable. Cet homme n’était pas en état de se charger d’un transfert. Le simple fait d’avoir été poussé jusque-là l’avait épuisé, et c’était à présent la poche de sa robe de chambre qu’il triturait.

— J’ai préparé la liste du matériel nécessaire, déclara Badri d’une voix qui traduisait de la lassitude mais avait perdu ses accents de désespoir. Il nous faudra également des autorisations pour procéder à votre transfert et à la récupération de Kivrin.

— Et les tarés qui manifestaient aux portes de Brasenose ? Ne vont-ils pas intervenir ?

— Non, ils sont allés s’installer devant le siège du National Trust pour réclamer la fermeture du chantier archéologique.

Parfait, se dit Dunworthy. Occupée à défendre son cimetière, Montoya ne pensera pas à se mêler de nos affaires.

— De quoi d’autre aurez-vous besoin ? demanda-t-il à Badri.

— Tout est là, répondit le tech.

Il remit une liste à Dunworthy, qui la tendit à son secrétaire en précisant :

— Il nous faudra également une assistance médicale pour Kivrin. Et je veux disposer d’un téléphone dans cette chambre.

Finch lut la feuille et se renfrogna.

— Ne me dites pas que nous sommes à court d’un de ces articles, lui lança Dunworthy. Empruntez ou volez ce que nous n’avons pas.

Il se tourna vers Badri.

— Que faudra-t-il encore ?

— Sortir de cet hôpital. Et je crains que ce soit le plus difficile.

— Il a raison, intervint Colin. La vieille chouette ne vous lâchera jamais.

— Qui est votre médecin ? demanda Dunworthy.

— Le docteur Gates, mais…

— Nous devons lui faire comprendre que c’est une urgence.

Badri secoua la tête.

— Il ne faut surtout pas lui révéler nos projets. J’ai réussi à le convaincre de me laisser sortir pour utiliser le transmetteur, pendant que vous étiez malade. Il a accepté malgré ses réticences, et c’est alors que j’ai fait cette rechute…

— Êtes-vous certain de pouvoir vous charger du transfert ? Andrews viendra peut-être, à présent que l’épidémie est sous contrôle.

— Le temps presse, et tout est ma faute. M. Finch pourrait contacter un autre médecin.

— Et aller dire au mien que je dois lui parler, approuva Dunworthy.

Il tendit la main vers le livre de Colin.

— Il me faudra également un costume d’époque.

Il feuilleta l’ouvrage, à la recherche d’une illustration de tenue médiévale.

— Pas de fermeture à glissière, pas de boutons.

Il trouva une image de Boccace et la montra à son secrétaire.

— Il est peu probable que le Vingtième puisse nous fournir quoi que ce soit. Téléphonez à la Société d’Art Dramatique et demandez aux costumiers s’ils n’auraient pas quelque chose qui conviendrait.

— Je ferai de mon mieux, monsieur, dit Finch en lorgnant le dessin avec doute.

La porte s’ouvrit brusquement sur la religieuse qui les chargea en bouillant de rage.

— Vous êtes un irresponsable, monsieur Dunworthy, gronda-t-elle d’une voix qui avait dû être à l’origine de nombreux arrêts cardiaques. Si vous vous fichez de votre santé, ne compromettez pas le rétablissement de nos autres patients.

Elle riva sur Finch un regard lourd de menaces.

— M. Dunworthy ne recevra plus de visites.

Puis elle se tourna vers Colin et lui fit lâcher les poignées du fauteuil roulant de Badri.

— À quoi jouez-vous, monsieur Chaudhuri ?

Elle fit pivoter si brusquement le siège que la force centripète projeta la tête du tech en arrière.

— Vous avez déjà fait une rechute. Je ne vous laisserai pas commettre d’autres imprudences.

Elle le poussa dans le couloir.

— Je vous avais bien dit qu’il était impossible de lui échapper, commenta Colin.

Elle rouvrit la porte et lui lança :

— Pas de visiteurs !

— Je reviendrai, promit-il avant de sortir à son tour.

Sous l’œil vigilant de la religieuse d’âge canonique qui gronda :

— Pas tant que je vivrai !

Mais il fut de retour sitôt qu’elle eut terminé sa permanence. Il venait apporter à Badri un modem qui lui permettrait de se connecter au transmetteur depuis l’hôpital et de communiquer à Dunworthy des renseignements sur le vaccin. Finch avait téléphoné au ministère de la Santé et appris qu’il fallait attendre quinze jours pour bénéficier d’une immunité totale, sept pour une protection partielle.

— Il voudrait savoir s’il doit aussi prévoir des vaccinations contre le choléra et la typhoïde.

— Nous n’en aurons pas le temps.

Une urgence qui l’obligerait également à se passer du vaccin contre la peste. Kivrin était coincée dans le passé depuis plus de trois semaines et chaque journée écoulée réduisait ses chances de survie.

Colin repartit et Dunworthy sonna l’infirmière de William. Il lui déclara qu’il voulait voir son médecin.

— Je désire rentrer chez moi, fit-il.

Elle rit.

— J’ai retrouvé ma forme. Ce matin, j’ai bouclé dix circuits complets du couloir.

Elle secoua la tête.

— Avec ce virus, les risques de rechute sont très élevés. Nous devons être très prudents. Pourquoi tenez-vous à ce point à nous quitter ? Vous n’en êtes tout de même pas à une semaine près ?

— C’est le début du trimestre, déclara-t-il avant de prendre conscience qu’il disait la stricte vérité. Informez mon médecin que je souhaite le voir.

— La réponse du docteur Warden sera la même que la mienne, l’avertit-elle.

Mais elle dut lui faire la commission car il arriva sitôt après l’heure du thé.

Ils avaient dû le trouver dans une maison de retraite, lorsqu’ils recrutaient du personnel pour tenter d’endiguer l’épidémie. Ce vieillard chancelant narra des anecdotes aussi longues qu’inintéressantes sur les conditions de travail du corps médical pendant la Pandémie et finit par conclure d’une voix chevrotante :

— De mon temps, on gardait les patients sous surveillance jusqu’à leur complet rétablissement.

Dunworthy s’abstint d’en discuter. Il attendit que ce vénérable centenaire et l’infirmière nonagénaire repartent clopin-clopant en se racontant leurs souvenirs de la guerre de Cent Ans, puis il se dota de sa perfusion portable et alla jusqu’au poste téléphonique le plus proche pour demander à Finch de lui faire un rapport.

— La sœur refuse que vous ayez un téléphone dans votre chambre, lui déclara son secrétaire. Mais j’ai aussi de bonnes nouvelles à vous annoncer. La streptomycine, la gammaglobuline et un renforcement des cellules T confèrent une immunité temporaire contre la peste douze heures après les injections.

— Voilà qui est parfait ! Trouvez un toubib qui accepte de s’en charger et d’autoriser ma sortie. Jeune, de préférence. Et envoyez-moi Colin. Le transmetteur est-il prêt ?

— Presque, monsieur. J’ai obtenu les autorisations nécessaires et je sais où me procurer un dispositif de contrôle à distance. J’étais sur le point d’aller le chercher.

Ils raccrochèrent. Dunworthy n’avait pas menti en affirmant à l’infirmière de William qu’il avait recouvré ses forces, mais il sentit rapidement une gêne au bas des côtes. Mme Meager l’attendait dans sa chambre. Elle cherchait fébrilement dans sa bible tout ce qui se rapportait aux épidémies et autres calamités.

— Luc, chapitre 11, verset 9, demanda-t-il.

Elle se plia à ses volontés.

— « Et moi je vous dis : Demandez, et l’on vous donnera, lut-elle en le lorgnant suspicieusement. Cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l’on vous ouvrira. »

Mlle Taylor passa en fin d’après-midi, munie d’un mètre de couturière.

— Colin m’a chargée de prendre vos mesures, dit-elle. La vieille harpie de faction là dehors ne le laisse pas mettre les pieds dans ce service.

Elle enroula le ruban autour de son poignet.

— Je lui ai dit que j’allais voir Mme Piantini.

Tendez le bras, merci. Elle va beaucoup mieux. Peut-être même pourra-t-elle interpréter avec nous « Quand arriva enfin mon Sauveur » de Rimbaud, le quinze. Ce concert est organisé par la Sainte Église Re-Formée, mais le M.S. a réquisitionné ses locaux et M. Finch nous a aimablement permis d’utiliser la chapelle de Balliol. Quelle est votre pointure ?

Elle nota ses mesures puis lui déclara que Colin passerait le voir le lendemain et qu’il ne devait pas s’inquiéter. Les préparatifs étaient presque achevés. Elle ressortit, sans doute pour rendre une visite à Mme Piantini, et revint peu après avec un message de Badri.

« Monsieur Dunworthy, j’ai effectué vingt-quatre contrôles de paramètres, lut-il. Tous donnent un décalage minime, dont onze de moins d’une heure et six inférieurs à cinq minutes. Je vérifie à présent les divergences pour tenter d’en déterminer la raison. »

Je la connais, pensa Dunworthy. C’est la peste noire. Le Temps impose des décalages plus ou moins importants afin que nos actions ne puissent altérer le cours de l’Histoire. S’ils sont insignifiants, cela indique qu’il ne se produira aucun anachronisme, aucune rencontre que le continuum doive interdire. Il en découle qu’il n’y a pas âme qui vive dans les parages du point de transfert. Ça signifie que la peste est passée par là et que tous les habitants de la région sont décédés.

Il ne vit pas Colin de toute la matinée et alla téléphoner à Finch après le déjeuner.

— Je n’ai trouvé aucun médecin désireux d’élargir sa clientèle, annonça son secrétaire. J’ai joint tous les praticiens d’Oxford. Bon nombre sont grippés et alités, et plusieurs…

Il n’acheva pas sa phrase, mais Dunworthy devina la suite. Plusieurs étaient morts, y compris une femme qui eût certainement accepté de le vacciner et d’autoriser leur sortie de l’hôpital.

« Grand-tante Mary n’aurait pas renoncé », avait déclaré Colin. Elle ne se serait pas laissé intimider par une vieille chouette, une Mégère et une douleur intercostale, pensa-t-il. Si elle était encore parmi nous, elle ferait tout son possible pour m’aider.

Il regagna sa chambre. La sœur avait scotché sur la porte un carton annonçant : « Visites strictement prohibées », mais elle n’était ni à son bureau ni dans la chambre. Il vit Colin apporter un gros paquet mouillé.

— La frangine est dans la salle commune, dit-il en souriant. Mme Piantini est tombée dans les pommes. Vous auriez dû voir ça. Elle a été super ! Elle aurait dû devenir comédienne, plutôt que carillonneuse.

Il tira sur les ficelles.

— L’autre infirmière vient de prendre son service, mais ne vous en faites pas. Elle est dans la lingerie avec William.

Il ouvrit le paquet. Il contenait divers vêtements, dont un long pourpoint noir, un caleçon de la même couleur qui n’avait rien de médiéval et une paire de cuissardes de femme.

— À qui avez-vous emprunté tout ça ? Une troupe théâtrale qui joue Hamlet ?

— Une adaptation de Notre-Dame de Paris. J’ai pensé à tout, même à enlever la bosse.

— Y a-t-il un manteau ? s’enquit Dunworthy en triant les effets. Dis à Finch de m’en dénicher un. Le plus ample possible, pour dissimuler tout ça.

— Entendu, répondit Colin, l’esprit ailleurs.

Il tira sur la languette de sa veste verte. Elle s’ouvrit et il la fit glisser de ses épaules.

— Alors ? Qu’en pensez-vous ?

Il s’en était mieux tiré que Finch, à l’exception des bottes en caoutchouc, anachroniques, sans doute empruntées à un amateur de jardinage. Le sarrau de toile marron et le pantalon informe gris-brun étaient identiques aux vêtements d’un serf dont il avait vu l’illustration dans Le Temps des Chevaliers.

— La braguette est automatique, précisa Colin. Mais ça ne se voit pas, sous la chemise. Je me suis inspiré du bouquin, on me prendra pour votre écuyer.

Il aurait dû le prévoir.

— Colin, tu ne peux pas m’accompagner.

— Pourquoi ? Je vous serai utile pour rechercher Kivrin. Quand ma mère égare quelque chose, elle fait toujours appel à moi pour le retrouver.

— C’est impossible. Le…

— Oh, je présume que vous allez me dresser la liste des dangers qui nous guettent au Moyen Âge, pas vrai ? Ils sont nombreux même à notre époque. Prenons grand-tante Mary. Elle n’aurait pas pu faire une plus triste fin au XIVe siècle, non ? J’ai déjà effectué un tas de missions sacrément risquées. J’ai apporté des médicaments aux malades, placardé des affiches dans tous les services. Quand vous étiez dans le cirage, j’ai réalisé des exploits qui défient l’imagination…

— Colin…

— En outre, vous êtes bien trop vieux pour partir tout seul. Et grand-tante Mary m’a chargé de veiller sur vous. Elle se retournerait dans sa tombe, si vous faisiez une rechute.

— Colin…

— Quant à ma mère, elle se fiche de ce qui peut m’arriver.

— Pas moi. Je ne peux l’emmener.

— Alors, je vais rester une fois de plus ici à me ronger les sangs, grommela-t-il, amer. On ne me tiendra au courant de rien. Je ne saurai même pas si vous êtes toujours en vie. C’est trop injuste.

Il récupéra sa veste.

— Je sais.

— Est-ce que je pourrai au moins assister à votre départ ?

— Bien sûr que oui.

— Je pense toujours que vous devriez m’autoriser à vous accompagner. Je vous laisse votre costume ?

— Non, la sœur me le confisquerait.

— Qu’est-ce que vous traficotez, vous deux ? demanda Mme Meager.

Ils sursautèrent. Elle entra, Bible au poing.

— Colin procède à une collecte de vieux vêtements pour les gens qui sont bloqués à Oxford, improvisa Dunworthy en aidant Colin à remballer les effets.

— Porter les affaires des autres est un excellent moyen de propager une épidémie, fit-elle remarquer.

Colin récupéra le tout et s’éclipsa.

— Tout comme le fait de permettre à un enfant d’entrer dans la chambre d’un malade ! Savez-vous ce que je lui ai répondu, hier soir, lorsqu’il m’a proposé de me raccompagner à Balliol ? Je lui ai dit : « Je ne te laisserai pas mettre ta santé en péril pour moi ! »

Elle s’assit et ouvrit la Bible.

— L’autoriser à venir vous voir est du laxisme. Ça ne m’étonne pas, notez bien. J’ai vu comment vous dirigez Balliol. Ce Finch est devenu un vrai tyran, pendant votre absence. Hier, il a bondi sur moi tel un fauve alors que je m’étais contentée de lui demander un rouleau de papier hygiénique supplémentaire…

— Je voudrais voir William, dit Dunworthy.

— Ici ? bredouilla-t-elle. Dans un hôpital ?

Un claquement ponctua la fermeture de sa bible.

— Je vous l’interdis. Il y a encore de nombreux malades contagieux et ce pauvre Willy…

Se livre actuellement à des ébats dans la lingerie avec l’infirmière qui s’occupe d’eux, pensa-t-il.

— Dites-lui malgré tout que je souhaite le voir.

Elle brandit la Bible comme Moïse avait dû agiter les Tables de la Loi sous le nez de Pharaon lorsqu’il avait attiré sept plaies sur l’Égypte.

— Je parlerai de votre indifférence scandaleuse pour la santé de vos étudiants au recteur de la Faculté d’Histoire, gronda-t-elle avant de sortir en trombe.

Il l’entendit se plaindre dans le couloir, sans doute à la jeune infirmière car William apparut sitôt après en réordonnant sa chevelure.

— Il me faut des injections de streptomycine et de gammaglobuline, dit Dunworthy. J’aurai également besoin d’un bon de sortie de l’hôpital, tout comme Badri Chaudhuri.

Il hocha la tête.

— Je sais. Colin m’a dit que vous alliez tenter de récupérer votre historienne. Je connais une infirmière…

— Une infirmière ne peut prendre sous son bonnet de prescrire un traitement à un patient ou d’autoriser sa sortie d’un centre de soins.

— J’ai une amie aux services administratifs. Pour quand vous faut-il tout cela ?

— Le plus tôt possible.

— Je m’en charge, mais ça risque de prendre deux ou trois jours, dit-il en se dirigeant vers la porte. Au fait, j’ai rencontré cette Kivrin, un jour où elle est passée vous voir à Balliol. Elle est vraiment très jolie.

Je dois la mettre en garde contre ce don Juan, pensa Dunworthy. Ce qui lui permit de découvrir qu’il considérait désormais son sauvetage comme un fait acquis.

Il consacra l’après-midi à faire des aller et retour dans le corridor, afin de reconstituer sa musculature. On avait placé sur les portes de la salle de Badri une plaque où était écrit : « Visites strictement interdites » et la sœur le lorgnait suspicieusement sitôt qu’il passait à proximité.

Colin, trempé et essoufflé, lui apporta une paire de bottes.

— La vieille chouette a posté des gardes dans tous les coins, dit-il. M. Finch m’a chargé de vous informer que le transmetteur est prêt mais qu’il ne trouve aucun médecin pour assurer l’assistance médicale.

— Charge William de régler ce problème. Il s’occupe déjà des bons de sortie et de l’injection de streptomycine.

— Je sais. Il m’a demandé de porter un message à votre tech. Je reviens tout de suite.

Il ne réapparut pas, et William non plus. Quand Dunworthy alla téléphoner à Balliol, la religieuse l’intercepta et le raccompagna à sa chambre. Que Mme Meager fût inscrite sur la liste rouge ou en colère contre lui, toujours est-il qu’il ne la vit pas de tout l’après-midi.

Il terminait son thé quand une jolie infirmière qu’il n’avait encore jamais eu l’occasion de rencontrer entra, munie d’une seringue.

— Ma collègue a été appelée pour une urgence, dit-elle.

— Qu’est-ce que c’est ?

Elle utilisa sa main libre pour saisir quelques mots sur le clavier de la console puis se tourna vers lui.

— Streptomycine.

Elle était détendue, ce qui signifiait que William avait obtenu une autorisation. Elle poussa le piston, sourit et ressortit, sans éteindre le moniteur. Il se leva et alla lire ce qui était affiché sur l’écran.

Sa fiche médicale, identique à celle de Badri et tout aussi incompréhensible. Il lut sur la dernière ligne : « ICU 15802691 14-1-55 1805 150/RPT 1800CRS IMSTMC 4ML/q6h MS40-211-7 M. AHRENS. »

Il s’assit sur son lit. Oh, Mary !

William avait obtenu son code confidentiel, peut-être par son amie des services administratifs. Sans doute submergés de travail à cause de l’épidémie, les employés n’avaient pas encore enregistré le décès du docteur Ahrens.

Il fit défiler son dossier. Mary s’était occupée de lui jusqu’au 8-1-55, le jour de sa mort. Elle l’avait soigné jusqu’à la fin. Que son cœur eût cessé de battre n’avait rien d’étonnant.

Il coupa la console pour que la sœur ne pût voir la dernière entrée puis se recoucha. Il se demanda si William comptait également utiliser le matricule de Mary pour les décharges. Il l’espérait. Elle eût aimé pouvoir l’aider.

Il ne reçut aucune visite jusqu’en début de soirée. À vingt heures, la vieille religieuse entra en clopinant pour prendre son pouls et lui faire avaler une thermosonde. Elle ne parut rien remarquer, lorsqu’elle saisit les données. À vingt-deux heures, une nouvelle infirmière vint lui faire des injections de streptomycine et de gammaglobuline.

Elle laissa le moniteur en activité et il n’eut qu’à se pencher pour voir l’écran. Il lut à nouveau le nom de Mary. Il ne pensait pas qu’il pourrait s’endormir, mais il le fit. Il rêva de l’Égypte et de la Vallée des Rois.

— Réveillez-vous, monsieur Dunworthy.

C’était Colin, qui lui braquait une lampe torche dans les yeux.

— Que se passe-t-il ? Qu’est-il arrivé ?

Il cilla, aveuglé par la lumière. Il chercha ses lunettes, à tâtons.

— C’est moi, Colin.

Il orienta le faisceau vers son visage, qui avait un air sinistre ainsi illuminé en contre-plongée. Pour une raison restant à déterminer il portait une ample blouse blanche.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Rien. Vous sortez de l’hôpital.

Dunworthy mit ses lunettes.

— Quelle heure est-il ?

— Quatre heures du matin.

Il lui tendit ses pantoufles et éclaira le placard.

— Dépêchez-vous.

Il décrocha la robe de chambre et la lui lança.

— Elle risque de rappliquer d’un instant à l’autre.

Dunworthy s’habilla avec peine. Il se demandait pourquoi on l’avait autorisé à partir en pleine nuit et où pouvait bien être la religieuse.

Colin alla jeter un coup d’œil dans le couloir. Il éteignit la torche, la glissa dans la poche de sa blouse trop ample et repoussa le battant. Après un long moment, il l’entrebâilla et regarda à nouveau.

— La voie est libre, dit-il en faisant signe à Dunworthy de le rejoindre. William s’est enfermé dans la lingerie avec elle.

— Qui, l’infirmière ? demanda Dunworthy qui dormait toujours à moitié.

— Non, la vieille chouette. Il la retiendra là-bas jusqu’à notre départ.

— Et Mme Meager ?

Colin prit un air penaud.

— Elle fait la lecture à M. Latimer. Il fallait bien que je trouve une solution, et, de toute façon, ce type est trop mal en point pour l’entendre.

Il ouvrit la porte et agrippa les poignées d’un fauteuil roulant laissé dans le couloir.

— Je peux encore marcher, protesta Dunworthy.

— Ce sera plus rapide. Et si on nous surprend, je n’aurai qu’à déclarer que je vous emmène au scanner.

Dunworthy s’assit et Colin le poussa. Ils passèrent devant la lingerie et la chambre de Latimer. Ils entendirent la voix de Mme Meager qui lui lisait l’Exode.

Colin continua sur la pointe des pieds jusqu’à l’extrémité du corridor puis il imprima au fauteuil une accélération si foudroyante que nul n’aurait pu croire qu’il emmenait un patient passer un examen. Ils s’engouffrèrent dans un autre passage, virèrent à angle droit et franchirent la porte de service où un homme-sandwich leur avait annoncé la Fin du Monde.

La nuit était noire et la pluie diluvienne. Il discerna à peine l’ambulance garée un peu plus loin. Colin tapa sur une des portes arrière et quelqu’un les ouvrit et sauta du véhicule. Dunworthy reconnut la paramed qui avait conduit Badri à l’hôpital et manifesté devant Brasenose.

— Pouvez-vous monter ? lui demanda-t-elle en rougissant.

Il hocha la tête et se leva.

— N’oubliez pas de refermer les portes, dit-elle à Colin.

Elle se dirigea vers la cabine.

— Ne me dis pas que c’est une petite amie de William, murmura Dunworthy en la suivant des yeux.

— Bien sûr que si, lui répondit Colin. Elle m’a interrogé sur la Mégère. Elle voudrait savoir dans quelle catégorie de belles-mères il convient de la classer.

Ils montèrent à bord et Dunworthy essuya ses lunettes.

— Où est Badri ?

Colin referma les portes.

— À Balliol. Nous l’avons fait évader le premier, pour qu’il ait le temps de tout préparer. J’espère que la vieille chouette ne donnera pas l’alarme avant notre départ.

— Je ne m’inquiéterais pas pour ça, dit Dunworthy.

Il avait sous-estimé le courage de William. La religieuse devait être sur ses genoux, occupée à broder leurs initiales entrelacées sur les serviettes de l’hôpital.

Colin alluma sa lampe pour éclairer la civière.

— J’ai apporté votre costume, dit-il en lui tendant un pourpoint noir.

Dunworthy retira sa robe de chambre pour se changer. L’ambulance démarra. Il partit en arrière et se retrouva assis sur la banquette latérale.

La paramed n’avait pas déclenché la sirène, mais à l’allure où ils roulaient cette mesure n’eût pas été superflue. Dunworthy s’agrippait d’une main à une poignée et enfilait le collant de l’autre. Colin voulut prendre les bottes et manqua rouler cul par-dessus tête.

— M. Finch vous a trouvé un manteau, dit-il. Il l’a emprunté à la Société du Théâtre Classique.

Il déplia une grande cape victorienne noire doublée de soie rouge qu’il drapa sur les épaules de Dunworthy.

— Quelle pièce a été mise en scène ? Dracula ?

Les pneus crissèrent et la camionnette s’immobilisa au terme d’un long dérapage. La paramed vint ouvrir les portes. Colin aida Dunworthy à descendre puis souleva l’ourlet de sa cape tel un garçon d’honneur pour franchir le portail de Balliol. Dunworthy entendait des tintements sous les crépitements de la pluie.

— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-il en scrutant la cour obscure.

— « Quand arriva enfin mon Sauveur. » Nécrotique, non ?

— Mme Meager m’a dit que les Américaines s’entraînaient à n’importe quel moment, mais je ne m’imaginais pas qu’elle parlait de cinq heures du matin.

— C’est ce soir qu’elles donneront leur concert.

— Ce soir ? fit Dunworthy avant de prendre conscience qu’ils étaient le quinze.

Le six janvier du calendrier julien. L’Épiphanie. L’arrivée des rois mages.

Finch vint vers eux en courant.

— Excusez mon retard, mais je n’arrivais pas à trouver un parapluie…

— Tout est prêt ?

— Sauf l’assistance médicale, fit-il en tendant le bras pour abriter Dunworthy. Mais William a téléphoné pour annoncer que tout était arrangé et qu’une infirmière nous rejoindrait sous peu.

Dunworthy n’eût pas été outre mesure surpris d’apprendre que la vieille chouette s’était portée volontaire.

— J’espère qu’il ne lui viendra jamais à l’esprit de s’engager sur la pente glissante du crime, dit-il.

— Aucun risque, monsieur. Il est certainement conscient qu’il aurait alors affaire à sa mère. M. Chaudhuri calcule les coordonnées préliminaires. Quant à Mlle Montoya…

Dunworthy s’arrêta net.

— Montoya ? Qu’est-elle venue faire ici ?

— Je l’ignore, monsieur. Elle m’a déclaré qu’elle avait des informations à vous communiquer.

Ce n’est vraiment pas le moment, pensa-t-il. Pas quand nous touchons au but.

Il entra dans le laboratoire. Badri était assis à la console et Montoya, en veste de treillis et jean boueux, se penchait par-dessus son épaule pour regarder l’écran. Le tech lui dit quelque chose ; elle secoua la tête et lorgna sa montre. Elle releva les yeux et vit Dunworthy. Son expression se fit compatissante. Elle se redressa et glissa la main dans la poche de sa chemise.

Non ! pensa Dunworthy.

Elle vint vers lui.

— J’ignorais quelles étaient vos intentions, dit-elle en prenant une feuille pliée en quatre. Je veux vous aider.

Elle lui remit le bout de papier.

— Voici les informations dont disposait Kivrin lors de son transfert.

Il baissa les yeux sur une carte géographique.

Elle lui désigna une croix.

— Le point de transfert est là. Et voici Skendgate. Vous reconnaîtrez le village à son église normande. Il y a des fresques au-dessus du jubé et une statue de saint Antoine, le saint qu’on prie lorsqu’on veut retrouver ce qu’on a perdu. Je ne l’ai découverte qu’hier.

Elle désigna d’autres croix.

— Si elle n’est pas à Skendgate, essayez Esthcote, Henefelde et Shrivendun. J’ai dressé la liste de leurs signes distinctifs au verso.

Badri se leva et approcha. Il semblait encore plus fragile qu’à l’hôpital et se déplaçait très lentement, tel le vieillard qu’il était devenu.

— J’obtiens toujours un décalage minimum, quelles que soient les variables. J’ai opté pour un fonctionnement intermittent, cinq minutes d’ouverture à deux heures d’intervalle, ce qui devrait permettre de maintenir la liaison pendant vingt-quatre heures, trente-six si la chance nous sourit.

Dunworthy doutait que le tech pût tenir aussi longtemps. Il paraissait déjà à bout de forces.

— Quand vous verrez l’air miroiter ou l’humidité se condenser, pénétrez dans la zone de transfert sans attendre, ajouta le tech.

— Et si c’est la nuit ? s’enquit Colin qui avait retiré sa blouse.

Sous laquelle il portait toujours sa tenue d’écuyer.

— Le phénomène sera malgré tout visible et nous lancerons des appels, répondit Badri.

Il grogna et se toucha le flanc.

— Avez-vous été vacciné ?

— Oui.

— Parfait. Nous n’attendons plus que l’assistance médicale.

Il dévisagea Dunworthy, l’expression dubitative.

— Êtes-vous certain de tenir le coup ?

— Et vous ?

La porte s’ouvrit, sur la jolie infirmière blonde qui sourit sitôt qu’elle vit Dunworthy.

— William m’a dit que vous aviez besoin d’un coup de main. Où puis-je m’installer ?

Il faut absolument que je mette Kivrin en garde contre ce bourreau des cœurs, pensa-t-il. Badri désigna un emplacement et Colin alla chercher son matériel.

Montoya guida Dunworthy vers un cercle tracé à la craie sous le filet.

— Allez-vous garder vos lunettes ?

— Oui. Vous pourrez les récupérer dans votre cimetière.

— Elles n’y sont pas, affirma-t-elle. Préférez-vous vous asseoir ou vous allonger ?

Il revit Kivrin, couchée avec le bras sur le visage, vulnérable et aveugle.

— Je resterai debout, décida-t-il.

Colin revint avec une malle qu’il posa à côté de la console avant de se diriger vers Dunworthy.

— Partir seul est de la folie, dit-il.

— Je le dois.

— Pourquoi ?

— C’est trop dangereux. Tu ne peux imaginer ce que c’était, pendant la peste noire.

— Oh, si ! J’ai lu deux fois ce bouquin et j’ai reçu…

Il s’interrompit.

— Je sais tout sur le sujet. Et si c’est si moche que ça, vous aurez besoin d’un coup de main. Je ne vous gênerai pas, promis.

— Colin, tu es placé sous ma responsabilité. Je ne peux pas te faire courir de tels risques.

Badri approcha. Il tenait un posemètre.

— L’infirmière a besoin qu’on l’aide à apporter le reste de son matériel, annonça-t-il.

— Si vous ne revenez pas, je ne saurai jamais ce qui vous est arrivé, insista Colin.

Il s’éloigna au pas de course.

Badri tourna autour de Dunworthy, pour prendre des mesures. Il se renfrogna, déplaça son coude et reprit tout à zéro. L’amie de William approcha avec une seringue. Dunworthy remonta la manche de son pourpoint.

— Je tiens à préciser que je ne vous approuve pas, dit-elle en désinfectant son bras. Vous devriez être tous les deux dans un lit d’hôpital.

Elle fit la piqûre puis retourna se placer à côté de sa malle.

Badri attendit que Dunworthy eût redescendu sa manche puis déplaça son bras et prit de nouvelles mesures. Colin apporta un scanner et repartit sans avoir accordé un regard à Dunworthy.

Ce qui apparaissait sur les écrans se modifiait sans cesse. On entendait les carillonneuses, un son presque musical ainsi filtré par la porte close. Colin l’ouvrit et les tintements résonnèrent pendant qu’il tirait une autre malle à l’intérieur.

Il la traîna à côté de la première puis alla rejoindre Montoya pour regarder les nombres défiler. Dunworthy regrettait de ne pas avoir décidé de s’asseoir. Les bottes comprimaient ses orteils et rester debout sans bouger était pénible.

Badri s’adressa à la console. Les filets s’abaissèrent, touchèrent le sol, se plissèrent. Colin dit quelque chose à Montoya qui leva les yeux, se renfrogna puis hocha la tête avant de reporter son attention sur le moniteur. Colin s’avança.

— Que fais-tu ? voulut savoir Dunworthy.

— Un de ces machins fait des plis.

Il alla de l’autre côté et tendit les mailles.

— Prêt ? demanda Badri.

— Oui, dit Colin en reculant. Non, un instant.

Il revint vers Dunworthy.

— Vous devriez retirer vos lunettes, au cas où quelqu’un vous verrait arriver.

Dunworthy obtempéra et les glissa dans son pourpoint.

— Si vous ne revenez pas, j’irai vous chercher, l’avertit Colin. Prêt.

Dunworthy regarda les écrans. Ils étaient indistincts, de même que Montoya qui se penchait sur l’épaule de Badri. Elle lorgna sa montre. Le tech s’adressa à la console.

Dunworthy ferma les yeux. Il entendait les Américaines carillonner « Quand arriva enfin mon Sauveur ». Il les rouvrit.

— Maintenant, annonça Badri.

Il enfonça un bouton, à l’instant où Colin se précipitait vers le filet et plongeait au-dessous pour se jeter dans les bras de Dunworthy.

33

Ils ensevelirent Rosemonde dans la fosse préparée par l’intendant. « Ces tombes serviront », avait-il dit. C’était exact. Ils n’auraient pu la creuser. Transporter le corps les avait épuisés.

Ils l’allongèrent à côté de l’excavation. Elle était si fluette, ainsi enveloppée d’un manteau, consumée par la maladie. Les doigts de sa main droite évoquaient des serres. La chair avait fondu sur les os incurvés autour d’une pomme qu’ils n’avaient pu saisir.

— S’est-elle confessée à vous ? demanda Roche.

— Oui, répondit Kivrin, sans avoir l’impression de mentir.

Elle lui avait avoué sa peur des ténèbres et de la peste, sa solitude, son amour pour son père et sa certitude angoissante qu’elle ne le reverrait jamais. Autant de choses que Kivrin n’avait pu pour sa part se résoudre à reconnaître.

Elle retira la broche de Messire Bloet et enveloppa Rosemonde de son manteau. Roche la prit dans ses bras et la descendit dans la fosse.

Il eut des difficultés à ressortir et Kivrin saisit ses grosses mains pour le hisser. Et lorsqu’il commença les prières des morts et dit : Domine, ad adjuvandum me festina, elle le dévisagea, inquiète. Nous devons partir d’ici avant qu’il ne tombe malade à son tour, pensa-t-elle. Nous n’avons plus un moment à perdre.

— Dormiunt in somno pacis, ajouta Roche qui ramassa la pelle et entreprit de recouvrir le corps.

Ce qui parut durer une éternité. Pour l’aider, Kivrin brisait les mottes gelées, tout en essayant de déterminer jusqu’où ils pourraient aller avant le crépuscule. Il n’était pas encore midi. S’ils partaient sitôt après l’enterrement, ils traverseraient Wychwood, prendraient la route Oxford-Bath et atteindraient la plaine des Midlands. Ils seraient en Écosse dans moins d’une semaine, à proximité d’Invercassley ou de Dornoch, des lieux que la peste n’atteindrait jamais.

— Père Roche, dit-elle lorsqu’il entreprit de tasser la terre avec le plat de la pelle, nous devons aller en Écosse.

— En Écosse ? répéta-t-il.

À son intonation, on aurait pu croire que c’était la première fois qu’il entendait prononcer ce nom.

— Oui. Il faut partir, prendre l’âne et nous diriger vers le nord.

Il hocha la tête.

— Je dois me munir des saints sacrements, et sonner la cloche pour que l’âme de Rosemonde monte aux Cieux.

Elle voulait l’en empêcher, lui dire qu’ils n’en avaient pas le temps, qu’il fallait plier bagage sans perdre une minute, mais elle lui déclara :

— Je vais aller chercher Balaam.

Roche se dirigea vers le clocher et Kivrin partit en courant vers les écuries. Elle désirait s’éloigner le plus vite possible, avant un nouveau drame, certaine que la peste se tapissait dans les parages pour s’abattre sur eux.

Elle traversa la cour, entra dans le bâtiment et attacha les paniers sur le dos de l’âne.

Il n’y eut qu’un tintement et elle s’immobilisa pour tendre l’oreille. Le silence. Trois coups pour une femme, se dit-elle. Puis elle comprit. Un coup pour un enfant. Oh, Rosemonde !

Elle tendit la sangle et chargea les paniers. Ils étaient trop petits pour tout contenir et elle devrait également emporter des sacs. Elle en emplit un avec de l’avoine qu’elle ramassa dans ses mains réunies en coupe, puis elle alla chercher de quoi l’attacher. Elle avait vu une cordelette, dans la stalle du poney d’Agnès. Cette ficelle était attachée à un piquet et le nœud refusait de céder. Elle dut se résoudre à retourner dans les cuisines, pour prendre un couteau. Elle en profita pour rapporter les provisions qu’elle avait préparées avant la mort de Rosemonde.

Elle sectionna la petite corde puis jeta le couteau et alla vers l’âne qui rongeait la toile du sac afin de goûter aux grains. Elle termina de le charger puis le fit sortir dans la cour et le guida vers l’église.

Roche n’était visible nulle part. Kivrin devait encore aller chercher des couvertures et des bougies, mais elle souhaitait placer les saints sacrements au fond d’un des paniers. Nourriture, couvertures, bougies… n’avait-elle rien oublié ?

Roche apparut sur le seuil de l’église. Les mains vides.

— Et les saints sacrements ? demanda-t-elle.

Il s’appuya au chambranle, sans répondre. Il avait la même expression hagarde que lorsqu’il était venu lui annoncer la mort de l’intendant. Mais la peste les a tous emportés, se dit-elle. Elle ne peut plus faire de victimes.

— Je dois aller sonner la cloche, dit-il en s’éloignant vers la tour.

— Vous l’avez déjà fait, lui rappela-t-elle. Nous devons partir pour l’Écosse.

Elle perdit du temps pour attacher l’âne au portillon du cimetière, tant ses doigts étaient engourdis par le froid, puis elle courut derrière lui et agrippa sa manche.

— Qu’avez-vous ?

Il dégagea brusquement son bras.

— Je dois sonner les vêpres.

L’expression du prêtre l’effraya. Il ressemblait à nouveau à un brigand, un assassin.

Oh, non ! se dit-elle.

— Il n’est que midi. Il est trop tôt pour les vêpres.

Elle tenta de se convaincre qu’il était simplement épuisé. Nous sommes si las que nos pensées s’embrouillent, pensa-t-elle. Elle saisit à nouveau sa manche.

— Venez, mon père. Nous devons partir, si nous voulons être sortis des bois à la tombée de la nuit.

— Oui, il est tard, et Dame Imeyne sera mécontente.

Oh, non ! Oh, non !

Elle se plaça devant lui et déclara :

— Je m’en charge. Allez vous reposer.

— La nuit tombe, fit-il avec colère.

Il ouvrit la bouche. Du sang et de la vomissure en jaillirent et éclaboussèrent le justaucorps de Kivrin.

Oh, non ! Oh, non !

Il regarda le vêtement souillé et sur ses traits la surprise remplaça la violence.

— Venez, vous devez vous allonger.

Il ne pourra jamais aller jusqu’au manoir, comprit-elle.

— Suis-je à mon tour malade ? demanda le prêtre sans quitter des yeux le vêtement ensanglanté.

— Non, mais vous êtes très las et avez besoin de repos.

Elle le soutint et ils se dirigèrent vers l’église. Il titubait. S’il tombe, je ne pourrai jamais le relever, se dit-elle. Elle poussa la lourde porte avec son dos pour l’aider à entrer, puis elle le fit asseoir contre le mur.

— Je crains d’avoir trop présumé de mes forces, fit-il.

Il inclina la tête contre les pierres.

— J’ai besoin de dormir un instant.

— Oui, c’est cela. Dormez.

Dès qu’il eut fermé les yeux, elle alla chercher des couvertures et un traversin. À son retour, le prêtre avait disparu.

— Roche ! cria-t-elle en scrutant la nef obscure. Où êtes-vous ?

Pas de réponse. Elle repartit, la literie dans les bras. Il n’était ni dans le clocher ni dans le cimetière, et il n’avait pu aller jusqu’au manoir. Elle retourna dans l’église et se dirigea vers le chœur. Elle le vit, agenouillé devant la statue de sainte Catherine.

— Vous devez vous allonger, lui dit-elle.

Elle étala les couvertures sur le sol.

Il obéit, et elle glissa le traversin sous sa nuque.

— J’ai la peste, n’est-ce pas ?

— Non, vous êtes las, tout simplement. Reposez vous.

Il se tourna sur le flanc mais se redressa peu après, l’expression à nouveau menaçante. Il repoussa les couvertures et lança sur un ton accusateur :

— Je dois sonner les vêpres !

Elle fit tout son possible pour l’empêcher de se lever.

Lorsqu’il se rendormit, elle déchira en bandes le bas du justaucorps pour attacher ses mains au jubé.

— Ne lui faites pas cela, murmurait-elle, sans en être seulement consciente. Par pitié, par pitié, épargnez-le !

Il ouvrit les yeux.

— Dieu exaucera une prière aussi fervente, commenta-t-il avant de sombrer dans un sommeil plus profond, plus paisible.

Elle sortit décharger l’âne. Elle le détacha puis réunit les sacs de nourriture et la lanterne qu’elle porta dans l’église. Roche dormait toujours. Elle alla tirer de l’eau.

À son retour, lorsqu’elle posa un linge humide sur le front du prêtre, il lui déclara sans ouvrir les yeux :

— J’ai eu si peur que vous soyez partie.

Elle lava le sang coagulé autour de sa bouche.

— Je n’irai pas en Écosse sans vous.

— Pas en Écosse, fit-il. Aux Cieux.

Elle grignota du pain rassis et du fromage puis tenta de dormir, mais la froidure l’en empêcha. Quand Roche se tourna et soupira dans son sommeil, elle vit la condensation de son haleine.

Elle alla arracher des piquets de clôture qu’elle vint entasser devant le jubé, pour faire un feu. Mais la fumée envahit la nef bien qu’elle eût laissé les portes ouvertes. Roche toussa et vomit. Cette fois, il ne rendit que du sang. Elle éteignit le feu et alla chercher toutes les fourrures et couvertures qu’elle put trouver. Elle les utilisa pour leur confectionner une sorte de nid.

La fièvre de Roche grimpa pendant la nuit. Il donnait des coups de pied et s’emportait contre Kivrin, dans un langage qu’elle ne pouvait comprendre. Mais elle reconnut :

— Partez, sacrebleu !

Et continuellement, avec fureur :

— La nuit tombe !

Elle prit les cierges de l’autel et du jubé qu’elle plaça devant la statue de sainte Catherine. Lorsque les divagations du prêtre sur l’approche des ténèbres empirèrent, elle alluma les bougies et le couvrit, ce qui eut sur lui un effet apaisant.

Il avait de plus en plus de fièvre et claquait des dents malgré les fourrures. Sa peau s’assombrissait déjà, les vaisseaux sanguins devaient éclater sous l’épiderme. Pas ceci, par pitié !

À l’aube, il allait un peu mieux. Elle constata que son teint ne s’était pas assombri, qu’il s’agissait d’une illusion due à la clarté incertaine des chandelles. Sa fièvre avait chuté et il dormit paisiblement jusqu’en milieu d’après-midi. Il ne vomissait plus, et elle sortit chercher de l’eau avant le crépuscule.

Certains malades avaient bénéficié d’une rémission spontanée, d’autres étaient censés avoir été sauvés par la prière. Tous ne mouraient pas. Dans le cas de la peste pulmonaire, le taux de mortalité ne dépassait pas 90 %.

À son retour, Roche était éveillé, allongé dans des rais de lumière fuligineuse. Elle s’agenouilla et lui présenta une tasse d’eau. Elle soutint sa tête pour qu’il pût boire.

— C’est la maladie bleue, dit-il.

— Vous n’en mourrez pas, lui affirma-t-elle.

Quatre-vingt-dix pour cent. Quatre-vingt-dix pour cent.

— Vous devez m’entendre en confession.

Non. Il ne devait pas mourir. Elle ne voulait pas rester seule. Elle secoua la tête, incapable de parler.

— Bénissez-moi parce que j’ai péché, commença-t-il en latin.

C’était faux. Il avait soigné les malades, confessé les agonisants, enterré les morts. C’était Dieu qui aurait dû implorer son pardon.

— … en pensée, en parole, par action et par omission. J’ai nourri du ressentiment envers Dame Imeyne. Je me suis emporté contre Maisry.

Il ravala sa salive.

— J’ai eu des pensées impures pour une sainte envoyée par le Seigneur.

Des pensées impures !

— J’en demande humblement pardon à Dieu et vous implore de m’accorder votre absolution, si vous m’en jugez digne.

Il n’y a rien à pardonner, eût-elle aimé lui dire. Vos péchés n’en sont pas. Vous vous reprochez des désirs bien naturels alors que nous avons dû immobiliser Rosemonde en employant la force, refuser notre hospitalité à un garçon inoffensif, enterrer un bébé de six mois. C’est la fin du monde. Ce ne sont pas quelques péchés véniels qui ont changé quoi que ce soit à cette situation.

Elle leva la main, trop émue pour pouvoir prononcer l’absolution. Mais il ne sembla rien remarquer.

— Ô mon Dieu ! fit-il. Je regrette tant de Vous avoir offensé.

Vous êtes un saint, voulait-elle lui dire. Et où est-Il ? Pourquoi ne vient-Il pas vous sauver ?

Ils n’avaient plus d’huile. Elle trempa les doigts dans le seau et traça le signe de la croix sur ses yeux, ses oreilles, son nez, sa bouche et ses mains qui avaient tenu les siennes pendant sa propre agonie.

— Quid quid deliquiste, dit-il.

Elle humidifia à nouveau son majeur et son index pour reproduire le symbole sur la plante de ses pieds.

— Libéra nos, quaesumus, Domine, lui souffla-t-il.

— Ab omnibus malis, praeteritis, praesentibus et futuris.

Délivrez-nous du mal, passé, présent et à venir.

— Perducat te ad vitam aeternam, murmura-t-il.

Qu’Il te conduise à la vie éternelle…

— Amen, dit-elle.

Elle se pencha pour essuyer le sang qui coulait de sa bouche.

Il vomit toute la nuit et la majeure partie du lendemain. Il sombra dans l’inconscience en fin d’après-midi. Sa respiration était superficielle et hachée. Elle demeura à son côté, pour humidifier son front brûlant.

— Ne mourez pas ! l’implora-t-elle lorsque les sifflements s’interrompirent un court instant. Ne mourez pas ! Que ferai-je, sans vous ? Je ne veux pas rester seule.

— Vous devez repartir, lui dit-il.

Ses paupières enflées s’entrouvrirent, sur des yeux injectés de sang.

— Je croyais que vous dormiez, s’excusa-t-elle. Je ne voulais pas vous réveiller.

— Retournez aux Cieux et priez pour mon âme, afin que mon séjour au Purgatoire soit abrégé.

Son séjour au Purgatoire ! Comme si Dieu avait pu ajouter à ses souffrances.

— Vous n’aurez pas besoin de mes prières pour aller directement au Paradis.

— Retournez d’où vous venez.

Il leva la main devant son visage. Il semblait vouloir parer un coup de poing.

Kivrin saisit son poignet et l’immobilisa, avec douceur pour ne pas le meurtrir.

Retournez d’où vous venez ! Je ne le peux pas, se dit-elle. Elle se demanda pendant combien de jours ils avaient laissé le passage ouvert avant de renoncer. Quatre ? Le transmetteur fonctionnait peut-être encore. M. Dunworthy devait s’être opposé à ce qu’ils ferment la porte temporelle tant que subsistait un espoir. Mais cet espoir était vain. Je ne suis pas en 1320, j’assiste à la fin du monde.

— Je ne connais pas le chemin.

Roche libéra son poignet et agita sa main.

— Essayez de vous en souvenir. Au-delà de cette fourche…

Il délirait. Elle s’agenouilla, au cas où il eût à nouveau désiré se lever…

— Là où vous êtes tombée, au-delà de la fourche.

Il utilisait son autre main pour soutenir le coude du bras qu’il tendait. Elle comprit qu’il lui désignait quelque chose.

Au-delà de la fourche.

— Qu’y a-t-il, là-bas ?

— La clairière où je vous ai trouvée, à votre descente des Cieux.

— N’est-ce pas Gawyn qui m’a découverte ?

— Si, répondit-il, comme si ses propos n’étaient pas contradictoires. Je l’ai rencontré sur la route du manoir. Le lieu dont je vous parle se situe là où Agnès a fait cette mauvaise chute. Le jour où nous sommes allés chercher le houx.

Pourquoi ne pas me l’avoir dit quand nous étions sur place ? s’interrogea Kivrin. Mais elle connaissait la réponse. Comme elle le lui avait demandé, il l’avait tout d’abord conduite là où Gawyn l’avait trouvée, et non sur les lieux de son apparition en ce siècle. Et ensuite l’âne récalcitrant avait accaparé son attention.

Il m’a vue arriver, pensa-t-elle. Et elle sut qui était venu se tenir au-dessus d’elle alors qu’elle gisait dans la clairière avec un bras sur le visage. Je l’ai entendu, j’ai vu l’empreinte de sa chaussure.

— Vous devez retourner là-bas et remonter aux Cieux, dit-il en fermant les yeux.

Il avait assisté à sa matérialisation et s’était approché pendant qu’elle gardait les yeux clos. Il l’avait ensuite hissée sur son âne. Elle ne s’était doutée de rien, pas même lorsqu’elle l’avait vu dans l’église ou quand Agnès lui avait déclaré qu’il la prenait pour une sainte.

Parce que Gawyn affirmait qu’il l’avait découverte. Un vantard qui s’était fixé pour but d’attirer l’attention de Dame Eliwys par des exploits imaginaires. Ne lui avait-il pas déclaré qu’il l’avait trouvée et amenée au manoir ? Mais peut-être ne considérait-il pas cela comme un mensonge. Un curé de campagne était en fin de compte quantité négligeable. Et pendant que Rosemonde agonisait, que Gawyn partait pour Bath et que la porte temporelle s’ouvrait et se fermait pour finir par se clore définitivement, Roche aurait pu lui révéler où se situait la clairière.

— Rester à mon côté est sans objet, on doit attendre votre retour, là-haut.

— Chut, fit-elle doucement. Essayez de dormir.

Il sombra dans un sommeil agité. Il déplaçait sans cesse les mains, pour tirer et repousser les couvertures, ou tenter de gratter son aine. Pauvre homme, pensa-t-elle. Aucune indignité ne lui sera épargnée.

Elle croisa ses mains sur sa poitrine et les couvrit, mais il se débattit et souleva sa tunique, pour loucher son bas-ventre. Il frissonna et écarta la main. Ses mouvements frénétiques rappelèrent à Kivrin l’agitation de Rosemonde.

Elle fronça les sourcils. Qu’il eût vomi du sang l’incitait à croire qu’il avait pris la peste pulmonaire, cela et le fait qu’elle n’avait vu aucun bubon sous son bras lorsqu’elle lui avait retiré son manteau. Elle repoussa sa soutane pour regarder son haut-de-chausses en laine au tissage grossier. Elle comprit qu’elle ne pourrait jamais le lui ôter et le bas de l’aube glissée à l’intérieur formait des protubérances qui l’empêchaient de voir quoi que ce soit.

Elle toucha sa cuisse, avec douceur car elle se souvenait que le bras de Rosemonde avait été très sensible. Il tressaillit mais ne s’éveilla pas. Elle passa la main sous le haut-de-chausses en veillant à n’être en contact qu’avec le tissu. Il était très chaud.

— Pardonnez-moi, mon père, lui murmura-t-elle.

Elle dirigea sa main vers son entrejambe.

Il hurla et plia convulsivement les genoux. Kivrin avait déjà retiré son bras. Le bubon était énorme, et brûlant. Il aurait fallu le percer des heures plus tôt.

Roche avait crié mais ne s’était pas éveillé. Son visage était tacheté et sa respiration bruyante. Ses brusques mouvements l’avaient découvert. Elle remonta les couvertures. Il se recroquevilla en position fœtale, mais moins violemment que la fois précédente, et elle le borda. Elle prit la dernière bougie du jubé qu’elle plaça dans la lanterne et alluma à un des cierges de sainte Catherine.

— Je reviens dans un instant, dit-elle.

Elle se dirigea vers la porte de l’église.

La clarté la fit ciller, bien que la journée tirât à sa fin. Le ciel était couvert mais le vent ne soufflait plus et il faisait plus chaud à l’extérieur que dans la nef. Elle partit en courant sur le terrain communal, une main sur l’ouverture de la lanterne afin de protéger la flamme.

Elle avait laissé un couteau, dans les écuries. Elle devrait le stériliser, pour inciser le bubon. Il fallait l’ouvrir avant qu’il n’éclate, car en raison de la proximité de l’artère fémorale le poison se répandrait dans le système circulatoire si l’hémorragie ne lui était pas fatale. Il eût fallu intervenir bien plus tôt.

Elle courut dans le passage qui séparait la grange de la porcherie. Une fois dans la cour, elle vit que les portes de l’écurie étaient ouvertes et entendit bouger à l’intérieur. Son cœur s’emballa.

— Qui est là ? demanda-t-elle en levant sa lanterne.

La vache avait pénétré dans une des stalles pour manger l’avoine répandue sur le sol. L’animal leva la tête, meugla et approcha.

— Je n’ai pas le temps de m’occuper de toi, expliqua-t-elle.

Elle ramassa le couteau et ressortit aussitôt. Le ruminant la suivit avec difficulté, handicapé par ses pis distendus. Il poussait des gémissements pathétiques.

— Va-t’en, lui cria Kivrin, au bord des larmes. Je dois m’occuper de lui, ou il mourra.

Elle regarda le couteau. Il était encore plus sale que lorsqu’elle l’avait pris dans les cuisines. Elle l’avait ensuite jeté sur le sol couvert de crottin et de poussière.

Elle alla prendre le seau posé près du puits. Il ne contenait que quelques centimètres d’eau que recouvrait une pellicule de glace. Elle ne pourrait y tremper totalement l’instrument et allumer un feu pour faire bouillir cette eau lui ferait perdre trop de temps. Le bubon risquait d’éclater d’un instant à l’autre. De l’alcool eût permis d’arriver au même résultat, mais ils avaient utilisé tout le vin pour désinfecter les plaies et donner les derniers sacrements aux mourants. Elle pensa à la bouteille du clerc, dans la chambre de Rosemonde.

La vache vint se frotter contre elle.

— Non, fit Kivrin sur un ton catégorique.

Elle ouvrit la porte du manoir, en tenant la lanterne de l’autre main.

Le vestibule était obscur mais les longs rais dorés et fumeux de la clarté du jour pénétraient par les étroites fenêtres et révélaient l’âtre éteint, la grande table et les pommes qu’elle avait renversées sur son plateau pour les trier.

Les rats ne prirent pas la fuite. Ils la regardèrent avec curiosité, en agitant leurs petites oreilles noires, puis reportèrent leur attention sur les fruits. Ils étaient près d’une douzaine, sur la table. Un autre rongeur, assis sur le tabouret d’Agnès, levait ses pattes antérieures devant sa face et semblait prier.

Elle posa la lanterne sur le sol.

— Sortez d’ici ! leur intima-t-elle.

Les rats regroupés sur la table ne firent aucun cas de cette injonction. Leur congénère isolé la lorgna par-dessus ses pattes jointes.

— Dehors ! cria-t-elle en les chargeant.

Ils ne s’enfuirent pas. Deux allèrent simplement s’abriter derrière la salière et un troisième lâcha la pomme qu’il grignotait. Elle roula et tomba sur le sol couvert de joncs.

Kivrin brandit son couteau.

— Du balai, sale vermine !

Elle l’abattit sur la table et les rats s’égaillèrent enfin.

— Dehors !

Elle balaya les pommes d’un ample mouvement du bras. Les fruits rebondirent et se dispersèrent sur le dallage. De surprise, ou de peur, le rat du tabouret courut vers elle.

— Prends ça !

Elle lança son arme et l’animal fit volte-face pour disparaître au sein des joncs.

— Sortez d’ici !

Elle enfouit son visage entre ses paumes, puis sursauta en entendant meugler la vache qui tendait le cou à l’intérieur de la salle.

— C’est une maladie, murmura Kivrin en tremblant, les mains sur la bouche. Ce n’est la faute de personne.

Elle alla ramasser le couteau et la lanterne. Le ruminant avait voulu franchir la porte et se retrouvait coincé entre ses montants. Il lui adressait des beuglements déchirants.

Kivrin monta dans la chambre malgré les bruissements qu’elle entendait dans les hauteurs. La pièce était glaciale. Le linge tendu par Eliwys devant la fenêtre pendait sur le côté. Le baldaquin effondré formait un monticule, arraché par le clerc lorsqu’il s’y était agrippé pour se lever, et le matelas pendait en partie hors du lit. Des sons s’élevaient de sous le sommier, mais elle ne se pencha pas pour satisfaire sa curiosité. Le lourd manteau du malade était toujours posé sur le couvercle sculpté du coffre.

La bouteille de vin devait être sous le lit. Kivrin se mit à plat ventre et tendit le bras. Elle toucha quelque chose qui roula au contact de ses doigts. Elle dut ramper et s’étirer pour saisir l’objet.

Le bouchon avait sauté. Lorsqu’elle lui avait donné un coup de pied, sans doute.

— Non, fit-elle, désespérée.

Elle resta un long moment à contempler la bouteille vide.

Ils n’avaient plus de vin de messe. Roche avait puisé dans ses réserves pour administrer les derniers sacrements.

Elle se souvint alors de la bouteille qu’il lui avait donnée pour le genou d’Agnès. Elle se glissa à nouveau sous le lit et la chercha à tâtons, avec prudence pour ne pas risquer de la renverser. Elle ne se rappelait pas combien il restait de ce breuvage mais ne pensait pas avoir tout utilisé.

Malgré ses précautions, la bouteille bascula. Elle rattrapa son goulot pendant la chute puis recula et la secoua. Elle était presque pleine. Elle glissa le couteau dans la bande ventrale de son justaucorps et cala le vin sous son bras, puis elle saisit le manteau du clerc au passage et redescendit. Les rats étaient revenus grignoter les pommes, mais ils détalèrent dès qu’elle posa le pied sur la première marche et elle ne leur accorda pas la moindre attention.

La vache bloquait la porte. Kivrin s’arrêta dans le vestibule délimité par les paravents et repoussa les joncs pour poser la bouteille et le reste sur le sol. Puis elle entreprit de pousser l’animal qui protesta par un mugissement contre ces mauvais traitements.

Sitôt dehors, la vache revint vers elle.

— Non, je n’ai pas de temps à te consacrer.

Mais elle alla dans la grange et gravit l’échelle du fenil, pour faire tomber du foin à l’aide d’une fourche. Ensuite, elle retourna prendre ce qu’elle avait laissé dans le vestibule et courut vers l’église.

Roche avait perdu connaissance. Il gisait sur le dos, les jambes et les bras écartés, comme assommé d’un coup de gourdin.

Elle le couvrit avec le lourd manteau pourpre.

— Je suis revenue, dit-elle.

Elle lui caressa le bras. Rien n’indiquait qu’il avait conscience de sa présence.

Elle retira la grille de protection de la lanterne et alluma toutes les bougies à sa flamme. Il ne restait que trois des chandelles de Dame Imeyne, consumées à moitié. Elle utilisa également les bougies à mèche de jonc et le gros cierge installé dans la niche de la statue de sainte Catherine, qu’elle rapprocha des jambes du père Roche pour mieux voir.

— Je dois retirer votre haut-de-chausses, lui dit-elle en écartant le couvre-lit. Il est indispensable d’inciser le bubon.

Elle dénoua le lacet. Le prêtre ne bougea pas mais gémit.

Elle tira sur le vêtement, qui refusa de glisser sur ses cuisses. Elle dut se résoudre à le fendre.

— Je prendrai bien garde de ne pas vous blesser, promit-elle.

Elle alla récupérer le couteau et la bouteille, huma le vin et en but une gorgée. Elle toussa. Parfait. Il était vieux et alcoolisé. Elle en aspergea la lame, l’essuya, versa encore du vin en veillant à conserver de quoi stériliser l’incision.

— Beata, murmura Roche.

Il baissa la main vers son aine.

— Tout se passera bien, dit-elle.

Elle tira le haut-de-chausses, fendit la laine.

— J’ai conscience que ce sera douloureux, mais je n’ai pas le choix.

Elle déchira le tissu, des deux mains. Les genoux de Roche se contractèrent.

— Non, non, restez détendu, fit-elle en exerçant une pression sur les articulations. Il faut absolument que je le fasse.

Elle ne pouvait redresser ses jambes. Elle finit par renoncer et ouvrit plus encore le vêtement. Ce bubon était deux fois plus gros que celui de Rosemonde, et entièrement noir. Il eût fallu l’inciser des heures plus tôt, des jours plus tôt.

— Rallongez-vous, le supplia-t-elle en appuyant de toutes ses forces sur ses genoux. Je dois le percer.

Aucune réaction. Elle ne savait pas s’il imposait encore ses volontés à ses membres ou s’ils se contractaient d’eux-mêmes, comme dans le cas du clerc, mais elle ne pouvait attendre. Le bubon risquait d’éclater d’une seconde à l’autre.

Elle alla s’agenouiller aux pieds du prêtre et tendit le bras sous ses jambes pliées en serrant fermement le manche du couteau. Roche gémit et elle fit avancer précautionneusement la lame.

Il détendit sa jambe et son pied atteignit le flanc de Kivrin qui fut projetée en arrière. Elle lâcha le couteau qui glissa avec bruit sur le sol de pierre. L’impact lui avait coupé le souffle et elle resta immobile, pantelante. Lorsqu’elle voulut se rasseoir, un élancement empala son côté droit et la fit retomber.

Roche poussait un cri épouvantable, comparable au râle d’un cerf lors de la curée. Kivrin roula sur la gauche, une main collée à ses côtes, pour voir le prêtre. Il se balançait tel un enfant, les jambes ramenées contre sa poitrine. Il hurlait toujours et elle ne voyait plus le bubon.

Elle tenta de se relever en prenant appui sur sa paume. Dès qu’elle fut en partie redressée, elle rapprocha son bras pour poser les deux mains sur le dallage et s’agenouiller. Ses gémissements étaient couverts par les hurlements de Roche.

Lorsqu’elle fut finalement à genoux, elle s’accroupit sur ses talons.

— Je suis désolée, murmura-t-elle. Je ne voulais pas vous faire souffrir.

Elle rampa vers l’homme en utilisant son bras droit comme une béquille. Elle respirait plus profondément en raison de l’effort et chaque inspiration s’accompagnait d’une douleur au flanc. Elle devait avoir des côtes brisées.

— Ça va passer. J’arrive. J’arrive.

Roche remontait spasmodiquement ses jambes chaque fois qu’il entendait sa voix et elle le contourna, pour se placer hors de portée. Lorsqu’il lui avait donné ce coup de pied, il avait renversé une des bougies dont la petite flamme dansait au milieu d’une flaque de cire fondue. Kivrin la redressa et posa la main sur l’épaule du prêtre.

— Détendez-vous. Tout ira bien. Je suis là.

Il interrompit finalement ses cris.

— Je regrette, murmura-t-elle en se penchant vers lui. Je ne voulais pas vous faire mal, seulement percer le bubon.

Il remonta ses genoux, encore plus haut que les fois précédentes. Elle prit une chandelle et la tint au-dessus des fesses nues de l’homme. La clarté de la flamme lui révéla une protubérance noirâtre et distendue. La pointe de la lame ne l’avait pas entamée. Elle leva la bougie pour chercher du regard son couteau qui avait glissé vers le tombeau du chevalier. Elle tendit le bras dans l’espoir d’apercevoir un reflet métallique. Elle ne vit rien.

Elle alla pour se lever, très lentement, et un élancement la fit crier et se plier en deux.

— Que se passe-t-il ? demanda Roche.

Il avait ouvert les yeux et un filet de sang coulait de sa bouche. Peut-être s’était-il mordu la langue.

— Vous aurais-je fait mal ?

— Non, non, répondit-elle.

Elle s’agenouilla près de lui et essuya ses lèvres avec la manche de son justaucorps.

— Vous devez… commença-t-il.

Du sang emplit sa bouche et il le déglutit.

— Vous devez dire pour moi les prières des morts.

— Vous ne mourrez pas, si j’incise le bubon avant qu’il n’éclate.

— Non, fit-il.

Elle ne pouvait savoir s’il lui demandait de ne pas intervenir ou de ne pas s’éloigner. Il serrait les dents, ce qui n’empêchait pas le sang de gicler entre elles. Elle s’assit en veillant à ne pas gémir et fit reposer la tête du prêtre sur ses genoux.

— Requiem aeternam dona eis, dit-il.Et lux perpétua.

Un ruisselet vermeil coulait sur son menton. Elle le redressa, glissa sous sa nuque le manteau pourpre et essuya son visage avec un pan de son justaucorps. Le tissu était maculé de sang. Elle se pencha pour utiliser le bas de l’aube.

— Non, répéta-t-il.

— Je ne vous abandonnerai pas.

— Priez pour le salut de mon âme.

Il essaya de joindre ses paumes sur sa poitrine.

— Epa…

Le mot s’acheva sur un gargouillis.

— Requiem aeternam, dit-elle en réunissant ses propres mains. Requiem aeternam dona eis, Domine.

— Et lux…

La flamme du cierge vacilla et s’éteignit. L’église fut envahie par une odeur âcre. Elle regarda autour d’elle. Il ne restait plus qu’une seule bougie, la dernière des chandelles d’Imeyne, et la petite langue de feu dansait au ras du bougeoir.

— Et lux perpetua, dit-elle.

— Luceat eis, fit Roche qui dut s’interrompre pour humecter ses lèvres ensanglantées avec sa langue raide et enflée. Dies irae, dies illa.

Il déglutit et eut des difficultés à fermer ses paupières boursouflées.

— Mon Dieu, abrégez ses souffrances, murmura-t-elle en anglais moderne. C’est trop injuste.

Beata, crut-elle entendre. Elle essaya de se souvenir de la suite mais ce mot ne figurait pas dans cette prière.

— Quoi ? fit-elle en se penchant vers lui.

— Au cours des derniers jours, dit-il d’une voix que sa langue enflée rendait indistincte, je craignais que Dieu ne nous abandonne…

Il l’a fait, pensa-t-elle. Elle essuya sa bouche et son menton avec le bas de son justaucorps. Il l’a fait.

— Mais, dans Sa grande bonté, Il nous a envoyé une de Ses saintes.

Il releva la tête et toussa. Il cracha du sang, qui coula sur sa poitrine et sur les genoux de Kivrin. Elle l’essuya avec frénésie puis essaya d’arrêter l’hémorragie en redressant la tête du prêtre. Les larmes brouillaient tant sa vision qu’elle ne voyait plus rien.

— Je suis inutile, dit-elle.

— Pourquoi pleurez-vous ?

— Je vous dois la vie, et je ne peux rien faire pour vous.

— Tous les hommes doivent mourir un jour. Nul, pas même le Christ, ne peut le leur épargner.

— Je sais, dit-elle en sanglotant.

— Vous m’avez sauvé, fit-il d’une voix plus intelligible. De la peur et du doute.

Elle essuya ses larmes et prit la main du prêtre dans la sienne. Les doigts étaient glacés et semblaient déjà durcis par la rigidité cadavérique.

— Je suis le plus heureux des hommes car je vous ai près de moi, dit-il.

Il ferma les yeux.

Elle changea de position, pour s’adosser au mur. Tout était sombre, à l’extérieur, et aucune clarté n’entrait par les étroites fenêtres. La chandelle de Dame Imeyne grésilla puis sa flamme se redressa. Kivrin déplaça la tête de Roche afin que son poids ne repose plus sur ses côtes. Il gémit et sa main fut secouée par un spasme, comme s’il tentait de la dégager. Mais elle ne lâcha pas prise. La petite flamme acquit une luminosité soudaine puis les abandonna aux ténèbres.


EXTRAIT DU GRAND LIVRE
(082808–083108)

Je ne crois pas que je pourrai rentrer, monsieur Dunworthy. Roche m’a indiqué où se situe le point de transfert, mais j’ai des côtes brisées et il n’y a plus ici un seul cheval. Je doute de pouvoir monter à cru l’âne du père Roche.

Je ferai le nécessaire pour que Mlle Montoya retrouve cet enregistrement. Informez M. Latimer qu’en 1348 les inflexions adjectivales n’étaient pas tombées en désuétude et M. Gilchrist qu’il a tort de penser que les statistiques étaient exagérées.


(Pause)

Je ne veux pas que vous vous adressiez le moindre reproche. Je sais que vous seriez venu me chercher, si vous en aviez eu la possibilité. Mais je n’aurais quoi qu’il en soit pas pu repartir avec vous, pas quand Agnès était malade.

J’ai souhaité venir à cette époque, et si je m’en étais abstenue tous ces malheureux seraient restés seuls face à la mort et nul n’aurait jamais su à quel point ils ont été à la fois terrifiés et courageux.


(Pause)

Il existe un fait étrange. Quand je ne pouvais trouver le point de transfert et que l’épidémie approchait, j’avais l’impression que vous étiez très loin de moi. Mais je sais à présent que vous avez toujours été à mes côtés et que rien — ni la peste noire, ni sept siècles, ni la mort — ne pourra jamais me priver du soutien que m’apporte votre affection.

34

— Colin ! cria Dunworthy.

Il saisit le bras de l’enfant qui plongeait vers lui tête baissée.

— Nom de Dieu, qu’est-ce que tu fiches ?

— Vous ne devez pas partir seul, rétorqua Colin en se libérant.

— On ne franchit pas un filet comme un barrage de police, bon sang ! La porte temporelle aurait pu s’ouvrir, et tu te serais fait tuer !

Il rattrapa son bras pour l’escorter vers la console.

— Badri ! On arrête tout !

Mais il ne voyait plus le tech. Il ferma les yeux à demi et constata qu’ils étaient cernés par des arbres. Le sol était blanc de neige et l’air miroitait de cristaux.

— Si vous allez là-bas tout seul, qui veillera sur vous ? demanda Colin. Vous pourriez faire une rechute.

Il regarda derrière Dunworthy et resta bouche bée.

— Sommes-nous dans le passé ?

Dunworthy le lâcha pour chercher ses lunettes dans son pourpoint.

— Badri ! cria-t-il. Il faut rouvrir la porte ! Badri !

Les verres étaient couverts d’une pellicule de glace qu’il gratta avec ses ongles.

— Où sommes-nous ? voulut savoir Colin.

Dunworthy mit ses lunettes. Les arbres étaient centenaires et le givre argentait le lierre entrelacé entre leurs troncs. Kivrin n’était pas dans les parages.

Il avait espéré la trouver au point de transfert, ce qui était ridicule. Badri avait testé le transmetteur et elle n’avait pas regagné leur époque, mais il s’était imaginé qu’elle devait attendre à proximité. Cependant, elle n’était visible nulle part et rien n’indiquait qu’elle était revenue dans cette clairière à un moment ou un autre.

Il n’y avait aucune empreinte de pas, dans la neige. La couche était suffisamment épaisse pour couvrir toute trace antérieure, mais pas au point d’avoir enseveli le chariot et les malles. Et il ne voyait aucune route.

— Je ne sais pas, avoua-t-il.

— Pas à Oxford, en tout cas, déclara Colin en battant des semelles. Il ne pleut pas.

Dunworthy leva les yeux sur un ciel pâle et dégagé. Si le décalage n’était pas plus important que pour le transfert de Kivrin, ce devait être le début de la matinée.

Colin courut vers un groupe de saules rougeâtres.

— Où vas-tu ?

— Chercher le chemin qui est censé passer près d’ici.

Il plongea dans le bosquet et disparut.

— Colin ! Reviens tout de suite !

— Il est là ! Je l’ai trouvé !

— Reviens !

Il réapparut, au sein des branchages.

— Viens ici, ajouta Dunworthy, plus posément.

— Il y a une colline. De son sommet, nous pourrons nous orienter.

Son manteau brun était déjà couvert de neige tombée des branches des saules et son air méfiant indiquait qu’il s’attendait à entendre une mauvaise nouvelle.

— Vous allez me renvover à notre époque, c’est ça ?

— Je le dois, expliqua Dunworthy.

Mais cela ne l’enthousiasmait guère. Badri ne rouvrirait la porte temporelle que deux heures plus tard, et nul n’aurait pu dire dans combien de temps le passage se refermerait définitivement. Il ne pouvait se permettre d’attendre dans cette clairière que Colin retourne au XXIe siècle, ou de le laisser seul en cet endroit.

— Tu es placé sous ma responsabilité.

— Et vous sous la mienne. Grand-tante Mary m’a chargé de veiller sur vous. Vous pourriez faire une rechute.

— Tu ne comprends pas. La peste noire…

— Aucun risque. J’ai eu droit à la streptomycine et au reste. William a convaincu son infirmière de me faire ces piqûres en même temps que les vôtres. Vous n’avez pas le choix. La porte est fermée et il gèle bien trop pour qu’on reste ici sans bouger. Si nous partons tout de suite à la recherche de Kivrin, nous l’aurons trouvée entre-temps.

Il était exact qu’ils ne pouvaient demeurer en cet endroit. Le froid traversait la cape victorienne extravagante et la houppelande de Colin était déjà trempée.

— Nous allons gravir la colline, décida Dunworthy. Mais il faut tout d’abord procéder à une reconnaissance des lieux, pour pouvoir retrouver aisément cette clairière. Et cesse de courir comme ça. Tu ne dois pas sortir de mon champ de vision, compris ? Je ne tiens pas à devoir te chercher, toi aussi.

— Je ne risque pas de me perdre, affirma Colin.

Il fouilla dans son sac et en sortit un objet rectangulaire peu épais.

— C’est un localisateur. Il a été préréglé pour désigner cet endroit.

Il écarta les branches des saules afin d’ouvrir un passage à Dunworthy et ils se dirigèrent vers la route. C’était en fait un simple chemin couvert d’une couche de neige, immaculée à l’exception des traces laissées par des écureuils et un chien, ou un loup. Colin resta docilement à la hauteur de Dunworthy jusqu’à mi-pente puis, n’y tenant plus, il fila en courant.

Dunworthy le suivit d’un pas pesant. Une douleur sourde se manifestait déjà dans sa poitrine. La forêt s’interrompait à mi-hauteur de la colline et dès qu’ils quittèrent l’abri des arbres, un vent glacial les cingla.

— J’aperçois le village, cria Colin.

Dunworthy le rejoignit. Ici, le vent était encore plus violent. Il traversait sa cape et chassait devant lui de longs nuages effilochés. Loin au sud, un ruban de fumée grimpait droit dans le ciel puis, saisi par les courants aériens, s’inclinait brusquement vers l’est.

— Vous voyez ? dit Colin en tendant le doigt.

Ils avaient en contrebas une étendue vallonnée d’un blanc éblouissant. Entre les arbres dénudés les voies de circulation étaient très nettes, comme sur une carte géographique. La ligne noire de la route Oxford-Bath divisait la plaine en deux parties égales et Oxford faisait penser à un dessin au fusain. Ils voyaient ses toits enneigés et la tour carrée de St. Michael dépasser des murailles.

— Rien ne laisse supposer que la peste est là-bas, fit remarquer Colin.

Il avait raison. Ce qu’ils avaient sous les yeux était si serein que Dunworthy ne pouvait imaginer cette cité ravagée par l’épidémie, avec dans ses ruelles des charrettes pleines de cadavres, les collèges déserts, et partout des agonisants et des morts. Pas plus qu’il ne pouvait imaginer Kivrin dans le village invisible mentionné par Colin.

— Vous ne le voyez pas ? demanda l’enfant en désignant le sud. Derrière ces arbres.

Dunworthy fronça les sourcils et discerna une masse plus sombre derrière un rideau de branches grises. Le clocher d’une église ou la tour d’un manoir.

— Une route y conduit, dit Colin.

Il montra une ligne grisâtre qui devait prendre naissance quelque part en contrebas.

Dunworthy consulta la carte de Montoya. Ils ne sauraient quel était ce bourg qu’après avoir découvert où se situait très exactement le point de transfert. S’ils étaient au sud du site initialement prévu, il ne pouvait s’agir de Skendgate. Cependant, il ne voyait qu’une étendue de neige à l’emplacement qu’aurait dû en ce cas occuper le hameau.

— Alors ? demanda Colin. On y va ?

C’était le seul village visible, si c’était bien un village, et moins d’un kilomètre devait les en séparer. Et même si ce n’était pas Skendgate, il se situait dans la bonne direction et il leur suffirait d’y découvrir un des « signes distinctifs » dont Montoya avait établi la liste pour pouvoir ensuite s’orienter.

— Tu resteras constamment près de moi et tu n’adresseras la parole à personne, compris ?

Colin hocha la tête, sans avoir écouté ce que Dunworthy venait de lui dire.

— La route est de ce côté, déclara-t-il.

Il dévala l’autre versant de la colline.

Suivi par Dunworthy qui tentait de bannir de son esprit toute pensée se rapportant au nombre de villages du voisinage, au temps qu’ils avaient devant eux et à la lassitude qui pesait sur ses membres après n’avoir gravi que cette petite éminence.

— Comment t’y es-tu pris, pour que William demande à son infirmière de te faire ces injections de streptomycine ? s’enquit-il lorsqu’il rattrapa Colin.

— Il avait besoin du code confidentiel de grand-tante Mary pour vos autorisations de sortie. J’avais trouvé sa carte, dans son cabas.

— Et tu n’as accepté de lui communiquer que s’il cédait à tes exigences ?

— Tout juste. Pour finir de le convaincre, je l’ai menacé de raconter tout ce que je savais sur lui à sa mère, ajouta Colin avant de repartir en courant.

Ce qu’il avait pris pour une voie de communication était en fait une longue haie. Dunworthy refusa de couper à travers champs.

— Nous devons rester sur les chemins, dit-il.

— Ce serait plus rapide. Nous ne risquons pas de nous perdre, avec le localisateur.

Dunworthy ne voulut pas en discuter et longea d’étroits terrains labourés qui cédèrent bientôt la place aux bois. La route repartait vers le nord.

— El s’il n’y a aucun sentier qui conduit à ce village ? demanda Colin, cinq cents mètres plus loin.

Ils en trouvèrent un, plus étroit encore que le précédent. Nul voyageur n’y avait circulé depuis qu’il avait neigé. Leurs pieds brisaient la croûte gelée et Dunworthy cherchait des toits du regard, mais les troncs étaient trop rapprochés pour qu’il pût voir ce qu’il y avait au-delà.

La couche de neige ralentissait leur progression et il s’essoufflait. Il lui semblait en outre qu’un fer rouge cautérisait ses poumons.

— Que ferons-nous, une fois arrivés à destination ? demanda Colin.

— Tu iras te dissimuler pour attendre mon retour, compris ?

— Ouais. Êtes-vous certain que nous allons dans la bonne direction ?

Dunworthy n’avait aucune certitude. Le chemin s’était incurvé vers l’ouest, les éloignant du hameau, et devant eux il obliquait vers le nord. Il scruta le paysage entre les arbres, dans l’espoir d’y discerner un mur de pierre ou un toit de chaume.

— Le village n’était pas aussi loin, affirma Colin. Nous marchons depuis des heures.

Une heure, tout au moins, et ils n’avaient pas vu ne fût-ce qu’une hutte. Il devait y avoir ici des vingtaines de bourgs, mais où ?

Colin prit le localisateur et désigna le cadran.

— Voyez. Nous sommes trop au sud. Nous devrions retourner prendre l’autre route.

Dunworthy regarda l’appareil puis leur carte. Ils étaient à plus de trois kilomètres au sud du point de transfert. Ils devraient revenir sur leurs pas, sans pouvoir espérer entre-temps trouver Kivrin. Il était déjà épuisé, un feu interne consumait ses poumons et il avait un point de côté. Il se tourna pour regarder la courbe du chemin. Un merle s’envola. Dunworthy leva les yeux et se renfrogna. Le ciel se couvrait.

— Nous aurions dû longer la haie, marmonna Colin.

— Chut !

— Que se passe-t-il ? Quelqu’un approche ?

— Chut.

Il poussa l’enfant vers le bas-côté et tendit l’oreille. Il avait cru entendre un cheval, mais il n’y avait plus un bruit. Peut-être n’était-ce qu’un oiseau.

Il fit signe à Colin de se dissimuler derrière un arbre.

— Reste là, murmura-t-il.

Il s’avança pour scruter la route.

Un cheval noir était attaché à un arbuste. Dunworthy recula et s’immobilisa sous le couvert d’une épinette. Il chercha des yeux le cavalier. Il ne vit personne. Il attendit, en vain.

L’étalon avait une bride incrustée d’argent et une selle de guingois. La sous-ventrière flottait, tant il était maigre. Il eût été possible de compter ses côtes. L’animal secoua la tête et tira sur ses rênes. Il essayait de se libérer. Dunworthy approcha et put constater que les lanières de cuir n’étaient pas attachées mais prises dans les épines.

Il revint sur la route. Le cheval tourna la tête vers lui et hennit.

— Là, là, tout va s’arranger.

Dunworthy le contourna par la gauche et tapota son encolure. L’étalon se calma et le renifla, pour découvrir s’il avait sur lui un peu de nourriture.

L’homme regarda de toutes parts. Il ne vit pas un seul brin d’herbe dépasser de la neige, autour de cet arbuste.

— Depuis combien de temps es-tu ici ?

Son cavalier avait-il été terrassé par la peste alors qu’il le chevauchait ? L’animal avait-il fui jusqu’au moment où ses rênes s’étaient prises dans ce buisson ?

Il se dirigea vers l’orée du bois et ne vit aucune empreinte de pas. L’étalon hennit et il retourna le libérer, en arrachant au passage des touffes d’herbe.

Colin arriva en courant.

— Un cheval ! Apocalyptique ! Où l’avez-vous trouvé ?

— Je t’avais dit de ne pas bouger.

— Je sais, mais j’ai entendu hennir et j’ai pensé que vous étiez peut-être en danger.

— Une raison de plus pour suivre mes instructions à la lettre. Donne-lui à manger.

Il confia l’herbe à Colin et se pencha pour dégager les rênes. En essayant de se libérer, l’étalon n’avait fait que les emmêler plus encore. Dunworthy dut repousser les branches d’une main et dérouler les lanières de cuir de l’autre. Il fut couvert d’égratignures en quelques secondes.

— À qui peut bien appartenir cet animal ? demanda Colin.

Il lui tendait une touffe d’herbe, à distance respectueuse.

Le cheval affamé avança la tête et l’enfant bondit en arrière.

— Êtes-vous sûr qu’il est apprivoisé ?

Dunworthy avait subi une blessure presque fatale quand l’étalon avait baissé la tête, mais une rêne était libérée. Il l’enroula autour de sa main ensanglantée puis se pencha à nouveau pour dégager la seconde.

— Oui.

— À qui appartient-il ? insista Colin.

Il tapota timidement son encolure.

— À nous.

Dunworthy tendit la sous-ventrière, aida Colin à monter sur la croupe de l’animal et se mit en selle.

L’étalon n’avait pas dû comprendre qu’ils lui avaient rendu sa liberté car il tourna la tête avec un air accusateur lorsque Dunworthy donna des coups de talon dans ses flancs, mais sitôt après il partit au petit galop sur le chemin enneigé, visiblement heureux de pouvoir se déplacer à nouveau.

Colin agrippait la taille de Dunworthy, au point le plus douloureux, mais dès qu’ils eurent parcouru une centaine de mètres il se redressa et demanda :

— Comment le dirigez-vous ? Ne pourrait-on pas aller un peu plus vite ?

Ils eurent tôt fait de rejoindre la route principale. Colin suggéra de regagner la haie pour couper à travers champs, mais Dunworthy prit la direction opposée. Un demi-mille plus loin ils atteignirent une bifurcation et prirent à gauche.

Bien que la forêt fût ici plus dense, ce chemin avait été bien plus fréquenté que le précédent. Le ciel s’était couvert et le vent se levait.

— Je le vois ! s’écria Colin.

Il tendait la main pour désigner au-delà d’un bosquet de frênes un mur de pierres grises, de la même couleur que le ciel. Une église, peut-être, ou une étable. Loin à l’est. Un sentier bifurquait dans cette direction. Il franchissait un petit cours d’eau sur un pont de bois branlant puis traversait une prairie.

Leur monture ne dressa pas les oreilles et ne changea pas d’allure. Dunworthy en conclut qu’elle ne venait pas de ce village. Il s’en félicita, car il ne tenait pas à être pris pour un voleur de chevaux et pendu avant même d’avoir pu demander aux villageois fous de rage s’ils n’avaient pas vu Kivrin. Ce fut alors qu’il aperçut les moutons.

Ils gisaient sur le flanc, des monticules de laine sale. Certains s’étaient réfugiés sous les arbres pour s’abriter du vent et de la neige.

Colin n’avait rien remarqué.

— Que ferons-nous, une fois là-bas ? voulut-il savoir. Comptez-vous pénétrer dans ce hameau en catimini ou aborder le premier paysan venu pour lui demander s’il n’a pas repéré Kivrin dans les parages ?

Nous ne trouverons personne à qui poser cette question, pensa Dunworthy. Il lança leur monture au petit galop pour traverser la frênaie et entrer dans le village.

Il était bien différent des illustrations du livre de Colin où les constructions formaient un cercle régulier autour d’une clairière. Ici, les huttes étaient disséminées entre les arbres, presque invisibles les unes des autres. Il entrevoyait des toits de chaume et plus loin, dans un bosquet, l’église. Mais ici, dans cet espace guère plus vaste que le point de transfert, il n’y avait qu’une cabane en rondins et un petit appentis.

Les dimensions étaient trop modestes pour que ce fût un manoir. Sans doute s’agissait-il de la maison de l’intendant, ou du bailli. La porte de la remise était ouverte, et la neige avait pénétré à l’intérieur. Il ne s’en élevait ni bruits ni fumée.

— Ils ont dû fuir, dit Colin. Des tas de gens ont décampé, lorsqu’ils ont été informés de l’arrivée de la peste. C’est d’ailleurs ce qui a permis aux bacilles de se répandre si rapidement.

C’était possible. La neige tassée indiquait que de nombreux individus et chevaux s’étaient regroupés en cet endroit.

— Garde notre monture, dit Dunworthy.

Il alla vers la cabane, ouvrit la porte et se baissa pour passer sous le linteau.

L’intérieur était glacial et si obscur qu’il n’y discernait rien. Il poussa plus loin le battant, mais l’éclairage laissait toujours à désirer et tout avait une dominante rougeâtre.

La maison de l’intendant, décida-t-il. Il découvrait deux pièces séparées par une cloison de planches et des nattes sur le sol. On avait débarrassé la table et l’âtre devait être éteint depuis des jours. Il régnait ici une forte odeur de cendres froides. Les membres de cette famille avaient fui, comme peut-être le reste de la population, en emmenant avec eux les bacilles de la peste. Et sans doute Kivrin.

Il s’appuya au chambranle, car sa poitrine le faisait à nouveau souffrir. Il avait envisagé de nombreuses possibilités, mais pas que Kivrin eût été contrainte de partir au loin.

Il alla jeter un coup d’œil dans l’autre pièce, à l’instant où Colin entrait à son tour.

— Le cheval a vu un seau et veut boire. Je le laisse faire ?

— Oui, répondit Dunworthy.

Il se déplaça, pour dissimuler à l’enfant ce qu’il y avait derrière la séparation.

— Mais empêche-le d’ingurgiter une quantité d’eau importante. Il y a longtemps qu’il n’a pas eu l’occasion de se désaltérer.

— Le seau ne contient pas grand-chose.

Il regarda autour de lui avec intérêt.

— C’est la hutte d’un serf, pas vrai ? Ils étaient vraiment très pauvres. Vous avez trouvé des indices ?

— Non. Va surveiller le cheval. Empêche-le de s’éloigner.

Colin ressortit. Sa tête frôla le linteau de la porte.

Le nourrisson gisait sur un sac, dans un angle. Il avait dû mourir après sa mère qui reposait sur le sol de terre battue, les bras tendus vers lui. Tous deux avaient un teint sombre, presque noir, et les langes du bébé étaient raides de sang séché.

— Monsieur Dunworthy ! appela Colin.

Le cri contenait de la panique et Dunworthy se tourna brusquement. Il craignait que Colin fût revenu dans la masure, mais il était à l’extérieur, à côté de l’étalon qui plongeait son museau dans le seau.

— Que se passe-t-il ?

— Il y a quelque chose, là-bas, dit Colin en tendant l’index vers les huttes. Je crois bien que c’est un cadavre.

Il tira sur les rênes, si fort que le seau se renversa et que son contenu se répandit sur la neige.

— Attends, lui ordonna Dunworthy.

Mais Colin courait déjà vers les cabanes, suivi par le cheval.

— C’est un…

Colin n’acheva pas sa phrase. Dunworthy vint le rejoindre.

Ils avaient sous les yeux le corps d’un jeune homme. Il gisait sur le dos, dans une flaque de liquide sombre. Son visage était pointillé de flocons. Ses bubons ont dû éclater, pensa Dunworthy. Il regarda Colin, qui ne s’intéressait plus au cadavre mais à ce qu’il y avait au-delà.

Cette clairière était plus vaste que la précédente et bordée par une demi-douzaine de masures, avec à l’extrémité opposée une église normande. Les morts avaient été entassés au centre de cet espace.

Ils voyaient près de l’église une tranchée peu profonde et un monticule de terre. Des sillons dans la neige indiquaient qu’on avait traîné des corps vers le cimetière, et un agonisant avait rampé jusqu’à sa hutte. Il s’était effondré sur le seuil.

— « Craignez Dieu et donnez-Lui gloire, car l’heure de Son jugement est venue », cita Dunworthy.

— On se croirait sur un champ de bataille, dit Colin.

— C’en est un.

L’enfant s’avança pour mieux voir les cadavres.

— Vous croyez qu’ils sont tous morts ?

— Ne les touche pas. N’approche pas d’eux.

— J’ai eu droit à la gammaglobuline, rétorqua Colin.

Mais il ravala sa salive et recula.

— Inspire profondément et pense à autre chose, lui conseilla Dunworthy en le prenant par l’épaule.

— C’est ce qu’ils disaient dans le livre. En fait, je m’attendais à pire. À cause des odeurs et du reste.

— Oui.

Il déglutit à nouveau et regarda autour de lui.

— Ça va aller. Où peut bien être Kivrin ?

Pas ici, pria Dunworthy.

— Allons voir dans l’église, dit-il en repartant, suivi par l’étalon. Il faut vérifier si elle contient le tombeau de ce chevalier. Ce n’est peut-être pas Skendgate.

Le cheval fit deux autres pas puis dressa la tête et rabattit ses oreilles. Son hennissement fut terrifiant.

Dunworthy saisit immédiatement ses rênes.

— Conduis-le dans la remise, dit-il à Colin. C’est l’odeur du sang qui le terrifie. Attache-le.

Il tendit les lanières de cuir à l’enfant qui les prit, l’air peiné.

— Entendu, dit-il en s’éloignant vers la maison de l’intendant. Je sais ce que vous éprouvez.

Dunworthy repartit vers le cimetière. Il y avait quatre corps dans la fosse commune, et deux tombes à côté. Sans doute s’agissait-il des premières victimes de la peste, des individus morts quand il restait encore suffisamment de gens pour procéder à leurs funérailles. Il obliqua vers l’église.

Deux autres cadavres gisaient devant la porte, face contre terre, l’un sur l’autre. Un vieillard, affalé sur une jeune femme dont on ne voyait que le manteau au tissage grossier ainsi qu’une des mains. Les bras de l’homme couvraient la tête et les épaules de la malheureuse.

Dunworthy les déplaça avec précaution. Le corps du vieillard bascula et emporta avec lui le manteau. La cotte de la femme, sale et maculée de sang, était d’un bleu soutenu. Il souleva le capuchon. Elle avait autour du cou une corde aux fibres emmêlées dans ses longs cheveux.

Ils l’ont pendue, pensa-t-il, sans éprouver de surprise.

Colin arriva en courant.

— J’ai trouvé ce que signifient toutes ces marques sur le sol, dit-il. Ils ont traîné les cadavres. Derrière la grange, il y a un petit enfant avec une ficelle passée à son cou.

Dunworthy regarda la jeune femme, sa chevelure trop sale pour être encore blonde.

— Ils les ont attachés pour les tirer vers le cimetière parce qu’ils étaient trop faibles pour les porter, conclut Colin.

— As-tu mis notre étalon dans la remise ?

— Oui, et j’ai attaché ses rênes à une poutre. Il voulait me suivre.

— Il doit avoir faim. Va lui donner du foin.

— Que s’est-il passé ? Vous ne faites pas une rechute ?

Ce n’était pas cela. Colin pouvait voir la robe, lui aussi.

— Non, va lui chercher du foin ou de l’avoine.

— Entendu, accepta l’enfant, sur la défensive.

Il repartit en courant, et s’arrêta net après quelques pas.

— Il n’est pas nécessaire que je lui donne à manger, hein ? Je n’aurai qu’à faire un tas de nourriture devant lui.

— Oui.

Dunworthy regardait la jeune femme. Elle avait du sang sur la main et le poignet. Son bras était plié, comme si elle avait voulu amortir sa chute. La faire basculer sur le dos serait facile. Il lui suffirait pour cela de la prendre par le coude.

Il toucha sa main, raide et glacée. Sous la pellicule de crasse la peau était rougeâtre et gercée. S’il s’agissait de Kivrin, qu’avait-elle vécu au cours de ces deux dernières semaines pour être dans un état pareil ?

L’enregistreur devait contenir des explications. Il retourna doucement le poignet et chercha la cicatrice de l’intervention, mais il était impossible de voir quoi que ce soit, tant il était sale.

Et que ferait-il, si c’était effectivement Kivrin ? Demanderait-il à Colin d’aller chercher une hache dans la maison de l’intendant, afin de trancher cette main et de la rapporter à leur époque pour pouvoir l’entendre narrer les horreurs qu’elle avait vécues ? Il n’en aurait pas le courage, pas plus qu’il ne pourrait retourner ce corps pour s’assurer de son identité.

Il laissa redescendre la main, prit fermement son coude et la fit basculer.

Elle était morte de la peste bubonique. Il voyait une tache jaunâtre répugnante sur le côté de sa cotte bleue, là où le bubon avait éclaté. Sa langue, noire et enflée, emplissait sa bouche tel un objet obscène glissé entre ses dents pour l’étouffer, et son visage livide était boursouflé et déformé.

Ce n’était pas Kivrin. Il se releva avec peine, en titubant. Il ne lui vint à l’esprit que trop tard qu’il aurait dû couvrir le visage de cette malheureuse.

— Monsieur Dunworthy ! cria Colin en revenant à toutes jambes. Que s’est-il passé ? L’avez-vous retrouvée ?

L’enfant regarda la femme. Sa face livide, sa cotte bleu vif.

— C’est elle ?

— Non, répondit Dunworthy.

Mais son cadavre est peut-être parmi les autres, pensa-t-il. Et je ne me sens pas le courage de m’en assurer. Ses genoux flageolaient et refusaient de le soutenir plus longtemps.

— Aide-moi à regagner la remise.

Colin ne broncha pas.

— Si c’est elle, il faut me le dire. Je supporterai le choc.

Pas moi, songea Dunworthy. Je n’y résisterai pas, si elle est morte.

Il retourna vers la cabane de l’intendant en prenant appui sur le mur de pierre glacé de l’église. Il se demandait ce qu’il ferait lorsqu’il ne bénéficierait plus de ce soutien.

Colin dut se poser la même question car il vint le prendre par le bras.

— Qu’avez-vous ? C’est une rechute ?

— J’ai seulement besoin d’un peu de repos, répondit-il avant d’ajouter, presque à son corps défendant : Kivrin portait une cotte bleue, quand elle est partie.

Quand elle est partie, quand elle s’est allongée sur le sol et a fermé les yeux pour attendre que nous la projetions dans ce musée des horreurs.

Colin poussa la porte de la remise et l’aida à entrer. L’étalon releva la tête d’un sac d’avoine.

— Je n’ai pas trouvé de foin, expliqua Colin. Alors, je lui ai donné du grain. Ça ne risque pas de le rendre malade, au moins ?

— Non, mais ne le laisse pas se gaver. Il mangerait à s’en faire éclater le ventre.

L’enfant alla éloigner le sac.

— Pourquoi avez-vous cru que c’était elle ?

— À cause de la cotte bleue. Elle portait la même.

Le sac était très lourd. Colin le prit à deux mains. La toile se déchira et l’avoine se répandit sur la paille. L’étalon tendit le cou pour grignoter les grains avec voracité.

— Mais tous ces gens sont morts de la peste, alors qu’elle a été vaccinée. Ils n’ont pas pu la contaminer. De quoi d’autre aurait-elle pu mourir ?

Les causes ne manquent pas, pensa Dunworthy. Voir des enfants et des nourrissons crever comme des bêtes, les empiler dans des fosses et les recouvrir de terre, les tirer en passant une corde autour de leur cou, tout cela était insoutenable. Comment aurait-elle pu survivre à de pareilles abominations ?

Colin avait tiré le sac à côté d’un petit coffre. Il revint, le souffle court.

— Êtes-vous certain de ne pas faire une rechute ?

— Absolument, affirma Dunworthy.

Mais il avait des frissons.

— Ce n’est peut-être que la fatigue. Reposez-vous, j’en aurai pour une seconde, déclara Colin.

Il sortit et tira la porte derrière lui. L’étalon mangeait avec bruit. Dunworthy se tint à une poutre pour se relever et aller voir de plus près la cassette. Le cuivre qui la cerclait était terni et le cuir qui tapissait le couvercle était craquelé, mais il était par ailleurs flambant neuf.

Dunworthy s’assit et l’ouvrit. L’intendant l’avait utilisée comme boîte à outils. Elle contenait un rouleau de corde en cuir tressé et un fer de pioche rouillé qui avait déchiré le capitonnage bleu dont Gilchrist leur avait parlé dans le pub.

Colin revint avec un seau.

— Je vous apporte de l’eau. Je suis allé la prendre dans la rivière.

Il la posa et fouilla dans ses poches.

— J’ai chipé un tube d’aspirine à M. Finch.

Il en fit tomber dans sa paume.

— Je voulais également lui subtiliser un peu de synthamycine, mais j’ai pensé que ce serait un anachronisme. L’aspirine est vieille comme le monde, pas vrai ?

Il lui tendit deux cachets et approcha le seau.

— Vous devrez boire dans vos mains. Les bols et les gobelets doivent grouiller de bacilles.

Dunworthy avala l’aspirine, qu’il fit glisser avec une gorgée d’eau.

— Colin…

L’enfant porta le seau à l’étalon et déclara :

— Je ne crois pas que c’est le village que nous cherchons. Je suis entré dans l’église et le seul tombeau contient une Dame.

Il sortit la carte et le localisateur de l’autre poche.

— Nous sommes trop à l’est. Ici, je pense…

Il désigna du doigt une des descriptions de Montoya.

— Si nous prenons cette route puis coupons droit par là…

— Nous allons retourner au point de transfert, décida Dunworthy.

Il se leva avec prudence, sans s’appuyer au mur ou à la cassette.

— Pourquoi ? Badri a dit que nous avions au moins un jour devant nous et nous n’avons visité qu’un seul village. Il y en a d’autres. Kivrin peut être dans n’importe lequel…

Dunworthy détacha leur monture.

— Je pourrais prendre le cheval et aller voir, proposa Colin. Tout seul, j’irais plus vite. Si je la trouve, je reviendrai immédiatement vous chercher. Il serait également possible de se séparer. Celui qui la découvrirait enverrait un signal. En allumant un feu, par exemple. L’autre irait alors le rejoindre.

— Elle est morte. Nous ne la retrouverons pas.

— Vous n’avez pas le droit de dire une chose pareille ! s’exclama Colin d’une voix aiguë. Elle n’est pas morte ! Ma grand-tante l’a vaccinée !

Dunworthy désigna la cassette recouverte de cuir.

— C’est un des coffres qu’elle a emportés.

— Et après ? Il doit en exister des centaines d’exemplaires. Et même si c’est le sien, elle a dû décamper quand la peste a atteint le village. Nous n’allons pas l’abandonner ! Je n’apprécierais pas de me retrouver bloqué à cette époque et d’attendre jusqu’à la fin de mes jours qu’on vienne me chercher !

Son nez commençait à couler.

— Colin, il nous arrive parfois d’échouer même après avoir fait tout ce qu’il était humainement possible de tenter.

— Comme pour grand-tante Mary, dit Colin en essuyant des larmes du revers de la main. Mais pas toujours.

Si, pensa Dunworthy qui lui répondit :

— Non, pas toujours.

— On ne doit pas renoncer.

— D’accord, tu as gagné.

Il rattacha le cheval.

— Nous allons repartir à sa recherche. Donne-moi deux cachets d’aspirine et laisse-moi me reposer le temps qu’ils fassent effet. Ensuite, nous irons visiter les autres villages.

— Apocalyptique ! Je retourne chercher de l’eau.

Il subtilisa le seau sous le museau de l’étalon et ressortit en courant. Dunworthy s’assit contre le mur.

— Par pitié ! cria-t-il. Faites que nous la retrouvions.

La porte se rouvrit lentement. Sur Colin que la lumière extérieure nimbait d’un halo.

— Avez-vous entendu ? demanda-t-il. Écoutez.

Le son était à peine audible, assourdi par les murs de la remise. De longues pauses séparaient les tintements. Il se leva et sortit.

— Ça vient de cette direction, fit Colin en tendant le doigt vers le sud-ouest.

— Va chercher le cheval.

— Êtes-vous certain que c’est Kivrin ? Skendgate n’est pas de ce côté.

— C’est elle, affirma Dunworthy.

35

Les tintements s’interrompirent avant qu’ils n’aient sellé leur monture.

— Vite ! s’impatienta Dunworthy en tendant la sous-ventrière.

Colin regarda la carte.

— Tout va bien. Elle a sonné trois fois et j’ai repéré son point d’origine. Au sud-ouest. Nous sommes bien à Henefelde, pas vrai ?

Il tendit la feuille et désigna divers hameaux.

— Alors, il s’agit de ce village.

Dunworthy jeta un coup d’œil au bout de papier puis se tourna dans la direction indiquée pour comparer avec ses souvenirs. Il n’aurait pu se prononcer, bien qu’il pût encore sentir les vibrations du glas à l’intérieur de son crâne. Il espéra que l’aspirine ferait rapidement effet.

— Venez, dit Colin en menant l’étalon vers la porte de la remise. En route.

Dunworthy mit le pied à l’étrier et enfourcha leur monture. Il eut des étourdissements. Colin le dévisagea, inquiet.

— Je ferais mieux de prendre les rênes, déclara-t-il.

Il grimpa devant Dunworthy.

Ses coups de talon manquaient de vigueur et il tira sur le mors, mais le cheval comprit et avança jusqu’à la route.

— Nous savons où est ce bourg, déclara Colin avec assurance. Il ne nous reste plus qu’à trouver un chemin qui y mène.

Ils le découvrirent presque aussitôt. Il était relativement large et descendait dans un bois de pins. Mais quelques mètres plus loin ils atteignirent une bifurcation et l’enfant se tourna pour interroger Dunworthy du regard.

Sans la moindre hésitation, l’étalon prit sur la droite.

— Regardez, il sait où nous allons ! s’exclama Colin, ravi.

Il est bien le seul, pensa Dunworthy. Il ferma les yeux pour ne plus voir le paysage tressauter. Leur monture voulait sans doute regagner son écurie. Il aurait dû le dire à son jeune compagnon afin de lui éviter une cruelle désillusion, mais il se sentait à nouveau malade et n’osait pas lâcher sa taille, ne fût-ce qu’un court instant. Il était transi. Ces élancements et ces vertiges étaient dus à la fièvre. C’était bon signe. Cela lui indiquait que son corps utilisait tous les moyens à sa disposition pour combattre le virus, qu’il lançait toutes ses troupes dans la bataille. La sensation de froid résultait de cet affrontement.

— Enfer, il commence à faire frisquet ! commenta Colin en refermant d’une main sa houppelande. J’espère qu’il ne va pas neiger.

Il réunit les rênes et remonta son cache-nez sur sa bouche et son nez. Leur monture ne semblait pas incommodée par le rafraîchissement de la température. Elle progressait d’un pas régulier dans des bois de plus en plus profonds. Ils atteignirent un nouvel embranchement, puis un autre, et chaque fois Colin consulta la carte et le localisateur. Mais Dunworthy n’aurait pu dire si c’était lui ou leur cheval qui optait pour tel ou tel chemin.

Il se mit brusquement à neiger, de petits flocons qui voilaient le paysage et fondaient sur ses lunettes.

L’aspirine commençait à faire effet. Il se redressa, referma son manteau et essuya les verres avec un pan de sa cape. Ses doigts étaient gourds et rouges. Il se frotta les mains, les réchauffa en soufflant dessus. Ils étaient toujours dans les bois et le chemin se rétrécissait.

Colin fit tomber la neige qui couvrait le cadran du localisateur et déclara :

— D’après la carte, Skendgate est à cinq kilomètres d’Henefelde. Nous en avons parcouru au moins quatre. Nous approchons du but.

Ils n’approchaient de nulle part. Ils étaient au cœur de la forêt de Wychwood et suivaient un sentier muletier ou les traces laissées par un cerf. Ils atteindraient la hutte d’un garçon de ferme, une saunière, ou encore un buisson dont l’étalon appréciait les baies.

— Qu’est-ce que je vous disais ? fit Colin.

Il désigna le faîte d’un clocher au-dessus des arbres. L’étalon partit au petit galop.

— Ho ! fit Colin en lui serrant la bride. Une minute.

Dunworthy prit les rênes et ralentit leur monture pour sortir des bois, traverser une prairie enneigée et gravir une colline.

Ils arrivèrent au sommet et virent le hameau en contrebas, au-delà d’un bosquet de frênes. La neige ne révélait que les contours d’un manoir, d’un groupe de huttes, d’une église et d’un clocher… ce qui leur indiquait que ce n’était pas Skendgate car Montoya n’avait pas découvert une telle construction dans ce village. Si Colin en prit conscience, il le garda pour lui. Il donna à leur monture des coups de talon qui restèrent sans effet, et ce fut à une allure modérée qu’ils descendirent l’autre versant. Dunworthy tenait toujours les rênes.

À mi-pente, Colin déclara :

— J’ai vu quelque chose.

Dunworthy avait lui aussi remarqué un semblant de mouvement. Peut-être l’envoi d’un oiseau ou l’affaissement d’une branche sous le poids de la neige.

— Là-bas, dit Colin qui désignait la deuxième hutte.

Une vache apparut entre les constructions, les mamelles gonflées. Dunworthy obtenait la confirmation de ses craintes. La peste avait également décimé ce bourg.

— C’est une vache, commenta Colin, déçu.

Le ruminant leva la tête en entendant sa voix et vint vers eux en meuglant.

— Où sont passés les habitants ? demanda Colin. La cloche n’a pourtant pas sonné toute seule.

Ils sont tous morts, pensa Dunworthy. Il regarda le cimetière et y vit des tombes récentes. La neige n’avait pas entièrement recouvert les monticules de terre. Ils ont eu le temps de leur donner des sépultures décentes, se dit-il avant de voir le premier cadavre. Un jeune garçon qui gisait adossé à une stèle, comme s’il faisait une sieste.

— Regardez, il y a quelqu’un ! s’exclama Colin.

Il serra la bride au cheval et tendit le bras pour montrer le corps.

— Ohé ! cria-t-il avant de se tourner vers Dunworthy pour lui demander : Vous croyez qu’il pourra nous comprendre ?

— Il est…

Le villageois se leva avec difficulté. Il prit appui sur la pierre tombale puis regarda autour de lui. Peut-être cherchait-il une arme.

— Nous ne vous voulons aucun mal, lui cria Dunworthy en mettant à contribution ses maigres connaissances du moyen anglais.

Il se laissa glisser au bas de la selle et dut se retenir au troussequin, pris d’étourdissements. Il se redressa et tendit la main pour présenter sa paume au jeune garçon.

Son visage était maculé de terre et de sang, de même que le devant de son sarrau et de son pantalon aux jambes retroussées. Il se pencha pour ramasser un bâton dans la neige et se tint les côtes, ce qui indiquait que ce mouvement avait été douloureux. Il s’avança vers eux, pour leur barrer le passage.

— Car ne me tochiez. Si avons nos pestilance.

— Kivrin ! s’exclama Dunworthy.

Il alla vers elle.

— Restez où vous êtes, dit-elle en anglais moderne.

Elle brandissait le bout de bois devant elle, tel un fusil. Son extrémité était brisée.

— C’est moi, Kivrin. M. Dunworthy.

Il fit un autre pas. Elle recula et leva son gourdin improvisé.

— Non ! Vous ne comprenez pas. La peste a atteint ce village.

— Nous ne risquons rien, Kivrin. Nous avons été vaccinés.

— Vaccinés ? répéta-t-elle, comme si elle ignorait le sens de ce mot. C’est le clerc de l’évêque qui nous l’a apportée.

Colin approcha et elle leva son bâton.

— Tout va bien, dit Dunworthy. Je vous présente Colin. Il a été lui aussi immunisé. Nous sommes venus vous chercher, pour vous ramener chez vous.

Elle le dévisagea longuement.

— Chez moi, dit-elle d’une voix plate.

Elle baissa les yeux sur le monticule de terre qu’elle avait à ses pieds, une sépulture plus petite et étroite que les autres. La tombe d’un enfant.

Finalement, elle regarda Dunworthy sans manifester la moindre émotion. J’arrive trop tard, pensa-t-il en la voyant avec son sarrau ensanglanté, seule au milieu de ce cimetière. Elle a déjà été crucifiée.

— Kivrin…

Elle laissa tomber la bêche.

— Aidez-moi, dit-elle.

Elle se détourna et s’éloigna vers l’église.

— Êtes-vous certain que c’est elle ? murmura Colin.

— Oui.

— Alors, qu’est-ce qui lui prend ?

J’arrive trop tard, se répéta-t-il. Il posa la main sur l’épaule de l’enfant, afin de bénéficier de son soutien. Elle ne me le pardonnera jamais.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous vous sentez patraque ?

— Non, dit-il.

Mais il attendit un moment avant de le lâcher.

Kivrin s’était arrêtée sur le seuil de l’église. Elle se tenait à nouveau le flanc. Dunworthy frissonna. Elle a été contaminée, se dit-il. Elle a attrapé la peste.

— Êtes-vous malade ?

— Non. Il m’a donné un coup de pied.

Elle regarda sa main, semblant s’attendre à y voir du sang, puis elle tenta de pousser la porte, tressaillit et laissa Colin s’en charger.

— Il a dû me briser des côtes.

Colin fit pivoter le lourd battant et ils entrèrent. Dunworthy cilla. Nulle clarté ne traversait les étroits vitraux. Il discerna une forme basse sur la gauche — un corps ? — et les premiers piliers, mais au-delà tout était englouti par une obscurité profonde. Près de lui, Colin fouillait ses grandes poches.

Loin devant eux, une flamme vacillait sans rien éclairer. Elle s’éteignit et Dunworthy s’avança.

— Pas si vite, fit Colin.

Il alluma une lampe. Son éclat aveugla Dunworthy et tout ce qui se situait hors de son faisceau disparut dans les ténèbres. Colin éclaira les fresques, les lourds piliers, le sol irrégulier. La lumière révéla la véritable nature de ce que Dunworthy avait pris pour un cadavre, un tombeau.

— Elle est là-bas, dit-il en désignant l’autel.

Colin braqua sa torche électrique dans la direction indiquée.

Kivrin s’était agenouillée devant le jubé, à côté d’un homme qui gisait sur le sol. Ses jambes et le bas de son torse étaient recouverts d’une couverture pourpre, ses grosses mains croisées sur sa poitrine. Kivrin soufflait sur une braise pour tenter d’allumer la mèche d’une bougie réduite à un chicot de cire informe. Elle parut soulagée de voir Colin approcher avec la lampe.

— Vous devez m’aider, dit-elle en cillant, éblouie par tant de clarté.

Elle se pencha vers le cadavre et prit sa main dans la sienne.

Elle le croit toujours en vie, s’imagina Dunworthy. Mais elle précisa de sa voix plate et indifférente :

— Roche est mort ce matin.

Colin éclaira le corps. Ses mains croisées étaient d’un pourpre presque aussi soutenu que la couverture, mais il avait un visage livide à l’expression sereine.

— Qui est-ce ? voulut savoir Colin. Un chevalier ?

— Non, un saint, lui répondit Kivrin.

Elle posa sur l’avant-bras du mort une main calleuse et maculée de sang, aux ongles noirs de crasse.

— Aidez-moi.

— À quoi faire ? demanda Colin.

À enterrer le corps, pensa Dunworthy. Mais c’eût été irréalisable. L’homme qu’elle appelait Roche était un géant, pour cette époque. Même s’ils réussissaient à creuser une fosse, ils ne pourraient à eux trois transporter le cadavre. Et Kivrin s’opposerait sans doute à ce qu’ils passent une corde autour de son cou pour le tirer jusqu’au cimetière.

— Nous n’avons guère de temps devant nous, précisa Colin.

Ils n’en avaient plus. L’après-midi tirait à sa fin et ils ne pouvaient espérer retrouver leur chemin dans la forêt une fois la nuit tombée. Ils ignoraient en outre jusqu’à quand Badri pourrait assurer l’ouverture intermittente de la porte temporelle. Le tech avait parlé d’une journée au minimum, mais lors de leur départ il semblait sur le point de s’effondrer et huit bonnes heures s’étaient écoulées depuis. Par ailleurs, le sol gelé devait être dur comme de la pierre, Kivrin avait des côtes brisées et les effets de l’aspirine s’estompaient déjà. Dunworthy frissonnait à nouveau, dans cette nef glaciale.

Nous ne pouvons pas l’enterrer, se dit-il en la voyant agenouillée près de cet homme. Et comment puis-je le lui annoncer, moi qui suis arrivé trop tard pour tout le reste ?

— Kivrin…

Elle caressa la main rigide du cadavre.

— Il sera impossible de lui donner une sépulture décente, fit-elle de sa voix plate. Nous avons mis en terre Rosemonde après que l’intendant…

Elle leva les yeux sur Dunworthy.

— J’ai voulu creuser une autre excavation, ce matin, mais le sol est trop dur. J’ai brisé la bêche. J’ai dit la messe des morts et tenté de sonner le glas.

— Nous l’avons entendu, intervint Colin. C’est ce qui nous a permis de vous trouver.

— Ce sont neuf coups, pour un homme, mais je n’en ai pas eu la force.

Elle toucha son flanc. Ce souvenir avait dû réveiller la souffrance.

— Vous devez le faire à ma place.

— Pourquoi ? s’enquit Colin. Il n’y a plus personne ici pour écouter.

— C’est secondaire, déclara-t-elle.

— Le temps presse, protesta Colin. La nuit va tomber et le point de transfert est…

— Je m’en charge, dit Dunworthy en se levant. Restez ici.

Il repartit vers le fond de la nef.

— La nuit va tomber, répéta Colin.

Il se mit à courir, pour le rattraper.

Le faisceau de sa torche dansait sur les piliers et les dalles irrégulières du sol.

— Vous disiez qu’il était impossible de savoir pendant combien de temps Badri pourrait assurer l’ouverture du passage. Attendez une minute.

Dunworthy poussa la porte et ferma les yeux à demi pour affronter l’éclat aveuglant de la neige. Mais le ciel s’était entre-temps assombri. Il traversa le cimetière d’un pas rapide, en direction du clocher. La vache franchit le portillon et les suivit entre les tombes.

— À quoi sert de sonner le glas, quand nul ne peut l’entendre ? demanda Colin.

Il s’arrêta pour éteindre sa torche puis le rejoignit au pas de course.

Dunworthy entra dans le clocher, aussi sombre et froid que l’église. Il régnait ici une forte odeur de rats. La vache tendit la tête à l’intérieur et Colin se glissa entre elle et le chambranle, pour aller se placer contre le mur incurvé.

— C’est vous qui vouliez regagner le point de transfert. Vous affirmiez que nous risquions de nous retrouver coincés à cette époque, rappela Colin. Vous répétiez que nous devions renoncer à trouver Kivrin.

Dunworthy attendit que sa vision se fût accoutumée à la pénombre et sa respiration ralentie. Il avait présumé de ses forces et ses poumons le torturaient à nouveau. Il leva les yeux. La corde pendait au-dessus de leurs têtes et allait se perdre dans les ténèbres. Un nœud taché de sueur formait une protubérance à son extrémité effilochée.

— Je peux le faire ? demanda Colin.

— Tu es trop petit.

— Certainement pas.

Il sauta, saisit la corde juste au-dessous du nœud et resta suspendu quelques secondes avant de lâcher prise. La cloche s’était à peine balancée, et elle eût tinté de la même manière s’il lui avait lancé un caillou.

— Elle est lourde, commenta-t-il.

Dunworthy leva les bras et agrippa la corde, froide et hérissée de fibres. Il tira brusquement, sans savoir s’il pourrait faire mieux que Colin. Bong.

— C’est assourdissant ! commenta l’enfant qui colla ses mains sur ses oreilles et leva les yeux, visiblement ravi.

— Un, dit Dunworthy.

Baisser, remonter, pensa-t-il. Il se rappelait les mouvements des Américaines et il ploya les jambes. Deux et remonter. Et trois.

Il se demanda comment Kivrin s’y était prise, avec ses côtes brisées. Cette cloche était bien plus lourde et sonore qu’il ne l’eût imaginé. Les tintements résonnaient à l’intérieur de son crâne et de sa poitrine. Bong.

Il revoyait Mme Piantini plier ses genoux potelés et compter à voix basse. Cinq. Il n’avait pas eu conscience que c’était exténuant à ce point. À chaque traction, tout l’air était expulsé hors de ses poumons. Six.

Il eût souhaité faire une pause mais il ne voulait pas que Kivrin — qui l’écoutait depuis l’église — pût s’imaginer qu’il avait renoncé, qu’il se contentait de compléter ce qu’elle avait commencé. Il raffermit sa prise sur la corde et s’appuya au mur un court instant pour reprendre son souffle.

— Est-ce que ça va ? s’enquit Colin.

— Oui.

Il tira, si fort qu’il crut que ses poumons se déchiraient. Sept.

Prendre appui contre la paroi avait été une erreur. Les pierres étaient aussi froides que des pains de glace. Il grelottait. Il pensa à Mlle Taylor qui avait tenté de terminer le Chicago Surprise Minor, en comptant les mesures qui la séparaient de l’accord final et en essayant de ne pas se laisser terrasser par les martèlements qui ébranlaient son crâne.

— Je peux vous remplacer, suggéra Colin.

Mais Dunworthy l’entendit à peine.

— Voulez-vous que j’aille chercher Kivrin, pour les deux derniers coups ? En réunissant nos forces, nous devrions y arriver.

Dunworthy secoua la tête.

— Un sonneur ne doit sous aucun prétexte lâcher sa corde, dit-il, le souffle court.

Il tira. Huit. Il lui fallait maintenir fermement sa prise. Quand Mlle Taylor avait perdu connaissance et tout lâché, la cloche avait fait un tour complet et la corde s’était lovée tel un boa autour du cou de Finch, manquant l’étrangler. Il devait tenir bon, sans penser au reste.

Il s’agrippa à la corde, tira et attendit d’être certain de pouvoir se redresser avant de la laisser remonter.

— Et de neuf, dit-il.

Colin le dévisageait en fronçant les sourcils.

— Vous faites une rechute, pas vrai ?

— Non, mentit Dunworthy.

Il put enfin lâcher la corde. La vache tendait la tête à l’intérieur du clocher, et il la repoussa avant de repartir vers l’église.

Kivrin tenait toujours la main de Roche, agenouillée à côté du corps. Dunworthy alla vers elle, pour lui annoncer :

— J’ai sonné le glas.

Elle leva les yeux, sans faire de commentaires.

— Ne pensez-vous pas qu’il serait temps de rentrer ? demanda Colin. La nuit tombe.

— Oui, approuva Dunworthy. Nous…

Les étourdissements furent si soudains qu’il tituba et faillit s’effondrer sur le cadavre.

Kivrin leva la main. Colin plongea vers lui. Le faisceau de la torche illumina le plafond quand l’enfant saisit son bras. Dunworthy amortit sa chute sur un genou et une paume. Il tendit son autre main vers Kivrin, mais elle s’était levée et reculait.

— Vous êtes malade !

C’était une accusation, une condamnation.

— Vous avez attrapé la peste, c’est ça ? fit-elle d’une voix qui contenait pour la première fois de l’émotion. C’est ça ?

— Non, c’est…

— Il fait une rechute, expliqua Colin.

Il cala la torche dans le creux du bras de sainte Catherine puis aida Dunworthy à s’asseoir.

— Il n’a pas dû se donner la peine de lire mes affiches.

— C’est un virus, expliqua Dunworthy en s’adossant à sainte Catherine. Pas la peste. Nous avons été traités à la streptomycine et à la gammaglobuline. Le bacille n’a pas pu nous contaminer.

Il laissa sa tête reposer contre la robe de pierre de la statue.

— Ça va aller. J’ai seulement besoin d’un peu de repos.

— Je lui ai pourtant déconseillé de sonner cette cloche, grommela Colin.

Il vida le sac de toile sur le sol puis le jeta sur les épaules de Dunworthy.

— Reste-t-il de l’aspirine ? demanda ce dernier.

— On ne peut en prendre qu’à trois heures d’intervalle, et avec de l’eau pour faire glisser les cachets.

— Alors, va m’en chercher.

Colin se tourna vers Kivrin, dans l’espoir de bénéficier de son soutien. Mais elle demeurait de l’autre côté du corps de Roche et lorgnait Dunworthy avec méfiance.

— Tout de suite !

Colin fila en courant. Ses pas résonnaient encore dans la nef quand Dunworthy regarda Kivrin. Elle recula d’un pas.

— Ce n’est pas la peste mais un virus. Nous redoutions que vous l’ayez contracté avant le transfert. N’avez-vous pas été malade ?

— Si, fit-elle en s’agenouillant près de Roche. C’est grâce à ce prêtre que je me suis raccrochée à la vie.

Elle lissa la couverture pourpre et Dunworthy put constater qu’il s’agissait en fait d’un manteau de velours sur lequel avait été cousue une grande croix en soie blanche.

— Il m’a dit de ne pas avoir peur.

Elle remonta le vêtement sur la poitrine de l’homme, ce qui découvrit ses pieds, nus dans de grosses sandales. Dunworthy prit le sac de toile que Colin avait placé sur ses épaules et l’étala sur le bas des jambes du prêtre avant de se relever lentement, en prenant appui sur la statue.

Kivrin caressait les mains du cadavre.

— S’il m’a blessée, c’est involontaire, dit-elle.

Colin revint, avec un seau d’eau sans doute prélevée dans une flaque. Il était à bout de souffle.

— La vache m’a attaqué ! dit-il.

Il avait trouvé une louche malpropre qu’il plongea dans le seau. Il fit tomber les cinq derniers cachets d’aspirine dans la paume de Dunworthy qui en prit deux et les avala en ne buvant qu’une petite gorgée d’eau. Il tendit les autres à Kivrin. Elle les prit avec gravité, toujours accroupie sur le sol. Colin lui lendit la louche et déclara :

— Je n’ai pas trouvé de chevaux, seulement un mulet.

— Un âne, précisa-t-elle. Maisry a volé le poney.

Elle rendit la louche et reprit la main de Roche dans la sienne.

— Il a sonné le glas pour tous les défunts, afin que leur âme puisse monter aux Cieux.

— Vous ne pensez pas qu’il faudrait y aller ? murmura Colin. Il fait presque nuit.

— Même pour Rosemonde, ajoutait Kivrin qui n’avait apparemment pas entendu son commentaire. Il était déjà malade. Je lui ai dit que le temps pressait, que nous devions partir sans attendre pour l’Écosse.

— Il faut regagner le point de transfert, intervint Dunworthy. Avant la nuit.

Elle ne bougea pas.

— Il a tenu ma main, quand j’étais au plus mal.

— Kivrin…

Elle caressa la joue du prêtre et le regarda longuement. Finalement, elle s’agenouilla. Dunworthy lui présenta sa main mais elle se leva sans aide, tenant toujours son flanc.

Elle le suivit dans la nef. Sur le seuil, elle se tourna pour scruter les ténèbres.

— Juste avant de mourir, il m’a indiqué où se situait cette clairière. Il voulait me permettre de remonter au Paradis. Il me disait de le laisser, de partir sans attendre, afin que je puisse l’accueillir à son arrivée.

Sur ces mots, elle s’éloigna dans la neige.

36

La neige tombait paresseusement sur l’étalon et l’âne qui attendaient à l’entrée du cimetière. Dunworthy aida Kivrin à se mettre en selle, et elle n’eut pas le mouvement de recul qu’il avait redouté. Mais dès qu’il la lâcha elle se tassa sur elle-même et colla la main à son flanc.

Dunworthy frissonnait et serrait les dents afin de le dissimuler à Colin. Il dut s’y reprendre à trois fois pour enfourcher l’âne et il comprit qu’il risquait de faire une mauvaise chute sitôt qu’ils se mettraient en route.

Colin lui adressa un regard lourd de reproches.

— Je devrais guider votre mule, dit-il.

— Nous n’avons pas de temps à perdre. La nuit va tomber. Tu monteras derrière Kivrin.

L’enfant guida le cheval jusqu’au portillon puis utilisa le pilier en guise d’escabeau pour s’installer sur sa croupe.

— As-tu le localisateur ? lui demanda Dunworthy.

Il essayait de donner des coups de talon à son âne sans perdre l’équilibre pour autant.

— Je connais le chemin, déclara Kivrin.

— J’ai l’appareil, confirma Colin. Et la torche.

Il l’alluma et promena son faisceau sur le cimetière, comme pour s’assurer qu’ils n’avaient rien oublié.

Il parut remarquer les tombes pour la première fois.

— C’est ici que vous avez enterré tout le monde ? demanda-t-il.

Il illuminait les petits monticules blancs.

— Oui, confirma Kivrin.

— Ces gens sont morts il y a longtemps ?

Elle fit tourner bride à l’étalon et ils partirent vers le haut de la colline.

— Non, répondit-elle.

La vache les suivit jusqu’à mi-pente, gênée par les balancements de ses énormes mamelles, puis elle s’arrêta et poussa un beuglement pathétique.

Dunworthy l’observa. Elle meugla et repartit vers le village. Ils atteignirent le sommet de l’éminence. Ici, la neige tombait moins dru qu’en contrebas où elle effaçait les tombes et estompait l’église et le clocher.

Kivrin ne regarda pas derrière elle. Elle avançait régulièrement, bien droite sur sa selle, et Colin prenait soin de ne pas se retenir à sa taille mais au troussequin. Bientôt, il n’y eut plus que des flocons épars et il cessa de neiger avant qu’ils n’aient atteint le cœur de la forêt.

Dunworthy suivait le cheval et essayait de ne pas se laisser distancer, de ne pas s’abandonner à la fièvre. L’aspirine ne faisait sur lui aucun effet — sans doute n’avait-il pas bu assez d’eau — et il sentait sa température remonter et l’isoler des arbres, du dos osseux de l’âne et de la voix de Colin.

L’enfant s’adressait à Kivrin. Il lui parlait de l’épidémie, et à l’entendre on aurait pu croire qu’il avait vécu une grande aventure.

— Ils ont annoncé qu’Oxford était en quarantaine et que nous devions retourner à Londres, mais je tenais absolument à voir ma grand-tante et j’ai forcé le barrage. Le flic m’a crié : « Éh, toi ! Arrête ! » Il s’est lancé à ma poursuite et je me suis enfui dans une rue, puis une ruelle.

Ils s’arrêtèrent. Colin et Kivrin mirent pied à terre. Colin retira son cache-nez et elle remonta le bas de son sarrau raide de sang séché pour le nouer autour de ses côtes. Dunworthy savait qu’elle souffrait, qu’il aurait dû aller l’aider, mais il craignait de ne pas pouvoir remonter sur son âne s’il en descendait.

Ils enfourchèrent à nouveau leur monture et repartirent. À chaque bifurcation, ils ralentissaient afin de vérifier leur cap. Colin se penchait vers le localisateur puis tendait le bras. Kivrin hochait la tête, pour confirmer son choix.

— C’est ici que je suis tombée, dit-elle à un embranchement. La première nuit. J’étais si malade que je prenais le père Roche pour un bandit de grand chemin.

Ils atteignirent une autre fourche. Il ne neigeait plus mais les nuages visibles entre les branches des arbres étaient sombres et menaçants. Colin dut éclairer l’écran du localisateur avec sa torche pour lire les indications. Il désigna le sentier de droite puis reprit son récit.

— Alors, M. Dunworthy s’est exclamé : « Vous avez effacé le relèvement ! » Il s’est avancé vers M. Gilchrist. Les deux hommes sont tombés et Gilchrist a dû croire qu’il l’avait fait exprès, car il a refusé de m’aider à lui porter assistance. M. Dunworthy tremblait. Il avait une forte fièvre et je lui criais : « Monsieur Dunworthy ! Monsieur Dunworthy ! » Mais il ne m’entendait pas. Et Gilchrist répétait : « Je vous en tiendrai personnellement pour responsable. »

Des flocons tombaient à nouveau et le vent se levait. Dunworthy agrippait la crinière raide de l’âne, en frissonnant de plus belle.

— On ne me disait rien, se plaignait Colin. Et quand j’ai demandé à voir grand-tante Mary, on m’a rétorqué : « Les enfants ne sont pas admis dans ce service. »

La neige cinglait Dunworthy, poussée par les rafales de vent. Il se pencha en avant et se coucha presque sur l’encolure de l’âne.

— Quand le médecin est sorti de la chambre et a murmuré quelque chose à l’infirmière, j’ai immédiatement compris que ma grand-tante était morte.

Dunworthy sentit sa gorge se serrer. Oh, Mary !

— J’étais désemparé. C’est alors que Mme Meager — la harpie nécrotique dont je vous ai déjà parlé — est venue me lire des passages de la Bible pour me démontrer que c’était la volonté de Dieu. Je hais cette Mégère ! S’il y avait une justice, c’est elle qui serait tombée malade !

Leurs voix se réverbéraient dans les bois et il n’aurait pas dû assimiler le sens de ces échos indistincts. Mais, chose étrange, l’air glacé leur apportait une netteté surnaturelle et il pensa qu’il aurait pu les entendre même s’il avait été à Oxford, à sept siècles de là.

Puis il lui vint à l’esprit qu’en cette année de terreur, en cette période de l’Histoire qui eût justifié une classification bien supérieure à dix, Mary n’était pas encore morte. Cette prise de conscience le soulagea bien plus qu’il n’aurait pu s’y attendre.

— Quand nous avons entendu la cloche, M. Dunworthy a immédiatement compris que c’était vous qui réclamiez de l’aide.

— C’est cela, dit-elle, avant de s’exclamer : Attention, il va tomber !

— Vous avez raison, approuva Colin.

Dunworthy remarqua qu’ils avaient mis pied à terre et étaient venus le rejoindre. Kivrin tenait la longe de son âne.

— Nous devons vous transférer sur le cheval, dit-elle en le prenant par la taille. Vous finirez par faire une mauvaise chute. Descendez. Je vais vous aider.

Ils durent conjuguer leurs efforts et sans doute se fit-elle mal aux côtes pour le retenir pendant que Colin le soulevait.

— J’aurais besoin de me reposer un instant, bredouilla Dunworthy.

Il claquait des dents.

— Le temps presse, protesta Colin.

Mais ils l’aidèrent malgré tout à s’asseoir contre un rocher, au bord du chemin.

Kivrin plongea la main dans son sarrau et en sortit les trois cachets d’aspirine.

Elle les lui présenta dans sa paume.

— Prenez.

— Gardez-les pour vous. Vos côtes…

Elle le fixa, sans sourire.

— Ça ira, affirma-t-elle.

Elle retourna vers le cheval et l’attacha à un arbuste.

— Voulez-vous un peu d’eau ? s’enquit Colin. Je peux allumer un feu et faire fondre de la neige.

— Inutile.

Il mit les cachets dans sa bouche et les déglutit, avec difficulté.

Kivrin réglait les étrivières. Elle défit les sangles de cuir, les noua et revint aider Dunworthy à se relever.

— Prêt ? demanda-t-elle en le prenant par le bras.

— Oui.

Il essaya de se redresser, mais échoua.

— Nous avons commis une erreur, nous ne pourrons jamais le mettre en selle.

Ils glissèrent son pied dans l’étrier, refermèrent ses doigts sur le pommeau et le hissèrent. Ensuite, il tendit la main à Colin afin de l’aider à grimper devant lui.

Il ne tremblait plus et se demandait si c’était ou non un bon signe. Et lorsqu’ils repartirent, précédés par Kivrin qui montait l’âne, il ferma les yeux et se pencha contre le dos de Colin, qui disait :

— J’ai décidé de devenir historien comme vous. J’irai à Oxford, dès que j’aurai terminé mes études secondaires. Notez bien que ce n’est pas la peste noire qui m’intéresse, mais les croisades.

Il les écoutait. La nuit tombait et ils étaient au cœur d’un bois, au Moyen Âge, deux invalides et un enfant, alors que Badri — également fort mal en point et sujet à une rechute — devait faire des efforts surhumains pour tenter d’empêcher la fermeture définitive de la porte temporelle. Mais il ne s’inquiétait pas outre mesure, il ne paniquait pas. Colin s’était muni d’un localisateur et Kivrin connaissait l’emplacement du point de transfert. Ils ne pourraient échouer.

Et même s’ils ne retrouvaient pas la clairière et restaient bloqués à cette époque, même si Kivrin ne lui pardonnait jamais d’avoir manqué à tous ses devoirs, elle serait saine et sauve. Elle les conduirait en Écosse, un pays que la peste épargnerait. Une fois là-bas, Colin sortirait de son sac à malices un hameçon et une poêle à frire et ils mangeraient des truites et des saumons. Peut-être même retrouveraient-ils Basingame.

— J’ai vu un tas de vids de cape et d’épée et je sais monter à cheval, dit l’enfant. Ho !

Il serra la bride à l’étalon qui s’arrêta au ras de la croupe de l’âne. Il venait de stopper net, au sommet d’une petite colline. Au bas du versant opposé ils voyaient une grande flaque gelée et un alignement de saules.

— Faites-le avancer, dit Colin.

Mais Kivrin mettait déjà pied à terre.

— Il n’ira pas plus loin, déclara-t-elle. Ce n’est pas la première fois. Il a été effrayé par ma matérialisation. J’ai cru que c’était Gawyn qui y avait assisté, mais il s’agissait en fait du père Roche.

Elle passa la longe sur l’encolure de l’animal qui repartit aussitôt vers le village.

— Vous voulez prendre ma place ? lui proposa Colin en descendant à son tour.

Elle secoua la tête.

— Monter puis redescendre serait plus fatigant que parcourir à pied ces quelques mètres.

Elle regardait la colline suivante. Les arbres s’interrompaient à mi-pente et au-dessus le sol était blanc. Dunworthy ne prit conscience qu’à cet instant qu’il avait cessé de neiger. Les nuages se dispersaient pour dévoiler entre eux un ciel lavande.

— Il m’a prise pour sainte Catherine, dit-elle. Vous aviez raison de craindre qu’il y ait quelqu’un à proximité du point de transfert. Mais le prêtre a cru que Dieu m’envoyait les assister dans leurs épreuves.

— N’est-ce pas ce que vous avez fait ? demanda Colin.

Il tira sur les rênes et l’étalon repartit vers le bas de la colline. Kivrin marchait à son côté.

— C’était un sacré merdier, dans le village où nous sommes passés. Il y avait des cadavres partout. Ça se voit qu’ils n’ont eu personne pour leur donner un coup de main.

Il remit les lanières de cuir à Kivrin.

— Je vais partir en éclaireur, voir si la porte est ouverte, déclara-t-il en s’éloignant au pas de course. Badri nous a dit qu’il utiliserait le transmetteur toutes les deux heures.

Il s’engouffra dans le bosquet et disparut.

Elle arrêta le cheval au bas de la pente et aida Dunworthy à mettre pied à terre.

— Nous devrions lui retirer sa selle et le reste, suggéra Dunworthy. Quand nous l’avons trouvé, ses rênes étaient emmêlées dans un buisson.

Ils débouclèrent la sous-ventrière et retirèrent la selle. Kivrin défit la bride et caressa la tête de l’animal.

— Il survivra, dit Dunworthy.

— C’est possible, fit-elle.

Colin revint en louvoyant entre les saules, sous une pluie de neige.

— Elle est fermée.

— Elle s’ouvrira sous peu, affirma Dunworthy.

— Ne pourrait-on pas emmener cet étalon avec nous ? demanda Colin. Je sais que les historiens ne doivent rien emporter dans le futur, mais ce serait formidable si je pouvais le monter pour aller aux croisades.

Il retourna dans le bosquet, au sein d’une explosion de neige.

— Grouillez-vous, elle peut se rouvrir d’une seconde à l’autre.

Kivrin hocha la tête. Elle tapa sur le flanc du cheval, qui s’éloigna de quelques pas puis s’arrêta pour les regarder.

— Venez ! cria Colin qui avait déjà disparu derrière les arbres.

Kivrin resta sur place, une main sur ses côtes.

Dunworthy alla vers elle.

— Kivrin…

— Ça va aller, dit-elle.

Elle se détourna et écarta des branches entremêlées.

Le sous-bois était obscur. Au-delà de la ramure dénudée du chêne ils voyaient le ciel, d’une teinte lavande plus soutenue. Colin tirait une grosse bûche au centre de la clairière.

— Au cas où nous aurions raté de peu une ouverture et qu’il faudrait attendre deux heures, expliqua-t-il.

Dunworthy s’assit, avec soulagement.

— Comment saurons-nous où nous devons nous placer ? demanda Colin à Kivrin.

— La condensation sera visible.

Elle alla vers le gros arbre et se pencha pour faire tomber la neige de ses racines.

— Même dans la nuit ?

Elle s’assit et mordit sa lèvre inférieure.

Colin vint s’accroupir entre eux.

— Je n’ai pas d’allumettes pour faire un feu, dit-il.

— Nous pouvons nous en passer, déclara Dunworthy.

Colin alluma sa torche et l’éteignit sitôt après.

— Mieux vaut économiser les piles, au cas où il se produirait un imprévu.

Il y eut un mouvement, au sein des saules. Colin se leva d’un bond.

— Je crois que ça commence !

— Ce n’est que notre cheval, dit Dunworthy. Il a trouvé de quoi manger.

Colin se rassit.

— Oh ! Vous ne pensez pas que le transmetteur fonctionne et que nous ne voyons rien à cause de l’obscurité ?

— Non.

— Badri a pu faire une rechute et arrêter l’appareil.

Il semblait trouver cette possibilité plus fascinante qu’angoissante.

Ils attendaient. Le ciel s’assombrit et vira au bleu purpurin. Des étoiles apparurent entre les branches du chêne. Colin s’était assis sur la bûche à côté de Dunworthy et leur parlait des croisades.

— Vous savez tout sur le Moyen Âge, dit-il à Kivrin. J’ai pensé que vous pourriez m’aider à me préparer, m’apprendre des trucs.

— Tu es encore trop jeune. C’est très dangereux.

— Je sais, mais je tiens absolument à y aller. Vous devez me donner un coup de main. S’il vous plaît ?

— Ce sera bien différent de ce que tu penses.

— La nourriture serait nécrotique ? J’ai lu dans le bouquin que M. Dunworthy m’a offert qu’ils mangeaient de la viande avariée, des cygnes et d’autres machins du même genre.

Kivrin contempla ses mains pendant une longue minute.

— J’ai vu des choses épouvantables, dit-elle finalement. Mais aussi des choses merveilleuses.

Des choses merveilleuses ! Il pensa à Mary, aux portes de Balliol, lorsqu’elle lui avait parlé de la Vallée des Rois en disant : « C’est un souvenir inoubliable. » Des choses merveilleuses.

— Et les choux de Bruxelles ? Est-ce qu’ils en mangeaient déjà, au Moyen Âge ?

Kivrin faillit sourire.

— Je ne crois pas.

— Chouette !

Il se leva d’un bond.

— Éh, vous avez entendu ? Je crois que ça commence. On aurait dit une cloche.

Kivrin leva la tête et tendit l’oreille.

— Une cloche sonnait, à mon arrivée, dit-elle.

Colin prit la main de Dunworthy, pour le contraindre à se lever.

— Venez. Vous n’entendez pas ?

Il s’agissait effectivement d’un tintement, faible et lointain.

— Il vient de cette direction, dit Colin qui courut vers l’orée de la forêt. Suivez-moi !

Kivrin posa une paume sur le sol pour se soutenir et se mettre à genoux. Elle tressaillit et toucha ses côtes.

Dunworthy lui tendit la main, mais elle ne la prit pas.

— Ça va aller, dit-elle doucement.

— Je sais, répondit-il.

Elle se leva avec précautions en se retenant au tronc du chêne, puis elle se redressa et s’écarta.

— J’ai tout enregistré, dit-elle. Tout ce qui s’est passé.

Comme John Clyn, pensa Dunworthy en regardant ses cheveux défaits, son visage sale. Elle était une vraie historienne, elle avait écrit les chroniques de ce temps dans une église déserte, seule au milieu des tombes. Moi qui ai vu tant de souffrances et le monde entier sous l’emprise du Malin, j’ai voulu porter témoignage, de crainte que les mots ne disparaissent avec moi.

Elle tourna ses paumes vers le ciel et examina ses poignets sous la clarté crépusculaire.

— Le père Roche, Agnès, Rosemonde, tous les villageois. Leur souvenir est conservé là-dedans.

Elle suivit de l’index une fine cicatrice.

— Io suiicien lui damo amo, fit-elle à mi-voix. « Je représente les êtres aimés. »

— Kivrin, l’appela Dunworthy.

— Venez ! cria Colin. Ça commence. Vous n’entendez pas cette cloche ?

— Si, répondit Dunworthy.

C’était Mme Piantini, qui jouait l’introduction de « Quand arriva enfin mon Sauveur ».

Kivrin vint se placer à côté de lui. Elle joignit ses paumes, comme pour prier.

— J’aperçois Badri ! s’exclama Colin.

Il plaça ses mains en cornet devant sa bouche et cria :

— Elle est saine et sauve ! Nous l’avons récupérée !

La cloche de Mme Piantini, la plus aiguë, tintait. Les autres se joignirent au joyeux carillon. L’air se mit à miroiter de paillettes de glace semblables à des flocons de neige.

— Apocalyptique ! commenta Colin qui rayonnait de joie.

Kivrin prit la main de Dunworthy et la serra dans la sienne.

— Je savais que vous viendriez, lui dit-elle à l’instant où s’ouvrait la porte du Temps.

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