Au cœur du morne hiver
Le vent glacé gémit,
La terre est dure comme le fer,
L’eau comme la pierre,
La neige tombe, sur de la neige,
Sur de la neige,
Au cœur du morne hiver
Il y a de cela très longtemps.
Les flammes qui la consumaient s’étaient éteintes. La fumée s’élevait d’un feu allumé dans la pièce. Pas étonnant, se dit-elle. Les cheminées ne seront d’un usage répandu qu’à la fin de ce siècle. Cette pensée s’accompagna d’une prise de conscience. Je suis en 1320. J’étais malade, j’avais une forte fièvre.
Ce fut tout pour l’instant. Se reposer la soulageait. Elle était épuisée, comme si la maladie avait drainé toutes ses forces. Je me croyais sur un bûcher, se rappela-t-elle. Elle s’était débattue pour échapper aux flammes qui léchaient ses mains, grillaient sa chevelure.
On m’a coupé les cheveux. Était-ce la réalité ou un rêve ? Elle se sentait trop lasse pour lever le bras vers son crâne ou approfondir la question. J’étais à l’agonie. J’ai reçu l’extrême-onction. « N’ayez crainte, avait dit le prêtre. Vous allez retourner d’où vous venez. » Requiescat in pace.
À son réveil, dans l’obscurité, une cloche sonnait au loin. Depuis longtemps, semblait-il, comme à son arrivée. Une minute plus tard d’autres se joignaient au concert, dont une qui couvrait leurs tintements. Les matines, pensa Kivrin. Elle était certaine d’avoir déjà entendu ce carillon désaccordé synchronisé sur les battements de son cœur.
En songe, sans doute. N’avait-elle pas rêvé qu’on la brûlait vive, qu’on coupait ses cheveux et que tous s’exprimaient dans un langage incompréhensible ?
La cloche la plus proche se tut, puis toutes l’imitèrent. Ce n’était pas la première fois, et elle se demanda depuis combien de temps elle était là. Le jour s’était levé. Elle se rappelait des visages penchés vers le sien. La femme au bol, le prêtre qui accompagnait le brigand… elle les avait vus à la lueur vacillante des chandelles. Il y avait eu également les ténèbres, la clarté fuligineuse des lanternes, et les tintements intermittents des clochettes.
La panique la saisit. Depuis quand gisait-elle dans ce lit ? Des semaines ? Avait-elle raté le rendez-vous ? Impossible. On ne délirait pas aussi longtemps, même lorsqu’on avait la fièvre typhoïde contre laquelle elle était d’ailleurs vaccinée.
L’air était glacial, comme si le feu s’était éteint pendant la nuit. Elle était trop faible pour remonter les couvertures. Des mains émergèrent de l’obscurité afin de placer quelque chose de doux sur ses épaules.
— Merci, murmura-t-elle avant de se rendormir.
Le froid la réveilla. Elle crut tout d’abord qu’elle n’avait dormi qu’un court instant mais la clarté avait décru.
Une femme, debout sur la banquette en pierre du renfoncement de l’étroite fenêtre, se dressait sur la pointe des pieds pour accrocher un carré de tissu devant l’ouverture par laquelle s’engouffrait un vent glacé. Elle portait une robe noire, une coiffe et une guimpe blanches. Kivrin se crut dans un couvent, avant de se rappeler qu’au XIVe siècle les femmes mariées dissimulaient leur chevelure. Seules les célibataires la laissaient tomber librement.
Cependant, elle était trop jeune pour avoir pris un époux ou le voile. L’inconnue que Kivrin avait vue à son chevet était plus âgée. Ses mains, qu’elle avait saisies dans son délire, étaient rêches et ridées. Elle avait une voix rauque, si ce n’était pas une autre hallucination.
La lumière du jour révélait que la coiffe de la jeune femme était jaunie et qu’elle ne portait pas une robe mais un surcot et une cotte semblable à la sienne. La teinture était irrégulière et on aurait dit de la toile à sac. Elle avait une tenue de servante, mais les domestiques n’avaient pas de voile et un trousseau de clés pendait à sa ceinture. Une intendante, peut-être ?
Elle n’était pas dans un château, car le lit s’appuyait contre une cloison en planches, mais dans un manoir ou tout au moins l’habitation d’un noble. Elle était allongée dans un lit à baldaquin recouvert de fourrures et non sur une paillasse. Des coussins brodés apportaient du confort à la banquette de pierre de la fenêtre.
La femme accrocha le bout de tissu à des saillies du linteau puis descendit de son perchoir pour prendre un objet que les tentures du lit dissimulèrent à Kivrin.
Elle se redressa en tenant un bol en bois, puis elle souleva sa jupe avec sa main libre et remonta sur le siège pour badigeonner le rideau improvisé d’un liquide épais. De l’huile, pensa Kivrin. Non, de la cire. De la toile cirée en guise de vitrage. Les historiens disaient qu’au XIVe siècle le verre était d’un usage répandu dans les manoirs et que les nobles emportaient des fenêtres dans leurs bagages lorsqu’ils allaient d’une de leurs demeures à l’autre.
Je dois les informer qu’ils se trompent, décida-t-elle. Elle leva les mains mais n’eut pas la force de les joindre.
La femme lui lança un regard puis reprit son travail. Je dois aller mieux, se dit Kivrin. C’est la première fois que nul n’est à mon chevet. Il faut que je découvre depuis combien de temps je suis ici et où se trouve le point de transfert.
Si elle était à Skendgate, son chariot l’attendait à guère plus d’un mille. Elle réfléchit au voyage. Il lui avait paru interminable. Le coupe-jarret l’avait hissée sur un cheval blanc au harnais garni de clochettes. Non, ce n’était pas un bandit mais un jeune homme rouquin à l’expression pleine de bonté.
Elle devait demander le nom de ce hameau. Et même si ce n’était pas le village de Montoya, elle connaissait suffisamment la région pour retrouver son chemin. En outre, les gens charitables qui l’avaient recueillie ne refuseraient pas de la conduire à la clairière, lorsqu’elle aurait recouvré ses forces.
Comment s’appelle cet endroit ? Elle n’avait pu trouver ses mots à cause de la fièvre. M. Latimer avait consacré des mois à lui enseigner le moyen anglais. Ils comprendraient certainement : « Ou somes nos ? » Et si le dialecte local était légèrement différent, l’interprète apporterait à ses phrases les modifications nécessaires.
— Ou somes nos ? demanda-t-elle.
La femme se tourna vers elle, surprise. Elle descendit du siège et approcha. Kivrin put constater qu’elle ne tenait pas un pinceau mais une spatule en bois.
— Gottebae plaise tthar tleve. Beth naught agast.
L’interprète devait assurer la traduction simultanée des propos qu’on lui tenait. Le moyen anglais de Kivrin laissait peut-être tellement à désirer que la femme la croyait étrangère et s’adressait à elle en ce qu’elle pensait être du français ou de l’allemand.
— Ou somes nos ?
Elle avait posé très lentement sa question, pour que l’interprète eût le temps de la traduire.
— Wick londebay yae comen lawdayke awtreen godelae deynorm andoar sic straunguwlondes. Spekefaw eek waenoot awfthy taloorbrede.
— Lawyessharessloostee ? fit une autre voix.
Une femme au visage fripé entra. C’était de ses mains parcheminées que Kivrin gardait le souvenir. Elle avait autour du cou un pendentif suspendu à une chaînette en argent et tenait une cassette recouverte de cuir qu’elle alla poser sur le siège, sous la fenêtre.
— Aufspecheryit darmayt ?
Kivrin reconnaissait le timbre de cette voix, dure et presque agressive. Elle s’adressait à l’autre femme comme à une servante. Mais leurs vêtements étaient identiques et elle n’avait pas de trousseau de clés à sa ceinture, alors que c’était le privilège de la maîtresse de maison.
Si l’épouse du maître des lieux portait une cotte en toile à sac mal teintée, la tenue de Kivrin laissait autant à désirer que les cours de langue de Latimer et les affirmations du docteur Ahrens concernant son immunisation à toutes les maladies médiévales.
— On m’a vaccinée, murmura-t-elle.
Les deux femmes regardèrent dans sa direction.
— Ellavih swot wardesdoor feenden iss ? demanda sèchement la plus âgée.
La mère, la belle-mère ou la gouvernante ? Kivrin ne pouvait se prononcer.
— Maetinkerr woun dahest wexe hoordoumbe, répondit la plus jeune.
— Nor nayte bawcows derouthe.
Kivrin ne comprenait rien. On disait les phrases courtes plus faciles à traduire, mais elle n’aurait pu dire si c’était un seul mot ou plusieurs.
— Certessan, shreevadwomn wolde nadae seyvous.
Le ton indiquait une altercation, et Kivrin se demandait si elle n’en était pas la cause. Elle essaya de remonter le couvre-lit, pour s’isoler, et la plus jeune des femmes posa le bol et la spatule pour venir vers elle et lui dire :
— Spaegun yovor tongawn glais ?
Ce qui pouvait signifier « Bonjour », « Comment vous sentez-vous ? » ou encore « Vous serez brûlée vive à l’aube ». Le fonctionnement de l’interprète était perturbé par la fièvre et il remplirait son office sitôt qu’elle irait mieux.
La plus vieille s’agenouilla près du lit pour prier pendant que l’autre examinait son front. Kivrin leva la main et toucha un bandage. Ses cheveux étaient coupés au ras de ses oreilles.
— Vae motten tiyez thynt. Far thotyiwort wount sorr.
La jeune femme lui fournissait une explication incompréhensible mais Kivrin se rappela qu’on avait immobilisé ses poignets afin de l’empêcher de se frapper le crâne pour éteindre les flammes qui, s’imaginait-elle, consumaient sa chevelure.
Avant son départ, Kivrin s’était demandé comment elle pourrait se passer de shampooing pendant deux semaines. Elle les eût remerciées de lui avoir fait cette coupe, si cela ne lui avait pas rappelé Jeanne d’Arc sur son bûcher.
La jeune femme la dévisageait, craintive. Kivrin lui sourit, et elle l’imita. Ce qui la rajeunit encore, bien qu’il lui manquât deux dents et qu’une troisième fût brunâtre.
Elle retira le pansement et le posa sur le couvre-lit. La même toile jaunie que sa coiffe, déchirée en bandes effilochées et tachées de sang. La blessure que Kivrin devait à Gilchrist avait dû se rouvrir.
— Vexeyaw hongroot ?
La femme glissa une main sous sa nuque pour l’aider à redresser la tête. Une tête très légère, ainsi délestée de ses cheveux.
Elle prit un bol et le présenta à la malade. Kivrin but une gorgée d’un gruau grumeleux à l’arrière-goût de graisse rance.
— Thasholde nayive gros vitaille towayte, dit sèchement la vieille.
Sa belle-mère, décida Kivrin.
— Shimote lese hoor fource.
La nourriture était acceptable, mais déglutir I’épuisait.
La jeune femme tendit le bol à sa belle-mère, prit le bandage ensanglanté et toucha la tempe de Kivrin. Sans doute se demandait-elle s’il fallait ou non remettre ce pansement. Elle le donna à l’autre femme qui le posa avec le bol sur le coffre qu’il devait y avoir au pied du lit.
— Lo, liggethsteallouw, fit-elle.
Elle lui adressa un nouveau sourire édenté. Les paroles étaient incompréhensibles, mais leur sens paraissait évident. Kivrin ferma les yeux.
— Durmidde shoalausbrekkeynow, dit la vieille.
Elles sortirent et tirèrent la lourde porte derrière elles.
Kivrin se répéta ces mots, pour y chercher des sons familiers. En plus de remplir les fonctions d’un dictionnaire, l’interprète était censé faciliter la différenciation des phonèmes. Mais ce qu’elle entendait évoquait pour elle du serbo-croate.
Peut-être suis-je dans les Balkans, se dit-elle. Pendant que j’étais inconsciente, ce bandit a pu m’embarquer sur un navire. Non, elle se rappelait la chevauchée nocturne. Je suis tombée de cheval et un rouquin m’a soulevée. Ensuite, nous sommes passés devant une église.
Ils s’étaient enfoncés dans les bois puis avaient atteint une route. Elle avait fait cette chute à une bifurcation, peu avant de voir le clocher. Si elle retrouvait cet embranchement, il lui serait ensuite facile de regagner le point de transfert.
Elle était donc à Skendgate, et ces femmes parlaient le moyen anglais. Pourquoi ne pouvait-elle les comprendre, en ce cas ?
Le choc a dû endommager l’interprète. Non, elle avait glissé jusqu’au sol en douceur. C’est la fièvre qui perturbe son fonctionnement.
Cependant, je comprends le latin. La peur comprimait sa poitrine. Il fonctionne et je ne peux pas être malade, puisqu’on m’a vaccinée. L’inoculation contre la peste a entraîné une réaction, certes, mais les symptômes ne correspondent pas.
Les pestiférés avaient soit des bubons aux aisselles et à l’aine, soit des expectorations sanguinolentes et une peau noire. Qu’avait-elle pris, et comment ? Elle était immunisée contre la plupart des maladies de ce siècle et elle avait ressenti les premiers malaises avant même d’avoir rencontré qui que ce soit. Les microbes n’attendaient pas leurs victimes au fond d’un bois. Ils se disséminaient par contact, ou en utilisant comme vecteurs les postillons et les puces.
Non, ce n’était pas la peste. Elle eût été encore plus mal en point. En outre, cette maladie était propagée par les parasites qui vivaient sur les rats et les hommes, pas dans les arbres, et elle ne s’était répandue en Angleterre qu’en 1348. C’était donc une affection médiévale inconnue du docteur Ahrens. Il y avait eu à l’époque les écrouelles, la danse de Saint-Guy et de nombreuses fièvres sans nom. Son système immunitaire avait mis du temps à trouver la parade, mais c’était désormais chose faite et la chute de la température permettrait sous peu à l’interprète de fonctionner correctement. Il lui suffirait pour cela de prendre du repos. Rassurée, elle n’eut qu’à fermer les yeux pour trouver le sommeil.
On la touchait. Elle ouvrit les paupières. La belle-mère examinait ses doigts, ses ongles. Quand elle remarqua que Kivrin s’était réveillée, elle lâcha brusquement ses mains et demanda :
— Sheavost ahvheigh parage attelest, baht hoore der wikkonasshae baswfolletwe ?
Rien. Kivrin avait espéré que l’interprète mettrait son somme à profit pour trier et analyser tout ce qu’il avait enregistré jusqu’à présent. Mais les mots étaient toujours incompréhensibles.
— Hastow naydepesse ?
La vieille femme saisit son poignet et passa un bras autour de sa taille, pour l’aider à se lever. Je suis trop faible, pensa Kivrin. Et pourquoi veut-elle que je quitte mon lit ? Pour me soumettre à la question ? Pour me conduire au bûcher ?
La bru entra, posa une coupe sur le siège de la fenêtre et vint prendre son autre bras.
— Hastontee natour yowres ? s’enquit-elle.
Elle souriait. Kivrin comprit qu’on voulait l’emmener faire ses besoins et elle puisa dans le peu de forces qui lui restaient pour poser les pieds par terre.
Prise d’étourdissements, elle dut rester assise un moment. Elle portait pour tout vêtement sa chemise. Elle se demanda où étaient ses effets. Au moins lui avait-on laissé ceci, alors qu’au Moyen Âge les gens avaient pour habitude de dormir nus.
Puis elle se souvint qu’on ne trouvait des toilettes intérieures que dans certains châteaux et elle frissonna à la perspective de devoir sortir.
La jeune femme plaça une couverture sur ses épaules et elles l’aidèrent à se lever. Le plancher était glacé. Elle fit quelques pas et eut d’autres vertiges.
— Wotan shay wootes nawdaor youse der jordane ? fit sèchement la vieille.
Kivrin crut reconnaître une variante du mot jardin.
— Thanway maunhollp anhour, rétorqua l’autre.
Elle prit Kivrin par la taille et souleva son bras pour le passer sur ses épaules.
Bien que frêles, elles la portèrent vers le pied du lit.
Les étourdissements s’accentuaient. Je n’atteindrai jamais la porte, se dit Kivrin. Elles s’arrêtèrent près d’un coffre orné d’un oiseau ou d’un ange sur lequel étaient posés une cuvette en bois pleine d’eau, le bandage ensanglanté et un vase. Kivrin, qui devait se concentrer pour conserver son équilibre, n’en comprit l’utilité que lorsque la belle-mère lui dit :
— Swoune nawmaydar oupondre yorresette.
Et mima qu’elle relevait sa jupe et s’accroupissait.
Un pot de chambre, pensa Kivrin, soulagée. Elle hocha la tête et s’assit en se retenant aux lourdes tentures du lit. Quand elle voulut se relever, un élancement déchira sa poitrine et la paralysa.
La vieille femme se tourna vers la porte pour crier :
— Maisry ! Maisry, com undtvae holpoon !
L’intonation indiquait qu’elle appelait quelqu’un — Majorie ? Mary ? — mais personne ne vint. Kivrin avait dû se tromper sur le sens de ses propos.
Elle se redressa. La souffrance s’atténua mais il fallut pratiquement la porter jusqu’au lit. Sitôt couchée, elle ferma les yeux.
— Slaeponpon donu paw daton, dit la jeune femme.
Ce devait être « Reposez-vous » ou « Dormez », mais elle ne pouvait reconstituer la phrase. L’interprète était cassé. L’angoisse serra sa gorge.
Impossible, se dit-elle. Ce n’est pas une machine mais un décupleur chimique des capacités d’assimilation d’un langage. Il lui faut pour cela connaître un minimum de mots, et le moyen anglais de M. Latimer est en l’occurrence inutile. Un problème de prononciation. Il lui faudrait du temps pour s’adapter et enregistrer suffisamment de données.
Le latin du prêtre ne lui avait posé aucun problème parce que le rite de l’extrême-onction était préétabli. Elle avait su à l’avance ce qu’il dirait. C’était différent, avec ces femmes. Noms propres et communs, verbes et prépositions occupaient des positions immuables. L’interprète établirait lesquelles et s’en servirait pour décrypter le reste.
Il suffisait de lui fournir des données en écoutant les propos échangés, sans essayer de les comprendre.
— Thin keowre hoorwoun desmoortale ? demanda la jeune.
— Got tallon wottes, fit la vieille.
Une cloche sonnait, dans le lointain. Kivrin ouvrit les yeux. Elles s’étaient tournées vers la fenêtre condamnée par la toile cirée.
— Bere wichebay gansanon.
Sans répondre, la belle-mère joignit les mains pour prier.
— Aydreddit ister fayve riblaun, ajouta sa bru.
Malgré sa résolution, Kivrin chercha à établir un lien avec « Il est l’heure des vêpres » ou « Ce sont les vêpres ». Mais elle n’entendait qu’une seule cloche.
La vieille femme se détourna brusquement de la fenêtre.
— Nay, Elwiss, itbahn diwolffin.
Elle alla prendre le vase de nuit posé sur le coffre.
— Gawynha thesspyd…
Elle fut interrompue par des bruits de pas précipités dans l’escalier et une voix enfantine qui criait :
— Modder ! Eysmertemay !
Une fillette fit irruption dans la pièce, nattes blondes et bonnet en bataille, les joues cramoisies et striées de larmes. Elle manqua percuter le pot de chambre que la belle-mère tenait toujours. Cette dernière gronda :
— Wol yadothoos forshame, Ahnyous ! Yowe maun naroonso inhus.
Sans en faire cas, l’enfant courut vers la jeune femme.
— Rawzamun hâttmay smerte, Modder !
Kivrin sursauta. Modder. Ce devait être « mère ».
La petite fille leva les bras et sa mère — oui, sa mère — la souleva. L’enfant la prit par le cou et éclata en sanglots.
— Shh, Ahnyous, shh.
C’est de l’allemand, pensa Kivrin. Chut, Agnès.
En tenant la fillette dans ses bras, la mère alla s’asseoir sur le siège de la fenêtre. Elle essuya ses larmes avec sa coiffe.
— Spekenaw dothass bifel, Agnès.
Oui, c’était indubitablement Agnès. Et speken signifiait « parle ». Dis-moi ce qui s’est passé.
— Shayoss mayswerte ! fit Agnès.
Elle désigna une fille qui venait d’entrer dans la chambre. Elle avait neuf ou dix ans et de longs cheveux bruns réunis dans son dos par un foulard bleu foncé.
— Itgan naso, Ahnyous. Tha pighte rennin gawn derstayres, dit la nouvelle venue avec un mélange d’affection et de mépris.
Elle ne ressemblait pas à l’enfant blonde, mais Kivrin eût été prête à parier qu’il s’agissait de sa sœur aînée.
— Shay pighte renninge ahndist eyres, Modder.
« Mère », à nouveau. Shay était le pronom « elle » et pighte le verbe « tomber ». La clé était bien l’allemand, tant pour la prononciation que la construction des phrases.
— Na comfitte horr Thusselwys, dit la belle-mère. She hâthnau woundes. Hoor teres been fornaught mais gain thy pitye.
— Hoor nay ganful bloody, répondit sa bru.
L’interprète fournissait désormais une traduction, imparfaite et à retardement, mais compréhensible.
— Ne la dorlotez pas, Eliwys. Elle n’est pas blessée. Elle pleure pour se faire plaindre.
Et la mère, qui s’appelait donc Eliwys, avait rétorqué :
— Son genou est en sang.
Elle désigna le pied du lit et dit :
— Rosemonde, passe-moi le linge posé sur le coffre.
L’aînée s’exécuta. Elle rapporta une bande de tissu effiloché, sans doute le pansement retiré du front de Kivrin.
— Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! hurla Agnès.
L’assistance de l’interprète était superflue.
— Je dois bander le genou pour arrêter le sang, expliqua Eliwys. Ce ne sera pas…, Agnès.
Le mot manquant était certainement « douloureux » et Kivrin s’étonna que l’interprète ne l’eût pas déduit en fonction du contexte.
— Comment es-tu tombée ? demanda Eliwys pour distraire l’attention de la fillette.
— Elle courait dans l’escalier, expliqua Rosemonde. Elle voulait vous annoncer que… était arrivé.
Un autre blanc dans la traduction, mais Kivrin avait entendu « Gawyn ». C’était probablement un nom propre, et l’interprète dut parvenir à la même conclusion car il l’inclut dans la phrase quand Agnès s’écria :
— C’est moi qui devais annoncer à Mère que Gawyn était là !
Elle enfouit son visage contre l’épaule d’Eliwys, qui en profita pour nouer le bandage autour de son genou.
— Dis-le-moi à présent.
La fillette secoua la tête, toujours blottie contre elle.
— Le pansement est trop lâche, fit remarquer la belle-mère. Il tombera tôt ou tard.
Elle tenait toujours le pot de chambre et Kivrin se demanda ce qu’elle attendait pour aller le vider.
— Chut, chut, murmurait Eliwys en berçant l’enfant.
— Tu es la seule à blâmer, Agnès, gronda la vieille. Tu sais qu’il ne faut pas courir dans l’escalier.
— Gawyn est-il venu à pied ? s’enquit Eliwys.
De toute évidence pour changer les idées à sa fille.
— Non, il montait son étalon noir, Gringolet. Il est venu me dire : « Gente Damoiselle, je souhaite parler à votre mère. »
— Rosemonde, pourquoi n’as-tu pas surveillé ta sœur ? demanda la belle-mère qui se cherchait une autre victime.
— Je faisais mes travaux de broderie, se justifia Rosemonde en se tournant vers sa mère pour solliciter son soutien. C’est Maisry qui devait veiller sur elle.
— Elle est allée voir Gawyn, précisa Agnès.
— Et en profiter pour folâtrer avec le garçon d’écurie, grommela la belle-mère qui se dirigea vers la porte en criant : Maisry !
L’interprète ne sautait plus les noms propres. Kivrin ignorait qui était cette Maisry, sans doute une servante qui aurait des ennuis.
Rosemonde alla se tenir près de sa mère.
— Gawyn sollicite la permission de vous parler.
— Attend-il en bas ?
— Non. Il est allé voir le père Rock.
L’interprète prenait trop d’assurance.
— Dans quel but ? s’enquit la vieille femme en revenant dans la pièce.
Kivrin avait entendu le nom sous le murmure de la traduction. Roche. L’interprète l’avait traduit du français en anglais.
— Peut-être a-t-il appris quelque chose sur la dame, fit Eliwys en lançant un coup d’œil à Kivrin.
Cette dernière ferma les yeux pour feindre de dormir et les inciter à parler librement.
— Gawyn cherchait des traces de ces brigands, disait Eliwys. Peut-être en a-t-il trouvé. Agnès, va à l’église avec Rosemonde et dis-lui que je serai dans la grande salle. La Dame dort. Il ne faut pas la déranger.
Agnès se précipita vers la porte en criant :
— Je le lui dirai la première !
— Accorde-lui ce plaisir, dit la mère à l’aînée. Agnès, ne cours pas !
Les filles disparurent dans l’escalier, certainement en dévalant les marches.
— Rosemonde est presque une adulte, grommela la belle-mère. Qu’elle aille rejoindre un homme avec tant de hâte est inconvenant. Laisser ces enfants livrées à elles-mêmes n’apportera rien de bon. Vous devriez faire venir une gouvernante d’Oxenford.
— Non, répondit Eliwys avec une fermeté qui surprit Kivrin. Maisry peut s’en occuper.
— Elle serait incapable de garder des moutons. Nous avons eu tort de quitter Bath avec tant de hâte. Nous aurions dû attendre…
Un blanc, que Kivrin ne put combler. Mais elle avait saisi le plus important. Elles venaient de Bath et Oxford était proche.
— Envoyez Gawyn chercher une gouvernante, et un médecin pour la dame.
— Il restera ici.
— Dame Yvolde nous enverra volontiers quelqu’un.
— Non. Nous la soignerons nous-mêmes. Le père Roche…
— Ce prêtre ne connaît rien à l’art de la médecine.
Mais j’ai compris ce qu’il me disait, pensa Kivrin. Elle se souvenait de sa voix qui psalmodiait les derniers rites, du doux contact de sa main sur ses tempes, ses paumes, la plante de ses pieds. Il avait su la rassurer.
— Si cette dame est de noble lignée, comment expliquerez-vous aux siens que vous l’avez confiée aux soins d’un prêtre ignorant ? Dame Yvolde…
— Mon époux nous a ordonné de l’attendre ici.
— Sans doute eût-il mieux fait de nous accompagner.
— Il ne le pouvait pas, et vous le savez. Il nous rejoindra dès que possible. Je dois aller m’entretenir avec Gawyn, ajouta-t-elle en se dirigeant vers la porte. Il devait retourner sur les lieux de l’agression. Peut-être a-t-il trouvé des traces de ces bandits, ou des indications sur son identité.
Gawyn était donc son sauveteur, le rouquin aux traits pleins de bonté qui l’avait conduite jusqu’ici. À condition que ce ne fût pas un autre rêve, il connaissait l’emplacement du point de transfert. Elle se redressa contre l’oreiller pour leur dire :
— Un moment ! Attendez. Je veux parler à ce Gawyn.
Les femmes se turent. Eliwys revint, inquiète.
— Je dois le voir, insista Kivrin.
Avec le temps le processus deviendrait automatique, mais elle devait pour l’instant penser un mot puis attendre que l’interprète lui eût soufflé sa traduction.
— Il faut que je retourne là où il m’a découverte.
La jeune femme posa une main sur son front. Elle la repoussa avec irritation.
— Il est indispensable que je le voie !
— Elle n’a pourtant plus de fièvre, déclara Eliwys en s’adressant à Imeyne. Mais ses propos sont toujours incompréhensibles.
— C’est une étrangère. Peut-être une espionne française.
— Je parle anglais ! protesta Kivrin.
— Elle connaît le latin. Selon le père Roche, elle s’est exprimée dans cette langue lors de sa confession.
— Cet ignare ne sait même pas réciter correctement son Pater. Nous devrions aller à…
Un nom intraduisible. Kersey ? Courcy ?
— Je dois parler à Gawyn, fit Kivrin en latin.
— Non, rétorqua Eliwys à Imeyne. Nous attendrons mon époux.
L’autre femme se détourna si brusquement que le contenu du vase de nuit déborda sur ses doigts. Elle les essuya sur sa jupe et sortit. La porte claqua derrière elle. Eliwys se redressa pour la suivre.
Kivrin saisit ses mains.
— Pourquoi ne comprenez-vous pas mes paroles alors que je comprends les vôtres ? Il faut que Gawyn me dise où est le point de transfert.
Eliwys dégagea ses doigts avec douceur.
— Calmez-vous. Essayez de dormir. Vous devez vous reposer, si vous voulez pouvoir rentrer chez vous.
J’ai des ennuis, monsieur Dunworthy. J’ignore où je suis et je ne peux me faire comprendre. L’interprète traduit ce que disent les contemporains, mais pas mes propos. Et ce n’est pas le plus grave.
Je suis malade. Je ne sais pas de quoi. Pas la peste, en tout cas, car les symptômes sont différents et mon état s’améliore. En outre, j’ai été vaccinée. C’est sans doute une maladie inconnue du Moyen Âge.
J’ai des maux de tête, de la fièvre et des étourdissements. Ma poitrine semble se déchirer au moindre mouvement. Un nommé Gawyn m’a conduite jusqu’ici sur son cheval. Je me rappelle seulement que nous avons voyagé de nuit, pendant ce qui m’a paru durer des heures. J’espère me tromper et être à Skendgate.
Je me souviens d’une église, et je dois être dans une demeure seigneuriale. On m’a logée dans une chambre et non une simple soupente, car un escalier dessert cette pièce. C’est donc la maison d’un noble. Dès que mes étourdissements auront cessé je grimperai sur le siège placé devant la fenêtre pour regarder au-dehors. J’entends sonner les vêpres. L’église de Skendgate n’a pas de clocher et c’est pourquoi je crains d’être ailleurs. Je sais cependant qu’Oxford est proche car Imeyne voudrait y envoyer chercher un médecin. On doit également trouver dans les parages un village appelé Kersey — ou Courcy — qui ne figure pas sur la carte de Mlle Montoya.
J’ai perdu connaissance et je ne peux en conséquence connaître la date. Je pense être en ce siècle depuis deux jours, mais c’est une simple supposition. Mon entourage ne me comprend pas et il m’est impossible de me renseigner. On m’a coupé les cheveux. Je ne sais quoi faire. Que s’est-il passé ? Pourquoi l’interprète ne fonctionne-t-il pas ? Pourquoi les vaccins n’ont-ils pas été efficaces ?
Il y a un rat, sous mon lit. Je l’entends gratter dans le noir.
Eliwys s’éloignait et Kivrin lui cria :
— Ne partez pas, je vous en supplie ! Seul Gawyn connaît l’emplacement du point de transfert.
— Dormez. Je reviendrai sous peu.
Elle ouvrit la porte. Des bruits de pas s’élevaient de l’escalier.
— Agnès, je t’ai dit de…
Elle ne termina pas sa phrase et recula. Sa main se crispa sur le battant et Kivrin crut qu’elle allait le repousser brutalement. Son cœur s’emballa. On vient me chercher pour me conduire au bûcher !
— Bonjour, gente Dame, fit une voix masculine.
Rosemonde m’avait dit que je vous trouverais dans la grande salle, mais vous n’y étiez pas.
Le baldaquin dissimulait le visage de l’homme qui entrait dans la chambre. Des vertiges empêchèrent Kivrin de se pencher pour le voir.
— J’ai pensé que vous seriez auprès de la blessée.
Il portait un justaucorps capitonné, un haut-de-chausses en cuir et une épée. Il s’avança d’un pas.
— Comment va-t-elle ?
— Son état s’améliore. La mère de mon époux est allée lui préparer une décoction de vulnéraire.
Le commentaire sur Rosemonde indiquait qu’il s’agissait de Gawyn, mais Eliwys recula encore et Kivrin se demanda si elle n’avait vu le coupe-jarret de M. Dunworthy qu’en songe, si l’homme au visage cruel n’était pas cet individu.
— N’avez-vous rien appris sur son identité ?
— Non. Tous ses biens ont été volés. J’espérais qu’elle pourrait me parler de ses assaillants…
— Je crains qu’elle n’en soit incapable.
— Serait-elle muette ?
Il se déplaça pour la regarder.
Il était moins grand que dans ses souvenirs, et sous la clarté du jour ses cheveux paraissaient presque blonds. Mais ses traits exprimaient autant de bonté que lorsqu’il l’avait installée sur son étalon.
Après l’avoir trouvée dans la clairière. Le bandit de grand chemin n’avait été qu’une hallucination due à la fièvre et aux peurs de M. Dunworthy, et sans doute se trompait-elle en interprétant la réaction d’Eliwys.
— Non. Elle parle une langue inconnue. Je crains que le coup assené sur son crâne n’ait ébranlé son esprit.
Elle contourna le lit, suivie par l’homme.
— Je vous présente Gawyn, le privé de mon époux.
— Bonjour, gente Dame, fit Gawyn en articulant avec soin, comme s’il la croyait sourde.
— C’est Gawyn qui vous a trouvée dans les bois, précisa Eliwys.
Où, dans les bois ? se demanda Kivrin, désespérée.
— Je suis heureux que vos blessures se cicatrisent. Pouvez-vous me parler de vos agresseurs ?
Je crains de ne pas pouvoir vous parler de quoi que ce soit, pensa-t-elle. Elle n’osait s’exprimer, de peur d’en obtenir la confirmation.
— Combien étaient-ils ? Avaient-ils des chevaux ?
Elle formula sa question dans son esprit et attendit que l’interprète eût traduit toute la phrase, en prêtant une attention particulière aux intonations, avant de demander :
— Où m’avez-vous trouvée ?
Ils échangèrent des regards. Elle lut dans les yeux de l’homme de la surprise, dans les yeux de la femme : « Que vous avais-je dit ? »
— C’est ainsi qu’elle s’exprimait, l’autre nuit, expliqua-t-il. J’attribuais cela au traumatisme.
— Moi également, répondit Eliwys. La mère de mon époux pense qu’elle vient de France.
Il secoua la tête.
— Ce n’est pas du français, dit-il en se tournant vers Kivrin. Gente Dame, venez-vous d’un autre pays ?
Oui, d’une contrée lointaine dont l’accès se situe dans une clairière que vous seul connaissez.
— Où m’avez-vous trouvée ? répéta-t-elle.
— Les voleurs ont tout emporté, expliqua Gawyn. Mais son chariot est de belle facture et elle avait de nombreux bagages.
— Les siens vont s’inquiéter pour elle.
— Dans quelle partie des bois m’avez-vous découverte ? insista Kivrin.
— Nous troublons son repos, fit Eliwys qui se pencha pour caresser sa main. Chut. Reposez-vous.
Elle s’écarta du lit, suivie par Gawyn qui demanda :
— Voulez-vous que j’aille à Bath en informer Messire Guillaume ?
Eliwys recula. Elle paraissait terrifiée, alors qu’ils étaient restés côte à côte à son chevet, tels de vieux amis. Les peurs de cette femme devaient avoir d’autres origines.
— Souhaitez-vous que je vous ramène votre époux ?
— Non. Il ne peut rentrer avant la fin du procès et il vous a ordonné de rester avec nous, afin de nous protéger.
— En ce cas, permettez-moi de retourner sur les lieux de l’agression pour reprendre mes recherches.
— Dans leur hâte, ces misérables ont pu laisser choir un objet qui nous renseignerait sur ses origines.
Les lieux de l’agression, se répéta Kivrin. Elle tentait d’apprendre par cœur les mots entendus sous le murmure de l’interprète.
— Je vais donc prendre congé.
Eliwys releva la tête.
— À présent ? La nuit va tomber.
— Conduisez-moi sur les lieux de l’agression, demanda Kivrin.
— L’obscurité ne me fait pas peur, Dame Eliwys.
Il ressortit, accompagné par les cliquetis de son épée.
— Emmenez-moi avec vous, l’implora Kivrin.
En vain. Elle se retrouvait seule. Elle s’était bercée d’illusions. L’interprète avait dû lui fournir une version fantaisiste de leurs propos.
Peut-être avaient-ils parlé d’une brebis égarée, ou de son procès pour sorcellerie.
Dame Eliwys avait fermé la porte et plus aucun son n’arrivait jusqu’à elle. Même la cloche s’était tue. La clarté bleuâtre qui filtrait à travers la toile cirée annonçait le crépuscule.
Gawyn retournerait dans les bois. Si la fenêtre surplombait la cour, elle verrait quelle direction il prendrait.
Elle se redressa, et la souffrance manqua la terrasser. Elle laissa descendre ses pieds sur le côté du lit et eut des étourdissements. Elle se rallongea et ferma les yeux.
Vertiges, température et douleurs dans la poitrine. Quels étaient ces symptômes ? La variole débutait par de la fièvre et des frissons, et la syphilis ne se manifestait qu’après deux ou trois jours. Elle regarda ses bras, mais ne vit aucun bouton. L’incubation de la variole durait de dix à vingt et un jours et elle n’avait pu attraper ce virus avant son départ, un siècle après sa disparition définitive.
On l’avait en outre vaccinée contre cette maladie, la fièvre typhoïde, le choléra et la peste. Alors, de quoi s’agissait-il ? La danse de Saint-Guy ? Quelque chose contre quoi on ne l’avait pas protégée, en tout cas. Mais son système immunitaire renforcé aurait dû pouvoir combattre n’importe quelle infection.
Elle entendit courir dans l’escalier.
— Mère ! cria Agnès. Rosemonde n’a pas attendu !
Son élan fut stoppé par la lourde porte qu’elle dut pousser, mais dès qu’elle fut à l’intérieur elle reprit de la vitesse pour aller vers le siège en gémissant :
— Mère ! C’était à moi de le dire à Gawyn !
Elle interrompit ses sanglots sitôt qu’elle constata que sa mère n’était plus dans la pièce. Elle s’accorda un moment de réflexion puis repartit vers la porte. À mi-chemin, elle obliqua vers le lit et dit :
— Je sais qui vous êtes. La dame que Gawyn a trouvée dans les bois.
Kivrin hocha la tête, pour ne pas l’effrayer par des propos que l’interprète déformerait sans doute.
— Vous n’avez pas de cheveux. Ce sont les bandits qui les ont pris ? Maisry dit qu’ils ont aussi volé votre langue. Vous avez mal à la tête ?
Une autre confirmation muette.
— Moi, c’est au genou.
Elle s’aida des deux mains pour lever la jambe blessée et montrer le bandage malpropre. Imeyne avait vu juste, le pansement glissait déjà. Kivrin avait cru à une simple égratignure mais l’entaille était profonde.
Agnès sautilla, lâcha sa jambe et se pencha vers le lit.
— Allez-vous mourir ?
Ça se pourrait, pensa Kivrin. Au XIVe siècle, la variole était fatale dans 75 % des cas et l’efficacité de son système immunitaire laissait à désirer.
— Frère Hubard est mort, dit Agnès. Gilbert aussi. Il est tombé de cheval. J’ai vu sa tête. Elle était toute rouge. Rosemonde dit que frère Hubard avait la maladie bleue.
Kivrin se demanda à quoi ils donnaient ce nom — étouffement, peut-être, ou apoplexie — et si ce frère Hubard n’était pas l’aumônier qu’Imeyne souhaitait remplacer. Les nobles voyageaient avec leurs prêtres. Le père Roche devait être le curé local, sans éducation et peut-être même illettré. Elle avait pourtant compris son latin, et il avait été très gentil avec elle. On trouve des gens valables même au Moyen Âge, monsieur Dunworthy, pensa-t-elle. Le père Roche, Eliwys et Agnès.
— Mon père m’apportera une pie, quand il reviendra de Bath, disait la fillette. Adeliza a un tiercelet. Elle me laisse parfois le tenir.
Elle ferma le poing et plia le bras, comme si un faucon était perché sur son gantelet imaginaire.
— Et j’ai déjà un chien de chasse.
— Comment s’appelle-t-il ? lui demanda Kivrin.
— Blackie. Il est tout noir. Et vous, en avez-vous un ?
La surprise empêcha Kivrin de répondre. Agnès venait de la comprendre. Elle avait parlé sans réfléchir, ni attendre la traduction de l’interprète. C’était peut-être la clé.
— Non, je n’ai pas de chien, fit-elle en essayant de ne pas y penser.
— J’apprendrai à parler à ma pie. Elle me dira : « Bonjour, Agnès. »
Kivrin fit un nouvel essai.
— Où est ton chien ?
— J’ai laissé Blackie dans les écuries.
Pouvait-elle affirmer que c’était une réponse à sa question ? L’enfant avait pu fournir spontanément cette information. Pour avoir une certitude, elle devrait changer de sujet.
Agnès caressait le couvre-lit en fourrure et fredonnait un air sans mélodie.
— Comment t’appelles-tu ?
— Agnès, dit la fillette sans aucune hésitation. Mon père dit que je pourrai avoir un tiercelet quand je serai assez grande pour monter une jument. Pour l’instant, je n’ai qu’un poney.
Elle posa ses coudes au bord du lit et cala son menton dans ses petites mains.
— Je sais que vous, c’est Katherine.
Katherine ? Où avait-elle péché ce prénom ?
Croyaient-ils connaître son identité ?
— Le père Roche l’a dit à Gawyn. Rosemonde raconte que vous ne savez pas parler, mais c’est faux.
Kivrin revit le prêtre penché vers elle derrière le rideau des flammes. Il lui avait demandé en latin comment elle s’appelait.
Mais sa bouche avait été trop sèche pour qu’elle pût lui répondre.
— C’est bien Katherine, n’est-ce pas ? demandait Agnès.
— Oui, répondit Kivrin avec des larmes dans les yeux.
— J’ai aussi une…
L’interprète sauta le mot. Karette ? Chavette ?
— Vous voulez la voir ?
La fillette partit en courant, sans attendre une confirmation.
Kivrin espérait qu’elle n’avait rien à redouter d’une karette. Elle aurait dû demander depuis combien de jours elle était là, même si Agnès devait être trop jeune pour le savoir. Elle semblait avoir trois ans, mais les enfants du XIVe siècle étaient plus petits que ceux du XXIe. Elle a cinq ans, peut-être six, pensa Kivrin. J’aurais dû l’interroger. Puis elle se souvint que Jeanne d’Arc n’avait su quoi répondre lorsqu’on lui avait demandé son âge lors de son procès.
Au moins l’interprète remplissait-il ses fonctions. Il lui avait fallu du temps pour s’accoutumer à la prononciation — si la fièvre n’était pas responsable de son blocage —, mais ces problèmes appartenaient désormais au passé.
Elle se redressa contre les coussins pour voir la porte. L’effort réveilla la douleur pulmonaire, ses vertiges et sa migraine. Elle toucha ses joues. Soit elles étaient brûlantes, soit ses mains étaient glacées. Il faisait très froid, dans cette chambre où il n’y avait ni brasero ni bassinoire.
Ces modes de chauffage existaient-ils déjà ? Sans doute, car autrement nul n’eût survécu à la petite période glaciaire.
Elle frissonnait. Elle avait une poussée de fièvre. Elle réfléchit à ce qu’elle avait lu sur ce sujet. La malaria donnait des frissons, des maux de tête, des sueurs et une fièvre récurrente.
Mais c’était une maladie tropicale. Et il n’y avait pas de moustiques à Oxford en plein cœur de l’hiver.
Le typhus avait les mêmes symptômes et était transmis par les poux et les puces qui pullulaient en Angleterre. Les parasites devaient être nombreux, dans ce lit, mais la période d’incubation durait près de deux semaines.
La fièvre typhoïde se déclarait après seulement quelques jours. Le malade avait des migraines, des douleurs et une fièvre importante, plus forte pendant la nuit.
Quelle heure était-il ? Eliwys avait dit que la journée tirait à sa fin et la toile tendue devant la fenêtre laissait filtrer une clarté bleutée. Cependant, les journées de décembre étaient brèves et qu’elle eût sommeil ne signifiait rien. Elle avait dormi par intermittence tout le jour.
La somnolence était un des symptômes de la typhoïde. Elle n’avait pas oublié le « cours abrégé de médecine médiévale » du docteur Ahrens.
Hémorragies nasales, langue chargée, éruptions roses au bout d’une semaine. Kivrin souleva sa chemise pour regarder son ventre et ses seins. Pas de boutons, donc pas de typhoïde. Ni de variole, dont les pustules apparaissaient après deux ou trois jours.
Agnès ne revenait pas. Peut-être avait-on eu le bon sens de lui interdire l’accès de cette chambre, à moins que Maisry n’eût enfin décidé de la surveiller. Elle avait encore pu aller voir son chiot dans les écuries et oublier son intention de lui montrer sa chavette.
La peste débutait par des céphalalgies et de la température. Je n’ai pas les autres symptômes, pensa-t-elle. Les énormes bubons, la langue enflée au point d’emplir la bouche, les hémorragies sous-cutanées qui font noircir tout le corps… non, ce n’est pas la peste.
Une grippe, alors.
C’était la seule maladie qui se déclarait aussi brutalement, et le docteur Ahrens s’était inquiétée quand M. Gilchrist avait avancé la date du départ parce que les antiviraux ne seraient pleinement efficaces que le quinze. Oui, c’était certainement une grippe.
Alors, repose-toi, se dit-elle. Elle ferma les yeux.
Elle dut dormir, car lorsqu’elle rouvrit les paupières les deux femmes étaient à nouveau dans la chambre.
— Qu’a dit Gawyn ? demanda Imeyne.
Elle écrasait quelque chose dans un mortier. Elle se pencha vers un coffret posé à côté d’elle et en sortit un sachet dont elle versa le contenu dans le récipient.
— Il n’a pas trouvé d’indications sur ses origines, car tous ses biens ont été volés. Que son chariot soit de bonne fabrication indique qu’elle appartient à une famille aisée.
— Qui doit la rechercher, commenta Imeyne en posant le mortier pour déchirer un linge. Il faut envoyer quelqu’un annoncer à Oxenford qu’elle est ici.
— Il n’en est pas question, rétorqua Eliwys.
— Avez-vous des nouvelles de mon fils ?
— Non, mais il nous a ordonné de ne pas nous éloigner. Il nous rejoindra sous peu, si tout s’est bien passé.
— Si tout s’était bien passé, il serait déjà revenu.
— Peut-être est-il sur le chemin du retour.
— À moins que… (Un autre nom intraduisible, Torquil ?) n’attende d’être pendu, et Guillaume avec lui. Il n’aurait pas dû s’en mêler.
— … est son ami, et innocent de ces accusations.
— C’est un imbécile, et mon fils est encore plus stupide de témoigner en sa faveur. Un véritable ami lui eût conseillé de quitter Bath au plus tôt.
Elle planta la cuiller dans le mortier.
— Il me faut de la moutarde, dit-elle en se dirigeant vers la porte. Maisry !
Elle revint déchirer le linge en bandes.
— Gawyn a-t-il retrouvé des serviteurs de la Dame ?
— Non, ni domestiques ni chevaux.
Une fille au visage vérolé et aux cheveux gras entra. Ce ne pouvait être Maisry, qui batifolait avec le garçon d’écurie au lieu de surveiller les enfants. Elle ploya le genou en un semblant de révérence et dit :
— Wotwardstu, Lawttymayeen ?
Oh, non ! pensa Kivrin. Voilà que ça recommence.
— Va chercher le pot de moutarde dans la cuisine et ne lambine pas en chemin, ordonna Imeyne. Que font Agnès et Rosemonde ? Pourquoi ne sont-elles pas avec toi ?
— Shiyrouthamay, répondit la fille, maussade.
Elle s’éloigna et Eliwys se leva.
— Parle, fit-elle sèchement.
— Elles… cachent.
Les ratés de l’interprète étaient dus au fait que les nobles parlaient l’anglo-normand et les paysans un dialecte à consonances saxonnes, deux langues très éloignées du moyen anglais qu’enseignait M. Latimer.
— Je les cherchais, quand Dame Imeyne m’a appelée.
L’interprète traduisit tout, même s’il lui fallut pour cela plusieurs secondes.
— Où ? Dans les écuries ? gronda Eliwys.
Elle assena simultanément deux gifles à la servante, en refermant ses mains comme une paire de cymbales.
Maisry hurla et appliqua une paume sale sur son oreille gauche. Kivrin recula contre l’oreiller, par réflexe.
— Va chercher la moutarde et trouve Agnès.
Maisry hocha la tête, fit un autre semblant de révérence et sortit sans se presser, moins choquée que Kivrin par cet acte de violence perpétré avec un calme surprenant.
Eliwys n’avait pas agi sous l’emprise de la colère. Elle retourna s’asseoir et dit posément :
— Cette Dame ne peut voyager dans son état. Elle restera avec nous jusqu’au retour de mon époux.
Des pas précipités dans l’escalier. La correction avait porté ses fruits, pensa Kivrin. Mais ce fut Agnès qui entra en trombe. Elle serrait un objet sur sa poitrine.
— Agnès ! s’exclama Eliwys. Que fais-tu ici ?
— J’ai apporté ma… (l’interprète n’avait pas encore trouvé un sens à chavette) pour la montrer à la Dame.
— Tu es une méchante fille, gronda Imeyne. Il est mal de déranger quelqu’un qui souffre.
— C’est elle qui désirait la voir.
Elle leva l’objet. Une carriole à deux roues, peinte en rouge et doré.
— Dieu condamne les menteurs aux tourments éternels, fit Imeyne en secouant la fillette. Elle ne parle pas !
— Elle me l’a dit ! rétorqua Agnès.
Heureusement pour toi, pensa Kivrin. Tu l’as échappé belle. Mais au Moyen Âge les prêtres menaçaient constamment leurs ouailles des feux de l’enfer.
— Elle m’a dit qu’elle voulait voir ma charrette. Et qu’elle n’a pas de chien.
— Ce sont des inventions.
Je dois intervenir, se dit Kivrin. Sinon, Agnès va se faire gifler à son tour. Elle se redressa sur ses coudes, et en eut le souffle coupé.
— C’est la vérité, déclara-t-elle en espérant que l’interprète remplirait son office. Il est exact que je lui ai demandé de me montrer sa charrette.
Les deux femmes se tournèrent vers elle. Eliwys écarquilla les yeux. Imeyne parut sidérée puis en colère, sans doute convaincue que Kivrin leur avait jusqu’alors joué une comédie.
— Qu’est-ce que je disais ? lança Agnès.
Elle approcha du lit avec son jouet et Kivrin se laissa redescendre sur l’oreiller.
— Où suis-je ? s’enquit-elle.
Un moment fut nécessaire à Eliwys pour se reprendre.
— En sécurité dans la demeure de mon seigneur et époux, Messire…
Une hésitation de l’interprète. Était-ce Guillaume d’Iverie ou Devereaux ? Eliwys la dévisageait, inquiète.
— Le privé de mon mari vous a trouvée dans les bois. Vous aviez été agressée et blessée par des larrons. Qui vous a attaquée ?
— Je l’ignore.
— Je m’appelle Eliwys, et voici la mère de mon époux, Dame Imeyne. Quel est votre nom ?
Le moment était venu de débiter un chapelet de mensonges soigneusement élaborés. Elle avait révélé au prêtre qu’elle s’appelait Kivrin, ce qu’il avait pris pour Katherine, mais Imeyne n’accordait aucun crédit aux propos de cet homme. Elle mettait même en doute ses connaissances du latin. Kivrin pourrait déclarer qu’elle était Isabel de Beauvrier et qu’elle avait appelé à son secours sa mère, une de ses sœurs ou encore sainte Catherine.
Ce qui permettrait d’établir son identité et son statut tout en garantissant qu’on n’essaierait pas de la renvoyer auprès des siens. Le Yorkshire était éloigné et la route du Nord impraticable.
— Où alliez-vous ? s’enquit Eliwys.
Le Médiéval avait étudié les conditions météorologiques et l’état des chemins. Il avait plu pendant quinze jours d’affilée, en décembre, et les voies de communication avaient été changées en bourbiers jusqu’à fin janvier. Cependant, la route d’Oxford était en bon état et les érudits s’étaient lourdement trompés quant à la couleur de sa robe, l’utilisation des vitrages et le langage.
— Je ne m’en souviens plus, dit-elle.
— De rien ? fit Eliwys qui se tourna vers Imeyne pour commenter : Sa blessure, sans doute. Le coup a dû ébranler sa mémoire.
— Non… non…
Elle n’avait pas eu l’intention de feindre une amnésie totale. Que les voies de communication soient praticables dans l’Oxfordshire ne signifiait pas qu’elles l’étaient également plus au nord. En outre, Eliwys avait refusé d’envoyer Gawyn à Oxford ou à Bath. Elle s’opposerait certainement à ce qu’il parte pour l’East Riding.
— Auriez-vous oublié jusqu’à votre nom ?
Imeyne s’était penchée si près de son visage que Kivrin respirait son haleine nauséabonde. À en juger par l’odeur, elle devait avoir de nombreuses caries.
— Comment vous appelez-vous ?
Selon Latimer, Isabel était le prénom féminin le plus répandu au XIVe siècle. Mais le Médiéval ignorait comment s’appelaient les filles de Gilbert de Beauvrier. Si Dame Imeyne connaissait cette famille, elle aurait la preuve qu’elle était une espionne. Improviser était toutefois dangereux. En outre, la vieille femme serait ravie de l’entendre dire que le prêtre s’était trompé. Cela démontrerait son ignorance, son incompétence. Une raison de plus d’envoyer chercher un nouvel aumônier à Bath. Pour remplacer cet homme qui avait tenu sa main, qui l’avait rassurée.
— Katherine, répondit-elle.
Je ne suis pas la seule à avoir des ennuis, monsieur Dunworthy. Les gens qui m’ont recueillie en ont aussi.
Le seigneur, Messire Guillaume, est à Bath pour témoigner au procès d’un ami. Tout indique qu’il est en danger. Sa mère, Dame Imeyne, l’a qualifié d’imbécile parce qu’il s’est mêlé de cette affaire et il est évident que son épouse, Dame Eliwys, est folle d’inquiétude.
Cette famille est venue se réfugier ici sans ses serviteurs. Au XIVe siècle, chaque femme noble avait au moins une servante, mais elles ne sont même pas accompagnées par la gouvernante des deux filles de Guillaume. Dame Imeyne veut en envoyer chercher une, ainsi qu’un aumônier, mais Dame Eliwys s’y oppose.
Messire Guillaume a dû éloigner sa famille pour la mettre en sécurité. Agnès, la cadette, m’a parlé de la mort de leur aumônier et d’un certain Gilbert dont la tête était « toute rouge ». Peut-être y a-t-il déjà eu effusion de sang, et ces femmes ont-elles dû fuir. Un privé de Messire Guillaume les accompagne, et il est armé de pied en cap.
En 1320, nul n’était satisfait du roi et de son favori, Hugh Despenser, mais il n’y a pas eu de soulèvements importants contre Edouard II dans l’Oxfordshire, alors que les escarmouches étaient nombreuses partout ailleurs. Les barons Lancaster et Mortimer ont pris soixante-trois manoirs aux Despenser, cette année-là… cette année-ci. Messire Guillaume, ou son ami, a pu avoir des activités subversives.
Mais peut-être n’est-ce qu’un litige concernant des limites de propriétés. Au XIVe siècle, les gens étaient presque aussi chicaniers qu’à la fin du XXe. Mais Dame Eliwys sursaute au moindre bruit, et elle a interdit à sa belle-mère d’informer leurs voisins de leur présence ici.
Je me félicite de tant de discrétion. Cependant, des gens d’armes risquent de défoncer la porte à tout instant. Et Gawyn, qui est le seul à connaître l’emplacement du point de transfert, se fera alors tuer en défendant le manoir.
15 décembre 1320 (calendrier julien). L’interprète remplit tant bien que mal son office. Les contemporains me comprennent, bien que leur langage soit très éloigné du moyen anglais qu’enseigne M. Latimer.
Je formule mes pensées en anglais moderne et laisse l’interprète se charger du reste. Dieu seul sait ce qu’en pense mon entourage. Sans doute que je suis une espionne française.
Il n’y a pas que le langage. Le tissu de ma robe a une trame trop régulière et une couleur trop vive. Je suis trop grande, mes dents sont trop saines et — malgré les travaux effectués dans les fouilles de Mlle Montoya — mes mains ne sont pas assez sales et gercées. C’est de saison, après tout.
J’ai été témoin d’une altercation entre Eliwys et Imeyne, qui réclamait un nouvel aumônier en disant : « La messe de Noël sera célébrée dans dix jours. » Informez M. Gilchrist que je connais la date, même si je n’ai toujours pas établi mes coordonnées géographiques. J’ai tenté de reconstituer le parcours suivi par Gawyn, mais mes pensées s’embrouillent et de nombreux souvenirs sont hallucinatoires. Je me souviens par exemple d’un cheval blanc, avec à son harnais des clochettes qui jouaient des chants de Noël, comme le carillon de Carfax.
C’est le quinze décembre, et pour vous la veille de Noël. Vous allez arroser ça et vous rendre à St. Mary the Virgin pour l’office œcuménique. Que sept siècles nous séparent est incroyable. J’ai l’impression qu’il me suffirait de me lever (ce qui est impossible car j’ai à nouveau une forte fièvre et des vertiges) et d’ouvrir la porte pour me retrouver dans le labo de Brasenose. Et vous seriez tous là, Badri, le docteur Ahrens et vous, monsieur Dunworthy, qui termineriez d’essuyer vos lunettes avant de redresser la tête pour me déclarer : « Je vous l’avais bien dit. »
Agnès entra dans la chambre. Elle avait dans les bras un chiot noir aux pattes trapues qu’elle tendit à Kivrin.
— Je vous présente Blackie, Dame Kivrin. Vous pouvez le caresser, si vous voulez.
— Ne devais-tu pas faire tes travaux de couture ? Kivrin prit l’animal pour le libérer de l’étreinte étouffante de la fillette. Qui le récupéra aussitôt.
— Grand-mère est allée réprimander l’intendant et Maisry est dans les écuries.
Elle fit tourner Blackie sur lui-même, afin de déposer un baiser sur sa truffe.
— Je suis toute seule. Grand-mère est en colère parce que l’intendant et sa famille se sont installés dans le manoir pendant notre absence. Elle dit que c’est sa femme qui le pousse au péché.
Grand-mère ? Ce mot n’apparaîtrait que quatre siècles plus tard. L’interprète prenait des libertés, même s’il s’abstenait de corriger les diverses prononciations de son prénom et laissait des blancs alors que le contexte permettait aisément de déduire le sens. Elle espérait que son subconscient compenserait ces défaillances.
— Êtes-vous une dultère, Dame Kivrin ?
Un subconscient qui déclara forfait.
— Une quoi ?
— Une dultère, répéta Agnès en retenant le chiot qui tentait de lui échapper. Grand-mère dit qu’une femme qui va rejoindre son amant a d’excellentes raisons de faire le vide dans son esprit.
Adultère. C’était moins dangereux que d’être prise pour une espionne. Mais Imeyne pouvait la soupçonner de cumuler.
Agnès donna un autre baiser à l’animal.
— Elle dit aussi qu’une dame ne devrait pas s’aventurer dans les bois en plein hiver.
Elle a raison, estima Kivrin. Tout comme M. Dunworthy. Elle ne savait toujours pas où se situait le point de transfert. Elle avait demandé à parler à Gawyn, quand Eliwys était venue placer des compresses sur sa tempe.
— Il recherche les misérables qui vous ont dépouillée, avait répondu Eliwys en appliquant sur son crâne un onguent à l’odeur d’ail qui brûlait le cuir chevelu. Vous ne vous souvenez de rien à leur sujet ?
Kivrin avait secoué la tête et espéré qu’un pauvre bougre ne finirait pas sur le gibet à cause de sa pseudo-perte de mémoire. Elle ne pourrait affirmer : « Non, ce n’est pas cet homme », dès l’instant où elle était censée ne se souvenir de rien.
Elle regrettait d’avoir feint l’amnésie. La possibilité que ces femmes connaissent les Beauvrier était infime, et qu’elle n’eût aucun passé la rendait encore plus suspecte aux yeux d’Imeyne.
Agnès tentait d’affubler le chiot de son bonnet.
— Il y a des loups, dans les bois, dit-elle. Gawyn en a tué un avec sa hache.
— A-t-il précisé où il m’a découverte ?
— Oui. Blackie n’aura pas froid, avec ça.
Elle noua le cordon et manqua l’étrangler.
— Il n’a pas l’air d’apprécier. Où est-ce ?
— Dans les bois.
L’animal se débattit et se débarrassa du couvre-chef. Agnès le posa sur les couvertures et le prit par les pattes antérieures.
— Il sait danser.
— Donne-le-moi, demanda Kivrin pour le soustraire à ces mauvais traitements. Où, plus précisément ?
Agnès se leva sur la pointe des pieds afin de surveiller le chiot que Kivrin avait pris dans ses bras.
— Il dort, murmura-t-elle.
Kivrin le posa près d’elle, sur la fourrure.
— Cette clairière est-elle très éloignée ?
— Oui, répondit Agnès.
Et Kivrin comprit qu’elle improvisait. Elle ne savait rien. L’interroger était inutile. Seul son sauveteur pourrait la renseigner.
— Gawyn est-il revenu ?
— Vous voulez lui parler ?
— Oui.
— Vous êtes donc une dultère ?
Suivre le cheminement des pensées de cette enfant s’avérait difficile.
— Non, affirma Kivrin.
Puis elle se rappela qu’elle était censée avoir oublié tout son passé.
— Grand-mère dit que seule une dultère peut demander aussi effrontément à parler à un homme.
Rosemonde entra et mit ses mains sur ses hanches pour déclarer :
— On te cherche partout, pauvre idiote.
— Je tenais compagnie à Dame Kivrin, se justifia Agnès.
Elle lança un regard inquiet à Blackie qui dormait, presque invisible sur la fourrure noire. Kivrin en déduisit que les animaux ne devaient pas être admis dans les chambres et le couvrit avec le drap pour le dissimuler à Rosemonde, qui ajouta sèchement :
— Mère dit que la Dame a besoin de repos. Viens, je dois aller annoncer à grand-mère que je t’ai retrouvée.
Elle guida sa cadette hors de la pièce.
Kivrin les suivit du regard. Elle espérait qu’Agnès s’abstiendrait d’informer Imeyne qu’elle avait à nouveau demandé à voir Gawyn. Elle ne voyait toujours pas ce que cela avait de choquant. N’était-il pas naturel de s’intéresser à ses biens ? Mais tout indiquait qu’une noble célibataire de cette époque ne devait pas réclamer « effrontément de parler à un homme ».
Le cas d’Eliwys était différent car elle régissait la maisonnée en l’absence de son mari, et Dame Imeyne était la mère de ce dernier. Mais Kivrin devrait attendre que Gawyn eût décidé de lui adresser la parole le premier puis lui tenir des propos « d’une modestie seyant à une jeune fille ». Je dois pourtant le voir, se dit-elle. Lui seul sait où est le point de transfert.
Agnès revint en courant récupérer le chiot endormi.
— Grand-mère est en colère. Elle me croyait tombée dans le puits, expliqua-t-elle avant de filer à toutes jambes.
Les joues vérolées de Maisry doivent être cuisantes, songea Kivrin. Plus tôt dans la journée, la servante avait déjà eu droit à de sévères réprimandes quand Agnès était venue lui montrer la chaîne de Dame Imeyne. « Un riliclair », selon elle. Un autre terme face auquel l’interprète avait déclaré forfait. Un petit écrin suspendu aux maillons contenait un fragment du linceul de saint Stephen. Mais si Maisry avait reçu une gifle, c’était parce que Agnès s’était permis de subtiliser le reliquaire et non parce qu’elle était entrée dans sa chambre.
Nul ne se souciait du fait qu’elle pouvait être contagieuse. Ni Eliwys ni Imeyne ne prenaient la moindre précaution, pour la soigner.
Les contemporains ignoraient tout des maladies — ils les croyaient une conséquence du péché et les épidémies étaient pour eux des punitions divines — mais ils connaissaient le phénomène de la contagion. Pendant la peste noire, le mot d’ordre serait : « Partez, allez le plus loin possible, et restez-y », et des quarantaines avaient été décrétées bien avant cette pandémie.
Mais pas ici, se dit Kivrin. Et si les enfants prenaient mon virus ? Ou le père Roche ?
Il était resté à son chevet alors que la fièvre la faisait délirer. Il lui avait caressé le front, demandé son nom. Elle tria ses souvenirs. Elle avait fait une chute puis un incendie s’était déclaré. Non, c’était une hallucination. Comme le cheval blanc. La monture de Gawyn était noire.
Ils avaient traversé un bois, descendu une colline et longé une église avant que le coupe-jarret… Ces efforts étaient inutiles. Elle avait fait un rêve chaotique de visages effrayants, de cloches et de flammes. Même la clairière se brouillait dans son esprit. Elle se rappelait un chêne et des saules, et la roue du chariot contre laquelle elle s’était adossée. Le bandit avait… Non, il était un fruit de son imagination. Comme le destrier. Et peut-être l’église.
Elle devait interroger Gawyn, mais pas devant Dame Imeyne qui la prenait pour une dultère. Il lui faudrait se lever et aller aux écuries pour rencontrer cet homme sans témoins.
Elle avait recouvré des forces, même si elle ne pouvait atteindre le vase de nuit sans aide, et sans doute pensait-on que son état s’améliorait car on l’avait laissée seule presque toute la matinée. Eliwys n’était venue que pour oindre sa tempe avec l’onguent nauséabond. Et m’écouter faire des avances indécentes à Gawyn, se dit-elle.
Elle refusait de penser aux propos d’Agnès, à l’inefficacité des antiviraux, à l’emplacement de la clairière. Elle gardait son énergie pour hâter son rétablissement. Nul ne vint la voir dans l’après-midi et elle s’exerça à s’asseoir et à poser les pieds sur le sol. Lorsque Maisry vint l’escorter jusqu’au vase de nuit, elle regagna le lit par ses propres moyens.
La froidure s’accentua pendant la nuit et quand Agnès lui rendit une visite, le matin suivant, elle portait un manteau rouge avec un capuchon et des mitaines de fourrure blanche.
— Voulez-vous voir mes boucles d’argent ? C’est Messire Bloet qui me les a offertes. Je les apporterai demain. Pas aujourd’hui, car nous allons chercher la bûche de Noël.
— La bûche de Noël ? répéta Kivrin, alarmée.
On allait traditionnellement la couper le vingt-quatre décembre et elle se croyait le dix-sept. Avait-elle mal interprété les paroles de Dame Imeyne ?
— Oui, confirma Agnès. Habituellement, nous attendons la veille de Noël, mais comme il risque d’y avoir une tempête, grand-mère veut profiter du beau temps.
Kivrin manqua céder à la panique. Comment retrouverait-elle la clairière sous la neige ?
— Irez-vous tous dans les bois ?
— Non. Le père Roche a appelé Mère au chevet d’un valet de ferme malade.
Une absence qui expliquait pourquoi Imeyne jouait aux tyrans, harcelait Maisry et l’intendant et l’accusait d’avoir des mœurs légères.
— Ta grand-mère ira-t-elle avec vous ?
— Oui. Je monterai mon poney.
— Et Rosemonde ?
— Oui.
— L’intendant aussi ?
— Bien sûr, répondit l’enfant, exaspérée par ces questions. Tous les villageois.
— Et Gawyn ?
— Non, fit-elle comme si c’était une évidence. Je dois aller aux écuries dire au revoir à Blackie.
Elle partit en courant.
Dame Eliwys était au chevet d’un paysan malade et le reste de la maisonnée allait s’absenter. À l’exception de Gawyn. Peut-être avait-il accompagné Eliwys, mais s’il était au manoir elle pourrait enfin lui parler sans témoins.
Quand Maisry lui apporta son petit déjeuner, elle avait mis une houppelande brune et entortillé des bandes de tissu autour de ses jambes. La servante emporta le vase de nuit et apporta un brasero avec une rapidité et un esprit d’initiative qui la surprirent.
Elle attendit une heure pour s’assurer que tous étaient partis puis elle se leva et alla à la fenêtre. Elle tira le rideau, sur des branches et un ciel gris sombre. L’air était glacé, mais elle grimpa sur le siège.
Elle surplombait une cour déserte, au lourd portail ouvert. Une pellicule d’humidité brillante couvrait les pavés et les toits de chaume. Elle tendit la tête à l’extérieur et fut soulagée de constater qu’il ne neigeait pas encore. Elle alla se blottir à côté du brasero.
Sa chaleur était insignifiante. Elle grelottait dans sa chemise légère. Qu’avait-on fait de ses vêtements ? Au Moyen Âge, on les suspendait à des piquets à côté du lit. Mais il n’y avait ici ni pieux ni patères.
Elle découvrit ses effets dans le coffre. Elle les prit et fut heureuse de voir ses bottes, puis elle referma le couvercle et s’y assit pour reprendre son souffle.
Je dois trouver Gawyn, pensa-t-elle. L’occasion ne se représentera pas. Et il va neiger.
Elle se retint aux montants du lit pour enfiler ses hauts-de-chausses et ses bottes, puis elle s’allongea. Je dois me reposer un instant, décida-t-elle. Elle s’endormit dès qu’elle ferma les yeux.
Un tintement l’éveilla, le son de la cloche du Sud-Ouest entendue à son arrivée. Elle avait sonné tout le jour précédent puis s’était tue. Eliwys était alors allée à la fenêtre, pour tenter de voir ce qui se passait.
Kivrin enfila son manteau et ouvrit la porte, sur un escalier abrupt privé de rampe. Agnès avait eu de la chance, lorsqu’elle s’était écorché le genou. Elle aurait pu choir tête la première à l’étage inférieur. Kivrin garda constamment une main collée au mur de pierre et s’accorda le temps de reprendre son souffle au milieu des marches.
Je suis vraiment au Moyen Âge, se dit-elle. Les braises du foyer situé au centre de la pièce rougeoyaient sous la clarté de l’ouverture aménagée à son aplomb et des hautes fenêtres étroites, mais tout le reste était plongé dans l’obscurité.
Elle scruta la pénombre fuligineuse et vit un fauteuil sculpté au haut dossier installé à côté du siège de Dame Eliwys aux dimensions plus modestes, devant une paroi couverte d’une tapisserie. Sur le côté, une échelle donnait accès à une soupente. Les plateaux de lourdes tables étaient accrochés à un mur, au-dessus de larges bancs. Il y en avait un autre sous l’escalier, vers les paravents. Le banc des mendiants.
Kivrin descendit les dernières marches puis foula les joncs éparpillés sur le sol. Les paravents formaient une cloison qui arrêtait les courants d’air de la porte.
On s’en servait parfois pour créer de véritables pièces, avec un lit-armoire à chaque extrémité. Ici, ils dissimulaient un étroit passage dans lequel on suspendait les vêtements. Il n’y avait plus un seul manteau. Parfait, se dit-elle. Ils sont tous partis.
L’huis était ouvert. Sur le sol, à côté du seuil, elle vit une paire de bottes à longs poils, un seau de bois et le chariot d’Agnès. Kivrin fit une halte dans ce vestibule pour reprendre son souffle. Elle regretta de ne pouvoir s’asseoir, jeta un coup d’œil prudent à l’extérieur et sortit.
La cour déserte, dallée de pierres plates dorées, était un véritable bourbier autour de l’auge en bois centrale creusée dans un tronc d’arbre. Entre les flaques d’eau brune, sabots et chaussures avaient laissé de nombreuses empreintes. Une poule squelettique continua de boire l’eau stagnante, sans faire cas de sa présence. Au XIVe siècle, ces gallinacés n’avaient pas à redouter les humains qui ne mangeaient que leurs œufs. Les pigeons étaient les seuls volatiles élevés pour leur chair.
Le pigeonnier se situait près du portail, à côté d’un bâtiment au toit de chaume qui devait abriter les cuisines et d’une bâtisse de dimensions plus modestes qui servait sans doute d’entrepôt. En face, il y avait les écuries reconnaissables à leurs grandes portes, séparées de la grange par un étroit passage.
Elle tenta sa chance dans les écuries. Le chiot d’Agnès vint à sa rencontre en jappant et elle le repoussa à l’intérieur puis referma la porte. Gawyn n’était pas non plus dans les autres dépendances. Agnès avait déclaré qu’il n’irait pas couper la bûche de Noël et elle en avait déduit qu’il garderait le manoir. Elle se demandait à présent s’il n’avait pas accompagné Eliwys chez le valet de ferme.
Auquel cas, je dois retrouver seule le point de transfert, se dit-elle. Elle retourna vers les écuries et s’arrêta à mi-chemin. Elle ne pourrait jamais se hisser sur un cheval, tant elle était faible. Et même si elle réussissait, les vertiges l’empêcheraient de rester en selle. C’est pourtant le moment ou jamais. Ils sont tous partis, et il va neiger.
Elle regarda le portail, le passage qui séparait les écuries de la grange. De quel côté devait-elle aller ? Ils avaient descendu une éminence, longé une église.
Elle traversa la cour. La poule rachitique alla s’abriter derrière l’auge en caquetant. Du portail, Kivrin regarda la route qui enjambait un cours d’eau sur un pont de rondins puis s’éloignait vers le sud en serpentant entre les arbres. Elle ne voyait ni colline ni habitations.
Elle avait entendu une cloche, de son lit. Elle revint sur ses pas jusqu’à la venelle. Elle passa devant un enclos où deux porcs se vautraient dans la fange et les latrines aisément reconnaissables à leur puanteur avant d’atteindre la place du village.
D’où elle vit l’église, et au-delà une butte.
En fait, ce n’était pas une place mais un terrain communal accidenté avec des huttes d’un côté et le ruisseau bordé de saules de l’autre. Une vache paissait les rares brins d’herbe et une chèvre était attachée à un grand chêne dénudé. Des meules de foin et des tas de fumier séparaient les habitations dont les dimensions étaient inversement proportionnelles à la distance les séparant du manoir. Mais même la plus proche — là où devait vivre l’intendant — n’était qu’un taudis. Ces bâtisses étaient encore plus petites, sales et délabrées que ne le laissaient supposer les vids historiques. Seule l’église était conforme à l’idée qu’on pouvait s’en faire, bien que le clocher ne fût pas attenant. Il se dressait entre le cimetière et la place. Plus récente que l’église normande en pierre grise, cette haute tour ronde avait une coloration presque dorée.
Et il y avait un chemin qui gravissait la colline et allait se perdre dans les bois.
Voilà par où nous sommes arrivés, se dit-elle. Le vent la cingla dès qu’elle quitta la protection de la grange.
La cloche du Sud-Ouest tinta et elle s’interrogea. Eliwys et Imeyne avaient fait un commentaire à ce propos, quand leurs paroles étaient encore incompréhensibles. Elle avait sonné à nouveau la veille, mais Eliwys n’en avait pas fait cas. Peut-être annonçait-elle tout simplement l’Avent.
Elle pressa le pas sur le chemin boueux creusé d’ornières, sans prêter attention à ses douleurs pulmonaires. Elle remarqua des mouvements, loin dans les champs. Des paysans qui revenaient avec la bûche de Noël ou rentraient leurs bêtes. Tout était indistinct. Il neigeait déjà, là-bas. Elle devait se hâter.
Les bourrasques l’emmaillotaient dans son manteau et emportaient les feuilles mortes. La vache quitta le terrain communal pour s’abriter entre les huttes, de simples assemblages de brindilles perméables au vent.
La cloche sonnait toujours, des coups lents et réguliers. Kivrin marchait à leur rythme. Ebranlée par des quintes de toux, elle dut s’arrêter.
Ne sois pas ridicule, se reprocha-t-elle. Tu es malade. Va jusqu’à l’église et repose-toi.
Elle repartit. Respirer était de plus en plus douloureux. Elle n’atteindrait pas la clairière, pas même ce bâtiment. Tu le dois, s’ordonna-t-elle.
Mais la souffrance la stoppa à nouveau. Après avoir craint de voir un paysan sortir d’une des masures, elle espérait à présent qu’on viendrait à son secours. Cependant, tous s’étaient absentés. Elle regarda la campagne, désormais déserte.
Elle arriva devant la dernière hutte. Il n’y avait au-delà que des cabanes délabrées où nul n’aurait pu vivre. L’église était plus loin encore, et elle repartit. Chaque pas déchirait sa poitrine. Elle tituba et se dit : Je ne dois pas m’évanouir. Nul ne sait où je suis.
Elle regarda le manoir, trop éloigné pour qu’elle pût envisager d’y retourner. Je dois m’asseoir, pensa-t-elle. Mais elle se trouvait au milieu d’un bourbier. Dame Eliwys soignait un valet de ferme. Sa belle-mère, ses filles et tous les villageois étaient dans les bois.
Le vent soufflait plus régulièrement. Elle aurait dû revenir sur ses pas mais le simple fait de rester debout relevait de l’exploit. Comme elle n’aurait pu s’asseoir dans la fange, elle décida d’entrer dans la hutte.
Une clôture bancale la ceignait, des branches entrecroisées soutenues par des piquets si bas que seuls les montants du portillon étaient assez hauts pour lui offrir leur soutien.
— Ohé, cria-t-elle. Il y a quelqu’un ?
Pas de réponse. Elle leva la boucle de cuir qui retenait le battant, s’avança et frappa à la porte de planches.
Elle tenta de soulever la barre de bois. Son poids l’en empêcha. Elle devrait informer M. Dunworthy que ces constructions branlantes étaient moins fragiles que ne le laissait supposer leur aspect. Elle reprenait son souffle quand elle entendit un bruit derrière elle.
— Veuillez m’excuser d’avoir pénétré dans votre jardin, dit-elle en se tournant.
Vers la vache qui étirait son cou par-dessus la clôture pour paître des brins d’herbe entre les feuilles mortes.
Elle devait regagner le manoir. Elle prit appui sur le dos osseux du ruminant pour tirer le portillon et rabattre la lanière de cuir. L’animal la suivit sur quelques pas puis reporta son attention sur le jardin.
La porte d’une des cabanes où nul n’aurait pu vivre s’ouvrit sur un enfant qui se figea, bouche bée.
— S’il te plaît, puis-je me reposer chez toi un moment ?
Il était d’une maigreur impensable. Ses membres étaient aussi fins que les piquets de la clôture.
— Cours au manoir, et dis que je suis malade.
Le froid bleuissait les pieds nus de ce jeune garçon. Ses gencives étaient ulcérées, ses joues et sa lèvre supérieure maculées de sang séché. Le scorbut, pensa-t-elle. Il est encore plus mal en point que moi. Elle répéta malgré tout :
— Va au manoir chercher de l’aide.
Il leva une main osseuse, pour se signer.
— Bighaull emeurdroud ooghattund enblastbardey, fit-il en reculant.
Oh, non, voilà que ça recommence ! se dit-elle.
— Aide-moi, par pitié !
Elle crut qu’il avait compris, mais il s’enfuit.
— Attends ! lui cria-t-elle.
Il disparut. Kivrin regarda la cabane qui ressemblait à une meule de foin — des touffes d’herbe et de chaume tassées entre des piquets, avec en guise de porte des brindilles liées par des bouts de ficelle, un obstacle qu’un loup aurait pu abattre en soufflant. Le garçon l’avait laissée ouverte, et elle entra.
L’obscurité et une épaisse fumée dissimulaient l’intérieur. La puanteur était insoutenable, une odeur de basse-cour, de suie, de moisissure et de rats. Kivrin dut se pencher pour passer sous le linteau et quand elle se redressa son crâne percuta une des poutres.
Il n’y avait aucun siège. Des sacs et des outils jonchaient le sol de terre battue et sur le seul meuble, une table de facture grossière, étaient posés un bol en bois et un croûton de pain. Dans une cavité peu profonde creusée au centre de la pièce quelques brindilles se consumaient.
Le point d’origine de la fumée. L’ouverture aménagée dans le toit ne pouvait l’aspirer, tant les trous étaient nombreux dans le revêtement de chaume et les parois délabrées. Elle toussa, et crut que ses poumons éclataient.
Elle s’assit sur un sac d’oignons. Malgré la froidure qui condensait son haleine, elle se sentit mieux. L’été, les relents doivent être insoutenables, se dit-elle.
Un courant d’air glacial rampait sur le sol. Elle emmitoufla ses pieds dans son manteau puis utilisa une serpette pour tisonner le feu. Des flammes hésitantes éclairèrent la cabane. Elle vit d’un côté un appentis qui devait servir d’étable. Elle ne discernait rien au-delà d’une petite séparation mais entendait des bruissements.
Un porc, sans doute, ou une chèvre. Elle remua les braises, pour bénéficier d’un peu plus de clarté.
Les bruits provenaient d’une cage métallique, finement travaillée et incongrue dans une pareille masure. À l’intérieur, les reflets des flammes dansaient dans les yeux d’un rat.
Il était assis et tenait dans ses petites pattes un bout de fromage. Il y en avait d’autres autour de lui, moisis. Plus de nourriture que partout ailleurs dans ce taudis.
Kivrin avait déjà vu un rat lorsqu’on avait recherché ses phobies, en première année. Mais celui-ci appartenait à une espèce disparue depuis au moins un demi-siècle, là d’où elle venait.
Il était magnifique, avec sa robe lustrée, très différent de son descendant du XXIe siècle qui semblait sortir droit des égouts avec ses poils ternes et sa longue queue dénudée répugnante. Elle n’avait pu comprendre pourquoi les hommes avaient autrefois toléré la présence de ces créatures dans leurs granges, et surtout leurs maisons. La pensée qu’un tel animal pouvait nicher dans le mur d’une chambre l’emplissait de répulsion. Cependant, celui-ci était presque sympathique, plus propre que Maisry et sans doute plus intelligent.
— Mais tu es dangereux, lui dit-elle. Le fléau de ce siècle.
Il oublia le bout de fromage pour venir vers elle, en agitant ses moustaches. Il referma les doigts roses de ses petites pattes autour des barreaux de sa prison et lui adressa un regard implorant.
— Je ne peux pas te libérer. Tu dévores des grains, tu souilles la nourriture et tu as des puces. Dans vingt-huit ans, tes petits camarades décimeront la moitié de la population de l’Europe. C’est de vous que Dame Imeyne devrait s’inquiéter, pas des espions français et des prêtres illettrés. J’aimerais ouvrir ta cage, mais tes descendants alourdiraient encore le tribut que l’humanité devra payer à la peste noire.
Comme s’il avait compris, il lâcha les barres verticales et courut dans la cage. En tous sens, frénétique.
Le feu mourait. Kivrin le tisonna, mais il n’y avait plus que des cendres. La porte, qu’elle avait laissée ouverte en attendant l’arrivée des secours, claqua et plongea les lieux dans l’obscurité.
On ne saura pas où me chercher, lorsque Dame Imeyne m’apportera mon dîner et découvrira ma disparition, après les vêpres et la tombée de la nuit.
Le calme la surprit. Elle n’entendait plus le vent, ni le rat. Au sein des braises une brindille craqua et des étincelles plurent sur le sol de terre battue.
Nul ne sait où je suis. Pas même M. Dunworthy.
Elle dramatisait. Eliwys déciderait peut-être d’aller oindre sa tempe d’onguent, Imeyne avait pu renvoyer Maisry au manoir, le garçon scorbutique était peut-être allé avertir des paysans. Et même s’ils débutaient les recherches après les vêpres, ils disposaient de torches et de lanternes. Elle tentait de se convaincre que son cas n’était pas désespéré.
Mais elle avait tort d’imaginer que Gilchrist et Montoya savaient qu’elle avait des ennuis, que M. Dunworthy avait demandé à Badri de contrôler tous les paramètres et de laisser la porte temporelle ouverte. Comme Agnès et Eliwys, ils ignoraient où elle était. Ils la croyaient en sécurité à Skendgate, occupée à dicter à ses mains jointes des commentaires sur les us et coutumes de l’époque. Ils n’apprendraient la vérité que dans deux semaines, lorsqu’ils réutiliseraient le transmetteur.
Le feu s’éteignait et elle ne voyait nulle part de quoi l’alimenter. Le garçon scorbutique était peut-être allé chercher des fagots.
Seul le rat savait où elle était, le représentant d’une espèce qui exterminerait la moitié des Européens. Elle se leva et sortit.
Les champs étaient déserts. Le vent était tombé et elle entendait distinctement la cloche du Sud-Ouest. Des flocons descendaient dans le ciel gris et recouvraient le sol d’un tapis de blancheur. Elle partit vers l’église.
— Kivrin ! Dame Kivrin ! Où étiez-vous passée ?
C’était Agnès, qui arrivait en courant, les joues rougies par l’effort, le froid ou la surexcitation.
— Nous vous avons cherchée partout, fit-elle avant de repartir en criant : Je l’ai trouvée ! Je l’ai trouvée !
— Nous l’avons tous vue en même temps, la reprit Rosemonde.
Elle précédait Dame Imeyne et Maisry, qui avait jeté sa houppelande effilochée sur ses épaules. Ses oreilles rouges et son expression maussade indiquaient qu’on l’avait également tenue pour responsable de la disparition de la malade.
— Tu ne savais pas qui c’était, rétorqua Agnès.
Sans en faire cas, Rosemonde prit le bras de Kivrin.
— Que s’est-il passé ? Pourquoi êtes-vous partie ? C’est Gawyn qui a découvert que vous n’étiez plus là, quand il est monté vous dire qu’il n’avait pas retrouvé vos agresseurs.
Lui seul peut me guider jusqu’à cette clairière, pensa Kivrin. Et il a fallu que je le rate.
— Où vouliez-vous aller ? lui demanda Dame Imeyne sur un ton accusateur.
Aucune excuse ne lui vint à l’esprit.
— Je me suis égarée.
— Qui pensiez-vous rejoindre ?
— Elle ne connaît personne, voyons, fit remarquer Rosemonde. Elle ne se rappelle rien.
— Je souhaitais retourner là où Gawyn m’a découverte. Je pensais qu’en voyant mes biens je retrouverais…
— La mémoire, compléta Rosemonde. Mais…
— C’était inutile, grommela Imeyne. Gawyn a tout apporté au manoir.
— Votre chariot et vos malles, précisa Rosemonde.
La cloche sonnait désormais le glas de ses espoirs.
— La température est trop basse pour que nous nous attardions ici, ajouta Rosemonde. Dame Katherine est affaiblie. Nous devons rentrer avant qu’elle ne prenne froid.
C’est chose faite, pensa Kivrin. Et Gawyn a emporté tout ce qui m’aurait permis de me repérer.
— Tout ceci est ta faute, Maisry, cria Dame Imeyne en poussant la servante vers Kivrin afin qu’elle prit son bras. Tu n’aurais pas dû la laisser seule.
Maisry était si sale que Kivrin s’écarta.
— Pouvez-vous marcher ? demanda Rosemonde qui ployait sous son poids. Devons-nous aller chercher la jument ?
Être ramenée sur un cheval, telle une prisonnière, était pour elle une pensée insupportable.
— Non, non, j’irai à pied.
Elle dut accepter le soutien du bras crasseux de la servante. Elle passa lentement devant les huttes, la maison de l’intendant, l’enclos des porcs. Elle vit dans la cour la souche d’un gros frêne aux racines tourmentées pointillées de flocons.
— Elle va faire une rechute, c’est certain, grommela Imeyne en désignant la porte à Maisry.
Il neigeait dru, à présent. La servante tira un verrou qui ressemblait à la fermeture de la cage du rat. J’aurais dû le libérer, se reprocha Kivrin.
Dame Imeyne fit signe à Maisry d’aller la soutenir.
— Non, refusa Kivrin.
Et ce fut sans aide qu’elle franchit le seuil et s’avança dans le vestibule obscur.
18 décembre 1320 (calendrier julien). J’ai voulu retourner au point de transfert mais j’en ai été incapable et j’ai fait une rechute. J’ai mal sous les côtes à chaque inspiration. Quand je tousse — ce qui est fréquent —, il me semble que mes poumons se déchirent. Je suis en sueur sitôt que j’essaie de m’asseoir. J’ai une forte fièvre. Le docteur Ahrens m’a appris que ce sont les symptômes de la pneumonie.
Dame Eliwys n’est pas encore revenue. Imeyne a appliqué un cataplasme nauséabond sur ma poitrine et envoyé chercher l’épouse de l’intendant. Je pensais qu’elle voulait lui reprocher d’avoir squatté le manoir, mais elle lui a simplement déclaré : « La blessure a enfiévré ses poumons. » La femme a examiné ma tempe puis emmené son enfant, un nourrisson qu’elle avait dans les bras en entrant. Elle m’a ensuite apporté un bol de décoction amère. Sans doute à base d’écorce de saule ou d’un autre fébrifuge, car ma température a baissé et la souffrance s’est atténuée.
Petite et émaciée, elle a un visage anguleux et des cheveux blond cendré. Imeyne doit avoir raison de dire qu’elle pousse son époux au péché. Elle était vêtue d’une cotte ourlée de fourrure dont les manches descendaient frôler le sol, et son bébé était emmailloté dans une couverture de laine finement tissée. Elle parle sans articuler, sans doute pour imiter ses maîtres.
« Les classes moyennes embryonnaires », dirait M. Latimer. Des nouveaux riches qui attendent l’occasion qui se présentera dans trois décennies, quand la peste noire exterminera un tiers des nobles.
— Est-ce la dame des bois ? a-t-elle demandé à Imeyne, en lui souriant comme si elles étaient des amies de longue date.
— Oui, a répondu la vieille femme avec irritation et mépris.
Sans en faire cas, l’épouse de l’intendant s’est approchée du lit avant de reculer d’un pas. Elle seule semble craindre que je sois contagieuse.
— Est-ce la fièvre… ?
L’interprète a sauté le dernier mot, que je n’ai pu reconnaître. Flouronen ? Florentine ?
— La blessure a enfiévré ses poumons.
— Le père Roche nous a dit que lui et Gawyn l’avaient trouvée dans les bois.
L’entendre se référer si familièrement au privé de son fils a irrité Imeyne. La femme de l’intendant l’a compris et est allée préparer l’écorce de saule. Elle n’a pas omis de faire une courbette en sortant.
Après le départ d’Imeyne, Rosemonde est venue me tenir compagnie. Je les soupçonne de l’avoir chargée de me surveiller. Je lui ai demandé s’il était exact que le père Roche accompagnait Gawyn, quand ce dernier m’a découverte.
— Non. Gawyn l’a rencontré sur le chemin du retour et l’a chargé de vous conduire ici pendant qu’il recherchait vos assaillants.
Je ne me souviens du prêtre que dans cette chambre, mais si Rosemonde dit vrai, il sait probablement où est la clairière.
J’ai réfléchi aux propos de Dame Imeyne : « La blessure a enfiévré ses poumons. » Nul n’est conscient que je suis malade. On laisse les enfants entrer dans ma chambre. Même la femme de l’intendant n’a pas hésité à approcher de moi, après avoir entendu cette explication.
Mais elle craignait auparavant que je sois contagieuse, et quand j’ai demandé à Rosemonde pourquoi elle n’avait pas accompagné sa mère chez le valet de ferme, elle m’a répondu :
— Il est malade, voyons.
Elles ne pensent pas que je le suis également. Je n’ai ni pustules ni boutons, et on attribue ma température et mes divagations à mes blessures. Les plaies s’infectent et les cas de septicémie sont fréquents. Pourquoi interdirait-on aux enfants d’approcher d’un blessé ?
Je n’ai apparemment contaminé personne. Cinq jours se sont écoulés, et la durée d’incubation d’un virus varie de douze à quarante-huit heures. Selon le docteur Ahrens, les risques de transmission d’une maladie sont plus grands avant l’apparition des symptômes. J’avais peut-être cessé d’être contagieuse, quand les filles d’Eliwys m’ont rendu leur première visite. À moins qu’elles n’aient déjà eu cette maladie et soient immunisées. La femme de l’intendant a parlé de fièvre florentine, ou flouronen, et M. Gilchrist a mentionné une épidémie de grippe. Peut-être est-ce cela.
C’est l’après-midi. Assise sous la fenêtre, Rosemonde brode un bout de tissu. Blackie dort près de moi. Vous aviez raison, monsieur Dunworthy. Je n’étais pas prête. Tout est différent de ce que j’imaginais. Mais vous avez eu tort de dire que ce n’était pas un conte de fées.
Il y a le Chaperon rouge d’Agnès, la cage du rat, les bols de gruau et les huttes de paille qu’un loup pourrait souffler sans peine. Le clocher fait penser à la tour où on a enfermé Rapunzel et, penchée sur son ouvrage, Rosemonde a tout de Blanche-Neige.
J’ai à nouveau une forte fièvre. Dame Imeyne prie, agenouillée à côté du lit avec son livre d’heures. Rosemonde m’a dit qu’elles avaient envoyé chercher la femme de l’intendant. Compte tenu du mépris qu’elle lui inspire, que Dame Imeyne ait fait appel à ses services indique que je suis au plus mal. Ont-elles également fait mander le père Roche ? S’il passe me voir, je lui demanderai s’il sait où Gawyn m’a trouvée. Les prêtres ne se déplacent que pour les agonisants, mais selon les Probabilités la pneumonie était fatale dans 72 % des cas, en ce siècle. J’attends avec impatience qu’il vienne tenir ma main et m’expliquer où est cette clairière.
Deux étudiantes furent hospitalisées pendant que Mary demandait à Colin comment il s’y était pris pour pénétrer dans le secteur en quarantaine.
— Fastoche. Ils interdisent aux gens de sortir, pas d’entrer.
Il allait fournir des détails quand l’employée des admissions vint chercher sa grand-tante.
Mary demanda à Dunworthy de l’accompagner aux Urgences, au cas où il pourrait identifier les patientes.
— Et toi, reste ici, ordonna-t-elle à son petit-neveu. Tu nous as suffisamment compliqué l’existence comme ça.
Dunworthy ne connaissait pas les malades, mais elles étaient conscientes et dictaient à un interne la liste des gens qu’elles avaient côtoyés. Dunworthy les observa et secoua la tête.
— J’ai pu les croiser dans High Street, je ne sais pas.
— C’est sans importance, fit Mary. Vous pouvez rentrer chez vous.
— Je pensais attendre la prise de sang.
— Oh, il est…
Elle regarda sa montre.
— Seigneur, plus de six heures !
— Je vais voir Badri. Vous me trouverez là-bas.
Le tech dormait et l’infirmière déclara :
— Je vous déconseille de le réveiller.
— Non, bien sûr que non, approuva Dunworthy.
Il regagna la salle d’attente.
Assis en tailleur sur le sol, Colin fouillait son sac.
— Où est ma grand-tante ? demanda-t-il. Elle n’a pas eu l’air contente de me voir.
— Elle aurait préféré te savoir en sécurité à Londres. Ta rame n’a donc pas été stoppée à Barton ?
— Si. Les passagers ont été renvoyés dans la capitale.
— Mais tu as raté la correspondance.
— Ils parlaient d’une maladie qui décimait toute la population…
Il s’interrompit pour vider son sac puis y remettre des vids, un minicam et des patins à glace en piteux état. Ses liens de parenté avec Mary étaient évidents.
— Et je ne tenais pas à passer les fêtes avec Éric.
— Éric ?
— L’ami de ma mère.
Il trouva un gros bonbon sphérique rouge, retira les bouts de fil qui y adhéraient et le fourra dans sa bouche.
— C’est le type le plus nécrotique que je connaisse. Il a un appart dans le Kent. Chez lui, je m’ennuie à mourir.
— Tu es donc descendu à Barton. Comment es-tu venu jusqu’ici ? À pied ?
L’enfant récupéra la protubérance qui distendait sa joue. La boule avait viré au bleu-vert. Il l’examina de tous côtés puis la remit dans sa bouche.
— Bien sûr que non. J’ai pris un taxi. J’ai raconté au conducteur que je faisais un reportage sur la quarantaine pour le journal de mon école et que je voulais prendre des vids des barrages. J’avais mon minicam, c’était plausible.
Il ressortit l’appareil pour illustrer ses propos puis le remit dans le sac, dont il reprit l’exploration.
— Et il t’a cru ?
— Il m’a conduit à destination, non ?
Et dire que je m’inquiète pour Kivrin, pensa Dunworthy.
— Qu’as-tu fait ensuite ? As-tu débité la même histoire aux policiers ?
Colin trouva un pull vert, le roula en boule et le posa sur le sac.
— Non. À la réflexion, j’ai trouvé que c’était un peu léger comme explication. Qu’est-ce que j’aurais pu filmer ? Ce n’était pas très spectaculaire, vous savez. Alors, je me suis approché des flics avec l’air du type qui veut demander un renseignement et j’ai plongé sous la barrière.
— Les policiers ne t’ont pas pris en chasse ?
— Bien sûr que si. Mais ils ont vite renoncé. Ils étaient chargés d’empêcher les gens de sortir, pas d’entrer.
Il omettait de préciser qu’il devait pleuvoir à seaux et qu’il n’avait pas de parapluie.
Il s’allongea et utilisa le sac en guise d’oreiller.
— Le plus difficile a été de trouver grand-tante Mary. Je suis allé chez elle, puis j’ai pensé qu’elle m’attendait à la station de métro. Mais elle était fermée. Et je me suis dit : elle est médecin, elle doit être à l’hosto.
Il s’assit, modifia la forme du sac, se rallongea et ferma les yeux. Installé dans un siège inconfortable, Dunworthy l’enviait. Colin dormait déjà, après tant d’aventures. Alors qu’il avait traversé Oxford en pleine nuit, à pied, en taxi ou sur une bicyclette pliante sortie de son sac à malice, seul sous une pluie glacée.
Il était jeune, comme Kivrin. Si elle n’était pas arrivée près du village, elle avait dû héler un taxi ou se coucher par terre, avec son manteau pour traversin.
Mary entra.
— Elles sont allées à une soirée à Headington, la nuit dernière, annonça-t-elle avant de voir Colin et de baisser la voix.
— Badri également, murmura Dunworthy.
— Je sais. L’une d’elles a dansé avec lui. La période d’incubation peut donc durer quarante-huit heures, si c’est lui qui les a contaminées.
— Vous en doutez ?
— Je pense qu’ils ont tous rencontré le porteur. Le tech en début de soirée et les autres plus tard.
— Le porteur ?
— Un myxovirus ne se déplace pas tout seul, mais notre homme — ou notre femme — n’avait peut-être que des symptômes bénins auxquels il n’a pas prêté attention.
Dunworthy se rappela la chute de Badri. Il eût été difficile de ne pas en faire cas.
— Si cette personne était en Caroline du Sud il y a quatre jours… continuait Mary.
— Ce serait notre lien avec le virus américain.
— Au fait, vous pouvez cesser de vous inquiéter pour Kivrin. Elle n’est pas allée à ce bal. Naturellement, il peut y avoir d’autres porteurs.
Des individus qui n’ont pas contacté l’hôpital ou leur médecin, se dit Dunworthy.
Les pensées de Mary durent suivre le même cours.
— Vos carillonneuses… quand ont-elles débarqué en Angleterre ?
— Je l’ignore, mais elles sont arrivées à Oxford en début d’après-midi. Badri était déjà dans la salle du transmetteur.
— Demandez-leur malgré tout quand elles ont atterri, où elles sont allées, si elles ont été malades. Avez-vous des élèves américains, à Balliol ?
— Non. Il y a Montoya…
— J’y ai pensé. Depuis combien de temps vit-elle ici ?
— Le début du trimestre. Mais elle a pu recevoir des visites de compatriotes.
— Je lui poserai la question, lorsqu’elle se présentera pour sa prise de sang. Interrogez Badri sur les Américains qu’il connaît, et les étudiants partis outre-Atlantique dans le cadre d’un programme d’échanges.
— Il dort.
— Vous devriez en faire autant. Je vais vous envoyer quelqu’un, pour ces examens. Ensuite, vous n’aurez qu’à rentrer chez vous.
Elle prit son poignet et lorgna le moniteur.
— Des frissons ?
— Aucun.
— Des maux de tête ?
— Oui.
— C’est la fatigue. Je vous envoie une infirmière.
Elle regarda Colin, allongé sur le sol.
— Il faudra également l’examiner.
Il dormait la bouche ouverte, le gros bonbon calé à l’intérieur de sa joue. Dunworthy se demanda s’il ne risquait pas de s’étrangler.
— Votre petit-neveu… je peux l’emmener à Balliol.
— Il va vous donner des soucis supplémentaires. Mais je ne rentrerai sans doute pas chez moi de sitôt, ajouta-t-elle en soupirant. Pauvre garçon. Je ne voudrais pas que son séjour en soit gâché.
— À votre place, je ne me tracasserais pas pour ça.
— Alors, merci. Je vous envoie quelqu’un.
Colin se redressa dès qu’elle fut sortie.
— M’examiner ? Ça veut dire que j’ai chopé ce machin ?
— J’espère bien que non.
— Mais c’est une possibilité.
— Les risques sont minimes. Ne t’inquiète pas.
— J’ai déjà des boutons, fit-il en tendant le bras pour montrer une tache de rousseur.
— Ce virus n’en donne pas. Prends tes affaires, je t’emmènerai chez moi après les tests.
Il récupéra son cache-nez et son pardessus suspendus aux sièges.
— Quels sont les symptômes, alors ?
— Fièvre et respiration difficile.
Le sac de Mary était posé sur le sol. Il allait le prendre quand une infirmière entra.
— Je suis brûlant, râla Colin. J’étouffe !
Il referma ses mains sur sa gorge et la jeune femme recula d’un pas, effrayée. Dunworthy saisit le bras de Colin.
— N’ayez crainte, dit-il à l’infirmière. Ce n’est qu’un cas bénin de suffocation par bonbon.
Colin sourit et remonta sa manche pour la prise de sang. Ensuite, il fourra son pull dans le sac et enfila sa veste trempée pendant que la fille s’occupait de Dunworthy.
— Le docteur Ahrens m’a chargée de vous dire qu’il était inutile d’attendre les résultats, déclara-t-elle avant de les laisser.
Dunworthy mit son pardessus, prit le sac de Mary et précéda Colin dans le couloir et les Urgences. Il ne vit pas Mary, mais elle avait autorisé leur sortie et il était mort de fatigue.
Il pleuvait toujours et il hésita à faire appeler un taxi. Gilchrist risquait d’arriver d’un instant à l’autre et il ne tenait pas à l’entendre parler de ses projets, des futurs reportages de Kivrin sur la peste noire ou la bataille d’Azincourt. Il prit dans le sac le parapluie pliant de Mary et le déploya.
— Grâce à Dieu, vous êtes encore là ! s’exclama Montoya qui arrivait à bicyclette. Je cherche Basingame.
Comme nous tous, pensa-t-il pendant qu’elle rangeait son vélo dans le râtelier prévu à cet effet.
— Sa secrétaire dit qu’il est parti sans laisser d’adresse. Vous pouvez croire une chose pareille ?
— Oui. J’ai consacré toute la journée d’hier à tenter de le contacter. Il est quelque part en Écosse. À la pêche, selon sa femme.
— En cette saison ? Seul un fou irait pêcher en Écosse au mois de décembre. Il a dû lui laisser un numéro de téléphone où elle pourrait le joindre.
Dunworthy secoua la tête.
— Je réussis à obtenir l’autorisation de reprendre mes travaux et ça ne sert à rien parce que Monsieur est en vacances !
Elle sortit de son ciré une liasse de feuilles multicolores.
— Le ministère de la Santé a accepté de me délivrer un laissez-passer à condition que le recteur atteste que mes fouilles sont d’une importance capitale pour la Faculté d’Histoire. Je dois lui faire signer ceci avant que tout ne soit emporté par les flots. Où est Gilchrist ?
— Il devrait arriver sous peu. Si vous réussissez à avoir Basingame au téléphone, dites-lui de revenir immédiatement. Nous avons perdu la trace d’une historienne et le tech est trop malade pour nous dire où elle est.
— Monsieur est à la pêche, grommela Montoya en se dirigeant vers les Urgences. Si mes fouilles sont submergées, il entendra parler de moi !
— Viens, dit Dunworthy à Colin.
Il tenait à partir avant l’arrivée d’un autre importun.
Il leva son parapluie pour abriter l’enfant qui s’en tint à l’écart, sauta à pieds joints dans toutes les flaques et s’attarda sous l’eau qui débordait des chéneaux afin d’admirer les vitrines.
Ils étaient seuls. Dunworthy ignorait s’il fallait imputer le vide des rues à la quarantaine ou à l’heure matinale. Si tout le monde dort, espéra-t-il, nous pourrons peut-être entrer discrètement et nous coucher sans nouveaux contretemps.
— Je pensais qu’il y aurait plus d’animation, grommela Colin, maussade. Des sirènes, et le reste.
— Les cadavres empilés sur des charrettes ? Tu aurais dû accompagner Kivrin. Au Moyen Âge, les épidémies étaient plus spectaculaires. Nous déplorons seulement quatre victimes et un vaccin arrive des États-Unis.
— Qui est Kivrin ? Votre fille ?
— Une de mes élèves. Elle est en 1320.
— Voyage temporel ? Apocalyptique ! Le Moyen Âge. Napoléon, Trafalgar et tout le tremblement.
— La guerre de Cent Ans.
Colin ouvrit de grands yeux. Qu’apprend-on aux enfants, de nos jours ? se demanda Dunworthy.
— Chevaliers, gentes Dames et châteaux forts.
— Les croisades ?
— Ça, c’était avant.
— Voilà un truc qui me fascine, les croisades.
Ils avaient atteint les portes de Balliol.
— Maintenant, plus un mot, ordonna Dunworthy. Tout le monde dort.
La cour et la loge du concierge étaient désertes. Ils voyaient de la lumière dans le réfectoire — les carillonneuses devaient prendre leur breakfast — mais le dortoir des seniors et Salvin étaient plongés dans l’obscurité. S’ils gravissaient l’escalier sans être vus, et si Colin s’abstenait de crier famine, peut-être atteindraient-ils son appartement sans encombre.
Il se tourna vers le garçon qui s’était arrêté pour examiner son bonbon. La sphère virait au pourpre soutenu. Dunworthy colla son index à ses lèvres.
— Chut. Il ne faut réveiller personne.
Il repartit, et percuta un couple. Des jeunes gens qui s’étreignaient avec passion. Le garçon ne se laissa pas distraire par la collision mais sa compagne se dégagea de ses bras, effrayée. Elle avait des cheveux roux coupés court et portait sous son ciré une blouse d’infirmière. Le jeune homme était William Meager.
— Votre conduite est inqualifiable, tant en raison de l’heure que du lieu, lui dit sèchement Dunworthy. De telles effusions sont formellement prohibées dans l’enceinte de la faculté. Elles sont en outre dangereuses, étant donné que votre mère pourrait vous surprendre.
— Ma maman ? fit-il, aussi atterré que Dunworthy l’avait été en voyant cette femme le charger dans un couloir de l’hôpital. Ici ? À Oxford ? Je nous croyais en quarantaine.
— Nous le sommes, mais l’amour d’une mère lui permet de surmonter tous les obstacles. Elle s’inquiète pour votre santé, et vos imprudences m’incitent à en faire autant.
Il les foudroya du regard. L’infirmière gloussa.
— Je vous conseille de raccompagner cette jeune personne puis de vous apprêter à recevoir votre mère.
— Vous voulez dire qu’elle va rester ici ?
— Nul ne peut sortir du secteur en quarantaine.
L’escalier s’illumina et Finch apparut en haut des marches.
— Monsieur Dunworthy ! Dieu soit loué !
Il brandissait lui aussi une liasse de feuilles multicolores.
— J’ai eu beau protester que nous n’avions plus de chambres, le ministère de la Santé nous a envoyé trente nouvelles pensionnaires. Je ne sais plus quoi faire. Nous manquons de provisions.
— Papier hygiénique ?
— Oui. Et nourriture. Elles ont englouti la moitié de notre réserve d’œufs et de bacon uniquement ce matin.
— Des œufs au bacon ? répéta Colin. Il y en a encore ?
Finch les regarda tour à tour, interrogateur.
— Je vous présente le petit-neveu du docteur Ahrens. Il logera chez moi.
— Parfait. Je ne saurais pas où le mettre…
— Nous n’avons pas fermé l’œil de la nuit et…
— Voici la liste de ce qui nous reste, insista Finch en tendant à Dunworthy une feuille détrempée. Comme vous pouvez le constater…
— Je comprends vos inquiétudes, monsieur Finch, mais tout ceci peut certainement attendre que…
— J’ai noté ici tous les appels téléphoniques qui vous ont été adressés. J’ai marqué les plus urgents d’un astérisque. Le vicaire vous demande d’être à St. Mary à dix-huit heures trente, demain.
— Je contacterai tous ces gens dès…
— Le docteur Ahrens a appelé deux fois. Elle voulait savoir ce que vous avaient dit les carillonneuses.
Il s’avoua vaincu.
— Installez les nouvelles venues dans Warren et Basevi, à trois par chambre. Il y a des lits de camp au sous-sol.
Finch ouvrit la bouche pour protester.
— Elles s’habitueront à l’odeur de peinture fraîche.
Il remit à Colin le cabas et le parapluie de Mary puis tendit le doigt.
— Le réfectoire est là-bas. Demande qu’on te serve le breakfast puis qu’on te conduise chez moi.
Il se tourna vers William, qui avait protégé ses mains de la pluie en les glissant sous le ciré de l’infirmière.
— Monsieur Meager, trouvez un taxi à votre amie puis demandez à tous les étudiants restés sur le campus s’ils ont récemment séjourné aux États-Unis. Ou s’ils ont eu des contacts avec des gens qui en revenaient. Dressez une liste. Vous n’êtes pas allé outre-Atlantique, n’est-ce pas ?
— Non, monsieur, répondit-il en lâchant la fille. Je suis resté pour lire Pétrarque.
— J’avais oublié. Demandez aux élèves et aux membres du personnel ce qu’ils savent des activités de Badri Chaudhuri depuis lundi. Je veux savoir où il est allé et qui il a rencontré. Si vous me faites également un rapport circonstancié sur les faits et gestes de Kivrin Engle et ne vous livrez plus à de telles manifestations d’affection en public, je ferai le nécessaire pour que vous n’ayez pas à partager votre chambre avec votre mère.
— Merci, monsieur. Je vous en serai éternellement reconnaissant.
— À présent, monsieur Finch, dites-moi où est Mlle Taylor.
Son secrétaire lui tendit des listes de noms et de numéros de chambres. Mais Dunworthy la trouva dans le dortoir des juniors, avec ses carillonneuses et les dernières arrivées.
Une femme en manteau de fourrure à la silhouette imposante saisit aussitôt son bras.
— Êtes-vous le responsable de cet établissement ? demanda-t-elle.
— Oui, répondit-il, à regret.
— Que comptez-vous faire pour que nous puissions dormir ? Nous n’avons pas fermé l’œil de la nuit.
— Moi non plus, madame.
Il craignait que ce fût Mlle Taylor. Elle était plus corpulente et redoutable qu’il ne l’avait pensé en la voyant sur l’écran du vidéophone, mais ces petites images pouvaient être trompeuses.
— Seriez-vous mademoiselle Taylor ?
— C’est moi, dit une femme moins en chair et moins agressive qui vint vers lui en ajoutant sur un ton presque amical : Nous nous sommes parlé par téléphone. Je vous présente Mme Piantini, notre ténor.
La harpie en fourrure semblait capable de décrocher Big Ben. Il devait y avoir bien longtemps qu’elle n’avait pas attrapé un virus.
— Puis-je m’entretenir en privé avec vous, mademoiselle Taylor ?
Ils sortirent dans le corridor.
— Avez-vous pu annuler le concert d’Ely ?
— Oui. Et le concert de Norwich également. Ils ont été très compréhensifs. Est-il exact que c’est le choléra ?
— Le choléra ?
— Une femme a entendu dire dans la station de métro qu’un voyageur a rapporté cette maladie de l’Inde et que les gens tombent comme des mouches.
Ce n’était donc pas une bonne nuit de sommeil mais la peur qui avait tempéré sa colère. S’il lui disait qu’on ne dénombrait que quatre victimes, sans doute exigerait-elle que les carillonneuses soient exemptées de quarantaine.
— C’est à première vue un myxovirus. Quand êtes-vous arrivées en Grande-Bretagne ?
— Vous pensez que… Nous n’avons jamais joué en Inde, voyons !
— Nous pensons au myxovirus de Caroline du Sud. Certaines d’entre vous viennent-elles de cet État ?
— Nous sommes toutes originaires du Colorado. Sauf Mme Piantini qui vient du Wyoming mais a une santé de fer.
— Depuis combien de temps êtes-vous en Angleterre ?
— Trois semaines. Nous venons de donner des concerts dans tous les chapitres du Conseil Traditionnel, mais nous vous avons réservé la primeur du Chicago Surprise Minor…
— Je crois que vous êtes arrivées à Oxford hier matin ?
— C’est exact.
— Une d’entre vous a pu y précéder les autres, afin de visiter la ville ou voir des amis.
— Certainement pas, fit-elle, choquée. Nous sommes en tournée, monsieur, pas en vacances.
— Personne n’a été malade ?
— Nous ne pourrions pas nous le permettre. Nous ne sommes que six.
— Merci pour votre aide, dit-il.
Il la renvoya dans le dortoir puis téléphona à Mary. Elle était introuvable et il lui laissa un message, avant de s’intéresser aux astérisques de Finch. Il tenta en vain de joindre Andrews, le Collège de Jésus, la secrétaire de M. Basingame et St. Mary. Il raccrocha puis fit de nouveaux essais à cinq minutes d’intervalle. Mary l’appela pendant une de ces pauses.
— Pourquoi n’êtes-vous pas couché ? lui demanda-t-elle.
— Je devais interroger les carillonneuses. Elles sont en Angleterre depuis trois semaines et elles ont toutes débarqué hier à Oxford, en bonne santé. Voulez-vous que je retourne voir Badri ?
— Ce serait inutile. Ses propos sont incohérents.
— Je tente de joindre Jésus, pour obtenir des précisions sur ses allées et venues.
— Parfait. Contactez également sa logeuse, et accordez-vous du repos. Ne tombez pas malade. Nous avons six nouveaux cas.
— Dont quelqu’un qui vient de Caroline du Sud ?
— Non, mais tous ont rencontré Badri. Et Colin ?
— Il prend son breakfast. Ne vous tracassez pas pour lui.
Il ne put se coucher avant treize heures trente. Joindre les noms étoilés de la liste de Badri lui prit deux heures, plus une pour découvrir où il habitait. Sa logeuse était absente. En outre, Finch l’obligea à lire l’inventaire des réserves et il dut lui promettre de réclamer du papier hygiénique au ministère de la Santé avant de pouvoir regagner ses pénates.
Colin dormait en position fœtale sur la banquette de la fenêtre, avec son sac pour oreiller. Dunworthy alla prendre une couverture, l’étala sur l’enfant, s’assit sur le canapé et retira ses chaussures.
Il se savait trop âgé et arthritique pour se coucher tout habillé. C’était l’apanage de la jeunesse.
Il éteignit la pièce, alla dans la chambre, enfila son pyjama et se dirigea vers le lit. Je dormirai avant que ma tête n’ait touché l’oreiller, se dit-il en retirant ses lunettes. Il s’allongea et se couvrit. Je n’aurai même pas le temps d’éteindre la lampe de chevet. Il put malgré tout actionner l’interrupteur.
Et il pensa que Kivrin n’aurait pas à affronter la pluie pendant la petite période glaciaire. Les gens avaient dormi serrés les uns contre les autres autour d’un feu, jusqu’au jour où l’usage des cheminées s’était répandu dans l’Oxfordshire, au milieu du siècle suivant. Était-ce important, pour elle ? Il lui suffisait de se coucher en chien de fusil comme Colin pour bénéficier d’un bon sommeil réparateur.
Il se demanda s’il pleuvait toujours. Il n’entendait plus les gouttes crépiter contre les vitres. Le ciel était sombre, au-dehors. Il dégagea sa main gauche de sous le drap pour regarder sa montre. Seulement quatorze heures. Quelle heure était-il, là où se trouvait Kivrin ? Dès son réveil, il contacterait Andrews pour lui demander d’interpréter le relèvement.
Badri avait déclaré à Gilchrist que le décalage était infime, mais il voulait en obtenir la confirmation. Il y avait des imprévus même lorsqu’on prenait toutes les précautions d’usage.
Badri avait été vacciné, la nièce de Mary était allée avec son fils jusqu’à la station de métro et ils avaient mis tous les atouts de leur côté lorsque Dunworthy avait effectué son premier voyage temporel à Londres…
Il s’agissait d’un simple aller-retour de seulement trente ans pour tester un transmetteur portable. Il devait se matérialiser dans Trafalgar Square, aller de Charing Cross à Paddington et prendre le train de 10h48 pour Oxford où l’appareil principal serait en activité. Ils avaient tenu compte des retards éventuels, vérifié le matériel, les horaires des transports en commun et la validité des pièces de monnaie. Mais nul n’avait prévu que la station de Charing Cross serait close. Elle était plongée dans l’obscurité et une grille en interdisait l’accès.
Les impondérables étaient nombreux, lors d’un transfert. La mère de Colin n’aurait pu se douter que la rame s’arrêterait à Barton. Nul ne s’était attendu à voir Badri s’effondrer sur la console.
Mary a raison, pensa-t-il. Je fais de la Meagerite aiguë. Kivrin a surmonté tous les obstacles pour aller au Moyen Âge. Si elle a des problèmes, elle en viendra à bout. La quarantaine n’avait pas stoppé Colin. N’était-il pas revenu de Londres malgré tous les obstacles, lui aussi ?
Dunworthy avait martelé la grille avec ses poings, puis remonté l’escalier pour voir l’horloge. Le décalage était peut-être plus important que lors des essais et le métro avait pu fermer ses portes pour la nuit. Cependant, la pendule de l’entrée annonçait neuf heures et quart.
— Un accident, dit un homme patibulaire à la casquette crasseuse. Le trafic reprendra après le nettoyage des voies.
— Mais je dois prendre un train, balbutia Dunworthy.
L’inconnu haussa les épaules et s’éloigna d’un pas traînant. Dunworthy ne savait quoi faire. Il n’avait pas assez d’argent pour s’offrir un taxi et Paddington était à l’autre bout de Londres. Il n’y serait jamais à 10h48.
— Ousque t’vas, mec ?
Dunworthy avait des difficultés à comprendre la question de cet individu qui avait un blouson de cuir noir et une crête de cheveux verts. Un punk, comprit-il en le voyant approcher avec un air menaçant.
— Paddington, répondit-il d’une petite voix.
Le punk plongea la main dans sa poche. Pour saisir son cran d’arrêt, comprit Dunworthy. Mais ce n’était qu’une carte, un titre d’abonnement avec un plan au verso.
— D’Embankment, t’all’choix ent’ District et Sahcle. Descends à Craven Street et prends à gauche.
Dunworthy fila sans demander son reste. Il atteignit Embankment sans s’être fait agresser par la bande que le punk avait dû lancer à ses trousses mais il fut alors confronté au distributeur automatique de billets.
Une femme encombrée de deux enfants en bas âge l’aida à préciser sa destination, à glisser le bon nombre de pièces dans la fente et à faire composter son billet. Il était arrivé à Paddington dans les délais.
— N’y avait-il pas des gens fréquentables, au Moyen Âge ? lui avait demandé Kivrin.
Bien sûr que si. Il existait depuis l’aube des temps des mères avec des nourrissons, des punks avec un plan du métro en guise de couteau, des Meager, des Latimer et… des Gilchrist.
Il bascula sur l’autre flanc.
— Elle s’en tirera, se dit-il, à voix basse pour ne pas réveiller Colin. Le Moyen Âge ne pourra pas résister à ma meilleure élève.
Il se pelotonna sous les couvertures et ferma les yeux. Il pensa au jeune homme à la crête verte qui regardait son plan, mais il revit également la grille qui le séparait des tourniquets et de la station plongée dans les ténèbres.
19 décembre 1320 (calendrier julien). Je me sens mieux. Inspirer ne s’accompagne plus de quintes de toux systématiques. J’avais faim, ce matin. Je ne sais ce que je donnerais pour manger des œufs au bacon.
Et prendre un bain. Je suis répugnante. Seul mon front a été lavé depuis mon arrivée, et Dame Imeyne applique sur ma poitrine des cataplasmes gluants pestilentiels. À cela s’ajoute l’odeur de ma sueur et la puanteur de mon lit (dont les draps n’ont pas dû être changés depuis le XXIe siècle). Mes cheveux grouillent de vermine. Et je suis la plus propre du lot.
J’aurais dû accepter que le docteur Ahrens me cautérise les narines. Même les petites filles puent, et nous sommes en hiver. Je n’ose penser à ce que serait mon épreuve au mois d’août. Tous ont des puces, ici. Dame Imeyne interrompt constamment ses prières pour se gratter et quand Agnès a baissé son haut-de-chausses pour me montrer son genou j’ai pu constater que sa jambe était couverte de morsures.
Eliwys, Imeyne et Rosemonde se lavent le visage, mais pas les mains, même après avoir vidé mon vase de nuit. Il ne leur viendrait pas à l’esprit de faire la vaisselle ou de changer la laine du matelas. Les microbes auraient dû décimer toute la population, mais à l’exception du scorbut et des caries tous sont en bonne santé. La plaie d’Agnès se cicatrise. Elle vient chaque jour exhiber la croûte qui s’est formée sur la blessure, sa boucle d’argent, son cheval de bois et ce pauvre Blackie étouffé par l’amour qu’elle lui porte.
Agnès est une mine d’informations. Rosemonde est « dans sa treizième année », ce qui signifie qu’elle a eu douze ans, et je loge dans ses appartements. Qu’elle dispose d’un logement indépendant m’étonne, mais il est vrai qu’en ce siècle il est courant que les filles se marient à quatorze ou quinze ans. Eliwys ne devait pas être bien plus âgée, lors de ses noces. Agnès m’a précisé qu’elle a trois frères aînés, qui sont restés à Bath avec leur père.
La cloche que j’entends au sud-ouest est celle de Swindone. Agnès les reconnaît à leur timbre. La plus lointaine, qui sonne la première, est la cloche d’Osney. Il y a aussi les deux cloches de l’église de Courcy, là où vit Messire Bloet. Quant aux plus proches, elles sont à Witenie et à Esthcote. Je suis donc à proximité de Skendgate, si ce n’est pas dans ce village. La taille du frêne correspond, de même que l’emplacement de l’église. Mlle Montoya n’a peut-être pas encore découvert son clocher. Malheureusement, Agnès ignore le nom de ce hameau.
Elle m’a dit que Gawyn était parti à la recherche de mes assaillants.
— Et quand il les retrouvera, il les embrochera d’un coup d’épée. Comme ça.
Elle m’a fait une démonstration sur Blackie. Je ne sais si je dois la croire. Selon elle, Edouard II serait en France et le père Roche aurait vu le Diable, tout de noir vêtu et chevauchant un destrier à la robe assortie à sa tenue.
C’est possible. (Que le prêtre lui ait dit cela, non qu’il ait effectivement vu le Malin.) La frontière entre le spirituel et le physique ne sera délimitée qu’à la Renaissance, et les contemporains ont de fréquentes visions des anges, du Jugement dernier et de la Vierge Marie.
Dame Imeyne se plaint constamment que le père Roche est ignare, illettré et incompétent. Elle veut convaincre Eliwys d’envoyer Gawyn chercher un aumônier à Osney. Quand j’ai demandé qu’il vienne prier avec moi (j’estimais qu’une telle requête ne pouvait être jugée « inconvenante »), Imeyne a rappelé qu’il avait sauté tout un passage du Venite exultemus, soufflé les cierges au lieu de les pincer, « gaspillant ainsi de la cire », et empli la tête de ses ouailles de sornettes superstitieuses (sans doute sur le Diable et sa monture).
Au XIVe siècle, les curés de campagne sont de simples paysans qui ont appris la messe par cœur, ainsi que quelques bribes de latin. Les nobles considèrent leurs serfs comme des êtres inférieurs et je suis convaincue qu’Imeyne se sent insultée de devoir confesser ses fautes à un « vilain ».
Il est certainement aussi superstitieux et illettré qu’elle l’affirme, mais pas incompétent. Il a tenu ma main, pendant ma maladie. Il m’a dit de ne pas avoir peur et a su me réconforter.
Mon rétablissement s’opère par paliers. Cet après-midi j’ai pu rester debout une demi-heure, et ce soir je suis descendue dîner. Dame Eliwys m’a apporté une cotte brune et un surcot moutarde, ainsi qu’une sorte de fichu (pas de voile ou de coiffe, ce qui indique qu’elle me considère toujours comme une jeune fille malgré les insinuations de sa belle-mère). J’ignore si mes vêtements sont inappropriés ou trop raffinés pour être portés chaque jour. Les deux femmes m’ont aidée à me vêtir et je n’ai pas osé leur demander si je pouvais me laver avant de me changer, de crainte d’alimenter les soupçons d’Imeyne.
Elle m’a surveillée tout au long du repas. J’étais assise entre les filles. L’intendant avait été relégué en bout de table et Maisry brillait par son absence. Selon M. Latimer, le prêtre local mangeait avec les seigneurs, mais Dame Imeyne ne doit pas non plus apprécier sa façon de se tenir à table.
On nous a servi de la viande et du pain. La venaison avait un goût de cannelle, de sel et de faisandage trop prolongé, alors que le pain était aussi dur que la pierre, mais j’ai trouvé tout cela bien meilleur que le gruau et je ne pense pas avoir commis d’impair.
Je dois pourtant faire constamment des erreurs. C’est pour cela qu’Imeyne se méfie tant de moi. Mes vêtements, mes mains et ma façon de parler sont étranges.
Dame Eliwys s’inquiète trop au sujet de son mari pour y prêter attention et ses filles sont trop jeunes pour le remarquer. Mais Imeyne doit dresser une liste, comme elle le fait pour le père Roche. Heureusement que je n’ai pas déclaré m’appeler Isabel de Beauvrier. Elle eût bravé la tourmente pour aller dans le Yorkshire dans l’espoir de me démasquer.
Gawyn nous a rejoints après le repas. Maisry était arrivée entre-temps, les oreilles écarlates, afin de tirer les bancs vers le feu et l’alimenter avec des bûches de pin. Les femmes brodaient à la lueur jaunâtre des flammes.
Gawyn s’arrêta devant les paravents et, pendant une minute, nul ne remarqua sa présence. Rosemonde surveillait son aiguille en broyant du noir, Agnès poussait sa carriole, Eliwys expliquait à sa belle-mère que le valet de ferme était au plus mal. La fumée irritait mes poumons et je me détournais du feu en essayant de ne pas tousser quand je le vis, les yeux rivés sur Eliwys.
Puis Agnès fit rouler son chariot sur le pied d’Imeyne, qui la traita d’enfant du Démon, et Gawyn entra dans la salle. Je baissai la tête, en priant le Ciel pour qu’il m’adressât la parole.
Mon vœu fut exaucé. Il vint ployer le genou devant moi.
— Gente Dame, je suis ravi de constater que vous vous portez mieux.
J’ignorais ce que les règles de la bienséance me permettaient de répondre.
— On m’a rapporté que vous ne vous rappeliez pas vos agresseurs, Dame Katherine. Est-ce exact ?
— Oui, murmurai-je.
— Ni vos serviteurs. Où ont-ils pu se réfugier ?
Je secouai la tête, les yeux baissés.
Il se releva et se tourna vers la maîtresse de maison.
— J’ai retrouvé les traces de ces renégats, Dame Eliwys. Ils étaient nombreux, et à cheval.
Je craignais de l’entendre annoncer qu’il avait capturé et pendu un pauvre hère venu ramasser du bois de feu.
— Je sollicite votre autorisation de poursuivre ces misérables et de venger cette Dame, conclut-il.
Eliwys était mal à l’aise, comme la fois précédente.
— Mon époux nous a demandé d’attendre ici son retour, dit-elle. Et il vous a demandé de veiller sur nous. Ma réponse est non.
— Vous n’avez pas dîné, intervint Imeyne sur un ton qui coupait court à toute discussion.
Gawyn se leva.
— Je vous remercie de tout cœur, m’empressai-je de dire. Je sais que c’est vous qui m’avez trouvée. Pourriez-vous me préciser dans quelle partie des bois ?
J’avais parlé trop rapidement et je me mis à tousser. Le temps de me reprendre, Imeyne avait posé sur la table de la viande et du fromage. Gawyn mangeait et Eliwys cousait. C’est pour cela que je ne sais rien de plus qu’auparavant.
Non, c’est faux. Je sais pourquoi Eliwys s’est tant inquiétée en le voyant, pourquoi il a inventé cette histoire de brigands et pourquoi Imeyne fait des allusions aux femmes dultères.
Je n’ai pas eu besoin d’un interprète pour assimiler le sens de l’expression de Gawyn, alors qu’il restait figé sur le seuil à dévisager Eliwys. Il saute aux yeux qu’il se consume d’amour pour l’épouse de son maître.
Dunworthy dormit d’une traite jusqu’au matin.
— Votre secrétaire voulait vous réveiller, dit Colin. Je m’y suis opposé et il m’a chargé de vous remettre ceci.
Il lui présenta une pile de feuilles entassées pêle-mêle.
— Quelle heure est-il ?
Dunworthy s’assit avec raideur dans son lit.
— Huit heures et demie. Les carillonneuses et les autres prennent leur breakfast au réfectoire. Flocons d’avoine. Beurk ! Absolument nécrotique. M. Finch a décidé de rationner les œufs et le bacon.
— Huit heures et demie du matin ?
Il regarda la fenêtre. Le ciel était obscur.
— Bon Dieu, je devais aller interroger Badri !
— Je sais. Ma grand-tante m’a dit de vous laisser dormir. On lui fait des examens et vous ne pourriez pas le voir.
— Elle a téléphoné ?
Il chercha ses lunettes à tâtons sur la table de chevet.
— Je reviens de l’hosto. J’y suis allé pour ma prise de sang. Elle pense qu’une analyse par jour suffira.
Dunworthy mit ses lunettes et le fixa.
— A-t-elle précisé s’ils ont identifié le virus ?
— Hon-hon, fit Colin.
Une protubérance enflait toujours sa joue. Avait-il gardé le bonbon dans sa bouche toute la nuit ? Impossible, son diamètre eût diminué.
— Elle m’a demandé de vous remettre ces papiers. Au fait, la femme que nous avons vue à l’hôpital a téléphoné. La cycliste.
— Montoya ?
— Ouais. Elle voulait savoir comment joindre une certaine Mme Basingame. Je lui ai dit que vous la rappelleriez. Savez-vous quand arrive le courrier ?
— Le courrier ? répéta Dunworthy en feuilletant la liasse que Colin venait de lui remettre.
— Ma mère n’avait pas eu le temps de m’acheter des cadeaux, quand j’ai pris le métro. Elle a promis de me les envoyer par la poste. La quarantaine ne risque pas de retarder la distribution des colis, au moins ?
Suite aux examens périodiques que Colin faisait subir à son bonbon, plusieurs feuilles étaient collées entre elles. Il y avait les emplois du temps des patients hospitalisés et des mémos de Finch. Le volet d’une des bouches du chauffage de Salvin était coincé. Le ministère de la Santé ordonnait aux habitants du secteur d’Oxford d’éviter tout contact avec les malades. Mme Basingame passait les fêtes de Noël à Torquay. Ils n’avaient presque plus de papier hygiénique.
— Vous ne pensez pas qu’il aura du retard, hein ?
— Qu’est-ce qui aura du retard ?
— Mon colis. Quand recevez-vous le courrier, ici ?
— Dix heures.
Il fit une pile des messages de Finch et ouvrit une grande enveloppe en papier kraft.
— Un peu plus tard, en cette période. À cause des cadeaux et des cartes de vœux.
Elle contenait le rapport dactylographié de William Meager sur les faits et gestes de Badri et de Kivrin. Il avait divisé chaque journée en colonnes intitulées matin, après-midi et soir. Ces documents étaient bien mieux présentés que ses devoirs. L’influence d’une mère pouvait parfois avoir des effets miraculeux.
— Je ne vois pas pourquoi ils les filtreraient, marmonna Colin. Ils ne sont pas contagieux. Où va-t-on les chercher ?
— Qui ?
— Les colis.
— Dans la loge du concierge.
Il prenait connaissance de l’emploi du temps de Badri. Mardi après-midi, après être passé à Balliol, le tech était retourné travailler sur le transmetteur. Il avait vu Finch à quatorze heures, pour lui demander où se trouvait Dunworthy, puis une heure plus tard afin de lui remettre le message. Entre-temps, John Yi, un étudiant de troisième année, l’avait vu traverser la cour en direction du labo.
À quinze heures, le concierge de Brasenose avait enregistré son entrée. Le tech avait procédé à des réglages du transmetteur jusqu’à dix-neuf heures trente puis était retourné chez lui dans l’intention de se changer pour aller à la soirée.
Dunworthy téléphona à Latimer.
— Quand êtes-vous passé au labo, mardi après-midi ?
— Mardi, répéta l’homme en cillant. C’était quand, déjà ?
— La veille du transfert. Vous êtes allé à la bibliothèque Bodléienne.
Il le vit hocher la tête sur le petit écran.
— Elle voulait savoir comment on disait : « Au secours ! Tous mes serviteurs ont fui. »
Dunworthy supposa qu’il se référait à Kivrin.
— Vous a-t-elle rejoint à la bibliothèque Bodléienne ou à Brasenose ?
Latimer fit reposer son menton sur son poing, une attitude propice à la réflexion.
— Nous hésitions à respecter la déclinaison car on trouvait déjà au XIVe siècle la forme actuelle…
— Vous êtes-vous rejoints dans la salle du transmetteur ?
— Quel transmetteur ?
— Le labo de Brasenose.
— Brasenose ? Savez-vous où la messe sera célébrée ?
— Quelle messe ?
— Le vicaire m’a demandé de lire la bénédiction.
— Où avez-vous rencontré Kivrin, mardi après-midi ?
— La prononciation de certains mots posait problème, voyez-vous, et…
Dunworthy renonça.
— L’office aura lieu à St. Mary the Virgin, fit-il avant de raccrocher.
Il téléphona au concierge de Brasenose. L’homme n’avait pas terminé de décorer son sapin mais il daigna malgré tout regarder dans son registre. Kivrin n’était pas passée à la faculté le mardi après-midi.
Il copia les emplois du temps sur une disquette et les compléta grâce au rapport de William. Le mardi, Kivrin n’avait pas vu Badri. Elle avait passé la matinée à l’hôpital, puis avec lui. L’après-midi, elle était restée avec Latimer et le tech était parti danser avant leur sortie de la bibliothèque Bodléienne. Elle était retournée à l’hôpital le lundi à quinze heures mais elle avait pu voir Badri entre midi et quatorze heures trente.
Il lut les autres fiches. Montoya n’avait mentionné que ses rencontres du mercredi matin, sans rien inscrire sur le tableau concernant Badri. Il se souvint qu’elle les avait rejoints après que Mary eut expliqué comment remplir ces formulaires.
L’archéologue savait peut-être ce qu’avait fait le tech le lundi en milieu de journée.
— Quand Mlle Montoya a téléphoné, a-t-elle précisé où on pouvait la joindre ? demanda-t-il à Colin.
Pas de réponse. Il leva la tête.
Le petit-neveu de Mary n’était pas dans la pièce, ni dans le salon. Il n’y avait plus que son sac, au contenu éparpillé sur la moquette.
Dunworthy chercha l’indicatif de Montoya à Brasenose et le composa, sans entretenir le moindre espoir. S’il lui fallait contacter Basingame pour être autorisée à reprendre ses fouilles, cette femme devait remuer ciel et terre.
Il s’habilla et alla au réfectoire. Il pleuvait toujours et le ciel était du même gris que les pavés et l’écorce des hêtres. Il espérait que les carillonneuses avaient pris leur breakfast et regagné leurs chambres, mais il entendit les bourdonnements de leurs voix avant d’avoir atteint le centre de la cour.
— Dieu soit loué ! s’exclama Finch en venant l’accueillir sur le seuil. Le ministère de la Santé nous demande de recevoir vingt pensionnaires supplémentaires.
— Répondez que c’est impossible. Nous devons limiter les contacts. Avez-vous vu le petit-neveu du docteur Ahrens ?
— Il était là il y a un instant, répondit Finch en parcourant la salle du regard.
Mais Dunworthy le vit étaler du beurre sur des tranches de pain grillé, à la table des Américaines. Il alla lui demander :
— Quand Mlle Montoya a téléphoné, a-t-elle précisé où on pourrait la joindre ?
— La cycliste ? fit Colin en nappant le beurre d’une couche de marmelade.
— Oui.
— Non.
— Prendrez-vous votre breakfast, monsieur ? Il n’y a plus d’œufs au bacon et nous sommes justes en confiture, annonça Finch en foudroyant Colin du regard. Mais je peux vous proposer des flocons d’avoine et…
— Du thé suffira, merci. A-t-elle dit d’où elle téléphonait ?
— Asseyez-vous, intervint Mlle Taylor. Je voulais vous parler de notre Chicago Surprise.
— Qu’a dit Mlle Montoya ? insista Dunworthy.
— Que tout le monde se fichait que ses découvertes soient emportées par les flots et qu’un lien inestimable avec le passé disparaisse, répondit Colin. Elle a ensuite maudit tous les inconscients qui allaient à la pêche en hiver.
— Même le thé commence à manquer, marmonna Finch.
Il versa dans une tasse de l’eau chaude à peine teintée.
— Colin, veux-tu du cacao ? Un verre de lait ?
— Le lait se fait rare, lui aussi, grommela Finch.
— Non, merci, dit Colin qui se confectionnait un sandwich en réunissant deux tartines. Je vais attendre l’arrivée du courrier.
— Le vicaire a téléphoné, déclara Finch. Il est inutile que vous alliez là-bas avant dix-huit heures trente.
— L’office n’a pas été annulé ? Je doute qu’il y ait beaucoup d’affluence.
— Le Comité œcuménique estime qu’agir comme si de rien n’était devrait remonter le moral de la population.
— Nous interpréterons des morceaux pour clochettes, intervint Mlle Taylor. Ce sera toujours mieux que rien. Le prêtre de la Sainte Église Re-Formée lira la messe des temps de calamités.
— Voilà qui sera excellent pour le moral.
— Je serai obligé d’y assister ? s’enquit plaintivement Colin.
— Il fait trop mauvais temps pour qu’il sorte, décréta Mme Meager en posant un bol de flocons d’avoine sous son nez. L’exposer aux microbes dans une église pleine de courants d’air relèverait de l’inconscience. Il restera ici, et je lui tiendrai compagnie.
Colin adressa un regard implorant à Dunworthy, qui lui dit :
— J’ai oublié le numéro de téléphone de Mlle Montoya dans ma chambre. Pourrais-tu aller le chercher ?
— J’y cours ! fit Colin en joignant le geste à la parole.
— Quand cet enfant sera malade, j’espère que vous regretterez de l’avoir empêché de s’alimenter correctement. La cause de cette épidémie est évidente. Malnutrition et laxisme. Tout ici est affligeant. Je demande à être logée avec mon fils et on m’attribue une chambre dans un autre bâtiment…
— C’est mon secrétaire qui règle ce genre de détails, répondit lâchement Dunworthy.
Il se leva et enveloppa dans une serviette en papier le sandwich à la marmelade que Colin avait abandonné en prenant la fuite.
— Je suis attendu à l’hôpital.
Il s’esquiva, sans laisser à Mme Meager le temps de rouvrir la bouche.
De chez lui, il téléphona à Andrews. La ligne était occupée. Nul ne décrocha sur le site des fouilles. Il refit le numéro d’Andrews et cette fois l’appel fut transféré vers un service de messagerie après trois sonneries.
— Ici M. Dunworthy, dit-il avant d’hésiter et de fournir son indicatif. Il faut que je vous parle au plus tôt. C’est très important.
Il raccrocha, glissa la disquette dans sa poche, prit son parapluie et l’en-cas de Colin puis traversa la cour.
Le petit-neveu de Mary s’abritait de la pluie sous le porche, le regard tourné vers Carfax.
Dunworthy lui remit son sandwich à la confiture.
— Je vais à l’hôpital voir mon tech et ta grand-tante. Tu veux m’accompagner ?
— Non, merci. Je raterais le postier.
— Alors, va enfiler une veste si tu ne veux pas subir un nouveau sermon de Mme Meager.
— J’y ai déjà eu droit. Cette Mégère voulait que je mette un cache-nez. Je vous demande un peu ! J’ai fait semblant de ne pas entendre.
— Il faudra que je teste cette technique. Je pense être de retour pour le déjeuner. Si tu as besoin de quelque chose, adresse-toi à Finch.
— Hmm, fit Colin qui ne l’écoutait plus.
Dunworthy s’interrogea sur la nature du présent qu’il attendait avec tant d’impatience. Certainement pas un cache-nez.
Il enroula le sien autour de son cou et partit sous la pluie. Les rares passants veillaient à ne pas se croiser de trop près. Une femme descendit sur la chaussée dès qu’elle le vit approcher.
À l’exception du carillon qui massacrait « Minuit chrétien », rien n’indiquait que c’était la veille de Noël. Les gens n’avaient ni paquets ni houx. La quarantaine semblait leur avoir fait oublier la date.
À lui aussi. Il n’avait acheté ni cadeaux ni sapin. Il pensa à Colin et espéra que sa mère avait songé à lui expédier son colis. Il décida de lui offrir quelque chose. Un jouet ou une vid, afin qu’il n’eût pas qu’une écharpe.
Il arriva à l’hôpital et fut conduit dans le secteur d’isolement pour interroger les nouveaux malades.
— Il est essentiel de trouver le lien avec l’Amérique, dit Mary. Les employés du C.M.G. sont en vacances et nous devrons attendre le séquençage. En théorie, il devrait y avoir une permanence, mais comme c’est généralement après les fêtes qu’il y a des alertes — indigestions et G.d.B. prises pour les premiers symptômes d’une grippe — ils se sont accordé des congés anticipés. Le C.D.C. d’Atlanta a envoyé des échantillons du vaccin mais ne lancera sa production qu’après identification formelle du virus. Tout colle — forte fièvre, douleurs, complications pulmonaires —, mais ça ne suffit pas.
Elle s’arrêta sur le seuil d’une salle.
— Je présume que vous n’avez pas établi si Badri a eu des contacts avec des Américains ?
— Non, mais nous n’avons pas encore reconstitué tout son emploi du temps. Je retourne l’interroger ?
Elle hésita.
— Son état aurait-il empiré ?
— Il a une pneumonie et je doute qu’il vous tienne des propos cohérents. Sa température est très élevée. Nous lui administrons des antimicrobiens et des adjuvants qui ont fait leurs preuves contre le virus de Caroline du Sud, dit-elle en ouvrant la porte. Tous les patients ont rempli leurs formulaires.
Elle se pencha sur un clavier et saisit des instructions. Un tableau apparut sur le moniteur. Il avait autant de branches que le grand hêtre de la cour.
— Garder Colin une autre nuit ne vous ennuie pas ?
— Pas le moins du monde.
— Parfait. Je ne pense pas pouvoir rentrer chez moi avant demain et je m’inquiéterais si je le savais seul à la maison. Il n’y aurait bien que moi, remarquez. J’ai pu joindre Deirdre, là-bas dans le Kent, et vous savez ce qu’elle a eu le toupet de me dire ? « Oh, vous êtes en quarantaine ? J’ai été trop occupée pour regarder la télévision. » Puis elle m’a raconté ce qu’elle avait fait avec son ami, sans dissimuler qu’elle était ravie d’être débarrassée de son fils. Je la soupçonne parfois de ne pas être ma nièce.
— Savez-vous si elle a pensé à lui expédier ses cadeaux ?
— Elle est certainement trop débordée pour lui avoir acheté quoi que ce soit. La dernière fois qu’il a passé Noël en ma compagnie, le colis est arrivé pour l’Épiphanie. À propos, savez-vous ce qu’est devenu mon cabas ? Il contient mes présents pour Colin.
— Je l’ai rapporté à Balliol.
— Merci. Je n’ai pas terminé mes emplettes, mais si vous pouviez empaqueter le cache-nez et le reste, il aurait quelque chose sous le sapin.
Elle se leva.
— Si vous avez du nouveau, venez immédiatement me le dire. Nous avons retrouvé plusieurs individus que Badri a côtoyés, mais le porteur initial ne fait peut-être pas partie du lot.
Elle le laissa et il s’assit au chevet de la femme au parapluie lavande.
— Mademoiselle Breen ? J’ai quelques questions à vous poser.
Elle avait un teint cramoisi et une respiration sifflante, mais elle lui répondit sans hésiter. Non, elle n’avait pas séjourné aux États-Unis. Non, elle ne connaissait aucun Américain.
Il était plus de quatorze heures lorsqu’il termina d’interroger les gens dont les noms figuraient sur la liste des contacts directs. Aucun n’avait séjourné outre-Atlantique mais deux étaient allés danser à Headington.
Il passa voir Badri, sans espérer que le tech pourrait répondre à ses questions. Cependant, il semblait aller mieux. Il dormait mais ouvrit les yeux sitôt que Dunworthy s’assit et prit sa main dans la sienne.
— Monsieur Dunworthy, murmura-t-il d’une voix rauque. Que faites-vous ici ?
— Comment vous sentez-vous ?
— C’est bizarre, les rêves. Je pensais… j’avais tellement mal au crâne…
— Pourriez-vous me dire qui vous avez vu à Headington ?
— Je ne connaissais pas la plupart des gens.
— Vous rappelez-vous avec qui vous avez dansé ?
— Elizabeth Yakamoto et Sisu Machin-chose…
La sœur de garde entra, toujours aussi menaçante.
— C’est l’heure de la radio, annonça-t-elle. Vous devez sortir, monsieur.
— Accordez-moi quelques minutes. C’est important.
Mais elle enfonçait déjà des touches sur la console.
— Badri, fit-il en se penchant vers le lit. Quand vous avez procédé au relèvement, quel était le décalage ?
— Monsieur ! gronda la religieuse.
— Était-il plus grand que prévu ?
— Non.
— Combien ?
— Quatre heures.
Dunworthy se laissa entraîner vers la porte.
Quatre heures. Partie à midi et demi, Kivrin avait eu le temps de repérer les lieux et, en cas de besoin, de gagner à pied Skendgate avant la tombée de la nuit.
Il alla fournir à Mary les noms des filles que Badri avait invitées à danser. Elle consulta la liste des admissions, sans les trouver. Elle prit sa température et un peu de son sang. Il allait rentrer chez lui quand on amena Sisu Fairchild et il ne put regagner Balliol qu’à l’heure du thé.
Colin n’était plus de faction sous le porche. Il alla dans le réfectoire et trouva Finch qui en profita pour se plaindre d’être à court de sucre et de beurre.
— Où est le petit-neveu du docteur Ahrens ? lui demanda Dunworthy.
— Il a attendu toute la matinée devant la loge du concierge, répondit Finch en comptant avec angoisse les morceaux de sucre. Après le passage du préposé, il est allé voir si le colis n’avait pas été livré chez sa tante. Il est revenu, la mine lugubre, puis il s’est exclamé : « Je viens de penser à un truc ! » et il a filé.
— Les magasins ferment à quelle heure ?
— La veille de Noël ? C’est déjà fait, monsieur. Certains ont baissé leur rideau à midi, vu le peu de clients. J’ai des messages…
— Ils attendront, déclara Dunworthy.
Il rouvrit son parapluie et repartit. Finch avait dit vrai. Les boutiques étaient closes. Blackwell’s devait faire exception à la règle, pensa-t-il. Cet espoir fut également déçu. Il remarqua que la direction avait su exploiter la situation. Dans la vitrine, au milieu des maisons enneigées d’un village victorien miniature, il y avait des guides médicaux et une brochure aux couleurs vives intitulée Comment se doter sans effort d’une santé de fer.
Il trouva finalement un bureau de tabac qui offrait à la vente des cigarettes, des confiseries et des cartes de vœux. Il y fit l’emplette d’une livre de caramels mous, d’un bonbon sphérique gros comme une météorite et de sachets de sucreries ressemblant à des savonnettes. Ce n’était pas grand-chose, certes, mais Colin aurait également les présents de Mary.
Une paire de chaussettes grises plus sinistres encore que le cache-nez et les cassettes vidéo d’un cours d’extension du vocabulaire. Des papillotes et un rouleau de papier cadeau permettraient d’égayer le tout, mais c’était insuffisant pour un Noël digne de ce nom. Dunworthy chercha autour de lui ce qu’il pourrait lui offrir.
Colin avait utilisé le terme « apocalyptique » pour qualifier le départ de Kivrin vers le Moyen Âge. Dunworthy prit Le Temps des Chevaliers. Ce livre ne comportait que des illustrations, pas un seul hologramme, mais il n’aurait pu trouver mieux. Il l’enveloppa, changea de vêtements et partit pour St. Mary the Virgin.
Nul individu sain d’esprit ne serait sorti sous un pareil déluge. L’année précédente, alors que le temps était clément, l’église avait été à moitié vide. Kivrin, restée pour étudier pendant les congés, l’avait accompagné.
— Je ferais mieux de continuer mes recherches, lui avait-elle dit en chemin.
— Ce sera très instructif. St. Mary the Virgin date de 1139 et rien n’a changé depuis. Même le chauffage est d’époque.
— Je présume que l’office œcuménique l’est également ?
— Il est en tout cas aussi pétri de bonnes intentions et de stupidité que les messes médiévales, avait-il affirmé.
Il poussa la porte de l’église et l’air chaud embua ses lunettes. Il s’arrêta dans le narthex pour les essuyer avec son cache-nez, mais une nouvelle pellicule de condensation les recouvrit aussitôt.
— Le vicaire vous cherche, dit Colin.
Il portait une veste et une chemise, et il s’était peigné. Il lui tendit une feuille prélevée sur la pile qu’il avait dans les bras.
— Je croyais que tu n’avais pas envie de venir ?
— Et rester avec la Mégère ? Non, merci ! Je préfère encore la messe. J’ai proposé à Mlle Taylor de l’aider à transporter ses clochettes.
— Je constate que le vicaire t’a ensuite trouvé une autre occupation. Tu ne t’ennuies pas trop ?
— Vous voulez rire ? L’église est comble.
Dunworthy jeta un coup d’œil dans la nef. Tous les bancs étaient occupés et il avait fallu installer des chaises pliantes au fond.
— Oh, vous voici ! dit le vicaire qui apportait des recueils de cantiques. Excusez la chaleur. C’est une véritable fournaise. Le National Trust ne nous autorise pas à changer de système de chauffage et les pièces de rechange des chaudières à mazout sont de plus en plus difficiles à se procurer. C’est actuellement le thermostat qui déconne.
Il sortit deux bouts de papier de la poche de sa soutane.
— Avez-vous vu M. Latimer ? Il devait lire la bénédiction.
— Non. Je lui ai pourtant rappelé que vous l’attendiez.
— L’année dernière, il est arrivé une heure trop tôt. Tenez, ce sont vos Saintes Écritures. Un extrait de la Bible du roi Jacques. Le choix revenait à l’Église Millénariste, cette fois. Au moins n’est-ce pas la Bible du Peuple comme il y a un an. La version du roi Jacques est archaïque, mais pas blasphématoire.
La porte extérieure s’ouvrit sur des ouailles qui refermèrent leurs parapluies, secouèrent leurs chapeaux, prirent les feuilles que leur tendait Colin et se dirigèrent vers la nef.
— Nous aurions dû opter pour Christ Church, dit le vicaire.
— Vous ne pouviez pas prévoir que cette messe aurait un tel succès. Ne savent-ils pas qu’il y a une épidémie ?
— Il s’est passé la même chose au début de la Pandémie. Le plus important de tous les rassemblements. Ils refuseront bientôt de mettre le nez dehors, mais à ce stade ils éprouvent le besoin de se regrouper pour se réconforter mutuellement.
— C’est fascinant, commenta le prêtre de la Sainte Église Re-Formée qui venait les rejoindre.
Il avait enfilé une aube à carreaux verts et rouges sur son pull noir à col roulé.
— C’est pareil en temps de guerre. Ils viennent s’imprégner de l’aspect dramatique de la situation.
— Et se contaminer l’un l’autre, grommela Dunworthy. On ne leur a pas parlé des précautions à prendre ?
— J’ai l’intention de le faire, dit le vicaire. Vous lirez votre passage des Saintes Écritures après le concert des carillonneuses. Il a été changé. Luc 2, 1-19. Un autre coup des Millénaristes.
Il alla distribuer les recueils de cantiques.
— Où est votre élève, Kivrin Engle ? demanda le prêtre. Je ne l’ai pas vue à la messe en latin, cet après-midi.
— En 1320, nous espérons dans le village de Skendgate et à l’abri de la pluie.
— Oh, j’en suis heureux pour elle ! Elle souhaitait tant visiter le Moyen Âge. Elle a beaucoup de chance d’avoir échappé à cette épidémie.
— Je ne vous le fais pas dire. Excusez-moi, mais je dois prendre connaissance de ce texte.
Il y avait dans la nef une température encore plus élevée et une forte odeur de laine humide. Des cierges laser papillotaient aux fenêtres et sur l’autel. Les carillonneuses s’étaient installées dans le chœur, derrière deux tables recouvertes de nappes rouges. Dunworthy gagna le lutrin et ouvrit la Bible.
« En ces jours-là fut publié un édit de César Auguste, pour le recensement de toute la terre », lut-il.
C’est effectivement archaïque, pensa-t-il. Et dire qu’à l’époque où est Kivrin cette version n’a pas encore été écrite.
Il retourna voir Colin. L’afflux de fidèles se poursuivait. Le prêtre de la Sainte Église Re-Formée et l’imam allèrent chercher d’autres sièges pendant que le vicaire tapait sur le thermostat de la chaudière dans l’espoir de le débloquer.
— Je nous ai réservé des places au deuxième rang, dit Colin. Savez-vous ce qu’a fait la Mégère ? Elle m’a confisqué mon bonbon, sous prétexte qu’il devait être couvert de microbes. Je suis heureux que ma mère ne soit pas comme ça.
Il redressa la pile de feuilles qui avait considérablement diminué.
— C’est à cause de la quarantaine que je n’ai pas reçu mes cadeaux. Nourriture et médicaments sont prioritaires.
— Ça se pourrait. Préfères-tu ouvrir les autres paquets ce soir ou demain matin ?
— Le jour de Noël, répondit Colin en feignant l’indifférence.
Il offrit une feuille et un large sourire à une dame en ciré jaune qui lui arracha le papier des mains et commenta sèchement :
— Je suis heureuse de constater que l’esprit de Noël n’a pas totalement disparu même en ces temps de calamités.
Dunworthy alla s’asseoir. Le vicaire n’avait pu réparer le thermostat du chauffage et il se débarrassa de son cache-nez et de son pardessus, qu’il suspendit à l’autre siège.
Alors qu’ils avaient gelé, l’année précédente. « Une touche d’authenticité, comme cet extrait des Saintes Écritures, lui avait murmuré Kivrin avant de citer le passage de la Bible du Peuple : « Alors, les politicards votèrent de nouveaux impôts pour grever plus lourdement encore les masses laborieuses. « Au Moyen Âge la Bible était déjà écrite dans un langage que les foules ne pouvaient comprendre. »
Colin vint s’asseoir sur son manteau et son cache-nez. Le prêtre de la Sainte Église Re-Formée se leva et se glissa entre les tables des carillonneuses et l’autel.
— Prions, proposa-t-il.
Tous s’agenouillèrent sur les coussins prévus à cet effet.
— Seigneur, Toi Qui nous as envoyé ce fléau, nous T’implorons de dire à Tes anges destructeurs de retenir leur main vengeresse et de ne pas semer la désolation sur la terre, de ne pas y détruire toute vie.
Autant pour le moral, se dit Dunworthy.
— Comme en ces jours funestes où Tu décimas les tribus d’Israël. Nous sommes dans l’affliction, Seigneur, et nous T’implorons d’épargner Tes fidèles.
Sans se laisser distraire par les claquements des canalisations du vieux chauffage central, le prêtre cita ensuite tous les cas où Dieu avait massacré les pécheurs en multipliant les fléaux. Puis il demanda à l’assistance de se lever pour chanter « Dieu est notre joie, rien ne peut nous affliger ».
Montoya arriva discrètement et s’assit à côté de Colin.
— J’ai consacré toute la journée à tenter d’obtenir une dérogation, murmura-t-elle. Ils semblent me suspecter de vouloir propager ce virus. J’ai expliqué que je serais seule dans l’excavation, mais vous croyez qu’ils m’ont écoutée ?
Elle se tourna vers Colin.
— Si j’obtiens cette autorisation, j’aurai besoin de volontaires. Ça te dirait de déterrer des cadavres ?
— Sa grand-tante s’y opposera, intervint Dunworthy. Nous essayons de reconstituer l’emploi du temps de Chaudhuri. Le lundi, de midi à quatorze heures. L’avez-vous vu ?
— Chut, siffla une femme.
Montoya secoua la tête.
— J’étais avec Kivrin. Elle étudiait le plan de Skendgate.
— Où ? Aux fouilles ?
— Non, à Brasenose.
— Et Badri n’y était pas ?
Une question stupide. Il n’avait pas encore chargé le tech de procéder au transfert.
— Non, murmura Montoya.
— Chut !
— Combien de temps êtes-vous restée avec elle ?
— Jusqu’à son départ pour l’hôpital. De dix à quinze heures, je crois.
— Chut !
— Excusez-moi mais je dois lire une « Prière aux Grands Esprits », ajouta Montoya qui se leva et s’éloigna entre les rangées de sièges.
Elle récita la mélopée des Indiens d’Amérique puis les carillonneuses enfilèrent leurs gants blancs pour interpréter un « Ô Christ, Interface avec le Monde » difficile à différencier des bruits du chauffage central.
— C’est absolument nécrotique, non ? fit Colin.
— Musique atonale de la fin du XXe siècle, lui expliqua Dunworthy. C’est voulu.
Quand elles parurent sur le point d’interrompre leur cacophonie, Dunworthy alla vers le lutrin pour lire les Saintes Écritures.
— « En ces jours-là fut publié un édit de César Auguste, pour le recensement de toute la terre »…
Montoya se leva, se glissa devant Colin et sortit par une porte latérale. Il avait omis de lui demander si elle avait vu le tech lundi ou mardi, ou côtoyé des Américains.
Il l’interrogerait le lendemain, lorsqu’ils se retrouveraient à l’hôpital pour la prise de sang. Il savait le plus important : Kivrin n’avait pu voir Badri le lundi. Lorsqu’elle avait quitté Montoya, le tech était avec lui à Balliol et il n’avait pas regagné Londres avant minuit. Cet homme ne pouvait l’avoir contaminée.
— « Mais l’ange leur dit : “Ne craignez point, car je vous annonce une nouvelle qui sera pour tout le peuple une grande joie…” »
Nul ne lui prêtait attention. Les fidèles retiraient leurs manteaux ou s’éventaient avec leurs recueils de cantiques.
Il pensa à Kivrin, un an plus tôt, agenouillée sur un prie-Dieu pendant qu’il lisait. Elle ne l’avait pas écouté, elle non plus. Elle s’imaginait la veille de Noël 1320, quand les Saintes Écritures étaient en latin et que de vrais cierges se consumaient dans les candélabres.
Je me demande si c’est conforme à ce qu’elle pensait, se dit-il avant de se rappeler que pour elle Noël ne serait célébré que deux semaines plus tard. Si elle était arrivée à bon port. Si tout se déroulait comme prévu.
— « Or Marie conservait avec soin toutes ces choses, les méditant dans son cœur », conclut-il.
Il regagna son siège. L’imam annonça les horaires des messes du lendemain pour tous les lieux de culte et informa l’assistance que le ministère de la Santé conseillait d’éviter les contacts. Puis le vicaire commença son sermon.
— Certains sont convaincus que les maladies sont des punitions divines, fit-il en lançant un regard accusateur au représentant de la Sainte Église Re-Formée. Mais le Christ a soigné les malades et s’il était parmi nous il guérirait ceux qui sont contaminés par ce virus comme il l’a fait pour le lépreux samaritain.
Il consacra dix minutes à expliquer comment éviter la contagion, dresser la liste des symptômes et faire un exposé sur le processus de transmission par les postillons.
— Il faut boire et se reposer, dit-il en écartant le bras en geste de bénédiction. Et joindre son médecin dès l’apparition des premiers symptômes.
Les carillonneuses renfilèrent leurs gants et accompagnèrent l’organiste qui joua un « Anges du Royaume des Cieux » aisément reconnaissable.
Le ministre de l’Église Unitarienne Convertie monta en chaire.
— Il y a plus de deux mille ans, Dieu nous a envoyé Son Fils. Peut-on imaginer la somme d’amour que réclame un tel sacrifice ? Cette nuit-là, Jésus a quitté sa demeure céleste pour descendre sur un monde plein de dangers et de maladies. Il était invulnérable, il ignorait tout du mal et de la trahison. Pourquoi Dieu a-t-Il laissé Son Fils affronter tant de périls ? La réponse est l’amour. L’amour !
— Ou l’incompétence, marmonna Dunworthy.
Colin oublia le bonbon dont il admirait les couleurs pour le fixer.
Et ensuite, Il a dû être constamment rongé par l’angoisse, pensa Dunworthy. Je me demande s’Il a tenté de le retenir.
— C’est à l’amour que nous devons la venue du Christ parmi nous.
Tout va bien. Les coordonnées étaient exactes. Le décalage n’était que de quatre heures. Kivrin n’a pas été exposée au virus. Elle est en sécurité à Skendgate. Elle a déjà récolté un monceau d’informations. Elle est en bonne santé et ignore ce qui se passe ici.
— Il est venu nous aider dans nos épreuves et nos tribulations, disait le ministre du culte.
Le vicaire faisait des signes à Dunworthy, qui se pencha devant Colin pour se rapprocher de lui.
— On m’a informé que M. Latimer est malade, murmura le vicaire en lui tendant un bout de papier. Pourriez-vous lire la bénédiction à sa place ?
— … messager de Dieu, émissaire de l’amour, concluait le ministre.
Dunworthy regagna le lutrin.
— Veuillez vous lever pour la bénédiction, demanda-t-il.
Il déplia la feuille, lut « Ô Seigneur, retiens ta main vengeresse… », roula le papier en boule et dit :
— Père miséricordieux, protège les absents et guide leurs pas jusqu’à nous.
20 décembre 1320 (calendrier julien). Je suis presque rétablie. Le renforcement de mon système immunitaire ou les antiviraux font enfin effet. Je respire normalement et je ne tousse plus. Je n’hésiterais pas à aller à pied jusqu’au point de transfert, si je savais où est cette clairière.
Ma blessure au front s’est cicatrisée. Dame Eliwys l’a examinée ce matin puis a appelé sa belle-mère pour lui dire : « C’est un miracle. » Mais Imeyne a paru en douter. Elle ne tardera pas à m’accuser de sorcellerie.
Avoir perdu mon statut d’invalide me pose un problème. En plus de craindre que je sois une espionne ou que je vole les couverts, Imeyne se demande qui je suis et comment il convient de me traiter. Dame Eliwys a quant à elle d’autres soucis.
Messire Guillaume est toujours absent, son privé brûle d’amour pour elle et Noël approche. Elle a réquisitionné la moitié des villageois en tant que serviteurs et cuisiniers, mais ils manquent de provisions qu’Imeyne veut envoyer chercher à Oxford ou à Courcy. Agnès complique la situation car elle reste dans leurs jambes et se soustrait constamment à la surveillance de Maisry.
— Il faut demander une gouvernante à Messire Bloet, a insisté Imeyne lorsqu’elles ont retrouvé la fillette dans la grange. Ainsi que du sucre. Nous n’avons pas de douceurs.
Ce qui a paru exaspérer Eliwys.
— Mon époux nous a ordonné…
— Je pourrais la surveiller, ai-je proposé.
J’espérais que l’interprète ne s’était pas trompé en traduisant le mot « gouvernante » et que les historiens n’étaient pas dans l’erreur en déclarant que des femmes bien nées occupaient parfois un tel poste. Je le pense, car Eliwys a été aussitôt soulagée et sa belle-mère m’a fixée avec encore plus de hargne que d’habitude. Me voici donc responsable d’Agnès. Et également de Rosemonde qui m’a demandé de l’aider à faire sa broderie, ce matin.
Les avantages, c’est que je peux les interroger sur leur père et le village, aller aux écuries et à l’église pour voir le prêtre et Gawyn. L’inconvénient, c’est qu’on cache bien des choses aux enfants. Par exemple, Eliwys et Imeyne se sont tues lorsque je suis entrée dans la grande salle avec Agnès, et quand j’ai demandé à Rosemonde pourquoi elles étaient venues ici, elle m’a répondu : « Mon père estime que l’air est plus sain à Ashencote. »
Tel est donc le nom de ce hameau. Il n’est mentionné ni sur la carte ni dans le Grand Livre. Il ne compte qu’une quarantaine d’âmes et peut-être sera-t-il dépeuplé par la peste noire ou absorbé par une agglomération voisine. Je continue malgré tout de croire que c’est Skendgate.
Les filles n’ont jamais entendu prononcer ce nom, mais elles ne sont pas originaires de la région. Agnès a interrogé Maisry, qui ne le connaît pas non plus. Les premières références à Skendgate datent de 1360, et de nombreux noms anglo-saxons seront remplacés d’ici là par des termes plus normands, ou les noms de leurs nouveaux propriétaires. C’est de mauvais augure pour Guillaume d’Iverie et l’issue de ce procès. Mais peut-être sommes-nous dans un autre village, ce qui serait très inquiétant pour moi.
Les sentiments de Gawyn pour Eliwys ne l’empêchent pas d’avoir des aventures ancillaires. J’ai demandé à Agnès de me montrer son poney, au cas où Gawyn serait dans les écuries. Il était effectivement dans une stalle, avec Maisry qui gémissait et râlait. Mais elle n’avait pas une expression plus terrifiée que d’habitude et si elle levait les mains, ce n’était pas pour protéger ses joues mais soulever ses jupes. Tout indique donc que ce n’était ni un viol ni une manifestation d’amour courtois.
J’ai dû distraire l’attention d’Agnès et lui déclarer que je souhaitais visiter le clocher pour la faire sortir des écuries. Une fois là, nous sommes entrées et avons regardé la grosse corde.
— Quand quelqu’un meurt, le père Roche sonne le glas, m’a-t-elle dit. Sinon, le Diable viendrait prendre l’âme du mort qui ne pourrait pas monter au ciel.
Je suppose que c’est une de ces superstitions qui exaspèrent tant Dame Imeyne.
Agnès voulait sonner la cloche mais j’ai pu la convaincre d’aller chercher le prêtre dans l’église.
Nous ne l’avons pas trouvé. Agnès a suggéré qu’il pouvait être auprès du garçon de ferme qui « se raccrochait à la vie, bien qu’il se soit confessé », ou qu’il priait quelque part. « Il aime aller dans les bois », a-t-elle ajouté en regardant l’autel à travers le jubé.
C’est une église normande, avec une travée centrale et des piliers en grès, un sol au dallage irrégulier. Les étroits vitraux sont très sombres et ne laissent filtrer que peu de lumière. Au milieu de la nef, il y a un tombeau, peut-être celui découvert par Mlle Montoya. Sous le gisant, un chevalier aux gantelets croisés sur la poitrine, on peut lire : « Requiescat cum Sanctis tuis in aeternam. » Puisse-t-il reposer avec Tes saints à jamais. Dans les fouilles, une inscription débute par « Requiescat », mais la suite n’a pas encore été dégagée.
Selon Agnès, ce serait le caveau de son grand-père, décédé d’une fièvre il y a longtemps. Il est différent de la tombe de Skendgate, mais des décorations pourront se briser ou s’éroder.
À l’exception de ce gisant et d’une statue de facture grossière, la nef est vide. Les fidèles restent debout, ce qui explique l’absence de bancs, et les effigies des saints ne commenceront à se multiplier que dans deux cents ans.
Un jubé sculpté du XIIe siècle sépare la nef du chœur et de l’autel. De chaque côté du crucifix deux fresques dépeignent le Jugement dernier. Dans l’une, les élus entrent aux cieux, dans l’autre, les pécheurs vont en enfer, mais ils ont tous des expressions et des tenues identiques.
L’autel, très simple, est recouvert d’un linge blanc. Deux chandeliers en argent y sont posés. La statue ne représente pas la Vierge mais sainte Catherine d’Alexandrie. Son corps rapetissé et sa grosse tête sont caractéristiques de la pré-Renaissance. Elle a une étrange coiffe carrée qui descend au ras de ses oreilles et tient sur un bras un enfant pas plus gros qu’une poupée. Une petite bougie jaunâtre et deux lampes à huile étaient posées à ses pieds, sur le sol.
— Dame Kivrin, le père Roche dit que vous êtes une sainte, m’a déclaré Agnès à notre sortie.
Je me suis demandé si ce qu’elle disait au sujet de la cloche et du Diable sur son destrier noir était dû à des confusions du même genre.
— Ce n’est pas parce que je porte le nom de sainte Catherine et toi le nom de sainte Agnès que nous sommes dignes d’être sanctifiées.
— Il dit que, les derniers jours, Dieu enverra ses saints nous guider. Et que vous parlez la langue de Dieu, quand vous priez.
Je me suis efforcée d’être discrète pour dicter mes rapports, mais qu’ai-je fait pendant ma maladie ? Si le père Roche m’a entendue alors que je m’exprimais en anglais moderne, il a cru que j’avais reçu le don des langues. Au moins me prend-il pour une sainte et non pour une sorcière. Cependant, Imeyne était présente et je dois redoubler de prudence.
Je suis retournée dans les écuries (après m’être assurée que Maisry était dans la cuisine), mais Gawyn avait disparu. De même que son cheval, Gringolet. J’ai vu mes malles et ce qui subsiste du chariot. Il a dû faire une douzaine de voyages pour tout apporter. J’ai dressé un inventaire, et il manque la cassette. J’espère qu’il ne l’a pas vue et qu’elle est toujours là où je l’ai laissée, au bord de la route. Le tapis de blancheur qui recouvre toute chose doit la dissimuler mais le beau temps est revenu et le soleil ne tardera guère à faire fondre la neige.
Elle attribua la rapidité de son rétablissement à un brusque regain d’activité de son système immunitaire. Un matin, respirer n’était plus douloureux et la blessure de son front s’était effacée comme par magie.
Imeyne l’examina avec suspicion. Elle semblait mettre en doute la réalité de cette entaille.
— Remerciez Dieu qu’il vous ait guérie le jour du Sabbat, dit-elle en s’agenouillant à côté du lit.
Elle prit le reliquaire d’argent entre ses paumes — comme l’enregistreur, pensa Kivrin — pour réciter un Pater.
— Je regrette de n’avoir pu vous accompagner à la messe, dit Kivrin.
Imeyne renifla.
— Je vous croyais malade, fit-elle en accentuant le dernier mot. Et l’office laissait à désirer.
Elle se lança dans une énumération des négligences du père Roche. Il avait lu les Évangiles avant le Kyrie, son aube était maculée de cire et il avait sauté un passage du Confiteor. Exprimer ce qu’elle avait sur le cœur dut la soulager car avant de sortir elle tapota la main de Kivrin et lui dit :
— Vous n’êtes pas totalement rétablie. Reposez-vous un jour de plus.
Kivrin en profita pour enregistrer ses observations. Elle décrivit le manoir, le village, et sa population. L’intendant, un homme brun fortement charpenté gêné aux entournures par son justaucorps du dimanche, lui apporta un bol de la décoction amère que préparait son épouse. Un garçon de l’âge de Rosemonde vint annoncer à Eliwys que sa jument s’était luxé une patte antérieure. Mais le prêtre ne vint pas.
— Il est allé confesser le garçon de ferme, lui expliqua Agnès.
Cette enfant était une mine de renseignements. Elle répondait sans se faire prier à toutes les questions, même lorsqu’elle ignorait les réponses. Sa sœur aînée, qui se considérait déjà comme une adulte, était moins prolixe.
— Agnès, tu manques vraiment de maturité. Tu dois apprendre à tenir ta langue, répétait-elle souvent.
Des commentaires qui n’avaient aucun effet sur sa cadette. Rosemonde parlait de ses frères et de son père, qui leur avait promis de les « rejoindre pour Noël ». Il était évident qu’elle l’adorait et qu’il lui manquait.
— J’aimerais être un garçon, déclara-t-elle pendant qu’Agnès exhibait le penny d’argent offert par Messire Bloet. Je serais restée à Bath, avec père.
Ces confidences et les conversations d’Eliwys et d’Imeyne permirent à Kivrin de mieux connaître le village. S’il s’agissait bien de Skendgate, l’agglomération était moins importante que ne l’estimeraient les Probabilités. Elle ne comptait qu’une quarantaine d’habitants, avec les familles de Messire Guillaume et de l’intendant qui avait à lui seul cinq enfants en plus du nourrisson.
Il y avait deux bergers et plusieurs fermiers, mais c’était « le plus pauvre des domaines de Guillaume », déclara Imeyne qui se plaignait à nouveau de devoir y passer les fêtes. L’épouse de l’intendant était l’arriviste locale et Maisry appartenait à une famille de bons à rien. Kivrin prenait note de tout, statistiques et commérages, en feignant de prier à la moindre occasion.
La neige qui s’était mise à tomber pendant qu’on la reconduisait au manoir ne s’arrêta qu’en fin d’après-midi le jour suivant. La pluie la remplaça, et Kivrin espéra qu’elle ferait fondre la couche de trente centimètres, mais l’eau se contenta de former une pellicule de glace à sa surface.
Sans le chariot et les malles, elle craignait de ne pouvoir reconnaître la clairière. Elle voulait demander à Gawyn de la conduire là-bas, mais il ne venait au manoir que pour prendre ses repas ou des instructions. Et comme Imeyne était toujours présente, elle n’osait lui adresser la parole.
Elle emmena les filles se promener dans la cour et le village. Elle espérait le rencontrer, mais elle ne le vit ni dans la grange ni dans les écuries. Gringolet avait également disparu. Elle se demandait s’il ne recherchait pas ses assaillants en dépit du veto d’Eliwys quand Rosemonde lui apprit qu’il était allé chasser.
— Nous mangerons de la venaison pour Noël, affirma Agnès.
Nul ne se préoccupait de savoir où elle emmenait les enfants, ni de la durée de leurs absences. Lorsqu’elle sollicitait la permission de les conduire aux écuries, Dame Eliwys se contentait de hocher distraitement la tête et Imeyne ne disait même pas à Agnès de fermer son manteau ou d’enfiler ses mitaines. Le fait d’avoir trouvé une gouvernante les dégageait de leurs responsabilités.
Elles s’affairaient à préparer Noël. Eliwys avait envoyé toutes les femmes du village aux cuisines. Les deux porcs furent égorgés et la moitié des pigeons tués et plumés. Il y avait dans la cour des plumes et l’odeur du pain chaud.
Kivrin savait qu’au XIVe siècle on fêtait Noël en organisant des festins, des jeux et des danses pendant deux semaines, mais elle était surprise de constater que Dame Eliwys respectait la coutume en de telles circonstances. Elle semblait convaincue que son époux la rejoindrait avant la Nativité, comme promis.
Imeyne supervisait le nettoyage de la grande salle et bougonnait constamment. Dans la matinée, elle avait fait mander l’intendant et un paysan afin qu’ils décrochent du mur les lourds plateaux et les posent sur des tréteaux. Maisry et une femme au cou marqué par les cicatrices blanches des écrouelles se chargèrent ensuite de les récurer avec du sable et des brosses.
— Nous n’avons pas de lavande, fit remarquer Dame Imeyne à sa bru. Et il nous faudrait d’autres joncs pour couvrir le sol.
— Nous nous contenterons de ce que nous avons, répondit Eliwys.
— Nous manquons de sucre et de cannelle. Les provisions abondent, à Courcy, et nous y serions les bienvenues.
Kivrin, qui aidait Agnès à enfiler ses bottes, releva la tête, inquiète.
— Courcy n’est qu’à une demi-journée de voyage, insista Imeyne. L’aumônier de Dame Yvolde dira la messe, et…
Agnès jugea le moment opportun pour déclarer :
— Mon poney s’appelle Sarrasin.
Ce qui empêcha Kivrin d’entendre la fin de la phrase.
Elle aurait dû se rappeler que pendant la période de Noël les nobles se rendaient des visites. Ils partaient avec toute leur maisonnée et restaient absents jusqu’à l’Épiphanie. S’ils allaient à Courcy, ils y seraient encore le jour du rendez-vous.
— Père l’a appelé Sarrasin parce qu’il n’est pas chrétien comme nous, précisa Agnès.
— Messire Bloet se sentira offensé lorsqu’il apprendra que nous avons séjourné ici sans daigner passer le voir, insistait Imeyne. Les noces pourraient en être compromises.
Rosemonde interrompit ses travaux de couture pour déclarer :
— Nous ne pouvons pas aller à Courcy. Père a promis d’être de retour pour Noël. Il sera mécontent si nous ne sommes pas là à son arrivée.
Imeyne se tourna pour la foudroyer du regard.
— Ce qui risque de le courroucer, c’est d’apprendre que sa fille est si impertinente qu’elle se mêle de ce qui ne la concerne pas.
Elle reporta son attention sur Eliwys.
— Il aura la présence d’esprit de nous rejoindre là-bas.
— Il nous a ordonné de l’attendre ici, rétorqua sa bru. Nous devons respecter ses désirs.
Elle alla regarder les broderies de Rosemonde, mettant ainsi un terme à la conversation.
À titre provisoire, pensa Kivrin. Les lèvres pincées, Imeyne désigna une tache sur la table. La femme aux écrouelles s’empressa de la frotter en redoublant d’énergie.
Imeyne ne renoncerait pas. Elle soulèverait à nouveau la question, avancerait d’autres arguments. Messire Bloet avait du sucre, des joncs, de la cannelle et un aumônier suffisamment instruit pour pouvoir célébrer correctement les messes de Noël. Dame Imeyne ne voulait pas du père Roche et Dame Eliwys était de plus en plus inquiète. Elle risquait de décider d’aller réclamer de l’aide à Courcy, ou de regagner Bath. Trouver le point de transfert devenait urgent.
Kivrin noua le bonnet d’Agnès et le couvrit avec le capuchon de son manteau.
— Je montais Sarrasin chaque jour, à Bath, dit la fillette. J’aimerais pouvoir en faire autant, ici.
— Qu’est-ce qui t’en empêche ?
— Il n’y a personne pour nous accompagner, intervint Rosemonde. À Bath, notre gouvernante et un des privés de Père nous escortaient.
Il y avait Gawyn, qui pourrait les conduire jusqu’à la clairière, si elle le lui demandait. Il était au manoir. Elle l’avait vu dans la cour, ce matin-là.
Imeyne se dirigea vers Eliwys, pour lui déclarer :
— Si nous sommes condamnées à rester ici, il nous faudra du gibier pour le pâté.
Sa belle-fille posa son fil et son aiguille et se leva.
— Je dirai à l’intendant d’aller chasser avec son fils aîné.
— Qui ira chercher le lierre et le houx, en ce cas ?
— Le père Roche doit s’en charger aujourd’hui même.
— Pour orner l’église, pas le manoir.
— Nous le ferons, proposa Kivrin.
Les deux femmes se tournèrent vers elle. Son désir de rencontrer Gawyn sans témoin lui avait fait oublier toute prudence. Elle s’était permis de prendre la parole la première et de se « mêler de choses qui ne la concernaient pas ». Cela renforcerait la conviction de Dame Imeyne qu’elles devaient aller à Courcy, ne fût-ce que pour trouver une gouvernante moins impudente.
— Pardonnez-moi, gentes Dames, fit-elle en baissant humblement la tête. Mais j’ai conscience que tous sont fort occupés et je pourrais aller cueillir du houx dans les bois avec Agnès et Rosemonde.
— Oui ! s’exclama Agnès. Je monterai Sarrasin.
Eliwys alla pour répondre, mais Imeyne la prit de vitesse.
— Retourner dans les bois où vous avez été victime d’une si brutale agression ne vous inquiète donc pas ?
Elle commettait erreur sur erreur. Comment pouvait-elle proposer de conduire deux enfants là où des brigands étaient censés l’avoir laissée pour morte ?
— Pas avec une escorte, répondit-elle en espérant qu’elle n’aggravait pas son cas. Agnès vient de me dire qu’en temps normal un homme de son père l’accompagnait.
— Oui, confirma la fillette. Gawyn pourrait venir avec nous. Et mon chien aussi.
— Gawyn n’est pas ici, laissa échapper Imeyne.
Elle se dirigea vers les servantes qui récuraient la table.
— Où est-il allé ? s’enquit Eliwys.
Sa voix était posée mais ses joues prenaient des couleurs.
Imeyne arracha le chiffon des mains de Maisry pour frotter une tache rebelle.
— Je l’ai chargé d’une course.
— Vous l’avez envoyé à Courcy, lança Eliwys sur un ton accusateur.
Imeyne se tourna vers elle.
— Séjourner si près de Courcy sans adresser nos salutations à Messire Bloet serait inconvenant. Il pourrait croire que nous voulons l’éviter et il serait peu judicieux d’indisposer un homme aussi puissant…
— Mon époux nous a ordonné de ne révéler notre présence à personne.
— Mon fils ne nous a pas demandé de faire injure à notre voisin et de le dresser contre nous alors que nous avons tant besoin d’être dans ses bonnes grâces.
— Que lui dira Gawyn ?
— Je l’ai simplement chargé de lui transmettre nos salutations. Et de préciser que nous serions ravies de le recevoir pour Noël. N’est-ce pas la moindre des choses, dès l’instant où nos deux familles seront bientôt unies par les liens d’un mariage ? Il viendra avec des provisions et des serviteurs…
— Ainsi que l’aumônier de Dame Yvolde, je présume ?
— Il passera les fêtes avec nous ? demanda Rosemonde.
Elle se leva et ses travaux de couture glissèrent de ses genoux et tombèrent sur le sol.
Les deux femmes la fixèrent. Elles semblaient ne prendre qu’à présent conscience que des témoins assistaient à leur altercation. Eliwys se tourna vers Kivrin.
— Dame Katherine, qu’attendez-vous pour emmener les enfants cueillir du houx ?
— Pas sans Gawyn, fit Agnès.
— Le père Roche pourra vous accompagner.
— Certes, ma Dame, approuva Kivrin.
Elle prit la main de la fillette, pour la guider hors de la salle.
— Messire Bloet va venir ici ? insista Rosemonde.
Ses joues étaient aussi rouges que celles de sa mère, qui lui déclara :
— J’ignore s’il répondra à cette invitation. Accompagne ta sœur et Dame Katherine.
— Je vais monter Sarrasin ! s’exclama Agnès.
Elle échappa à Kivrin et sortit en courant.
Rosemonde ouvrit la bouche pour dire quelque chose, se ravisa et alla prendre sa houppelande derrière les paravents.
— Maisry, fit Eliwys, la table est assez propre. Monte chercher la salière et le plat en argent dans le coffre de la soupente.
Ce fut sans perdre de temps que Maisry s’exécuta et que la femme aux écrouelles s’éclipsa. Kivrin mit son manteau et le noua tout aussi rapidement. Elle redoutait un commentaire de Dame Imeyne sur les bandits de grand chemin, mais les deux femmes attendaient d’être seules pour reprendre leur discussion.
— Est-ce que… commença Rosemonde.
Mais elle s’interrompit et sortit derrière sa sœur cadette.
Kivrin les suivit. Bien que Gawyn fût absent, elle pourrait aller dans les bois en compagnie du prêtre. Selon Rosemonde, cet homme avait rencontré Gawyn sur le chemin du retour. Peut-être connaissait-il lui aussi l’emplacement de la clairière.
Elle gagna les écuries d’un pas rapide. Elle craignait qu’au tout dernier instant Eliwys ne changeât d’avis, à cause de sa faiblesse et des dangers.
Les filles devaient avoir eu la même pensée. Rosemonde tendait la sous-ventrière de sa monture et Agnès était déjà juchée à une hauteur impensable sur un solide alezan qui n’avait d’un poney que le nom. Le garçon qui était venu annoncer à Eliwys que sa jument avait des problèmes tenait ses rênes.
— Ne reste pas là à bayer aux corneilles, Cob ! lui lança Rosemonde. Selle le rouan pour Dame Katherine !
Il lâcha les lanières de cuir et Agnès se pencha pour les saisir.
— Pas la jument de mère, imbécile !
— Nous allons à l’église, Sarrasin, disait Agnès. Et le père Roche nous accompagnera dans les bois.
Elle s’adressa à Kivrin pour préciser :
— Sarrasin adore les promenades.
Puis elle s’inclina plus encore afin de caresser la crinière du cheval et Kivrin dut faire un effort de volonté pour ne pas se précipiter vers elle et la soutenir.
Agnès devait être une bonne cavalière — ni sa sœur ni le garçon d’écurie n’avaient bronché —, mais elle était minuscule sur cette selle haut perchée.
Cob prépara le rouan, le fit sortir puis attendit.
— Cob ! hurla Rosemonde.
Il alla se baisser devant elle, pour lui faire la courte échelle. Elle prit appui sur ses mains et se mit en selle.
— Serais-tu un simple d’esprit ? Aide Dame Katherine.
Il alla vers Kivrin, qui hésita. Elle s’interrogeait sur l’attitude de Rosemonde. Le départ de Gawyn pour Courcy l’avait bouleversée. Elle était censée ne rien savoir du procès mais peut-être disposait-elle de plus d’informations que ne le supposaient sa gouvernante, sa mère et sa grand-mère.
Imeyne avait parlé de la puissance de leur voisin, et de la nécessité de bénéficier de ses bonnes grâces. Peut-être n’avait-elle pas lancé cette invitation dans un but aussi égoïste que Kivrin le croyait. Messire Guillaume pouvait avoir de graves ennuis et Rosemonde en était peut-être consciente.
— Cob ! Tu vas nous faire rater le père Roche !
Kivrin sourit au garçon d’écurie et prit appui sur ses épaules. M. Dunworthy lui avait fait donner des leçons d’équitation. Les femmes ne monteraient en amazone qu’à la fin de ce siècle, et elle avait tout lieu de s’en féliciter. De plus, les selles médiévales avaient un pommeau et un troussequin qui calaient bien le cavalier.
Mais si quelqu’un devait faire une chute, ce serait elle et non Agnès. La fillette était parfaitement à son aise et se contorsionnait pour chercher quelque chose dans sa sacoche, derrière elle.
— Qu’attendons-nous ? demanda Rosemonde avec impatience.
— Messire Bloet a promis de m’offrir une chaîne de mors en argent, dit Agnès.
— Cesse de jouer et viens ! gronda son aînée.
— Il me l’apportera à Pâques.
— Agnès ! Il va pleuvoir.
— Certainement pas. Messire…
— Voilà que tu sais prédire le temps, à présent ? Tu n’es qu’un bébé ! Un bébé geignard !
— Rosemonde ! intervint Kivrin. Ne parlez pas ainsi à votre sœur !
Elle alla saisir les rênes de sa jument.
— Qu’avez-vous ? Qu’est-ce qui vous irrite à ce point ?
Rosemonde tendit les lanières de cuir, brutalement.
— Que nous devions attendre le bon vouloir d’un bébé !
Kivrin lâcha les rênes et alla se mettre en selle en prenant appui sur les doigts entrecroisés de Cob. C’était la première fois qu’elle voyait Rosemonde se conduire de la sorte.
Elles sortirent de la cour et passèrent devant le pigeonnier désormais désert, sous un ciel plombé par de lourds nuages. Il n’y avait pas le moindre souffle de vent et Rosemonde avait eu raison d’annoncer de la pluie. L’atmosphère était saturée d’humidité. Des talons, elle fit presser sa monture.
Le village se préparait pour Noël. De la fumée s’élevait de chaque hutte et à l’extrémité opposée du terrain communal deux hommes fendaient des bûches et jetaient les morceaux sur une pile déjà importante. Une carcasse — la chèvre ? — rôtissait sur une broche à côté de la maison de l’intendant. L’épouse de ce dernier trayait la vache décharnée que Kivrin avait vue lors de son escapade. Lorsque M. Dunworthy avait voulu qu’elle apprît à traire, elle lui avait rétorqué qu’au XIVe siècle on laissait les vaches se tarir pendant l’hiver, que seul le lait de chèvre était utilisé pour faire les fromages. Elle lui avait également affirmé qu’on ne consommait pas de viande de caprins, à l’époque.
— Agnès ! gronda Rosemonde.
Kivrin releva la tête. La fillette s’était arrêtée pour se tourner sur sa selle. Elle repartit, mais sa sœur déclara :
— Je ne t’attendrai plus, petite !
Elle piqua des deux et partit au trot. Les poulets s’égaillèrent et elle faillit renverser une enfant aux pieds nus qui portait une brassée de brindilles.
— Rosemonde ! cria Kivrin.
Mais elle était déjà loin et Kivrin ne pouvait laisser Agnès seule pour la poursuivre.
— Est-elle en colère parce que nous allons chercher du houx ? s’enquit-elle.
Elle savait qu’il existait une autre explication et espérait qu’Agnès la lui fournirait.
— Elle est toujours acariâtre. Grand-mère sera mécontente d’apprendre qu’elle commet de telles imprudences.
Elle fit trotter son poney avec beaucoup de dignité, sans omettre de saluer les villageois de la tête. Un parfait exemple de maturité et de sagesse.
La petite fille que Rosemonde avait failli renverser les regarda passer, bouche bée. L’épouse de l’intendant leva les yeux et leur sourit, en continuant de traire, mais les hommes qui fendaient le bois retirèrent leur chapeau et s’inclinèrent bien bas.
Elles passèrent devant la hutte où Kivrin s’était abritée la fois précédente. Pendant que Gawyn apportait tous ses biens au manoir.
— Agnès, le père Roche vous a-t-il accompagnées quand vous êtes allées chercher la bûche de Noël ?
— Oui, il devait la bénir.
— Oh ! Personne n’a donc aidé Gawyn à transporter mes affaires ?
— Non, répondit Agnès.
Mais Kivrin ne pouvait savoir si elle disait la vérité ou improvisait.
— Gawyn est très fort. Il a tué quatre loups avec son épée.
C’était invraisemblable, mais pas plus que le récit de son sauvetage d’une gente Damoiselle au fond des bois. Et il était évident qu’il n’eût reculé devant rien pour tenter d’impressionner Dame Eliwys, pas même tirer le chariot jusqu’au manoir d’une seule main.
— Le père Roche est fort, lui aussi, ajouta Agnès.
— Il est parti, leur cria Rosemonde qui avait mis pied à terre et attaché sa jument au portillon du cimetière.
Elle se dressait entre les tombes, les mains sur les hanches.
— Avez-vous regardé dans l’église ? demanda Kivrin.
— Non. Mais il fait de plus en plus froid et il n’a certainement pas attendu qu’il commence à neiger.
Kivrin descendit de sa monture.
— Allons voir. Viens, Agnès.
— Nan, je resterai ici avec Sarrasin.
— Il n’a pas besoin de toi, fit Kivrin en la soulevant à bout de bras. Nous allons jeter un coup d’œil à l’intérieur de l’église.
Elle prit sa main et poussa le portillon.
Agnès la suivit sans protester, mais elle lançait sans cesse des regards par-dessus son épaule.
— Sarrasin n’aime pas rester seul.
Rosemonde s’arrêta et se tourna.
— Qu’est-ce que tu caches, vilaine fille ? As-tu volé des pommes que tu dissimules dans tes sacoches ?
— Non ! s’exclama sa cadette, apeurée.
Mais Rosemonde se dirigeait déjà à grands pas vers le poney.
— Reste où tu es ! Ce n’est pas ton cheval !
Au moins n’aurons-nous pas à chercher le prêtre, se dit Kivrin. S’il est dans les parages, il sera attiré par leurs cris.
Rosemonde débouclait les sangles de la sacoche.
— Regardez !
Elle leur montra Blackie, qu’elle tenait par la peau du cou.
— Oh, Agnès ! fit Kivrin.
— Tu es possédée du Démon, ajoutait Rosemonde. Je devrais l’emporter jusqu’à la rivière et le noyer.
Elle se tourna vers le cours d’eau.
— Non ! hurla Agnès.
Elle courut rejoindre Rosemonde, qui leva le bras pour placer l’animal hors de portée.
Ça commence à bien faire, se dit Kivrin. Elle s’avança et prit le chiot.
— Agnès, cesse de nous percer les tympans ! Ta sœur ne lui fera aucun mal.
Blackie se pelotonna contre son épaule et tenta de lui lécher la joue.
— Agnès, les chiens ne vont pas à cheval. Il finira par étouffer, dans cette sacoche.
— Je peux le tenir dans mes bras, proposa la fillette. Il voulait tant monter sur Sarrasin.
— Il vient de faire une belle promenade, et il en fera une autre pour retourner aux écuries.
Il essayait de mordiller son oreille. Elle le confia à Rosemonde, qui le prit à nouveau par la peau du cou.
— C’est encore un bébé, Agnès. Il doit retourner dormir près de sa mère.
— Le bébé, c’est Agnès ! lança Rosemonde, avec tant de hargne que Kivrin s’inquiéta pour l’animal. Emmener un chiot à cheval, je vous demande un peu ! Et à cause d’elle nous allons perdre un temps précieux pour le ramener là-bas. Je suis impatiente de me marier, pour ne plus avoir à endurer les caprices d’une enfant en bas âge !
Elle monta sur sa jument en tenant le chiot par le cou mais, sitôt en selle, elle l’emmitoufla avec tendresse dans un pli de son manteau et le serra contre sa poitrine. Elle saisit les rênes d’une seule main et fit demi-tour.
— Le père Roche doit être loin, à présent, grommela-t-elle avant de partir à bride abattue.
Kivrin craignait qu’elle n’eût raison. Leurs cris avaient dû réveiller tous les morts du cimetière mais le prêtre ne s’était pas manifesté. Elle prit malgré tout la main d’Agnès et se dirigea vers l’église.
— Rosemonde est méchante.
Bien qu’elle ne pût lui donner tort, Kivrin s’abstint de tout commentaire.
— Et je ne suis pas un bébé, ajouta Agnès.
Qui la regarda dans l’espoir d’en obtenir confirmation.
Kivrin lui refusa également cette satisfaction et poussa la lourde porte pour regarder à l’intérieur de l’église.
La nef était plongée dans la pénombre et la grisaille du jour ne traversait pas les étroits vitraux, mais le rai de clarté qui pénétrait entre les battants lui révélait que les lieux étaient déserts.
— Peut-être est-il dans le chœur, suggéra Agnès.
Elle s’avança, fit une génuflexion, se signa et regarda derrière elle.
Kivrin ne voyait aucun cierge allumé sur l’autel, mais Agnès ne s’estimerait satisfaite qu’après avoir visité toute l’église. Kivrin alla manifester sa dévotion près d’elle puis l’accompagna vers le jubé. Les bougies placées devant sainte Catherine avaient été mouchées. Elle sentait l’odeur âcre du suif et de la fumée. Elle se demanda si le prêtre les avait éteintes parce qu’il allait s’absenter. Les incendies étaient dévastateurs, même dans les bâtiments en pierre, et il n’y avait pas de soucoupes où les cierges pouvaient brûler en toute sécurité.
Agnès atteignit le jubé, colla son visage au bois ajouré et cria :
— Père Roche !
Elle se tourna aussitôt pour suggérer :
— Il est peut-être dans le presbytère ?
Elle ressortit en courant et Kivrin la suivit jusqu’à la maison la plus proche. Une hutte aussi délabrée que la masure où elle avait pris du repos, et guère plus grande. Les prêtres étaient censés recevoir la dîme sur les récoltes et les bêtes, mais il n’y avait dans la petite cour que quelques poulets squelettiques et moins d’une brassée de bois.
Agnès martela de ses poings une porte branlante puis se tourna et dit :
— Il doit être dans le clocher.
— J’en doute.
Elle prit sa main pour l’empêcher de repartir en courant. Elles revinrent vers le portillon du cimetière.
— Le père Roche ne sonnera pas les cloches avant les vêpres.
— En êtes-vous sûre ? demanda Agnès qui inclina la tête pour tendre l’oreille.
Kivrin prit conscience que la cloche du Sud-Ouest s’était tue. Elle avait tinté sans interruption pendant sa pneumonie mais elle ne se souvenait pas l’avoir remarquée depuis.
— Vous avez entendu, Dame Kivrin ?
Elle dégagea sa main et fila non vers le clocher mais vers l’extrémité nord de l’église.
— Vous voyez ? cria-t-elle en tendant le doigt. Il est là.
Elle ne désignait pas le prêtre mais son âne qui broutait l’herbe dépassant de la neige. Il avait une longe et sur son dos des sacs de toile vides certainement destinés à recevoir le houx et le lierre.
— Il doit être dans le clocher, insista Agnès.
Elle repartit en courant vers leur point de départ.
Kivrin la suivit et la vit disparaître à l’intérieur de la tour. Elle attendit et se demanda où elles pourraient encore chercher. Peut-être était-il au chevet d’un malade, dans une des cabanes.
Derrière un vitrail, une lueur attira son regard. Peut-être était-il revenu pendant qu’elles s’intéressaient à son âne. Elle poussa la porte. Un cierge avait été allumé devant sainte Catherine. Elle discernait son halo.
— Père Roche ? appela-t-elle doucement.
Pas de réponse. Elle entra et laissa le battant se refermer derrière elle.
La bougie était posée entre les pieds massifs de la statue. Son visage aux traits à peine esquissés était plongé dans l’ombre et surplombait de façon protectrice l’adulte miniature qui était censée représenter une petite fille. Elle s’agenouilla et prit la chandelle. On venait de l’allumer. Le suif n’avait pas eu le temps de fondre autour de la mèche.
Kivrin parcourut les lieux du regard. Elle ne vit rien. La flamme éclairait le sol et la coiffe cubique de la sainte mais laissait tout le reste dans les ténèbres.
Elle s’avança de quelques pas, la bougie à la main.
— Père Roche ?
Tout était aussi silencieux que dans les bois, lors de son arrivée en ce siècle. Trop silencieux, comme si quelqu’un se dissimulait à côté du tombeau ou derrière un des piliers.
— Père Roche ? Êtes-vous là ?
Pas de réponse. Le bandit de grand chemin n’était qu’un fruit de mon imagination, se dit-elle. Elle fit d’autres pas dans la pénombre. Il n’y avait personne près du caveau où l’époux d’Imeyne gisait, les mains croisées sur sa poitrine et l’épée contre son flanc, ni à côté de la porte qu’elle pouvait à présent discerner.
Son cœur s’emballait et ses battements devaient couvrir les bruits de pas et les sifflements de la respiration de l’intrus. Elle se tourna brusquement, et la petite langue de feu de la bougie dessina un arc igné dans les airs.
Il était derrière elle. La chandelle manqua s’éteindre. La flamme s’inclina, vacilla. Puis elle se redressa et illumina la face du coupe-jarret.
— Que voulez-vous ? demanda Kivrin.
Le souffle lui manquait, au point que ses paroles étaient presque inaudibles.
— Comment êtes-vous entré ici ?
Le brigand ne répondit pas. Il se contentait de la dévisager, comme dans la clairière. Je n’ai pas rêvé, comprit-elle avec frayeur. Il s’était approché d’elle pour… quoi ? La dépouiller ? La violer ? Elle n’avait dû son salut qu’à l’arrivée de Gawyn.
Elle recula d’un pas.
— Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ?
Elle venait de s’exprimer en anglais moderne. Elle entendait ses paroles résonner sous la voûte de pierre. Oh, non ! pensa-t-elle. Mon Dieu, faites que l’interprète ne me lâche pas.
— Pourquoi êtes-vous venu ici ? fit-elle.
Elle s’exprimait plus lentement, et elle s’entendit demander :
— Que me volez vos ?
Il tendit la main vers ses cheveux, une main énorme et sale, une main d’assassin.
— Allez-vous-en ! ordonna-t-elle.
Elle recula encore, jusqu’au tombeau. La chandelle s’éteignit.
— J’ignore qui vous êtes et ce que vous désirez, mais je vous conseille de partir.
Elle parlait à nouveau en anglais moderne, mais était-ce important ? Il voulait la voler, la tuer. Où était donc passé le prêtre ?
— Père Roche ! cria-t-elle, en proie au désespoir. Père Roche !
Il y eut un bruit, le crissement du bois sur des dalles de pierre. Agnès poussait le lourd battant.
— Vous voilà enfin ! Je vous ai cherchée partout.
Le bandit se tourna vers la porte.
— Fuis, Agnès ! hurla Kivrin, et la petite fille se figea. Va-t’en d’ici !
Puis Kivrin prit conscience de s’exprimer à nouveau en anglais moderne.
Le coupe-jarret fit un autre pas vers elle. Elle colla ses reins à la tombe.
— Fuis, Agnès ! Fuis !
La porte claqua. Elle lâcha la chandelle et courut vers la sortie.
Agnès allait atteindre le portail du cimetière lorsqu’elle la vit, s’arrêta et revint sur ses pas.
— Non ! lui cria Kivrin. Va-t’en !
— Est-ce un loup ? voulut savoir la fillette, les yeux écarquillés.
Elle n’avait pas le temps de lui fournir des explications. Les paysans avaient terminé de fendre le bois et n’étaient visibles nulle part. Elle prit l’enfant dans ses bras et courut vers les chevaux.
— Il y a un méchant homme dans l’église ! dit-elle en plaçant Agnès sur son poney.
— Un méchant homme ? répéta l’enfant. Le bandit qui vous a attaquée dans les bois ?
— Oui, dit Kivrin en dénouant les rênes attachées au portillon. Galope jusqu’au manoir. Ne t’arrête sous aucun prétexte.
— Je ne l’ai pas vu.
Cela n’avait rien de surprenant. Elle était passée de la clarté du jour à la pénombre de l’église et n’avait rien pu discerner à l’intérieur de la nef.
— Est-ce le brigand qui vous a donné un coup sur la tête ?
— Oui.
Kivrin entreprit de détacher sa propre monture.
— Il était dans la tombe ?
— Quoi ?
Durcie par le froid, la boucle refusait de se défaire. Elle jeta un coup d’œil vers l’église, angoissée.
— Est-ce que le méchant homme se cachait dans le caveau de mon grand-père ? Vous étiez juste à côté, vous et le père Roche.
Le père Roche.
Les rênes cédèrent enfin sous ses doigts.
— Le père Roche ?
— Il était dans l’église, confirma Agnès. Pourquoi le méchant homme se cachait-il dans le tombeau ?
Impossible. Elle n’aurait pu manquer de reconnaître le prêtre qui lui avait donné l’extrême-onction.
— Le méchant homme va-t-il lui faire du mal ?
Il lui avait tenu la main, dit de ne pas avoir peur.
Elle essayait de se rappeler son visage. La fumée dissimulait ses traits, lorsqu’il s’était penché vers elle.
Et n’avait-elle pas cru revoir le bandit, pendant qu’il lui administrait les derniers sacrements ?
— Le méchant homme va-t-il sortir ? s’enquit Agnès qui regardait avec crainte la porte de l’église.
C’était évident. Elle n’avait pas eu une hallucination, dans les bois. L’individu qu’elle avait pris pour un coupe-jarret n’était autre que le prêtre venu aider Gawyn à la transporter au manoir.
— Non, dit-elle. Il n’y a pas de méchant homme.
— Il se cache là-dedans ?
— Je me suis trompée. Il n’existe pas.
Agnès n’était pas convaincue pour autant.
— Je vous ai entendue crier.
Lorsqu’elle dirait à sa grand-mère : « Dame Katherine et le père Roche étaient seuls dans l’église, et Dame Katherine poussait des hurlements », Imeyne ajouterait un nouveau péché à la liste des faiblesses du prêtre, et des raisons de se méfier de Kivrin.
— C’est à cause de l’obscurité. J’ai été surprise de le voir. Quand tu joues à cache-cache avec Rosemonde et qu’elle bondit sur toi, ne t’arrive-t-il jamais d’avoir peur ?
— Un jour, elle a sauté du fenil. J’ai été si effrayée que j’ai hurlé comme ça…
Elle fit une démonstration, un cri à glacer le sang.
— Une autre fois, Gawyn a surgi de derrière le paravent de la grande salle…
— C’est pareil, tout était très sombre.
— Le père Roche a sauté sur vous ?
— Non, fit-elle. Absolument pas.
— Irons-nous quand même chercher du houx avec lui ?
Si je ne l’ai pas terrifié, pensa Kivrin. S’il ne s’est pas enfui pendant que je bavardais avec Agnès.
Elle fit redescendre la fillette.
— Viens. Il faut le retrouver.
S’il avait disparu, elle ne pourrait regagner le manoir car l’enfant raconterait l’incident à sa grand-mère. Dans le cas contraire, elle devrait fournir des explications au prêtre. Que lui dirait-elle ? Qu’elle l’avait pris pour un voleur, un violeur ? Le personnage d’un de ses cauchemars ?
— Devons-nous retourner là-bas ?
— Nous n’avons rien à redouter. Le père Roche est seul.
Mais Agnès avait si peur qu’elle enfouit sa tête dans les jupes de Kivrin, lorsque cette dernière ouvrit la porte.
Le prêtre n’était plus à côté du tombeau. Le lourd battant se referma et la fillette resta agrippée aux jambes de Kivrin qui attendait que sa vision se fût accoutumée à la pénombre.
— Tu n’as rien à craindre.
Ce n’est pas un assassin, se disait-elle. Il m’a administré l’extrême-onction.
— Le méchant homme est-il parti ?
— Il n’existe pas, répéta-t-elle.
Puis elle le vit, devant la statue de sainte Catherine. Il avait ramassé le cierge et se penchait pour le remettre à sa place. Il se redressa.
Elle avait attribué sa mine patibulaire à l’éclairage en contre-plongée mais il avait effectivement un faciès de bandit. L’autre nuit, sa capuche dissimulait sa tonsure.
— Où est le père Roche ? demanda Agnès en relevant la tête. Ah, le voilà !
Elle se précipita vers lui.
— Père Roche ! Père Roche ! Nous vous avons cherché partout.
Elle avait déjà oublié le méchant homme.
— Dans l’église, le clocher et votre maison.
D’un seul mouvement, il se tourna et la prit dans ses bras.
Kivrin s’arrêta à la hauteur du dernier pilier, pour laisser ralentir les battements de son cœur.
— Vous vous étiez caché ? demanda l’enfant qui avait pris le prêtre par le cou. Une fois, Rosemonde s’est dissimulée dans le fenil et a sauté sur moi. J’ai hurlé.
— Pourquoi me cherchais-tu, Agnès ? Quelqu’un est malade ?
Il avait le même accent que le garçon scorbutique et l’interprète traduisait ses propos avec un léger retard. Kivrin s’en étonna. Elle n’avait eu aucune difficulté à le comprendre, dans la chambre.
Parce qu’il s’adressait à moi en latin, conclut-elle. Elle reconnaissait le timbre de sa voix. C’était bien cet homme qui lui avait donné l’extrême-onction, dit de ne pas s’inquiéter.
— Nous voudrions aller ramasser du houx et du lierre avec vous. Dame Kivrin, Rosemonde, Sarrasin et moi.
Le prêtre se tourna et la vit.
— Pardonnez-moi, mon père. Je ne vous avais pas reconnu.
L’interprète lui fit dire, avec un bref décalage : « Je ne vous connaissais pas. »
— Elle a tout oublié, expliqua Agnès. Le bandit lui a donné un coup sur la tête. Elle ne se rappelle que son nom.
— On me l’a dit, fit-il sans quitter Kivrin des yeux. Est-il vrai que vous ne savez plus quel est le but de votre voyage ?
Elle brûlait du désir de lui révéler la vérité, de lui dire : « Je suis une historienne. On m’a envoyée étudier votre époque, je suis tombée malade et j’ignore où est le point de transfert. »
— Elle avait même oublié notre langue. J’ai dû lui donner des leçons.
— Vous ne vous rappelez plus qui vous êtes ?
— Non.
— Ni quelles routes vous avez empruntées ?
Elle pouvait enfin cesser de mentir.
— Non, seulement que vous et Gawyn m’avez transportée au manoir.
— Peut-on aller chercher du houx avec vous ? demanda Agnès, lassée par leur conversation.
Sans y prêter attention, il tendit la main comme pour bénir Kivrin. Mais il toucha sa tempe et elle comprit quelles avaient été ses intentions lorsqu’elle l’avait vu à côté du tombeau.
— Vous n’avez pas de balafre, fit-il.
— La blessure s’est cicatrisée.
Agnès tira le bras du prêtre et déclara :
— Il faut partir.
— C’est Dieu qui vous a envoyée parmi nous.
Non, c’est le Médiéval, pensa-t-elle. Mais elle se sentit réconfortée.
— Merci.
— Père Roche, vous irez chercher votre âne et moi, Rosemonde, décida Agnès.
Elle détala et Kivrin dut la suivre. Elles n’avaient pas atteint la porte que le battant s’ouvrit. Rosemonde regarda à l’intérieur, en cillant.
— Il pleut. Avez-vous trouvé le père Roche ?
— Et toi, as-tu ramené Blackie dans les écuries ?
— Oui. Je présume que le prêtre est parti ?
— Non, et il va nous accompagner. Il a joué à cache-cache avec…
— Il est allé chercher son âne, l’interrompit Kivrin.
— Tu m’as fait très peur quand tu as sauté du fenil, ajouta malgré tout la fillette.
Mais sa sœur avait déjà enfourché son cheval.
Il bruinait. Kivrin aida Agnès à se mettre en selle puis se hissa sur le rouan en utilisant le pilier du portillon du cimetière comme escabeau. Le père Roche arriva avec son âne et ils prirent le sentier qui grimpait dans un bosquet derrière l’église, longeait une petite prairie enneigée puis s’enfonçait dans les bois.
— Il y a des loups, ici, dit Agnès. Gawyn en a tué un.
Kivrin ne l’écoutait pas. Elle regardait le prêtre et tentait de reconstituer les événements de l’autre nuit. Selon Rosemonde, Gawyn avait rencontré le père Roche sur la route du retour.
Mais cet homme s’était penché vers elle alors qu’elle se reposait contre la roue du chariot. La clarté vacillante du feu lui avait révélé son visage.
— Rosemonde ne monte pas à cheval comme il sied à une jeune fille, commenta Agnès avec affectation.
Sa sœur aînée avait pris de l’avance et les attendait à un tournant.
— Rosemonde ! lui cria Kivrin.
Elle revint au galop, faillit entrer en collision avec l’âne et s’arrêta brusquement.
— Ne pouvez-vous aller plus vite ? demanda-t-elle avant de faire demi-tour pour repartir à bride abattue.
Ils progressaient dans une forêt touffue, sur un étroit chemin. Kivrin s’intéressait aux arbres et essayait de déterminer si elle les avait déjà vus. Ils passèrent devant un bosquet de saules, trop éloigné et longé par un ruisseau ourlé de glace.
De l’autre côté, elle voyait des platanes lestés de gui et, au-delà, des alisiers espacés aussi régulièrement que dans une plantation. Elle n’en gardait aucun souvenir.
Ils avaient pourtant dû suivre cette route et elle espérait qu’un repère raviverait sa mémoire. Mais rien ne lui était familier. Elle était passée par là de nuit, alors qu’elle était très malade.
Elle ne se rappelait que le point de transfert, et encore était-il estompé par le même brouillard que le voyage vers le manoir. Il y avait une clairière, un chêne et un bosquet de saules. Et le père Roche penché vers elle.
Puis elle était tombée de cheval, à une bifurcation.
Ils n’avaient encore franchi aucune intersection, alors que de nombreux chemins reliaient les villages, les champs et les huttes isolées.
Ils gravirent une colline basse. Une fois au sommet, le prêtre se tourna pour s’assurer qu’elles le suivaient. Il sait où est cette clairière, se dit-elle.
Elles le rejoignirent, mais au-delà la forêt s’étendait à perte de vue. Ils devaient être dans Wychwood, et elle ne pourrait trouver seule le point de transfert dans plus de quatre cents kilomètres carrés de bois. Ici, sa vision portait à moins de dix mètres.
Ils descendirent sur l’autre versant et s’aventurèrent au milieu des arbres. Leur densité la sidérait. Ici, ils se touchaient et les rares espaces libres étaient comblés par des branches mortes, des taillis et la neige.
Elle avait eu tort de se dire qu’elle ne connaissait pas ce lieu. C’était la forêt où Blanche-Neige s’était égarée, tout comme Hänsel et Gretel et de nombreux princes. On y trouvait des loups, des ours et des maisons de sorcières.
Le père Roche attendait près de son âne que Rosemonde revînt vers lui au petit galop. Kivrin craignait qu’il se fût perdu, mais dès qu’elles l’eurent rejoint il coupa à travers bois pour emprunter un chemin encore plus étroit, invisible de la route.
Rosemonde ne pouvait dépasser le prêtre et son âne, mais elle bouillait visiblement d’impatience et Kivrin se demanda à nouveau ce qui la tracassait. Selon Imeyne, Messire Bloet était un puissant allié. Était-ce exact ? Rosemonde n’avait-elle pas entendu son père tenir à son sujet des propos justifiant qu’elle fût angoissée à la simple perspective de passer Noël en sa compagnie ?
Ils s’écartèrent du sentier et passèrent devant des saules, s’enfoncèrent au milieu de sapins et atteignirent un houx.
Kivrin avait vu de tels arbustes dans la cour de Brasenose, mais celui-ci était démesuré. Il les surplombait et empiétait sur le territoire des épineux, une masse de feuilles lustrées pointillées de baies rouge vif.
Le père Roche détacha les sacs du dos de l’âne et Agnès l’aida dans la mesure de ses moyens. Rosemonde sortit de sa cotte un couteau à la lame large et courte, pour tailler les branches les plus basses.
Kivrin crut discerner une zone plus claire et contourna le houx. Ce n’étaient pas des bouleaux mais de la neige.
Agnès vint la rejoindre, suivie par le prêtre qui serrait dans son poing une dague. Kivrin vit à nouveau en lui un bandit, mais il tendit un sac à la fillette.
— Tiens-le ouvert et j’y mettrai les branches.
Il les tranchait et Kivrin les prenait et les glissait dans le sac.
— Père Roche, dit-elle, je tenais à vous remercier d’être resté à mon chevet et de m’avoir conduite au manoir après…
— Votre chute, termina-t-il.
Elle avait eu l’intention de dire : « mon agression », et ses propos la surprirent. Avait-il rejoint Gawyn plus lard, loin de la clairière ? Elle l’avait pourtant vu à côté du chariot.
— Savez-vous où Gawyn m’a trouvée ?
Elle retint sa respiration.
— Oui.
Ivre de joie, elle demanda :
— Est-ce loin d’ici ?
— Guère.
Il apportait une branche qu’il venait de scier.
— Pourriez-vous m’y conduire ?
— Pourquoi ? voulut savoir Agnès qui écartait les bras pour tenir le sac ouvert. Les bandits pourraient revenir.
Le père Roche la dévisageait et semblait se poser la même question.
— Il se peut qu’en voyant cet endroit je me souvienne qui je suis et d’où je viens.
Il lui tendit la branche.
— Je vous y conduirai, dit-il.
— Merci.
Elle fourra le houx dans le sac, que le prêtre attacha et jeta sur son épaule.
Rosemonde vint les rejoindre, en tirant derrière elle un autre sac.
— Avez-vous terminé ? s’enquit-elle.
Le père Roche chargea son âne. Kivrin hissa Agnès sur le poney et aida Rosemonde à se mettre en selle. Le prêtre réunit ses grosses mains pour lui faire la courte échelle.
Il l’avait soulevée et installée sur le cheval blanc, après sa chute. Cela se passait loin du point de transfert et Gawyn n’avait eu aucune raison plausible de revenir avec lui sur les lieux de l’agression. Tout s’embrouillait dans son esprit. La fièvre n’avait-elle pas faussé sa perception des distances ? Ce lieu n’était-il pas plus proche qu’elle ne le supposait ?
Le père Roche regagna le chemin et repartit vers le manoir. Rosemonde le laissa prendre de l’avance puis demanda d’une voix aussi sèche que celle de sa grand-mère :
— Où va-t-il ? Il n’y a pas de lierre, de ce côté.
— Nous allons à l’endroit où les bandits ont attaqué Dame Katherine, expliqua Agnès.
Son aînée dévisagea Kivrin avec suspicion.
— Pourquoi ? Gawyn n’a-t-il pas tout apporté au manoir ?
— Elle espère retrouver ses souvenirs. Dame Kivrin, si vous vous rappelez qui vous êtes, rentrerez-vous chez vous ?
— Certes, déclara Rosemonde. Les siens l’attendent, et elle ne peut rester éternellement auprès de nous.
Elle avait dit cela pour faire réagir sa cadette, et ce fut efficace.
— Bien sûr que si ! Elle est notre gouvernante.
— Elle doit en avoir assez de s’occuper d’un bébé pleurnichard, lança Rosemonde avant de repartir au trot.
— Je ne suis plus un bébé ! Le bébé, c’est toi ! cria Agnès qui se tourna ensuite vers Kivrin pour lui dire : Je ne veux pas que vous me quittiez !
— Je ne suis pas encore partie. Viens, le père Roche nous attend.
Rosemonde était déjà loin sur le chemin enneigé.
Ils traversèrent un ruisseau et virent au loin un embranchement. Leur route s’incurvait sur la droite, l’autre était rectiligne sur une centaine de mètres puis obliquait vers la gauche. À la bifurcation, Rosemonde laissait son cheval piaffer et secouer la tête pour exprimer sa propre impatience.
Je suis tombée à une fourche de la route, se dit Kivrin. Mais il y avait des douzaines d’intersections sur les sentiers qui traversaient la forêt de Wychwood. Le père Roche prit à droite sur quelques mètres puis s’engagea dans les bois.
Elle ne voyait ni saules ni colline. Sans doute suivait-il le chemin emprunté par Gawyn. Elle se rappelait un long voyage, avant leur arrivée à l’embranchement.
Ici, les arbres étaient si rapprochés qu’elles durent mettre pied à terre et mener leurs chevaux par la bride. Il n’y avait aucun sentier visible. Le père Roche s’enfonçait dans la neige, baissait la tête pour passer sous les branches basses, contournait des pruniers épineux.
Kivrin essayait de graver la scène dans sa mémoire pour pouvoir retrouver seule son chemin, mais tout ici se ressemblait. Il lui faudrait revenir avant que la neige eût fondu pour suivre leurs traces et baliser la piste en faisant des encoches dans l’écorce des arbres, ou en semant des miettes de pain comme le Petit Poucet.
Qu’il se fût perdu avec ses frères n’avait rien d’étonnant. Ils ne s’étaient guère éloignés de l’orée de la forêt et il lui était déjà impossible de s’orienter. Hänsel et Gretel auraient pu errer à jamais sans trouver le chemin du retour, ni la maison de la sorcière.
L’âne s’arrêta et le père Roche l’attacha à une branche.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Kivrin.
— Nous sommes arrivés.
Mais ce n’était pas le point de transfert, pas même une clairière, seulement un espace dégagé par un chêne dont les branches avaient empêché les autres arbres de croître.
— Pouvons-nous faire un feu ? demanda Agnès.
Elle se dirigea vers un petit tas de cendres et s’assit sur le tronc d’un bouleau déraciné.
— J’ai froid, déclara-t-elle en poussant du pied des pierres noircies.
Le bois mort ne s’était pas consumé longtemps. On avait recouvert les braises de terre, pour les éteindre. Kivrin revoyait le père Roche accroupi devant les flammes, dont les reflets dansaient sur son visage.
— Alors ? lança Rosemonde avec impatience. Vous rappelez-vous quelque chose ?
Elle se souvenait de ce feu de camp, qu’elle avait pris pour son bûcher. Ce n’était pas le point de transfert, mais elle avait pourtant vu le prêtre se pencher vers elle alors qu’elle était adossée à la roue du chariot.
— Êtes-vous sûr de ne pas vous tromper ?
— Absolument, fit-il en fronçant les sourcils.
— Si le méchant homme arrive, je l’embrocherai comme ça ! déclara Agnès.
Elle brandissait devant elle un bâton en partie calciné.
Il se brisa, et elle s’accroupit pour en prendre un autre. Puis elle changea d’avis, s’assit sur le sol et entrechoqua des brindilles pour voir les fragments noircis se rompre et s’envoler.
À l’emplacement qu’avait occupé Kivrin pendant qu’on allumait ce feu. Gawyn s’était penché vers elle et l’éclat des flammes avait embrasé ses cheveux roux. Il avait tenu des propos incompréhensibles puis éteint les braises en les dispersant avec ses bottes. La fumée l’avait aveuglée.
— Vous rappelez-vous qui vous êtes ? voulut savoir Agnès.
— Comment vous sentez-vous ? demanda le père Roche.
— Bien, merci. Je… j’espérais que la vision du lieu de l’attaque me rafraîchirait la mémoire.
Il la dévisagea pensivement puis alla vers son âne.
— Venez, dit-il.
— Vous souvenez-vous de quelque chose ? insista Agnès.
Elle fit claquer ses mains, noires de cendres.
— Tu as sali tes mitaines, lui reprocha sa sœur en la tirant par le bras pour l’obliger à se lever. Et tu as mouillé ton manteau en t’asseyant dans la neige !
Kivrin les sépara et ordonna à Rosemonde :
— Détachez le poney d’Agnès. Nous devons aller cueillir du lierre.
Elle fit tomber la neige collée au vêtement d’Agnès puis essuya sans résultat la fourrure blanche.
Le prêtre les attendait à côté de son âne.
— Nous nettoierons tes mitaines une fois de retour, dit-elle. Viens, le père Roche est prêt.
Kivrin prit les rênes de la jument. Ils revinrent sur leurs pas, puis bifurquèrent vers une route. Elle ne voyait aucun embranchement et s’interrogeait. Tout se ressemblait, ici… des saules, une petite clairière et un chêne.
Reconstituer les événements était facile. Gawyn la conduisait au manoir quand elle avait fait cette chute. Il avait allumé un feu pour la réchauffer puis était allé chercher de l’aide.
À moins que le père Roche n’eût été attiré par l’éclat des flammes. Le prêtre ne connaissait pas l’emplacement du point de transfert et supposait que Gawyn l’avait découverte sous ce chêne.
— Où va-t-il, à présent ? demanda Rosemonde, avec tant de hargne que Kivrin eut envie de la gifler. On trouve du lierre bien plus près de chez nous. Nous serions au chaud à la maison, si Agnès n’avait pas emmené son chiot, et voilà qu’il se met à pleuvoir !
C’était exact. Elle repartit au galop et Kivrin n’envisagea même pas de la retenir.
— Rosemonde est une grincheuse, commenta Agnès.
— Sais-tu ce qui la tracasse ?
— Elle pense à Messire Bloet, qu’elle doit épouser.
— Quoi ?
Imeyne avait parlé de noces, mais Kivrin s’était imaginé qu’elle se référait à une union entre une des filles de leur puissant voisin et un des fils de Messire Guillaume.
— N’est-il pas l’époux de Dame Yvolde ?
— Non. Dame Yvolde est sa sœur.
— Rosemonde est trop jeune pour prendre un mari, fit-elle.
Mais elle savait qu’au XIVe siècle on mariait souvent les filles avant qu’elles soient nubiles, parfois même à leur naissance. C’était un excellent moyen d’étendre un domaine et d’élever le statut social. Plusieurs récits médiévaux de jeunes vierges épousant des vieillards édentés lui revinrent à l’esprit.
— L’aime-t-elle ?
C’était une question stupide. Rosemonde bouillait de rage depuis qu’elle avait été informée de sa venue.
— Moi, je l’aime bien, déclara Agnès. Il m’a promis de me donner une chaîne de mors en argent, quand il l’épousera.
Kivrin regarda Rosemonde qui les attendait plus loin. Rien ne prouvait que Messire Bloet était un vieillard lubrique. Elle faisait de simples suppositions, comme lorsqu’elle s’était imaginé que Dame Yvolde était sa femme. Peut-être était-il dans la force de l’âge et sa fiancée changerait-elle d’avis avant les noces.
— Quand aura lieu la cérémonie ?
— À Pâques.
Ils avaient atteint une nouvelle bifurcation et la route empruntée par Rosemonde gravissait une petite colline.
Dans seulement trois mois, et elle n’avait que douze ans ! Que Dame Eliwys n’eût pas souhaité informer Messire Bloet de leur présence ne l’étonnait plus. Elle ne pouvait approuver cette union organisée dans le seul but de sauver son époux.
Rosemonde atteignit le haut de l’éminence puis redescendit au galop demander au père Roche :
— Où nous conduisez-vous ? Nous allons quitter les bois.
— Nous sommes presque rendus, affirma-t-il.
Elle fit demi-tour, disparut derrière la crête, réapparut, revint vers eux et repartit. Comme le rat qui cherchait à sortir de sa cage, se dit Kivrin.
La pluie se changeait en neige fondue. Le prêtre rabattit son capuchon sur sa tonsure et guida l’âne vers le haut de la pente. Arrivé au sommet, l’animal s’immobilisa. Le père Roche tira sur la longe, et il recula.
Kivrin et Agnès le rejoignirent.
— Que se passe-t-il ? demanda Kivrin.
— Avance, Balaam, grommelait le prêtre.
Il prit la corde à deux mains, mais la bête de somme planta ses sabots postérieurs dans le sol et se pencha en arrière, comme pour s’asseoir.
— Il ne doit pas aimer la pluie, suggéra Agnès.
— Pouvons-nous vous aider ? s’enquit Kivrin.
— Non. Continuez sans moi. Balaam sera plus docile, si vos montures sont loin.
Il passa derrière l’animal récalcitrant, sans doute pour le pousser. Kivrin atteignit la crête et regarda par-dessus son épaule afin de s’assurer que l’âne ne l’avait pas assommé d’une ruade. Elles descendirent sur l’autre versant.
La neige détrempée fondait et révélait un bourbier au fond de la dépression. Rosemonde les attendait sur la colline suivante. La forêt s’interrompait à mi-pente. Et au-delà s’étend une plaine où on peut voir une route, ainsi qu’Oxford, pensa Kivrin.
— Où allez-vous ? Attendez-moi ! lui cria Agnès.
Mais elle avait déjà atteint le bas de l’éminence et mis pied à terre. Elle secouait les buissons pour faire choir le manteau blanc qui les couvrait. Il y avait des saules, et derrière eux la ramure d’un grand chêne. Soudées par le gel, les branches s’opposaient à sa progression. Elle les martela de ses poings, et des blocs de neige churent sur elle. Des oiseaux s’envolèrent en piaillant. Elle s’ouvrit un passage dans les branchages, en espérant trouver au-delà une clairière. Elle la vit.
Ainsi qu’un chêne, et un peu plus loin des bouleaux aux troncs pâles. C’était le point de transfert.
Mais cette clairière n’était-elle pas plus vaste ? Et le chêne n’avait-il pas eu plus de feuilles, plus de nids ? En outre, elle ne se souvenait pas de ce prunier sauvage aux bourgeons violacés nichés au sein des épines. Elle aurait dû se le rappeler, n’est-ce pas ?
C’est la neige, se dit-elle. Elle métamorphose le paysage. Il y en avait près de cinquante centimètres, lisse, immaculée. Nul ne semblait s’être jamais aventuré en ce lieu.
— Est-ce ici que le père Roche espère trouver du lierre ? grommela Rosemonde qui venait la rejoindre et regardait de toutes parts. Je n’en vois pas.
N’en avait-elle pas aperçu, au pied du chêne ?
C’est la neige, se répéta-t-elle. Elle a recouvert tous les points de repère. Et les ornières creusées par le chariot quand Gawyn l’a tiré.
La cassette… Il ne l’avait pas apportée au manoir. Les hautes herbes des bas-côtés de la route l’avaient dissimulée.
Elle repartit au milieu des saules, sans faire cas des paquets de neige qui tombaient des branches. Le long du chemin la couche était moins épaisse. La cassette devait être visible. Elle croisa Rosemonde, qui lui cria :
— Dame Katherine ! Où allez-vous ?
— Kivrin ! hurla Agnès, en un écho pathétique.
Elle était sur la route, un pied coincé dans l’étrier.
— Venez m’aider ! Vite !
Kivrin la regarda puis se tourna vers la colline. Le père Roche se colletait toujours avec l’âne récalcitrant. Elle devait trouver la cassette avant son arrivée.
— Reste en selle, Agnès ! ordonna-t-elle.
Elle dégagea la neige sous les saules.
— Que cherchez-vous ? demanda Rosemonde. Il n’y a pas de lierre, ici !
— Dame Kivrin ! hurlait Agnès.
Les branches s’étaient affaissées sous le poids de la neige et la cassette devait être plus loin. Elle se pencha et ne vit rien. Elle avait refusé de l’admettre, mais la ramure abritait le sol et la couche de neige n’était pas assez épaisse pour dissimuler cet objet. Il devrait pourtant être là, pensa-t-elle. Si je suis au bon endroit, évidemment.
— Dame Kivrin !
Elle tourna la tête. Agnès était descendue de sa monture et venait vers elle à toutes jambes.
— Ne cours pas ! cria Kivrin.
Trop tard. L’enfant trébucha dans une ornière et tomba.
Kivrin alla la prendre dans ses bras. Agnès avait eu le souffle coupé et elle exerça une pression sur son ventre pour l’obliger à inspirer.
La fillette hoqueta, puis hurla.
— Allez chercher le père Roche, dit Kivrin à Rosemonde. Il est sur la colline. Son âne refuse d’avancer.
— Il arrive.
Il avait abandonné l’animal et dévalait la pente. Elle lui eût également crié de ne pas courir si elle n’avait su que les pleurs d’Agnès couvriraient cette mise en garde.
— Chut, murmura-t-elle. Tu n’as rien.
Dès qu’il fut près d’elles, l’enfant se jeta dans ses bras.
— Chut, fit-il à son tour en la serrant contre lui. Calme-toi.
Les hurlements se réduisirent à des sanglots.
— Où as-tu mal ? voulut savoir Kivrin. Aux mains ?
Le prêtre lui présenta la fillette pour qu’elle pût lui retirer ses mitaines. La peau était rouge, mais sans une égratignure.
— Où es-tu blessée ?
— Elle n’a rien, intervint Rosemonde. Elle pleure parce que c’est un bébé.
— Je ne suis pas un bébé ! rétorqua Agnès avec véhémence. J’ai mal au genou.
— Lequel ? demanda Kivrin. Le même que l’autre fois ?
— Oui ! Ne le touchez pas !
— Entendu.
La plaie avait dû se rouvrir, mais tant que le sang ne traversait pas son haut-de-chausses en cuir, il était sans objet de l’exposer au froid en retirant ce vêtement.
— Mais tu me laisseras regarder quand nous serons rentrées, d’accord ?
— Je veux retourner à la maison tout de suite !
Kivrin regarda les saules, la clairière, la colline au sommet dénudé. Peut-être avait-elle posé la cassette plus loin de la route et…
— Je veux rentrer ! Je gèle !
— Entendu.
Les mitaines de l’enfant étaient trempées. Kivrin ne pouvait les lui remettre. Elle lui enfila les siennes, ce qui parut la ravir. Mais quand le père Roche voulut l’asseoir sur son poney, elle gémit :
— Je veux monter avec vous.
Kivrin hocha la tête et enfourcha son cheval. Le père Roche lui tendit Agnès et prit le poney par la bride pour remonter la colline. Au sommet, l’âne broutait toujours l’herbe éparse.
Elle regarda derrière eux. C’est là, se dit-elle. Mais elle n’aurait pu l’affirmer. Même l’éminence avait un aspect différent, vue d’ici.
Le prêtre saisit la longe de l’âne, qui refusa de bouger. Il renonça, mais dès qu’il descendit l’autre versant avec le poney, la bête de somme décida de le suivre.
La neige fondait et la jument de Rosemonde manqua déraper alors qu’elle galopait sur la ligne droite menant à la bifurcation. Elle continua au trot.
À l’embranchement suivant, le père Roche prit à gauche. La route était bordée de saules et de chênes, et creusée d’ornières boueuses entre chaque colline.
— Rentrons-nous, Kivrin ? demanda Agnès.
— Oui.
L’enfant grelottait et elle la couvrit avec un pan de son manteau.
— As-tu toujours mal au genou ?
— Non. Mais nous ne rapportons pas de lierre. Vous êtes-vous rappelé quelque chose, en voyant cet endroit ?
— Non.
— Tant mieux, déclara Agnès en se pelotonnant contre elle. Comme ça, vous serez obligée de rester avec nous.
Andrews ne téléphona que le jour de Noël, en fin d’après-midi. Colin s’était naturellement levé aux aurores pour découvrir ses cadeaux.
— Allez-vous rester couché toute la journée ? demanda-t-il à Dunworthy qui cherchait ses lunettes à tâtons. Il est presque huit heures.
Il n’était en fait que six heures et quart et la nuit était si noire qu’elle dissimulait la pluie. Colin avait dormi bien plus longtemps que lui. Dunworthy l’avait renvoyé à Balliol à la fin de l’office œcuménique, alors qu’il allait quant à lui prendre des nouvelles de Latimer à l’hôpital.
— Il a une forte fièvre mais pas de complications pulmonaires, lui avait dit Mary. Il est arrivé à quinze heures en se plaignant de maux de tête qui avaient débuté deux heures plus tôt. Quarante-huit heures d’incubation. Inutile de lui demander où il a pris ça. Et vous, vous vous sentez comment ?
Il était resté pour la prise de sang. L’admission d’un nouveau patient l’avait contraint à attendre, au cas où il pourrait l’identifier. Il s’était couché à plus d’une heure du matin.
Colin lui tendit une papillote et insista pour qu’il fît claquer le pétard et lût la devinette écrite sur le bout de papier sulfurisé : « Que peut-on dire du propriétaire d’une station-service qui fait les cent pas devant chez, lui ?
Qu’il marche à côté de ses pompes. »
Finalement, Colin s’assit sur le sol et ouvrit ses paquets. Les savonnettes eurent beaucoup de succès.
— Regardez, fit-il en tirant la langue. Elles changent de couleur.
Ainsi que ses dents et ses lèvres.
Le livre parut lui faire plaisir, même s’il sautait aux yeux que l’absence d’holos le décevait. Il feuilleta les pages, pour répertorier les illustrations.
— Voyez un peu ça !
Il montra une image à Dunworthy qui dormait toujours à moitié.
C’était la tombe d’un chevalier. Les traits et la position du gisant en armure évoquaient le repos éternel mais dans une niche qui ressemblait à une lucarne ouverte sur le côté du caveau était représenté un cadavre qui se débattait. Des lambeaux de chair se détachaient du corps, les mains du squelette se recourbaient telles des serres et le visage n’était plus qu’un crâne aux orbites vides. Des vers grouillaient entre ses jambes et sur son épée. « Oxfordshire, v. 1350, disait la légende. Exemple de décoration funéraire macabre fréquente après l’épidémie de peste bubonique. »
— Apocalyptique, pas vrai ? commenta Colin, visiblement aux anges.
Il fit même semblant d’être content du cache-nez.
— C’est l’intention qui compte, non ? Je le mettrai pour rendre visite aux malades. Ils ne prêteront pas attention à mon apparence.
— Rendre visite à quels malades ? voulut savoir Dunworthy.
Colin se leva et alla fouiller dans son sac.
— Hier soir, le vicaire m’a demandé d’aller voir des gens, de leur apporter des médicaments.
Il en sortit un sachet en papier.
— Votre cadeau. Je n’ai pas pu l’envelopper parce que votre secrétaire dit qu’il faut économiser le papier.
Dunworthy plongea la main dans le sachet. Il contenait un petit calepin rouge.
— C’est un agenda, expliqua Colin. Vous pourrez cocher les jours jusqu’au retour de cette fille.
Il ouvrit la première page.
— J’en ai choisi un où il y avait aussi le mois de décembre de cette année.
— Je suis très touché. C’est vraiment trop gentil, affirma Dunworthy.
Il tourna les pages, jusqu’au massacre des Innocents.
— Je voulais vous offrir une reproduction de la tour Carfax avec une boîte à musique qui joue « La Révolte des joujoux », mais elle coûtait vingt livres.
Le téléphone sonna. Ils bondirent vers le combiné.
— Je parie que c’est ma mère, dit Colin.
C’était Mary. Elle appelait de l’hôpital.
— Comment vous sentez-vous ?
— J’ai les paupières lourdes, déclara Dunworthy. Et Latimer ?
— Il va mieux. Son cas est bénin.
Elle avait toujours sa blouse mais elle s’était peignée et paraissait presque joyeuse.
— Nous avons trouvé le lien avec ce virus américain.
— Latimer est allé outre-Atlantique ?
— Non, un de ces étudiants que je vous ai demandé d’interroger la nuit dernière… non, il y a deux jours. Je m’y perds. Il vous a menti parce qu’il avait fait sauter les cours pour aller retrouver une jeune femme.
— En Caroline du Sud ?
— Non, à Londres. Mais c’est une Américaine. Elle venait du Texas, avec un changement d’avion à Charleston. Le C.D.C. cherche qui a pu la contaminer dans cet aéroport. Passez-moi mon petit-neveu, je voudrais lui souhaiter un joyeux Noël.
Il tendit le combiné à Colin, qui dressa la liste de ses cadeaux et lui posa la devinette de la papillote.
— M. Dunworthy m’a offert un livre sur le Moyen Âge. Saviez-vous qu’on décapitait les voleurs puis qu’on exposait leur tête sur le pont de Londres ?
— Remercie-la pour le cache-nez, murmura Dunworthy.
Mais il lui rendait déjà le combiné.
— Elle a un truc à vous dire.
— Je constate que vous prenez bien soin de lui, déclara Mary. Je vous en suis très reconnaissante. Je ne suis pas encore rentrée chez moi et le laisser seul le jour de Noël m’aurait vraiment ennuyée. Je suppose qu’il n’a pas reçu les cadeaux promis par ma nièce ?
— Non.
— Et qu’elle n’a même pas téléphoné, ajouta Mary avec dégoût. C’est une mère indigne. Quand je pense que son fils pourrait être hospitalisé et avoir 40° de fièvre !
— Comment se porte Badri ?
— Sa température a baissé, mais restent les complications pulmonaires. Nous l’avons mis sous synthamycine. Ce traitement a donné de bons résultats sur les Américains.
Elle promit de faire tout son possible pour dîner avec eux puis raccrocha. Colin leva les veux de son livre.
— Saviez-vous qu’ils avaient pour habitude de brûler des gens sur un bûcher, à l’époque ?
Dunworthy l’envoya prendre son breakfast au réfectoire puis essaya de téléphoner à Andrews. Les lignes étaient saturées. La voix de synthèse d’un ordinateur qui n’avait pas été reprogrammé depuis leur mise en quarantaine attribua les encombrements aux fêtes de fin d’année et lui conseilla de reporter à plus tard tous les appels qui n’étaient pas urgents. Il fit deux autres essais, et essuya autant d’échecs.
Finch arriva, avec un plateau.
— Est-ce que ça va, monsieur ? Vous n’êtes pas malade, j’espère ?
— Non, j’attends un coup de fil.
— Vous m’en voyez ravi. J’ai craint le pire, en constatant que vous ne veniez pas prendre votre petit déjeuner.
Il souleva un couvercle pointillé de gouttes de pluie.
— C’est un bien piètre repas pour un tel jour, monsieur, mais nous n’avons presque plus d’œufs. J’ignore avec quoi nous préparerons le dîner. Il n’y a plus une seule dinde dans tout l’établissement.
Dunworthy ne trouvait rien à redire à cet en-cas composé d’un œuf dur, de hareng fumé et de petits pains fourrés à la confiture.
— J’ai pensé à un pudding, mais le brandy fait également défaut, ajouta Finch.
Il prit une enveloppe glissée sous le plateau et la tendit à Dunworthy, qui l’ouvrit aussitôt. Elle contenait une circulaire du ministère de la Santé. Il lut. « Premiers symptômes de la grippe : 1. désorientation. 2. maux de tête. 3. douleurs musculaires. Éviter la contamination. Porter en permanence le masque réglementaire. »
— Quel masque réglementaire ?
— Ils nous ont été distribués ce matin. Je ne sais pas comment nous ferons la vaisselle. Les détergents commencent à manquer, eux aussi.
Il y avait quatre autres messages au contenu plus ou moins identique et un rapport de William Meager. Il avait joint un relevé de la carte bancaire de Badri pour le lundi vingt décembre. Entre midi et quatorze heures trente, le tech était allé faire l’achat de trois livres de poche chez Blackwell’s, d’un cache-nez rouge et d’un carillon digital miniature chez Debenham’s. Des douzaines de nouveaux contacts.
Colin arriva avec une serviette pleine de petits pains.
— Si vous passiez au réfectoire après avoir reçu le coup de fil que vous attendez, cela apaiserait les esprits, suggéra Finch. Mme Meager dit que vous avez dû attraper ce virus. À cause de la mauvaise aération des dortoirs.
— J’y ferai une apparition, promit Dunworthy.
— Toujours à son sujet, monsieur. Son comportement est inqualifiable. Elle critique notre établissement et sape le moral.
— La Mégère m’a même déclaré que ces petits pains risquaient de détruire mon système immunitaire, surenchérit Colin en posant son butin sur la table.
— Ne pourrait-on pas l’éloigner, lui trouver une occupation à l’hôpital ? demanda Finch.
— Imposer sa présence à des gens qui sont déjà malades serait inhumain. Ils ne s’en relèveraient pas. Vous devriez vous adresser au vicaire. Il cherche des volontaires pour l’assister.
— Vous n’avez pas de cœur, intervint Colin. J’ai trouvé ce type plutôt sympathique.
— Au représentant de la Sainte Église Re-Formée, alors. Vu qu’il récite la messe des temps de calamités pour ragaillardir ses ouailles, ils devraient être faits pour s’entendre.
— Je lui téléphone tout de suite, dit Finch en sortant.
Dunworthy prit son breakfast mais laissa les petits pains à Colin. Avant de remporter le plateau, Dunworthy lui demanda d’aller immédiatement le chercher si le tech appelait. Il pleuvait toujours. Les arbres étaient noirs et les gouttes brillaient sur les guirlandes lumineuses du sapin.
Les femmes n’avaient pas terminé leur repas, à l’exception des carillonneuses qui enfilaient leurs gants blancs et installaient leurs clochettes devant elles. Finch expliquait que pour mettre les masques du ministère de la Santé il suffisait de tirer les bandes latérales puis de les appliquer sur les joues.
— Vous avez une mine de papier mâché, monsieur Dunworthy, lui dit Mme Meager. Ce n’est pas étonnant. Les conditions d’hygiène sont épouvantables, ici. Je m’étonne que ce soit la première épidémie qui dévaste le secteur. Ventilation inexistante et personnel plein de mauvaise volonté. Votre M. Finch a même été grossier avec moi, quand j’ai exigé d’être logée avec mon fils. Il m’a dit que si je voulais rester ici, je devrais me contenter de ce qu’on mettait à ma disposition.
Colin arriva en dérapant.
— On vous demande au téléphone, dit-il.
Dunworthy alla pour partir, mais Mme Meager se plaça sur son chemin.
— Je lui ai rétorqué que si la santé de mon William le laissait indifférent…
— Excusez-moi, mais…
— … une bonne mère ne pouvait abandonner son fils malade.
— Dépêchez-vous, monsieur ! insista Colin.
— Vous ne comprendrez jamais. Voyez ce malheureux ! fit-elle en saisissant Colin par le bras. Vous l’envoyez sous une pluie diluvienne sans parapluie !
Dunworthy mit à profit ce déplacement latéral pour contourner l’obstacle.
— Vous vous fichez que votre fils attrape la grippe indienne, qu’il s’empiffre de petits pains et qu’il soit trempé jusqu’aux os ! hurla-t-elle.
Colin réussit à lui échapper et à fuir.
— Je ne serais pas surprise d’apprendre que ce virus est apparu ici, à Balliol ! leur cria-t-elle. De négligence criminelle, voilà de quoi vous vous rendez coupable. De négligence criminelle !
Dunworthy se rua dans la pièce et saisit le combiné. L’écran était vierge.
— Il y a quelqu’un ?
— Les lignes sont saturées et ils n’ont conservé que les liaisons audio. Lupe Montoya, à l’appareil. Basingame est-il saumon ou truite ?
— Quoi ? fit Dunworthy en fronçant les sourcils.
— J’ai consacré toute la matinée à appeler des agences de tourisme. Quand j’ai pu établir la liaison, je me suis entendu répondre que l’endroit où il a pu aller dépend de ce qu’il pêche. A-t-il des amis qui pourraient me renseigner ?
— Je ne sais pas. Mademoiselle Montoya, j’attends un appel important…
— J’ai tout essayé… même son coiffeur. Sa femme prétend qu’il ne lui a pas dit où il allait. J’espère qu’il n’a pas inventé cette histoire de pêche écossaise pour s’éclipser avec sa maîtresse.
— Je vois mal M. Basingame…
— D’accord, mais comment expliquez-vous que nul ne sait où il est ? Et pourquoi il n’a pas essayé de nous joindre ? On a pourtant parlé de l’épidémie dans tous les journaux et à la télévision.
— Mademoiselle Montoya, je…
— Compris, je vais devoir contacter les spécialistes du saumon et les spécialistes de la truite. Je vous rappelle dès que j’ai du nouveau.
Elle raccrocha. Dunworthy en fit autant, certain qu’Andrews avait essayé de le joindre pendant qu’elle occupait la ligne.
— Vous m’avez dit qu’il y avait eu des tas d’épidémies au Moyen Âge, pas vrai ? demanda Colin.
Assis devant la fenêtre, il feuilletait le livre et grignotait les petits pains.
— C’est exact.
— Je ne trouve pas où ils en parlent, dans ce bouquin. À quoi faut-il chercher ?
— Essaie « peste noire ».
Dunworthy attendit un quart d’heure puis fit un nouvel essai. Les lignes étaient toujours saturées.
— Saviez-vous que la peste noire est arrivée jusqu’à Oxford ? demanda Colin qui avait terminé les petits pains et entamait son stock de savonnettes. Pour Noël, comme à présent.
— Cette grippe n’est pas comparable à la maladie qui a décimé entre un tiers et la moitié des Européens.
— Je sais. C’était autrement spectaculaire. Elle était propagée par les rats et les gens avaient des bonbons…
— Des bubons.
— Des bubons sous les bras. Ces machins devenaient tout noirs et énormes, et ensuite le mec clamsait ! Ouais, cette grippe est moins spectaculaire, conclut-il, visiblement déçu.
— En effet.
— Et il y avait trois types de peste. La bubonique, caractérisée par des bon… bubons. La pulmonaire, quand les gens crachaient du sang partout. Et la septidermique…
— Septicémique.
— Septicémique, qui vous faisait devenir tout noir et crever en moins de trois heures ! C’est pas apocalyptique ?
— Si, confirma Dunworthy.
Le téléphone sonna peu après onze heures. Mais c’était Mary qui leur annonçait qu’elle ne pourrait dîner en leur compagnie.
— Nous avons admis cinq nouveaux cas, ce matin.
— Nous passerons à l’hôpital dès que j’aurai reçu le coup de fil d’un tech. Je compte lui demander d’interpréter le relèvement.
— En avez-vous parlé à Gilchrist ?
— Gilchrist ? Il s’en fiche. Il ne songe qu’à préparer le prochain scoop de Kivrin sur la peste noire !
— Vous devriez malgré tout l’en informer. Il remplace le recteur, et le dresser contre vous serait sans objet. S’il faut ramener Kivrin, vous aurez besoin de son accord. Mais nous en discuterons quand vous viendrez. J’en profiterai pour vous faire une piqûre.
— Je croyais que vous attendiez l’analogique.
— La réaction des malades au traitement conseillé par Atlanta ne me satisfait pas. Nous avons constaté de légères améliorations mais Badri va plus mal. Je veux renforcer les cellules T de tous les gens à haut risque.
À midi, Andrews n’avait toujours pas téléphoné. Dunworthy envoya Colin se faire vacciner. Il revint avec une mine de chien battu.
— C’est si douloureux que ça ? s’enquit Dunworthy.
— Pire, répondit Colin en s’affalant sur la banquette. La Mégère m’a chopé au passage. Je me frottais le bras et elle m’a demandé d’où je venais. Je le lui ai dit, et elle a voulu savoir pourquoi son Willy n’avait pas eu droit à une piqûre, lui aussi. Elle a beuglé que c’était du despotisme.
— Népotisme.
— Ça se pourrait. J’espère que ce prêtre lui trouvera une occupation cadavérique.
— Comment va ta grand-tante ?
— Je ne l’ai pas vue. Ils étaient débordés, là-bas, avec tous ces lits dans les couloirs et le reste.
Ils décidèrent d’aller dîner au réfectoire à tour de rôle. Colin revint moins d’un quart d’heure plus tard.
— J’ai filé quand les carillonneuses ont commencé leur concert, avoua-t-il. M. Finch m’a chargé de vous informer qu’il n’y a plus ni sucre ni beurre, et presque plus de crème.
Il sortit une tartine à la confiture de sa poche.
— J’aurais préféré qu’il n’y ait plus de choux de Bruxelles.
Dunworthy lui demanda d’aller immédiatement l’avertir si Andrews téléphonait et de noter tous les autres messages. À son arrivée au réfectoire, les carillonneuses se démenaient comme de beaux diables pour exécuter un canon de Mozart.
Finch lui présenta le plat de légumes.
— Il ne reste que quelques morceaux de dinde, monsieur. Je suis heureux que vous ayez pu venir à temps pour écouter avec nous les vœux de Sa Majesté la reine.
Les Américaines posèrent leurs clochettes sous un tonnerre d’applaudissements enthousiastes et Mlle Taylor approcha, toujours en gants blancs.
— Monsieur Dunworthy, je ne vous ai pas vu pour le breakfast et M. Finch m’a dit que c’était à vous que je devais m’adresser pour obtenir une salle de répétition.
Il fut tenté de demander : « Dans quel but ? » mais il mangea un chou de Bruxelles.
— Une salle de répétition ?
— Oui, pour peaufiner notre Chicago Surprise Minor. J’ai proposé au doyen de Christ Church d’interpréter cette nouveauté à l’occasion du jour de l’an, mais nous devons pour cela nous exercer, j’ai dit à M. Finch que le grand local de Beard serait parfait…
— C’est le réfectoire des seniors.
— Votre secrétaire a dit qu’il l’utilisait pour stocker les provisions.
Quelles provisions ? se demanda-t-il. Ne manquaient-ils pas de tout, de choux de Bruxelles exceptés ?
— Et que les salles de cours devaient être laissées à la disposition des services hospitaliers. Ce qu’il nous faut, c’est un endroit tranquille. Exécuter le Chicago Surprise Minor n’est pas une mince affaire, croyez-moi. Les altérations du thème réclament une concentration totale, et je ne vous parlerai pas des variations.
— Je vous en remercie.
— Nous n’avons pas besoin de beaucoup de place, notez bien, mais ici les allées et venues constantes font perdre la mesure à notre ténor.
— Nous vous trouverons quelque chose, rassurez-vous.
— Les sept cloches nous permettraient d’opter pour un ternaire, mais nos collègues de la Guilde d’Amérique du Nord en ont joué un l’année dernière. J’ai d’ailleurs cru comprendre que leur exécution laissait à désirer. Le ténor ne suivait pas le tempo et avait un coup de poignet lamentable. C’est une autre raison de répéter constamment, la précision du coup de poignet est d’une importance capitale.
— Je ne vous le fais pas dire.
Mme Meager apparut sur le seuil, l’expression à la fois menaçante et maternelle.
— J’attends un coup de fil, dit Dunworthy qui se leva pour utiliser Mlle Taylor en tant que bouclier entre lui et la harpie.
Il renouvela sa promesse de lui trouver une salle de répétition et s’éclipsa. Il regagna son logement. Andrews n’avait pas téléphoné mais il y avait un message de Montoya.
— Elle m’a chargé de vous dire de ne pas vous en faire, déclara Colin.
— C’est tout ? Rien d’autre ?
— Non.
Avait-elle réussi à joindre Basingame et à obtenir sa signature ou simplement découvert s’il était saumon ou truite ? Il envisagea de la rappeler, mais le tech pourrait choisir cet instant pour tenter de le contacter.
Il le fit, peu avant seize heures.
— Je suis désolé de ne pas avoir pu vous appeler plus tôt, dit Andrews.
Il n’y avait toujours pas d’image, mais de la musique et des voix en fond sonore.
— J’étais absent, hier soir, et j’ai eu des difficultés à obtenir une ligne. Elles étaient toutes occupées…
— Pourriez-vous venir interpréter un relèvement à Oxford ? l’interrompit Dunworthy.
— Pas de problème. Quand ?
— Le plus rapidement possible. Ce soir ?
— Oh, ça ne pourrait pas attendre demain ? J’avais prévu de passer les fêtes avec mon amie, voyez-vous. Je prendrai le train dans l’après-midi.
Les éclats de rire s’amplifièrent et Dunworthy ajouta d’une voix plus forte :
— Quand pensez-vous arriver ?
— Je ne sais pas. Je vous contacterai juste avant de partir.
— Vous devrez descendre à Barton puis prendre un taxi jusqu’aux barrages. Je ferai le nécessaire pour qu’on vous laisse passer. Andrews ?
Pas de réponse, seulement la musique.
— Andrews, êtes-vous toujours en ligne ?
Ne rien voir était exaspérant.
— Oui, monsieur. Que dois-je faire ?
— Interpréter un relèvement. Il a déjà été…
— Je me réfère au reste. Cette histoire de Barton.
— Prenez le métro jusqu’à Barton. Il ne va pas plus loin. Ensuite, vous gagnerez en taxi le secteur en quarantaine.
— En quarantaine ?
— Oui, je prendrai des dispositions pour…
— Quelle quarantaine ?
— À cause du virus. Vous n’étiez pas au courant ?
— Non, monsieur. Je reviens de Florence où nous avons effectué un transfert. C’est sérieux ?
Il n’était pas effrayé, simplement curieux.
— Quatre-vingt-un cas pour l’instant.
— Quatre-vingt-deux, le reprit Colin.
— Le virus est identifié et nous allons recevoir un vaccin. Aucun décès n’est à déplorer.
— Mais je parie que des tas de gens râlent parce qu’ils n’ont pas pu rentrer chez eux pour Noël. Je vous rappellerai dans la matinée, dès que je connaîtrai mon heure d’arrivée.
— Oui, cria Dunworthy pour être certain d’être entendu malgré le vacarme. Je serai ici.
— Compris, répondit Andrews.
Il y eut un autre éclat de rire puis plus rien. Il avait raccroché.
— Il viendra ? demanda Colin.
— Oui. Demain.
Il composa l’indicatif de Gilchrist.
L’homme était assis à son bureau, sur la défensive.
— Si c’est pour réclamer le retour de Mlle Engle…
Je me passerais de votre autorisation, si c’était réalisable, pensa Dunworthy. Gilchrist n’était-il pas conscient que Kivrin avait dû s’éloigner et qu’il serait désormais sans objet de rouvrir le passage ?
— J’ai trouvé quelqu’un qui pourra interpréter le relèvement.
— Monsieur Dunworthy, dois-je vous rappeler…
— Je sais que c’est votre transfert et je souhaite simplement vous aider. Comme il est difficile de dénicher un tech pendant les congés, j’ai joint un spécialiste de Reading. Il sera ici demain.
Gilchrist exprima sa désapprobation par une moue.
— Rien de tout ceci ne serait nécessaire si ce Badri n’avait pas eu une constitution aussi fragile.
Mais c’est entendu. Envoyez-moi cet homme dès qu’il sera là.
Dunworthy resta courtois jusqu’au moment où l’écran s’éteignit, puis il raccrocha et enfonça des touches avec colère. Il contacterait Basingame même s’il devait y consacrer tout l’après-midi.
La voix de synthèse lui annonça que toutes les lignes interurbaines étaient occupées.
— Vous attendez un autre appel ? lui demanda Colin.
— Non.
— Alors, j’aimerais faire un saut à l’hôpital. J’ai un cadeau pour grand-tante Mary.
Obtenir l’admission d’Andrews dans le secteur en quarantaine pouvait attendre.
— Excellente idée. N’oublie pas ton cache-nez.
Colin le fourra dans la poche de sa veste.
— Je le mettrai une fois là-bas. Je ne tiens pas à ce que des passants puissent me voir avec ce machin.
Ses craintes étaient vaines. Les rues étaient désertes. Il n’y avait même pas une bicyclette ou un taxi. Dunworthy pensa aux propos du vicaire. Pendant les épidémies, les gens restaient cloîtrés chez eux. Mais peut-être fuyaient-ils le carillon de Carfax ou se remettaient-ils d’un réveillon trop copieux, s’ils n’hésitaient pas tout simplement à affronter la pluie.
Ils retrouvèrent une certaine animation devant l’hôpital où une femme en imper brandissait une pancarte proclamant : « Non aux maladies étrangères. » Un homme muni d’un masque réglementaire leur ouvrit la porte et leur remit un tract humide.
Dunworthy le lut après avoir demandé à la fille du bureau des entrées où était Mary. En caractères gras était écrit : « COMBATTEZ LA GRIPPE, EXIGEZ LA SÉCESSION DE LA C.E. », et, au-dessous : « Pourquoi êtes-vous séparés des vôtres pour les fêtes ? Pourquoi vous parque-t-on à Oxford ? Pourquoi risquez-vous de contracter une maladie mortelle ? Parce que la C.E. autorise des étrangers contagieux à fouler librement le sol de notre pays et que notre gouvernement ne peut y mettre son veto. Un immigrant indien porteur d’un virus mortel… »
Dunworthy ne lut pas le reste. Il regarda au verso. « Voter pour la Sécession, c’est voter pour la Santé. Comité pour une Grande-Bretagne indépendante. »
Mary arriva. Colin pêcha son cache-nez dans sa poche et l’enroula rapidement autour de son cou.
— Joyeux Noël, lui dit-il. Merci pour le cache-nez. Je peux ouvrir votre papillote ?
— Je t’en prie, dit Mary.
Elle semblait très lasse. Elle portait depuis deux jours la même blouse, qu’égayait désormais du houx épinglé à son col.
Colin fit claquer le pétard.
— Avez-vous pris du repos ? demanda Dunworthy.
— Un peu, répondit-elle. Nous avons reçu trente nouveaux patients depuis midi, et j’ai consacré presque toute la journée à essayer en vain d’obtenir le séquençage du C.M.G. Toutes les lignes sont saturées.
— Je sais. Puis-je voir Badri ?
— Une minute seulement. La synthamycine est sans effet sur lui, pas plus que sur les deux étudiantes qui sont allées danser à Headington. Beverly Breen va un peu mieux. Tout ceci m’inquiète. Avez-vous été vacciné ?
— Seul Colin a eu droit à sa piqûre.
— Ça fait sacrément mal, commenta l’intéressé. Je peux lire la devinette ?
Elle hocha la tête.
— Je voudrais faire venir un tech capable d’interpréter le relèvement dans la zone en quarantaine, dit Dunworthy. Quelles sont les démarches à suivre pour obtenir une dérogation ?
— Ce serait sans objet. La police empêche les gens de sortir, pas d’entrer.
L’employée des admissions vint murmurer quelque chose à l’oreille de Mary.
— Je dois vous laisser. Ne partez pas sans votre renforcement de cellules T. Revenez me voir après avoir vu Badri. Colin, tu attendras ici.
Dunworthy monta dans le secteur d’isolement. Il n’y avait personne au comptoir et il enfila une T.P. en gardant les gants pour la fin.
À son entrée dans la chambre la jolie infirmière qui s’intéressait à William prenait le pouls de Badri en surveillant les moniteurs. Dunworthy s’arrêta au pied du lit.
Mary l’avait informé que le tech ne réagissait pas au traitement, mais il eut un choc en le voyant. Ses traits étaient creusés par la fièvre, ses yeux cernés. Il avait à un bras un shunt compliqué. L’autre avant-bras était noir.
— Badri ? murmura-t-il.
L’infirmière secoua la tête.
— Vous ne pourrez rester qu’un court instant.
Elle lâcha la main flasque du patient, saisit des informations sur un clavier et sortit.
Il s’assit à côté du lit et observa les écrans. Ce qu’il voyait était indéchiffrable. Courbes, crêtes et nombres n’avaient pour lui aucune signification. Il regarda l’homme, tapota sa main et se leva pour le laisser.
— C’est les rats, murmura le malade.
— Badri ? C’est M. Dunworthy.
— Monsieur Dunworthy… Je vais mourir, n’est-ce pas ?
Il sentit la peur tirailler son estomac.
— Non, bien sûr que non. Où allez-vous chercher une idée pareille ?
— L’issue est toujours fatale.
— De quoi parlez-vous ?
Pas de réponse. Dunworthy resta assis jusqu’au retour de l’infirmière, mais le tech n’ajouta rien.
— Il a besoin de repos, dit-elle.
— Je sais.
Il se dirigea vers la porte. Lorsqu’il se tourna pour jeter un dernier coup d’œil à Badri, il l’entendit gémir :
— Elle les a tous tués. La moitié des Européens.
Au bureau des entrées, Colin énumérait ses cadeaux à la réceptionniste.
— Le colis de ma mère n’est pas arrivé à cause de la quarantaine. Ils doivent arrêter le courrier.
Dunworthy réclama un renforcement de son système immunitaire et la femme hocha la tête.
— Ça ne sera pas long.
Ils s’assirent pour attendre. « Elle les a tous tués, avait dit Badri. La moitié des Européens. »
— Je n’ai pas eu le temps de lire la devinette, déclara Colin. Vous voulez que je le fasse ? « Où est le père Noël quand on éteint la lumière ? »
Dunworthy secoua la tête.
— « Dans l’obscurité. »
Il sortit le gros bonbon de sa poche, le décolla de son emballage et le fourra dans sa bouche.
— Vous vous faites du souci pour cette fille, pas vrai ?
— Oui.
Il plia en huit le bout de papier métallisé.
— Vous devriez aller la chercher.
— Elle n’est plus là. Nous devons attendre qu’elle revienne au point de rendez-vous.
— Vous n’auriez qu’à vous transférer là-bas au moment de son arrivée, avant qu’elle se soit éloignée.
— Impossible. On peut envoyer un historien en n’importe quelle année, mais ensuite le transmetteur fonctionne en temps réel. On ne vous a pas expliqué ce que sont les paradoxes, à l’école ?
— Si, répondit Colin avec de l’hésitation dans la voix. Ce sont des sortes de règles qui s’appliquent aux voyages temporels, c’est ça ?
— Le continuum interdit les paradoxes. C’en serait un, si Kivrin altérait le cours de l’Histoire ou provoquait un anachronisme.
Colin était toujours perplexe.
— Elle ne peut être à deux endroits en même temps. Elle est arrivée là-bas il y a quatre jours. Il est trop tard pour modifier ce qui s’est déjà passé.
— Alors, comment reviendra-t-elle ?
— Grâce à ce que nous appelons un relèvement. Il nous apprend avec précision où elle est, et quand. C’est une sorte de… hum…
Il chercha un mot compréhensible.
— Un code qui permet de rouvrir le passage à un instant convenu à l’avance pour récupérer le voyageur temporel.
— Comme : « On se retrouve au café du coin à dix heures » ?
— Exactement. Kivrin reviendra au point de transfert dans quinze jours. Le vingt-huit décembre, le tech utilisera le transmetteur et elle reviendra parmi nous.
— Le vingt-huit décembre n’est pas dans deux semaines.
— Ils n’avaient pas le même calendrier que nous, au Moyen Âge. Pour eux, nous sommes aujourd’hui le dix-sept. Pour nous, le rendez-vous est prévu le six janvier.
Si elle est sur place, et si je trouve un tech.
Colin retira le bonbon de sa bouche et l’examina, pensif. Désormais d’une blancheur bleutée tachetée, la petite sphère évoquait une lune miniature. Il l’aspira entre ses lèvres.
— Si je partais pour 1320 le vingt-six décembre, je fêterais deux fois Noël ?
— Absolument.
— Apocalyptique ! Dites, j’ai l’impression qu’on vous a oublié.
— Moi aussi.
Un interne passa. Dunworthy l’aborda pour l’informer qu’il attendait un renforcement de ses cellules T.
— Oh ? fit l’homme, surpris. Je vais me renseigner.
Il disparut dans les Urgences.
L’attente était interminable. Badri avait parlé de rats et, le premier soir, il lui avait demandé en quelle année ils étaient. Mais n’avait-il pas également précisé que le décalage était négligeable, que le débutant n’avait fait aucune erreur de calcul ?
Colin voulut savoir si son bonbon avait changé de couleur.
— S’il lui arrivait un gros pépin, pourriez-vous enfreindre ces règles ? s’enquit-il. Si elle perdait un bras ou recevait une bombe sur la tête, par exemple ?
— Ce ne sont pas des règles mais des lois de la physique. Si nous voulions modifier des événements qui se sont déjà produits, la porte temporelle refuserait de s’ouvrir.
Colin cracha son bonbon dans le papier froissé, qu’il replia avec soin.
— Je suis certain qu’elle n’est pas en danger, dit-il.
Il rangea la confiserie dans la poche de sa veste, d’où il sortit un paquet informe.
— J’ai oublié de donner son cadeau à grand-tante Mary.
Il se leva et bondit vers les Urgences avant que Dunworthy ne pût l’en empêcher. Mais à peine eut-il atteint la porte qu’il fit demi-tour et revint en courant.
— Vingt-deux, v’là la Mégère !
Dunworthy se leva à son tour.
— Il ne manquait plus que ça.
— Par ici, dit Colin. Je suis passé par une issue de secours, la première fois. Venez !
Il piqua un sprint dans l’autre direction.
Dunworthy ne pouvait courir aussi vite que lui, mais il atteignit un labyrinthe de couloirs et se laissa guider jusqu’à une sortie donnant dans une ruelle. Un homme-sandwich était de faction sous la pluie. Sur les pancartes était écrit : « L’heure du Jugement dernier a sonné », ce qui ne manquait pas d’à-propos.
— Je vais m’assurer qu’elle ne nous a pas suivis, déclara Colin.
Il repartit vers l’entrée principale.
L’homme tendit un tract à Dunworthy. « LA FIN DES TEMPS EST PROCHE ! » lisait-on en majuscules. « Craignez Dieu et donnez-Lui gloire, car l’heure de Son jugement est venue. « Apocalypse, 14, 7. »
Colin gesticulait à l’angle du bâtiment.
— Tout baigne, elle se défoule sur la réceptionniste.
Dunworthy rendit la feuille à l’homme-sandwich et suivit Colin jusqu’à Woodstock Road. Il lançait des regards inquiets vers les Urgences mais ne vit personne, pas même les manifestants anti-européens.
Colin courut sur un autre pâté de maisons puis ralentit le pas. Il sortit les savonnettes de sa poche et en offrit une à Dunworthy.
Qui refusa poliment.
Colin en choisit une rose.
— C’est bien la première fois que je m’amuse autant pour Noël, déclara-t-il.
Ce qui ne laissa pas de surprendre Dunworthy. Le carillon massacrait « Noël blanc » et les rues étaient toujours désertes, mais dès qu’ils s’engagèrent dans Broad Street ils virent une silhouette familière venir vers eux.
— C’est M. Finch, commenta Colin.
— Bon Dieu. De quoi pouvons-nous manquer ?
— De choux de Bruxelles, j’espère.
Finch redressa la tête en entendant leurs voix.
— Monsieur Dunworthy ! Le ciel soit loué ! Je vous ai cherché partout.
— Que se passe-t-il ? J’ai promis à Mlle Taylor de lui trouver une salle de répétition.
— Les carillonneuses sont en pleine forme, mais deux de nos autres pensionnaires sont malades.
21 décembre 1320 (calendrier julien). Le père Roche ne connaît pas l’emplacement du point de transfert. Je lui ai demandé de m’emmener là où Gawyn m’avait découverte, mais rien dans cette clairière ne correspond à mes souvenirs. Tout laisse supposer que ces hommes se sont rencontrés loin de cet endroit.
Je ne retrouverai jamais ce lieu par mes propres moyens. La forêt est trop vaste et tout se ressemble, sous la neige.
Seul Gawyn pourrait m’y conduire, et il s’est absenté. Rosemonde dit que Courcy n’est qu’à une demi-journée de voyage mais qu’il passera certainement la nuit là-bas, à cause de la pluie.
Elle tombe depuis notre retour. Je devrais m’en féliciter car elle fait fondre la neige, mais le mauvais temps m’empêche de reprendre mes recherches et une température glaciale règne dans le manoir. Tous ont enfilé leurs manteaux et restent blottis près du feu.
Que font les villageois ? Les murs de leurs huttes sont perméables au vent et je n’ai vu aucune couverture dans le taudis que j’ai visité. Ils doivent grelotter. Et l’intendant a annoncé qu’il pleuvrait jusqu’à Noël, à en croire Rosemonde qui m’a demandé d’excuser sa conduite en précisant : « Ma sœur m’avait irritée. »
Agnès n’est pas en cause. C’est d’apprendre que sa grand-mère avait invité Messire Bloet qui l’a bouleversée. Quand j’ai été seule avec elle, je l’ai interrogée sur les sentiments que lui inspirait ce mariage.
— C’est la volonté de mon père, m’a-t-elle répondu en enfilant son aiguille. Nous nous sommes fiancés pour la Saint-Martin et nos noces seront célébrées à Pâques.
— Avec votre consentement ? lui ai-je demandé.
— Messire Bloet est un beau parti. Il a un rang élevé et des terres contiguës aux nôtres.
— L’aimez-vous ?
Elle a planté l’aiguille dans le tissu tendu sur le cadre de bois et tiré le long fil en disant :
— Mon père ne veut que mon bien.
Et c’est tout. Quant à Agnès, elle se contente de répéter que Messire Bloet est gentil et lui a donné un penny d’argent.
Elle a cessé de se plaindre de son genou à mi chemin du manoir, pour boiter comme une estropiée sitôt descendue de l’alezan. J’ai cru qu’elle voulait attirer l’attention mais j’ai changé d’avis après avoir examiné la blessure. La croûte a été entièrement arrachée et la jambe est rouge et enflée sur tout le pourtour de la plaie.
Je l’ai lavée, puis bandée avec le bout de tissu le plus propre que j’aie pu trouver (peut-être une des coiffes d’Imeyne) mais je redoute une infection. Les antimicrobiens n’existent pas encore, au XIVe siècle.
Eliwys a attendu Gawyn près des paravents et de la porte presque tout le jour. Je ne saurais dire quels sentiments il lui inspire. Parfois, comme aujourd’hui, elle semble à la fois l’aimer et en redouter les conséquences. L’adultère est un péché mortel, dangereux pour ceux qui s’y abandonnent. Mais la plupart du temps tout laisse présumer que la passion de Gawyn n’est pas payée de retour, que le sort de Guillaume inquiète trop Eliwys pour qu’elle puisse prêter attention à son privé.
La dame pure, inaccessible, est l’idéal de l’amour courtois. Mais il est évident que Gawyn aimerait voir ses espérances se concrétiser. Il m’a secourue et a raconté cette histoire de renégats dans le seul but de l’impressionner. Il ferait n’importe quoi pour gagner son cœur, et Dame Imeyne en est consciente. Je la soupçonne de l’avoir envoyé à Courcy pour cette unique raison.
On signala deux nouveaux cas parmi les pensionnaires involontaires de Balliol. Dunworthy envoya Colin se coucher et téléphona à l’hôpital.
— Nous n’avons plus d’ambulances disponibles, s’entendit-il répondre. Nous vous en enverrons une dès que possible.
Autrement dit, minuit. Il ne regagna son appartement qu’à une heure du matin.
Colin dormait sur le canapé, Le Temps des Chevaliers posé près de sa tête. Dunworthy eût souhaité ranger le livre, mais il craignait de réveiller l’enfant et il alla se glisser dans son lit.
La peste ne pouvait menacer Kivrin. Badri parlait d’un décalage de quatre heures et l’épidémie n’avait atteint l’Angleterre qu’en 1348. Près de trente ans plus tard.
Il se tourna et ferma les yeux. Badri délirait. Il tenait des propos sans queue ni tête. Il parlait aussi bien de casse-tête chinois que de peste et de rats. Ses déclarations étaient absurdes, attribuables à la fièvre. Il lui avait même remis un message imaginaire. Rien de tout cela n’avait le moindre sens.
Les contemporains ignoraient que les rats étaient les propagateurs de la peste. Ils avaient accusé tout le monde… les Juifs, les sorcières et les fous. Ils avaient lynché les simples d’esprit, pendu les femmes âgées et brûlé les étrangers.
Il se leva et retourna dans le salon. Il contourna Colin sur la pointe des pieds et récupéra Le Temps des Chevaliers. L’enfant changea de position mais ne se réveilla pas.
Dunworthy alla s’asseoir devant la fenêtre pour consulter le chapitre consacré à la peste noire. L’épidémie avait débuté en Chine en 1333 puis voyagé sur des navires marchands jusqu’à Messine, en Sicile. Elle s’était ensuite répandue en Italie et en France — quatre-vingt mille morts à Sienne, cent mille à Florence, trois cent mille à Rome — puis avait traversé la Manche. Elle était arrivée en Angleterre en 1348, « peu avant la fête de saint Jean-Baptiste », le vingt-quatre juin.
Vingt-huit ans plus tard, alors que Badri parlait d’un décalage insignifiant.
Il s’étira au-dessus du canapé pour prendre les Pandémies de Fitzwiller dans sa bibliothèque.
— Que faites-vous ? lui demanda Colin, d’une voix pâteuse de sommeil.
— Je me renseigne sur la peste noire. Rendors-toi.
— Ils l’appelaient la maladie bleue, à l’époque.
Après avoir apporté cette précision, Colin se tourna vers le mur et Dunworthy emporta les deux livres dans sa chambre. Pour Fitzwiller, la peste était arrivée en Angleterre le jour de la Saint Pierre, le vingt-neuf juin 1348. Elle avait atteint Oxford en décembre, Londres en octobre 1349, puis elle s’était déplacée vers le nord et, de l’autre côté de la Manche, vers les Pays-Bas et la Norvège. Toute l’Europe occidentale avait été touchée, sauf la Bohême et la Pologne qui avaient fermé leurs frontières et, fait inexplicable, certaines régions d’Écosse.
La peste dévastait les autres contrées telle une légion d’Anges exterminateurs, ne laissant sur son passage aucun survivant pour administrer l’extrême-onction et enterrer les cadavres. Dans un monastère, elle n’avait épargné qu’un seul moine.
Ce rescapé, John Clyn, avait laissé une chronique. « Et, de crainte que les hommes oublient ce dont ils doivent se souvenir, moi qui ai vu tant de souffrances et le monde entier sous l’emprise du Malin, moi qui étais parmi les morts et attendais le trépas, j’ai voulu porter témoignage. »
Il avait tout noté avec la précision d’un historien, avant de succomber à son tour. Au bas de la dernière page de son manuscrit, une autre main avait écrit : « Ici, semble-t-il, l’auteur s’est éteint. »
On frappa à la porte. C’était Finch, en robe de chambre.
— Une autre, annonça-t-il.
Dunworthy lui fit signe de se taire et sortit de l’appartement.
— Avez-vous joint l’hôpital ?
— Oui, monsieur. Il faudra attendre plusieurs heures une ambulance. On m’a conseillé de l’isoler et de lui donner de la dimantadine, ainsi que du jus d’orange.
— Dont nous sommes à court, je présume ?
— En effet, monsieur. Mais le problème n’est pas là. Elle refuse de coopérer.
Dunworthy s’habilla, chercha son masque réglementaire et accompagna Finch vers Salvin. Il vit sur le seuil un assortiment disparate de femmes en sous-vêtements, manteaux et couvertures. Seules quelques-unes portaient leur masque. Les autres ne tarderont guère à être contaminées à leur tour, pensa-t-il.
— Vous voici enfin ! dit l’une d’elles. Nous n’arrivons pas à lui faire entendre raison.
Finch le précéda vers une petite vieille aux cheveux blancs épars et aux yeux brillants de fièvre debout sur un lit.
— Vade rétro, Satanas ! cria-t-elle en voyant le secrétaire.
Elle abattit sa main dans sa direction puis fixa Dunworthy.
— Papa ! s’exclama-t-elle.
Elle fit la moue et ajouta d’une voix enfantine :
— J’ai été polissonne. J’ai mangé tout le gâteau d’anniversaire et maintenant j’ai bobo à mon ven-ventre.
— Voyez-vous ce que je veux dire, monsieur ? s’enquit Finch.
— Ce sont les Indiens qui arrivent, papa ? J’aime pas les Indiens. Ils sont méchants. Ils ont des arcs et des flèches.
La convaincre de s’allonger sur le canapé d’une salle de conférences leur prit jusqu’à l’aube. Dunworthy s’était finalement résolu à lui dire :
— Papa veut que sa gentille fifille fasse un gros dodo.
L’ambulance arriva sitôt après.
— Papa ! gémit la vieille dame lorsque les portes du véhicule se refermèrent. Ne me laisse pas toute seule !
— Ô Seigneur ! grommela Finch. L’heure du breakfast est passée. J’espère que ces goulues n’ont pas dévoré la totalité du bacon.
Il alla rationner les vivres pendant que Dunworthy retournait chez lui pour attendre le coup de fil d’Andrews. Dans l’escalier, il croisa Colin qui enfilait sa veste tout en mangeant une tartine.
— Le vicaire m’a demandé de participer à une collecte de vêtements pour les gens qui sont bloqués ici, fit-il, la bouche pleine. Grand-tante Mary a téléphoné et voudrait que vous la rappeliez.
— Rien d’Andrews ?
— Non.
— La vid a été rétablie ?
— Non.
— N’oublie pas ton masque. Ni ton cache-nez !
Il composa l’indicatif de l’hôpital puis attendit cinq bonnes minutes que Mary vînt prendre le combiné.
— James ? Badri vous réclame.
— Son état s’est donc amélioré ?
— Non. Il est toujours très agité, avec une forte fièvre. Mais il affirme qu’il a quelque chose à vous dire. Si vous pouviez venir, ça le calmerait peut-être.
— A-t-il encore parlé de la peste ?
— La peste ? Ne me dites pas que vous avez gobé ces rumeurs stupides, ces histoires de choléra…
— Hier soir, il a dit : « Les rats » et : « Elle a tué la moitié des Européens. »
— Il délirait, James. C’est ridicule.
Quand la vieille femme avait parlé d’Indiens armés d’arcs et de flèches, il ne s’était pas attendu à voir une bande de Sioux attaquer la faculté. Badri croyait avoir la peste comme elle avait attribué ses malaises à une indigestion, tout simplement.
Il répondit malgré tout qu’il ferait un saut à l’hôpital sitôt après avoir fourni des instructions à son secrétaire. Andrews les contacterait sous peu et il ne pouvait laisser son téléphone sans surveillance. Il regretta de ne pas avoir demandé à Colin d’assurer une permanence.
Finch devait être au réfectoire, prêt à sacrifier sa vie pour défendre le bacon. Il décrocha le combiné afin d’inciter le tech à croire qu’il était à son domicile et traversa la cour.
Mlle Taylor l’intercepta à la porte.
— J’allais vous chercher, dit-elle. J’ai appris que certaines d’entre nous ont attrapé ce virus.
— C’est exact, répondit-il.
Il regardait derrière la femme, dans l’espoir de voir son secrétaire.
— Seigneur, serions-nous toutes en danger ?
Finch n’était visible nulle part.
— Combien dure la période d’incubation ?
— De douze à vingt-quatre heures.
Il tendit le cou, pour mieux voir.
— Ce serait catastrophique si l’une d’entre nous tombait malade pendant le concert. Nous sommes des traditionalistes, voyez-vous ? Nos règles sont très strictes.
Il s’étonna que les traditionalistes, quelles que puissent être leurs différences avec les progressistes, aient songé à établir des règles concernant les carillonneuses grippées.
— Règle numéro trois, citait Mlle Taylor : « Un sonneur ne doit sous aucun prétexte lâcher sa corde. » Il est impossible de le remplacer au pied levé. En outre, le rythme serait rompu.
Il se représenta une de ces femmes qui tombait par terre et était expédiée d’un coup de pied dans les coulisses.
— Il n’y a pas de signes avant-coureurs ?
— Non.
— La circulaire du ministère de la Santé parle de maux de tête, mais les tintements des cloches nous donnent toujours d’épouvantables migraines.
À moi aussi, pensa-t-il en cherchant du regard William Meager ou un autre élève qu’il pourrait charger de répondre au téléphone.
— Si nous appartenions au Conseil, ce serait sans importance. Ses membres sont libres de faire ce qui leur chante. À New York, elles étaient dix-neuf. Je dis bien dix-neuf ! Pouvez-vous imaginer une chose pareille ?
Il ne voyait personne. Finch avait dû se retrancher dans l’office et Colin était loin. Il demanda :
— Avez-vous encore besoin d’une salle de répétition ?
— Oui, sauf si l’une d’entre nous tombe malade. Nous pourrions naturellement jouer Stedmans, mais ce ne serait pas la même chose, n’est-ce pas ?
— Je vous propose mon salon, à condition que vous répondiez au téléphone et preniez les messages. J’attends un coup de fil important.
Il la conduisit à son appartement.
— C’est minuscule, fit-elle. Je me demande si nous pourrons travailler nos mouvements. Nous autorisez-vous à déplacer quelques meubles ?
— Faites comme chez vous. Quand un certain M. Andrews appellera, précisez-lui qu’il n’aura pas besoin d’une autorisation pour entrer dans le secteur en quarantaine. Dites-lui de venir directement à Brasenose.
— Je veux bien vous rendre ce service. Et ce sera toujours mieux qu’une cafétéria pleine de courants d’air.
Il se demanda s’il ne venait pas de commettre une erreur puis se hâta d’aller voir Badri. Cet homme avait une révélation à lui faire. Elle les a tous tués. La moitié des Européens.
Il bruinait et les Eurosceptiques regroupés devant l’hôpital avaient été rejoints par des garçons de l’âge de Colin au visage couvert de décalcomanies noires qui psalmodiaient :
— Libérez nos familles !
L’un d’eux saisit le bras de Dunworthy et colla sa face striée à son masque pour lui dire :
— Le gouvernement n’a pas le droit de retenir les gens contre leur volonté !
— Ne sois pas stupide, mon garçon, rétorqua Dunworthy. Tu tiens vraiment à ce qu’il y ait une nouvelle Pandémie ?
L’adolescent le lâcha aussitôt.
Les Urgences étaient encombrées de malades allongés sur des chariots. Près de l’ascenseur, une grosse infirmière en T.P. tenait un livre recouvert de polyéthylène et lisait quelque chose à un de ces nouveaux arrivants :
— « Allez et versez sur la terre »…
Dunworthy fut pris de panique en découvrant que ce n’était pas un membre du personnel hospitalier mais Mme Meager.
— … « les sept bols de la colère de Dieu. »
Elle s’interrompit et feuilleta la Bible en quête d’un autre passage réconfortant. Il emprunta un corridor latéral et prit un escalier, reconnaissant au ministère de la Santé de leur avoir distribué des masques.
Il s’enfuit, poursuivi par la voix qui annonçait :
— « Ils seront exterminés par la faim, consumés par la fièvre et par la peste meurtrière »…
Et surtout par Mme Meager qui leur lira les Saintes Écritures pour leur remonter le moral, pensa-t-il.
Il atteignit le secteur d’isolement qui occupait désormais la quasi-totalité du premier étage.
— Vous voilà enfin ! dit la jeune infirmière blonde.
Et il se demanda s’il devait l’informer de la présence de la mère de William.
— Il vous a réclamé toute la matinée, précisa-t-elle en lui tendant une T.P.
Il l’enfila et la suivit.
— Il y a une demi-heure, il est devenu frénétique. Il répétait sans cesse qu’il avait quelque chose à vous dire. Il va un peu mieux, à présent.
Son teint était moins cadavéreux et il semblait s’être repris. Adossé aux oreillers, il gardait les mains posées sur ses genoux pliés, les paupières closes.
— M. Dunworthy est arrivé.
Il ouvrit les yeux.
— M. Dunworthy ?
— Oui. Je vous avais bien dit qu’il viendrait.
Elle inclina la tête pour désigner le visiteur.
Le tech se redressa, les yeux rivés sur un point situé droit devant lui.
Dunworthy se déplaça pour entrer dans son champ de vision.
— Je suis ici. Qu’aviez-vous à me dire ?
Badri ne le voyait toujours pas et ses mains s’agitaient. Dunworthy se tourna vers l’infirmière.
— Il n’arrête pas de pianoter, comme s’il tapait à la machine.
Elle jeta un coup d’œil aux écrans puis les laissa.
Badri paraissait effectivement utiliser un clavier imaginaire, les poignets posés sur ses genoux pendant que ses doigts s’enfonçaient dans la couverture, le regard rivé sur… un moniteur ? Finalement, il fronça les sourcils et déclara :
— C’est impossible.
Avant d’accélérer les mouvements de ses doigts.
— Qu’y a-t-il, Badri ? Qu’est-ce qui est impossible ?
— Il y a forcément une erreur.
Le tech se pencha de côté pour demander :
— Affichage des coordonnées.
Il s’adresse à la console, pensa Dunworthy. Il interprète le relèvement.
— Qu’est-ce qui est impossible ?
— Le décalage. Comparaison des données. Non, c’est impossible.
— C’est ce qui cloche ? Le décalage ?
Sans répondre, Badri entra des instructions, fit une pause pour regarder l’écran, tapa de plus belle.
— Quelle est son importance ?
Ses doigts s’immobilisèrent. Il releva les yeux.
— Si inquiet… fit-il, pensif.
— Inquiet pour quelle raison ?
Il repoussa la couverture et agrippa le montant du lit.
— Je dois trouver M. Dunworthy.
Il tira sur son cathéter et arracha le sparadrap.
Les moniteurs exprimèrent leur affolement par des bips et des crêtes frénétiques. Un signal d’alarme se déclencha à l’extérieur de la chambre. Dunworthy se pencha pour le retenir.
— Calmez-vous.
— Il est au pub, dit Badri en débranchant les fils.
Sur les écrans, les lignes s’aplatirent.
— Déconnexion, annonça une voix de synthèse. Déconnexion.
L’infirmière se rua dans la pièce.
— Seigneur, il a remis ça ! Monsieur Chaudhuri, il ne faut pas vous lever, vous allez perdre votre cathéter.
— Allez chercher M. Dunworthy ! Tout de suite ! Il y a quelque chose qui cloche.
Il se rallongea et la laissa le couvrir.
— Mais qu’est-ce qu’il fiche, bon sang ?
Dunworthy attendit qu’elle eût collé un nouveau bout de sparadrap et réinitialisé les appareils de surveillance. Le tech était désormais apathique et un hématome supplémentaire apparaissait sur son bras.
La fille ressortit en déclarant :
— Je vais lui administrer un sédatif.
— Badri, c’est M. Dunworthy. Vous vouliez me dire quelque chose. Regardez-moi, bon sang ! De quoi s’agit-il ?
L’homme le dévisagea, avec indifférence.
— Y a-t-il eu un décalage important ? Kivrin est-elle arrivée après le début de la peste noire ?
— Je n’ai pas le temps. Je suis allé là-bas samedi et dimanche.
Il se remit à tapoter la couverture.
— C’est impossible.
L’infirmière revint avec un flacon de sérum.
— Oh, parfait ! dit-il.
Et son expression se détendit, comme s’il était soulagé d’un grand poids.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé. J’avais une terrible migraine.
Il ferma les yeux. Quand la fille brancha la perfusion, il ronflait déjà. Elle fit sortir Dunworthy.
— S’il se réveille et vous réclame, où pourrai-je vous joindre ? demanda-t-elle.
Il lui donna son numéro de téléphone.
— Qu’a-t-il dit, avant mon arrivée ?
— Qu’il avait une information importante à vous communiquer.
— A-t-il parlé de rats ?
— Non, d’une fille. Karen…
— Kivrin.
Elle hocha la tête.
— C’est ça. Il a déclaré : « Je dois trouver Kivrin. Le labo est-il ouvert ? » Mais il n’a pas dit un mot sur des rongeurs. Je dois préciser que je n’ai pas tout compris.
Il jeta ses gants dans le sac-poubelle.
— Je voudrais que vous notiez tous ses propos. Ce qui est intelligible, bien sûr. Je reviendrai cet après-midi.
— Je vais essayer. Mais ça n’a presque toujours ni queue ni tête.
Il redescendit, sortit et attendit un taxi pour retourner à Balliol, joindre Andrews et lui demander de venir interpréter le relèvement.
Quand Badri avait dit : « C’est impossible », il avait dû se référer au décalage. Avait-il pu se tromper, la première fois ? Avoir pris des années pour des heures ?
— Vous irez plus vite à pied, lui conseilla le garçon au visage zébré. Vous risquez d’attendre une éternité. Les taxis ont été réquisitionnés par ce putain de gouvernement.
Il en désigna un qui s’arrêtait devant les Urgences. On pouvait lire « M.S. » sur une glace latérale.
Dunworthy le remercia et partit pour Balliol. Il pleuvait à nouveau et il marchait d’un pas rapide, en espérant qu’Andrews avait téléphoné et arriverait sous peu. « Allez chercher M. Dunworthy ! avait dit Badri. Tout de suite ! Il y a quelque chose qui cloche. » Sans doute revivait-il l’instant où il avait obtenu le relèvement et décidé d’aller le chercher au Lamb and Cross. « C’est impossible », avait-il ajouté.
Ce fut au pas de course que Dunworthy traversa la cour et gravit l’escalier. Il craignait que les tintements des clochettes n’aient couvert la sonnerie du téléphone, mais lorsqu’il ouvrit la porte il vit les carillonneuses réunies en cercle au milieu du salon, réglementairement masquées, les bras levés et les paumes tournées vers le ciel, comme en supplication. Elles baissèrent les bras et s’agenouillèrent l’une après l’autre, dans un silence solennel.
— Le garçon de courses de M. Basingame a appelé, dit Mlle Taylor qui se releva et s’inclina devant lui. Il pense que le recteur est quelque part dans les Highlands. Et M.Andrews voudrait que vous le rappeliez.
Dunworthy composa son indicatif, profondément soulagé. Pendant l’attente, il observa le ballet et essaya d’en analyser la chorégraphie. Mlle Taylor montait et descendait régulièrement mais les autres femmes effectuaient d’étranges courbettes désordonnées. La plus grosse, Mme Piantini, comptait à voix basse, les sourcils froncés par une concentration intense.
— L’accès au secteur en quarantaine n’est pas réglementé, dit-il dès que le tech décrocha. Quand arriverez-vous ?
— Le problème, c’est que je n’ai pas tellement envie d’aller vous rejoindre, répondit Andrews. J’ai vu des reportages, à la télé. Ils disent que cette grippe indienne est très dangereuse.
— Vous n’aurez pas à côtoyer des malades. Je peux faire en sorte que vous soyez directement conduit au labo.
— Les journalistes mettent en cause le chauffage de la faculté.
— Ces appareils ont plus d’un siècle. Ils ne diffusent ni chaleur ni virus.
Les femmes se tournèrent d’un bloc pour le regarder, sans rompre le rythme de leur étrange pantomime.
— Il n’existe aucun lien avec un mode de chauffage, l’Inde, ou la colère divine. Ce virus vient de Caroline du Sud et nous allons recevoir un vaccin.
— J’hésite malgré tout.
Les carillonneuses interrompirent leurs mouvements.
— Désolée, fit Mme Piantini.
Elles reprirent au début.
— Il faut absolument interpréter ce relèvement.
Nous avons envoyé une historienne en 1320 et nous ne connaissons pas l’importance du décalage. Je vous ferai attribuer une prime de risque, promit Dunworthy avant de prendre conscience que ce n’était pas ainsi qu’il rassurerait son interlocuteur. Vous recevrez une combinaison protectrice ou…
— Je pourrais faire ça à distance, suggéra Andrews. Une de mes amies qui poursuit ses études à Shrewsbury se fera un plaisir d’installer un modem. C’est ce que je peux vous proposer de mieux. Désolé.
— Désolée, répéta Mme Piantini.
— Non, non, dit Mlle Taylor. Mouvement latéral, deux-trois, levé-baissé, trois-quatre, baissé, puis jusqu’en bas. Et regardez vos camarades, pas le plancher. Un, deux, trois…
Elles reprirent leur menuet.
— Je ne peux pas courir ce risque, disait Andrews.
Il était clair qu’il ne se laisserait pas convaincre.
— Comment s’appelle votre amie ?
Andrews poussa un soupir de soulagement.
— Polly Wilson, fit-il avant de dicter un numéro de téléphone. Demandez-lui d’installer un modem pour relier votre appareil au mien.
Il alla pour raccrocher.
— Un instant ! cria Dunworthy.
Ce qui lui valut d’être foudroyé du regard par les Américaines.
— Quel pourrait être le décalage maximum, en 1320 ?
— Aucune idée. Trop de facteurs entrent en ligne de compte.
— Une approximation. Peut-on envisager vingt-huit ans ?
— Vingt-huit ans ? Ça m’étonnerait. Plus on va loin dans le temps, plus l’écart a tendance à s’amplifier, mais ce n’est pas exponentiel. La fourchette est mentionnée dans le relevé des paramètres.
— Le Médiéval s’en est passé.
— Ils ont expédié un historien au Moyen Âge sans rien vérifier au préalable ? demanda Andrews, visiblement choqué.
— C’est pour cela qu’il est essentiel d’interpréter le relèvement.
L’homme grimaça.
— À distance, se hâta d’ajouter Dunworthy. Jésus a un transmetteur portable installé à Londres. Pourriez-vous y aller et faire des prévisions pour un transfert à midi le treize décembre 1320 ?
— Quelles sont les coordonnées géographiques ?
— J’en prendrai connaissance en allant à Brasenose. Téléphonez-moi ici dès que vous aurez déterminé le décalage maximum. Pouvez-vous vous en charger ?
— Oui, fit Andrews qui semblait toutefois en douter.
— Parfait. Je vais joindre cette Polly Wilson. Je vous rappellerai dès que tout sera prêt.
Il raccrocha, sans lui laisser le temps de se défiler.
Il observa les carillonneuses. Les mouvements étaient compliqués, mais Mme Piantini ne perdait plus la cadence.
Il téléphona à Polly Wilson et lui indiqua ce que voulait Andrews. Il se demandait si elle avait regardé les informations et se dirait effrayée par le chauffage de Brasenose, mais elle répondit :
— Je dois me procurer le matériel. On se retrouve là-bas dans trois quarts d’heure.
Il laissa les carillonneuses jouer aux ludions et alla à Brasenose. La pluie s’était calmée et les passants étaient plus nombreux, bien que la plupart des magasins soient fermés. Par ailleurs, le responsable du carillon de Carfax avait dû attraper la grippe ou estimer qu’il n’était pas utile d’aller travailler en période de quarantaine car on entendait toujours « Noël blanc », à moins que ce fût « Ô sombre nuit entre le bœuf et l’âne gris ».
Il vit trois manifestants devant une épicerie indienne et une demi-douzaine devant Brasenose. Ces derniers brandissaient une grande banderole proclamant : « VOYAGE DANS LE PASSÉ = SANTÉ EN DANGER. » Il reconnut parmi eux la paramed de l’ambulance.
Un chauffage, la C.E. et le voyage temporel. Pendant la Pandémie on avait accusé le système de protection sociale des États-Unis et les climatiseurs. Au Moyen Âge, c’étaient Satan et les comètes qui avaient porté le chapeau. Quand on annoncerait que le virus venait de Caroline du Sud, Confédérés et hamburgers seraient cloués au pilori.
Il franchit la grille et alla dans la loge du concierge. Le sapin de Noël était au bout du comptoir, avec l’angelot perché à son sommet.
— Une étudiante de Shrewsbury va venir me rejoindre pour installer du matériel de télécommunication, annonça-t-il à l’homme.
— L’accès au laboratoire est interdit.
— Interdit ?
— Oui, monsieur. Nul ne peut y entrer.
— Pourquoi ? Que s’est-il passé ?
— À cause de l’épidémie, monsieur.
— L’épidémie ?
— Vous devriez en discuter avec M. Gilchrist.
— J’en ai la ferme intention. Annoncez-lui que je suis ici, et que je dois absolument entrer dans le labo.
— Je crains qu’il se soit absenté.
— Où est-il ?
— À l’hôpital, je crois. Il…
Dunworthy n’attendit pas la suite. À mi-chemin de l’établissement de soins, il lui vint à l’esprit que Polly Wilson se demanderait où il était passé et, lorsqu’il arriva à destination, que Gilchrist avait peut-être attrapé le virus.
C’est bien fait pour lui, se dit-il. Mais cet homme était dans la salle d’attente, frais et dispos sous son masque réglementaire. Il remontait sa manche pour l’injection que préparait une infirmière.
— Votre concierge m’a informé que vous aviez interdit l’accès au labo, dit aussitôt Dunworthy. Je dois y entrer. J’ai trouvé un tech qui interprétera le relèvement à distance dès que nous aurons installé un modem.
— C’est impossible. Le labo restera fermé jusqu’à l’identification du virus.
— Nous savons qu’il vient de Caroline du Sud.
— C’est une simple supposition. En attendant les résultats des analyses, nous ne devons courir aucun risque. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…
Il s’avança vers l’infirmière et Dunworthy tendit le bras pour le retenir.
— Quels risques ?
— Le public pense que le virus est arrivé par le transmetteur.
— Quel public ? Les trois timbrés qui agitent une banderole devant Brasenose ? cria-t-il.
— Vous êtes dans un hôpital, lui rappela l’infirmière. Baissez la voix, s’il vous plaît.
Il n’en fit aucun cas.
— Certaines personnes pensent que l’épidémie aurait pu être évitée si la politique d’immigration était plus stricte. Souhaitez-vous pour autant que l’Angleterre sorte de la Communauté ?
— En tant que remplaçant du recteur de la Faculté d’Histoire, j’ai pour mission de sauvegarder les intérêts de l’Université. Nous devons ménager la population, apaiser les esprits en fermant le labo jusqu’à l’arrivée du séquençage. S’il est confirmé que c’est le virus américain, je lèverai immédiatement cette mesure.
— Et entre-temps, que deviendra Kivrin ?
— Si vous ne baissez pas la voix, j’avertirai le docteur Ahrens, le menaça l’infirmière.
— Parfait ! Allez la chercher, rétorqua-t-il. Elle pourra ainsi constater que le raisonnement de M. Gilchrist est ridicule. Ce virus n’a pu arriver par le transmetteur.
Elle sortit, d’un pas pesant.
— Même si vos manifestants sont trop ignares pour comprendre les lois de la physique, ils devraient savoir ce qu’est un transfert. L’appareil a fonctionné en direction du passé, rien n’a pu venir vers nous du Moyen Âge.
— En ce cas, Mlle Engle n’est pas en danger et peut attendre.
— Pas en danger ? Vous ne savez même pas où elle est !
— Votre tech m’a dit que le transfert avait été réussi et que le décalage était infime.
Sur ces mots, Gilchrist redescendit sa manche et la boutonna.
— Je suis certain que tout s’est passé comme prévu.
— Pas moi. Pas avant d’en avoir obtenu la confirmation.
— Dois-je vous rappeler une fois de plus que cette expérience est placée sous ma responsabilité et non la vôtre ?
Il enfila son manteau.
— Si vous décidez de boucler le labo pour calmer une poignée de cinglés, que ferez-vous pour satisfaire les illuminés qui croient à une punition divine ? Brûler vifs des boucs émissaires ?
— Vos allusions sont blessantes. Tout comme vos interventions constantes dans des domaines qui ne vous concernent pas. Il saute aux yeux que vous voulez saboter les travaux du Médiéval, lui interdire l’accès aux voyages temporels et saper mon autorité. Je remplace M. Basingame pendant son absence et en tant que recteur…
— Vous n’êtes qu’un imbécile ignorant et imbu de lui-même auquel on n’aurait jamais dû confier le Médiéval, et encore moins la sécurité de Kivrin.
— Vos insultes ne m’atteignent pas. Le laboratoire restera en quarantaine jusqu’au séquençage.
Il sortit.
Dunworthy le prit en chasse et manqua entrer en collision avec Mary. Elle était en T.P. et étudiait un graphique.
— Vous ne devinerez jamais la dernière trouvaille de Gilchrist, dit-il. Un trio de manifestants l’ont convaincu que le virus était arrivé par le transmetteur et il a bouclé le laboratoire.
Elle ne leva pas les yeux du bout de papier.
— Ce matin, Badri a parlé du relèvement et répété je ne sais combien de fois : « C’est impossible. »
Elle le regarda, l’esprit ailleurs, puis reporta son attention sur le graphique.
— Un tech a accepté d’interpréter les résultats à distance, mais Gilchrist refuse. Vous devez le convaincre que cette épidémie vient des États-Unis.
— C’est faux.
— Quoi ? Avez-vous reçu le séquençage ?
Elle secoua la tête.
— Il n’est pas terminé, mais les premiers résultats démontrent que ce n’est pas le même virus. Et je suis bien placée pour le savoir, car l’américain n’est pas mortel.
— Que voulez-vous dire ? Il est arrivé malheur à Badri ?
— Non, à Beverly Breen.
Il resta muet. Il avait pensé qu’elle citerait le nom de Latimer.
— La femme au parapluie lavande, précisa Mary avec irritation. Elle est décédée il y a quelques instants.
22 décembre 1320 (calendrier julien). Le genou d’Agnès m’inquiète. Il est rouge et douloureux (c’est un euphémisme — elle hurle quand je veux le toucher) et elle ne marche qu’avec difficulté. Je ne sais quoi faire. Si j’en parle à Dame Imeyne, elle badigeonnera la plaie avec un de ses cataplasmes puants et Eliwys a d’autres soucis.
Gawyn n’est pas revenu. Il aurait dû rentrer hier à midi, et en constatant qu’il n’était pas là pour les vêpres, elle a reproché à sa belle-mère de l’avoir envoyé à Oxford.
— Seulement à Courcy, a rétorqué Imeyne, sur la défensive. C’est la pluie qui le retarde.
— Est-ce bien vrai ? a lancé Eliwys avec colère.
Ne serait-il pas allé vous chercher un nouvel aumônier ?
Imeyne s’est levée.
— Le père Roche nous couvrirait de honte, s’il célébrait les messes de Noël devant Messire Bloet et ses gens.
— Où l’avez-vous envoyé ?
— Je lui ai confié un message pour l’évêque.
— À Bath ? a demandé Eliwys en levant la main, comme pour la frapper.
— Non, à Cirencestre. L’archidiacre séjourne à l’abbaye pour la Nativité. J’ai chargé Gawyn de lui remettre une missive qu’un homme d’église pourra porter à Bath. Mais la situation ne doit pas être catastrophique, car autrement mon fils nous aurait rejoints.
— Votre fils sera mécontent d’apprendre que nous lui avons désobéi. Il nous avait ordonné, ainsi qu’à Gawyn, de ne pas quitter le manoir jusqu’à son arrivée.
Elle était furieuse et j’ai cru qu’elle frapperait sa belle-mère. Elle avait cependant repris des couleurs en l’entendant parler de Cirencestre, et sans doute était-elle rassurée.
Mais elle ne veut pas que Gawyn aille à Bath. Craint-elle qu’il tombe dans un piège, qu’il conduise les adversaires de son époux jusqu’à nous ou que Messire Guillaume soit retenu captif dans cette ville ?
Les trois possibilités, peut-être. Elle est allée une douzaine de fois sur le seuil pour scruter la route, ce matin, et elle est aussi agressive que Rosemonde l’a été dans les bois. Elle a demandé à Imeyne si elle était certaine que l’archidiacre résidait à Cirencestre. Elle craint qu’il soit absent et que Gawyn ait pris l’initiative de porter le message à l’évêque.
Sa peur est contagieuse. Sa belle-mère reste prostrée dans un coin pour prier, Agnès gémit sans cesse et Rosemonde brode sans seulement voir son ouvrage.
J’ai amené Agnès au père Roche, cet après-midi. Elle ne peut plus poser le pied par terre et une marque rougeâtre apparaît au-dessus du genou. Je ne peux cependant établir un diagnostic car toute l’articulation est rouge et enflée.
En 1320, il n’existe aucun remède à la septicémie et je porte la responsabilité d’une éventuelle infection. Si je ne l’avais pas laissée seule pour chercher le point de transfert, elle n’aurait pas fait cette chute. Les paradoxes sont censés empêcher ma présence d’influencer la vie des membres de mon entourage mais je ne veux courir aucun risque. En théorie, je n’aurais pas dû tomber malade.
J’ai donc attendu qu’Imeyne monte dans la soupente pour porter Agnès jusqu’à l’église. Il pleuvait à seaux, à notre arrivée, mais elle ne s’en plaignait pas et j’avoue que son silence m’a effrayée plus que tout le reste.
La voix du père Roche résonnait dans la nef obscure où régnait une forte odeur de moisi.
— Messire Guillaume n’est pas revenu de Bath, je crains pour sa sécurité.
Gawyn était-il de retour ? Je me suis arrêtée pour écouter leurs commentaires sur le procès.
— Il pleut depuis deux jours et un vent glacé se lève, ajoutait le prêtre. Nous devons rentrer les moutons.
J’ai scruté la pénombre et l’ai finalement discerné. Il était agenouillé devant le jubé, mains lointes pour prier.
— Le nourrisson de l’intendant a des coliques et ne peut garder le lait de sa mère. Tabord, le garçon de ferme, est au plus mal.
Il ne priait pas en latin et s’adressait à Dieu comme à un simple mortel, sans les intonations hantantes du prêtre de la Sainte Église Re-Formée ou du vicaire.
Les contemporains voient en Dieu un être matériel qui appartient au monde physique. « Vous allez retourner d’où vous venez », m’a dit le père Roche quand j’étais à l’agonie, et c’est ce que les contemporains sont supposés avoir cru : que la chair est illusoire et sans importance, que seule l’âme compte. Ils pensent visiter l’existence comme je visite ce siècle. Je n’ai cependant obtenu guère de preuves d’un tel état d’esprit. Eliwys murmure dévotement ses Ave aux vêpres et aux matines, mais ensuite elle se lève et époussette sa coiffe en semblant penser que ses prières ne changeront rien au sort de son mari, de ses filles ou de Gawyn. Et Imeyne, malgré son reliquaire et son livre d’heures, ne se préoccupe que de son statut social. C’est seulement quand je suis entrée dans cette église humide et que j’ai entendu le père Roche s’adresser à Lui que j’ai eu la preuve que Dieu est pour ces gens un être bien réel.
Peut-il se Le représenter comme je vous imagine dans la cour de Balliol, sous la pluie, avec des lunettes embuées que vous devez essuyer constamment dans votre cache-nez ? Je me demande s’il lui semble à la fois aussi proche et inaccessible.
— Protégez-nous du mal et accordez-nous la vie éternelle…
C’est alors qu’Agnès se redressa pour me dire :
— Je veux voir le père Roche.
Il se releva et vint vers nous.
— Que se passe-t-il ? Qui est là ?
— Dame Katherine. Je vous ai amené Agnès. Son genou est…
Quoi ? Infecté ?
— Pourriez-vous l’examiner ?
L’église était trop sombre et il l’emporta chez lui, une demeure guère plus grande et tout aussi basse que la hutte où j’avais trouvé refuge. Il devait constamment se pencher pour ne pas heurter les poutres.
Il ouvrit le volet de l’unique fenêtre puis alluma une chandelle et fit asseoir Agnès sur une table rudimentaire. Il défit le pansement et elle eut un mouvement de recul.
— Ne bouge pas, Agnus, lui dit-il. Et je te raconterai la venue du Christ.
— Le jour de Noël, fit-elle.
Il palpa la blessure et testa la résistance des parties enflées, en parlant pour la distraire.
— Et les bergers avaient peur, car ils ne savaient pas ce qu’était cette lueur scintillante. Ni les sons qu’ils entendaient et qui faisaient penser à des cloches célestes. Mais ils virent enfin l’ange de Dieu descendre vers eux.
Agnès avait hurlé et repoussé mes mains lorsque je m’étais penchée pour examiner son genou, mais elle laissait le prêtre tâter le renflement. J’obtins la confirmation qu’une marque rouge apparaissait. Il la toucha et approcha la chandelle à mèche de jonc.
— Du poison a dû pénétrer dans la plaie, dit-il.
Je vais préparer une décoction d’hysope qui l’absorbera.
Il alla tisonner les braises tièdes de l’âtre, prit un seau et versa de l’eau dans un pot de fer.
Le seau, le pot et ses mains étaient sales. Je regrettai d’être venue en le voyant poser le récipient sur le feu puis prélever une poignée d’herbes sèches dans un sac. Il n’était pas meilleur médecin qu’Imeyne et cette infusion ne serait pas plus efficace que ses cataplasmes. Quant à ses prières, elles ne seraient pas non plus exaucées.
J’allais protester lorsque je compris que j’avais espéré l’impossible. Pour combattre une infection, il fallait utiliser de la pénicilline et des antiseptiques, autant de choses que ne contenait pas ce sac.
Dans un de ses cours, M. Gilchrist a traité les médecins du Moyen Âge d’imbéciles parce qu’ils pratiquaient des saignées et administraient de l’arsenic et de l’urine de chèvre pour soigner les pestiférés. Mais ils n’avaient à leur disposition ni analogiques ni antimicrobiens. Ils ne connaissaient même pas les causes de la maladie. Réduire en poudre des feuilles et des pétales était tout ce que le père Roche pouvait tenter.
— Auriez-vous du vin ? m’enquis-je. Du vin vieux ?
La teneur en alcool de leur bière et de leur vin est peu élevée, mais elle augmente au fil du temps et l’alcool est un désinfectant.
— On m’a dit qu’un vin âgé versé dans une plaie arrête parfois l’infection, ajoutai-je.
Il ne me demanda pas ce que signifiait le terme « infection » ou par quel miracle je me souvenais de cela alors que j’étais censée avoir oublié tout le reste. Il retourna dans l’église et me rapporta une bouteille en poterie pleine d’un vin à l’odeur forte. J’en mis sur le bandage et la blessure.
J’ai gardé cette bouteille. Je la dissimule sous mon lit (si c’est du vin de messe, Imeyne aurait un excellent prétexte pour m’envoyer sur le bûcher) afin de poursuivre le traitement. Avant de coucher Agnès, j’en ai encore versé sur son genou.
Le temps resta à la pluie et au vent jusqu’à la veille de Noël. Le déluge s’abattait par l’ouverture aménagée à l’aplomb de l’âtre et le feu grésillait et fumait.
Kivrin versait du vin sur le genou d’Agnès à la moindre occasion et, le vingt-trois, la plaie était déjà un peu moins laide — dure et enflée mais moins rouge.
Imeyne et Eliwys n’avaient pas remarqué que la blessure d’Agnès s’était rouverte. Elles devaient tout préparer pour recevoir Messire Bloet et les siens, s’ils décidaient de répondre à l’invitation d’Imeyne. Il fallait nettoyer la soupente pour loger les femmes, semer des pétales de rose sur les joncs et faire cuire un surprenant assortiment de pains, puddings et tourtes… dont un pâté grotesque représentant le petit Jésus dans sa crèche emmailloté de bandes de pâte.
Dans l’après-midi, le père Roche passa au manoir, trempé et frissonnant. Il était allé chercher du lierre destiné à la décoration de la grande salle sous une pluie glaciale. Imeyne supervisait la cuisson du petit Jésus dans les cuisines et Kivrin invita le prêtre à s’asseoir près du feu pour que ses vêtements puissent sécher.
Elle appela Maisry puis, comme la servante ne daignait pas se déplacer, elle alla chercher une tasse de bière chaude dans les cuisines. À son retour, Maisry était assise à côté du père Roche et soulevait ses cheveux sales et emmêlés pour dégager une oreille que le prêtre enduisait de graisse d’oie. Sitôt qu’elle vit Kivrin, elle colla sa paume à sa joue et détala.
— Le genou d’Agnès se cicatrise, déclara Kivrin.
— Il a désenflé et une nouvelle croûte se forme.
Il n’en parut pas surpris et elle se demanda si elle ne s’était pas trompée en diagnostiquant une septicémie.
Au cours de la nuit, le froid cristallisa les gouttes de pluie et le lendemain matin Dame Eliwys déclara avec soulagement :
— Ils ne viendront pas.
Il était tombé près de trente centimètres de neige et des flocons descendaient encore du ciel. Imeyne poursuivait les préparatifs mais la déception l’incitait à se défouler sur Maisry.
Il cessa de neiger vers midi et deux heures plus tard le ciel se dégageait. Eliwys leur ordonna de se changer. Kivrin vêtit les enfants, surprise par la qualité de leurs chemises de soie. Agnès mit une cotte de velours rouge sombre et l’orna de sa boucle d’argent. Rosemonde avait une cotte vert forêt aux longues manches fendues et un corsage échancré qui laissait voir les broderies de sa chemise jaune. Kivrin ne savait quoi mettre mais, lorsqu’elle eut défait les tresses des filles et brossé leurs cheveux, Agnès lui suggéra :
— Vous devriez prendre votre cotte bleue.
Elle alla lui chercher ce vêtement dans le coffre placé au pied du lit. Il ne déparait plus, à présent que les enfants avaient mis leurs plus beaux atours, même si la trame était trop serrée, la teinture trop régulière.
Restait le problème posé par sa chevelure. Les célibataires la laissaient tomber librement, lors des festivités, mais ses cheveux étaient trop courts et seules les femmes mariées portaient une coiffe. Elle ne pouvait pourtant pas les laisser ainsi… c’était trop laid.
La nervosité d’Eliwys revenait avec le beau temps. Elle sursauta quand Maisry entra, puis elle la gifla sous prétexte qu’elle laissait des empreintes de pas boueuses sur le sol. Elle pensa à une douzaine de tâches oubliées, adressa des reproches à tout le monde et, quand Dame Imeyne grommela pour la douzième fois : « Si nous étions allées à Courcy… » Kivrin crut qu’elle lui arracherait les yeux.
Changer Agnès avant la toute dernière minute n’était pas une excellente idée. En milieu d’après-midi ses manches brodées étaient crasseuses et sa jupe de velours couverte de farine.
Gawyn ne revenait toujours pas et tous avaient les nerfs à fleur de peau. Les oreilles de Maisry étaient cramoisies. Et quand Dame Imeyne dit à Kivrin de porter six bougies en cire d’abeille au père Roche, elle fut ravie de pouvoir s’éclipser avec les enfants.
— Précisez-lui qu’elles devront servir aux deux messes, gronda Imeyne. De bien piètres célébrations de la naissance de notre Seigneur. Nous aurions dû aller à Courcy.
Kivrin aida Agnès à enfiler son manteau et appela Rosemonde. Elles allèrent dans l’église. Le prêtre n’y était pas. Il avait posé au centre de l’autel un gros cierge jaunâtre qu’il allumerait au coucher du soleil. Les anneaux noirs superposés tracés sur son pourtour lui permettraient de compter les heures jusqu’à minuit, agenouillé dans cette nef glaciale.
Il n’était pas non plus à son domicile. Kivrin laissa les bougies sur la table et revint vers le manoir. En chemin, elle vit l’âne près de l’entrée du cimetière.
— Nous allions oublier de nourrir les animaux, déclara Agnès.
— Nourrir les animaux ? répéta Kivrin.
Elle s’inquiéta pour leurs tenues.
— C’est la veille de Noël. Ne le faites-vous pas, là d’où vous venez ?
— Elle ne s’en souvient plus, intervint Rosemonde. La veille de Noël nous leur apportons de la nourriture en l’honneur de Jésus qui est né dans une étable.
— Vous ne vous rappelez pas les fêtes de Noël ? demanda Agnès.
— Si, un peu, répondit Kivrin.
Et elle pensa à Oxford, aux boutiques de Carfax décorées de sapins en plastène et bondées d’acheteurs de dernière minute, à High Street envahie par les bicyclettes et à la Magdalen Tower à peine visible derrière un rideau de flocons de neige.
— Les cloches sonnent, on mange, on va à la messe et on met le feu à la bûche, dit Agnès.
— Tu mélanges tout, rétorqua sa sœur. Nous allons à l’office après avoir allumé la bûche.
— Mais il y a d’abord les cloches, lança Agnès avec un regard mauvais.
Elles allèrent chercher un sac d’avoine et du foin dans la grange puis se rendirent dans les écuries. Gringolet n’était pas avec les autres chevaux, ce qui signifiait que Gawyn n’était pas revenu. Elle devrait lui parler sans faute dès son retour. Le rendez-vous était prévu dans moins d’une semaine et elle ne connaissait toujours pas l’emplacement de la clairière. En outre, la situation risquait de changer radicalement au retour de Guillaume.
Eliwys attendait son époux pour prendre une décision à son sujet, et elle avait dit aux enfants qu’il arriverait certainement ce jour-là. Il pourrait décider de l’envoyer à Oxford ou à Londres, si Messire Bloet ne proposait pas de l’emmener à Courcy. Elle comptait sur l’animation des fêtes pour trouver une occasion de s’entretenir avec Gawyn et le convaincre de la conduire en ce lieu.
Elle s’attarda dans les écuries, au cas où il reviendrait, mais Agnès voulait aller donner du grain aux poulets. Kivrin lui suggéra de porter du foin à la vache de l’intendant.
— Elle n’est pas à nous, fit sèchement remarquer Rosemonde.
— Quand j’étais malade, elle est venue m’offrir son dos pour que je m’y soutienne, et je voudrais lui exprimer ma reconnaissance.
Elles passèrent devant la porcherie désormais vide.
— Pauvres cochons, fil Agnès. Si on ne les avait pas tués, je leur aurais donné une pomme.
— Le ciel s’obscurcit à nouveau, fit remarquer sa sœur aînée. Ils ne viendront pas.
— Si ! s’emporta Agnès. Messire Bloet m’a promis un cadeau.
La vache terminait les plants de petits pois noircis, derrière la même hutte.
— Joyeux Noël, Dame Vache, dit Agnès en tendant une poignée de foin à bout de bras.
À plus d’un mètre de la bouche du ruminant.
— Elle ne parlera qu’à minuit, lui rappela Rosemonde.
— Je reviendrai à ce moment-là, décida Agnès. L’animal tendit son cou et l’enfant fit un bond en arrière.
— C’est impossible, pauvre idiote. Nous serons à la messe.
Kivrin prit du foin et le donna à la vache, sous le regard envieux de la petite fille.
— Si tous les gens sont à l’église, comment peuvent-ils savoir que les animaux parlent ?
Elle marque un point, se dit Kivrin.
— Le père Roche l’affirme.
Agnès abandonna la protection de la jupe de Kivrin pour renouveler sa réserve de foin.
— Que disent-ils ?
— Que tu ne sais pas comment t’y prendre pour les nourrir.
— C’est faux !
Agnès tendit le bras. Le ruminant étira son cou, la gueule ouverte, et la fillette lui lança le foin et courut se réfugier derrière Kivrin.
— Ils chantent les louanges de Notre Seigneur. Elles entendirent des chevaux. Agnès partit en courant entre les huttes. Peu après, elle revenait en criant :
— Ils sont là ! Messire Bloet est ici. Je les ai vus. Ils franchissent le portail.
Kivrin éparpilla le reste du foin sur le sol. Rosemonde préleva une poignée d’avoine dans le sac et la donna à l’animal, qui happa les grains dans sa paume.
— Venez ! leur disait Agnès. Messire Bloet est arrivé !
— Il me reste à nourrir l’âne du père Roche, rétorqua sa sœur aînée.
Elle se dirigea vers l’église, sans avoir lancé un seul regard en direction du manoir.
— Mais ils sont tous là ! Tu ne veux pas voir ce qu’ils ont apporté ?
C’était apparemment le dernier souci de Rosemonde. L’âne s’intéressait à une touffe d’herbe qui dépassait de la neige et elle se pencha pour lui présenter l’avoine. Balaam n’en fit pas cas et elle resta près de lui, le visage dissimulé par ses longs cheveux sombres.
— Rosemonde ! hurlait Agnès, rouge d’exaspération. Tu n’as pas entendu ? Ils sont arrivés !
L’âne sectionna des brins d’herbe avec ses grosses dents jaunâtres, indifférent aux grains que Rosemonde lui offrait.
— Je m’en charge, déclara Kivrin. Vous devez aller saluer vos invités.
— Messire Bloet a promis de m’apporter un cadeau, leur rappela Agnès.
Sa sœur laissa l’avoine tomber dans la neige.
— S’il te plaît tant, tu devrais l’épouser, lança-t-elle à sa cadette avant de se diriger vers le manoir.
— Je ne peux pas, je suis trop jeune.
Rosemonde également, se dit Kivrin. Elle prit la fillette par la main et suivit Rosemonde qui marchait d’un pas rapide, le menton levé, sans prendre la peine de soulever sa jupe, sans faire cas de sa sœur qui la suppliait d’attendre.
Kivrin pressait le pas pour ne pas se laisser distancer et Agnès devait courir. Elles arrivèrent dans la cour en même temps et Kivrin resta bouche bée.
Elle s’attendait à un accueil empreint de formalisme, des paroles de bienvenue et des sourires de convenance, mais l’animation était à son comble. Tous transportaient des malles et des sacs, se saluaient par des exclamations et des accolades, parlaient fort et riaient. Nul n’avait dû remarquer l’absence des filles du maître de céans. Une femme corpulente au crâne surmonté d’une énorme coiffe empesée prit Agnès dans ses bras pour l’embrasser et trois jeunes filles se regroupèrent autour de Rosemonde en piaillant de joie.
Des serviteurs, également vêtus de leurs plus beaux atours, emportaient des paniers et une grosse oie dans les cuisines. Des palefreniers guidaient les chevaux vers les écuries. Gawyn, toujours monté sur Gringolet, se penchait pour parler à Imeyne. Kivrin l’entendit déclarer :
— Non, l’évêque est à Wiveliscombe.
Mais la belle-mère d’Eliwys n’en parut pas dépitée et Kivrin en conclut que quelqu’un se chargerait de transmettre le message laissé à l’archidiacre.
Imeyne se tourna pour aider une jeune femme en manteau d’un bleu encore plus vif que la cotte du XXIe siècle à descendre de cheval. Elle la guida ensuite vers sa bru, qui sourit en la voyant.
Kivrin tentait de déterminer qui pouvait être Messire Bloet, mais il y avait au moins une demi-douzaine de cavaliers aux brides incrustées d’argent et au manteau doublé de fourrure. Aucun n’était particulièrement décrépit et quelques-uns avaient même un physique agréable. Elle se tourna pour demander à Agnès de la renseigner, mais la fillette était retenue captive par la dame à la coiffe démesurée qui tapotait sa chevelure et lui disait :
— Tu as tellement grandi que j’ai failli ne pas te reconnaître.
Kivrin sourit. Certaines choses ne changeraient décidément jamais.
Les rouquins étaient nombreux, dans l’entourage de Messire Bloet. Il y avait entre autres une femme aussi âgée qu’Imeyne dont la chevelure tombait librement dans son dos. Cette vieille fille à la bouche pincée paraissait mécontente de la façon dont les serviteurs s’y prenaient pour décharger leurs bagages. Elle arracha un panier lourdement chargé des mains d’une fille qui ne savait comment le tenir et le lança à un individu obèse en cotte de velours vert.
— Messire Bloet ! cria Agnès.
Elle se précipita vers le gros homme.
Oh, non ! pensa Kivrin. Elle l’avait pris pour l’époux de la mégère rouquine ou de la femme à la coiffe empesée. Ce quinquagénaire pesait plus de cent vingt kilos et le sourire qu’il adressa à la fillette révéla des rangées de dents noircies par les caries.
— M’avez-vous apporté quelque chose ? demanda Agnès qui tiraillait l’ourlet de sa cotte.
— Certes, fit-il. Pour toi et pour ta sœur.
Il se détourna afin d’observer Rosemonde qui s’entretenait avec les autres jeunes filles.
— Je vais aller la chercher, proposa Agnès.
Elle partit en courant, avant que Kivrin ne pût intervenir. Bloet la suivit d’un pas pesant et les filles gloussèrent et s’égaillèrent en le voyant approcher. Rosemonde foudroya sa sœur du regard puis sourit et tendit la main.
— Bonjour, soyez le bienvenu, dit-elle.
Ses joues pâles s’empourpraient, mais Bloet dut attribuer cette réaction à de la timidité, ou à la joie de le voir. Il prit les doigts délicats dans sa main adipeuse et déclara :
— C’est avec moins de formalisme que vous accueillerez votre époux, au printemps.
Elle rougit plus encore.
— Nous ne sommes qu’en hiver, Messire.
— Mais Pâques approche, dit-il avant de rire.
— Où est mon présent ? insista Agnès.
— Comment oses-tu demander quelque chose à un invité ? s’écria Eliwys en rejoignant ses filles.
Elle sourit à Messire Bloet. Si elle n’approuvait pas cette union, elle n’en laissait rien paraître.
— Chose promise, chose due, dit l’homme en glissant la main dans sa ceinture trop serrée pour prendre une petite bourse en toile. Un cadeau pour ma belle-sœur et un cadeau pour ma fiancée.
— Il sortit une broche sertie de pierres.
— Un témoignage de mon amour pour ma future épouse. Vous devrez penser à moi chaque fois que vous la mettrez.
Il s’avança pour l’épingler au manteau de Rosemonde, le souffle court, et Kivrin pria le Ciel pour qu’il fût terrassé par un infarctus. Rosemonde demeura immobile pendant que les doigts boudinés de l’homme effleuraient son cou.
— Des rubis ! s’exclama Eliwys. Qu’attends-tu pour remercier ton fiancé, ma fille ?
— Merci, dit Rosemonde d’une voix plate.
— Et moi ? rappela Agnès qui sautillait d’un pied sur l’autre.
Il plongea à nouveau la main dans la bourse et dissimula quelque chose dans son poing. Il se pencha, très lentement, et ouvrit la main.
— Une clochette ! fit Agnès, aux anges.
Elle leva et secoua l’objet en cuivre surmonté d’un anneau. Puis elle demanda à Kivrin de l’accompagner à l’intérieur. Elle voulait monter chercher dans la soupente un ruban qui lui permettrait de le porter à son poignet.
— Mon père me l’a rapporté de la foire, expliqua-t-elle.
Le bout de tissu était si raide que Kivrin eut des difficultés à le glisser dans l’anneau. Même le bolduc utilisé pour attacher les paquets était plus souple.
Kivrin le noua et elles redescendirent. Une animation intense régnait dans la maison. Les serviteurs apportaient des coffres, de la literie, des versions moyenâgeuses des sacs de voyage et des vanity-cases. Elle cessa de craindre que Messire Bloet décidât de l’emmener avec sa suite. Cet homme et ses gens semblaient avoir l’intention de passer ici tout l’hiver.
Elle n’avait pas non plus à craindre qu’ils parlent de son avenir. Nul ne lui avait prêté attention, même quand Agnès était allée montrer son bracelet à sa mère. Eliwys s’entretenait avec Bloet, Gawyn et un des nouveaux venus. À la voir tordre ses mains, on pouvait présumer que les nouvelles étaient mauvaises.
À l’autre bout de la salle. Dame Imeyne s’adressait à la femme corpulente et à un homme blême en robe du clergé. Sans doute se plaignait-elle du père Roche.
Kivrin profita de la confusion pour demander à Rosemonde de lui indiquer qui était qui. L’individu au teint blafard était l’aumônier de Messire Bloet, ce qu’elle avait déjà compris. La jeune femme en manteau bleu vif était sa fille adoptive. La matrone à la coiffe empesée, sa belle-sœur venue du Dorset séjourner à Courcy, était la mère des deux jeunes rouquins et des filles rieuses. Messire Bloet n’avait pas d’enfants.
C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il voulait en épouser une, ce qui ne choquait apparemment personne. Au XIVe siècle, perpétuer la lignée était très important et plus la mariée était jeune, plus grandes étaient les chances d’avoir suffisamment de fils pour que l’un d’eux survécût jusqu’à l’âge adulte, même si la mère devait mourir en couches.
La mégère aux cheveux roux était Dame Yvolde, sa sœur célibataire. Elle vivait avec lui et gardait son trousseau de clés à la ceinture, ce qui signifiait qu’elle dirigeait la maisonnée.
— Qui sont les autres ? voulut savoir Kivrin.
Elle espérait que Rosemonde aurait quelques alliés dans sa future demeure.
— Des serviteurs, répondit l’enfant avant de courir rejoindre les autres filles.
Ils étaient au moins une vingtaine, sans compter les garçons d’écurie qui s’occupaient des chevaux, et nul ne semblait s’étonner de leur grand nombre. Elle avait lu que les nobles s’entouraient de douzaines de domestiques mais cru à une exagération. Eliwys et Imeyne venaient de faire appel à la main-d’œuvre locale pour préparer les festivités et, quoique consciente de la précarité de leur situation, elle avait conclu que les historiens se trompaient. C’était elle qui avait été dans l’erreur.
Ils allaient servir le souper, bien que la veille de Noël fût un jour de jeûne. Et dès que l’aumônier termina de lire les vêpres, sans doute à la demande de Dame Imeyne, une meute de valets apportèrent un repas composé de pain, de vin coupé d’eau et de morue séchée mise à tremper puis grillée.
Agnès était si surexcitée qu’elle n’avala pas une seule bouchée. Ensuite, elle refusa de s’asseoir près du feu et courut autour de la salle pour faire tinter sa clochette et importuner les chiens.
Les serviteurs de Messire Bloet et l’intendant entrèrent avec la bûche de Noël. Ils la lâchèrent dans l’âtre. Des étincelles volèrent de toutes parts et les femmes reculèrent en riant, pendant que les enfants hurlaient leur joie. En tant que fille aînée du maître des lieux, Rosemonde l’alluma avec un fagot composé de brindilles prises sur la bûche de l’année précédente. Elle mit le feu à l’extrémité d’une racine aux formes tourmentées et la première flamme fut saluée par des rires et des applaudissements. Agnès contribua au vacarme en agitant follement son bras pour faire tinter sa clochette.
Rosemonde avait précisé que même les enfants assistaient à la messe de minuit, mais Kivrin avait espéré inciter Agnès à s’allonger près d’elle. Cependant, la fillette criait et secouait tant son jouet qu’elle dut le lui confisquer.
Assises près du feu, les femmes bavardaient à voix basse. Les hommes formaient de petits groupes et, l’aumônier excepté, ils sortaient régulièrement pour revenir un peu plus tard en riant et en tapant des pieds pour faire tomber la neige de leurs bottes. Leur mine rougeaude et les regards réprobateurs d’Imeyne indiquaient qu’ils étaient allés boire de la bière, malgré le jeûne.
La troisième fois, Bloet s’installa de l’autre côté de l’âtre et allongea ses jambes vers le feu, pour observer les filles. Les trois glousseuses jouaient à colin-maillard avec Rosemonde, et quand cette dernière approcha des bancs avec un bandeau sur les yeux, il tendit la main pour la prendre par la taille et l’attirer sur ses genoux. Tous rirent.
Imeyne passa la soirée auprès de l’aumônier. Elle lui dressait la liste des fautes du père Roche. Il était ignorant et maladroit, il avait récité le Confiteor avant l’Adjutorum… et il était en cet instant même agenouillé dans son église glaciale, pensa Kivrin, alors que l’autre prêtre se réchauffait les mains au-dessus du feu et secouait la tête avec une expression désapprobatrice.
Les flammes moururent en braises rougeoyantes. Rosemonde échappa à Bloet et retourna jouer. Gawyn raconta qu’il avait tué six loups, sans quitter Eliwys des yeux. L’aumônier narra l’histoire d’une mourante qui avait menti lors de sa confession. Lorsqu’il avait oint son front avec l’huile des malades, la peau avait noirci en dégageant une épaisse fumée.
Il n’avait pas terminé son récit macabre que Gawyn se leva, se frotta les mains au-dessus de l’âtre et alla s’asseoir sur le banc des mendiants pour retirer une de ses bottes.
Eliwys alla le rejoindre et il se releva.
Kivrin l’entendit dire :
— Le procès a été une fois de plus reporté. Le juge est malade.
Le commentaire d’Eliwys fut inaudible, mais il hocha la tête et déclara :
— Nous pouvons nous en féliciter. Le nouveau magistrat vient de Swindone et n’est pas un chaud partisan du roi.
Mais Eliwys était aussi livide qu’au moment où Imeyne lui avait annoncé qu’elle venait d’envoyer Gawyn à Courcy.
Il se rassit, fit tomber les brins de jonc qui adhéraient à son haut-de-chausses puis renfila sa botte. Il redressa la tête et dit quelques mots. Les ombres dissimulaient le visage d’Eliwys mais Kivrin voyait l’expression de Gawyn.
Comme tous les convives, pensa-t-elle. Imeyne était trop occupée à se plaindre mais Dame Yvolde observait le couple, les lèvres pincées, de même que Messire Bloet et les autres hommes.
Kivrin comprit qu’elle ne pourrait s’entretenir avec Gawyn devant tant de curieux. Une cloche tinta. Eliwys sursauta et se tourna vers la porte.
— C’est le glas du Démon, commenta posément l’aumônier.
Même les enfants interrompirent leurs jeux pour tendre l’oreille.
Dans certains villages un coup de cloche marquait chaque année écoulée depuis la naissance du Christ. Ailleurs, on se contentait de la sonner de onze heures à minuit. Kivrin doutait que le père Roche, ou même l’aumônier, sût compter jusqu’à mille. Elle décida de vérifier.
Trois serviteurs apportèrent du bois pour alimenter le feu. Les flammes bondirent et de grandes ombres distordues dansèrent sur les murs. Agnès se leva et tendit le doigt. Un des neveux de Messire Bloet fit un lapin avec ses mains.
Selon M. Latimer, les contemporains pensaient que l’avenir était révélé par les ombres dues à la bûche de Noël. Kivrin se demandait ce qu’il leur réservait. Messire Guillaume avait des ennuis avec la justice et tous les siens étaient en danger.
Le roi confisquait les terres et les biens des criminels. En cas de condamnation, sa famille devrait peut-être aller vivre en France, ou accepter la charité de Bloet et subir les sarcasmes de la femme de l’intendant.
À moins que Guillaume ne revînt ce soir même, avec de bonnes nouvelles et un faucon pour sa fille cadette. Tous seraient alors heureux, à l’exception d’Eliwys et de Rosemonde.
Mais tout cela appartient déjà à l’Histoire, se dit-elle. Le verdict a été rendu il y a longtemps. Messire Guillaume est rentré chez lui et a découvert les tendres sentiments qui unissent son épouse à Gawyn. Rosemonde a épousé cet homme immonde qu’est Bloet. Agnès a grandi, s’est mariée et est morte en couches, si ce n’est pas d’une septicémie, du choléra ou d’une pneumonie.
Ils sont tous morts, se dit-elle sans pouvoir le croire. Ils sont tous décédés depuis plus de sept siècles.
— Regardez ! cria Agnès. Rosemonde n’a plus de tête !
Elle désigna une ombre, une projection de la silhouette de sa sœur, étrangement étirée et tronquée au-dessus des épaules.
— Je n’ai pas de tête, moi non plus ! dit un des rouquins en sautillant pour modifier son image.
— Tu n’as pas de tête, Rosemonde, commenta gaiement Agnès. Tu mourras dans l’année.
— Tu ne dois pas dire des choses pareilles, ordonna Eliwys.
Elle alla vers sa fille.
— Kivrin a une tête, et moi aussi. Mais pas cette pauvre Rosemonde.
— Ce sont des jeux stupides, gronda Eliwys en la prenant par les bras. Tais-toi !
— Mais l’ombre… insista Agnès qui était sur le point d’éclater en sanglots.
— Assieds-toi à côté de Dame Katherine et ne dis plus un mot !
Elle ramena l’enfant vers Kivrin.
— Tu deviens insupportable.
Agnès se pelotonna contre Kivrin, qui avait dû interrompre son décompte des coups de cloche. Elle le reprit où elle s’était arrêtée. Quarante-six, quarante-sept.
— Je veux ma clochette, réclama Agnès en descendant du banc.
— Non, reste tranquille, refusa Kivrin en la hissant sur ses genoux.
— Alors, parlez-moi de Noël.
— Impossible, Agnès. Je ne m’en souviens plus.
— Vous n’avez aucun souvenir à me raconter ?
Ils sont pourtant nombreux, se dit Kivrin. Les magasins décorés de rubans, de satin et de velours rouge, or et bleu… un bleu encore plus vil que la couleur de ma cotte. Et partout des lumières et les chants de Noël.
Elle pensa au carillon de Carfax qui massacrait « Les bergers, à Bethléem, sont accourus » et à la musique aigrelette des boutiques de High Street. Des mélodies qui ne seraient composées que bien plus tard. Elle eut la nostalgie de ce lointain avenir.
— Je veux agiter ma clochette, insista Agnès en se débattant pour descendre de ses genoux. Rendez-la-moi !
Elle lui présenta son poignet.
— À condition que tu t’allonges près de moi.
— Et que je dorme ? demanda Agnès, boudeuse.
— Non. Je vais te raconter une histoire. Il était une fois…
Elle s’interrompit. Cette expression n’était-elle pas anachronique ? Quels récits narrait-on aux enfants, au XIVe siècle ? Des contes où il était question de loups et de sorcières dont la peau s’assombrissait lorsqu’on leur administrait l’extrême-onction.
— Il était une fois une jeune fille, commença-t-elle.
Elle attacha la clochette au poignet d’Agnès et constata que le ruban s’effilochait. Il ne supporterait pas d’autres manipulations.
— Une jeune fille qui vivait…
— Est-ce elle ? fit une voix féminine.
Kivrin leva les yeux, sur Imeyne. Elle était accompagnée par Dame Ivolde qui la dévisagea puis secoua la tête.
— Non, ce n’est pas la fille d’Uluric. Elle était brune et bien moins grande.
— La pupille de Ferrer, alors ? suggéra Imeyne.
— Elle est décédée, répondit Yvolde avant de s’adresser à Kivrin. Vous ne vous rappelez pas votre passé ?
— Non, gente Dame.
Elle se souvint à retardement qu’elle devait baisser les yeux, avec modestie.
— Elle a reçu un coup sur la tête, précisa Agnès.
— Mais vous maîtrisez toujours le langage et connaissez votre prénom. Appartenez-vous à une famille honorable ?
— Je ne saurais le dire, gente Dame.
Yvolde renifla.
— Elle a l’accent des gens de l’Ouest. Avez-vous envoyé quelqu’un se renseigner à Bath ?
— Non, dit Imeyne. Ma belle-fille attend le retour de Guillaume. Savez-vous ce qui se passe à Oxenford ?
— Non, seulement que les malades y sont nombreux.
Rosemonde approcha pour demander :
— Alors, Dame Yvolde, avez-vous pu identifier Dame Katherine ?
— Non. Qu avez-vous fait de la broche de mon frère ?
— Je… Elle est épinglée à mon manteau, balbutia Rosemonde.
— La trouveriez-vous indigne de vous ?
— Va la chercher, ordonna Imeyne. Je veux voir ce bijou.
Rosemonde redressa le menton et s’éloigna vers les paravents.
— Les présents de mon frère ne l’enthousiasment pas plus que sa présence. Elle ne lui a pas adressé une seule fois la parole, au cours du dîner.
Rosemonde revint avec son manteau, retira la broche et la remit à sa grand-mère sans faire de commentaires.
— Je veux la voir, fit Agnès.
Rosemonde se baissa pour la lui montrer.
C’était un anneau d’or serti de pierres rouges, avec une aiguille montée en son centre. Les mots Io suiicien lui dami amo étaient gravés sur son pourtour.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Agnès.
— Je l’ignore, avoua sa sœur sur un ton qui traduisait une indifférence totale.
Kivrin vit qu’Yvolde serrait les dents.
— Il est écrit : « Je représente l’être aimé », se hâta-t-elle de préciser.
Avant de prendre conscience de son erreur. Imeyne, qui semblait ne rien avoir remarqué, déclara à Rosemonde :
— Tu devrais la garder sur ton cœur, et non suspendue à une patère.
Elle prit la broche et l’épingla sur la cotte de sa petite-fille.
— Et vous feriez mieux de tenir compagnie à mon frère plutôt que de jouer comme une enfant, surenchérit Yvolde.
Elle désigna Messire Bloet qui somnolait près de l’âtre. Rosemonde implora Kivrin du regard.
— Va le remercier, ordonna Imeyne.
Rosemonde s’éloigna vers son fiancé, après avoir confié son manteau à Kivrin qui ordonna à Agnès :
— Allonge-toi. Tu dois te reposer.
— Je veux écouter le glas du Démon, protesta la fillette.
— Dame Katherine, dit Yvolde en accentuant étrangement le mot « Dame », vous prétendez que vous ne vous souvenez de rien mais vous venez de nous dire ce qui est écrit sur cette broche. Sauriez-vous lire ?
Naturellement, pensa Kivrin. Mais moins d’un tiers des contemporains en sont capables, dont très peu de femmes.
Imeyne la dévisageait suspicieusement, comme lorsqu’elle avait palpé ses vêtements et examiné ses mains.
— Non, pas même le Pater, mentit-elle en soutenant le regard de son interlocutrice. Messire Bloet l’a précisé lorsqu’il a remis cette broche à Rosemonde.
— C’est faux ! s’exclama Agnès.
— Tu ne t’intéressais qu’à ta clochette, affirma Kivrin.
Mais Dame Yvolde ne le croirait pas. Elle poserait la question à son frère, qui répondrait qu’il ne lui avait jamais adressé la parole.
Cependant, l’explication parut la satisfaire.
— Le contraire m’eût surprise, dit-elle à Imeyne.
Elle lui tendit la main et elles les laissèrent.
— Je veux ma clochette, insistait Agnès.
— Je ne la mettrai à ton poignet que si tu t’allonges.
La fillette grimpa sur ses genoux.
— Racontez-moi d’abord cette histoire.
— Il était une fois une jeune fille…
Imeyne et Yvolde s’étaient assises à côté de Messire Bloet et parlaient à Rosemonde. Elle dit quelque chose, le menton levé et les joues rouges. Son fiancé rit, toucha sa broche, caressa ses seins.
— Il était une fois une jeune fille… souffla Agnès.
— … qui vivait à l’orée d’un grand bois. « Ne va pas seule dans la forêt », lui dit son père…
— Mais elle ne l’a pas écouté, devina l’enfant en bâillant.
— Non, elle ne l’a pas écouté. Il l’aimait et ne songeait qu’à sa sécurité, mais elle ne prêtait pas attention à ses paroles.
— Qu’est-ce qu’il y avait, là-bas ?
Elle se pelotonna contre Kivrin, qui la couvrit du manteau de Rosemonde. Des brigands imaginaires, pensa-t-elle. Des vieillards lubriques, leurs sœurs revêches, des amants adultères, des époux et des juges…
— D’innombrables dangers.
— Des loups, déclara Agnès d’une voix lourde de sommeil.
— Oui, des loups.
Imeyne et Yvolde s’étaient écartées de Messire Bloet et la regardaient, en échangeant des murmures.
— Que lui est-il arrivé ? demanda Agnès.
Ses paupières se fermaient déjà et Kivrin la serra contre elle.
— Ça, j’aimerais bien le savoir, murmura-t-elle.
Agnès dormait depuis moins de cinq minutes quand la cloche se tut. Un instant plus tard, elle sonnait à nouveau, sur un rythme plus rapide, pour annoncer la messe.
— Le père Roche commence trop tôt, il n’est pas encore minuit, grommela dame Imeyne.
Elle n’avait pas terminé sa phrase que les autres cloches se faisaient entendre : Wychlade, Bureford et, à l’est, si loin que ce n’était qu’un vague écho, les cloches d’Oxford.
Messire Bloet se leva avec difficulté puis aida sa sœur à l’imiter. Un serviteur leur apporta un manteau et une cape doublée de fourrure d’écureuil. Les filles cherchèrent leurs houppelandes dans la pile de vêtements et les mirent sans interrompre leurs bavardages. Dame Ymeyne secoua Maisry qui s’était endormie sur le banc des mendiants et la chargea d’aller lui chercher son livre d’heures. La servante se dirigea d’un pas traînant vers l’échelle de la soupente, en bâillant. Rosemonde vint récupérer son manteau qui avait glissé des épaules de sa sœur cadette.
Agnès dormait si profondément que Kivrin hésita à la réveiller. Mais elle doutait qu’un profond épuisement fût une raison suffisante pour exempter de messe une enfant de cinq ans.
— Agnès, fit-elle à mi-voix.
— Vous devrez la porter jusqu’à l’église, lui dit Rosemonde qui n’arrivait pas à épingler sa broche.
Kivrin vit approcher le fils cadet de l’intendant. Il lui apportait son manteau, qu’il laissait traîner sur les joncs.
— Agnès, répéta-t-elle.
Elle la secoua avec douceur, surprise que les tintements ne l’aient pas tirée de son sommeil.
Agnès ouvrit les yeux.
— Tu ne m’as pas réveillée ! reprocha-t-elle à sa sœur. Tu me l’avais pourtant promis.
— Habille-toi, lui dit Kivrin. Nous devons aller à l’église.
— Je veux ma clochette.
— Elle est attachée à ton poignet.
— C’est faux ! rétorqua la fillette en montrant son bras.
L’objet était tombé sur le sol et Rosemonde se baissa pour le ramasser.
— La voici. Elle a dû glisser. Mais tu dois la laisser. Les cloches de Noël ne peuvent tinter qu’après la messe.
— Je ne la secouerai pas, promit Agnès.
Kivrin en doutait, mais tous étaient prêts à partir. Un homme avait pris un tison dans l’âtre et allumait des lanternes qu’il remettait aux serviteurs. Elle noua rapidement le ruban au poignet de l’enfant.
Dame Eliwys prit la main que lui présentait Messire Bloet. D’un geste, Dame Imeyne fit comprendre à Kivrin qu’elle devait les suivre avec les enfants. Elle leur emboîta le pas, avec Dame Yvolde. Une procession se forma et ils traversèrent la cour, le terrain communal.
Le ciel s’était dégagé et un tapis blanc recouvrait le village. Figé hors du temps, pensa Kivrin. La neige dissimulait le fait que les cabanes étaient délabrées, les clôtures branlantes et les huttes sordides. Les lanternes faisaient scintiller les cristaux de glace mais c’étaient les étoiles qui lui coupaient le souffle… des centaines, des milliers de joyaux miroitants dans un écrin de nuit.
— Ça brille, dit Agnès.
Kivrin ne put savoir si elle se référait à la neige ou au ciel.
La cloche avait un timbre différent, plus clair, dans l’air glacé. Kivrin reconnaissait les autres cloches, Esthcote, Witenie et Chertelintone, bien que leur son fût également altéré. Elle s’étonna de ne pas entendre les cloches de Swindone et d’Oxford. Elle se demanda si elles n’avaient pas été le fruit de son imagination.
— Tu fais sonner ta clochette, Agnès, dit Rosemonde.
— Certainement pas. Je me contente de marcher.
— Regardez l’église, leur suggéra Kivrin. N’est-elle pas magnifique ?
Les vitraux projetaient des rais rubis et saphir sur la neige. Il y avait également des lumières tout autour, dans le cimetière, jusqu’au clocher. Des torches. Elle respirait l’odeur bitumineuse de leur fumée. Des lueurs approchaient dans les champs et sur la colline qui se dressait derrière l’église.
Elle pensa à Oxford, aux boutiques illuminées, aux rectangles de clarté jaunâtre des fenêtres de Brasenose et au sapin de Noël de Balliol avec ses guirlandes laser multicolores.
— Je regrette que nous ne soyons pas allées à Courcy, déclarait Imeyne à Dame Yvolde. Les messes auraient été dites par un prêtre digne de ce nom. Le curé local ne sait même pas réciter le Pater.
Mais il a passé des heures agenouillé dans une nef glaciale, pensa Kivrin. Puis il a sonné la cloche pendant une heure et il débutera sous peu une longue cérémonie dont il a dû apprendre tous les textes par cœur, pour la simple raison qu’il ne sait pas lire.
— Ce sera un bien piètre sermon et un bien piètre office, je le crains, ajoutait Dame Imeyne.
— Rares sont ceux qui rendent convenablement gloire au Seigneur, de nos jours, fit Dame Yvolde. Mais nous devons prier Dieu pour qu’il rétablisse le bien en ce monde et guide les hommes vers la vertu.
Ce n’était certainement pas la réponse que Dame Imeyne avait souhaité entendre.
— J’ai fait demander à l’évêque de Bath de nous envoyer un aumônier, dit-elle. Il n’est hélas pas encore arrivé.
— Mon frère dit que la situation est confuse, là-bas.
Ils atteignaient le cimetière. Les torches et les lampes à huile de quelques femmes révélaient des visages rougis par le froid. Cet éclairage en contre-plongée leur donnait un aspect sinistre. M. Dunworthy s’imaginerait que c’est une populace en colère venue immoler un martyr sur le bûcher, se dit-elle. C’est la lumière. Je comprends pourquoi on a inventé l’électricité.
Ils entrèrent dans le cimetière. Kivrin reconnut quelques paysans regroupés près des portes de l’église. Il y avait le garçon scorbutique qui s’était enfui en la voyant, deux des jeunes filles qui avaient aidé à préparer le festin, Cob. L’épouse de l’intendant portait un manteau avec un col en hermine et tenait une lanterne métallique à la flamme protégée par quatre petits panneaux de verre. Elle était plongée dans une conversation animée avec la femme aux écrouelles. Tous bavardaient et tournaient en rond, pour se réchauffer. Un homme à la barbe noire fut à tel point secoué par des rires que sa torche frôla la guimpe de l’épouse de l’intendant.
La plupart des hommes avaient rompu le jeûne et Kivrin savait que les prêtres finiraient par supprimer les messes de minuit pour mettre un terme aux beuveries qui les précédaient. L’intendant parlait à un individu que Rosemonde désigna comme étant le père de Maisry. Leurs visages étaient cramoisis à cause du froid, de la clarté des torches, de l’alcool ou de ces trois raisons à la fois, mais ils semblaient plus joyeux qu’agressifs. L’intendant ponctuait ses propos en donnant des tapes sur l’épaule du père de Maisry, qui se contentait d’en rire. Ce qui incita Kivrin à penser qu’il était plus intelligent que sa fille.
L’épouse de l’intendant tira son mari par la manche, et il la repoussa, mais dès que Dame Eliwys et Messire Bloet entrèrent dans le cimetière, les deux hommes reculèrent pour dégager le passage. Tous les imitèrent et se turent pendant que la procession approchait de l’église, puis les conversations reprirent à voix basse.
Messire Bloet déboucla son épée et la remit à un serviteur pendant que Dame Eliwys attendait. Peu après ils entrèrent, firent une génuflexion, s’avancèrent vers le jubé et s’agenouillèrent.
Kivrin et les filles les suivirent. Agnès se signa et sa clochette tinta. J’aurais dû la lui confisquer, se reprocha Kivrin. Elle envisagea de quitter la procession pour conduire l’enfant vers la tombe de son grand-père et dénouer le ruban, mais Dame Imeyne s’impatientait déjà derrière elles.
Elle avança, en priant Dieu pour qu’Agnès ne fît pas trop de bruit lorsqu’elle se signerait à nouveau. Elle fut discrète, mais quand elle se redressa son pied se prit dans l’ourlet de sa robe et le mouvement brusque qui lui permit de recouvrer son équilibre s’accompagna d’un tintement presque aussi sonore que celui de la cloche. Dame Imeyne foudroya Kivrin du regard.
Elle emmena les filles à côté d’Eliwys. Imeyne s’agenouilla mais Dame Yvolde se contenta d’une révérence et un serviteur se hâta de lui apporter un prie-Dieu aux coussins de velours sombre. Du côté de l’église réservé aux hommes, un autre valet en fit autant pour Messire Bloet et l’aida à s’agenouiller.
Bloet s’agrippa à son bras, le souffle court et le visage cramoisi.
Kivrin regarda le prie-Dieu de Dame Yvolde avec envie et pensa aux coussins en plastique suspendus au dossier des chaises de St. Mary. Elle regretta leur confort et craignit de ne pas pouvoir rester debout jusqu’à la fin de l’office.
Le sol était glacé. L’air également. Il y avait des lampes à huile le long des murs et devant la statue de sainte Catherine. Le père Roche avait planté de grandes bougies jaunâtres dans le houx qui ornait chaque fenêtre, mais l’effet obtenu laissait à désirer. Derrière leurs flammes, les vitraux étaient encore plus sombres qu’à l’accoutumée, presque noirs.
Des cierges se consumaient dans des chandeliers d’argent posés de chaque côté de l’autel et du houx s’entassait devant ces luminaires et sur le jubé, où le prêtre avait installé les chandelles en cire d’abeille de Dame Imeyne. Kivrin lui lança un coup d’œil.
La vieille femme serrait son reliquaire entre ses mains jointes et fixait le sommet du jubé, la bouche pincée. Elle ne devait pas approuver le choix du père Roche, bien que ce fût l’emplacement idéal. Les bougies illuminaient le crucifix, le tableau du Jugement dernier et la majeure partie de la nef.
Elles donnaient un aspect différent, plus accueillant, à cette église. Elle se rappela l’année précédente, quand elle avait accompagné Dunworthy à St. Mary, après avoir assisté à la messe de minuit de la Sainte Église Re-Formée qui était dite en latin. Un office qui avait été avancé à quatre heures de l’après-midi car le prêtre devait ensuite aller lire les Évangiles pour la célébration œcuménique.
Agnès toucha sa clochette et Dame Imeyne se tourna et fronça les sourcils. Rosemonde se pencha devant Kivrin pour lui dire :
— Chut !
— Tu ne dois pas t’en servir avant la fin de la messe, murmura Kivrin.
— Je n’ai rien fait ! rétorqua Agnès en un murmure que tous durent entendre. Le ruban est trop serré, vous voyez ?
Kivrin ne voyait rien. D’ailleurs, si cette affirmation avait été exacte, la clochette n’eût pas tinté au moindre mouvement. Elle ne pouvait cependant en discuter avec une enfant épuisée alors que l’office débuterait d’une minute à l’autre. Elle tendit la main vers le nœud.
Il s’était resserré. Agnès avait dû tenter de faire glisser le bracelet. Elle essaya de le dénouer avec les ongles, tout en surveillant les gens regroupés derrière elle. La cérémonie commencerait par une procession. Le père Roche et ses enfants de chœur, s’il en avait, remonteraient l’allée centrale en psalmodiant l’Asperges me.
Kivrin tira sur le ruban. Il serait désormais impossible de le retirer sans le couper mais au moins ne comprimait-il plus le poignet. Elle regarda la porte. La cloche s’était tue mais le père Roche ne revenait pas. La foule massée au fond de l’église l’eût quoi qu’il en soit empêché de passer. Une femme avait juché son enfant sur le tombeau du défunt mari d’Imeyne, bien qu’il n’y eût encore rien à voir.
Elle glissa deux doigts sous le ruban et tira.
— Ne le déchirez pas ! protesta Agnès.
Un nouveau murmure d’aparté théâtral.
Kivrin se contenta de retourner la clochette pour la caler dans la paume de la fillette.
— Tiens-la comme ça, dit-elle.
Agnès referma son poing. Kivrin le couvrit avec l’autre main, en un semblant d’attitude de prière.
— Si tu la serres bien, on ne l’entendra pas.
Agnès colla ses mains à son front, une posture de piété angélique.
— Tu es bien sage, commenta Kivrin.
Elle regarda derrière elle. Les portes étaient closes. Elle poussa un soupir de soulagement et se tourna vers l’autel.
Et le père Roche, qui avait mis une étole brodée et une aube blanche à l’ourlet encore plus effiloché que le ruban d’Agnès. Il tenait un livre et devait attendre qu’elle fût prête pour commencer, mais elle ne lisait sur son visage ni reproches ni impatience. Il lui fit penser à M. Dunworthy, lorsqu’il l’avait observée derrière la baie vitrée.
Dame Imeyne se racla la gorge et il se reprit. Il tendit le missel à Cob — en robe crasseuse et chaussures de cuir bien trop grandes pour lui — puis s’agenouilla devant l’autel. Il reprit le missel pour lire le lectionnaire.
Kivrin récitait le texte avec lui. Elle le pensait en latin et l’écho de la traduction résonnait à l’intérieur de son crâne.
— Qui avez-vous vu, ô bergers ? récita le père Roche au début du répons. Dites-nous qui est apparu sur la terre.
Il s’interrompit et regarda Kivrin en fronçant les sourcils.
Il a oublié la suite, s’inquiéta-t-elle. Imeyne avait relevé la tête, l’expression menaçante, les mâchoires serrées sous sa guimpe de soie.
Le père Roche la fixait toujours.
— Parlez, qu’avez-vous vu ? Dites-nous qui est apparu.
Il se trompait. Elle articula la phrase suivante, dans l’espoir qu’il la lirait sur ses lèvres :
— Nous avons vu l’Enfant nouveau-né.
Il ne parut pas assimiler la teneur du message.
— J’ai vu…
— Nous avons vu l’Enfant nouveau-né, murmura-t-elle.
Et elle sentit les yeux d’Imeyne se poser sur elle.
— Et des anges qui chantaient les louanges du Seigneur, disait le père Roche.
Une erreur de plus. Imeyne se détourna pour reporter sa désapprobation sur le prêtre.
Elle rapporterait certainement à l’évêque qu’il avait des trous de mémoire, un ourlet effiloché et Dieu sait quoi encore.
— Parlez, qu’avez-vous vu ? fit-il d’une voix plus forte. Et parlez-nous de la naissance du Christ. Nous avons vu l’Enfant nouveau-né et des anges qui chantaient les louanges du Seigneur.
Il commença le Confiteor, que Kivrin murmura avec lui. Mais il ne sauta aucun passage et elle se détendit. Elle ne s’inquiéta à nouveau que lorsqu’il approcha de l’autel pour l’Oramus Te.
Il avait sous son aube une soutane noire, des vêtements de qualité mais bien trop courts pour lui. Elle vit deux bons centimètres de son haut-de-chausses élimé lorsqu’il se pencha vers l’autel. Ces effets avaient dû appartenir à son prédécesseur, ou à l’aumônier défunt d’Imeyne.
Le prêtre de la Sainte Église Re-Formée avait enfilé une aube en polyester sur un pull marron et des jeans. Il affirmait qu’il respectait la tradition à la lettre. L’antienne datait du XVIIIe siècle et les stations aux détails macabres du chemin de croix étaient des copies fidèles des originaux de Turin. Mais l’église avait été reconvertie en papeterie et il avait utilisé une table pliante en guise d’autel pendant que le carillon de Carfax massacrait « C’est Noël, joie sur la Terre ».
— Kyrie eléison, dit Cob, les mains jointes.
— Kyrie eléison, dit le père Roche.
— Christe eléison, dit Cob.
— Christe eléison, dit Agnès d’une voix forte.
Kivrin lui fit signe de se taire en levant son index à ses lèvres. Seigneur, ayez pitié de nous. Christ, ayez pitié de nous.
Ils avaient récité le Kyrie, lors de l’office œcuménique, le résultat d’un compromis entre le prêtre de la Sainte Église Re-Formée et le vicaire, en échange du changement d’horaire de la messe. Le ministre de l’Église Millénariste avait refusé de le réciter et gardé une expression désapprobatrice jusqu’à la fin. Comme Dame Imeyne.
Le père Roche dit le Gloria et le graduel sans bafouiller et passa à l’Évangile.
— Inituim sancti Envangelii secundum Luc, fit-il avant de dire en latin : En ces jours-là fut publié un édit de César Auguste, pour le recensement de toute la terre.
Le vicaire avait lu les mêmes versets, mais dans la Bible du Peuple imposée par l’Église Millénariste. Ils commençaient par : « Alors, les politicards votèrent de nouveaux impôts pour grever plus lourdement encore les masses laborieuses », mais c’était le même passage que récitait le père Roche.
— Au même instant, se joignit à l’ange une troupe de la milice céleste, louant Dieu et disant : « Gloire, dans les hauteurs, à Dieu ! Et, sur la terre, paix aux hommes, objets de la bienveillance divine ! »
Il déposa un baiser sur l’évangile.
— Per evangelica dicta deleantur nostro delicta.
Le sermon viendrait ensuite, s’il y en avait un. Dans la plupart des villages, les prêtres ne prêchaient que pour les fêtes importantes et ce n’était généralement qu’une leçon de catéchisme et l’énumération des sept péchés capitaux. Il devait le réserver pour la grand-messe du matin de Noël.
Mais il s’avança face à ses ouailles et leur dit :
— Et lorsque le Christ se fit chair, Dieu adressa des signes aux hommes pour leur annoncer sa venue. Il nous enverra également de tels signes avant le Jugement dernier. Il y aura des famines et des épidémies, et Satan parcourra le monde.
Oh, non ! pensa Kivrin. Épargnez-nous l’arrivée du Diable sur son étalon noir !
Imeyne était furieuse mais les propos du prêtre ne devaient pas être en cause. Elle dressait simplement la liste de ses erreurs pour en informer l’évêque. Dame Yvolde semblait irritée, elle aussi, et tous les autres avaient l’expression résignée des gens qui écoutaient un sermon, quel que fût le siècle. Kivrin avait été témoin de la même apathie à St. Mary, un an plus tôt.
Le prêche avait eu pour thème le tri des ordures ménagères et le doyen de Christ Church l’avait commencé par ces mots : « La Chrétienté a débuté dans une étable. Finira-t-elle dans une porcherie ? »
Mais c’était secondaire. Tout était authentique, à St. Mary, et elle n’avait eu qu’à fermer les yeux pour ne plus voir la moquette, les parapluies et les cierges laser. Elle avait repoussé le coussin pour s’agenouiller sur le sol de pierre et essayer de s’imaginer au Moyen Âge.
M. Dunworthy disait que tout serait bien différent dans la réalité. Il avait vu juste, sauf pour cette messe qui était conforme à ses suppositions : les dalles glacées et le Kyrie, les odeurs d’encens et de suif.
— Le Seigneur sèmera le feu et la destruction, et tous périront, disait Roche. Mais même lors de la purification finale, Dieu nous accordera sa miséricorde. Il nous enverra de l’aide et du réconfort, et il nous conduira aux Cieux.
M. Dunworthy lui avait dit : « N’y allez pas, vous ne pouvez imaginer ce que c’est. » Il avait eu raison. Il avait toujours raison.
Mais même cet homme, qui redoutait la variole, les brigands et les bûchers, n’avait pas envisagé qu’elle pourrait se perdre et ignorer l’emplacement du point de transfert à moins d’une semaine de la date du rendez-vous. Elle regarda Gawyn qui n’avait d’yeux que pour Eliwys. Elle devrait absolument lui parler à la fin de la messe.
À St. Mary, l’office avait duré une heure et quart et le biper du docteur Ahrens s’était déclenché en plein milieu de l’offertoire. « Pour un bébé, leur avait-elle murmuré en s’esquivant. N’est-ce pas de circonstance ? »
Je me demande s’ils sont à l’église, pensa-t-elle avant de se rappeler qu’ils avaient célébré la Nativité trois jours après son arrivée, alors qu’elle était encore alitée. Pour eux c’était le… le combien ? Le deux janvier. Les vacances de Noël s’achevaient et les rues reprenaient leur aspect normal.
La température s’élevait à l’intérieur de la nef et les flammes des cierges semblaient consumer tout l’oxygène. Les fidèles commençaient à s’agiter derrière elle, pendant que le père Roche poursuivait le rituel et qu’Agnès s’affaissait. Kivrin soupira de soulagement lorsqu’il arriva au Sanctus et qu’elle put enfin s’agenouiller.
Elle se représenta Oxford le deux janvier, les soldes annoncés dans les vitrines et le carillon de Carfax silencieux. À l’hôpital, le docteur Ahrens soignait les gens qui avaient fait trop bonne chère et à Balliol M. Dunworthy préparait le deuxième trimestre de cours. Non, se reprit-elle. Il s’inquiète pour moi.
Le père Roche leva le calice. L’agitation et les murmures s’amplifiaient du côté des hommes. Gawyn s’était accroupi sur ses talons et Messire Bloet dormait.
De même qu’Agnès. Affaissée contre Kivrin, elle l’empêchait de se lever pour le Pater. Kivrin resta agenouillée, et quand tous furent debout, elle déplaça la tête de l’enfant pour être plus à son aise.
Le prêtre mit un bout de pain dans le calice et dit l’Haec Commixtio. Tous s’agenouillèrent pour l’Agnus Dei.
— Agnus dei, qui tollis peccata mundi, miserere nobis. Agneau de Dieu, qui ôtez les péchés du monde, ayez pitié de nous.
Agnus dei. Agneau de Dieu. Kivrin sourit en regardant Agnès qui dormait profondément, la bouche ouverte. Mais elle gardait le poing serré sur sa clochette. Mon agneau, pensa Kivrin.
À St. Mary, elle avait imaginé les cierges et le froid mais pas Dame Imeyne, Eliwys, Gawyn, Rosemonde et le père Roche avec son faciès de brigand et son haut-de-chausses troué.
Ni Agnès, son chiot, ses colères et son genou infecté. Je ne regrette rien, pensa-t-elle.
Le prêtre traça le signe de la croix avec le calice puis but.
— Dominus vobiscum, dit-il.
La messe tirait à sa fin et l’audience commençait à partir, pour éviter la bousculade. La famille du seigneur local n’avait pas droit à des égards particuliers, au moment du départ, et les paysans n’attendaient même pas d’être sortis pour reprendre leurs bavardages.
— Ite, missa est, dit le père Roche au sein du brouhaha.
Dame Imeyne se dirigea vers la porte avant qu’il n’eût baissé la main. Peut-être avait-elle l’intention d’aller exposer de ce pas ses doléances à l’évêque.
— Avez-vous remarqué les cierges de suif, sur l’autel ? dit-elle à Dame Yvolde. Il avait pourtant pour instructions d’y installer mes bougies en cire d’abeille.
L’autre femme secoua la tête et lança un regard mauvais au prêtre. Elles sortirent, suivies par Rosemonde qui ne devait pas souhaiter regagner le manoir en compagnie de son fiancé.
Les villageois se regroupèrent derrière elles en échangeant des commentaires et des rires. Le temps que Messire Bloet se fût péniblement redressé, elles seraient arrivées à destination.
Kivrin avait elle aussi des difficultés à se lever. Son pied droit était ankylosé et Agnès dormait profondément.
— Agnès, réveille-toi. Nous devons rentrer.
Bloet était debout, le visage rougi par l’effort. Il alla offrir son bras à Eliwys.
— Votre fille cadette s’est endormie, fit-il remarquer.
Eliwys lança un regard à Agnès et prit le bras de l’homme, sans en faire cas.
Dehors, toutes les cloches sonnèrent à l’unisson.
— Agnès, répéta Kivrin en secouant l’enfant. Tu peux utiliser ta clochette.
La fillette ne bougea pas. Kivrin tenta de la hisser sur son épaule. Les bras d’Agnès se balançaient et un tintement ponctuait chaque oscillation.
— Tu as attendu toute la nuit cet instant. Réveille-toi.
Kivrin se releva sur un genou puis regarda autour d’elle. Cob faisait le tour des fenêtres pour pincer les bougies, au fond de la nef Gawyn et les neveux de Messire Bloet remettaient leurs épées et le père Roche avait disparu. Elle se demanda si c’était lui qui sonnait la cloche avec tant d’enthousiasme.
Elle sentait des fourmillements dans son pied engourdi. Elle fit porter son poids sur l’autre jambe et remonta l’enfant plus haut sur son épaule. Elle tenta de se lever. Son pied se prit dans l’ourlet de sa cotte et elle bascula en avant.
Ce fut Gawyn qui la retint.
— Dame Katherine, Dame Eliwys m’a chargé de vous aider, dit-il.
Il prit Agnès et se dirigea vers la porte. Kivrin le suivit en clopinant.
— Merci, dit-elle lorsqu’ils furent sortis du cimetière bondé de monde. J’ai cru que mes bras allaient tomber.
— C’est une fille bien en chair.
La clochette glissa et chut dans la neige. Kivrin se baissa pour la ramasser. Le nœud était minuscule mais il se défit dès qu’elle prit le ruban effiloché. Elle l’attacha au poignet ballant de l’enfant et fit une petite boucle.
— Je suis toujours ravi de pouvoir aider une dame dans le besoin, précisa Gawyn.
Plongée dans ses pensées, elle ne l’entendit pas.
Loin devant eux l’intendant levait sa lanterne pour éclairer le passage à Imeyne et à Yvolde. La plupart des villageois étaient restés dans le cimetière. Quelqu’un avait allumé un feu et des gens s’étaient regroupés autour pour se réchauffer les mains. Elle était seule avec Gawyn. L’occasion tant attendue se présentait enfin.
— Je voulais vous remercier de m’avoir amenée au manoir, lui dit-elle. M’avez-vous découverte loin d’ici ? Pourriez-vous me conduire là-bas ?
Il s’arrêta pour la dévisager.
— Ne vous en a-t-on pas informée ? Je suis allé récupérer tout ce que ces brigands n’avaient pas emporté.
— Je le sais, et je vous en suis reconnaissante, fit-elle alors qu’il repartait. Mais c’est pour une autre raison que je voudrais revoir cette clairière.
Dame Imeyne regardait dans leur direction. Kivrin devait convaincre Gawyn avant que cette femme ne décidât d’envoyer l’intendant voir ce qui les retardait.
— Le coup que j’ai reçu sur la tête a effacé mes souvenirs, mais je garde l’espoir de les recouvrer en voyant le lieu où ces brigands m’ont assaillie.
Il s’immobilisa à nouveau et regarda la route, au-delà de l’église. Des lumières y dansaient et approchaient rapidement. Des retardataires qui avaient raté la messe ?
— Vous seul savez où est ce lieu, ajouta-t-elle. Il vous suffirait de m’expliquer comment m’y rendre…
— Il n’y a plus rien, là-bas. J’ai tout apporté.
— Je sais, et je vous en remercie encore, mais…
— Tout est dans la grange.
Il se détourna en entendant des chevaux. Une demi-douzaine de cavaliers passèrent au galop devant l’église et traversèrent le village. Ils ne serrèrent la bride à leurs montures qu’une fois à la hauteur de Dame Eliwys.
Guillaume est revenu, se dit Kivrin. Mais Gawyn lui mit Agnès dans les bras et partit au pas de course vers les nouveaux venus, en dégainant son épée.
Oh, non ! Elle le suivit. Elle titubait sous le poids de l’enfant. Ce n’était pas le maître de céans mais ses adversaires, les individus qui les contraignaient à se dissimuler, la raison pour laquelle Eliwys s’était emportée en apprenant qu’Imeyne avait informé Messire Bloet de leur présence en ce lieu.
Les cavaliers qui tenaient les lanternes avaient mis pied à terre. Eliwys alla vers un des trois hommes restés en selle puis tomba à genoux, comme transpercée d’un coup d’épée.
Non, oh, non ! La clochette d’Agnès tintait follement alors qu’elle courait.
Gawyn arriva sur les lieux et s’agenouilla à son tour. Eliwys se releva, les bras tendus en geste de bienvenue.
Kivrin s’arrêta, hors d’haleine. Messire Bloet se contenta d’une révérence. Les nouveaux venus repoussèrent leurs capuchons. Ils avaient d’étranges chapeaux, ou des couronnes. Gawyn, toujours agenouillé, rengaina son épée. Un des hommes à cheval leva la main. Une bague scintilla.
— Que se passe-t-il ? demanda Agnès d’une voix pâteuse de sommeil.
— Je l’ignore.
La fillette se contorsionna dans ses bras, pour mieux voir la scène.
— Ce sont les rois mages, fit-elle, émerveillée.
Soir de Noël 1320 (calendrier julien). Un représentant de l’évêque est arrivé avec deux autres ecclésiastiques. Dame Imeyne est ravie. Elle croit qu’ils sont venus en réponse à son message, mais j’en doute. Aucun serviteur ne les accompagne, et leur nervosité semble indiquer qu’ils exécutent une mission à la fois pressante et secrète.
Cela doit concerner Messire Guillaume, bien que la cour d’assises soit séculière. Ce sont peut-être des intermédiaires venus négocier avec Eliwys la libération de son époux.
Quelles que soient les raisons de leur voyage, ils ne manquent pas de panache. Agnès les a pris pour les rois mages et ils ont effectivement une allure princière. L’envoyé de l’évêque a des traits aristocratiques, et leurs tenues sont magnifiques. L’un d’eux porte un manteau de velours pourpre avec dans le dos une croix blanche en soie.
Dame Imeyne lui a immédiatement parlé de l’ignorance et des maladresses du père Roche. « Il ne mérite pas une paroisse », a-t-elle dit. Malheureusement pour elle (et heureusement pour le prêtre), cet homme n’est qu’un clerc. Le représentant de l’évêque a une tenue rouge agrémentée de broderies dorées et d’un ourlet noir.
Le troisième est un cistercien… tout au moins porte-t-il l’habit blanc de cet ordre. Il convient cependant de noter que sa laine est d’un tissage encore plus fin que mon manteau, que le cordon de sa ceinture est en soie et qu’une bague digne d’un roi orne chacun de ses doigts boudinés. Son comportement n’a rien de monacal, lui non plus. Cet homme et l’envoyé de l’évêque ont réclamé du vin avant même d’avoir mis pied à terre, et il est évident que le clerc était déjà ivre à son arrivée. Il titubait tant après être descendu de sa monture que le gros moine a dû le soutenir pour entrer dans la grande salle.
J’ai dû me tromper sur la raison de leur présence. Eliwys et Messire Bloet se sont isolés avec le représentant de l’évêque, mais ils n’ont parlé que quelques minutes et j’ai ensuite entendu Eliwys déclarer à sa belle-mère :
— Ils n’ont pas de nouvelles de Guillaume.
Imeyne n’a pas paru se sentir concernée par cette déclaration. Elle pense qu’ils sont venus nommer un nouvel aumônier et elle les harcèle. Elle a insisté pour que le festin soit immédiatement servi, mais les ecclésiastiques s’intéressent bien plus à la boisson qu’à la nourriture. Ils ont déjà vidé d’un trait les gobelets de vin apportés par Imeyne et en ont réclamé d’autres. Quand Maisry a apporté un pichet, le clerc a saisi sa jupe et l’a attirée vers lui pour glisser la main dans son corsage. Elle a réagi comme à son habitude, en couvrant ses oreilles.
Leur arrivée a le mérite d’ajouter à la confusion générale. Je n’ai pu dire que quelques mots à Gawyn mais j’espère avoir une autre occasion de lui parler sans témoins… d’autant plus qu’Imeyne accorde toute son attention au prélat qui vient de subtiliser le pichet à Maisry pour se servir. Je pense encore pouvoir convaincre Gawyn de me guider jusqu’au point de transfert. Rien ne presse, j’ai près d’une semaine devant moi.
Le vingt-huit, on signala deux nouveaux décès — des malades qui étaient allés danser à Headington — et Latimer eut une attaque.
— Une thrombose due à une myocardite, expliqua Mary par téléphone. Il ne réagit plus.
Plus de la moitié des pensionnaires de Balliol avaient la grippe et seuls les cas les plus graves étaient admis à l’hôpital. Dunworthy, Finch et une fille qui avait reçu une formation d’infirmière — une découverte de William — distribuaient thermosondes et jus d’orange. Dunworthy faisait les lits et administrait les médicaments.
Et il s’inquiétait. Lorsqu’il avait répété à Mary les propos de Badri, elle lui avait rétorqué : « C’est la fièvre, James. Il est coupé de la réalité. Un de mes patients parle à tout bout de champ des éléphants de la reine. » Mais il ne pouvait chasser de son esprit que Kivrin était peut-être en 1348.
Badri avait demandé quelle était l’année puis déclaré : « C’est impossible. »
Après son accrochage avec Gilchrist, Dunworthy avait téléphoné à Andrews pour lui annoncer que le remplaçant du recteur lui interdisait l’accès au transmetteur de Brasenose.
— Ce n’est pas grave, avait répondu le tech. Les coordonnées géographiques sont moins importantes que les coordonnées temporelles. J’ai parlé à Jésus de ce contrôle de paramètres et les responsables ont donné leur accord.
On avait à nouveau coupé la liaison vidéo mais même sans l’image la nervosité d’Andrews était évidente. Sans doute craignait-il de s’entendre demander d’aller à Oxford.
— J’ai fait quelques recherches. S’il n’existe en théorie aucune limite, le plus grand décalage jamais constaté était de cinq ans, et il concernait une sonde. Pour les historiens, le maximum est de deux cent vingt-six jours, au XVIIe siècle.
— Qu’est-ce qui aurait pu encore clocher ?
— Absolument rien, si les calculs étaient exacts.
Andrews avait promis de le rappeler lorsqu’il aurait terminé les vérifications.
Dans le pire des cas, Kivrin se serait donc retrouvée en 1325. La peste n’avait pas encore fait son apparition en Chine, cette année-là. Et Badri avait parlé à Gilchrist d’un décalage mineur. Quant aux coordonnées, le tech les avait contrôlées avant de tomber malade. Mais la peur rongeait malgré tout Dunworthy qui consacrait ses rares instants de loisir à téléphoner à des techs, dans l’espoir de trouver quelqu’un qui accepterait de venir interpréter le relèvement sitôt que Gilchrist rouvrirait le laboratoire. Ils auraient dû recevoir le séquençage la veille, mais Mary l’attendait toujours.
Elle rappela en fin d’après-midi, pour demander :
— Pourriez-vous mettre une salle à notre disposition ?
Le circuit vidéo avait été rétabli. Elle paraissait avoir dormi en T.P. et son masque se balançait sous son cou.
— Nous n’avons plus un seul lit. Nous comptons trente et un cas parmi nos pensionnaires.
— Ne serait-il pas possible d’aménager de nouveaux locaux ? Nous n’en avons pas encore besoin mais ça ne tardera guère, à ce rythme. Par ailleurs, plusieurs membres du personnel ont chopé ce virus ou ont peur de venir travailler.
— Vous n’avez pas encore reçu le séquençage ?
— Non. Le C.M.G. vient de téléphoner. Suite à une erreur, les chercheurs doivent tout reprendre à zéro. Nous serons fixés demain. Ils suspectenl désormais un virus originaire d’Uruguay. Je présume que Badri n’a pas eu de contacts avec des Uruguayens ? Quand ces places supplémentaires seront-elles prêtes ?
— Ce soir, répondit Dunworthy.
Mais Finch l’informa qu’ils n’avaient plus de lits de camp et il dut s’adresser au ministère de la Santé pour en obtenir une douzaine.
Ils les dépliaient quand son secrétaire lui annonça qu’ils étaient à court de couvertures, de masques réglementaires et de papier hygiénique.
— Nous en manquons pour nos pensionnaires, dit-il en glissant un drap sous un matelas. Alors, je ne parle pas des malades qu’on va nous envoyer. Je précise que nous n’avons pas non plus de pansements.
— Nous n’improvisons pas un hôpital de campagne, fit remarquer Dunworthy. Nous n’aurons pas non plus besoin de charpie. Savez-vous si les autres facultés ont des techs à Oxford ?
— Oui, monsieur. La réponse est non, et j’ai téléphoné partout.
Il coinça un oreiller sous son menton.
— J’ai placardé des affiches pour demander à tous d’économiser le papier hygiénique, mais ça n’a servi à rien. Les Américaines sont les plus gaspilleuses.
Il enfila la taie.
— Je suis désolé pour elles, notez bien. Helen est tombée à son tour malade et nul ne peut la remplacer.
— Helen ?
— Mme Piantini. Elle a 39,7° de fièvre. Elles ne pourront pas interpréter leur Chicago Surprise.
À quelque chose malheur est bon, pensa Dunworthy.
— Demandez-leur de me servir de standardistes même si elles interrompent leurs répétitions. J’attends des appels importants. Andrews a-t-il téléphoné ?
— Non, monsieur. Pas encore. Et la vid est coupée.
Il donna du gonflant à l’oreiller.
— Elles pourraient jouer le Stedmans, bien sûr, mais c’est du réchauffé. Il est ennuyeux qu’elles n’aient pas d’autre solution.
— Avez-vous la liste des techs ?
— Oui, monsieur, dit-il en utilisant la manière forte pour ouvrir un lit de camp récalcitrant. Là-bas, à côté du tableau noir.
Dunworthy alla prendre la liasse. La feuille du sommet de la pile était couverte de colonnes de nombres, des chiffres qui allaient de un à six sans ordre apparent.
— Pas ça ! s’exclama Finch en lui arrachant les papiers des mains. Ce sont les variations du Chicago Surprise.
Il lui tendit un bout de papier.
— Tenez. J’ai noté les noms des techs par faculté, avec leur adresse et leur téléphone.
Colin entra. Il avait une veste trempée et tenait un rouleau de bande adhésive ainsi qu’un paquet recouvert de plastène.
— Le vicaire m’a chargé de placarder ça dans tous les services, dit-il.
Il prit une affiche qui annonçait : « Vous vous sentez désorienté ? La confusion mentale peut être un signe avant-coureur de la grippe. »
Il déchira une longueur d’adhésif et fixa la feuille au tableau noir.
— Je reviens de l’hôpital, précisa-t-il. Vous ne devinerez jamais ce que faisait la Mégère. Elle lisait la Bible aux patients.
Il prit une affiche où était rappelé : « N’oubliez pas votre masque », qu’il colla à côté de la précédente. Il rempocha le ruban adhésif.
— J’espère que je ne choperai pas cette saloperie.
Il remit le paquet sous son bras et repartit.
— N’oublie pas ton masque, lui cria Dunworthy.
Colin sourit.
— Elle me l’a déjà dit. Et elle a précisé que le Seigneur punirait tous ceux qui n’auront pas écouté la parole des justes.
Il sortit le cache-nez gris de sa poche.
— Je préfère encore ça, fit-il en le plaçant devant sa bouche.
— La trame est trop lâche pour filtrer un virus.
— Je sais. Mais c’est tellement moche que ces saloperies n’osent même pas approcher.
Il disparut au pas de course.
Dunworthy téléphona à Mary pour lui annoncer que les salles étaient prêtes, mais il ne put la joindre et dut aller à l’hôpital. La pluie se calmait et il y avait à nouveau des passants dans les rues, masqués pour la plupart. Ils allaient à l’épicerie la plus proche ou faisaient la queue devant les pharmacies, mais il régnait ici un silence surnaturel.
Quelqu’un avait arrêté le carillon. Dunworthy le regretta presque.
Mary était dans son bureau, devant un écran.
— Nous avons reçu le séquençage, lui annonça-t-elle sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche. »
— En avez-vous informé Gilchrist ?
— Non. Ce n’est pas le virus de Caroline du Sud. Ni l’uruguayen.
— C’est quoi, alors ?
— H9N2. Les deux autres sont des H3.
— Alors, d’où vient-il ?
— Le C.M.G. l’ignore. C’est une nouveauté. Elle lui tendit un listing.
— Une mutation de sept points, ce qui explique qu’il est mortel.
Il regarda la feuille. Des colonnes de chiffres qui lui rappelaient les variations du Chicago Surprise et étaient tout aussi incompréhensibles.
— Il vient pourtant de quelque part.
— Pas nécessairement. Il se produit tous les dix ans une mutation antigénique importante capable de provoquer une épidémie. Ce virus a pu apparaître chez Badri. Savez-vous s’il y a des volatiles près de chez lui ?
Elle récupéra la feuille.
— Des volatiles ? Il habite un appartement en plein cœur d’Headington.
— Les souches mutantes résultent parfois de croisements entre virus humain et aviaire. Le C.M.G. nous demande d’orienter nos recherches dans cette direction et d’essayer de découvrir si Badri n’a pas été exposé à des radiations.
Elle étudia le listing.
— C’est étrange. Il n’y a pas de recombinaison des gènes, seulement une mutation importante.
Il n’était pas étonnant qu’elle n’eût rien dit à Gilchrist. Cet homme avait déclaré qu’il rouvrirait le labo dès réception du séquençage, mais les conclusions du C.M.G. le feraient changer d’avis.
— Existe-t-il un traitement ?
— Il faut produire un analogique ainsi qu’un vaccin. Ils travaillent déjà sur le prototype.
— Combien de temps ?
— De trois à cinq jours pour la mise au point, puis environ une semaine pour lancer sa production. Si la duplication des protéines ne pose pas de problèmes, évidemment. Nous devrions pouvoir débuter le traitement vers le dix.
Le dix ! Pour débuter le traitement. Quand tout le secteur en quarantaine serait-il immunisé ? Une semaine plus tard ? Deux ? Gilchrist et ces manifestants débiles s’opposeraient entre-temps à la réouverture du labo.
— C’est trop long, fit-il.
— J’en suis consciente, croyez-moi. Dieu sait combien de cas se seront déclarés, d’ici là. Nous en sommes déjà à vingt admissions, ce matin.
— Vous pensez donc à une souche mutante ?
Elle réfléchit.
— Je crois plutôt que Badri a attrapé ça à cette soirée. Il pouvait y avoir des Nouveaux Hindouistes, des Terreux, ou d’autres illuminés qui s’opposent à la médecine moderne. La grippe de la bernache du Canada est par exemple apparue dans une communauté de l’Église du Christ scientiste. Il y a toujours une origine. Nous la découvrirons.
— Et que deviendra Kivrin ? Elle doit revenir le six janvier. Aurez-vous terminé vos recherches ?
— Je l’ignore. Mais qui vous dit qu’elle souhaite regagner un siècle qui sera classifié de niveau dix ? Peut-être préférerait-elle rester en 1320.
Si elle est bien en 1320, pensa-t-il. Il alla voir Badri. Le tech n’avait plus parlé de rats depuis le soir de Noël.
— Laboratoire ? murmura-t-il en voyant Dunworthy.
Il tenta de lui tendre un message imaginaire mais s’affaissa, épuisé par l’effort.
Dunworthy ne resta que quelques minutes puis alla voir Gilchrist.
Il pleuvait à seaux, lorsqu’il arriva à Brasenose. Les manifestants se serraient les uns contre les autres sous leur banderole, en frissonnant.
Le concierge était à son poste et rangeait les décorations du sapin de Noël. Il parut inquiet dès qu’il vit le visiteur.
— Vous ne pouvez pas entrer, monsieur ! L’accès à cette faculté vous est interdit !
Dunworthy traversa la cour, en direction du bâtiment où logeait Gilchrist, surpris que le cerbère n’eût pas tenté de l’arrêter. Il passa devant le labo. On avait installé une alarme électronique sur la porte où une pancarte jaune annonçait : « Entrée interdite aux personnes non autorisées. »
Il vit Gilchrist venir vers lui sous la pluie, à grandes enjambées.
— Monsieur Dunworthy, ce local doit rester fermé.
— C’est vous que je suis venu voir.
Le concierge, qui avait dû avertir Gilchrist par téléphone, arriva en traînant derrière lui une guirlande argentée.
— Dois-je avertir les services de sécurité ? demanda-t-il.
— Inutile, répondit Gilchrist avant de se tourner vers Dunworthy. Venez, j’ai quelque chose à vous montrer.
Il le précéda dans son appartement, s’assit à un bureau encombré et enfila un masque aux formes tourmentées hérissé d’une multitude de filtres.
— J’ai joint le C.M.G., annonça-t-il d’une voix caverneuse. L’origine de ce virus est inconnue.
— Il a été séquencé et le vaccin et l’analogique nous parviendront dans quelques jours. Le docteur Ahrens a obtenu que Brasenose soit prioritaire pour l’immunisation, et j’essaie de joindre un tech qui pourra interpréter le relèvement dès la fin de cette opération.
— Je crains que ce soit impossible. J’ai fait des recherches. Tout indique que c’est une succession de grippes survenues dans la première moitié du XIVe siècle qui a affaibli la population et réduit sa résistance à la peste noire.
Il prit un vieux livre.
— J’ai trouvé six références à de telles épidémies entre octobre 1318 et février 1321.
Il l’ouvrit et lut :
— « Après les récoltes s’abattit sur tout le Dorset une fièvre si violente qu’elle fit de nombreux morts. Elle débutait par des maux de tête et des désordres dans tout l’organisme. Les médecins pratiquèrent des saignées mais les décès furent malgré tout innombrables. »
Une fièvre. À une époque de fièvres — typhoïde, choléra et rougeole — aux symptômes identiques.
— « 1319. Les Assises de Bath durent être annulées, cita Gilchrist en changeant d’ouvrage. Une maladie pulmonaire s’était abattue sur la cour, ne laissant ni juges ni jurés pour rendre la justice. »
Il lorgna Dunworthy par-dessus son masque.
— Vous avez qualifié les craintes de la population d’hystériques et infondées. Il semble cependant que des faits historiques viennent les étayer.
Des faits historiques ! Des références à des fièvres et à des maladies pulmonaires qui pouvaient être des septicémies, le typhus ou n’importe laquelle d’une centaine d’infections sans nom. Et sans rapport avec la question.
— Le virus n’a pas pu venir par le transmetteur, répéta Dunworthy. Nous avons envoyé des historiens à l’époque de la Pandémie, sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, à Tel-Aviv. Le Vingtième a transféré du matériel de détection sur le site de St. Paul deux jours après le bombardement. Rien n’est arrivé jusqu’à nous.
— C’est vous qui le dites, fit Gilchrist en montrant un listing. Les Probabilités indiquent une possibilité de 0,03 % pour que des micro-organismes puissent traverser et de 22,1 % pour qu’un myxovirus viable soit dans la zone concernée lors de l’ouverture du passage.
— Où avez-vous déniché ces nombres, bon Dieu ? Vous les sortez de votre chapeau ? Il y avait un risque de 0,04 % pour que quelqu’un assiste à la matérialisation de Kivrin et vous l’avez jugé insignifiant.
— Les virus sont très résistants. Ils peuvent rester très longtemps au repos, exposés à des températures et à des degrés d’hygrométrie extrêmes, sans mourir pour autant. Dans certains cas ils se cristallisent et conservent indéfiniment leur structure. Ils retrouvent leur virulence sitôt replacés dans des conditions normales. On a découvert des mosaïques du tabac datant du XVIe siècle toujours viables. Et s’il y a le moindre danger pour qu’un virus emprunte la porte temporelle, je ne puis autoriser son ouverture.
— Cette maladie ne vient pas du passé.
— En ce cas, pourquoi êtes-vous si impatient de faire interpréter le relèvement ?
— Parce que…
Dunworthy s’accorda le temps de se ressaisir.
— Pour savoir si le transfert s’est déroulé comme prévu ou si quelque chose est allé de travers.
— Vous admettez donc qu’une erreur est possible. En ce cas, pourquoi n’aurait-elle pas permis à un virus de venir jusqu’à nous ? Le labo restera fermé tant que cette hypothèse n’aura pas été infirmée. Je suis certain que M. Basingame approuvera ma décision.
Le recteur est la clé de tout ceci, pensa Dunworthy. Gilchrist se fiche du virus, des manifestants et des « maladies pulmonaires » signalées en 1318.
Sitôt au poste de Basingame, il s’était empressé de faire modifier la classification du XIVe siècle et de procéder à ce transfert pour placer son supérieur devant le fait accompli. Mais ce n’était pas une réussite et il avait sur les bras une épidémie, des manifestants et la disparition d’une historienne. Il devait justifier ses actes, même s’il lui fallait pour cela sacrifier cette dernière.
— Et Kivrin ? L’approuverait-elle ?
— Mlle Engle connaissait les risques, lorsqu’elle s’est portée volontaire.
— Elle ne pouvait savoir que vous décideriez de l’abandonner au Moyen Âge.
— Cet entretien est terminé, monsieur Dunworthy, fit Gilchrist en se levant. Je rouvrirai le labo quand l’origine du virus aura été déterminée, et que nous aurons la preuve qu’il n’a pu venir par le transmetteur.
Il raccompagna son visiteur à la porte. Le concierge était de faction à l’extérieur.
— Je ne vous laisserai pas faire, déclara Dunworthy.
— Et moi, je ne vous laisserai pas mettre en péril la santé de cette communauté, rétorqua Gilchrist avant de se tourner vers l’autre homme. Escortez ce monsieur jusqu’à la rue. Et s’il revient à Brasenose, avertissez la police.
Il fit claquer la porte.
Le concierge emboîta le pas au visiteur, l’air méfiant. Il le lorgnait, comme s’il le considérait comme dangereux.
Je pourrais le devenir, pensa Dunworthy.
— Je dois utiliser votre téléphone, dit-il lorsqu’ils furent à la hauteur de la loge. Pour l’Université.
L’homme était nerveux, mais il posa un combiné sur le comptoir et le surveilla pendant qu’il composait le numéro de Balliol.
— Nous devons absolument joindre Basingame, dit Dunworthy dès que Finch décrocha. C’est urgent. Appelez le service qui délivre les permis de pêche pour l’Écosse, dressez une liste des hôtels et des auberges et communiquez-moi l’indicatif de Polly Wilson.
Il le nota, raccrocha, alla pour le composer puis se ravisa et téléphona à Mary.
— Je veux vous aider, déclara-t-il.
— Je présume que Gilchrist a refusé d’ouvrir le labo ?
— C’est exact. Que puis-je faire pour activer les recherches ?
— Découvrir si Badri a été exposé à des radiations, s’il est allé dans une basse-cour ou s’il a côtoyé des gens dont la religion proscrit l’utilisation des antiviraux. Vous aurez besoin de son emploi du temps.
— J’enverrai Colin le chercher.
— Tout sera prêt. Il faudra remonter sur plusieurs jours, car en présence d’un virus mutant l’incubation est plus longue que lors d’une simple transmission entre individus.
— J’en chargerai William.
Il rendit le téléphone au concierge, qui contourna aussitôt le comptoir pour le repousser vers la rue. Dunworthy fut surpris de ne pas bénéficier d’une escorte jusqu’à Balliol.
Sitôt à destination, il appela Polly Wilson.
— Vous serait-il possible d’accéder à la console du transmetteur sans entrer dans le laboratoire ? lui demanda-t-il. Pourriez-vous vous y connecter par le système informatique de l’Université ?
— Je ne sais pas. Il y a des protections, mais il doit être possible de les contourner à partir du terminal de Balliol. Tout sera fonction de la complexité des sécurités. Avez-vous un tech qui pourra interpréter les résultats, si je réussis ?
— J’en trouverai un.
Il raccrocha.
Colin entra, ruisselant. Il venait chercher un nouveau rouleau de ruban adhésif.
— Savez-vous qu’on a reçu le séquençage et que ce virus est un mutant ?
— Oui. Pourrais-tu faire un saut à l’hôpital, pour prendre les documents que ta grand-tante a dû me préparer ?
L’enfant posa son stock d’affiches. Sur la feuille du dessus était conseillé : « N’ayez pas de rechutes. »
— Ils parlent d’une arme biologique. Ils disent que ce machin se serait échappé d’un laboratoire.
Pas le labo de Gilchrist, en tout cas, pensa Dunworthy.
— Sais-tu où est William Meager ?
— Non, fit Colin en grimaçant. Probablement dans un couloir, en train de rouler des pelles à une fille.
Dunworthy le trouva à l’office, occupé à étreindre une de leurs pensionnaires involontaires. Dunworthy le chargea de découvrir tous les faits et gestes de Badri, du jeudi au dimanche matin, et d’obtenir une copie du relevé de la carte de crédit de Basingame pour tout le mois de décembre. Puis il téléphona aux techs.
L’un était à Moscou pour le compte du Dix-Neuvième, deux faisaient du ski et les autres n’étaient pas à leur domicile ou avaient été avertis par Andrews et s’abstenaient de décrocher.
Colin lui apporta les tableaux. C’était un désastre. On avait seulement tenté d’établir des corrélations entre ces informations et l’Amérique, et les contacts étaient trop nombreux. La moitié des « directs » étaient allés à la soirée organisée à Headington et les deux tiers de ces derniers avaient ensuite fait des courses. À deux exceptions près, tous avaient pris le métro. Ils cherchaient une aiguille dans une meule de foin.
Il consacra la nuit à tenter d’établir des rapports entre ces individus. Quarante-deux appartenaient à l’Église d’Angleterre, neuf à la Sainte Église Re-Formée et dix-sept à aucun culte. Huit poursuivaient leurs études au Shrewsbury College, onze avaient fait la queue au magasin Debenham’s pour voir le père Noël, neuf avaient travaillé dans les fouilles de Montoya et trente étaient allés faire des achats chez Blackwell’s.
Vingt et un avaient eu des contacts avec au moins deux « indirects » et trente-deux avec le père Noël de Debenham’s (dont vingt et un dans un pub, après sa journée de travail), mais le seul lien entre tous les « directs » était Badri.
Dans la matinée, Mary accompagna une fournée de malades. Elle était en T.P. mais n’avait pas de masque.
— Les lits sont-ils prêts ? demanda-t-elle.
— Oui. Vingt, répartis dans deux salles.
— Parfait. Je les prends tous.
Ils aidèrent les patients à s’installer puis les laissèrent aux bons soins de l’apprentie infirmière découverte par William.
— Ceux qui ne peuvent se déplacer arriveront sitôt que nous disposerons d’une ambulance, dit Mary alors qu’ils traversaient la cour.
Il avait cessé de pleuvoir et le ciel se dégageait.
— Quand recevrons-nous l’analogique ? s’enquit Dunworthy.
— Dans deux jours au plus tôt. Et quand tout sera terminé, je vous demanderai de m’expédier en un siècle sans épidémies…
Elle s’arrêta sous le porche et passa la main dans sa chevelure grise.
— S’il existe.
Il secoua la tête.
— Vous ai-je parlé de la Vallée des Rois ? demanda-t-elle.
— Vous m’avez dit que vous l’avez visitée pendant la Pandémie.
— Le Caire était en quarantaine et notre avion s’est posé à Addis-Abeba. En chemin, j’ai donné un bakchich au chauffeur de taxi pour qu’il fasse un détour par la Vallée des Rois. Je voulais voir la tombe de Toutankhamon. C’était risqué, car l’épidémie avait atteint Louxor et nous avons failli nous y trouver bloquées. On nous a même tiré dessus, et nous aurions pu y laisser notre peau. Ma sœur a d’ailleurs refusé de sortir de la voiture. Cependant, quand j’ai descendu les marches, j’ai eu l’impression d’être Carter.
« Il devait attendre les autorités pour ouvrir la porte du tombeau, mais il a percé un trou dans la plaque et a pris une bougie pour regarder de l’autre côté. Carnarvon lui a alors demandé : “Voyez-vous quelque chose ?” et il a répondu : “Oui, des choses merveilleuses.”
Elle ferma les yeux.
— Je me revois encore devant cette porte close, même après tant d’années. C’est un souvenir inoubliable.
Elle rouvrit les paupières.
— J’irai peut-être en 1922, quand tout sera terminé. Pour assister à l’ouverture de ce tombeau.
Elle se pencha à l’extérieur du porche.
— Seigneur, il pleut à nouveau ! Je dois rentrer. Au fait, pourquoi ne mettez-vous pas votre masque ?
— Mes lunettes se couvrent de buée sitôt que je le porte. Et vous, pourquoi n’avez-vous pas le vôtre ?
— Nous en manquons. Vous avez fait renforcer votre système immunitaire, au moins ?
Il secoua la tête.
— Je n’en ai pas eu le temps.
— Trouvez-le. Et munissez-vous d’un masque. Vous ne pourrez pas aider Kivrin, si vous tombez malade.
J’en suis déjà incapable, se dit-il alors qu’il regagnait son appartement. Je ne peux ni accéder au labo ni obtenir d’un tech qu’il vienne à Oxford. Je n’arrive même pas à localiser Basingame. Il avait pourtant joint tous les agents de voyages, guides et loueurs de bateaux d’Écosse. Le recteur était introuvable. Montoya pouvait avoir raison. Peut-être était-il sur une plage tropicale en compagnie de sa maîtresse.
Montoya. Il ne l’avait pas revue depuis la veille de Noël. Elle cherchait alors le recteur pour obtenir l’autorisation de sortir du périmètre en quarantaine. Le lendemain, elle avait téléphoné afin de savoir si Basingame était truite ou saumon. Elle avait ensuite rappelé et déclaré que c’était « sans importance ». Avait-elle réussi à le contacter entretemps ?
Il gravit les marches quatre à quatre. Si elle avait joint Basingame et obtenu un sauf-conduit, elle était retournée à son chantier archéologique.
Mais si Basingame avait appris par cette femme qu’Oxford était en quarantaine, il serait immédiatement revenu… sauf si le mauvais temps et des routes impraticables l’en avaient empêché. Montoya lui avait-elle parlé de l’épidémie ? Angoissée par le déluge qui menaçait ses travaux, peut-être ne lui avait-elle demandé qu’une signature.
Mlle Taylor, ses quatre carillonneuses valides et Finch étaient à son domicile. Placés en cercle, ils s’étiraient et s’accroupissaient. Finch tenait un bout de papier et comptait à mi-voix.
— J’allais faire un saut à l’annexe de l’hôpital, dit-il, penaud. Voici le rapport de William.
Il le tendit à Dunworthy et s’éclipsa.
Les carillonneuses prirent leurs étuis à clochettes.
— Une certaine Mlle Wilson a téléphoné, déclara Mlle Taylor. Elle m’a chargée de vous dire qu’elle avait échoué et qu’il faudrait utiliser un terminal de Brasenose.
— Merci.
Elle sortit, avec son quatuor en file indienne derrière elle.
Il appela Montoya au chantier archéologique, à son domicile, à son bureau de Brasenose. En vain. Il fit un autre essai chez elle et laissa sonner pendant qu’il lisait le compte rendu. Badri avait passé la journée du samedi et la matinée du dimanche dans les fouilles. William avait dû joindre Montoya, pour l’apprendre.
Le site de Skendgate était en pleine campagne, dans une ferme du National Trust proche de Witney. On élevait des canards, des poulets et des porcs, dans une ferme. Badri avait séjourné là-bas un jour et demi, à patauger dans la boue… les circonstances idéales pour attraper un virus mutant.
Colin entra, trempé jusqu’aux os.
— Le stock d’affichettes est épuisé, déclara-t-il. Nous en recevrons d’autres de Londres, demain.
Il fouilla dans son sac, retrouva son bonbon et le fourra dans sa bouche, avec les poils et le reste.
— Savez-vous qui j’ai vu dans l’escalier ? s’enquit-il.
Il alla s’affaler sur la banquette de la fenêtre et prit Le Temps des Chevaliers.
— William et une fille. Ils s’embrassaient et roucoulaient des mots tendres. J’ai eu des difficultés à passer.
Dunworthy ouvrit la porte. William lâcha à regret une petite brune en imper et entra.
— Savez-vous où est Mlle Montoya ? lui demanda Dunworthy.
— Non. Selon les services locaux du ministère de la Santé, elle serait sur son chantier, mais elle ne répond pas au téléphone. Elle doit être dans le cimetière et n’entend pas la sonnerie. J’envisageais d’utiliser un hurleur quand j’ai pensé à m’adresser à une amie qui étudie l’archéologie.
Il inclina la tête pour désigner la petite brune.
— Elle m’a dit qu’elle avait vu les listes d’affectation et que Badri s’était porté volontaire pour travailler là-bas le samedi et le dimanche.
— Un hurleur ? Qu’est-ce que c’est ?
— Un dispositif qu’on branche sur la ligne et qui amplifie la sonnerie à l’autre bout du fil. Au cas où l’individu qu’on veut joindre serait dans le jardin ou sous la douche.
— Pourriez-vous en installer un sur mon combiné ?
— Ça dépasse mes compétences, mais je connais quelqu’un qui pourrait s’en charger. J’ai son téléphone dans ma chambre.
Il repartit, avec la fille.
— Si vous voulez voir Mlle Montoya, je sais comment vous faire franchir les barrages, proposa Colin.
Il retira le bonbon de sa bouche et l’examina.
— C’est fastoche. Les flics n’aiment pas poireauter sous la pluie.
— Il n’est pas dans mes intentions d’enfreindre la loi. Nous essayons d’enrayer l’épidémie, pas de la répandre.
— Comme au Moyen Âge. Les gens fuyaient la peste et l’emportaient avec eux.
William réapparut sur le seuil.
— Elle dit qu’il lui faudrait deux jours pour installer cet appareil mais vous propose d’utiliser celui qu’elle a sur son propre poste.
Colin saisit sa veste.
— Je peux partir ?
— Non, répondit Dunworthy. Et change-toi. Je ne voudrais pas que tu prennes froid.
Il descendit l’escalier avec William.
— Elle poursuit ses études à Shrewsbury, expliqua ce dernier en partant sous la pluie.
Colin les rattrapa au milieu de la cour.
— Je ne risque rien, on m’a vacciné. Pendant la peste noire, il n’y avait pas de quarantaine et cette saloperie s’est répandue partout. Pour sortir du périmètre, le mieux, c’est Botley Road. Il y a un pub juste à côté du barrage et les flics y passent la moitié de leur temps.
— Ferme ta veste, lui intima Dunworthy.
La fille en question n’était autre que Polly Wilson. Elle précisa qu’elle essayait toujours de forcer les protections du système informatique mais qu’elle n’avait pour l’instant obtenu aucun résultat. Dunworthy téléphona aux fouilles.
— Laissez sonner, conseilla Polly. Elle est peut-être loin de l’appareil. Les hurleurs ont un rayon d’action de cinq cents mètres.
Il attendit dix minutes, raccrocha, patienta un moment, fit un nouvel essai et ne s’avoua vaincu qu’un quart d’heure plus tard.
Polly regardait William avec des yeux de merlan frit et Colin frissonnait dans sa veste trempée. Dunworthy le ramena chez lui et le coucha.
— Si vous vous sentez trop vieux pour le faire, je peux franchir les barrages et aller lui dire de vous appeler, proposa Colin en rangeant son bonbon dans son sac.
Le lendemain matin, Dunworthy retourna à Shrewsbury et fit un nouvel essai infructueux.
Polly le raccompagna jusqu’au portail et lui proposa en chemin :
— Je vais régler le hurleur pour qu’il sonne à une demi-heure d’intervalle. Au fait, vous ne pourriez pas me dire si William a une petite amie ?
— Non, mentit Dunworthy.
Ils entendirent soudain les cloches de Christ Church.
— Quelqu’un a remis ce maudit carillon en marche, grommela Polly.
— Non, ce sont les Américaines…
Il tendit l’oreille afin de déterminer si Mlle Taylor s’était résignée à interpréter Stedmans. Il compta six cloches, les vieilles cloches d’Osney.
— … Et Finch.
C’était très beau, très différent de « Ô Christ, Interface avec le Monde ». Les tintements étaient clairs et magnifiques, et il se représenta les six sonneuses réunies en cercle dans le clocher, pliant les genoux et levant les bras, Finch qui lisait sa série de nombres.
Dunworthy se sentit étrangement ragaillardi. Mlle Taylor n’avait pu conduire ses carillonneuses à Norwich pour Noël mais elles semblaient célébrer sa prochaine victoire. Il trouverait Montoya, Basingame, un tech moins pusillanime et, surtout, Kivrin.
Le téléphone sonnait, à son retour à Balliol. Il gravit rapidement les marches. Il espérait que c’était Polly, mais il s’agissait de Montoya.
— Dunworthy ? fit-elle. Qu’est-ce qui se passe ?
— Où êtes-vous ?
— Dans mon chantier.
Sa question avait été stupide. Il la voyait devant les ruines d’une église, au milieu d’un cimetière médiéval, et il pouvait conprendre les raisons de son impatience. Il y avait par endroits plus de trente centimètres d’eau et un assortiment disparate de bâches et de plastène était tendu au-dessus de l’excavation. Aux jonctions des toiles affaissées, l’eau ruisselait en cascade. Les pierres tombales, les lampes accrochées aux bâches, les pelles appuyées contre le mur, tout était couvert de boue.
Montoya également. Elle avait sa veste de treillis et des cuissardes de pêcheur semblables à celles que Basingame devait avoir mises, là où il était.
— Il y a des jours que j’essaie de vous joindre, précisa Dunworthy.
— C’est la pompe. Son vacarme couvre la sonnerie du téléphone.
Elle désigna quelque chose, hors du champ de la caméra. La pompe en question, sans doute. Mais Dunworthy n’entendait que le crépitement de la pluie sur les bâches.
— J’ai dû l’arrêter car une courroie vient de lâcher et je n’en ai pas de rechange. Ont-ils l’intention de lever la quarantaine ?
— J’en doute. L’épidémie est importante. Sept cent quatre-vingts cas et seize décès. Vous n’avez pas lu les journaux ?
— Je n’ai vu personne depuis mon arrivée. J’ai consacré ces six jours à empêcher que tout soit inondé, mais c’est irréalisable sans aide. Et surtout sans pompe.
Elle leva une main maculée de boue pour écarter de son front des cheveux bruns ruisselants.
— Je croyais que ces cloches annonçaient la levée de ces mesures.
— Ce sont vos compatriotes qui donnent un concert, le Chicago Surprise Minor.
Elle en parut irritée.
— Si la situation est grave à ce point, ne pourraient-elles pas se trouver un passe-temps plus utile ?
Elles vous ont incitée à me téléphoner, se dit-il.
— J’aurais du travail à leur confier. Si elles pouvaient sortir du périmètre interdit, bien sûr. Ça risque de durer encore longtemps ?
Bien trop, pensa-t-il en regardant les cascades. Quand vous recevrez de l’aide, il sera trop tard.
— Il me faut des informations sur Basingame et sur Badri. Pour trouver l’origine du virus nous devons savoir qui il a rencontré. Nous savons qu’il a travaillé dans vos fouilles le dix-huit et le matin du dix-neuf. Avec qui était-il ?
— Moi.
— C’est tout ?
— Oui. J’ai eu de sérieuses difficultés à trouver des volontaires, en décembre. Tous mes étudiants en archéologie ont filé dès le début des congés. J’ai dû faire appel à toutes les bonnes volontés.
— Vous êtes certaine qu’il n’y avait personne d’autre ?
— Absolument. Je ne risque pas d’oublier car c’est samedi que nous avons ouvert la tombe du chevalier, ce qui n’a pas été facile. Gillian Ledbetter devait venir, mais elle a téléphoné au dernier moment pour m’annoncer qu’elle sortait avec son petit ami.
William, pensa Dunworthy.
— Et le dimanche ?
— Badri n’a passé que la matinée avec moi. Ensuite, il est allé à Londres. Bon, il faut que je vous laisse.
Elle écarta le combiné de son oreille.
— Attendez ! cria Dunworthy. Ne raccrochez pas !
Elle obéit, à contrecœur.
— J’ai d’autres questions à vous poser. C’est très important. Plus tôt nous déterminerons l’origine du virus, plus tôt la quarantaine sera levée.
Elle ne semblait pas convaincue, mais elle enfonça des touches, remit l’appareil sur son berceau et dit :
— Ça ne vous ennuie pas si je travaille ?
— Pas du tout. Faites, je vous en prie.
Elle sortit du champ de la caméra, revint et entra une autre instruction.
— Désolée. Il faut que je le déplace.
L’image devint floue. Lorsqu’elle retrouva de la netteté, Montoya s’accroupissait dans un trou plein de boue, à côté d’un tombeau. C’était sans doute son couvercle qu’elle et Badri avaient eu tant de mal à soulever, présuma Dunworthy.
Une plaque avec un gisant en armure, les bras croisés sur la cuirasse, les gantelets posés sur les épaules, l’épée à ses pieds. Elle reposait contre la tombe et son ombre masquait une inscription gravée. « Requiesc… » put-il seulement lire. Requiescat in pace. « Repose en paix », un souhait qui n’avait pas été exaucé. Derrière la visière de son heaume de pierre, l’expression du défunt était lourde de reproches.
Des gouttes pointillaient la feuille de plastène tendue sur l’ouverture. Dunworthy se demanda s’il n’y avait pas de l’autre côté du caveau un bas-relief morbide représentant l’horreur qu’il contenait, comme dans l’illustration du livre de Colin. De l’eau ruisselait sur le tombeau et le plastique s’affaissait sous son poids.
Montoya se redressa. Elle tenait un plateau plein de boue qu’elle posa sur l’angle de la pierre tombale.
— Alors ? Posez-moi vos questions.
— Vous étiez donc seule avec Badri ?
— Exact, fit-elle en s’essuyant le front.
— Et la population locale ?
— S’il y avait des gens dans les parages, je les aurais recrutés.
Elle plongea les doigts dans le récipient et en sortit de petites pierres brunes.
— Le couvercle pesait une tonne, et il s’est mis à pleuvoir sitôt après que nous l’avons eu retiré. J’aurais fait appel à n’importe qui, mais le chantier est éloigné de tout.
— Et les employés du National Trust ?
Elle leva les cailloux sous une cascade, pour les laver.
— Ils ne viennent que l’été.
Il espérait établir que le virus avait été transmis à Badri par un paysan, un fonctionnaire ou un chasseur de canards. Mais le porteur aurait été lui aussi malade et Mary avait joint tous les hôpitaux d’Angleterre. Il n’y avait pas un seul cas répertorié hors du périmètre interdit.
Montoya faisait tourner les pierres entre ses doigts, sous une lampe.
— Et les oiseaux ?
— Les oiseaux ?
Peut-être s’imaginait-elle qu’il lui suggérait de demander aux moineaux de l’aider à remettre en place le couvercle.
— Ce virus peut provenir des volatiles. Canards, oies, poulets. En trouve-t-on dans les parages ?
— Des poulets ?
— On pense à un croisement entre des virus d’animaux et d’humains. Il n’y a pas que les volailles qui sont suspectes mais aussi les poissons et les porcs.
Elle ouvrit de grands yeux, sans comprendre.
— Vous êtes dans une ferme, non ?
— Oui, mais les bâtiments sont très éloignés. Je suis au milieu d’un champ d’orge et il n’y a pas un seul cochon, oiseau ou poisson à trois kilomètres à la ronde.
Elle reporta son attention sur les pierres.
Pas d’oiseaux. Pas de porcs. Pas d’autochtones. Le virus ne venait pas du chantier archéologique. Ni d’ailleurs, peut-être. Il avait pu muter spontanément pour s’abattre sur Oxford comme la peste sur les occupants de ce cimetière.
Montoya leva un caillou vers la lumière et gratta les taches de boue avec l’ongle avant de le frotter sur sa manche. Dunworthy prit brusquement conscience qu’il ne s’agissait pas de pierres mais d’ossements. Les vertèbres ou les orteils du chevalier. Requiescat in pace.
Elle s’intéressa à un os irrégulier gros comme une noix, remit le reste sur le plateau, prit une brosse à dents dans une poche de sa chemise et nettoya les cavités en grimaçant.
Gilchrist n’accepterait jamais l’hypothèse d’une mutation spontanée. Il préférait la théorie du virus venu du XIVe siècle. Et il était bien trop fier de l’autorité que lui conférait son poste de recteur remplaçant pour céder à Dunworthy, même si ce dernier avait vu des canards barboter dans les flaques du cimetière.
— Je dois contacter M. Basingame. Où est-il ?
— Basingame ? Je n’en ai pas la moindre idée, fit-elle en lorgnant toujours l’os.
— Mais… ne deviez-vous pas le joindre pour obtenir une dispense du ministère de la Santé ?
— Si. Et j’ai passé deux jours à téléphoner aux guides truite et saumon d’Écosse avant de décider que ça commençait à bien faire. À mon avis, il n’est pas là-bas.
Elle sortit un canif de son jean et gratta l’os.
— Comment avez-vous obtenu son autorisation, si vous ne savez pas où il est ? N’aviez-vous pas besoin de sa signature ?
— C’est exact, fit-elle. Je l’ai imitée.
Un éclat d’os s’envola et tomba sur le linceul en plastène. Elle l’étudia, le remit sur le plateau et s’accroupit pour en dégager d’autres, aussi absorbée par sa tâche que Colin lorsqu’il examinait son bonbon. Dunworthy se demanda si elle n’avait pas oublié jusqu’à l’existence de Kivrin.
Il raccrocha puis retourna à l’hôpital pour informer Mary de ce qu’il venait d’apprendre et commencer l’interrogatoire des « indirects », dans l’espoir de découvrir la source du virus. Pendant que la pluie diluvienne continuerait d’emporter d’inestimables reliques du passé.
Les carillonneuses et Finch étaient toujours à l’ouvrage. Ils tiraient leur corde selon un ordre déterminé, s’accroupissant et s’étirant tour à tour. Les tintements sonores évoquaient le tocsin, un appel au secours.
Veille de Noël 1320 (calendrier julien). J’ai moins de temps que je ne le pensais. Rosemonde m’a annoncé que sa grand-mère voulait me voir, à mon retour des cuisines. Dame Imeyne était plongée dans une conversation animée avec l’envoyé de l’évêque. Son expression laissait supposer qu’elle dressait la liste des maladresses du père Roche, mais elle m’a désignée en disant :
— Voici la femme en question.
Femme, pas jeune fille, et le ton était acerbe, presque accusateur. Je me suis demandé si elle avait dit au prélat qu’elle me suspectait d’être une espionne française.
— Elle prétend qu’elle ne se souvient de rien, mais elle sait parler et même lire.
Elle se tourna vers Rosemonde.
— Où est ta broche ?
— Sur mon manteau, que j’ai rangé dans la soupente.
— Va la chercher.
Sa petite-fille obéit, à contrecœur. Sitôt qu’elle fut partie, Imeyne ajouta :
— Messire Bloet lui a offert un bijou avec une inscription écrite en roman. Cette femme l’a lue, et à l’église elle récitait la messe avant le prêtre.
— Qui vous a appris à lire ? demanda l’envoyé de l’évêque d’une voix avinée.
Je n’osai répéter que Messire Bloet avait précisé le sens de cette phrase, de crainte qu’il ne l’eût déjà nié.
— Je ne saurais le dire. J’ai oublié tout ce que j’ai vécu avant que les bandits ne m’assomment dans ces bois.
— À son éveil, elle parlait une langue que nul ne pouvait comprendre, déclara Imeyne comme si c’était une preuve de ma culpabilité.
Mais j’ignorais de quoi elle m’accusait, et en quoi cela concernait le prélat.
— Saint Père, irez-vous à Oxenford lorsque vous nous quitterez ? lui demanda-t-elle.
— Oui, fit-il, méfiant. Nous ne pourrons accepter votre hospitalité que quelques jours.
— J’aimerais que vous la conduisiez aux bonnes sœurs de Godstow.
— Nous n’irons pas à Godstow, mais je ne manquerai pas d’en parler à l’évêque et de vous tenir informée de sa décision.
C’était une excuse, car le couvent est situé à moins de cinq milles d’Oxford.
— Je suis certaine que c’est une religieuse, car elle connaît le latin et la messe, insista Imeyne. Les nonnes pourront se renseigner sur son compte.
Bien que visiblement ennuyé, le prélat a fini par lui céder. Je partirai donc avec ces hommes et il ne me reste que quelques jours avant leur départ. J’espère être encore là pour le massacre des Innocents, mais j’ai décidé de coucher Agnès puis de chercher Gawyn.
Agnès n’accepta de se coucher que peu avant l’aube. L’arrivée des « trois rois », pour la citer, l’avait surexcitée et sa lassitude était moins grande que sa peur de rater un événement important.
Elle resta dans les jupes de Kivrin qui aidait Eliwys à apporter les plats pour le festin. La fillette geignait qu’elle avait faim puis, quand tous passèrent à table, elle refusa d’avaler ne fût-ce qu’une bouchée de nourriture.
Kivrin n’avait pas le temps d’en discuter. Il fallait aller chercher les mets dans les cuisines, de l’autre côté de la cour, de la venaison et du porc rôti, ainsi qu’une énorme tourte. Selon le prêtre de la Sainte Église Re-Formée, le jeûne était respecté entre la messe de minuit et la grand-messe du matin de Noël, mais tous ici — y compris l’envoyé de l’évêque — mangèrent avec appétit le faisan rôti, l’oie et le ragoût de lapin servi avec une sauce au safran. Et le vin coulait à flots. Les « trois rois » en réclamaient sans cesse.
Ils en avaient déjà bu plus que de raison. Le moine lançait des regards paillards à Maisry et le clerc, déjà ivre à son arrivée, ne tarderait guère à rouler sous la table. Le prélat manquait encore plus de modération que ses compagnons et faisait constamment signe à Rosemonde de lui apporter de la boisson, avec des gestes de plus en plus amples et de moins en moins précis.
Parfait, se dit Kivrin. L’alcool lui fera peut-être oublier sa promesse de me conduire au couvent de Godstow. Elle porta du vin à Gawyn, en espérant qu’elle pourrait lui demander où était la clairière, mais il riait avec des hommes de Messire Bloet et ils lui réclamèrent de la bière ainsi que de la viande. Lorsqu’elle revint auprès d’Agnès, la fillette dormait profondément. Kivrin la souleva et l’emporta dans la chambre de Rosemonde.
Dont la porte s’ouvrit sur Eliwys qui tenait dans ses bras un monceau de draps et de couvertures.
— Dame Katherine, je suis heureuse de vous voir. J’aurai besoin de votre aide.
Agnès bougea.
— Les hommes d’église dormiront dans ce lit, et la sœur et les femmes de la suite de Messire Bloet dans la soupente.
— Et moi, où dormirai-je ? demanda l’enfant.
Elle se contorsionna pour se dégager des bras de Kivrin.
— Nous irons dans la grange, lui répondit sa mère. Mais tu devras attendre que nous ayons fait les lits. Va jouer, en attendant.
Cet encouragement était superflu. Elle s’éloigna vers l’escalier à cloche-pied, en agitant les bras pour faire tinter sa clochette.
Eliwys remit la literie à Kivrin.
— Portez ceci dans la soupente, et rapportez-moi le couvre-lit en petit-gris que vous trouverez dans le coffre sculpté de mon époux.
— L’envoyé de l’évêque et ses hommes resteront-ils longtemps ?
— Je l’ignore. Pas plus de deux semaines, j’espère, car la viande viendra à manquer. N’oubliez pas les traversins.
Quinze jours, un délai plus que suffisant, bien au-delà de la date du rendez-vous. Quand Kivrin redescendit, le prélat ronflait dans le siège de Messire Guillaume et le clerc avait placé ses pieds sur la table. Le moine bloquait une des servantes de Messire Bloet dans un angle de la salle et Gawyn avait disparu.
Elle donna les draps et le couvre-lit à Eliwys et lui proposa de porter la literie dans la grange.
— Agnès est épuisée, dit-elle. Je voudrais la coucher.
Eliwys hocha la tête, l’esprit ailleurs. Kivrin redescendit rapidement et traversa la cour. Gawyn n’était ni dans les écuries ni dans la brasserie. Elle surveilla les latrines jusqu’au moment où deux jeunes rouquins en sortirent, la regardèrent avec curiosité, puis disparurent dans la grange. Gawyn s’était peut-être éclipsé avec Maisry, ou joint aux libations des villageois sur le terrain communal. Elle entendait leurs rires alors qu’elle répandait de la paille sur le plancher du fenil.
Elle étala des fourrures et des couvertures sur ce matelas improvisé puis redescendit et emprunta le passage. Les paysans avaient allumé un feu de joie devant le cimetière. Ils se réchauffaient les mains au-dessus des flammes et buvaient dans de grandes cornes.
Elle vit le père de Maisry et l’intendant, mais pas Gawyn.
Il n’était pas non plus dans la cour. Rosemonde restait près du portail, emmitouilée dans son manteau.
— Que faites-vous là ? lui demanda Kivrin.
— J’attends mon père. Gawyn m’a dit qu’il rentrerait avant le lever du jour.
— Où l’avez-vous vu ?
— Dans les écuries.
Elle regarda dans cette direction.
— Il fait trop froid pour rester à l’extérieur. Rentrez, je dirai à Gawyn d’aller vous avertir dès que votre père arrivera.
— Non, je n’y tiens pas.
Sa voix s’était brisée et Kivrin leva sa lanterne. Rosemonde ne pleurait pas mais ses joues étaient rouges. Qu’avait pu faire Messire Bloet pour l’inciter à fuir ? Mais peut-être avait-elle eu peur du moine, ou du clerc ivre.
Kivrin la prit par le bras.
— Allez dans les cuisines, il y fait plus chaud.
Rosemonde hocha la tête.
— Mon père a promis de venir pour Noël.
Afin de chasser de chez lui le prélat et son escorte ? s’interrogea Kivrin. Rompre les fiançailles de sa fille ? « Mon père ne veut que mon bien », avait-elle dit, mais il ne pourrait revenir sur sa parole et dresser contre lui un individu qui avait de « nombreux et puissants amis ».
Kivrin la conduisit jusqu’aux cuisines et dit à Maisry de lui préparer un vin chaud.
Puis elle alla dans les écuries. Gawyn n’y était pas.
Elle revint au manoir, en se demandant si Imeyne ne l’avait pas chargé de porter un autre message. Mais cette femme s’entretenait avec l’envoyé de l’évêque et Gawyn parlait à des hommes de Messire Bloet, dont les deux rouquins qu’elle avait vus sortir des latrines. Messire Bloet était quant à lui près du feu avec sa belle-sœur et Eliwys.
Kivrin s’affaissa sur le banc des mendiants, à côté des paravents. Elle ne pouvait l’aborder pour l’interroger sur l’emplacement du point de transfert.
— Rendez-le-moi ! gémit Agnès.
Elle était avec les autres enfants, près de l’escalier de la chambre, et les petits garçons accaparaient son chiot pour le caresser et tripoter ses oreilles. Elle avait dû aller le chercher dans les écuries pendant que Kivrin était dans la grange.
— C’est mon chien ! Donnez-le-moi !
Elle se leva.
— Je traversais les bois quand j’ai découvert une jeune fille inanimée, disait Gawyn. Elle avait été attaquée par des brigands et gravement blessée. Sa tempe était en sang.
Elle hésita. Agnès martelait de ses poings le bras d’un petit garçon. Kivrin décida d’écouter la suite du récit de Gawyn :
— « Belle Damoiselle, qui a perpétré un pareil forfait ? » lui ai-je demandé. Mais elle ne pouvait me répondre car les coups reçus l’avaient privée du don de la parole.
Agnès avait récupéré Blackie et le serrait contre sa poitrine. Kivrin aurait dû secourir le malheureux animal mais elle resta assise et tendit le cou pour regarder au-delà de la coiffe de la belle-sœur de Bloet. Dites-leur où vous m’avez découverte, ordonna-t-elle en pensée à Gawvn. Dans quelle partie des bois.
— « Je suis votre homme lige et je pourfendrai ces voleurs malfaisants ! me suis-je exclamé. Mais je crains de vous laisser seule ». Et dès qu’elle recouvra ses esprits elle me demanda de prendre en chasse les misérables qui l’avaient dépouillée et molestée.
Eliwys se leva et alla vers la porte. Elle resta un moment sur le seuil, visiblement angoissée, puis revint s’asseoir.
— Non ! hurla Agnès.
Un des neveux de Messire Bloet tenait Blackie au-dessus de sa tête, d’une seule main. Si Kivrin n’intervenait pas, ils finiraient par tuer le chiot et il était sans objet d’écouter la suite du « Sauvetage de la Jeune Fille des Bois » car cette narration n’avait pas pour but de servir la vérité mais d’impressionner Eliwys. Elle alla vers les enfants.
— Les voleurs n’étaient pas partis depuis longtemps, ajoutait Gawyn. J’ai aisément trouvé leurs traces et les ai pourchassés sur mon fougueux destrier.
Le neveu de Messire Bloet tenait à présent Blackie par ses pattes antérieures et l’animal, suspendu dans les airs, poussait des glapissements pathétiques.
— Kivrin ! cria Agnès en la voyant.
Elle se jeta dans ses jupes. Le petit garçon posa le chiot et recula. Les autres enfants battirent eux aussi en retraite. Agnès alla récupérer Blackie.
— Vous l’avez sauvé !
Kivrin secoua la tête.
— Il est grand temps d’aller te coucher.
— Je ne suis pas fatiguée !
— Mais Blackie a sommeil et il ne s’endormira pas sans toi.
L’argument parut porter et, sans laisser à Agnès le temps de lui trouver des failles, elle les prit tous les deux dans ses bras.
— Il veut que tu lui racontes un joli conte, dit-elle.
Elle se dirigea vers la porte et sortit dans la cour.
— Blackie aime les histoires de chats, déclara Agnès en le berçant.
Puis Kivrin tint l’animal pendant que la fillette gravissait l’échelle du fenil. Il dormait déjà, épuisé par tant de manipulations. Elle le posa dans la paille, à côté du lit improvisé.
Agnès le récupéra aussitôt, pour lui dire :
— Il était une fois un chaton désobéissant…
Kivrin les couvrit d’une fourrure. Il faisait trop froid pour se dévêtir.
— Il aimerait que je lui prête ma clochette, déclara l’enfant.
Elle voulut faire glisser le ruban autour de sa tête.
— Non, intervint Kivrin.
Elle confisqua le jouet, mit une fourrure supplémentaire et se glissa dessous. La petite fille se pelotonna contre elle.
— Il était une fois un chaton désobéissant, répéta Agnès en bâillant. Son papa lui avait dit de ne pas aller dans la forêt, mais il ne l’écoutait pas.
Elle essayait vaillamment de résister au sommeil, se frottait les yeux et inventait des aventures au chaton désobéissant, mais l’obscurité et la chaleur eurent finalement raison d’elle.
Kivrin attendit que sa respiration fût régulière pour lui subtiliser Blackie et le poser dans la paille.
Agnès grogna. Elle la prit dans ses bras. Elle eût mieux fait d’essayer de trouver Gawyn. Le rendez-vous était prévu dans moins d’une semaine.
L’enfant bougea. Ses cheveux chatouillaient la joue de Kivrin, lorsqu’elle s’endormit à son tour.
À son réveil, le jour allait se lever et Rosemonde était venue les rejoindre. Kivrin les laissa dormir. Elle craignait de ne pas avoir entendu la cloche et raté la messe, mais quand elle entra dans le manoir, Gawyn était toujours à côté du feu et l’envoyé de l’évêque assis dans le grand siège, écoutant Dame Imeyne.
Avachi dans un angle, le moine avait passé un bras autour de la taille de Maisry. Elle ne vit pas le clerc. Sans doute avait-il perdu conscience et été transporté dans un lit.
Les enfants avaient également disparu, de même que quelques femmes, dont la sœur et la belle-sœur de Messire Bloet.
— « Arrêtez, marauds ! m’écriai-je, disait Gawyn. Je vous défie en combat singulier ! »
Kivrin ignorait si c’était la suite de la narration de son Sauvetage Héroïque ou le récit d’une des aventures de Sire Lancelot. Il ne pouvait vouloir impressionner Eliwys qui était absente et ses exploits laissaient son auditoire indifférent. Deux hommes jouaient aux dés et Messire Bloet dormait, le menton sur la poitrine.
Elle n’avait raté aucune occasion de s’entretenir avec lui et tout indiquait qu’il ne s’en présenterait pas de sitôt. Elle devrait forcer le destin, l’aborder lorsqu’il irait aux latrines ou à l’église, et lui murmurer : « Retrouvez-moi ensuite dans les écuries. »
Les ecclésiastiques s’incrusteraient sans doute tant qu’il resterait du vin, mais elle ne pouvait courir de risques. Il ne restait que cinq jours avant le rendez-vous. Non, quatre. C’était déjà Noël.
— Dame Katherine, dit Imeyne.
Elle s’était levée et lui faisait signe d’approcher. L’envoyé de l’évêque la regardait avec intérêt, et son cœur battit plus vite. Elle se demanda quelle vilenie ils avaient concoctée. Mais elle n’eut pas le temps de traverser la grande salle qu’Imeyne vint à sa rencontre avec un petit ballot.
— Pourriez-vous porter ceci au père Roche ? dit-elle en soulevant un angle du tissu pour montrer des chandelles de cire. Précisez-lui qu’il doit les placer sur l’autel et ne pas pincer leur mèche, qui est très fragile. Je veux que tout soit prêt pour la messe que célébrera l’envoyé de l’évêque. Et j’exige que l’église ressemble pour une fois à la maison du Seigneur et non à une porcherie. Dites-lui également de mettre une tenue plus propre.
Vous aurez donc la messe que vous vouliez, pensa Kivrin alors qu’elle traversait la cour et empruntait le passage. Et vous serez bientôt débarrassée de moi. Il ne vous reste qu’à convaincre le prélat de démettre le père Roche de ses fonctions ou de l’envoyer à l’abbaye de Bicester.
Le terrain communal était désert. Le feu mourant rougeoyait faiblement dans la clarté grisâtre de l’aube et, tout autour, la neige fondue gelait. Les villageois étaient allés se coucher et elle se demandait si le prêtre les avait imités. Mais aucun ruban de fumée ne s’élevait de sa maison et la porte resta close quand elle y frappa. Elle alla jusqu’à l’église. La nef était obscure et glaciale.
— Père Roche, fit-elle doucement.
Elle s’avança à tâtons vers la statue de sainte Catherine.
Elle entendit le murmure de sa voix. Il était agenouillé devant l’autel, au-delà du jubé.
— Guidez les voyageurs jusqu’à leur demeure et protégez-les des rôdeurs et des maladies, disait-il.
Et sa voix douce rappelait à Kivrin les propos réconfortants qu’il lui avait tenus dans sa chambre, lorsqu’elle était au plus mal. Elle s’abstint de l’appeler à nouveau et resta immobile pour écouter ses paroles.
— Messire Bloet et les siens sont venus de Courcy pour l’office, avec tous leurs serviteurs. De même que Theodulf Freeman d’Henefelde. La neige a cessé de tomber hier soir et les cieux ont été dégagés toute la nuit de la naissance du Christ…
Il priait, sur le ton qu’elle employait pour dicter ses rapports à l’enregistreur. Il communiquait à Dieu la liste des gens qui avaient assisté à la messe de minuit et le bulletin météorologique.
De la lumière commençait à filtrer par les vitraux et elle le voyait à travers le filigrane du jubé, avec sa robe élimée à l’ourlet sale, son visage de rustre comparé aux traits aristocratiques du prélat et du clerc.
— Cette nuit bénie, un messager de l’évêque est arrivé avec deux prêtres, trois de vos serviteurs instruits et d’une grande bonté.
Ne vous laissez pas abuser par leurs riches atours, pensa Kivrin. Vous valez dix de ces hommes. Imeyne voulait que la messe de Noël fût célébrée par l’envoyé de l’évêque, alors qu’il n’avait même pas respecté le jeûne. Que dis-je ? Une cinquantaine, une centaine.
— On parle d’une maladie qui s’est abattue sur Oxenford. Tord, le garçon de ferme, va mieux, mais je lui ai dit de ne pas venir à la messe. Uctreda était trop faible pour se déplacer. Je lui ai apporté de la soupe, et elle n’a rien mangé. Walthel a vomi, parce qu’il avait bu trop de bière. Gytha s’est brûlé la main avec un brandon enflammé. Je n’ai aucune crainte car, bien que la fin des temps soit proche, vous nous avez envoyé de l’aide.
De l’aide ? Il ne recevrait pas la sienne si elle restait là à l’écouter. Le soleil s’était levé et la clarté dorée des fenêtres révélait les coulures des cierges, la ternissure des chandeliers, une grosse tache de cire sur le linge qui couvrait l’autel. Ce serait effectivement pour lui la fin des temps, si l’église avait encore cet aspect quand Imeyne viendrait assister à la grand-messe.
— Père Roche, dit-elle.
Il tourna la tête et essaya de se lever, les jambes engourdies par le froid. Sa hâte traduisait de la frayeur et Kivrin précisa :
— C’est Katherine.
Elle s’avança sous la lumière d’un vitrail afin qu’il pût la voir. Il se signa, et elle se demanda s’il n’avait pas sommeillé et éprouvait des difficultés à se réveiller.
— Dame Imeyne m’a chargée de vous apporter des chandelles.
Elle contourna le jubé.
— Elle voudrait que vous les placiez dans les chandeliers d’argent de chaque côté de l’autel. Je vais vous aider à tout préparer. Que voulez-vous que je fasse ?
Elle lui tendait les bougies, mais il ne les prenait pas. Venait-elle d’enfreindre un tabou ? Les femmes n’étaient pas autorisées à toucher un calice, peut-être en allait-il de même pour les cierges.
— Ai-je eu tort de m’avancer dans le chœur ?
Il parut se reprendre.
— Il n’existe aucun lieu inaccessible à un enfant de Dieu, dit-il en prenant les chandelles pour les poser sur l’autel. Mais des tâches aussi humbles sont indignes de vous.
— Pas si je les exécute à la gloire de Dieu.
Elle retira les cylindres de cire à moitié consumés de leurs supports striés de coulures.
— Nous aurons besoin de sable et d’un couteau.
Il alla chercher tout ce qui leur serait nécessaire et elle en profita pour remplacer les bougies du jubé par des cierges en suif.
Il revint avec le sable, une poignée de chiffons et un couteau de piètre qualité. Kivrin se mit aussitôt à l’ouvrage sur le linge de l’autel. Le représentant de l’évêque ne semblait guère pressé de se lever pour aller dire la messe, mais il finirait par céder à Imeyne.
En outre, Gawyn pourrait décider d’aller chasser ou secourir d’autres belles Damoiselles, si le prélat et ses acolytes ne terminaient pas les réserves de vin et ne partaient pas à la recherche d’une cave mieux garnie, en l’emmenant avec eux.
« Il n’existe aucun lieu inaccessible à un enfant de Dieu », venait de déclarer le père Roche. Le point de transfert excepté, se dit-elle.
Elle prit un chandelier et le frotta énergiquement avec du sable humide. Un éclat de cire sauta vers le prêtre.
— Désolée, fit-elle. Dame Imeyne…
Elle s’interrompit. Annoncer au prêtre que cette femme avait décidé de le chasser eût été sans objet. S’il intercédait en sa faveur, cela ne ferait qu’aggraver la situation, et elle ne voulait pas qu’il fût envoyé à Osney parce qu’il avait désiré l’aider.
Il attendait qu’elle terminât sa phrase.
— Dame Imeyne m’a chargée de vous informer que l’émissaire de l’évêque dira la grand-messe, fit-elle.
— Je serai honoré d’entendre ce saint homme célébrer l’office pour l’anniversaire de Notre Seigneur Jésus.
L’anniversaire de Notre Seigneur Jésus ! Elle essaya de se représenter St. Mary the Virgin le matin de Noël, la musique et la chaleur, les cierges laser dans leurs supports en inox. Mais c’était comme le souvenir d’un rêve, quelque chose d’indistinct et d’irréel.
Elle posa les chandeliers de chaque côté de l’autel. La lumière multicolore des vitraux s’y reflétait. Elle mit en place les bougies d’Imeyne et rapprocha celui de gauche, par souci de symétrie.
Le problème posé par la tenue du père Roche était insoluble. Elle essuya du sable humide qui adhérait à la manche du prêtre.
— Je dois aller réveiller Agnès et Rosemonde. Dame Imeyne a demandé au représentant de l’évêque de me conduire au couvent de Godstow.
— C’est Dieu qui vous a envoyée parmi nous. Il n’autorisera pas votre départ.
J’aimerais tant vous croire, pensa-t-elle. Elle traversait le terrain communal privé de toute présence humaine. Mais de la fumée sortait de deux maisons et la vache paissait l’herbe autour des cendres du feu de joie, là où la chaleur avait fait fondre la neige. S’ils dorment tous, je réveillerai Gawvn pour lui demander où est cette clairière, décida-t-elle. Mais elle vit Rosemonde et Agnès venir vers elle. La robe de velours vert de l’aînée des deux filles était couverte de brins de paille et de poussière, et Agnès en avait dans les cheveux.
— Vous devriez encore dormir, dit Kivrin en époussetant la cotte rouge.
— Des hommes sont arrivés, ils nous ont réveillées.
Kivrin se tourna vers Rosemonde.
— Votre père ?
— Non. Sans doute des serviteurs du prélat.
Elle avait vu juste. Il y avait dans la cour deux ânes et quatre moines qui déchargeaient de gros coffres, des sacs et un baril de vin.
— Ils n’ont pas l’intention de repartir de sitôt, commenta Agnès.
— Tout le laisse supposer, confirma Kivrin.
« C’est Dieu qui vous a envoyée parmi nous. Il n’autorisera pas votre départ. »
— Viens, dit-elle gaiement. Je vais te peigner.
Elle emmena Agnès à l’intérieur et lui fit un brin de toilette. Le court somme n’avait pas amélioré l’humeur de la fillette qui refusa de rester immobile pendant que Kivrin démêlait sa chevelure. Ensuite, elle geignit jusqu’à l’église.
Les moines devaient avoir apporté des vêtements sacerdotaux tout autant que du vin, car le prélat portait une chasuble de velours noir sur une tenue blanche immaculée et le moine était drapé dans des mètres de brocart. Le clerc était invisible, de même que le père Roche exilé pour cause de garde-robe insuffisante. Kivrin regarda vers le fond de l’église. Elle espérait qu’on l’avait autorisé à assister à tant de sainte magnificence, mais il n’était pas non plus parmi les villageois.
Ces derniers étaient en piteux état et beaucoup devaient avoir la bouche pâteuse. Tout comme le représentant de l’évêque qui débita la messe d’une voix monocorde, avec un accent qui rendait ses propos presque inintelligibles.
Il parlait de plus en plus vite, visiblement pressé d’en finir, mais Dame Imeyne ne s’en offusquait pas. Sereine et pleine de suffisance, elle était certaine d’avoir agi pour le mieux. Elle hochait la tête en écoutant le sermon qui traitait de la renonciation aux plaisirs matériels.
Lorsqu’ils sortirent, Dame Imeyne s’arrêta sur le seuil pour regarder le clocher, les lèvres pincées. Qu’y a-t-il encore ? se demanda Kivrin. Un grain de poussière sur la cloche ?
— Avez-vous vu cette église, Dame Yvolde ? grommela Imeyne à la sœur de Messire Bloet. Le prêtre local n’a pas installé de bougies aux fenêtres du jubé, seulement des lampes à huile de paysans. Je vais lui en toucher deux mots. Il vient de nous humilier devant l’évêque.
Elle partit vers le clocher, rongée par la colère. Kivrin savait que si le père Roche avait mis des chandelles à cet emplacement, elle eût trouvé d’autres motifs de récriminations. Elle eût aimé le mettre en garde, mais il était déjà trop tard et Agnès la tirait par la manche.
— Je suis lasse, disait-elle. Je veux me coucher.
Kivrin la guida vers la grange, au milieu des villageois qui débutaient d’autres réjouissances. On avait jeté du bois sur le feu et des jeunes femmes s’étaient prises par la main pour danser autour. Agnès s’allongea dans le fenil, mais elle se releva avant que Kivrin n’eût atteint le manoir. Elle la rejoignit en courant.
— Que fais-tu, Agnès ? Ne m’as-tu pas dit que tu étais lasse ?
— C’est Blackie. Il est malade.
— Malade ? Qu’a-t-il ?
— Il est malade, répéta l’enfant.
Kivrin la prit par la main et retourna dans la grange. Le chiot gisait dans la paille, sans vie.
— Allez-vous lui faire un cataplasme ?
Kivrin ramassa l’animal et le reposa. Son corps se raidissait déjà.
— Oh, Agnès… je crains qu’il ne soit mort.
La fillette s’accroupit pour le regarder de plus près, avec beaucoup d’intérêt.
— L’aumônier de grand-mère est mort, lui aussi. Est-ce la même fièvre qui a tué Blackie ?
Des manipulations trop nombreuses, pensa Kivrin.
Il avait été passé de main en main, étouffé par trop d’amour. Mais Agnès ne semblait pas bouleversée outre mesure.
— Aura-t-il droit à de belles funérailles ? demanda-t-elle en touchant une oreille du chiot du bout de son index.
Non, se dit Kivrin. Au Moyen Âge, les gens ne mettaient pas les animaux dans des boîtes à chaussures. Ils s’en débarrassaient en les jetant dans les taillis, ou les cours d’eau.
— Nous l’enterrerons dans les bois, au pied d’un arbre, promit-elle.
Avant de penser que le sol devait être gelé.
— Il faut que le père Roche le mette dans le cimetière, déclara Agnès qui manifestait pour la première fois de la tristesse.
Le prêtre eût fait n’importe quoi pour la réconforter, mais il ne pourrait donner une sépulture chrétienne à son chien. L’idée que les animaux étaient eux aussi des créatures divines n’avait germé dans l’esprit des hommes qu’au XIXe siècle, et même à l’époque victorienne, chiens et chats n’avaient pas été mis en terre comme les êtres humains.
— Je dirai la prière des morts, déclara Kivrin.
— Le père Roche doit le mettre dans le cimetière, insista Agnès. Et sonner la cloche.
— Tu oublies que c’est Noël, aujourd’hui. Demain, j’irai lui demander conseil.
Que ferait-elle du cadavre, en attendant ? Elle ne pouvait le laisser à côté de leur paillasse.
— Viens, nous allons l’emporter.
Elle prit le chiot et descendit l’échelle. Elle chercha une boîte ou un sac, n’en trouva pas, et posa le corps dans un coin, sous une faux. Elle demanda ensuite à Agnès d’aller lui chercher de la paille. Elle en couvrait l’animal quand la fillette déclara :
— Si le père Roche ne sonne pas la cloche, Blackie n’ira pas au ciel.
Et elle éclata en sanglots.
Une demi-heure fut nécessaire à Kivrin pour la calmer. Elle la berça dans ses bras et essuya ses larmes.
Elle remarqua des bruits et des hennissements, dans la cour. Les visiteurs avaient-ils décidé d’organiser une partie de chasse ?
— Allons voir ce qui se passe, proposa-t-elle. Ton père est peut-être arrivé.
Agnès s’assit et essuya son nez.
— Je vais lui dire ce qui est arrivé à Blackie.
Elle sauta des genoux de Kivrin et elles sortirent.
La cour grouillait d’hommes et de chevaux.
— Que font-ils ?
— Je l’ignore, répondit Kivrin.
Mais la nature de leurs activités n’était que trop évidente. Cob sortait de l’écurie l’étalon blanc du représentant de l’évêque et les serviteurs apportaient les sacs et les coffres déchargés en début de matinée. Dame Eliwys était venue se tenir sur le seuil du manoir pour assister à ces préparatifs.
— S’en vont-ils ? demanda Agnès.
— C’est impossible, fit Kivrin.
Pas maintenant. Je ne sais pas où est la clairière.
Le moine sortit, en habit blanc et manteau. Cob retourna dans les écuries pour prendre la jument que Kivrin avait montée pour aller chercher le houx.
— Ils partent, affirma Agnès.
— Je sais, grommela Kivrin. Je peux le constater.
Kivrin prit Agnès par la main et se dirigea vers la grange. Elle devait se dissimuler jusqu’à leur départ.
— Où vont-ils ? voulut savoir l’enfant.
Elles contournèrent deux serviteurs de Messire Bloet qui portaient un gros coffre.
— Montons dans le fenil.
Agnès s’arrêta net.
— Je ne veux pas me coucher. Je ne suis pas fatiguée !
— Dame Katherine ! entendit-elle crier.
Elle prit la fillette dans ses bras et s’éloigna d’un pas rapide.
— Je ne me sens pas lasse ! hurla Agnès.
Rosemonde les rejoignit.
— Dame Katherine ! Ne m’avez-vous pas entendue ? Mère veut vous voir. L’envoyé de l’évêque s’en va.
Elle prit son bras et la fit obliquer vers le manoir.
Eliwys se dressait sur le seuil à côté du prélat, pour assister aux préparatifs. Imeyne était absente. Sans doute se trouvait-elle à l’intérieur, occupée à faire les bagages de Kivrin.
— Nos visiteurs ont des affaires pressantes à régler au prieuré de Bernecestre, expliqua Rosemonde. Messire Bloet et les siens partent avec eux.
Elle lui adressa un sourire joyeux.
— Ils passeront la nuit à Courcy et arriveront demain à destination.
Bernecestre. Bicester. Au moins n’était-ce pas Godstow. Mais ce couvent était sur leur route.
— Quelles affaires pressantes ?
— Je l’ignore, répondit Rosemonde avec indifférence.
Et Kivrin comprit que seul le départ de Messire Bloet comptait à ses yeux. L’enfant s’ouvrit gaiement un chemin dans la mêlée de serviteurs, de bagages et de chevaux, en direction de sa mère.
L’envoyé de l’évêque parlait à un de ses valets et Eliwys observait cet homme en fronçant les sourcils. Ils ne lui prêtaient pas attention et elle aurait pu se réfugier dans les écuries, si Rosemonde ne l’avait pas tirée par la manche.
— Je dois retourner dans la grange. J’y ai laissé mon manteau…
— Mère ! cria Agnès.
Elle s’élança vers Eliwys, en frôlant au passage une jument qui hennit et secoua la tête. Un serviteur s’empressa de saisir sa bride.
— Agnès ! l’appela Rosemonde.
Elle lâcha Kivrin, mais il était trop tard. Eliwys et le prélat les avaient vues et approchaient.
— Combien de fois t’ai-je dit de ne pas courir au milieu des chevaux ? fit Eliwys en étreignant sa fille cadette.
— Blackie est mort.
— Ce n’est pas une raison pour commettre des imprudences.
— Je ferai part à votre époux de notre reconnaissance, lui dit l’ecclésiastique qui semblait penser à autre chose. Merci de nous prêter des chevaux, car les nôtres étaient fourbus. Je chargerai un serviteur de vous les ramener de Courcy.
— Voulez-vous voir mon chien ? demanda Agnès en tirant la robe de sa mère.
— Chut, lui intima Eliwys.
— Mon clerc ne part pas avec nous. Je crains qu’il n’ait célébré par trop de libations la naissance de Notre Seigneur et qu’il n’en supporte aujourd’hui les conséquences. Je vous implore d’être indulgente, ma Dame, et de lui accorder votre hospitalité jusqu’à ce qu’il soit sur pied et puisse nous rejoindre.
— C’est la moindre des choses. N’y a-t-il rien que nous pourrions faire pour lui ? La mère de mon époux…
— Non. Laissez-le tranquille. Un bon somme est le meilleur des remèdes, en pareil cas. Il sera remis dans la soirée.
Il était nerveux, distrait, comme s’il souffrait lui aussi de ses excès. Sous la clarté de l’aube ses traits aristocratiques étaient grisâtres. Il frissonna et ferma son manteau.
Il ne prêtait pas attention à Kivrin et elle commença à espérer qu’il avait oublié la promesse faite à Imeyne. Elle regarda le portail et pria le Ciel pour que cette femme eût d’autres réprimandes à adresser au père Roche et ne vînt pas au tout dernier instant rappeler au prélat l’engagement qu’il avait pris.
— Je regrette que mon époux soit absent et que nous n’ayons pu vous accueillir avec plus…
— Je dois aller voir mes serviteurs, l’interrompit-il.
Il lui présenta sa main et elle fit une génuflexion pour baiser sa bague. Elle ne s’était pas relevée qu’il s’éloignait déjà vers les écuries. Eliwys le suivit des yeux, inquiète.
— Souhaitez-vous le voir, mère ? demanda Agnès.
— Pas maintenant. Rosemonde, va faire tes adieux à Messire Bloet et à Dame Yvolde.
— Il est tout froid, précisa Agnès.
Eliwys se tourna vers Kivrin.
— Dame Katherine, savez-vous où est ma belle-mère ?
— Elle est restée dans l’église, dit Rosemonde.
— Sans doute prie-t-elle toujours, suggéra Eliwys en se dressant sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus les têtes. Où est Maisry ?
Elle se cache, pensa Kivrin. Et je devrais l’imiter.
— Voulez-vous que je la cherche ? proposa Rosemonde.
— Non, lui répondit sa mère. Va saluer Messire Bloet. Dame Katherine, allez chercher Imeyne qui serait navrée de ne pouvoir faire ses adieux au représentant de l’évêque. Qu’attends-tu, Rosemonde ? Va saluer ton fiancé.
Kivrin s’éloigna. Si Imeyne est toujours dans l’église, je passerai derrière les huttes et disparaîtrai dans les bois, décida-t-elle.
Deux serviteurs peinaient pour déplacer un coffre volumineux. Elle recula et les contourna en veillant à rester à bonne distance des croupes des chevaux.
— Attendez ! lui cria Rosemonde qui venait la rejoindre au pas de course. Accompagnez-moi auprès de Messire Bloet.
— Rosemonde…
Dame Imeyne risquait de revenir d’une seconde à l’autre.
— S’il vous plaît…
— Rosemonde…
— Vous n’en aurez que pour un instant, et ensuite vous pourrez aller chercher ma grand-mère. Venez, pendant que sa belle-sœur est avec lui.
Messire Bloet surveillait le palefrenier qui sellait son cheval et conversait avec la dame à la coiffe démesurée, ce matin-là perchée de guingois sur son crâne.
— Quelle est l’affaire pressante que doit régler l’envoyé de l’évêque ? demandait-elle.
Il secoua la tête et se renfrogna. Puis il vit sa fiancée, sourit et alla à sa rencontre. Elle recula, sans lâcher le bras de Kivrin.
La belle-sœur inclina sa guimpe en direction de Rosemonde et ajouta :
— Aurait-il reçu des nouvelles de Bath ?
— Aucun messager n’est arrivé, tant cette nuit que ce matin.
— S’il était déjà au courant, pourquoi n’en a-t-il pas parlé plus tôt ?
— Je l’ignore. Excusez-moi, mais je dois faire mes adieux à ma bien-aimée.
Il prit la main de Rosemonde, qui puisa dans sa volonté pour ne pas la retirer.
— Adieu, Messire Bloet, fit-elle sèchement.
— Est-ce ainsi que vous prenez congé de votre futur époux ? Ne lui accorderez-vous pas un baiser ?
Elle s’avança, effleura du bout des lèvres la joue de l’homme et recula aussitôt hors de portée.
— Encore merci, pour votre broche, dit-elle.
Il regarda le col de son manteau puis toucha le bijou.
— « Je représente l’être aimé », commenta-t-il.
— Messire Bloet ! Messire Bloet !
C’était Agnès, qui arrivait en courant.
Il la prit dans ses bras.
— Je suis venue vous dire au revoir, fit-elle. Mon chien est mort.
— Je t’en apporterai un autre à l’occasion de mes noces, si tu es gentille avec moi.
Elle le prit par le cou et déposa un baiser sonore sur chacune de ses joues.
— Tu n’en es pas aussi avare que ta sœur, ajouta-t-il en fixant Rosemonde.
Il posa Agnès sur le sol et s’avança pour caresser à nouveau la broche.
— Io suiicien lui dami amo, lut-il avant de poser ses mains sur les épaules de Rosemonde. Vous devrez penser à moi chaque fois que vous mettrez ce bijou.
Il se pencha pour l’embrasser dans le cou.
Elle ne recula pas mais blêmit. Il la lâcha.
— Je reviendrai pour Pâques, promit-il.
Des propos qui évoquaient une menace.
— M’apporterez-vous un chien noir ? s’enquit Agnès.
Dame Yvolde approcha pour demander :
— Qu’ont fait vos serviteurs de mon manteau ?
— Je vais vous le chercher, proposa Rosemonde qui fila vers le manoir avec Kivrin sur ses talons.
Sitôt à bonne distance, Kivrin lui déclara :
— Je dois trouver Dame Imeyne. Regardez, ils sont prêts à partir.
C’était exact. Serviteurs, coffres et chevaux formaient une colonne et Cob ouvrait le portail. Les destriers qu’avaient montés les « rois mages » à leur arrivée étaient chargés de malles et de sacs. La belle-sœur de Messire Bloet et ses filles étaient déjà en selle et l’envoyé de l’évêque tendait la sous-ventrière de la jument d’Eliwys.
Plus que quelques minutes, pensa Kivrin. Mon Dieu, faites qu’Imeyne reste encore un moment dans l’église !
— Dame Eliwys m’a chargée de chercher votre grand-mère.
— Vous devez d’abord me raccompagner jusqu’au manoir.
— Rosemonde, je n’ai pas le temps…
— S’il vous plaît. Il pourrait décider de me rejoindre.
Kivrin le revit embrasser cette enfant dans le cou.
— C’est entendu, mais nous devrons nous hâter.
Elles traversèrent la cour d’un pas rapide et manquèrent bousculer le gros moine en entrant. Il descendait de la chambre et paraissait irrité, ou souffrir de ses excès. Il les croisa sans leur adresser un regard.
La salle était déserte, la table encombrée de gobelets et de plats de viande. Le feu fumait, sans surveillance.
— Le manteau de Dame Yvolde est dans la soupente, dit Rosemonde. Attendez-moi.
Elle gravit l’échelle aussi rapidement que si Messire Bloet avait été derrière elle. Kivrin retourna vers les paravents pour regarder à l’extérieur. D’ici, elle ne pouvait voir le passage. Le prélat avait la main posée sur le pommeau de sa selle et écoutait ce que lui disait le gros moine. Elle jeta un coup d’œil vers le haut de l’escalier en entendant la porte de la chambre se refermer et se demanda si le clerc était malade ou tombé en disgrâce. L’attitude du moine avait traduit de la colère.
— Le voici, dit Rosemonde en apportant le manteau. Pourriez-vous le porter à Dame Yvolde ?
C’était l’occasion qu’elle attendait.
— Bien volontiers, fit-elle.
Elle prit le lourd vêtement et ressortit. Sitôt dehors, elle chargerait un serviteur de le remettre à sa propriétaire et s’éclipserait. Mon Dieu, faites qu’Imeyne reste encore un moment dans l’église ! pria-t-elle. Mais elle se retrouva nez à nez avec elle sitôt qu’elle eut franchi le seuil.
— Vous n’êtes donc pas prête à partir ? fit la vieille femme en regardant le manteau. Où est le vôtre ?
L’envoyé de l’évêque avait posé la main sur le pommeau et calait son pied entre les mains entrecroisées de Cob. Le moine était déjà en selle.
— Dans l’église, répondit-elle. Je vais le prendre.
— Vous n’en aurez pas le temps. Ils s’en vont.
Kivrin regarda autour d’elle. Eliwys se tenait avec Gawyn près des écuries, Agnès était plongée dans une conversation animée avec une des nièces de Messire Bloet et Rosemonde se dissimulait à l’intérieur du manoir.
— Dame Yvolde m’a demandé de lui apporter son manteau.
— Maisry s’en chargera. Maisry !
Mon Dieu, faites qu’elle se cache ! pria Kivrin.
— Maisry !
Mais la servante sortit de derrière la brasserie, la paume collée à son oreille. Dame Imeyne arracha le vêtement des mains de Kivrin et le lui lança.
— Porte ceci à Dame Yvolde, au lieu de pleurnicher, fit-elle avant de saisir le poignet de Kivrin pour la tirer vers le prélat. Saint Père, auriez-vous oublié que vous devez conduire Dame Katherine à Godstow ?
— C’est à Bernecestre que nous allons, répondit-il en se tournant sur la selle.
Gawyn avait enfourché Gringolet et avançait au pas vers le portail. S’il nous accompagne, je pourrai peut-être le persuader de faire un détour par cette clairière ou de m’expliquer où elle se situe, pensa Kivrin.
— De Bernecestre un moine pourra l’escorter à Godstow. Elle doit regagner son couvent.
— Nous n’avons pas le temps de l’attendre.
Il prit les rênes et traça de l’autre main un signe de croix.
— Domine vobiscum, et cum spiritu tuo.
— Et le nouvel aumônier ? insista Imeyne.
— Je vous laisse mon clerc.
Kivrin le vit échanger un regard de connivence avec le moine. Elle se demanda s’ils n’avaient pas inventé un prétexte pour échapper aux harcèlements de la mère du maître de céans.
— Votre clerc ? répéta Imeyne, ravie.
Le prélat éperonna sa monture et traversa la cour au galop, manquant renverser Agnès qui courut se réfugier dans les jupes de Kivrin. Le moine se hissa sur une jument et le suivit.
— Que Dieu vous protège, Saint Père ! cria Dame Imeyne.
Mais il avait déjà franchi le portail.
Tous étaient partis, avec Gawyn en arrière-garde, et ils n’avaient pas emmené Kivrin avec eux. Son soulagement était tel que le départ de Gawyn ne l’ennuya pas outre mesure. Courcy était à moins d’une demi-journée de cheval. Il serait de retour à la tombée de la nuit.
Elle n’était pas la seule à respirer plus librement, mais peut-être était-ce dû au fait que tous veillaient depuis l’aube précédente. Nul n’envisageait de débarrasser les tables et Eliwys se laissa choir dans le grand fauteuil, les bras ballants, pour regarder le désordre avec indifférence. Après quelques minutes elle appela Maisry. Sans résultat, mais elle n’insista pas. Elle fit reposer sa nuque contre le dossier du siège et ferma les yeux.
Rosemonde grimpa s’allonger dans la soupente et Agnès s’assit à côté de Kivrin, près du feu. Elle posa la tête sur ses genoux et joua avec la clochette, l’esprit ailleurs.
Seule Dame Imeyne refusait de s’abandonner à la langueur générale.
— C’est à notre nouvel aumônier de dire les prières, fit-elle remarquer.
Et elle monta à l’étage.
Les yeux clos, Eliwys lui rappela que le représentant de l’évêque avait dit de ne pas le déranger, mais Imeyne frappa malgré tout. Elle attendit, recommença puis redescendit et s’agenouilla au pied de l’escalier pour lire son livre d’heures en surveillant le haut des marches.
Agnès tapotait sa clochette du bout du doigt, en bâillant.
— Pourquoi ne vas-tu pas t’allonger près de ta sœur ? lui suggéra Kivrin.
— Je ne suis pas lasse, rétorqua l’enfant. Dites-moi ce qui est arrivé à la jeune fille qui n’a pas écouté son père et s’est aventurée dans la forêt.
— Seulement si tu te couches.
Elle se lança dans une improvisation dont l’enfant n’entendit que les deux premières phrases.
L’après-midi tirait à sa fin lorsqu’elle pensa à Blackie. Tous dormaient, même Dame Imeyne qui avait renoncé à attendre le clerc et était montée se coucher dans la soupente. Maisry était revenue et ronflait sous une table.
Kivrin souleva doucement Agnès et dégagea ses jambes. Elle sortit. La cour était déserte, de même que le terrain communal où les braises du feu de joie finissaient de se consumer. Les villageois devaient eux aussi rattraper leur retard de sommeil.
Kivrin alla chercher le cadavre du chien dans la grange puis fit un détour par les écuries pour se munir d’une bêche en bois. Elle ne vit dans les stalles que le poney d’Agnès et se demanda par quel moyen de locomotion le clerc était censé rejoindre ses compagnons à Courcy. Peut-être deviendrait-il effectivement l’aumônier de Dame Imeyne, que cela lui plût ou non.
Elle alla vers l’église. Au nord du bâtiment, elle posa le corps et dégagea la neige tassée.
La terre était aussi dure que de la pierre et la bêche refusait de s’y enfoncer. Elle gravit la colline. À l’orée du bois le sol était plus meuble et elle creusa un trou dans lequel elle déposa le chiot.
— Requiescat in pace, dit-elle pour pouvoir déclarer à Agnès que Blackie avait eu droit à de vraies funérailles.
Elle redescendit, en espérant que Gawyn reviendrait sous peu et qu’il accepterait de la conduire jusqu’à la clairière pendant que tous dormaient. Elle traversa lentement le terrain communal, attentive à un éventuel bruit de galopade. Elle posa la bêche contre la clôture de l’enclos de la porcherie et contourna le mur du manoir en direction du portail, mais elle n’entendait aucun son.
Ce serait bientôt le crépuscule. Si Gawyn tardait, ils ne verraient plus leur chemin. En outre, le père Roche sonnerait les vêpres dans une demi-heure et tous s’éveilleraient. Mais Gawyn devrait panser sa monture, quel que fût le moment de son retour, et elle n’aurait qu’à aller dans les écuries pour lui demander de la conduire là-bas dans la matinée.
Peut-être lui fournirait-il simplement des explications, ou lui dessinerait-il une carte. Et si Dame Imeyne le chargeait de porter un autre message, le jour du rendez-vous, elle emprunterait un cheval et irait seule au point de transfert.
Elle attendit à côté du portail puis, transie de froid, elle regagna la cour toujours déserte. Elle fut surprise de voir Rosemonde dans le vestibule, en manteau.
— Où étiez-vous ? Je vous ai cherchée partout. Le clerc…
Le cœur de Kivrin rata un battement.
— Que se passe-t-il ? Il s’en va ?
Il avait dû se remettre de ses libations et décider de partir. Avec elle, si Dame Imeyne l’avait convaincu de l’emmener à Godstow.
— Ce n’est pas cela.
Elles entrèrent et Rosemonde retira la broche de Messire Bloet pour se dépouiller de son vêtement.
— Il est malade. Le père Roche m’a envoyée vous chercher.
Elle gravit les marches.
— Malade ?
— Oui. Maisry l’a constaté quand grand-mère l’a chargée de lui porter un en-cas.
Et lui ordonner de descendre dire les prières, pensa Kivrin.
— C’est une fièvre.
Disons plutôt une bonne gueule de bois, estima Kivrin. Cependant, le père Roche aurait dû s’en rendre compte même si Dame Imeyne en était incapable… ou s’y refusait.
Une idée angoissante traversa son esprit : Il a dormi dans mon lit, il a pris mon virus.
— Quels sont les symptômes ?
Rosemonde ouvrit la porte.
La place était comptée, dans la chambre. Le père Roche était à côté du lit, devant Eliwys et sa fille cadette. Maisry se blottissait près de la fenêtre et Dame Imeyne, agenouillée à côté de son panier d’herbes médicinales, préparait un de ses cataplasmes malodorants.
Tous étaient inquiets, à l’exception d’Agnès qui semblait fascinée. Comme lorsque Blackie est mort, songea Kivrin. Cet homme est décédé, il a pris mon virus qui lui a été fatal. Non, c’est ridicule. Je suis arrivée à la mi-décembre. L’incubation ne dure pas deux semaines et moi seule ai été malade alors que le père Roche et Eliwys se sont relayés à mon chevet.
Le clerc gisait sur le lit. Ses beaux vêtements étaient suspendus au pied du lit et son manteau pourpre traînait sur le sol. Il ne portait qu’une chemise de soie jaune dont on avait dénoué les cordons pour dénuder sa poitrine.
Kivrin avança et heurta du pied une bouteille en terre cuite qui roula sous le lit. Le clerc tressaillit. Une seconde bouteille, bouchée, était posée contre le mur.
— Il a mangé une nourriture trop riche, déclara Dame Imeyne qui pilait des herbes dans un mortier en pierre.
Ce n’est ni une intoxication alimentaire ni un excès d’alcool, se dit Kivrin. C’est bien plus grave.
Il respirait rapidement, la bouche ouverte, et haletait comme ce pauvre Blackie. Son visage, cramoisi et boursouflé, grimaçait.
Elle pensa à un empoisonnement. Le représentant de l’évêque était si impatient de partir qu’il avait failli renverser Agnès. En ce siècle, l’Église se livrait à de tels agissements. Il y avait eu bien des morts mystérieuses dans les monastères et les cathédrales.
Mais pourquoi le prélat et le moine se seraient-ils enfuis et auraient-ils dit à Eliwys de ne pas déranger leur victime, dès l’instant où le fait d’employer un poison permettrait de faire attribuer le décès au botulisme, à une péritonite ou à une des douzaines d’autres maladies fatales à cette époque ? Et pour quelle raison auraient-ils commis un crime alors qu’il leur suffisait de muter cet homme pour s’en débarrasser ?
— C’est peut-être le choléra, suggéra Eliwys.
Non, pensa Kivrin. Les symptômes sont différents : diarrhée et vomissements, cyanose et déshydratation.
— Avez-vous soif ? demanda-t-elle au clerc.
Il ne réagit pas. Ses paupières mi-closes étaient également enflées. Elle lui toucha le front. Il tressaillit et ouvrit les yeux, pour les refermer sitôt après. Elle eut malgré tout le temps de constater qu’ils étaient injectés de sang.
— Il est brûlant de fièvre, dit-elle en pensant que le choléra ne donnait pas tant de température. Apportez-moi un linge humide.
— Maisry ! appela sèchement Eliwys.
Mais Rosemonde approchait déjà avec un chiffon.
Il était malpropre mais frais, et Kivrin le plia et le posa sur le front de l’homme. Il haleta et grimaça, sa main se crispa sur son bas-ventre. Appendicite ! se dit-elle. Non, la fièvre n’aurait pas été aussi élevée. La typhoïde s’accompagnait de fortes températures, mais pas à son stade initial. Cependant, elle provoquait une dilatation du foie et des douleurs abdominales.
— Souffrez-vous ? Où avez-vous mal ?
Il cilla et agita les mains. Un symptôme de la fièvre typhoïde dans sa phase finale, huit ou neuf jours après la déclaration de la maladie.
Il titubait, à son arrivée, et le moine avait dû le soutenir. Mais ensuite son ardeur à boire et à lutiner Maisry indiquait une bonne santé relative. La typhoïde se manifestait progressivement, avec au début de simples migraines et une légère température. Le malade n’avait pas 39° avant la troisième semaine.
Kivrin se pencha et ouvrit la chemise, pour chercher des éruptions. Elle ne vit rien. Le cou était enflé, mais toutes les infections dilataient les glandes lymphatiques. Elle remonta la manche. Il n’y avait pas non plus de taches roses. Ses ongles étaient brun-bleu, une cyanose svmptomatique du choléra.
— A-t-il vomi ou vidé ses boyaux ?
— Non, dit Dame Imeyne qui étalait sa pâte verdâtre sur un linge. L’abus de sucre et d’épices a échauffé son sang.
Sans vomissements, ce ne pouvait être le choléra. En outre, la température était trop importante. Restait son virus, mais elle n’avait pas eu mal au ventre et sa langue n’avait pas enflé à ce point.
Il leva la main pour retirer le chiffon humide puis laissa son bras redescendre contre son flanc. Kivrin ramassa le bout de tissu. L’eau s’était évaporée. Un virus excepté, qu’est-ce qui provoquait une telle température ? La typhoïde.
Elle se tourna vers le père Roche pour demander :
— A-t-il saigné du nez ?
Ce fut Rosemonde qui répondit :
— Non, je n’ai rien vu.
Elle s’avançait pour récupérer le chiffon.
— Mouillez-le à nouveau et ne l’essorez pas. Père Roche, aidez-moi à le redresser.
Ils tirèrent le malade par les épaules. Il n’y avait pas de sang sur l’oreiller.
— Vous pensez à la fièvre typhoïde ? demanda le prêtre d’une voix étrange, comme s’il l’espérait.
— Je ne sais pas.
Rosemonde lui tendit le linge. Elle avait respecté ses instructions et il ruisselait.
Kivrin l’étala sur le front du clerc.
Il leva brusquement les bras et les agita en tous sens. Il leur donna des coups de pied et abattit son poing derrière les genoux de Kivrin, qui perdit l’équilibre et faillit basculer sur le lit.
— Désolée, désolée, dit-elle en essayant d’immobiliser ses mains. Désolée.
Les yeux de l’homme étaient à présent grands ouverts.
— Gloriam tuam ! hurla-t-il.
— Désolée, répéta Kivrin.
Elle saisit un poignet, et l’autre bras cingla sa poitrine.
— Requiem aeternum dona eis, rugit-il alors qu’il s’agenouillait puis se levait au milieu du lit. Et lux perpetua lucat eis.
Kivrin reconnut un passage de la messe des morts.
Le père Roche agrippa la chemise du clerc, qui se dégagea en donnant un coup de pied puis se mit à tourner sur lui-même. Il levait les jambes, comme s’il dansait.
— Miserere nobis.
Il restait trop près du mur pour qu’ils puissent l’atteindre. Ses pieds touchaient à présent les poutres et il balançait les bras à chaque rotation.
— Dès qu’il sera à notre portée, nous saisirons ses chevilles pour le faire tomber, suggéra Kivrin.
Le père Roche hocha la tête, le souffle court. Les autres restaient en retrait et Imeyne était toujours agenouillée. Maisry se réfugia dans le renfoncement de la fenêtre, les mains sur les oreilles et les yeux clos. Rosemonde avait récupéré le chiffon trempé et le tendait à Kivrin, semblant croire qu’elle envisageait de le remettre sur le front du malade. Quant à Agnès, elle fixait en ouvrant de grands yeux l’homme à moitié nu.
Qui se tourna vers eux en tirant sur les lacets de sa chemise, pour les arracher.
— Maintenant, dit Kivrin.
Elle plongea vers ses chevilles, imitée par le père Roche. Le clerc tomba sur un genou, battit des bras, se libéra et sauta du lit en direction de Rosemonde. Elle leva les mains, et il la percuta en pleine poitrine.
— Miserere nobis, fit-il alors qu’ils s’effondraient.
— Immobilisez-le avant qu’il ne la blesse ! cria Kivrin.
Mais le malade ne se débattait plus. Il gisait sur l’enfant, inerte. Leurs bouches se frôlaient presque.
Le père Roche le saisit par le bras et tira. L’homme bascula sur le côté. Il respirait à peine.
— Est-il mort ? s’enquit Agnès.
Tous firent un pas en avant, comme si le son de sa voix les avait libérés d’un sortilège. Dame Imeyne agrippa le montant du lit et se releva.
— Blackie est mort, dit Agnès en se blottissant dans les jupes de sa mère.
— Mais pas mon aumônier, rétorqua Imeyne en s’agenouillant près de lui. La fièvre de son sang est montée dans son cerveau. Ça arrive souvent.
Jamais, pensa Kivrin. Ce ne sont pas les symptômes d’une maladie que je connais. Qu’est-ce que ça peut être ? Méningite ? Épilepsie ?
Elle se pencha vers Rosemonde qui gisait sur le sol, les paupières closes, les poings serrés.
— Vous a-t-il blessée ?
L’enfant rouvrit les yeux.
— Il m’a entraînée avec lui, chevrota-t-elle.
— Pouvez-vous vous lever ?
Rosemonde hocha la tête. Sa mère approcha, avec Agnès toujours agrippée à sa jupe. Elles l’aidèrent à se mettre debout.
— J’ai mal au pied, dit-elle. Il…
Elles la firent asseoir sur le coffre sculpté. Agnès grimpa s’installer près d’elle.
— Il t’a sauté dessus, commenta-t-elle.
Le clerc murmura quelque chose et Rosemonde regarda avec crainte dans sa direction.
— Va-t-il se relever ? demanda-t-elle à sa mère.
— Non. Accompagne ta sœur près du feu et tiens-lui compagnie, dit Eliwys à Agnès.
Les deux filles sortirent.
— Quand le clerc sera mort, nous l’enterrerons dans le cimetière, déclara Agnès. Avec Blackie.
L’homme paraissait déjà être passé de vie à trépas. Bien qu’il eût les yeux mi-clos, il ne vit pas le père Roche s’agenouiller près de lui pour le hisser sur son épaule et aller l’allonger sur le lit.
Imeyne retourna préparer son cataplasme et marmonna :
— Ce sont les épices qui ont enfiévré son cerveau.
— Non, murmura Kivrin.
Elle regardait le clerc qui gisait sur le lit, les bras écartés, les paumes tournées vers le haut. Sa fine chemise désormais déchirée avait glissé de son épaule gauche. Un renflement rougeâtre était visible sous son bras.
— Non, répéta-t-elle.
Une boursouflure rouge presque aussi grosse qu’un œuf. Forte fièvre, langue enflée, intoxication du système nerveux, bubons sous les aisselles ou à l’aine.
Elle recula d’un pas.
— C’est impossible. C’est autre chose.
Un furoncle. Ou un ulcère. Elle se pencha et les mains du malade se crispèrent. Le père Roche les immobilisa. Elle tâta le renflement. Il était dur et son pourtour avait une coloration violacée.
— C’est impossible, pas en 1320.
— Voilà qui chassera sa fièvre, déclara Imeyne en se redressant avec raideur. Retirez-lui sa chemise, que je puisse étaler le cataplasme.
Kivrin leva la main.
— Non ! N’approchez pas de lui. Ne le touchez pas !
— Vous êtes folle, ce n’est qu’une indigestion.
— Certainement pas ! Père Roche, lâchez-le et écartez-vous. Cet homme a la peste.
Le prêtre, Imeyne et Eliwys la regardèrent. Tous étaient aussi déconcertés que Maisry.
Ils n’en ont jamais entendu parler, comprit-elle. C’est normal, l’épidémie ne débutera en Chine qu’en 1333 et n’atteindra l’Angleterre que quinze ans plus tard.
— Il en a tous les symptômes. Le bubon, la langue enflée et les hémorragies sous-cutanées.
— Ce n’est qu’une indigestion, insista Imeyne.
Elle s’avança mais s’immobilisa quand Kivrin lui cria :
— Non !
— Seigneur, ayez pitié de nous, murmura-t-elle.
Elle recula, tenant toujours le bol de cataplasme.
— Serait-ce la maladie bleue ? demanda Eliwys, terrifiée.
Et Kivrin comprit. Elles n’étaient pas venues ici à cause du procès. Messire Guillaume avait envoyé les siens à la campagne parce que la peste ravageait Bath.
« Notre gouvernante est décédée », avait déclaré Agnès. Frère Hubard, l’aumônier de Dame Imeyne, avait connu le même sort. « Rosemonde a dit qu’il était mort de la maladie bleue. » Et Gawyn avait précisé que le procès avait dû être reporté parce que le juge était malade. C’était pour cela qu’Eliwys n’avait pas voulu envoyer Gawyn à Courcy. Parce qu’ils étaient cernés par l’épidémie. Pourtant, la peste noire n’était arrivée en Angleterre qu’en automne 1348.
— En quelle année sommes-nous ? demanda-t-elle.
Les femmes la regardèrent, bouche bée. Kivrin se tourna vers le père Roche.
— Quelle est l’année ?
— Êtes-vous souffrante, Dame Katherine ?
— Répondez-moi !
— C’est la vingt et unième année du règne d’Edouard III, dit Eliwys.
Edouard III et non II. Dans sa panique elle ne pouvait se rappeler quand ce roi était monté sur le trône d’Angleterre.
— L’année ! insista-t-elle.
— Anno domine… commença le clerc avant de passer sa langue enflée sur ses lèvres, pour les humidifier. 1348.