« Un sonneur a moins besoin de force physique que du sens de la mesure… Il doit constamment garder deux choses à l’esprit : un coup et une pause, un coup et une pause. »
Ronald BLYTHE
M. Dunworthy entra dans le laboratoire. Ses lunettes se couvrirent de buée et il les retira pour regarder Mary.
— Suis-je en retard ?
— Fermez la porte, lui dit-elle. Ce carillon de malheur couvre vos paroles.
Il repoussa le battant. Mais ils entendaient toujours « Mon Beau Sapin ».
— Suis-je en retard ? répéta-t-il.
Mary secoua la tête.
— Vous n’avez raté que le discours de Gilchrist.
Elle se tassa dans son siège pour qu’il pût approcher de la baie vitrée. Elle avait posé sur l’autre fauteuil son manteau et son bonnet, ainsi qu’un grand sac plein de paquets. Ses cheveux gris étaient en bataille, comme si elle avait voulu leur donner du volume après avoir retiré son chapeau.
— Une longue péroraison sur le transfert temporel d’une jeune historienne du Médiéval, précisa-t-elle. Pleut-il toujours ?
— Oui.
Il essuya ses lunettes dans son cache-nez puis les raccrocha à ses oreilles et approcha de la séparation de verre. Au centre du laboratoire, sous le filet du transmetteur tendu tel un parachute arachnéen, il vit un chariot défoncé entouré de bagages.
Latimer, le directeur d’études de Kivrin, examinait une des malles et paraissait encore plus vieux que de coutume. Montoya, en jean et veste de treillis, jetait des coups d’œil impatients à sa montre. Badri saisissait des instructions sur le clavier et lorgnait les moniteurs en fronçant les sourcils.
— Où est Kivrin ? demanda Dunworthy.
— Elle va arriver, répondit Mary. Asseyez-vous. Le transfert est prévu pour midi et je doute qu’ils soient dans les temps. Surtout si Gilchrist se lance dans un autre discours.
Elle suspendit le manteau au dossier de son siège et posa le cabas sur le sol, à ses pieds.
— J’espère que ça ne va pas s’éterniser, ajouta-t-elle en fouillant son sac. Je dois aller chercher mon petit-neveu à la station de métro à quinze heures. Deirdre a décidé de passer les fêtes dans le Kent et m’a demandé de veiller sur lui. Je serais bien embêtée s’il pleuvait pendant tout son séjour. Colin a douze ans. Contrairement à ce que laisse supposer son vocabulaire, il est très éveillé. Mais pour lui tout est nécrotique ou apocalyptique. Et ma nièce l’autorise à se gaver de sucreries.
Elle trouva ce qu’elle cherchait.
— Regardez ce que je lui ai acheté pour Noël.
Elle sortit du cabas une boîte à rayures rouges et vertes.
— J’avais l’intention de terminer mes courses en venant, mais il pleuvait à seaux et je ne supporte le carillon électronique de High Street qu’à doses homéopathiques.
Elle retira le couvercle et déplia une bande d’étoffe.
— J’ignore comment s’habillent les jeunes gens, de nos jours, mais les cache-nez ne se démodent jamais. James ?
Il cessa d’accorder son attention aux écrans.
— Oui ?
— Je disais qu’un cache-nez fait toujours plaisir, non ?
L’écharpe grise qu’elle lui présentait ne l’eût pas incité à faire des bonds de joie, et il y avait cinquante ans qu’il avait quitté le monde de l’enfance.
— En effet, répondit-il.
Il se détourna vers la paroi de verre.
— Qu’y a-t-il, James ? Quelque chose vous tracasse ?
Latimer ramassa une cassette cerclée de cuivre puis regarda autour de lui. Il semblait avoir oublié ce qu’il comptait en faire. Montoya lorgna sa montre.
— Où est Gilchrist ? demanda Dunworthy.
— Il a péroré sur l’importance du Médiéval puis est ressorti pendant que le tech procédait à des tests. Je présume qu’il supervise les préparatifs de Kivrin.
— Les préparatifs, grommela Dunworthy.
— Asseyez-vous et dites-moi ce qui vous préoccupe, James. Où étiez-vous passé ? Je m’attendais à vous trouver ici, à mon arrivée. Kivrin est votre élève.
— J’essayais de joindre le recteur de la Faculté d’Histoire.
— Basingame ? N’est-il pas en vacances ?
— C’est exact, et Gilchrist a intrigué pour occuper son poste pendant son absence afin d’obtenir l’ouverture du Moyen Âge aux voyages temporels. Il a fait réduire sa classification sur l’échelle des risques et savez-vous quel degré a été attribué au XIVe siècle ? Un six. Un six ! Basingame y mettrait son veto, mais je n’arrive pas à le joindre. Vous ne sauriez pas où il est, par hasard ?
— Non. Quelque part en Écosse, je crois.
— Gilchrist en profite pour envoyer Kivrin à une époque ravagée par les écrouelles et la peste, une période de l’Histoire où Jeanne d’Arc a péri sur le bûcher !
Il regarda Badri, qui s’adressait au micro du pupitre.
— Vous dites qu’il a fait des tests. Lesquels ? Un contrôle des coordonnées ? Une projection ?
— Vous m’en demandez trop.
Elle désigna les graphiques et les colonnes de nombres qui défilaient sur les écrans.
— Ma spécialité, c’est la médecine, pas la physique. Je crois connaître ce tech. Ne vient-il pas de Balliol ?
Dunworthy hocha la tête.
— C’est le meilleur. Tous les techs du New College sont en congé et Gilchrist avait pris un débutant inexpérimenté. Je l’ai convaincu de faire appel à Badri. Étant donné que je ne pouvais empêcher cette expérience, j’ai fait en sorte qu’elle soit supervisée par quelqu’un de compétent.
Badri regarda un cadran, grimaça, sortit un posemètre de sa poche et se dirigea vers le chariot.
— Badri ! cria Dunworthy.
Le tech fit le tour du véhicule en surveillant son appareil. Il déplaça une malle vers la gauche.
— Il ne peut vous entendre, commenta Mary.
— Badri ! Il faut que je vous parle.
— La séparation est insonorisée, James.
L’homme dit quelques mots à Latimer, puis il lui prit des mains la cassette et la posa sur une croix dessinée à la craie.
Dunworthy chercha un microphone. Il n’en vit pas.
— Comment avez-vous suivi le discours de Gilchrist ?
— Il a pressé ce bouton, là-bas.
Elle désigna un panneau mural, à côté du transmetteur.
Badri retourna à son poste. Le filet s’abaissa. Il s’adressa à la console et les mailles remontèrent.
— Je lui ai demandé de vérifier le matériel et les calculs. Et de tout interrompre à la moindre anomalie, même si Gilchrist s’y oppose.
— Il ne mettrait pas la vie de Kivrin en danger, rétorqua Mary. Il a pris un maximum de précautions…
— Un maximum de précautions ! A-t-il fait une reconnaissance des lieux et un contrôle des paramètres ? Nous avons procédé à des essais pendant deux ans, avant d’envoyer un historien au XXe siècle. Mais quand Badri a protesté, Gilchrist a avancé de deux jours la date du transfert. C’est de l’inconscience.
— Il a expliqué ses raisons, dans son discours. Au XIVe siècle, les gens ne prêtaient guère attention aux dates, sauf pour les semailles, les moissons et les fêtes religieuses. Elles sont nombreuses, à l’approche de Noël. C’est pour cela que le Médiéval a choisi cette période de l’année. L’Avent permettra à Kivrin de déterminer ses coordonnées temporelles et de regagner le point de récupération le vingt-huit décembre.
— Gilchrist aurait pu reporter le départ de Kivrin d’une semaine et prévoir son retour pour l’Épiphanie. Mais il s’en est bien gardé. Il a opté pour cette date parce que Basingame est absent et ne peut s’opposer à ses projets.
— J’avoue que sa hâte m’a surprise. Quand je lui ai précisé quelle serait la durée du séjour de Kivrin à l’hôpital, il m’a demandé d’accélérer le mouvement. J’ai dû lui expliquer que les vaccins ne seraient pas immédiatement efficaces.
— Un rendez-vous le vingt-huit décembre… pour la célébration du massacre des Innocents. Je crains que ce soit approprié, compte tenu de l’organisation de ce transfert.
— Pourquoi n’intervenez-vous pas ? Vous êtes le directeur d’études de Kivrin. Vous pouvez lui interdire de partir.
— Faux. Elle est inscrite à Brasenose. Elle est placée sous la responsabilité de Latimer.
Il désigna l’homme qui avait repris la cassette cerclée de cuivre et répertoriait son contenu, l’air absent.
— C’est à titre personnel qu’elle est venue à Balliol me demander de la former pour cette expédition.
Il se tourna vers la baie vitrée.
— Je lui ai dit que c’était de la folie.
Elle était alors en première année.
— Je veux aller au Moyen Âge, lui avait-elle dit.
Une fille qui mesurait moins d’un mètre cinquante, aux cheveux blonds tressés en nattes. Elle ne semblait même pas assez âgée pour pouvoir traverser une rue toute seule.
— Impossible, avait-il rétorqué.
Une erreur. Il aurait dû la renvoyer au Médiéval, lui conseiller de s’adresser à son directeur d’études.
— L’accès au monde médiéval est interdit.
— Selon M. Gilchrist, sa classification sur l’échelle des risques serait injustifiée. Elle est fondée sur un taux de mortalité dû à la malnutrition et à l’absence de soins médicaux dignes de ce nom. Un historien vacciné contre les maladies de l’époque ne courrait aucun danger. Il compte demander à la Faculté d’Histoire de réétudier la question et d’ouvrir une partie du XIVe siècle.
— Il est inconcevable qu’on autorise l’accès à un monde ravagé non seulement par la peste noire et le choléra mais aussi par la guerre de Cent Ans.
— Si cette décision est prise, je veux partir.
— N’y comptez pas. Le Médiéval désignera un homme. Seules les femmes de basse extraction voyageaient seules, à l’époque. Et elles étaient des proies rêvées pour les brigands et les loups qui croisaient leur chemin. Les femmes de la noblesse et des classes moyennes étaient protégées par leur père, leur époux ou leurs serviteurs. En outre, il faudrait être inconscient pour envoyer quelqu’un qui n’a pas terminé ses études en un siècle aussi dangereux.
— Il ne l’est pas plus que le XXe avec ses armes chimiques, ses accidents d’automobile et ses bombardements. Au Moyen Âge, au moins ne risquait-on pas de recevoir une bombe sur la tête. Par ailleurs, qui pourrait se prétendre expérimenté ? Nul n’est encore allé à cette époque, et les historiens savent très peu de choses sur elle. Les documents sont rares, à l’exception des registres paroissiaux et des rôles d’imposition. Voilà pourquoi je veux découvrir à quoi ressemblaient les gens, et comment ils vivaient. Aidez-moi.
— C’est au Médiéval qu’il faut vous adresser, avait-il déclaré, bien trop tard.
— Je l’ai fait. Les connaissances des spécialistes n’ont aucune utilité pratique. M. Latimer m’enseigne la grammaire de l’anglais de l’époque, mais pas à le parler.
« Or, je dois me familiariser avec la langue, les us et les coutumes, la valeur de l’argent et la façon de se tenir à table. Saviez-vous par exemple qu’ils ne mettaient pas leur viande dans des assiettes mais sur des miches de pain plates qu’ils rompaient et mangeaient ensuite ? Quelqu’un doit m’apprendre tout cela, pour m’éviter de commettre des erreurs.
— Je suis un spécialiste du XXe siècle, pas un médiéviste. Il y a quarante ans que je ne me suis pas intéressé au Moyen Âge.
— Mais vous savez ce qu’il est indispensable de connaître lorsqu’on effectue un voyage temporel.
— Adressez-vous à Gilchrist, avait-il conseillé.
Bien qu’il considérât cet homme comme un imbécile imbu de lui-même.
— Il n’a pas de temps à me consacrer. Obtenir la reclassification du XIVe siècle l’accapare.
À quoi bon, s’il ne forme pas un historien pour l’envoyer à cette époque ? s’était-il demandé.
— Vous devriez contacter cette archéologue américaine. Elle est la mieux placée pour vous renseigner.
— Mlle Montoya est débordée, elle aussi. Elle cherche des bénévoles pour son chantier de Skendgate. Non, il n’y a que vous.
Il aurait dû répondre : « Je n’appartiens pas à la faculté de Brasenose. » Mais la perspective de pouvoir démontrer que Latimer était un vieillard sénile, Montoya une vieille fille frustrée et Gilchrist un incapable le séduisait. C’était pour lui une occasion de donner une leçon à ces imbéciles du Médiéval.
— Nous vous ferons attribuer un interprète, avait-il dit. Vous apprendrez le latin liturgique, le normand et le bas allemand, en plus du moyen anglais que vous enseigne M. Latimer.
Elle sortait déjà un stvlo et un calepin de sa poche pour dresser une liste.
— Vous devrez laisser pousser vos cheveux et savoir traire une vache, ramasser des œufs, cultiver un potager et filer la laine… avec une quenouille, car le rouet est d’apparition plus récente. Il vous faudra aussi prendre des leçons d’équitation.
Il s’était ressaisi et interrompu. La fille restait penchée sur ses gribouillis et ses nattes se balançaient sur ses épaules.
— Savez-vous ce que vous devrez également apprendre ? avait-il ajouté. À soigner des plaies purulentes, à faire la toilette des enfants décédés et à creuser leur tombe. Quoi qu’en dise Gilchrist, le taux de mortalité justifiera toujours une classification de dix. Au XIVe siècle, l’espérance de vie était de trente-huit ans. Vous n’y avez pas votre place.
Elle avait relevé la tête, le stylo en suspension au-dessus de la page.
— Où peut-on s’habituer à voir des cadavres ? À la morgue ? Dois-je m’adresser au docteur Ahrens ?
Il revint au présent.
— J’ai tenté de la dissuader, mais elle a refusé d’écouter mes arguments.
— Je sais, dit Mary. Elle n’a pas non plus suivi mes conseils.
Il s’assit près d’elle, avec raideur. La pluie avait réveillé son arthrite. Il se dépouilla de son pardessus et déroula son cache-nez.
— Je lui ai proposé de cautériser ses narines, ajouta Mary. Je l’ai avertie que la puanteur risquait de la priver de tous ses moyens, que l’odeur des excréments, de la viande avariée et de la putréfaction lui donnerait des nausées.
— Et elle n’en a pas fait cas ?
— Non.
— Quand je lui ai expliqué que Gilchrist ne prenait pas assez de précautions, elle m’a rétorqué que je m’inquiétais pour rien.
— C’est possible. Badri supervise l’expérience. Ne m’avez-vous pas dit qu’il l’interromprait au moindre problème ?
— Si, fit-il en se tournant vers la séparation de verre.
Le tech qui pianotait sur le clavier sans quitter des yeux les écrans était le meilleur spécialiste de l’Université. Il avait procédé à des douzaines de transferts.
— En outre, Kivrin a bénéficié d’une excellente préparation, ajouta Mary. Vous l’avez formée et je l’ai immunisée contre le choléra, la fièvre typhoïde et toutes les maladies répandues en 1320. Même la peste qui, soit dit en passant, n’est apparue que plus tard. C’est en 1348 qu’on a répertorié le premier cas en Angleterre. J’ai retiré son appendice et renforcé son système immunitaire. Je lui ai administré la totalité des antiviraux dont nous disposons et enseigné tout ce que nous savons sur la médecine médiévale. Elle a profité de son séjour à l’hôpital pour étudier les plantes médicinales.
— Je sais.
Elle avait également appris la messe en latin, le tissage et la broderie. Mais cela n’empêcherait pas un cheval de la piétiner, un croisé ivre de retour de Terre sainte de la violer ou un témoin de sa matérialisation de l’accuser de sorcellerie et de l’envoyer au bûcher.
De l’autre côté de la vitre, Latimer reprit la cassette et la reposa. Montoya regarda sa montre. Le tech pressa des touches et se renfrogna.
— J’aurais dû refuser, marmonna Dunworthy. Si j’ai accepté, c’était pour démontrer l’incompétence de Gilchrist.
— Non, vous avez agi ainsi parce qu’elle est comme vous… intelligente et déterminée.
— Je n’ai jamais été téméraire.
— Allons donc ! Je n’ai pas oublié à quel point vous étiez impatient de vous retrouver à Londres sous une pluie de bombes, pendant le Blitz. Et je crois me rappeler un incident en rapport avec la bibliothèque Bodléienne…
Dans la salle voisine, une porte s’ouvrit sur Gilchrist et Kivrin qui releva sa longue robe pour enjamber les malles éparpillées. Elle portait le manteau doublé de peau de lapin blanc qu’elle était venue lui montrer la veille. Tissé à la main, avait-elle précisé. Il faisait penser à une vieille couverture de laine jetée sur ses épaules, et les manches de sa cotte bleue descendaient sur ses mains. Ses longs cheveux blonds étaient ramenés sur sa nuque par une résille. Elle lui semblait toujours trop jeune pour traverser une rue sans être accompagnée.
Il se leva afin de taper sur la séparation de verre sitôt qu’elle regarderait dans sa direction, mais elle s’arrêta au milieu du fouillis pour examiner les marques tracées sur le sol et réordonner les plis de sa longue robe.
Gilchrist alla parler à Badri. Il prit un bloc-notes électronique posé sur la console et entreprit de pointer une liste avec un crayon optique.
Kivrin désigna la cassette cerclée de cuivre. Montoya approcha en secouant la tête. Kivrin fit un commentaire et Montoya s’agenouilla pour tirer l’objet vers le chariot.
Gilchrist biffa un autre article. Il s’adressa à Latimer, qui lui apporta un petit boîtier métallique, puis il se tourna vers Kivrin. Elle joignit les mains devant sa poitrine et baissa la tête. Ses lèvres bougeaient.
— Veut-il s’assurer qu’elle sait prier ? grommela Dunworthy. C’est plein de bon sens, notez bien, car elle ne pourra compter que sur l’aide de Dieu.
— Ils vérifient l’implant.
— Quel implant ?
— La puce qui enregistrera ses commentaires. La plupart des contemporains ne savent ni lire ni écrire, c’est pourquoi j’ai placé un micro et un récepteur dans un poignet, une mémoire dans l’autre. Il suffit de joindre les paumes pour mettre le système en marche. Les gens croiront qu’elle prie lorsqu’elle dictera ses rapports. La capacité de stockage est de 2,5 gigaoctets, ce qui devrait suffire pour deux semaines et demie d’observations.
— Vous auriez mieux fait de la doter d’un émetteur qui nous permette de la localiser, s’il est nécessaire de lui porter secours.
Gilchrist leva les mains jointes de Kivrin vers sa bouche. Les manches glissèrent. Elle avait au poignet une entaille prolongée par un filet de sang séché.
— Que lui est-il arrivé ? demanda Dunworthy.
Kivrin murmura quelque chose puis vit Dunworthy et lui sourit. Il y avait également du sang sur sa tempe, coagulé dans ses cheveux.
— Elle est blessée ! gronda Dunworthy en martelant la séparation de verre.
Gilchrist alla enfoncer une touche du panneau mural puis se dirigea vers la baie d’observation.
— Monsieur Dunworthy, docteur Ahrens, je suis heureux que vous ayez pu venir assister au transfert.
— Que lui est-il arrivé ?
— Mais… de quoi parlez-vous ?
Kivrin approcha de la paroi vitrée. Elle avait une main ensanglantée et une ecchymose bleuâtre sur la joue.
— Je veux m’entretenir avec elle, déclara Dunworthy.
— Je crains que ce soit impossible. Nous avons un horaire à respecter.
— Je l’exige !
Gilchrist fit la moue.
— Dois-je vous rappeler que c’est un transfert de Brasenose et non de Balliol ?
— Oh, monsieur Dunworthy ! Je suis si contente de vous voir, dit Kivrin. N’est-ce pas passionnant ?
Passionnant ?
— Vous êtes blessée. Que s’est-il passé ?
Elle toucha sa tempe puis regarda ses doigts.
— Rien. Une simple mise en scène, déclara-t-elle avant de se tourner vers Mary. Docteur Ahrens, je me félicite que vous avez également pu vous libérer.
Mary avait pris son sac et s’était levée.
— Montrez-moi vos vaccins. Y a-t-il eu d’autres réactions ? Des démangeaisons ?
— Tout est parfait, docteur Ahrens, affirma Kivrin.
Elle remonta la manche et la redescendit aussitôt, sans laisser à Mary le temps d’examiner son bras. Près du poignet, une autre contusion s’assombrissait déjà.
— Il serait plus utile de jeter un coup d’œil à ses blessures, grommela Dunworthy.
— Elles apporteront de l’authenticité à mon personnage. Je suis Isabel de Beauvrier, à qui des voleurs ont tendu une embuscade, dit Kivrin en désignant les malles ouvertes et le chariot défoncé. Ils ont pris tous mes biens et m’ont laissée pour morte. Cette idée est de vous, monsieur Dunworthy.
Elle avait ajouté cela sur un ton de reproche.
— Je n’ai jamais suggéré de vous couvrir de plaies et de bosses.
— Nous ne pouvions utiliser des artifices, intervint Gilchrist. Quelqu’un pourrait décider de la soigner.
— Est-ce une raison pour lui assener un coup de gourdin sur la tête ? s’emporta Dunworthy.
— Puis-je vous rappeler…
— Que c’est un projet de Brasenose et non de Balliol ? Vous avez absolument raison. Mais j’exige de parler à Badri. Je veux savoir s’il a vérifié les calculs de votre débutant.
— M. Chaudhuri est votre tech mais c’est mon transfert. Nous avons tout prévu…
— Ce sont des entailles superficielles, intervint Kivrin. Ne vous inquiétez pas. Vous m’aviez parlé de la condition féminine au Moyen Âge et j’ai décidé de paraître encore plus vulnérable que je ne le suis.
Ce serait impossible, pensa Dunworthy.
— En outre, feindre l’inconscience me permettra d’écouter ce qu’on dit autour de moi et m’évitera de répondre à des questions embarrassantes…
— Il est temps de vous allonger, déclara Gilchrist.
Il se dirigea vers le pupitre mural.
— J’arrive, dit-elle.
— Nous sommes prêts pour le transfert.
— Je sais. Mais je tiens à dire au revoir à M. Dunworthy et au docteur Ahrens.
Gilchrist retourna dans les débris du chariot. Latimer l’interrogea et il aboya une réponse.
— Pourquoi tant de précautions ? demanda Dunworthy. Parce que les Probabilités estiment que les contemporains risquent de mettre en doute votre version des faits ?
— Je vais simplement me coucher et fermer les yeux, dit-elle en souriant. Ne vous tracassez pas pour moi.
— Vous devriez attendre demain, laisser à Badri le temps de contrôler les paramètres.
— Montrez-moi à nouveau votre bras, décida Mary.
— Cessez donc de vous ronger les sangs. Je ne ressens aucune démangeaison et Badri a consacré toute la matinée à des vérifications. Ne soyez pas inquiets. Je me matérialiserai sur la route Oxford-Bath à seulement deux milles de Skendgate. Si aucun voyageur ne passe, j’irai dans ce village et je dirai que des voleurs m’ont attaquée. Après avoir repéré l’emplacement du point de rendez-vous, bien sûr.
Elle appliqua ses paumes sur le panneau de verre.
— Je tiens à vous remercier. Je rêvais d’aller au Moyen Âge et mon souhait va se réaliser grâce à vous.
— Vous aurez des maux de tête et vous vous sentirez très lasse, l’avertit Mary. C’est un effet secondaire normal du décalage temporel.
Gilchrist revint vers la séparation.
— Il faut y aller.
— Je dois vous laisser, dit-elle. Encore merci. Sans vous, je n’aurais pas pu partir.
— Au revoir, fit Mary.
— Soyez prudente, conseilla Dunworthy.
— Je le serai, promit Kivrin.
Mais il ne put l’entendre car Gilchrist avait enfoncé la touche du panneau mural. Elle lui sourit, le salua de la main et s’éloigna vers le chariot.
Mary s’assit et chercha un mouchoir dans son cabas. Gilchrist lisait une autre liste et cochait des articles dès que Kivrin inclinait la tête.
— Et si ses plaies s’infectent ? s’inquiéta Dunworthy.
— Aucun risque, répondit Mary. J’ai renforcé son système immunitaire.
Elle se moucha.
Kivrin discutait avec Gilchrist, qui barra la dernière ligne d’un geste nerveux.
Les responsables du Médiéval étaient incompétents, mais pas Kivrin. Elle avait appris le moyen anglais, le latin liturgique et l’anglo-saxon. Elle pouvait réciter par cœur la messe et savait broder et traire. Elle avait une identité, une explication plausible à sa présence sur cette route, un interprète et plus d’appendice.
— Elle s’en tirera, affirma Dunworthy. Et Gilchrist en conclura que ses méthodes sont sans danger.
Cet homme alla remettre la liste à Badri. Kivrin joignit les mains devant ses lèvres.
Mary vint se placer à côté de Dunworthy.
— À dix-neuf ans — Seigneur, il y a déjà quarante ans, comme le temps passe ! —, j’ai visité l’Égypte avec ma sœur. Pendant la Pandémie. Le pays était en quarantaine et les Israéliens tiraient à vue sur les Américains, mais notre impatience de voir les Pyramides était si grande que nous n’avions pas conscience des risques.
Kivrin termina sa pseudo-prière. Badri se leva et alla lui parler. Elle s’agenouilla puis s’allongea sur le dos à côté du chariot, un bras sur le front, la jupe en désordre. Le tech modifia les plis du vêtement puis regagna son pupitre. Kivrin restait immobile. Le sang séché formait une tache noire sur son front.
— Mon Dieu, elle est si jeune ! murmura Mary.
Badri regarda les cadrans, fronça les sourcils et retourna auprès de Kivrin. Il l’enjamba, déplaça ses pieds et tira sur sa manche. Il baissa son avant-bras devant son visage, pour faire croire qu’elle avait voulu parer un coup de ses agresseurs.
— Les avez-vous vues ? demanda Dunworthy.
— Quoi ?
— Les Pyramides, pendant ce séjour en Égypte.
— Non. Le Caire était en quarantaine. Mais nous avons visité la Vallée des Rois.
Le tech observa Kivrin sous divers angles puis regagna son poste. Gilchrist et Latimer le suivirent vers la console. Montoya recula, afin de leur permettre d’approcher des écrans. Badri fournit une instruction et le filet descendit recouvrir Kivrin tel un voile.
— Nous n’avons pas eu à regretter ce voyage, dit Mary. Nous sommes rentrées chez nous sans une égratignure.
Le filet toucha le sol et se plissa comme la longue jupe de Kivrin.
— Soyez prudente, murmura Dunworthy.
Mary prit sa main dans la sienne.
Latimer et Gilchrist regardaient les nombres défiler sur le moniteur. Montoya jeta un coup d’œil à sa montre. Badri se pencha et ouvrit le passage. Sous le filet, l’air miroitait de condensation.
— Non, ne partez pas ! dit Dunworthy.
22 décembre 2054, Oxford. Première entrée dans le fichier qui contiendra mes observations sur la vie dans l’Oxfordshire, Angleterre, du 13 au 28 décembre 1320 (calendrier julien).
Monsieur Dunworthy, j’ai décidé d’appeler ceci le Grand Livre par référence au Grand Livre cadastral établi sur l’ordre de Guillaume le Conquérant, un registre destiné à permettre de calculer les impôts dus par ses métayers et qui est pour nous une chronique de la vie médiévale.
Je vous le dédie, car je constate que l’inquiétude vous ronge. Vos peurs sont vaines. Le docteur Ahrens m’a mise en garde contre les effets du décalage temporel et les maladies de cette époque, sans m’épargner les détails les plus macabres. Elle m’a également parlé des viols, si fréquents au Moyen Âge. Comme vous, elle doute de mes capacités. Mais tout se passera bien, monsieur Dunworthy.
J’ai conscience qu’il est sans objet d’essayer de vous rassurer car lorsque vous entendrez ceci je serai revenue saine et sauve à notre époque. Ne me tenez pas rigueur de ces remarques impertinentes. Je sais que vous ne voulez que mon bien et que sans votre aide rien de tout cela n’aurait été possible.
C’est pour cette raison que je vous dédie le Grand Livre, monsieur Dunworthy. Sans vous, je n’attendrais pas en cotte et manteau que Badri et M. Gilchrist terminent leurs calculs et m’envoient dans le passé.
— Éh bien, soupira Mary, je boirais volontiers un verre.
— Ne devez-vous pas aller chercher votre petit-neveu ? demanda Dunworthy sans détacher les yeux de l’emplacement qu’avait occupé Kivrin.
Sous le filet, l’air miroitait de paillettes de glace et du givre opacifiait le bas de la baie vitrée.
Les responsables du Médiéval regardaient toujours les moniteurs, où n’apparaissait plus qu’une ligne horizontale annonçant la fin du transfert.
— Colin arrivera à quinze heures. Vous auriez vous aussi besoin d’un remontant, et le Lamb and Cross est à deux pas.
— Je préfère attendre le relèvement.
Les écrans étaient vierges. Badri se renfrogna. Montoya regarda sa montre et s’adressa à Gilchrist. Il hocha la tête et elle récupéra un sac glissé sous la console, salua Latimer et sortit par la porte latérale.
— Contrairement à Montoya qui bout d’impatience de reprendre ses fouilles, j’aimerais obtenir la confirmation que Kivrin est arrivée à bon port, ajouta Dunworthy.
— Je ne vous ai pas suggéré de retourner à Balliol, fit remarquer Mary. Mais le relèvement prendra au moins une heure. Le pub est de l’autre côté de la rue. C’est un établissement confortable, sans guirlandes ni chants de Noël.
Elle enfila son manteau et lui tendit le sien.
— Vous pourrez revenir faire les cent pas dans cette pièce sitôt après avoir bu et mangé quelque chose.
— Je préfère rester. Bon sang, c’est dans le poignet de Basingame que vous auriez dû placer un implant ! Un localisateur. Le recteur de la Faculté d’Histoire ne devrait pas partir en vacances sans laisser un numéro de téléphone où il est possible de le joindre.
Gilchrist se leva et tapota l’épaule de Badri. Latimer cilla. Gilchrist lui serra la main et sourit. Il se dirigea vers la séparation de verre, rayonnant d’autosatisfaction.
Dunworthy prit le pardessus que lui tendait Mary et ouvrit la porte.
— Partons, fit-il.
Une rafale de « Il est né le Divin Enfant » les cingla. Mary sortit et Dunworthy l’imita. Ils traversèrent la cour puis franchirent les grilles de Brasenose.
Le froid était mordant et la pluie menaçait de tomber. Les gens massés sur le trottoir devaient la redouter car bon nombre avaient déjà ouvert leur parapluie. Une femme aux bras encombrés de paquets le bouscula.
— Regardez où vous mettez les pieds ! gronda-t-elle.
— L’esprit de Noël, commenta Mary en boutonnant d’une main son manteau. Le pub est là, à côté de la pharmacie. C’est sans doute ce maudit carillon. Il me tape également sur les nerfs.
Elle s’enfonça dans la foule. Dunworthy se demanda s’il devait enfiler son pardessus et estima que la perte de temps ne se justifiait pas pour un trajet aussi bref. Il la suivit, en essayant d’esquiver les baleines de parapluie qui tentaient de l’éborgner. Il finit par reconnaître dans cet étrange croisement entre un appel aux armes et un chant funèbre la mélodie de « Vive le vent ».
Mary s’arrêta au bord du caniveau pour sortir un parapluie pliant de son cabas.
— Quelle est cette épouvantable cacophonie ? « Douce Nuit, Sainte Nuit » ?
— « Vive le vent », répondit-il.
Il s’engageait sur la chaussée quand elle saisit sa manche et hurla :
— James !
La roue avant de la bicyclette le frôla et la pédale lui écorcha le tibia. Le cycliste fit une embardée en criant :
— On ne vous a pas appris à traverser une rue ?
Dunworthy recula et bouscula un enfant de six ans qui serrait dans ses bras un père Noël en peluche. La mère le foudroya du regard.
— Soyez plus prudent, James, lui reprocha Mary.
Ils traversèrent la chaussée, Mary en tête. Il se mit à pleuvoir. Elle se réfugia sous la banne de la pharmacie pour tenter d’ouvrir son parapluie. Dans la vitrine décorée de paillettes vertes et or une pancarte demandait : « Sauvez nos cloches. Apportez votre contribution au Fonds de Restauration de l’église de Marston. »
Le carillon avait fini de dénaturer « Vive le vent » ou « Douce Nuit » pour s’en prendre à « La Marche des rois ».
Le parapluie était coincé. Elle le remit dans son sac et repartit. Il la suivit, en essayant d’éviter les collisions. Il passa devant une papeterie et un bureau de tabac festonnés de guirlandes clignotantes et atteignit une porte que Mary tenait ouverte à son intention.
De la buée couvrit aussitôt ses lunettes. Il les retira pour les essuyer sur le col de son manteau. Mary referma le battant et les plongea dans un silence reposant.
— Ô Dieu ! fit-elle. Ici aussi !
Dunworthy remit ses lunettes. Des chapelets de petites ampoules vert délavé, rose passé et bleu anémié avaient été suspendus derrière le comptoir sur lequel trônait un sapin en fibre optique monté sur un socle tournant.
Il n’y avait aucun client, seulement un barman bien en chair. Mary se glissa entre deux tables inoccupées pour se réfugier dans un angle de la salle.
— Au moins ce maudit carillon ne nous casse-t-il plus les oreilles, dit-elle en posant son sac sur la banquette. Asseyez-vous, pendant que je vais prendre les consommations.
Elle extirpa des billets chiffonnés de son sac et se dirigea vers le comptoir.
— Deux demis, dit-elle au barman avant de demander à Dunworthy : Vous voulez manger quelque chose ? Ils ont des sandwiches et des petits pains au fromage.
— Avez-vous remarqué que Gilchrist lorgnait la console en souriant comme le chat du Cheshire ? Il ne s’est même pas tourné pour voir si Kivrin n’était pas toujours là, à moitié morte.
— Disons deux demis et un whisky, déclara Mary.
Dunworthy s’assit. Il y avait sur la table une crèche. Des moutons en plastique cernaient un nouveau-né couché dans une mangeoire.
— Encore heureux qu’il n’ait pas opté pour un transfert en différé. C’est Badri qui l’a convaincu de s’en tenir à un séjour en temps réel.
Il rapprocha du berger un mouton égaré.
— Si Gilchrist a conscience qu’il existe une différence, ajouta-t-il. Savez-vous ce qu’il m’a répondu lorsque je lui ai conseillé de procéder à un essai préalable ? « En cas de problème, nous n’aurions qu’à remonter plus loin dans le temps pour récupérer Mlle Engle avant que l’incident ne se produise. » Il ignore tout des paradoxes. Il n’a pas compris que tout ce qui arrivera à Kivrin dans le passé est irrévocable.
Mary louvoya entre les tables, un whisky dans une main et les bières dans l’autre. Elle posa le verre d’alcool devant lui.
— C’est ce que je prescris aux papas poules qui ont failli se faire renverser par un cycliste. Avez-vous été blessé ?
— Non.
— La semaine dernière, j’ai soigné un historien qui revenait de la Première Guerre mondiale. Il venait de passer quinze jours à Belleau sans une égratignure quand il s’est fait accrocher par un grand-bi.
Elle retourna au comptoir prendre des petits pains.
— J’ai horreur des paraboles, déclara Dunworthy en soupesant la Vierge en plastique. En différé, au moins n’aurait-elle pas couru le risque de mourir de froid. Elle a ce manteau en peau de lapin, mais Gilchrist semble avoir oublié que c’était le début de la petite période glaciaire.
Mary posa l’assiette et les serviettes en papier puis lui demanda :
— Savez-vous à qui vous me faites penser ? À cette femme dont vous m’avez parlé, Mme Meager.
C’était injuste. La mère de William, un des nouveaux étudiants de Balliol, était passée le voir à six reprises au cours du premier trimestre. La première fois, elle avait apporté une paire de protège-oreilles.
— Il va s’enrhumer, sans ça. Mon Willy a une santé fragile et je ne suis plus là pour veiller sur lui. Son directeur d’études se fiche de mes recommandations.
Son fils était bâti comme un chêne, et Dunworthy avait déclaré :
— Je suis certain qu’il ne fera pas d’imprudences.
C’était une erreur. Elle avait dû l’inscrire sur la liste des individus qui se désintéressaient du sort de son Willy. Mais elle était malgré tout revenue tous les quinze jours apporter des vitamines et exiger le retrait de son rejeton de l’équipe d’aviron, un sport exténuant.
— Ce n’est pas comparable, protesta Dunworthy. Au XIVe siècle, assassins et voleurs étaient légion.
— Comme à Oxford de nos jours, à en croire Mme Meager. Mais elle ne peut garder son fils dans un cocon. C’est pareil pour Kivrin. Ce n’est pas en restant chez vous que vous êtes devenu un historien. Elle devait partir, quels que soient les dangers. Tous les siècles se valent, James.
— La peste noire ne ravage pas celui-ci.
— Mais la Pandémie a fait soixante-cinq millions de victimes. En outre, l’épidémie ne s’était pas encore déclarée, en 1320.
Elle posa sa chope sur la table et la Vierge Marie bascula.
— Je l’ai malgré tout vaccinée contre la peste bubonique, ce qui démontre que je fais moi aussi de la Meagerite aiguë. Quoi qu’il en soit, ce n’est jamais ce qu’on redoute le plus qui se produit.
— Voilà qui me réconforte.
Il posa Marie à côté de Joseph. Elle fit une autre culbute. Il la redressa avec précaution.
— Ça devrait vous rassurer, étant donné que vous avez dû envisager les pires calamités et qu’en conséquence elle ne craint plus rien. Elle doit être dans un château et savourer une tourte au faisan, même si ce n’est pas l’heure du déjeuner pour elle.
— Un décalage est inévitable… Dieu seul connaît son importance, vu que Gilchrist s’est passé d’un contrôle des paramètres. Badri pense à quelques jours…
Ou quelques semaines, ajouta-t-il en son for intérieur. En janvier aucune fête religieuse ne lui permettrait de déterminer la date. Et même un écart de seulement quelques heures lui eût valu de se matérialiser sur cette route au cœur de la nuit.
— J’espère qu’elle ne ratera pas la messe de minuit, dit Mary. Elle tenait tant à y assister.
— Elle a quinze jours de battement. Le calendrier grégorien n’a été adopté qu’en 1752.
— Je sais. Gilchrist en a parlé dans son discours. Il a brodé sur cette réforme. J’ai même cru qu’il allait nous faire un dessin. Quel jour est-ce, pour eux ?
— Le treize décembre.
— Quand Deirdre et Colin sont allés vivre aux Etats-Unis, je me suis rongé les sangs mais je n’étais pas synchronisée. Je m’imaginais qu’une voiture écrasait mon petit-neveu sur le chemin de l’école alors que c’était là-bas le milieu de la nuit. Pour être vraiment angoissé, il faut pouvoir se représenter de tels drames dans leurs moindres détails, conditions atmosphériques incluses. J’ai fini par ne plus savoir de quoi je devais m’inquiéter et j’ai retrouvé un esprit serein. Ce sera pareil, pour Kivrin.
Elle disait vrai. Il venait de se la représenter gisant parmi les malles éparses, une heure après son départ. Si nul voyageur n’était passé par là, elle n’avait pas dû rester immobile et les yeux clos alors qu’elle pouvait découvrir le monde médiéval.
Pour son premier voyage dans le passé, Dunworthy avait effectué des aller et retour afin de permettre au tech de calibrer les instruments de relèvement. Envoyé dans la cour de Balliol au milieu de la nuit, il devait attendre la fin des calculs pour être récupéré. Mais il était à Oxford, en 1956, et il avait couru jusqu’à la bibliothèque Bodléienne. Le tech avait entre-temps rouvert la porte temporelle… et failli succomber à une crise cardiaque en constatant sa disparition.
Kivrin bouillait d’impatience. Il l’imagina, scrutant la route Oxford-Bath dans l’espoir d’y apercevoir des voyageurs, prête à se rallonger aussitôt sur le sol. Il se sentit rassuré.
Tout se passerait bien. Elle reviendrait dans quinze jours avec un manteau crotté et de nombreux récits à leur raconter. Des histoires sans doute terrifiantes, de quoi alimenter pour longtemps ses cauchemars.
— Elle s’en tirera, affirma Mary.
— Je sais.
Il alla chercher d’autres consommations.
— Quand doit arriver votre petit-neveu ?
— À quinze heures. Colin restera une semaine, et je ne sais pas comment l’occuper. J’envisage de le conduire à l’Ashmolean. Les enfants adorent les musées. Il sera fasciné par la robe de Pocahontas et le reste.
Dunworthy n’avait pas trouvé ce bout de tissu plus intéressant que le cache-nez destiné à Colin.
— Je conseillerais plutôt le Muséum d’Histoire naturelle.
Ils entendirent des tintements. Dunworthy regarda vers la porte. Son secrétaire se dressait sur le seuil et parcourait la salle des yeux.
— Je devrais envoyer mon petit-neveu visiter la tour Carfax. Peut-être réussira-t-il à détruire ce maudit carillon, grommela Mary.
— C’est Finch, dit Dunworthy.
Il agita la main, mais l’homme venait déjà vers eux.
— Je vous ai cherché partout, monsieur. Nous avons un problème.
— Au sujet du relèvement ?
— Quel relèvement ? Non, des Américaines. Elles sont arrivées plus tôt que prévu.
— Quelles Américaines ?
— Les carillonneuses du Colorado. Les représentantes de la Guilde Féminine des Sonneuses des États de l’Ouest.
— Ne me dites pas que nos carillonneurs ne vous suffisaient pas et que vous en avez importé ! s’exclama Mary.
— Ne devaient-elles pas débarquer le vingt-deux ?
— C’est aujourd’hui, monsieur, répondit Finch. J’ai appelé le Médiéval et M. Gilchrist m’a informé que vous étiez allé arroser l’événement.
— Je n’arrose rien. J’attends le relèvement.
— Vous deviez leur montrer les cloches locales, monsieur.
— Inutile d’attendre ici, James, intervint Mary. Je vous joindrai à Balliol sitôt que nous aurons les résultats.
— J’irai là-bas ensuite. Finch, faites-leur visiter la faculté et servir le déjeuner. Ça les occupera un moment.
— Elles doivent repartir à seize heures. Elles donnent dans la soirée un concert à Ely et tiennent absolument à voir les cloches de Christ Church.
— Alors, servez-leur de guide. Montrez-leur Great Tom et faites-les grimper dans la tour de St. Martin. Emmenez-les au New College. Je vous rejoindrai dès que je le pourrai.
Finch ouvrit la bouche pour poser une question, se ravisa.
— Je le leur dirai, monsieur.
Il repartit vers la porte, s’arrêta, fit demi-tour.
— J’ai failli oublier, monsieur. Le vicaire a appelé. Il voudrait que vous lisiez les Saintes Écritures à l’occasion de la messe œcuménique qui se tiendra cette année à St. Mary the Virgin.
— Répondez que c’est d’accord, accepta Dunworthy, trop heureux d’être débarrassé des carillonneuses. Et demandez-lui la clé du beffroi, pour que ces Américaines puissent le visiter.
— Bien, monsieur. Ne devrais-je pas les conduire à Iffley ? Le clocher du XIe siècle est absolument magnifique.
— Certainement. Allez-y.
— Bien, monsieur.
Il repartit vers le seuil et les tintements de « Noël, quand tu reviens ».
— Vous êtes dur avec lui, lui reprocha Mary. Les Américaines ont parfois de quoi terrifier les hommes les plus endurcis.
— Il reviendra dans cinq minutes me demander par quoi il doit débuter la visite. Il n’a aucun esprit d’initiative.
— N’est-ce pas une qualité, à vos yeux ? Au moins ne risque-t-il pas de s’éclipser au Moyen Âge.
La porte se rouvrit, sur la même mélodie.
— Il doit souhaiter me consulter au sujet du menu.
— Bœuf et légumes bouillis. Elles seront ravies de pouvoir dire du mal de notre cuisine. Oh, Seigneur !
Dunworthy se tourna. Se découpant contre la luminosité grisâtre du monde extérieur, Gilchrist parlait à Latimer qui bataillait pour refermer son parapluie.
— Les inviter à se joindre à nous serait la moindre des politesses, fit remarquer Mary.
Dunworthy tendait déjà la main vers son pardessus.
— Soyez polie si ça vous chante. Je ne tiens pas à les entendre se congratuler parce qu’ils ont risqué la vie d’une jeune fille inexpérimentée.
— Vous me faites à nouveau penser à qui vous savez. Seraient-ils venus ici, s’il y avait un problème ? Badri a peut-être terminé le relèvement.
— Il n’en a pas eu le temps. Il a dû les mettre à la porte pour pouvoir travailler en paix.
Gilchrist le vit et se détourna pour ressortir, mais Latimer se dirigeait déjà vers eux et il dut l’imiter.
— Avez-vous le relèvement ? demanda Dunworthy.
— Le relèvement ?
— La détermination des coordonnées spatiales et temporelles du point d’arrivée de Kivrin.
— Votre tech a dit qu’il en aurait pour plus d’une heure et qu’il viendrait nous rejoindre ensuite. Il a cependant précisé qu’en fonction des calculs préliminaires le décalage devait être insignifiant.
— C’est une excellente nouvelle, dit Mary, soulagée. Venez vous asseoir. Prendrez-vous quelque chose ?
Elle s’était adressée à Latimer qui boutonnait le fermoir de son parapluie.
— Ma foi, c’est un grand jour. Un brandy. Je ne suis point des excessifs importuns, mais j’ai la pépie dont suis au vent comme un châssis.
Une baleine embrocha le ruban de tissu.
Dunworthy était plus détendu. Le décalage avait été son principal souci. C’était l’élément le plus imprévisible d’un transfert, même lorsque tous les paramètres avaient été contrôlés.
C’était par ce moyen que le Temps se protégeait des paradoxes, empêchait les collisions, les rencontres et les actes à même de modifier le cours de l’Histoire. Un voyageur temporel ne pouvait en aucun cas arriver à un instant où il aurait la possibilité d’éliminer Hitler ou de sauver un enfant de la noyade.
Mais il était impossible de déterminer à l’avance quels étaient ces moments critiques, ou de prévoir l’importance du phénomène. Les contrôles des paramètres fournissaient un éventail de probabilités, mais Gilchrist s’en était passé. Kivrin avait pu se matérialiser dans le passé deux semaines ou un mois après la date prévue. Peut-être en avril, vêtue d’un manteau doublé de fourrure et d’une cotte d’hiver.
Cependant, Badri parlait d’un décalage infime. Autrement dit, pas plus de quelques jours. Elle pourrait s’informer de la date et être ponctuelle au rendez-vous.
— Un brandy, monsieur Gilchrist ? demandait Mary.
— Non, merci.
Elle prit un autre billet froissé et regagna le comptoir pendant que Gilchrist se tournait vers Dunworthy pour lui dire :
— Votre tech s’en est bien tiré. Le Médiéval souhaiterait vous l’emprunter pour le prochain transfert. Nous voudrions envoyer Mlle Engle en 1355, afin qu’elle observe les effets de la peste noire. Les récits de l’époque ne sont pas fiables, surtout en ce qui concerne la mortalité. Le chiffre de cinquante millions de décès est certainement exagéré, tout comme les estimations voulant qu’entre un tiers et la moitié des Européens aient péri.
— Ne brûlez-vous pas les étapes ? Vous devriez attendre le retour de Kivrin.
— Que vous considériez le Médiéval incapable de réussir un transfert est insultant, lança Gilchrist, vexé. Nous avons étudié tous les aspects de la question.
« Selon les Probabilités, un voyageur emprunte la route Oxford-Bath à 1,6 heure d’intervalle et 92 % des contemporains devraient croire son histoire d’agression. Dans l’Oxfordshire, les risques de se faire détrousser étaient de 42,5 % en hiver et de 58,6 % en été. C’est une moyenne, naturellement. Wychwood et Otmoor étaient plus dangereux, de même que les petites routes.
Dunworthy se demandait sur quoi les Probabilités s’étaient basées pour obtenir de tels pourcentages. Le Grand Livre cadastral ne dressait pas la liste des bandits de grand chemin, à l’exception des percepteurs qui exigeaient parfois plus que leur dû. Les coupe-jarrets de l’époque ne tenaient pas des registres où ils notaient à la fois les noms des malheureux qu’ils dépouillaient et le lieu où ils leur tendaient une embuscade. On apprenait la mort d’un voyageur en constatant qu’il ne regagnait pas son foyer. Et combien de cadavres abandonnés dans les bois n’avaient jamais été découverts ?
— Je vous assure que nous avons pensé à tout, affirmait Gilchrist.
— Vous n’avez pas vérifié les paramètres.
Mary revint et posa un verre de brandy sur la table.
— Tenez, monsieur Latimer.
Elle suspendit le parapluie de l’homme au dossier de son siège et s’assit près de lui.
— Je disais à M. Dunworthy que nous n’avons rien négligé, fit Gilchrist en prenant un roi mage qui tenait une boîte dorée. La cassette cerclée de cuivre est, par exemple, l’exacte reproduction d’un coffret à bijoux de l’Ashmolean.
Il reposa la figurine.
— Quant à son prénom, c’est le plus fréquemment mentionné dans le rôle des impôts et le Regista Regum de 1295 à 1320.
— Les Isabel étaient nombreuses en Angleterre depuis le XIIe siècle, confirma Latimer sur un ton de conférencier. Nous le devons à Isabelle d’Angoulême, l’épouse de Jean sans Terre.
— Kivrin m’a précisé que son personnage a effectivement existé, intervint Dunworthy. Son père était un noble du Yorkshire.
— En effet, déclara Gilchrist. Gilbert de Beauvrier a eu quatre filles. Nous savons que l’âge de l’une d’elles correspond mais pas quel était son prénom. La pratique était courante. On ne les désignait que par leur nom de famille et leurs liens de parenté, même dans les registres paroissiaux et sur leurs pierres tombales.
Mary posa la main sur le bras de Dunworthy et s’empressa de demander :
— Pourquoi avez-vous choisi le Yorkshire ? N’est-elle pas très loin de chez elle ?
À sept siècles, pensa Dunworthy. À une époque où les femmes avaient si peu d’importance qu’on ne daignait même pas inscrire leur prénom sur leur tombe.
— C’est une suggestion de Mlle Engle, précisa Gilchrist. Pour dissuader quiconque de contacter les siens.
Ou de vouloir la reconduire chez elle, à des milles du point de récupération. Kivrin avait dû chercher dans les rôles du fisc et les registres paroissiaux une famille ayant une fille de son âge et aucun lien avec la cour, des gens qui vivaient assez loin pour que la neige et les routes impraticables interdisent à un messager d’aller leur annoncer qu’Isabel avait été retrouvée.
— Le Médiéval a pensé à tout. Prenons la maladie de son frère, le prétexte de son voyage. Nous aurions pu nous contenter du choléra ou d’une septicémie, mais nous savons qu’en 1319 une épidémie de grippe a fait des ravages dans le Gloucestershire.
— James, fit Mary.
— Sa tenue est cousue main, sa robe teinte avec une guède préparée selon une recette médiévale. Et Mlle Montoya fait des fouilles dans le village de Skendgate où Kivrin passera ces deux semaines.
— Si tout se déroule comme prévu, grommela Dunworthy.
— James, répéta Mary.
— Quelles précautions avez-vous prises pour éviter que l’individu qui passe toutes les 1,6 heure ne décide de la conduire au couvent de Godstow ou dans un bordel de Londres ? S’il n’assiste pas à sa matérialisation et ne l’accuse pas de sorcellerie, cela va de soi. Comment pouvez-vous être certain que ce sera un honnête homme et non un de ces bandits qui détroussaient 42,5 % des voyageurs ?
— Selon les Probabilités, le risque que quelqu’un soit sur les lieux lors de son arrivée est inférieur à 0,04 %.
— Oh, voilà Badri ! dit Mary qui se leva pour s’interposer entre les deux hommes. Nous ne vous attendions pas si tôt. Avez-vous obtenu le relèvement ?
Le tech n’avait pas de manteau et ses vêtements étaient trempés. Elle lui désigna un siège, à côté de Latimer.
— Vous êtes gelé. Asseyez-vous, pendant que je vais vous chercher un remontant.
— Avez-vous les résultats ? demanda Dunworthy.
— Oui, répondit Badri en claquant des dents.
— C’est parfait, déclara Gilchrist.
Il se leva et lui tapota l’épaule avant de se tourner vers le barman.
— Avez-vous du champagne ?
Il alla vers le comptoir, suivi des yeux par le tech qui se massait les bras et frissonnait, l’air absent.
Mary revint avec un verre d’alcool, qu’elle lui lendit.
— Tenez, ça va vous réchauffer. Buvez. Ordre du médecin.
Il lorgna la boisson avec méfiance.
— Qu’y a-t-il ? voulut savoir Dunworthy. Il n’est rien arrivé à Kivrin, j’espère ?
— Kivrin…
Badri reprit brusquement ses esprits et posa le verre.
— Venez, dit-il.
Il repartit en louvoyant entre les tables.
— Que se passe-t-il ? demanda Dunworthy.
Il se leva. Les personnages de la crèche s’effondrèrent. Un mouton fit des culbutes et tomba sur le sol.
Badri ouvrit la porte sur une adaptation de l’« Ave Maria ».
— Ne partez pas, nous allons arroser ça ! lui cria Gilchrist qui revenait avec une bouteille et des coupes.
Dunworthy saisit son pardessus. Mary prit son sac.
— Qu’arrive-t-il ?
Sans répondre, Dunworthy sortit derrière Badri. Le tech chargeait les passants, sans les voir ni remarquer qu’il pleuvait à seaux. Dunworthy enfila son pardessus et resta dans son sillage au sein de la foule.
Il y avait un problème. Un décalage important ou une erreur de calcul. Une panne du transmetteur, peut-être. Mais, en ce cas, les sécurités auraient empêché Kivrin de quitter leur époque. Par ailleurs, cet homme disait qu’il avait obtenu le relèvement.
Badri traversa la chaussée et un cycliste ne l’évita que de justesse. Dunworthy se glissa entre deux femmes aux bras encombrés de sacs volumineux et enjamba un fox-terrier. Il rattrapa le tech deux portes plus loin.
— Badri !
L’homme regarda dans sa direction et bouscula une dame entre deux âges qui lâcha son parapluie à fleurs couleur lavande.
L’objet s’envola et rebondit sur la chaussée. Emporté par son élan, le tech manqua se prendre les pieds dans ses baleines.
— Regardez où vous allez ! gronda la femme.
— Désolé, balbutia Badri, hébété.
Il se baissa pour ramasser le parapluie qui tentait de lui échapper. Il réussit à saisir sa poignée et le tendit à la femme au visage rouge de colère ou de froid, ou encore des deux.
— Désolé ? répéta-t-elle en levant le manche comme pour le frapper. C’est tout ce que vous trouvez à dire ?
Il porta la main à son front mais se ressaisit et repartit au pas de course. Il franchit le portail de Brasenose, traversa la cour et entra par une porte latérale. Quand Dunworthy le rejoignit dans le laboratoire, il était penché sur la console et fixait un moniteur.
Dunworthy craignait que l’écran ne fût couvert de charabia ou, pire, vierge. Mais il y vit les colonnes de chiffres et les graphiques d’un relèvement.
— C’est ça ? s’enquit-il, le souffle court.
— Oui.
L’homme se tourna. Il tremblait, et son expression était étrange. Il paraissait remettre de l’ordre dans ses pensées.
— Lorsque je…
La porte de verre claqua. Gilchrist et Mary entrèrent, suivis de près par Latimer qui se colletait avec son parapluie.
— Qu’y a-t-il ? Que s’est-il passé ? voulut savoir Mary.
— Quand ? demanda Dunworthy.
— J’ai obtenu le relèvement, dit Badri.
Il désigna le moniteur et Gilchrist se pencha sur son épaule pour demander :
— Que signifient ces symboles ?
— Quand ? répéta Dunworthy.
Badri se toucha le front.
— Ce n’est pas normal.
— Quoi ? Le décalage ?
— Est-ce que ça va, Badri ? s’enquit Mary.
Il avait à nouveau un air étrange, comme s’il estimait que la réponse réclamait mûre réflexion.
— Non, dit-il enfin.
Et il s’effondra sur la console.
Elle entendait le carillon, des tintements grêles qui lui rappelaient la musique jouée au lycée pour les fêtes de fin d’année. La salle était insonorisée mais les sons cristallins lui parvenaient chaque fois qu’on ouvrait la porte de l’autre pièce.
Le docteur Ahrens était arrivée la première, suivie peu après par M. Dunworthy. Elle redoutait un report du transfert. Ahrens avait souhaité tout interrompre en découvrant une boursouflure rouge sous son bras, là où elle lui avait inoculé les antiviraux.
— Vous n’irez nulle part avant un retour à la normale, avait-elle déclaré.
Et elle avait refusé de lui délivrer une autorisation de sortie de l’hôpital. Kivrin souffrait toujours de démangeaisons mais s’abstenait d’en parler au médecin, qui aurait pu en informer M. Dunworthy. L’angoisse rongeait cet homme, depuis qu’elle lui avait annoncé son départ.
Il y a pourtant deux ans que je l’ai informé de mes intentions, pensa-t-elle. Mais la veille, lorsqu’elle était allée lui montrer son costume, il avait une fois de plus tenté de la convaincre de renoncer à ses projets :
— Le Médiéval ne m’inspire pas confiance. Et même si les précautions d’usage étaient prises, je m’opposerais à ce qu’une jeune femme aille seule au Moyen Âge.
— Tout a été prévu. Je suis Isabel de Beauvrier, fille de Gilbert de Beauvrier, un noble qui a vécu dans l’East Riding de 1276 à 1332.
— Et qu’étiez-vous censée faire sans escorte sur la route reliant Oxford à Bath ?
— J’étais accompagnée de serviteurs et j’allais au monastère d’Evesham chercher mon frère agonisant, quand des voleurs nous ont attaqués.
— Des voleurs…
— L’idée est de vous. Vous m’avez dit que les jeunes femmes de bonne famille ne voyageaient jamais seules. Mes gens ont pris la fuite quand ces bandits sont venus s’approprier mes chevaux et mes biens. M. Gilchrist trouve cette histoire plausible. Les Probabilités…
— Elle est plausible parce que les brigands étaient très nombreux, à l’époque.
— Ainsi que les malades contagieux, les chevaliers en maraude et autres individus peu recommandables. N’y avait-il pas des gens fréquentables, au Moyen Âge ?
— Ils étaient occupés à dresser des bûchers pour immoler les sorcières.
Elle avait décidé de changer de sujet et s’était tournée pour lui permettre d’admirer sa cotte bleue et son manteau doublé de fourrure blanche.
— Je suis venue vous montrer mon costume. Je laisserai mes cheveux tomber sur les épaules, bien sûr.
— Porter du blanc est ridicule. C’est bien trop salissant.
Son humeur ne s’était pas améliorée depuis. Il faisait les cent pas derrière la séparation de verre tel un futur papa dans une maternité. Elle craignait qu’il ne décidât de réclamer l’interruption de l’expérience.
Il y avait déjà eu des retards et des reports. M. Gilchrist s’était fait un devoir de lui expliquer le fonctionnement de l’enregistreur, comme à une élève de première année. Nul n’avait confiance en elle, sauf peut-être Badri. Et même le tech était d’une prudence exaspérante. Il passait son temps à tout effacer pour saisir des séries complètes de nouvelles coordonnées.
Elle avait cru que le moment du départ ne viendrait jamais et à présent qu’il était proche, l’attente devenait insoutenable. Allongée sur le dos, les yeux clos, elle se demandait ce qui se passait autour d’elle. Latimer déclara à Gilchrist qu’il s’interrogeait sur l’orthographe de son prénom, comme si elle risquait de rencontrer des gens qui savaient lire. Montoya vint lui rappeler qu’elle reconnaîtrait Skendgate aux fresques du Jugement dernier de son église, comme si elle ne le lui avait pas déjà rabâché une douzaine de fois.
Quelqu’un, sans doute Badri, vint déplacer légèrement son bras et tirer sur sa jupe. Le sol était dur, et un objet lui meurtrissait les côtes. Elle entendit la voix de M. Gilchrist et à nouveau les tintements.
Elle craignait que le docteur Ahrens fût allée lui chercher un vaccin supplémentaire, ou que M. Dunworthy eût décidé de se rendre à la Faculté d’Histoire pour réclamer une révision de classification.
Elle entendait toujours le carillon, sans reconnaître la mélodie. Ce n’était qu’un son cristallin lent et régulier, et elle pensa : Ça y est, je suis de l’autre côté.
Elle gisait sur le flanc gauche, les jambes écartées, l’avant-bras sur le visage pour parer un coup assené vers sa tempe. Dans cette position, elle pouvait entrouvrir les yeux, mais elle se contentait pour l’instant de tendre l’oreille.
Les tintements étaient les seuls bruits audibles. Si elle était sur une route au XIVe siècle, il aurait dû y avoir des oiseaux et des écureuils. Son apparition soudaine ou le halo miroitant du transmetteur avait dû les réduire au silence.
Finalement, un gazouillis. Un autre. Des bruissements à proximité. Un écureuil ou un mulot. Des murmures. Sans doute le vent dans les branches. Et toujours cette cloche dans le lointain.
Qu’annonçait-elle ? Les vêpres ou les matines ? Badri n’avait fait aucun pronostic sur l’importance du décalage temporel. Il souhaitait reporter son départ pour effectuer une série de tests, mais M. Gilchrist avait rétorqué que les Probabilités donnaient une moyenne de 6,4 heures.
Elle était sortie de la salle de préparation à onze heures moins le quart — Mlle Montoya avait jeté un coup d’œil à sa montre et elle s’était renseignée — mais elle n’aurait pu dire combien de temps s’était écoulé ensuite.
Son départ avait été prévu pour midi. S’il n’y avait eu aucun contretemps et que les calculs des Probabilités étaient fiables, il devait être dix-huit heures, trop tard pour les vêpres.
Était-ce une messe, un enterrement ou un mariage ? Au Moyen Âge, on sonnait les cloches pour annoncer les invasions et les incendies, aider un enfant égaré à retrouver le chemin de son village et même essayer d’éloigner les orages.
M. Dunworthy eût opté pour l’hypothèse des funérailles. Ne lui avait-il pas dit :
— Au XIVe siècle, l’espérance de vie était de trente-huit ans. À condition d’échapper au choléra, à la variole et la septicémie, de ne pas ingérer de la viande avariée ou de l’eau polluée et de ne pas être piétiné par un cheval ou brûlé vif pour sorcellerie.
Et de ne pas mourir de froid, ajouta-t-elle à cette liste. Elle s’ankylosait. Ce qui lui meurtrissait le flanc avait glissé entre ses côtes et tentait de lui perforer le poumon. M. Gilchrist lui avait dit de rester immobile quelques minutes puis de se relever en titubant. Mais la route était peu fréquentée et elle avait décidé d’attendre plus longtemps le passage d’un voyageur, pour conserver les avantages d’un pseudo-évanouissement.
En dépit du fait que M. Dunworthy était convaincu que tous les Anglais mâles de l’époque se jetteraient sur elle pour la violer pendant que les femmes entasseraient des fagots sur le bûcher dressé à son intention. Consciente, elle devrait répondre aux questions de ses sauveteurs. Si elle feignait d’avoir été assommée, ils parleraient de choses et d’autres… et lui fourniraient ainsi des renseignements précieux.
Cependant, suivre les instructions de M. Gilchrist était tentant. Elle était impatiente de regarder autour d’elle. Le sol était glacé, ses côtes la faisaient souffrir, et la cloche scandait les élancements qui traversaient son crâne. Le docteur Ahrens lui avait parlé des symptômes du décalage temporel — migraines, insomnie et bouleversement des rythmes circadiens. Elle était transie. Était-ce dû au transfert ou la froidure du sol traversait-elle son manteau ? Le décalage pouvait être plus important que prévu. N’était-ce pas la nuit ?
Auquel cas, et si elle gisait au milieu d’une route, elle devait se déplacer. Dans l’obscurité, un cheval ou un chariot risquait de l’écraser.
Puis elle se souvint que les cloches restaient muettes, après la fin du jour. En outre, de la lumière filtrait entre ses paupières. Cependant, si c’était l’heure des vêpres, le crépuscule approchait et il lui fallait reconnaître les lieux tant qu’elle bénéficiait d’un peu de clarté.
Elle écouta les oiseaux, le vent dans les branches, d’étranges crissements. La cloche se tut. Il n’y avait plus que son écho et un bruit très léger, les sifflements d’une respiration ou les bruissements de pas dans les feuilles mortes, très près d’elle.
Kivrin se crispa et espéra que son manteau avait dissimulé ce mouvement involontaire. Un homme, ou un animal, se dressait à proximité. C’était pour elle une certitude. Elle sentait désormais le souffle d’une haleine caresser sa joue. Après une éternité, elle prit conscience qu’elle avait cessé de respirer et exhala lentement. Elle tendit l’oreille, mais seul son pouls était audible. Elle inspira à pleins poumons et gémit.
Rien. L’intrus ne bougeait pas, il ne faisait aucun bruit. M. Dunworthy avait eu raison de dire que feindre un évanouissement ne représentait pas la meilleure solution quand des loups rôdaient dans les parages. Et des ours. Les oiseaux se remirent à chanter. Soit ce n’était pas un prédateur, soit il était reparti. Elle ouvrit les yeux.
Elle vit sa manche, et sa migraine empira. Elle referma les paupières, geignit et déplaça son bras afin de dégager son champ de vision. Elle cilla.
Elle était seule et il faisait jour. Derrière un enchevêtrement de branches, le ciel était gris. Elle s’assit et regarda de tous côtés.
Lorsqu’elle avait fait part de ses intentions à M. Dunworthy, il avait aussitôt rétorqué :
— Le Moyen Âge est la fosse à purin de l’Histoire. Les gens étaient sales et malades. Vous devez oublier tout ce que vous avez pu lire dans les contes de fées.
C’était un conseil plein de sagesse, mais elle se retrouvait avec son chariot et ses bagages dans une forêt enchantée, une clairière cernée de grands arbres qui se penchaient vers elle.
Elle gisait sous un chêne aux branches presque dénudées. Elle voyait des nids, dont les occupants, apeurés par ses mouvements, s’étaient tus. Un tapis de feuilles mortes et d’herbes sèches couvrait le sol. Ce qui lui meurtrissait le flanc n’était autre qu’un gland. Des champignons rouges pointillés de blanc étaient regroupés autour des racines noueuses du grand arbre. Cela, et tout le reste — les troncs, le chariot, le lierre —, était encore nimbé d’une aura de condensation miroitante.
Il était évident qu’elle n’était pas sur la route Oxford-Bath et qu’aucun voyageur ne la découvrirait dans moins de 1,6 heure. Ou jamais. Les cartes médiévales qu’ils avaient utilisées étaient aussi imprécises que l’affirmait M. Dunworthy. La route devait être plus au nord, et elle s’était matérialisée dans la forêt de Wychwood.
— Relevez immédiatement vos coordonnées spatiales et temporelles, lui avait dit Gilchrist.
Comment ? se demanda-t-elle. En posant la question aux oiseaux ? Ils étaient trop haut pour qu’elle pût seulement déterminer leur espèce, et comme leur extinction massive n’avait débuté que dans les années 1970, elle n’eût obtenu aucune indication utile, même s’il s’était agi de colombes ou de dodos.
Elle voulut s’asseoir et ils s’égaillèrent. Elle attendit que le calme fût revenu puis s’agenouilla. Les battements d’ailes reprirent. Elle joignit les mains et ferma les yeux, pour faire croire à un éventuel voyageur qu’elle priait.
— Je suis arrivée, dit-elle.
Avant d’hésiter. Si elle déclarait qu’elle était au milieu d’un bois et non sur la route, cela confirmerait à Dunworthy que Gilchrist ne savait pas ce qu’il faisait et qu’elle aurait dû suivre ses conseils. Mais c’était sans importance, il n’entendrait son rapport qu’après son retour.
Si elle regagnait un jour son époque, ce qui serait impossible si elle était encore dans ces bois à la tombée de la nuit. Elle se leva et regarda de toutes parts. C’était la fin de l’après-midi ou le début de la matinée. M. Dunworthy lui avait appris à s’orienter grâce aux ombres, mais il fallait pour cela connaître l’heure. En outre, le sous-bois était plongé dans la pénombre.
Elle ne voyait ni route ni sentier. Elle fit le tour du chariot et des malles, pour chercher une percée entre les arbres. La forêt paraissait moins dense vers ce qu’elle pensait être l’ouest, mais lorsqu’elle alla de ce côté, elle découvrit des bouleaux dont les troncs pâles donnaient une illusion d’espace. Elle repartit dans la direction opposée.
La route n’était qu’à une centaine de mètres. Kivrin enjamba un arbre abattu, traversa un bosquet de saules et la vit. Mais elle ressemblait moins à une grande voie de communication qu’à un sentier. C’était donc à cela que ressemblaient les axes routiers qui étaient censés avoir ouvert l’Angleterre du XIVe siècle au commerce ?
La largeur ne permettait pas à des chariots de se croiser et les profondes ornières étaient pleines de feuilles mortes et d’eau croupie, des flaques recouvertes d’une pellicule de glace.
Elle était au fond d’une dépression et d’un côté — au nord ? — la forêt s’interrompait à mi-pente. Kivrin regarda derrière elle. Elle apercevait le chariot — une tache bleutée indistincte —, mais nul n’y prêterait attention. Ici, la route plongeait dans la forêt en se rétrécissant. C’était un lieu idéal pour une embuscade.
Les éventuels voyageurs se hâteraient de franchir ce passage dangereux et s’ils entrevoyaient malgré tout le véhicule, cela les inciterait à éperonner leur monture.
Elle prit soudain conscience qu’ainsi tapie dans un bosquet elle évoquait plus un bandit de grand chemin que sa victime.
Elle s’avança sur la route et leva une main à sa tempe.
— Harou ! Harou ! Je mi navree, cria-t-elle.
L’interprète devait traduire automatiquement ses pensées en moyen anglais, mais Dunworthy avait insisté pour qu’elle apprit par cœur certaines phrases.
— Harou ! Larrons m’ont tout tolu.
Elle envisagea de s’allonger sur la route, mais la journée tirait à sa fin. Une fois le soleil couché, elle ne pourrait plus voir ce qu’il y avait au-delà de la colline. Elle devait tout d’abord trouver un point de repère qui lui permettrait de regagner aisément la clairière.
Tous les saules se ressemblaient. Elle envisagea de placer une grosse pierre à l’endroit d’où le chariot était visible, mais elle n’en découvrit aucune. Elle repartit dans le bosquet sans faire cas des branches qui accrochaient son manteau et sa chevelure au passage, prit la petite cassette cerclée de cuivre et la rapporta sur le côté de la route.
Un passant pourrait la subtiliser, mais elle n’avait pas l’intention d’aller plus loin que le sommet de l’éminence. Avant de se diriger vers le village le plus proche, elle la remplacerait par quelque chose qui susciterait moins de convoitises. En outre, le gel avait durci les ornières, les feuilles et la glace des flaques n’avaient pas été piétinées. Il y avait longtemps que nul voyageur n’avait suivi cette route.
Elle redressa les herbes autour du coffret puis partit vers le haut de la colline. À l’exception de ce bourbier gelé, la chaussée était moins accidentée qu’elle ne l’avait craint et la terre tassée indiquait que des cavaliers l’empruntaient plus souvent que ne le laissaient présumer les apparences.
La pente était douce, mais Kivrin se sentit rapidement très lasse. Elle avait de violents maux de tête et elle espérait que les malaises dus au décalage temporel n’empireraient pas, car elle se savait loin de tout. Mais peut-être n’était-ce qu’une illusion. Rien ici ne lui confirmait qu’elle était en 1320.
Les ornières indiquaient simplement que la roue avait été inventée. Quant au reste, on trouvait même au XXIe siècle des chemins de terre à moins de cinq milles d’Oxford, gardés en l’état par le National Trust pour satisfaire les touristes américains et japonais.
Peut-être n’avait-elle pas remonté le temps et découvrirait-elle de l’autre côté de cette colline les fouilles de Mlle Montoya. Je ne tiens pas à l’apprendre en me faisant renverser par une bicyclette ou une automobile, pensa-t-elle. Elle se rapprocha du bas-côté. Non, si j’étais toujours à mon époque, je ne serais pas si lasse et je n’aurais pas de tels maux de tête.
Elle atteignit le sommet et s’arrêta, le souffle court. Elle avait eu raison de supposer qu’elle était très loin de la civilisation. Elle avait laissé la forêt derrière elle et son regard portait à des kilomètres. Dans l’autre direction, les bois s’étendaient à perte de vue. Si elle s’y était aventurée, elle se serait égarée.
Elle voyait aussi des arbres loin à l’est, le long d’un fleuve dont elle discernait les reflets argentés — la Tamise ? la Cherwell ? — et des bosquets pointillaient la campagne. Selon le Grand Livre, en 1096, plus de 15 % des terres avaient été boisées. Les Probabilités estimaient que le défrichage avait ensuite réduit ce pourcentage. Les statisticiens du XXIe siècle et les recenseurs du XIe étaient en deçà de la réalité. Il y avait des arbres partout.
Mais pas le moindre village. Elle aurait pourtant dû apercevoir entre les branches dénudées par l’hiver des églises et des manoirs.
Il devait cependant y avoir des habitations. Elle avait sous les yeux les champs longs et étroits caractéristiques du Moyen Âge et un pâturage où paissaient des moutons. Loin à l’est, une tache grise devait être Oxford. Elle ferma les paupières à demi et discerna ses murailles et la silhouette trapue de la tour Carfax, mais pas les clochers de St. Frideswide ou d’Osney dans la clarté crépusculaire.
Le ciel bleu lavande virait au rose sur l’horizon ouest.
Kivrin se signa et joignit les mains, pour feindre de prier.
— Éh bien, monsieur Dunworthy, me voici à destination. Je pense être dans le secteur prévu, mais à environ cinq cents mètres au sud de la route Oxford-Bath, sur un chemin secondaire. Je vois Oxford à une dizaine de milles.
Elle donna une estimation de la saison et de l’heure puis décrivit ce qui l’entourait. Finalement, elle s’interrompit et enfouit son visage entre ses mains. Elle était censée préciser ses intentions mais hésitait encore. Il y avait probablement une douzaine de hameaux dans cette plaine et elle n’en voyait aucun, seulement des champs cultivés et ce chemin.
Un chemin qui descendait la colline pour disparaître dans un épais bosquet. Et, un demi-mille plus loin, la grand-route où le transmetteur aurait dû la déposer. Plus large et moins accidentée mais tout aussi déserte, pour autant qu’elle pouvait en juger.
Loin sur la gauche, à mi-chemin d’Oxford, elle remarqua un mouvement. Des vaches se dirigeaient vers des arbres qui dissimulaient sans doute des habitations. Mais ce n’était pas le village que Mlle Montoya lui avait demandé de visiter, car il se situait au sud de la route.
À condition qu’elle ne fût pas en un tout autre endroit. Elle avait reconnu Oxford et la Tamise qui s’incurvait vers une nappe de brouillard brunâtre. Londres, sans doute. Ce qui ne lui indiquait pas dans quelle direction se trouvait Skendgate. Et le temps pressait.
La nuit tomberait dans moins d’une demi-heure. Des lumières la guideraient peut-être, mais elle ne pouvait rester ici plus longtemps. Le ciel virait au pourpre et le froid devenait plus mordant. Le vent se levait. Elle ne désirait pas passer une nuit de décembre à errer dans les bois, avec pour toute compagnie une migraine atroce et des meutes de loups, mais elle ne voulait pas non plus attendre un voyageur hypothétique.
Oxford était trop loin pour qu’elle pût espérer l’atteindre. Si elle apercevait un village, n’importe lequel, elle y passerait la nuit et chercherait Skendgate le lendemain. Elle regarda derrière elle, sans voir ni lumières ni fumées. Rien. Elle claquait des dents.
Les cloches se mirent à sonner. Carfax fut la première. Elle reconnut son timbre caractéristique, bien qu’elle eût été refondue au moins trois fois depuis ce siècle. Les autres l’imitèrent, comme si elles avaient attendu son signal. Les vêpres, naturellement. Elles annonçaient aux paysans que le moment était venu d’interrompre les travaux des champs pour se consacrer à la prière.
Elles étaient presque à l’unisson, mais Kivrin les différenciait. Certaines étaient si lointaines qu’elle n’en entendait qu’un écho. Là, derrière ces arbres, et là, et là. Le hameau que regagnaient les vaches se nichait au-delà de cette crête, et les bêtes paraissaient aiguillonnées par ces appels.
Elle avait deux agglomérations devant elle… de l’autre côté de la grand-route et près du cours d’eau. Skendgate était là où elle l’avait supposé, dans la direction opposée, à moins de deux milles des ornières gelées.
Kivrin joignit les mains. !
— J’ai déterminé l’emplacement du village, dit-elle en se demandant si les tintements des cloches seraient enregistrés dans le Grand Livre. Il est sur cette route secondaire. Je compte tirer le chariot jusqu’au chemin, gagner le hameau en titubant et m’effondrer sur le seuil de la première maison.
Une cloche était très lointaine. Était-ce celle qui tintait à son arrivée ? Pourquoi avait-elle sonné avant les autres ? Dunworthy aurait peut-être eu raison de penser à un enterrement.
— Je vais bien, monsieur Dunworthy. Ne vous inquiétez pas pour moi. Je suis ici depuis plus d’une heure et il ne m’est encore rien survenu de fâcheux.
Le silence revint. La cloche d’Oxford donna à nouveau l’exemple mais le dernier coup résonna très longtemps dans les airs. Le ciel vira au violet et une étoile apparut au sud-est. Elle garda les mains jointes, en attitude de prière.
— Tout est magnifique, ici.
Éh bien, monsieur Dunworthy, me voici à destination. Je pense être dans le secteur prévu, mais à environ cinq cents mètres au sud de la route Oxford-Bath, sur un chemin secondaire. Je vois Oxford à une dizaine de milles.
J’ignore à quelle heure je suis partie, mais si c’était midi comme prévu le décalage est d’approximativement quatre heures. C’est le début de l’hiver. Les feuilles sont tombées mais toujours intactes et seul un champ sur trois a été labouré. Je ne pourrai préciser quel jour nous sommes qu’après avoir atteint un village et interrogé quelqu’un. Mais vous le savez sans doute déjà, grâce au relèvement.
Je sais quant à moi que je suis au XIVe siècle. De la petite colline où je me trouve je vois ces champs allongés et étroits propres au Moyen Âge, arrondis aux extrémités par le demi-tour des bœufs. Les pâturages sont délimités par des haies, saxonnes pour un tiers et normandes pour le reste. Les Probabilités donnaient un rapport de 25 %, mais ces calculs s’appliquaient au Suffolk, qui est situé plus à l’est.
Au sud et à l’ouest s’étend une forêt de feuillus. Wychwood ? À l’est, j’aperçois la Tamise. Il me semble voir Londres, mais c’est impossible. En 1320, la ville doit s’arrêter à cinquante milles d’ici. Mais je discerne sans l’ombre d’un doute les murailles d’Oxford et la tour Carfax.
Tout est magnifique, ici, mais je n’ai pas l’impression d’avoir voyagé dans le temps. Je suis persuadée que si je descendais cette colline et allais à Oxford, je vous trouverais réunis dans le labo de Brasenose : Badri devant ses écrans, Mlle Montoya impatiente de reprendre ses fouilles, et vous, monsieur Dunworthy, inquiet comme une mère poule veillant sur ses poussins. Non, je n’arrive pas à croire que tant de siècles nous séparent.
Badri s’affaissa et son coude heurta la console. Pendant que Dunworthy regardait l’écran pour s’assurer qu’il n’avait pas enfoncé une touche et brouillé l’affichage, le tech s’effondra sur le sol.
Latimer et Gilchrist n’eurent pas, eux non plus, la présence d’esprit de le retenir. Latimer paraissait même ne rien avoir remarqué. Mary tendit la main, mais elle était en retrait et ne put saisir que sa manche. Elle s’agenouilla pour allonger l’homme sur le dos tout en glissant un écouteur dans son oreille.
Elle fouilla dans son cabas, en sortit un biper et garda la touche d’appel enfoncée pendant cinq secondes.
— Badri ? fit-elle d’une voix forte.
Et ce fut seulement à cet instant que Dunworthy prit conscience du silence. Gilchrist s’était figé et avait l’air furieux. Je vous assure que nous avons tout prévu. Cette possibilité n’avait pas dû lui effleurer l’esprit.
Mary relâcha le bouton et secoua les épaules de Badri. Pas de réaction. Elle inclina la tête de l’homme en arrière et se rapprocha. Il respirait encore. Sa poitrine se soulevait et s’affaissait. Mary se redressa et toucha la veine jugulaire. Après ce qui parut durer une éternité, elle colla le biper à sa bouche.
— Je suis à Brasenose, dans le labo d’histoire. Un cinq-deux. Chute. Syncope. Pas de symptômes de crise cardiaque.
Elle libéra le bouton et remonta les paupières du tech.
— Syncope ? répéta Gilchrist. Que s’est-il passé ?
— Vous ne voyez pas qu’il s’est évanoui ? répondit-elle avec irritation avant de s’adresser à Dunworthy : Passez-moi ma trousse. Dans mon cabas.
Elle l’avait renversé pour sortir le biper. Il tria le fouillis de paquets et trouva une boîte en plastique, qu’il ouvrit. Elle était pleine de papillotes enveloppées de papier métallisé rouge et vert. Il remit le tout à l’intérieur.
— Grouillez-vous, bon sang, fit Mary en déboutonnant la chemise du tech.
— Je ne…
Elle lui arracha le sac des mains et le retourna.
Les bonbons roulèrent de toutes parts. Le cache-nez tomba de sa boîte. Mary saisit son sac à main, tira la fermeture à glissière et sortit une trousse. Elle y trouva un bracelet qu’elle glissa au poignet du malade puis se tourna pour lire sa tension sur un moniteur de poche.
Dunworthy ne savait pas interpréter la courbe sinusoïdale et l’expression de Mary ne lui fournissait aucun indice. Peut-être n’était-ce qu’un simple évanouissement. Mais les gens ne s’effondraient ainsi que dans les romans et les films. Il devait être blessé, ou malade. Il était déjà en état de choc, à son entrée dans le pub. Une bicyclette l’avait-elle percuté ? Cela eût expliqué ses propos décousus, son agitation.
Mais pas le fait qu’il était sorti sans manteau et lui avait dit : « Venez. Ce n’est pas normal. »
Dunworthy se tourna vers l’écran du transmetteur. Les matrices n’avaient apparemment pas changé. Il ignorait leur signification, mais il ne leur trouvait rien d’inquiétant. En outre, le tech avait précisé que Kivrin était bien arrivée à destination. Mais aussi qu’il se passait quelque chose d’anormal.
Mary tapota ses bras, sa cage thoracique, ses jambes. Il cilla, et referma les yeux sitôt après.
— Savez-vous s’il a des problèmes de santé ?
— C’est le tech de M. Dunworthy, dit Gilchrist.
Sur un ton accusateur, pour indiquer qu’il suspectait son collègue d’avoir voulu saboter son projet.
— Pas que je sache, répondit ce dernier. Il a dû passer un examen complet au début du trimestre.
Mary prit un stéthoscope et écouta son cœur, vérifia sa tension, reprit son pouls.
— Est-il diabétique, ou sujet à des crises d’épilepsie ?
— Non.
— Lui arrive-t-il de prendre de l’endorphine ou des stupéfiants prohibés ?
Sans attendre une réponse, elle réutilisa son biper.
— Ici Ahrens. Pouls à 110. Tension 100/60. Je vais analyser son sang.
Elle déchira un sachet contenant de la gaze.
Si Badri avait pris de la drogue, cela eût expliqué sa surexcitation, ses propos décousus. Mais l’examen médical comportait un test de dépistage, et il n’aurait pu terminer les calculs compliqués du transfert. Ce n’est pas normal.
Mary planta un cathéter dans le bras de son patient, qui rouvrit les paupières.
— Badri, m’entendez-vous ?
Elle emboîta un petit appareil à la sonde puis plongea la main dans la poche de son manteau et en sortit une pastille rouge vif.
— Avalez cette thermosonde, ordonna-t-elle.
Elle la glissa entre ses lèvres, mais il la recracha.
Elle fouilla dans sa trousse.
— Avertissez-moi dès que vous verrez quelque chose apparaître sur le moniteur, dit-elle à Dunworthy.
Elle fit disparaître tout le reste dans la pochette puis s’intéressa au contenu de son sac à main.
— Où est-ce que j’ai bien pu fourrer ce thermomètre épidermique ?
— Ça y est, annonça Dunworthy.
Mary prit son biper et lut des nombres.
— Vous devez… commença Badri, avant de murmurer : J’ai froid.
Dunworthy retira son pardessus. Le vêtement était trop humide pour qu’il pût en couvrir le malade et il chercha du regard autre chose. Si l’incident s’était produit avant le départ de Kivrin, ils auraient utilisé son manteau. Il vit la veste du tech, roulée en boule sous la console. Il s’en saisit et l’étala sur le torse de son propriétaire.
— Je gèle…
Il frissonnait. Mary cessa de dicter des chiffres.
— Qu’a-t-il dit ?
Badri murmura des propos incompréhensibles puis, plus distinctement :
— Migraine.
— Avez-vous des nausées ?
Il secoua imperceptiblement la tête. Non.
— Quand… fit-il en agrippant le bras de la femme.
Elle prit son pouls, se renfrogna, toucha son front.
— Il a de la température.
— Il se passe quelque chose d’anormal, marmonna Badri.
Ses yeux se fermèrent. Sa main devint flasque.
Mary regarda le cadran, toucha à nouveau son front.
— Où est passée cette saloperie de thermomètre ?
Elle fouillait une fois de plus sa trousse quand le biper émit un signal.
— Les voilà, dit-elle. Que quelqu’un aille leur montrer le chemin.
Les parameds, un homme et une femme, atteignirent la porte à l’instant où Dunworthy l’ouvrait. Ils se ruèrent dans la pièce avec d’énormes caisses de matériel d’intervention.
— Transport immédiat, ordonna Mary sans leur laisser le temps de déballer quoi que ce soit.
Elle se releva.
— Donnez-moi un thermomètre épidermique et faites-lui une perfusion de glucose, dit-elle à la femme.
— Je croyais que le personnel du Vingtième était soumis à un dépistage systématique, marmonnait Gilchrist. Le Médiéval n’autoriserait jamais…
Il s’écarta du passage du paramed qui revenait avec une civière.
— Overdose ? demanda l’homme.
— Non, répondit Mary. Avez-vous un thermomètre épidermique ?
— Pas sur moi, dit-il en branchant le goutte-à-goutte.
Il tint la poche en plastique au-dessus de sa tête pour accentuer les effets de la gravité puis la colla sur la poitrine de Badri avec un ruban adhésif.
Sa collègue remplaça la veste par une couverture grise.
— Froid, bredouilla le tech. Vous devez…
— Que devons-nous faire ? demanda Dunworthy.
— Le relèvement…
— Un, deux, dirent à l’unisson les parameds.
Et ils le soulevèrent et le déposèrent sur la civière.
— James, monsieur Gilchrist, vous devez m’accompagner à l’hôpital pour remplir les formulaires d’admission, déclara Mary. Et j’aurai besoin de ses antécédents médicaux. L’un de vous pourra profiter du voyage.
Sans ouvrir un débat avec Gilchrist, Dunworthy grimpa dans l’ambulance. Badri avait une respiration hachée et paraissait épuisé.
— Vous avez parlé d’une anomalie. Des problèmes avec le relèvement ?
— Je l’ai effectué.
Le paramed mâle reliait le malade à un nombre impressionnant de moniteurs.
— Le tech de Gilchrist s’est-il trompé dans les coordonnées ? C’est important.
Mary vint les rejoindre.
— En tant que remplaçant du recteur je dois rester auprès de cet homme, protesta Gilchrist.
— Retrouvez-nous aux Urgences, lui lança Mary avant de refermer les portes et de demander au paramed : Avez-vous sa température ?
— Oui. 39,5° avec une tension de 90/55 et un pouls de 115.
— L’anomalie, insista Dunworthy.
— Êtes-vous bien installés, là derrière ? demanda la conductrice par l’interphone.
— Oui. Code un, répondit Mary.
— Puhalski a-t-il fait une erreur ?
— Non.
— C’est le décalage temporel, alors ?
— J’aurais dû…
Le mugissement des sirènes couvrit la fin de sa phrase.
— Quoi ? cria Dunworthy.
— Il y a quelque chose qui cloche, dit Badri.
Avant de perdre à nouveau connaissance.
Des sécurités interrompaient automatiquement tout transfert au moindre imprévu, hormis s’il concernait le décalage temporel ou les coordonnées spatiales. Or, Badri venait de déclarer que ces dernières étaient bonnes. Quelle pouvait être l’importance du décalage, alors ? Le tech n’eût pas couru jusqu’au pub en bras de chemise sous une pluie battante pour un écart insignifiant. Combien ? Un mois ? Un trimestre ? Mais n’avait-il pas déclaré à Gilchrist que les premières estimations laissaient supposer un décalage minime ?
Mary se pencha pour toucher son front.
— Ajoutez du thiosalicylate de sodium à la perfusion. Et lancez un dépistage W.B.C. James, dégagez le passage.
Il alla s’asseoir à l’arrière du véhicule.
Mary reprit son biper.
— Préparez-vous pour une analyse sanguine complète et un sérotypage.
— Pyélonéphrite ? demanda le paramed. Tension 96/60, pouls 120, température 39,5°.
— Je ne crois pas. Il aurait des douleurs abdominales. Mais cette température indique une infection.
Les plaintes des sirènes décrurent et moururent. Le paramed entreprit de débrancher les moniteurs.
— Nous sommes rendus, Badri, annonça Mary. Nous vous remettrons rapidement sur pied.
Il ne semblait pas l’avoir entendue. Elle remonta la couverture et posa le faisceau de câbles sur son ventre. La conductrice ouvrit les portes et ils sortirent la civière.
— Je veux une analyse sanguine complète, dit Mary.
Dunworthy descendit à son tour et la suivit vers les Urgences.
— Il me faut ses antécédents médicaux, dit-elle à l’employée du bureau des admissions. Badri… comment, James ?
— Chaudhuri.
— Numéro de Sécurité sociale ? demanda la réceptionniste.
— Je ne le connais pas. Il travaille à Balliol.
— Pourriez-vous m’épeler son nom ?
— C-H-A… commença-t-il.
Mary disparut à l’intérieur du service et il lui emboîta le pas.
L’autre femme se leva d’un bond et lui barra le passage.
— Désolée, monsieur. Vous devez attendre ici.
— Il faut que je parle à votre patient.
— Êtes-vous un parent proche ?
— Non, son employeur. C’est très important.
— Il est en auscultation. Je vais déposer une demande d’autorisation de visite.
Elle retourna s’asseoir devant sa console, prête à intervenir au moindre geste suspect.
Dunworthy envisagea d’entrer malgré tout dans la salle d’examen, mais il craignait de se voir interdire à l’avenir les portes de l’hôpital. Par ailleurs, Badri ne pourrait rien lui apprendre. Depuis sa sortie de l’ambulance, il était inconscient.
La réceptionniste le dévisageait, méfiante.
— Ça vous écorcherait vraiment la langue de m’épeler son nom ?
Il s’exécuta puis demanda un téléphone.
— Au bout du couloir. Âge ?
— Je ne sais pas. Dans les vingt-cinq ans. Il travaille à Balliol depuis quatre ans.
Il répondit aux autres questions du mieux qu’il le pouvait puis, après s’être assuré que Gilchrist n’était pas arrivé, il alla téléphoner à Brasenose. Il obtint le concierge, qui décorait un sapin de Noël artificiel posé sur le comptoir de la loge.
— Je dois parler à Puhalski, dit-il.
Il espérait que c’était bien le nom du tech débutant.
— Il n’est pas ici, fit l’homme en utilisant sa main libre pour suspendre une guirlande argentée aux branches.
— Demandez-lui de me rappeler dès son retour. C’est très important. Il pourra me joindre au…
Dunworthy attendit que le concierge eût régularisé les festons de la guirlande et noté l’indicatif sur la boîte des boules de Noël.
— S’il n’arrive pas à me contacter, dites-lui d’essayer le service des urgences de l’hôpital. Quand reviendra-t-il ?
— C’est difficile à dire, déclara l’homme en dépliant le papier de soie qui enveloppait un angelot. Le jour de la rentrée au plus tard.
— Quoi ? Il n’habite pas à l’intérieur de la faculté ?
— Il est rentré dans sa famille sitôt après avoir appris qu’on n’avait pas besoin de lui pour le transfert.
— Alors, il me faut ses coordonnées.
— Je crois qu’il est quelque part dans le pays de Galles. La secrétaire doit le savoir, mais elle s’est absentée.
— Pour longtemps ?
— Je l’ignore. Elle est allée faire des achats à Londres.
Dunworthy attendit qu’il eût redressé les ailes du chérubin puis lui dicta un message, raccrocha et se demanda s’il restait d’autres techs à Oxford pendant les fêtes de Noël. La réponse devait être négative car autrement Gilchrist ne se serait pas contenté d’un débutant.
Il tenta malgré tout de joindre le collège de Madgalen, sans résultat. Il réfléchit et appela Balliol. Pas de réponse non plus. Finch devait montrer Great Tom aux carillonneuses américaines. Il regarda sa montre. Seulement quatorze heures trente. Peut-être étaient-elles encore à table.
Il composa le numéro du réfectoire de Balliol, en vain. Il revint dans la salle d’attente. Gilchrist n’était toujours pas arrivé mais les deux parameds bavardaient avec une religieuse. Gilchrist avait dû retourner à Brasenose pour préparer le prochain transfert, ou le suivant. Peut-être avait-il l’intention d’envoyer Kivrin faire un reportage en direct sur la peste noire.
— Vous voilà enfin, dit l’infirmière. Je craignais que vous soyez parti. Suivez-moi.
Les parameds leur emboîtèrent le pas. Elle ouvrit une porte.
— Vous trouverez du thé sur ce chariot et un W.-C. au bout du couloir.
— Quand pourrai-je voir Badri Chaudhuri ?
— Le docteur Ahrens vous contactera.
La paramed s’affala dans un fauteuil, les mains dans les poches. Son collègue alla brancher la bouilloire électrique. Qu’ils n’aient posé aucune question laissait supposer que c’était la procédure habituelle, mais Dunworthy se demandait pourquoi ils voulaient également voir Badri et pour quelle raison on venait de les conduire dans cette salle d’attente d’une aile différente de l’hôpital.
Il y avait ici aussi des sièges qui torturaient l’épine dorsale et des tables où s’entassaient des brochures édifiantes. Des guirlandes en papier d’aluminium tentaient d’égayer le chariot à thé, fixées par du houx en plastique autoadhésif. Mais il n’y avait pas de fenêtre. C’était un réduit coupé du monde extérieur où les proches d’un malade ou d’un accidenté attendaient qu’on vînt leur annoncer des mauvaises nouvelles.
Dunworthy s’assit, épuisé. Des mauvaises nouvelles, comme une infection, une tension de 96, un pouls de 120 et une température de 39,5°. Le seul autre tech d’Oxford se promenait dans le pays de Galles et la secrétaire de Basingame faisait des courses. Quant à Kivrin, elle était quelque part en 1320, à des jours ou des semaines de la date prévue. Ou des mois.
Le paramed versa dans une tasse du lait et du sucre qu’il touilla en attendant que l’eau fût chaude. Sa collègue s’était endormie.
Dunworthy réfléchissait au décalage temporel. Quand Badri avait dit qu’il était insignifiant, il ne disposait pas des résultats définitifs. Avoir prévu quinze jours de battement se révélait plein de bon sens.
Plus un historien s’éloignait dans le temps, plus le décalage avait tendance à être important. De quelques minutes pour le XXe siècle à quelques heures pour le XVIIIe. Du magdalénien — où on n’envoyait que des sondes — à la Renaissance, les écarts variaient de trois à six jours.
En moyenne. Faire des prévisions s’avérait impossible. Le record était de quarante-huit jours au XIXe siècle et de zéro seconde dans des secteurs inhabités.
Le phénomène n’obéissait à aucune logique. Lors des premiers essais de transfert vers le XXe siècle, Dunworthy avait effectué un aller et retour dans la cour déserte de Balliol, à deux heures du matin le quatorze septembre 1956, et le décalage n’avait été que de cent quatre-vingts secondes. Mais lorsqu’il était retourné là-bas huit minutes plus tard, deux heures s’étaient entre-temps écoulées et il avait failli être vu par un élève qui regagnait en catimini son dortoir après avoir fait le mur.
Kivrin risquait d’être arrivée au Moyen Âge avec six mois de retard.
Mary entra. Elle n’avait pas eu le temps de retirer son manteau. Dunworthy se leva.
— Badri ?
— Toujours aux Urgences. Il nous faut son numéro de S.S. et nous ne trouvons pas son dossier dans les fichiers de Balliol.
Bien qu’échevelée, elle gardait une voix posée.
— Il n’est pas employé par notre faculté mais par l’Université.
— Alors, son secrétariat pourra nous communiquer ses antécédents. Savez-vous s’il est allé récemment à l’étranger ?
— Il a fait un voyage en Hongrie pour le compte du Dix-Neuvième, il y a deux semaines. Depuis, il n’a pas quitté l’Angleterre.
— A-t-il reçu des visites de parents venus du Pakistan ?
— Il n’a plus de famille, là-bas. C’est un fils d’immigrés de la troisième génération. Avez-vous découvert ce qu’il a ?
— Où sont les autres ?
— Gilchrist n’était pas encore arrivé, quand on m’a conduit ici.
— Et Montoya ?
— Elle s’est esquivée juste après le transfert.
— Savez-vous où elle est ?
Pas plus que vous, pensa Dunworthy. Nous étions ensemble.
— Je présume qu’elle est retournée à Witney. Elle consacre tout son temps à ses fouilles.
— Ses fouilles ? répéta Mary.
On aurait pu croire qu’elle en entendait parler pour la première fois.
Mais que lui arrive-t-il ? se demanda Dunworthy.
— Elle dégage un village médiéval.
— À Witney ? Il faut qu’elle revienne immédiatement.
— Je peux essayer de la joindre par téléphone, suggéra-t-il.
Mais Mary s’était tournée vers le paramed qui attendait à côté du chariot.
— Allez la chercher, lui ordonna-t-elle. À Witney, le chantier archéologique du National Trust. Lupe Montoya.
Ils sortirent dans le couloir.
Dunworthy attendit son retour puis ouvrit la porte. À peine eut-il le temps de constater que Mary n’était plus dans le corridor que l’infirmière lui barra le passage.
— Désolée, mais vous devez attendre à l’intérieur.
— Je n’ai pas l’intention de vous fausser compagnie. Je voudrais seulement téléphoner à mon secrétaire.
— Je vais vous apporter un appareil, déclara-t-elle sur un ton autoritaire.
Elle se tourna, pour regarder derrière elle. Gilchrist et Latimer approchaient.
— … j’espère que Mlle Engle aura l’opportunité d’assister à quelques enterrements. Au XIVe siècle, l’attitude des hommes face au trépas différait de la nôtre. Mourir était pour eux une chose banale, acceptée de tous. Les proches n’éprouvaient ni sentiment de perte ni chagrin.
La religieuse tirailla la manche de Dunworthy.
— Vous devez rentrer, monsieur.
Elle alla à la rencontre des nouveaux arrivants.
— Veuillez me suivre, s’il vous plaît.
Elle les escorta dans la salle d’attente.
— Je remplace le recteur de la Faculté d’Histoire, dit Gilchrist en foudroyant Dunworthy du regard. Badri Chaudhuri est sous ma responsabilité.
— Je n’ai jamais prétendu le contraire, affirma l’infirmière en refermant la porte.
Latimer posa son parapluie et le cabas de Mary sur des sièges. Il avait dû récupérer tous ses paquets car les boîtes du cache-nez et des papillotes en dépassaient.
— Il n’y avait pas de taxi et nous avons dû prendre le métro, dit-il en s’asseyant, le souffle court.
— D’où vient le jeune tech que vous aviez retenu pour le transfert… Puhalski, je crois ? demanda Dunworthy. Je dois lui parler.
— À quel sujet ? Auriez-vous mis mon absence à profit pour me supplanter à la tête du Médiéval ?
— Quelqu’un doit interpréter le relèvement et nous confirmer que tout s’est bien passé.
— S’il se produisait un incident, vous en seriez ravi. Vous vous opposez à cette expérience depuis le début.
— S’il se produisait un incident ? C’est chose faite. Badri est inconscient et nous ignorons si Kivrin est arrivée à bon port. Le tech a parlé d’une anomalie. Seul un de ses collègues pourra nous préciser de quoi il s’agit.
— Vous accordez trop d’importance aux propos d’un drogué. Je me permets en outre de rappeler que vous nous avez imposé ce Badri, alors que M. Puhalski effectuait un travail irréprochable. Je regrette de vous avoir cédé.
La porte s’ouvrit, sur la religieuse qui remit un téléphone sans fil à Dunworthy puis ressortit.
— Je dois informer Brasenose que je suis ici, déclara Gilchrist.
Sans en faire cas, Dunworthy appela la secrétaire du recteur.
— Il me faut les coordonnées de vos techs, dit-il dès qu’elle apparut sur l’écran. Ils sont tous en vacances, je présume ?
Cette supposition était fondée. Il nota leurs noms et adresses sur une des brochures, dit merci et composa le premier indicatif de la liste.
Il entendit le signal d’occupation et passa aux suivants, avec le même résultat. Finalement, une voix de synthèse lui annonça :
— En raison de l’encombrement momentané des lignes, veuillez renouveler ultérieurement votre appel.
Il essaya Balliol, le réfectoire et son bureau. Rien. Finch avait dû conduire les Américaines à Londres, pour leur montrer Big Ben.
Gilchrist attendait le téléphone. Latimer tentait de brancher la bouilloire électrique. La paramed s’éveilla et alla lui donner un coup de main.
— Avez-vous terminé ? demanda sèchement Gilchrist.
— Non.
Il essaya à nouveau de joindre Finch. Sans plus de résultats que les fois précédentes. Il raccrocha.
— Je veux que votre tech récupère Kivrin avant qu’elle ne s’éloigne.
— Vous le voulez ? Vous oubliez que c’est mon transfert !
— L’Université a pour principe de tout annuler au moindre problème.
— Dois-je également vous rappeler que si nous avons des ennuis, c’est parce que le tech que vous nous avez fourni est un drogué ? C’est à moi, et à moi seul, de décider s’il convient ou non de ramener Kivrin à notre époque.
Gilchrist s’empara du combiné. Il sonna au même instant.
— Oui ? Une seconde…
Il le rendit à Dunworthy.
— C’est vous, monsieur ? demanda Finch. Dieu soit loué. Il y a longtemps que j’essaie de vous joindre.
— J’ai été retardé, déclara Dunworthy sans lui laisser le temps d’entrer dans les détails. Allez prendre le dossier de Badri Chaudhuri au bureau de l’économe. Le docteur Ahrens en a besoin. Téléphonez-lui à l’hôpital. Elle vous précisera quelles informations lui sont utiles.
— Bien, monsieur, dit Finch en prenant des notes dans son calepin.
— Vous irez voir ensuite le doyen des directeurs d’études. Demandez-lui de m’appeler ici. Précisez que c’est une urgence, que nous devons joindre au plus tôt Basingame.
— Je doute que ce soit possible.
— Que voulez-vous dire ? Il lui est arrivé malheur ?
— Pas que je sache, monsieur.
— Alors, demandez aux membres du personnel et aux étudiants s’ils savent où il est. Pendant que vous y êtes, tâchez d’apprendre s’il ne reste pas un tech à Oxford.
— Bien, monsieur. Que dois-je dire aux Américaines ?
— Que j’ai eu un empêchement. Elles partent pour Ely à seize heures, je crois ?
— C’est ce qui était prévu, mais…
— Mais quoi ?
— Éh bien, je les ai emmenées voir Great Tom, Old Marston Church et le reste, mais quand j’ai voulu les conduire à Iffley, nous avons été arrêtés.
— Arrêtés ? Par qui ?
— La police, monsieur. Elles s’inquiètent pour leur concert.
— La police ?
— Oui, monsieur. Un barrage sur la A4158. Dois-je les installer dans Salvin ? William Meager et Tom Gailey y sont logés, mais Basevi est en cours de réfection.
— Je ne comprends pas. Pourquoi vous a-t-on empêchés de passer ?
— À cause de la quarantaine, voyons. Il y a Fisher, notez bien. Le chauffage a été coupé pour la durée des vacances, mais il reste les cheminées.
Je suis revenue au point de transfert. Je compte tirer le chariot jusqu’à la route pour augmenter mes chances d’être vue, mais si personne ne passe au cours de la prochaine demi-heure j’irai à Skendgate. J’ai repéré l’emplacement de ce village grâce aux cloches qui sonnaient les vêpres.
Je souffre des effets du décalage temporel. J’ai une forte migraine et je tremble de froid. Les symptômes sont plus violents que ne le disaient Badri et le docteur Ahrens. Je suis heureuse que Skendgate soit proche.
En quarantaine. Dunworthy aurait dû s’en douter. Mary avait envoyé le paramed chercher Montoya, posé des questions sur les déplacements de Hadri, fait isoler tous les gens qui avaient eu des contacts avec lui et chargé une infirmière de monter la garde devant la porte.
— Je choisis Salvin ? demanda Finch. Pour loger les Américaines ?
— Les policiers ont-ils précisé les raisons de…
Il n’acheva pas sa phrase. Gilchrist l’observait mais ne devait pas voir l’écran. Latimer avait des difficultés à ouvrir un sachet de sucre. La paramed dormait.
— De cette mesure ?
— Non, monsieur. Seulement qu’elle concernait Oxford et sa banlieue et qu’il fallait contacter le ministère de la Santé pour en savoir plus.
— L’avez-vous fait ?
— J’ai essayé, mais les lignes interurbaines sont saturées. Les carillonneuses n’ont même pas pu téléphoner à Ely pour annuler leur concert.
Oxford et ses environs. Ils avaient dû interrompre le trafic du métro et du T.G.V. de Londres, en plus de barrer les routes. L’encombrement des lignes n’était pas étonnant.
— Il y a combien de temps ?
— Vers quinze heures, monsieur. J’ai essayé de vous joindre, puis j’ai pensé que vous deviez être au courant et j’ai tenté ma chance à l’hôpital.
Je l’ignorais, se dit Dunworthy. Il pensa aux cas où un secteur pouvait être mis en quarantaine. Dans l’hystérie due à la Pandémie, les autorités avaient décrété que de telles mesures se justifiaient sitôt qu’on signalait « une maladie potentiellement contagieuse ». Mais les esprits s’étaient apaisés depuis et de nombreux amendements avaient été déposés. Il ne connaissait pas la teneur des dispositions actuelles.
Quelques années plus tôt, la quarantaine ne s’appliquait plus qu’aux « maladies infectieuses graves ». On en avait beaucoup parlé dans les journaux, quand la fièvre de Lhassa avait semé la panique dans une ville espagnole. Les législateurs avaient souhaité limiter le recours à de telles mesures mais il ne savait pas si leurs propositions avaient été adoptées.
— Dois-je leur attribuer des chambres dans Salvin ?
— Oui. Non. Mettez-les dans le dortoir des juniors. Trouvez le dossier de Badri et rappelez ce numéro. Je serai là même si le docteur Ahrens doit s’absenter. Ensuite, trouvez le recteur. Il est plus important que jamais de le localiser. Installer les Américaines peut attendre.
— Elles sont dans tous leurs états, monsieur.
Moi aussi, pensa Dunworthy.
— Dites-leur que je me renseigne sur la situation et que je vous tiendrai informé.
L’écran vira au gris.
— Vous bouillez d’impatience d’annoncer à Basingame que le Médiéval a subi un échec, n’est-ce pas ? fit Gilchrist. Vous oubliez que c’est votre tech qui a compromis ce transfert parce qu’il s’était drogué.
Dunworthy regarda sa montre. Seize heures trente. Selon Finch, la police avait établi des barrages une heure et demie plus tôt. Oxford n’avait été mis en quarantaine qu’à deux occasions, ces dernières années : une réaction allergique à un vaccin et une farce d’étudiants. Les mesures avaient été levées dès l’obtention des résultats des analyses, soit quinze minutes plus tard. Mary avait fait une prise de sang à Badri dans l’ambulance et le paramed avait remis les flacons dès leur arrivée aux Urgences. Ils auraient dû être fixés depuis longtemps.
— Je suis certain que M. Basingame sera également intéressé d’apprendre que vous ne lui avez pas fait subir un test de dépistage, ajoutait Gilchrist.
Les symptômes indiquaient une maladie infectieuse : tension peu élevée, respiration difficile, forte température. Mary en avait parlé, lors du trajet. Mais il avait pensé à un staphylocoque ou à une péritonite. De quoi pouvait-il s’agir ? La polio avait disparu, de même que la variole et la typhoïde. Les bactéries ne résistaient pas aux anticorps renforcés et les antiviraux étaient si efficaces que même les rhumes appartenaient au passé.
— Pour quelqu’un qui se préoccupait tant des précautions que nous avions prises, je m’étonne que vous n’ayez pas vérifié si votre tech se droguait, soliloquait Gilchrist.
Une maladie tropicale, sans doute. Mary voulait savoir si Badri n’était pas sorti d’Europe, s’il n’avait pas eu des contacts avec des parents venus du Pakistan. Mais ce pays n’appartenait pas au tiers monde et Badri n’aurait pu quitter la C.E. sans vaccins. Il n’avait fait qu’un bref séjour en Hongrie au début du trimestre puis était resté en Angleterre.
— Allez-vous accaparer le téléphone encore longtemps ? grommela Gilchrist. Je compte moi aussi demander à Basingame de venir prendre la situation en main. Espérez-vous m’empêcher de le joindre par vos manœuvres dilatoires ?
Dunworthy tenait toujours le combiné. Il cilla, pendant que Latimer se levait et tendait les bras devant lui pour l’empêcher de bondir sur l’autre homme.
— Badri n’est pas un drogué. Il est malade.
— Comment pouvez-vous en être certain, sans test de dépistage ?
— Nous sommes en quarantaine. C’est une maladie infectieuse.
— Un virus que nous n’avons pas encore identifié, précisa Mary depuis le seuil de la pièce.
Elle vint poser sur une table un plateau où s’entassaient du matériel et des sachets en papier.
— Probablement un myxovirus, d’après les symptômes. Forte fièvre, désorientation, migraine. Nous nous félicitons que ce ne soit pas un rétrovirus ou un picornavirus, mais nous devrons attendre pour en savoir plus.
Elle tira deux sièges et s’assit.
— Nous avons envoyé des échantillons au Centre Mondial de la Grippe, le C.M.G. de Londres. Nous resterons en quarantaine tant que nous n’aurons pas obtenu une identification formelle, conformément aux directives du ministère de la Santé concernant les risques d’épidémie.
Elle enfila une paire de gants chirurgicaux.
— Une épidémie ! répéta Gilchrist.
Il foudroya Dunworthy du regard, sans doute pour l’accuser d’avoir organisé tout cela afin de jeter le discrédit sur le Médiéval.
— Des risques d’épidémie, le reprit-elle en déchirant un des sachets. On n’a pas signalé un seul autre cas dans toute la Communauté. C’est plutôt rassurant.
— Comment Badri a-t-il pu attraper un virus ? demanda Gilchrist. Je suppose que M. Dunworthy ne s’est pas non plus intéressé à ses antécédents.
— Badri est employé par l’Université, dit Mary. Il a dû être examiné et vacciné en début de trimestre.
— Vous n’en êtes pas certaine ?
— Les services du personnel sont fermés pour Noël et je ne peux consulter son fichier sans son numéro de S.S.
— J’ai envoyé mon secrétaire demander à l’économe s’il n’a pas un double de ces dossiers, intervint Dunworthy. Nous devrions au moins obtenir son matricule.
— Parfait. Nous progresserons dès que nous saurons quels antiviraux lui ont été injectés récemment. Peut-être a-t-il eu des réactions anormales, ou sauté un rappel. Savez-vous quelle est sa religion ? Néo-Hindouisme, peut-être ?
Il secoua la tête.
— Anglicanisme.
Pour les Néo-Hindouistes toute vie était sacrée, même la vie d’un virus. Ils refusaient les vaccins et l’Université leur accordait des dispenses pour raisons religieuses.
— Il n’aurait pas été autorisé à s’occuper du transmetteur.
Mary dut arriver à la même conclusion car elle hocha la tête.
Gilchrist allait parler quand la porte s’ouvrit sur l’infirmière de faction, affublée d’une blouse en papier et d’un masque. Elle tenait dans ses mains gantées des stylos et une liasse de feuilles.
— Nous allons examiner tous ceux qui ont eu des contacts avec le patient. Température et prise de sang. Nous vous demanderons en outre de dresser la liste de tous les gens que vous avez rencontrés, vous et M. Chaudhuri.
Elle remit à Dunworthy de quoi écrire ainsi qu’un formulaire d’admission à l’hôpital et deux tableaux divisés en trois colonnes : « Nom, lieu, moment » — baptisés respectivement « Directs » et « Indirects ».
— Badri est le seul cas connu, rappela Mary. Nous ignorons quel est le mode de transmission, alors citez tous les individus qu’il a approchés.
Badri s’était penché sur Kivrin pour déplacer son bras.
— Nous inclus ? s’enquit la paramed.
— Oui, confirma-t-elle.
— Et Kivrin, déclara Dunworthy.
Elle parut se demander de qui il lui parlait.
— On lui a injecté un assortiment complet d’antiviraux et son système immunitaire a été renforcé, dit Gilchrist. Elle ne courait aucun risque, n’est-ce pas ?
Le docteur Ahrens n’hésita qu’une seconde.
— Non. Elle n’a pas rencontré Badri avant ce matin, j’espère ?
— M. Dunworthy m’a parlé de son tech il y a seulement deux jours. J’ai cru qu’il avait pris les précautions d’usage. Je ne manquerai pas d’informer Basingame de votre négligence, monsieur Dunworthy.
— En ce cas, elle était totalement protégée, affirma Mary. Monsieur Gilchrist, si vous voulez bien.
Elle lui désigna l’autre chaise et il s’assit.
Mary leur montra le tableau intitulé « Directs ».
— Vous inscrirez ici les noms de tous les gens qui ont eu un contact avec Badri, vous inclus, en précisant le lieu et l’heure. Vous noterez sur l’autre feuille qui vous avez côtoyé. Reconstituez votre emploi du temps dans un ordre chronologique inversé.
Elle fit avaler une thermosonde à Gilchrist et pela le sachet d’un moniteur jetable autoadhésif qu’elle appliqua sur son poignet. L’infirmière remit les formulaires à Latimer et à la paramed. Dunworthy s’assit pour remplir les siens.
On lui demandait son nom, son numéro de S.S. et ses antécédents médicaux. Maladies. Interventions chirurgicales. Vaccins. Si Mary ne connaissait pas le matricule de Badri, on pouvait en déduire qu’il était toujours inconscient.
Dunworthy ne savait plus à quelle période il avait reçu son dernier rappel d’antiviraux. Il dessina un point d’interrogation, prit la feuille « Directs » et écrivit son nom et son adresse sur la première ligne. Venaient ensuite Latimer, Gilchrist et les deux parameds. Il ne connaissait pas leurs noms et la femme s’était rendormie, bras croisés sur la poitrine. Il se demanda s’il devait également citer les médecins et infirmiers qui avaient examiné le patient lors de son admission. Il inscrivit : « Personnel des Urgences » suivi d’un autre point d’interrogation. Montoya.
Et Kivrin qui, à en croire Mary, était alors immunisée. « Ce n’est pas normal », avait dit le tech. Se référait-il à son état de santé ? Avait-il eu un malaise pendant qu’il tentait d’obtenir le relèvement et était-il venu au pub leur annoncer qu’il craignait d’avoir contaminé Kivrin ?
Le pub. Pas de clients, seulement le barman. Et Finch, qui était reparti avant l’arrivée de Badri. Dunworthy prit la feuille « Indirects » et écrivit le nom de son secrétaire. Puis il reprit la première liste et nota « serveur du Lamb and Cross ». Le pub avait été désert, mais pas les rues. Badri s’était frayé un chemin dans la foule. Il avait bousculé la femme au parapluie à fleurs lavande, frôlé un vieillard et un petit garçon qui promenait un fox-terrier. « Tous les gens qui ont eu un contact avec Badri », venait de préciser Mary.
Il la regarda. Elle tenait le poignet de Gilchrist et prenait des notes sur un graphique. Espérait-elle examiner la totalité des individus cités dans ces listes ? C’eût été irréalisable. Le tech avait pu contaminer des douzaines de passants pendant son aller et retour jusqu’au pub. Des inconnus qui avaient ensuite côtoyé d’innombrables victimes en puissance dans les boutiques bondées.
Il écrivit « des piétons dans High Street (?) » et tenta de se rappeler en quelles autres occasions il avait vu Badri. Il ne lui avait demandé de se charger du transfert que deux jours plus tôt, quand Kivrin lui avait révélé que Gilchrist comptait faire appel à un débutant.
Badri revenait de Londres, lorsqu’il lui avait téléphoné. Kivrin séjournait alors à l’hôpital, pour un dernier bilan. Elle n’avait pu le rencontrer ce jour-là.
Mardi, le tech était passé lui annoncer qu’il venait de vérifier les calculs de son collègue et de contrôler la machine. Il lui avait laissé un message pour l’informer qu’il était resté toute la matinée dans la salle du transmetteur. Puis Kivrin était venue lui montrer son costume et elle avait précisé qu’elle irait voir Latimer à la bibliothèque Bodléienne dans l’après-midi. Mais peut-être avait-elle fait un détour par le labo.
La porte se rouvrit, sur Montoya. Sa veste de treillis et son jean ruisselants indiquaient qu’il pleuvait toujours.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle à Mary qui écrivait quelque chose sur un flacon de sang.
Le nom de Gilchrist, qui se leva en appliquant un tampon de coton sous son avant-bras et déclara :
— M. Dunworthy a omis de s’assurer que son tech était vacciné. Cet homme est à l’hôpital, avec une température de 39,5°. Une de ces fièvres tropicales.
— Fièvre ? répéta Montoya.
— C’est peut-être contagieux, intervint Mary. Je vais vous examiner et vous nous indiquerez qui vous avez côtoyé, vous et Badri.
— Compris.
Montoya prit la place de Gilchrist et retira sa veste. Mary prépara un nouveau flacon et une seringue jetable.
— Dépêchez-vous, je dois retourner à mes fouilles.
— Impossible, fit Gilchrist. L’insouciance de M. Dunworthy nous vaut d’être en quarantaine.
— En quarantaine ? Mais je dois aller là-bas ! Sommes-nous obligés de rester ici ?
— Tant que nous n’aurons pas reçu les résultats des analyses, confirma Mary en cherchant une veine.
— Ce sera long ? Le type qui est venu me chercher ne m’a pas laissée recouvrir le site et couper le chauffage. Il pleut à verse, là-bas. L’excavation va être inondée.
— Le temps de faire une prise de sang à chacun de vous et de procéder à une numération des anticorps.
Montoya dut assimiler le message car elle cessa de se contorsionner pour tenter de voir sa montre.
Mary emplit un flacon, prit sa température et glissa un bracelet à son poignet. Dunworthy remarqua qu’elle n’avait pas promis à Montoya de la laisser partir ensuite. Les isolerait-on dans un service d’observation, ensemble ou séparément ? Recevraient-ils un traitement ? Les soumettrait-on à d’autres examens ?
Mary récupéra le bracelet et lui remit les formulaires.
— À vous, monsieur Latimer.
Il se leva, regarda les feuilles et les posa sur son siège. Il pensa à récupérer le cabas de Mary, qu’il lui tendit.
— Vous l’aviez laissé à Brasenose.
— Oh, merci ! Posez-le à côté de la table, s’il vous plaît. Mes gants sont stérilisés.
Il obéit. Le cache-nez traînait sur le sol. Il le glissa à l’intérieur, avec méthode.
— Je l’avais oublié. Dans toute cette confusion, je…
Elle n’acheva pas sa phrase et couvrit sa bouche avec sa main gantée.
— Seigneur ! Colin ! Quelle heure est-il ?
— Seize heures huit, répondit Montoya sans regarder sa montre.
— Il devait arriver à quinze heures, dit Mary en se levant.
— Il a dû aller à votre domicile, suggéra Dunworthy.
Elle secoua la tête.
— C’est la première fois qu’il vient à Oxford.
— En ce cas, il vous attend sans doute à la station de métro. Voulez-vous que j’aille le chercher ?
— Non, Badri a pu vous contaminer.
— Je vais téléphoner pour lui dire de venir ici en taxi. Où devait-il arriver ? Cornmarket ?
— Oui, Cornmarket.
Dunworthy obtint les renseignements au troisième essai puis composa un indicatif. La ligne était occupée. Il enfonça le commutateur et refit le numéro.
— Ce Colin est votre petit-fils ? demanda Montoya.
Les autres ne leur prêtaient pas attention. Gilchrist remplissait ses formulaires et son expression indiquait qu’il assimilait tout cela à de nouvelles preuves d’incompétence. Latimer attendait, la manche retroussée. La paramed dormait.
— Mon petit-neveu. Il doit passer Noël avec moi.
— Quand a-t-on mis Oxford en quarantaine ?
— À quinze heures dix, je crois.
Dunworthy leva la main pour réclamer le silence.
— Station de métro de Cornmarket ? Je vous téléphone au sujet d’un garçon de douze ans qui a dû arriver de Londres vers quinze heures.
Il couvrit le micro avec sa paume pour demander à Mary :
— Pourriez-vous me le décrire ?
— Blond. Les yeux bleus. Assez grand pour son âge.
La foule bloquée dans la station était bruyante, et ce fut d’une voix forte qu’il répéta :
— Un grand blond. Il s’appelle Colin…
— Templer, précisa Mary. Il devait prendre le métro à Marble Arch, à treize heures.
— Colin Templer. L’avez-vous vu ?
— Cinq cents voyageurs se bousculent autour de moi et vous voudriez que j’aie remarqué un gosse ? s’emporta le chef de station. Regardez un peu ce foutoir !
L’image d’une cohue le remplaça sur l’écran.
Dunworthy y chercha un grand garçon blond aux yeux bleus. L’homme réapparut.
— Nous sommes en quarantaine. Les usagers veulent savoir pourquoi les rames sont arrêtées et je dois les empêcher de tout détruire, pas perdre mon temps à rechercher un mouflet.
— Il s’appelle Colin Templer. Sa grand-tante devait passer le chercher.
— Alors, qu’est-ce qu’elle attend pour venir me débarrasser d’un de mes problèmes ?
La liaison fut coupée. Dunworthy se demanda si son interlocuteur avait raccroché ou si un individu en colère venait de lui arracher le combiné des mains.
— L’a-t-il vu ? voulut savoir Mary.
— Non. Vous devriez envoyer quelqu’un le récupérer.
— Oui, vous avez raison, fit-elle en sortant.
— Si sa rame avait un peu de retard, la quarantaine avait déjà été décrétée à son arrivée, fit remarquer Montoya.
Dunworthy n’y avait pas songé. On avait pu stopper son métro à la station précédente et le renvoyer à Londres avec les autres passagers.
— Rappelez ce type, dit-il en lui tendant le téléphone. Précisez que Colin a quitté Marble Arch à treize heures. Mary doit joindre sa nièce. Il est peut-être à son domicile.
Il sortit dans le couloir pour demander à l’infirmière d’aller chercher Mary, mais il ne vit personne.
Il se dirigea vers la cabine. Il chargerait Finch d’aller voir si Colin n’était pas chez Mary.
— Allô ! dit une femme.
Dunworthy lut le numéro affiché sur l’écran. C’était le bon.
— Je voudrais parler à M. Finch.
— Il a dû s’absenter, répondit l’inconnue avec un fort accent américain. Je suis Mlle Taylor. Dois-je lui transmettre un message ?
Une carillonneuse, sans doute. Plus jeune qu’il ne s’y serait attendu, en début de trentaine, et bien trop frêle pour imprimer à une cloche le moindre mouvement de balancier.
— Pourriez-vous lui demander d’appeler M. Dunworthy à l’hôpital ?
— Dunworthy, écrivit-elle sur un bout de papier avant de redresser la tête et de répéter sur un ton différent : Dunworthy ? Seriez-vous le responsable de notre détention ?
Il se souvint qu’il avait envoyé Finch au bureau de l’économe et se reprocha d’avoir composé l’indicatif du réfectoire des juniors.
— C’est le ministère de la Santé qui décide la mise en quarantaine d’un secteur. Je suis sincèrement désolé et j’ai demandé à mon secrétaire de vous installer confortablement. Si je peux faire quelque chose pour vous…
— Ce que vous pourriez faire, c’est nous conduire à Ely. Nous devons donner un concert à la cathédrale, ce soir à vingt heures, et nous sommes attendues à Norwich pour la messe de minuit.
Il ne se sentit pas le courage de lui annoncer qu’elles passeraient sans doute Noël à Oxford.
— Tous sont au courant de la situation, mais je peux téléphoner pour fournir des explications…
— Des explications ! J’aimerais bien en obtenir, moi aussi. Aux États-Unis, la liberté de circulation est un droit inaliénable !
Et à cause de tels principes, la Pandémie avait été fatale à plus de trente millions d’Américains, se souvint Dunworthy.
— Ces mesures ont été prises pour assurer votre protection. Vos concerts seront reprogrammés et entre-temps Balliol sera ravi de vous accorder son hospitalité.
Je regrette seulement que la quarantaine n’ait pas été décrétée avant que vous ne demandiez à visiter notre faculté, pensa-t-il.
— On ne peut reporter une messe de minuit. Nous devions interpréter une œuvre de notre composition. Le chapitre de Norwich compte sur nous et j’ai l’intention…
Il raccrocha. Finch devait chercher le dossier médical de Badri dans le bureau de l’économe, mais Dunworthy craignait de tomber sur une autre carillonneuse. Il demanda aux renseignements le numéro des Transports Régionaux et le composa.
À l’extrémité du couloir, la porte s’ouvrit sur Mary.
— Je tente de joindre les Transports Régionaux, expliqua-t-il en lui tendant le combiné.
Elle le refusa d’un geste, en souriant.
— Tout va bien. J’ai eu Deirdre au bout du fil. La rame de Colin a été arrêtée à Barton. Les passagers sont repartis vers Londres. Ma nièce n’a pas été ravie d’apprendre le retour de son fils, elle espérait bien s’en débarrasser pour les fêtes. Mais je suis heureuse de savoir qu’il ne sera pas mêlé à tout ceci.
Il raccrocha.
— C’est donc si grave ?
— Nous avons reçu les premiers résultats. C’est un myxovirus de type A. Une grippe.
Il avait craint bien pire. Les grippes qu’il avait eues avant la mise au point des antiviraux n’avaient rien eu de catastrophique.
— Qu’attendez-vous pour faire lever la quarantaine ?
— D’avoir consulté le dossier médical de Badri. S’il n’a pas sauté ses derniers rappels, il faudra attendre que l’origine de la maladie ait été déterminée.
— Il n’y a pas de quoi s’inquiéter.
— Vous oubliez que l’épidémie de grippe espagnole de 1918, également due à un myxovirus, a été fatale à vingt millions de personnes. Les virus évoluent et le système immunitaire ne les reconnaît plus. C’est pour cela qu’il faut se faire vacciner régulièrement. Mais rien ne nous protège en cas de mutation importante.
— C’est ce qui s’est produit ?
— J’en doute. Le processus prend généralement une dizaine d’années. Badri a dû sauter un rappel.
— C’est possible.
— Nous serions alors confrontés à une grippe bénigne.
— Et Kivrin ? A-t-elle reçu ses vaccins ?
— Oui, ainsi qu’un assortiment complet d’antiviraux. Sa protection est totale.
— Même contre ce virus ?
Elle n’hésita qu’une fraction de seconde.
— Oui, si elle n’a côtoyé Badri que ce matin.
— Et en admettant qu’ils se soient vus auparavant ?
— Je ne voudrais pas vous inquiéter pour rien. Le traitement lui garantissait une immunité maximale à partir du transfert.
— Que Gilchrist a avancé de deux jours.
— J’aurais mis mon veto, si j’avais su. Mais elle était malgré tout bien protégée.
— Et si elle avait rencontré Badri la veille ?
— Je regrette d’avoir abordé ce sujet. La période d’incubation d’un myxovirus varie de douze à quarante-huit heures. Même si elle a été exposée au virus il y a deux jours, les vaccins l’ont empêché de proliférer. En outre, si elle avait été contaminée, le transmetteur n’aurait pas fonctionné.
C’était exact. Les malades contagieux ne pouvaient voyager dans le Temps, qui se protégeait ainsi contre les paradoxes. Le passage ne se serait pas ouvert.
— Quelles sont les chances pour que les humains du XIVe siècle soient immunisés ? demanda-t-il.
— À un virus de notre époque ? Aucune. Il existe mille huit cents points de mutation possibles. Tous les gens qui n’ont pas déjà affronté un virus y sont vulnérables.
— Je dois parler à Badri. Il a dit qu’il se passait quelque chose d’anormal, lorsqu’il est arrivé dans ce pub. Il l’a répété dans l’ambulance.
— C’est logique, il se sentait patraque.
— Peut-être voulait-il nous informer qu’il pensait avoir contaminé Kivrin, ou qu’il y avait des anomalies dans le relèvement.
— Il a déclaré le contraire. Kivrin est plus en sécurité parmi les coupe-jarrets et les bandits de grand chemin qui peuplent votre imagination qu’avec nous. Au moins n’a-t-elle pas à subir cette quarantaine.
— Ni les Américaines, fit-il en souriant. Le Nouveau Monde n’a pas encore été découvert, à l’époque où elle est.
À l’autre extrémité du couloir, la porte s’ouvrit en claquant et une femme corpulente les chargea en balançant sa valise telle une massue.
— Monsieur Dunworthy ! Je vous ai cherché partout.
— Est-ce une de vos carillonneuses ? voulut savoir Mary.
— C’est bien pire, lui répondit-il. Je vous présente Mme Meager.
Tout s’assombrissait, sous les arbres et au pied de la colline. Avant même d’avoir atteint les ornières gelées, Kivrin eut de nouvelles migraines. Elles semblaient provoquées par les moindres changements d’altitude et d’intensité lumineuse.
Elle ne voyait plus le chariot et scruter la pénombre du sous-bois décuplait la souffrance. Si c’était un des « symptômes mineurs » du décalage temporel, les « majeurs » avaient de quoi l’inquiéter.
Il faudra que j’en parle au docteur Ahrens, se dit-elle en progressant péniblement dans les taillis. Elle sous-estime les effets secondaires. Redescendre de l’éminence lui avait coupé le souffle et elle tremblait de froid.
Les saules qui agrippaient au passage son manteau et sa chevelure égratignèrent son bras. Elle trébucha et manqua tomber. La secousse ébranla son crâne, qui la tortura de plus belle.
Dans la clairière, les oiseaux n’interrompirent qu’un bref instant leurs pépiements. Ils avaient dû s’accoutumer à sa présence.
Elle ramassa les bagages éparpillés et les jeta dans le chariot, dont elle agrippa le timon pour le tirer vers la route. Il se déplaça de quelques centimètres, dérapa sur des feuilles mortes et s’immobilisa. Elle fit un nouvel essai. Le véhicule bougea et s’inclina. Une des malles tomba.
Elle la remit en place et fit le tour du chariot pour découvrir ce qui le bloquait. Une racine calait la roue droite. Avec une bonne prise elle pourrait la soulever et lui faire franchir l’obstacle. Pas de ce côté. Le Médiéval n’avait rien négligé pour donner l’impression que son moyen de transport avait fait un tonneau et des échardes saillaient de toutes parts. M. Gilchrist aurait dû m’autoriser à emporter des gants, se dit-elle.
Elle agrippa la roue et poussa. Sans résultat. Elle releva sa cotte et son manteau pour s’agenouiller et essayer avec l’épaule.
Elle vit une marque de pas, entre des monticules de feuilles mortes. Bien qu’estompée par le crépuscule, l’empreinte était très nette.
C’est impossible, se dit-elle. Le sol est gelé. Elle toucha la dépression pour s’assurer que ce n’était pas une illusion due aux ombres. Le froid avait durci les ornières mais ici la terre était meuble.
Elle voyait le contour d’une chaussure à la semelle souple, d’une pointure importante. C’était surprenant. Au XIVe siècle, les hommes étaient petits, avec des pieds pas plus grands que les siens. L’individu qui avait laissé cette trace était un géant pour l’époque.
Elle est ancienne, se dit-elle. L’empreinte d’un bûcheron, d’un berger qui cherchait une brebis égarée ou d’un chasseur. Mais l’homme était resté immobile. Pour m’observer, conclut-elle. Sa gorge se serra. C’est lui, que j’ai entendu !
S’il était encore dans la clairière, il savait qu’elle avait découvert sa présence. Elle se redressa et effraya les oiseaux en criant :
— Ohé !
Elle crut entendre les sifflements d’une respiration.
— Ai, lasse, chaitive, si ont guerpi tuit mi sergent.
C’est malin, se reprocha-t-elle sitôt après. Je lui révèle que je suis seule et sans défense.
Elle fit prudemment le tour de la clairière, pour scruter le sous-bois. S’il était là, la pénombre le dissimulait. Elle ne discernait rien et ne savait même plus avec certitude où était la route. Sous peu, l’obscurité serait totale et elle devrait renoncer à déplacer le chariot.
Mais l’inconnu l’avait vue. Et s’il avait assisté à sa matérialisation, dans le halo miroitant propre aux apparitions des sorcières, il était allé dresser un bûcher comme M. Dunworthy l’avait prédit. Cependant, la frayeur aurait dû l’inciter à dire quelque chose, ne fût-ce qu’un juron, et elle l’aurait ensuite entendu s’enfuir dans les taillis.
Qu’il s’en fût abstenu prouvait qu’il n’avait pas assisté au transfert. Il était arrivé ensuite. Qu’avait-il pensé en la voyant allongée à côté d’un chariot détruit, en plein cœur de ce bois ? Que des voleurs avaient voulu dissimuler les traces de leur forfait ?
Pourquoi ne l’avait-il pas secourue, en ce cas ? L’avait-il crue morte ? Selon une superstition en vigueur jusqu’au XVe siècle, des esprits malins prenaient possession des cadavres non enterrés.
Il avait dû aller chercher de l’aide dans un hameau, peut-être Skendgate. Il reviendrait avec la moitié des habitants, munis de lanternes.
Elle devait attendre son retour. Feindre d’être inconsciente. Les villageois s’interrogeraient sur son compte, ce qui lui permettrait de se familiariser comme prévu avec leur langage. Mais ne risquait-il pas de revenir seul, ou avec des individus animés de mauvaises intentions ?
Ses idées s’embrouillaient. La souffrance se propageait de ses tempes à ses yeux. Elle se massa le front. Elle tremblait de froid. Bien que doublé de peau de lapin, son manteau ne la protégeait guère. Comment l’humanité avait-elle survécu à la petite période glaciaire ? Comment les lapins avaient-ils survécu ?
Elle devait ramasser du bois mort et faire un feu. Si l’inconnu revenait pour l’agresser, elle le tiendrait en respect avec un brandon. Et s’il était parti chercher des secours, la lueur des flammes les guiderait jusqu’à elle.
Dunworthy avait insisté pour qu’elle apprit à allumer un feu sans amadou ni silex. « Gilchrist voudrait vous envoyer en plein hiver sans savoir cela ? » s’était-il exclamé. Et elle avait pris la défense de Gilchrist, rétorqué qu’elle n’était pas censée rester exposée au froid.
Les brindilles étaient gelées et se baisser pour les ramasser la soumettait à une véritable torture. Finalement, elle s’accroupit en veillant à garder la tête droite. La souffrance était peut-être due au froid intense. Faire un feu s’imposait.
Les branches et les feuilles mortes étaient saturées d’humidité. Il lui fallait trouver du petit bois sec et un bâton pointu. Elle empila ce qu’elle avait ramassé au pied d’un arbre et retourna vers le chariot.
Elle utiliserait des éclats de planches brisées. Des échardes se plantèrent dans ses paumes, mais au moins ce bois n’était-il pas détrempé. Elle se pencha et eut des étourdissements.
— Tu devrais t’allonger, se conseilla-t-elle.
Elle s’assit, en se retenant aux montants du chariot.
— Docteur Ahrens, vous devriez chercher un remède aux effets du décalage temporel. C’est insupportable.
Une fois couchée, peut-être irait-elle mieux. Mais il lui faudrait pour cela s’incliner et le simple fait d’y penser lui donnait des nausées.
Elle rabattit le capuchon du manteau sur sa tête et ferma les yeux, ce qui concentra la douleur à l’intérieur de son crâne. Le décalage temporel n’était pas en cause. Les troubles auraient dû s’atténuer. Le docteur Ahrens avait parlé de légères migraines, de lassitude. Elle n’avait à aucun moment mentionné des nausées, ni cette sensation de froid intense.
Elle s’emmitoufla dans sa cotte et son manteau. Elle grelottait.
Je vais geler, pensa-t-elle. Je dois me lever et faire du feu, mais le froid me paralyse. Je regrette que vous vous soyez trompé, monsieur Dunworthy. Elle eût tant aimé être réchauffée par les flammes d’un bûcher.
S’endormir sur ce sol glacé eût été impossible. Elle ne remarqua pas le réchauffement de son corps. Dans le cas contraire, elle eût redouté l’engourdissement de l’hypothermie et tenté de le combattre. Mais elle dut s’assoupir car lorsqu’elle rouvrit les yeux la nuit était tombée. Allongée sur le dos, elle voyait des étoiles scintiller au-delà d’un enchevêtrement de branches.
Elle avait glissé sur le sol, la nuque calée contre la roue. Elle tremblait toujours mais ne claquait plus des dents. Les élancements faisaient vibrer son crâne et tout son corps était ankylosé.
Ce n’est pas normal, se dit-elle, prise de panique. Pouvait-on être allergique aux voyages temporels ? Dunworthy n’avait pas mentionné cette possibilité, alors qu’il l’avait mise en garde contre une multitude de dangers : viol, choléra, typhoïde et peste.
Elle tâta la bosse due aux antiviraux. Le renflement n’était pas douloureux et les démangeaisons avaient cessé. Était-ce normal ?
Elle redressa la tête, eut des vertiges et laissa redescendre sa nuque. Elle sortit les mains de sous son manteau, pour les joindre et les rapprocher de son visage.
— Monsieur Dunworthy, murmura-t-elle. Vous devriez venir me chercher.
Elle se rendormit. À son réveil elle entendait les sons cristallins des chants de Noël. Dieu soit loué, pensa-t-elle. Ils ont rouvert le passage. Elle tenta de s’asseoir contre la roue.
— Oh, monsieur Dunworthy ! Je suis si heureuse que vous ayez reçu mon message !
Les tintements s’amplifiaient et elle voyait une lueur danser dans le lointain. Elle se redressa plus encore.
— Vous avez allumé le feu. Vous aviez raison, pour le froid.
La roue du chariot était glacée. Elle claquait des dents.
— Le docteur Ahrens également. J’aurais dû attendre que le renflement se résorbe. J’ignorais que la réaction serait si violente.
Ce n’était pas un feu mais une lanterne. La lanterne de Dunworthy qui venait la secourir.
— Je n’ai pas attrapé un virus, au moins ? Ou la peste ?
S’exprimer était pénible, quand les dents s’entrechoquaient à ce point.
— Ce serait épouvantable, mais pas anachronique.
Elle rit. Un gloussement aigu hystérique qui risquait d’inquiéter M. Dunworthy.
— Tout va bien, lui dit-elle. Je…
Il s’arrêta. Le cercle de clarté dansait devant elle. Sur des chaussures de cuir informes, identiques à celles qui avaient laissé l’empreinte. Elle voulait lui demander pourquoi M. Gilchrist l’avait affublé d’une tenue médiévale pour aller la chercher mais les balancements de la lumière l’étourdissaient.
Elle ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, Dunworthy s’accroupissait devant elle. Il avait posé sa lampe, qui n’éclairait que son capuchon et ses mains jointes.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, dit-elle. Je me sens seulement un peu patraque.
Il releva la tête et lui dit :
— Certes, it been derlostuh dayes forgott foreto getest hissahntes im aller.
Il avait un faciès de bandit de grand chemin. C’était l’homme qui l’avait longuement observée puis s’était éclipsé pour revenir à la faveur de la nuit.
Kivrin voulut lever les mains et le repousser, mais le manteau lestait ses bras.
— Partez, dit-elle. Partez.
Sur un ton interrogateur, il tint d’autres propos dont elle ne comprit pas un traître mot. C’est du moyen anglais, se dit-elle. Je l’ai étudié trois ans. C’est la fièvre qui m’empêche de me concentrer.
Il répéta la question, ou en posa une autre. Elle ne pouvait même pas être fixée sur ce point.
Parce que je suis très malade.
— Sire… commença-t-elle.
Mais elle avait oublié la suite. Elle ne se souvenait que du latin liturgique.
— Domine, ad adjuvandum me festina, dit-elle.
Il inclina la tête et parla d’une voix si basse qu’elle ne put l’entendre. Puis elle dut perdre à nouveau connaissance, car il l’avait soulevée et la portait. Elle entendait toujours les tintements en provenance du transmetteur et elle tenta de déterminer quel était leur point d’origine. Mais les claquements de ses dents les couvrirent.
— Je suis malade, dit-elle comme il l’installait sur un cheval blanc.
Elle bascula et dut agripper sa crinière pour ne pas tomber. L’homme la retint en la prenant par la taille.
— Je ne comprends pas. On m’a pourtant vaccinée.
Il partit en tenant l’âne qui faisait tintinnabuler les clochettes de sa bride.
Monsieur Dunworthy, vous devriez venir me chercher.
— Je le savais ! s’exclama Mme Meager en se ruant sur eux. Il est malade ! Il a pris froid en ramant !
Mary s’avança d’un pas.
— Il est interdit d’entrer dans ce secteur.
Mais la femme continua sur sa lancée. Son poncho transparent projetait des gouttes de pluie de tous côtés alors qu’elle les chargeait en balançant sa valise tel un gourdin.
— Vous ne me chasserez pas ! Je suis sa mère ! J’exige de le voir !
Mary leva la main et lança d’une voix autoritaire :
— Stop !
Chose surprenante, Mme Meager obtempéra et son expression s’adoucit.
— Vous ne pouvez refuser à une maman de voir son petit garçon, fit-elle sur un ton suppliant. Comment va-t-il ?
— Pour autant que je le sache, William se porte comme un charme. Pourquoi le croyez-vous malade ?
— Quand le chef de station a parlé de quarantaine, j’ai eu un affreux pressentiment. Il n’a pas dû prendre ses vitamines.
Elle posa sa valise et foudroya Dunworthy du regard.
— J’ai demandé à cet individu de veiller sur mon fils, mais il m’a répondu que William était un grand garçon.
— Il n’existe aucun rapport entre ces mesures et William, expliqua Mary. Un tech a une infection virale.
Dunworthy lui fut reconnaissant de ne pas avoir précisé « un tech de Balliol ».
— C’est un cas unique. Ces dispositions ont été prises à titre de précaution.
Mme Meager était sceptique.
— Mon Willy a une constitution fragile et il passe son temps à étudier dans une chambre pleine de courants d’air.
Mary glissa la main dans sa poche. Pour prendre son biper et appeler des renforts, espéra Dunworthy.
— Un trimestre à Balliol l’a affaibli et, pour couronner le tout, son directeur d’études lui a imposé de rester pendant les congés pour lire Pétrarque, ajoutait Mme Meager. Il est inadmissible que mon Willy passe Noël cloîtré dans ces locaux vétustes…
« J’ai failli rater le métro, notez bien. À cause du handicap que constitue cette énorme valise. Je me suis dit : “Tant pis, je prendrai le suivant.” Mais j’ai quand même crié de retenir les portes. Je venais de descendre à Cornmarket lorsqu’on a annoncé une “suspension du trafic pour cause de quarantine”. Pensez que si j’avais attendu l’autre rame, je n’aurais pas pu arriver à Oxford.
Dunworthy maudit le destin et déclara :
— William sera surpris de vous voir.
Dans l’espoir de l’inciter à partir à sa recherche.
— Oui. Sans cache-nez, il finira par prendre ce virus. Il attrape tout ce qui passe. Mais je serai là pour le soigner, comme quand il était petit.
La porte s’ouvrit sur deux individus en blouse, masque et gants. Ils se ruèrent dans le couloir et s’arrêtèrent net en constatant que personne ne gisait sur le sol.
— Établissez un cordon sanitaire autour de ce secteur, leur dit Mary avant de se tourner vers Mme Meager. Il est possible que vous ayez été contaminée, si ce virus est véhiculé par l’air ambiant.
Dunworthy fut pris de panique en pensant qu’elle avait décidé de la garder avec eux.
— Escortez cette dame dans une chambre d’isolement, ordonna-t-elle aux infirmiers masqués. Nous vous ferons une prise de sang et vous demanderons de dresser la liste des gens que vous avez côtoyés. Monsieur Dunworthy, si vous voulez bien me suivre.
Ils retournèrent dans la salle d’attente sans laisser à Mme Meager le temps de protester.
— Ce pauvre Willy bénéficiera d’un répit.
Tous se tournèrent vers eux lorsqu’ils entrèrent, à l’exception de la paramed qui dormait. Latimer était toujours assis, la manche retroussée. Montoya téléphonait.
— La rame de Colin est repartie dans l’autre sens, annonça Mary. Il ne court aucun danger.
— Oh, parfait ! commenta Montoya.
Elle raccrocha. Gilchrist bondit pour s’emparer du combiné pendant que Mary disait à Latimer :
— Désolée de vous avoir fait attendre.
Elle ouvrit un sachet contenant des gants, les enfila et prépara la seringue.
— Ici Gilchrist. Je désire parler au doyen des directeurs d’études. Oui, je veux joindre le recteur. Entendu, j’attends.
Son interlocuteur ignore où il est, pensa Dunworthy. Et la secrétaire de Basingame également.
— Je suis soulagée, pour le gosse, déclarait Montoya en regardant sa montre. Combien de temps va-t-on nous faire poireauter ici ? Je dois retourner à Skendgate avant qu’il n’y ait plus qu’un marécage. Nous effectuons des fouilles dans le cimetière. Nous avons trouvé des tombes du XVe, mais aussi quelques pestiférés et des restes de l’époque pré-Guillaume le Conquérant. La semaine dernière, nous avons mis au jour la sépulture d’un chevalier. En excellent état. Je me demande si Kivrin est là-bas.
Dunworthy supposa qu’elle se référait au hameau et non au cimetière.
— Je l’espère, fit-il.
— Je lui ai conseillé de débuter sans attendre son étude de Skendgate. Le village, l’église et surtout les tombes. Les inscriptions en partie effacées, les sculptures et les dates illisibles antérieures à 1318.
— C’est urgent, gronda Gilchrist. Je sais qu’il pêche en Écosse, mais j’ignore où.
Mary colla un pansement sur le bras de Latimer et fit signe à Gilchrist, qui secoua la tête. Elle alla réveiller la paramed.
— Il y a tant de choses que seule une observation directe peut nous apprendre, disait Montoya. J’espère que la mémoire de l’enregistreur de Kivrin sera suffisante. Ce machin est minuscule. L’avez-vous vu ? On croirait vraiment un kyste.
— Un kyste ?
— Pour éviter tout anachronisme, même en cas de malheur. Il a été implanté contre la surface palmaire du scaphoïde.
Elle massa son poignet, au-dessus du pouce.
Mary fit signe à Dunworthy. La paramed se leva et baissa sa manche. Il prit sa place. Mary retira la pellicule protectrice d’un moniteur jetable, l’appliqua à son bras puis lui remit une thermosonde. Il l’avala.
— Dites à l’économe de m’appeler dès son retour, grommela Gilchrist.
Il raccrocha. Montoya saisit le téléphone et composa un numéro.
— Salut. Pourriez-vous me préciser les limites du secteur en quarantaine ? Je dois savoir s’il englobe Witney.
La réponse ne dut pas la satisfaire car elle demanda :
— À qui dois-je m’adresser pour obtenir une modification de son tracé ? C’est urgent.
Ils se préoccupent tous de leurs petites affaires sans accorder la moindre pensée à Kivrin, se dit Dunworthy. Mais ont-ils des raisons de s’inquiéter ? L’enregistreur ressemble à une excroissance osseuse, afin que les contemporains ne soient pas surpris s’ils décident de lui trancher les mains avant de la brûler vive.
Mary prit sa tension puis planta l’aiguille.
— Quand le téléphone sera libre, pourrez-vous avertir William que sa mère a débarqué ? lui demanda-t-elle.
Elle lui mit un pansement et fit signe à Gilchrist d’approcher.
— Le numéro du National Trust, dit Montoya qui écrivit des chiffres sur une brochure puis raccrocha le combiné.
Il sonna, et Gilchrist s’en empara.
— Non, bougonna-t-il avant de le tendre à Dunworthy.
C’était Finch. Il appelait du bureau de l’économe.
— Avez-vous le dossier médical de Badri ?
— Oui, monsieur. Des policiers sont venus réquisitionner des logements pour les gens qui ne résident pas à Oxford.
— Veulent-ils que nous en prenions à Balliol ?
— Oui, monsieur. Combien pouvons-nous…
Mary s’était levée et gesticulait.
— Un instant, s’il vous plaît.
Il couvrit le micro avec sa paume.
— Vous demandent-ils de loger des gens ?
— Oui.
— Réservez-nous des chambres. L’hôpital aura peut-être besoin de locaux supplémentaires.
Dunworthy écarta la main et dit à Finch :
— Proposez-leur Fisher et ce qui reste de Calvin. Si vous n’avez encore rien attribué aux carillonneuses, mettez-les deux par deux. Dites à la police que les services hospitaliers ont retenu Bulkeley-Johnson pour les urgences. Vous avez donc trouvé le dossier médical de Badri ?
— Pas sans peine, monsieur. Il était classé à la lettre C, comme Chaudhuri, et les Américaines…
— Avez-vous son numéro de Sécurité sociale ?
— Oui, monsieur.
— Je vous passe le docteur Ahrens, fit-il sans laisser à son secrétaire le temps de broder sur le thème des carillonneuses.
Il fit un signe à Mary, qui colla un pansement sur le bras de Gilchrist et un moniteur jetable sur le dos de sa main. Finch en profita pour dire :
— J’ai pu joindre Ely. Ils ont été très compréhensifs mais les Américaines sont mécontentes.
Mary retira ses gants pour prendre le téléphone.
— Finch ? Ici Ahrens. Quel est le matricule de Badri ?
Dunworthy lui tendit son tableau des contacts indirects ainsi qu’un stylo. Elle nota des chiffres puis demanda à Finch de lui lire tout ce qui était inscrit à la rubrique « vaccinations ». Elle prit des notes que Dunworthy ne put déchiffrer.
— Des réactions ou des allergies ?
Un bref silence, puis :
— Parfait. Non, je consulterai le fichier informatique. Je vous rappellerai si j’ai besoin d’autres renseignements.
Elle rendit le combiné à Dunworthy.
— Il a encore quelque chose à vous dire.
— Mlle Taylor menace de nous attaquer en justice pour rupture involontaire de contrat, déclara Finch.
— Quand Badri a-t-il reçu sa dernière injection antivirale ?
Finch feuilleta une liasse de papiers.
— J’ai trouvé ! Le quatorze septembre.
— Un traitement complet ?
— Oui, monsieur.
— A-t-il eu des réactions anormales ?
— Il n’y a rien à la rubrique « allergies ». Je l’ai déjà précisé au docteur Ahrens.
— Êtes-vous allé au New College ?
— Je n’en ai pas eu le temps. Que dois-je faire pour le réapprovisionnement ? Nous manquons de papier hygiénique.
Le paramed qui avait été chercher Montoya entra et alla brancher la prise de la bouilloire.
— Dois-je le rationner ou demander à tous d’éviter le gaspillage ?
— Je vous laisse carte blanche, répondit Dunworthy avant de raccrocher.
Il pleuvait encore. Le paramed était trempé et quand la bouilloire siffla, il tendit les mains sur le jet de vapeur pour les réchauffer.
— Avez-vous terminé d’accaparer le téléphone ? voulut savoir Gilchrist.
Dunworthy le lui remit. Il se demandait quel temps il devait faire, là où était Kivrin. Son manteau n’était pas imperméable et le voyageur censé passer toutes les 1,6 heure avait dû se réfugier dans une auberge ou une meule de foin pour attendre que les routes redeviennent praticables.
Elle savait allumer un feu, mais pas avec du bois mouillé et des mains engourdies par le froid. Au XIVe siècle, les hivers avaient été rudes. La petite période glaciaire avait débuté cette année-là et gelé les eaux de la Tamise. Les conditions climatiques avaient tant nui aux récoltes que certains historiens attribuaient les horreurs de la peste noire à la malnutrition. En 1348, il avait plu sans interruption de la Saint-Michel à Noël. Il s’imagina Kivrin qui gisait sur une route boueuse, transie.
Mary disait vrai, il s’inquiétait trop. Ne l’avait-elle pas comparé à Mme Meager ? S’il s’était écouté, il eût forcé les portes du labo pour utiliser le transmetteur et gagner le XIVe siècle comme cette harpie avait forcé les portes de la rame de métro. Et Kivrin eût été aussi contente de le voir que William le serait de voir sa mère.
Kivrin était pleine de ressources. Elle avait dû penser à tout. Lorsqu’elle était venue lui montrer son costume, elle avait levé les mains pour qu’il pût constater que ses ongles étaient brisés et terreux.
— À l’époque, les femmes de la noblesse rurale travaillaient à la ferme quand elles ne faisaient pas de la tapisserie, lui avait-elle dit. Et les ciseaux n’ont fait leur apparition dans l’East Riding que trois siècles plus tard. C’est pour apporter une touche d’authenticité à mon personnage que j’ai passé l’après-midi de dimanche à creuser la terre au milieu des cadavres dans les fouilles de Mlle Montoya.
Dunworthy n’avait pas à se préoccuper de détails aussi mineurs que des tempêtes de neige.
Mais c’était plus fort que lui. Il voulait demander à Badri à quoi il pensait quand il avait déclaré que quelque chose « clochait », obtenir la confirmation que le transfert s’était bien déroulé et que le décalage était peu important. Le tech n’avait même pas pu communiquer à Mary son numéro de S.S., ce qui indiquait qu’il était inconscient. Ou pire.
Il alla se préparer une tasse de thé. Gilchrist téléphonait au concierge. C’était inutile. Cet homme ne lui avait-il pas dit que Basingame comptait se rendre au loch Balkillan, un lac qui n’existait même pas ?
Dunworthy but son thé. Gilchrist appela l’économe et le directeur adjoint du foyer universitaire. Ils ignoraient tout des faits et gestes du recteur. L’infirmière de faction vint chercher les flacons de sang. Le paramed prit une brochure et se plongea dans sa lecture.
Montoya remplit le formulaire d’admission et les listes.
— Que suis-je censée inscrire ? Les noms des gens que j’ai côtoyés aujourd’hui ?
— Depuis trois jours.
L’attente s’éternisait. Il but une autre tasse de thé. Montoya téléphona au ministère de la Santé pour tenter d’obtenir une dérogation. La paramed se rendormit.
L’infirmière poussa dans la pièce un chariot encombré de plateaux-repas.
— Pions y feront mate chère, qui boivent pourpoint et chemise, déclara Latimer.
Ses premières paroles de l’après-midi.
Pendant qu’ils mangeaient, Gilchrist lui fit part de son intention d’envoyer Kivrin dresser un état des lieux après l’épidémie de peste noire.
— Elle aurait complètement détruit la société médiévale, selon la version officielle, mais des recherches personnelles m’incitent à penser que celle maladie a été plus purgative que catastrophique.
Selon quel point de vue ? s’interrogea Dunworthy. Il s’étonnait d’être encore là. Les médecins attendaient-ils les résultats des analyses de sang ou que l’un d’eux se fût effondré pour déterminer la durée de l’incubation ?
Gilchrist appela le New College et demanda la secrétaire de Basingame.
— Elle est allée passer les fêtes dans le Devonshire avec sa fille, lui dit Dunworthy.
Gilchrist n’en fit pas cas.
— Oui. J’ai un message pour elle. J’essaie de joindre M. Basingame. De toute urgence. Nous avons envoyé un historien au XIVe siècle et le tech, que Balliol n’a pas soumis à un test de dépistage, est tombé malade.
Il reposa le téléphone.
— Si M. Chaudhuri n’a pas été vacciné, je vous en tiendrai personnellement pour responsable, monsieur Dunworthy.
— Il a reçu ses rappels en septembre.
— En avez-vous la preuve ?
— A-t-il pu traverser ? demanda la paramed.
Tous la regardèrent, sans comprendre. Ils l’avaient crue endormie, ainsi affalée sur son siège avec la tête inclinée et les bras croisés.
— Vous venez de dire que vous avez envoyé quelqu’un au Moyen Âge, non ? fit-elle sur un ton agressif.
— Je crains de ne… commença Gilchrist.
— Un virus peut-il voyager dans le temps ?
Gilchrist regarda Dunworthy.
— C’est impossible, n’est-ce pas ?
— En effet.
Le médiéviste ignorait tout des paradoxes du continuum et de la théorie des séries. Il n’était pas qualifié pour remplacer le recteur. Il ne connaissait même pas les principes de fonctionnement d’un transmetteur.
— Le transfert n’aurait pu s’effectuer.
— Selon le docteur Ahrens, ce Pakistanais est le seul cas connu, ajouta la paramed. Étant donné que M. Dunworthy affirme qu’il a été vacciné, le virus vient d’ailleurs. Il y avait un tas de saloperies comme la variole et la peste, au Moyen Âge.
— Le Médiéval a pris toutes les précautions… commença Gilchrist.
— Un virus ne peut voyager dans le temps, répéta Dunworthy. Le continuum interdit les paradoxes.
— On peut transférer des êtres humains, insista la paramed. Or, un virus est bien plus petit.
Dunworthy n’avait plus entendu avancer de tels arguments depuis la mise au point des transmetteurs, à une époque où la théorie était imparfaitement comprise.
— Je vous assure que nous avons…
— La machine rejette tout ce qui pourrait modifier le cours de l’Histoire, gronda Dunworthy en foudroyant Gilchrist du regard. Radiations, toxines, microbes… En leur présence, la porte refuse de s’ouvrir.
La paramed ne semblait pas convaincue pour autant.
Mary arriva à cet instant avec des liasses de papiers multicolores.
— Docteur Ahrens, lui demanda Gilchrist, est-il possible que ce virus soit arrivé par le transmetteur ?
— Bien sûr que non, fit-elle en grimaçant pour indiquer qu’elle trouvait cette idée ridicule. Premièrement, les maladies ne peuvent voyager dans le temps. Deuxièmement, les symptômes sont apparus moins d’une heure après le transfert alors qu’aucun virus n’a une période d’incubation aussi brève. Troisièmement, nous serions tous malades…
Elle regarda sa montre.
— … vu le nombre d’heures qui se sont écoulées depuis.
Elle entreprit de récupérer les listes.
— En tant que remplaçant du recteur j’ai de nombreuses obligations, grommela Gilchrist. Comptez-vous nous garder ici encore longtemps ?
— Le temps de récupérer ces documents et de vous donner des instructions. Cinq minutes, au plus.
— Cinq minutes ? répéta la paramed. Vous nous autorisez à rentrer chez nous ?
— Sous surveillance médicale, précisa Mary.
Elle leur tendit des feuilles roses. Des décharges dégageant l’hôpital de toute responsabilité.
— Les analyses n’ont rien révélé d’anormal.
Puis elle remit à Dunworthy un papier bleu. Sa signature l’engagerait à régler sous trente jours les dépassements d’honoraires non pris en charge par la S.S.
— Le C.M.G. conseille un contrôle régulier de la température et des prises de sang deux fois par jour.
Elle distribuait à présent des feuilles vertes intitulées « Précautions élémentaires ». On pouvait lire sur la première ligne : « Éviter tout contact. »
Dunworthy pensa à Finch et aux carillonneuses qui devaient l’attendre aux portes de Balliol.
— Notez votre température toutes les demi-heures, ajouta-t-elle en distribuant des formulaires jaunes. Revenez immédiatement en cas d’augmentation importante. Des fluctuations sont normales. Présentez-vous ici si vous avez plus de 37, 4° ou moins de 36°, en cas de variations brutales ou de maux de tête, de douleurs dans la poitrine ou d’étourdissements.
Tous lorgnèrent le moniteur collé à leur poignet.
— Isolez-vous dans la mesure du possible, ajoutait Mary. Notez les noms des gens que vous ne pouvez éviter. Nous ne connaissons pas le mode de propagation de ce myxovirus, mais la plupart sont transmis par les postillons et les contacts. Lavez-vous fréquemment les mains, à l’eau et au savon.
Elle tendit à Dunworthy une autre feuille rose. Ils avaient dû épuiser la palette des coloris disponibles. Un tableau intitulé « Contacts », avec au-dessous « Nom, adresse, nature, heure ».
Et Dunworthy pensa que si ce virus avait eu affaire à l’Administration, il se serait avoué vaincu depuis longtemps.
— Revenez ici demain, à sept heures. Entretemps, dînez et couchez-vous. Le repos est la meilleure des défenses. Vous êtes en congé jusqu’à la fin de la quarantaine, ajouta-t-elle en s’adressant aux parameds. Des questions ?
Elle avait distribué toutes ses feuilles multicolores.
Dunworthy regarda la paramed. Il s’attendait à l’entendre demander à Mary si la variole avait pu revenir du passé mais elle feuilletait sa liasse de papiers.
— Je peux retourner à mes fouilles ? demanda Montoya.
— Seulement si elles sont à l’intérieur du secteur en quarantaine.
— Super, marmonna Montoya en fourrant les formulaires dans ses poches. Tout va être emporté par les flots.
Elle sortit, d’un pas lourd.
— D’autres questions ? Non ? Alors, à demain sept heures.
Les parameds s’en allèrent. Latimer restait assis, les yeux rivés sur le moniteur de sa thermosonde. Gilchrist s’adressa sèchement à lui et il se leva, enfila sa veste, récupéra son parapluie et sa pile de documents divers.
— J’exige d’être tenu au courant de l’évolution de la situation, dit Gilchrist. Je compte contacter Basingame pour lui dire de revenir prendre les choses en main.
Il se détourna puis attendit que Latimer eût ramassé deux feuilles qui s’étaient envolées.
— Passez le prendre, d’accord ? lui demanda Mary. Il risque d’oublier que nous l’attendons à sept heures.
— Je dois voir Badri, déclara Dunworthy.
Elle lisait les listes qu’ils lui avaient rendues.
— Laboratoire, Brasenose. Bureau du doyen, Brasenose. Laboratoire, Brasenose. Personne n’a vu Badri ailleurs ?
— Il a parlé d’un problème, pendant son transport en ambulance, lui rappela Dunworthy. Si Kivrin est arrivée à destination avec plus d’une semaine de retard, elle ne pourra pas être au rendez-vous.
Mary triait les feuilles, sans répondre.
— Je dois m’assurer qu’il ne lui est rien arrivé.
Elle releva finalement la tête.
— Tout ceci ne servira à rien. Il y a trop de trous dans l’emploi du temps de ce tech. Lui seul pourra nous dire où il est allé, qui il a rencontré.
Elle le précéda dans le couloir.
— J’ai laissé à son chevet une infirmière chargée de l’interroger, mais il est désorienté. Votre présence le rassurera peut-être.
Ils prirent l’ascenseur, auquel elle dit :
— Rez-de-chaussée. Il n’est conscient que par instants. Ça risque de vous prendre jusqu’au matin.
— Je ne pourrai quoi qu’il en soit pas m’endormir avant de savoir ce qui s’est passé.
Ils suivirent un corridor et franchirent une porte où était écrit « ENTRÉE INTERDITE — SECTEUR D’ISOLEMENT ». De l’autre côté une religieuse à l’air revêche montait la garde devant un moniteur.
— Je conduis M. Dunworthy auprès de M. Chaudhuri, l’informa Mary. Il nous faut des T.P. Comment va votre patient ?
— La fièvre est remontée à 39,8°.
La sœur remit à chacun d’eux un sachet en plastène contenant une tenue protectrice : blouse et calotte en papier, masque qu’on ne pouvait mettre sans retirer la calotte, couvre-chaussures et gants stériles. Dunworthy commit l’erreur d’enfiler les gants avant le reste et eut de sérieuses difficultés à déplier la blouse et à positionner correctement le masque sur son visage.
— Posez des questions précises, conseilla Mary. Demandez-lui ce qu’il a fait après s’être levé, s’il a passé la nuit avec quelqu’un, où il a pris son breakfast, qui était présent, ce genre de choses. La fièvre empêche de se concentrer et vous devrez vous répéter.
Elle ouvrit la porte d’une pièce trop exiguë pour qu’il fût possible de la considérer comme une chambre. Une paroi disparaissait derrière des batteries d’écrans et d’appareils. Mary jeta un coup d’œil au tech puis regarda les moniteurs.
Dunworthy l’imita. Il lut sur la ligne du bas du plus proche : « ICU 14320691 22-12-54 1803 200/RPT 21800CRS IMJPCLN 200 MG/q6h NHS20-211-7 M. AHRENS. » Le suivant était occupé par des lignes zigzagantes et des colonnes de nombres. Rien n’avait un sens, sauf un chiffre au centre de l’avant-dernière fenêtre sur la droite : « Temp. 39,9°. » Seigneur !
Badri gisait avec les bras sur la couverture, relié par des tubes aux poches de sérum pendues à des potences. Un de ces tuyaux était alimenté par cinq perfusions différentes. Il avait les yeux clos et un visage émacié. Il semblait avoir perdu du poids depuis son admission et sa peau sombre avait d’étranges reflets rougeâtres.
— Badri, vous m’entendez ? demanda Mary.
Il ouvrit les yeux et les regarda sans les reconnaître, plus à cause de leur accoutrement que du déclin de ses facultés mentales, peut-être.
— M. Dunworthy est venu vous voir.
Son biper se déclencha.
— Dunworthy ? répéta Badri en tentant de s’asseoir.
Mary le repoussa contre l’oreiller, avec douceur.
— Il a des questions à vous poser. Restez allongé. Je dois vous laisser, mais M. Dunworthy vous tiendra compagnie.
Elle sortit.
— Monsieur Dunworthy ?
— Je suis là. Comment vous sentez-vous ?
— Quand M. Dunworthy reviendra-t-il ?
Il tenta de se redresser. Dunworthy s’assit sur le tabouret et tendit la main pour l’en empêcher.
— Il faut absolument que je lui parle, insista Badri. Ce qui se passe est anormal.
Elle était sur le bûcher. Des flammes la léchaient. Elle ne se souvenait pas de l’instant où on l’avait attachée au poteau mais se rappelait quand on avait allumé le feu. Peu après qu’elle fut tombée du cheval blanc et que le bandit l’eut soulevée dans ses bras pour la porter jusqu’à sa monture.
— Nous devons retourner au point de transfert, lui avait-elle dit.
Il s’était alors penché vers elle et la clarté papillotante des flammes avait révélé son visage cruel.
— M. Dunworthy rouvrira la porte temporelle dès qu’il comprendra que j’ai des ennuis, avait-elle ajouté.
Et l’homme l’avait prise pour un suppôt de Satan et conduite en ce lieu, pour la brûler vive.
— Je ne suis pas une sorcière ! cria-t-elle.
Une main se posa sur son front.
— Chut, fit une voix.
— Je ne suis pas une sorcière, répéta-t-elle.
Elle s’était exprimée lentement, pour que ses propos soient compréhensibles. Le brigand n’avait pas prêté attention à ses paroles. Il l’avait hissée sur son destrier pour l’emporter loin de la clairière, dans la partie la plus dense de la forêt.
Elle cherchait des points de repère afin de pouvoir retrouver son chemin, mais la lanterne n’éclairait que le sol à leurs pieds et ses yeux étaient blessés par sa clarté. Elle les avait clos. Une autre erreur, car lorsque les balancements du cheval lui avaient donné des étourdissements, elle n’avait pu rester en selle.
— Je ne suis pas une sorcière mais une historienne, fit-elle.
— Hawey fond enyowuh thissla dey ? dit une femme.
Elle était sans doute venue déposer un fagot sur le bûcher, avant d’être repoussée par la chaleur.
— Enwodes fillenun gleydund sore destrayste, répondit la voix de M. Dunworthy. Ayeen mynarmehs hoor alle op hider ybar.
— Sweltes shay dumorte blauen ?
— Monsieur Dunworthy, cria Kivrin en lui tendant les bras. Des assassins m’ont capturée !
Mais elle ne pouvait le voir, au sein de la fumée.
— Chut, murmura la femme.
Et Kivrin sut qu’il était tard, qu’elle avait dormi. En combien de temps est-on consumé par les flammes ? se demanda-t-elle. La chaleur aurait déjà dû la réduire en cendres. Elle leva ses mains. Elles étaient toujours intactes malgré les flammèches qui dansaient autour de ses doigts. Leur éclat était insoutenable. Elle ferma les yeux.
J’espère que je ne ferai pas une autre chute, pensa-t-elle. Elle s’était agrippée à l’encolure du cheval, dont le pas irrégulier ébranlait son crâne. Elle n’avait pas lâché prise mais glissé. Dunworthy avait pourtant insisté pour qu’elle prît des leçons d’équitation. Il savait ce qui se passerait. Il lui avait prédit qu’elle finirait ainsi.
La femme présenta quelque chose devant sa bouche. Sans doute une éponge trempée dans du vinaigre, pensa-t-elle. Mais c’était un bol contenant un breuvage chaud et amer. L’inconnue inclina sa tête pour lui permettre de boire et Kivrin prit conscience qu’elle était allongée.
Je dois informer M. Dunworthy qu’ils brûlaient les gens en position horizontale, pensa-t-elle. Elle voulut joindre les mains devant ses lèvres pour déclencher l’enregistreur, mais le poids des flammes les lestait.
Je suis malade, comprit-elle. Et elle sut qu’on lui avait administré une potion médicinale, un fébrifuge. Elle n’était plus sur le sol mais dans un lit, à l’intérieur d’une chambre obscure. La femme était à son chevet. Kivrin l’entendait respirer. Elle voulut tourner la tête pour la voir mais l’ébauche de mouvement réveilla la souffrance. L’inconnue devait dormir. Sa respiration était régulière et sonore, proche d’un ronflement.
Je dois être dans le village, pensa-t-elle. C’est là que l’homme roux m’a conduite.
Après sa chute, le bandit l’avait remise en selle. Mais lorsqu’elle avait regardé son visage, il n’avait plus la tête d’un assassin. Ses traits étaient juvéniles et empreints de bonté. Lorsqu’elle était encore adossée à la roue du chariot, il s’était penché vers elle pour lui demander :
— Qui êtes-vous ?
Et elle l’avait compris sans peine.
— Canstawd ranken derwyn ?
La femme souleva à nouveau sa tête pour lui permettre de déglutir la décoction amère. Mais Kivrin avait du feu dans la gorge. De petites flammes orangées que le liquide aurait pourtant dû éteindre. Elle se demanda si on ne l’avait pas emmenée à l’étranger. En Espagne ou en Grèce, un pays où on parlait un langage inconnu de l’interprète.
Cependant, elle avait compris la question du rouquin et pensé que l’autre homme devait être un esclave sarrasin ramené des croisades. C’était pour cela que ses propos étaient inintelligibles.
— Je suis une historienne, avait-elle précisé.
Mais dès qu’elle redressa la tête, il redevint un brigand à la mine patibulaire.
Son sauveteur avait disparu. L’assassin ramassa des brindilles et les posa sur des pierres, pour faire un feu.
— Monsieur Dunworthy, appela Kivrin, désespérée.
Et le rouquin revint s’agenouiller près d’elle.
— Je n’aurais pas dû m’éloigner du point de transfert, lui dit-elle, sans le quitter des yeux pour l’empêcher de se métamorphoser à nouveau. Quelque chose a dû aller de travers. Vous devez me ramener là-bas.
Il retira son manteau et l’étendit sur elle.
— Je dois rentrer chez moi, ajouta-t-elle.
Il se pencha, les cheveux embrasés par la clarté de sa lanterne.
— Godufadur, cria-t-il.
Et elle pensa : C’est le nom de son esclave. Il va lui demander où il m’a découverte et me conduire dans la clairière. M. Dunworthy sera dans tous ses états, s’il ne me voit pas à la réouverture de la porte. Tout va bien, monsieur Dunworthy. Rassurez-vous, j’arrive.
— Dreede nawmaydde, avait dit l’homme en la prenant dans ses bras. Fawrthah Galwinnath coam.
— Je n’y comprends rien parce que je suis malade, expliqua-t-elle à la femme.
Mais nul ne sortit des ténèbres pour tenter de la calmer. Ils s’étaient lassés de la regarder se consumer. Son agonie était interminable.
Le rouquin l’avait installée devant lui sur le destrier blanc. Ils traversaient les bois et elle pensait qu’ils revenaient vers le point de transfert. Sa monture avait désormais une selle et un carillon jouait « Alléluia, c’est Noël ». Le son s’amplifiait à chaque couplet et il fut bientôt aussi assourdissant que les cloches de St. Mary.
Ils chevauchèrent longtemps. Ils ne devaient plus être très loin du chariot.
— Arriverons-nous bientôt ? M. Dunworthy va s’inquiéter.
Ils descendaient une colline. La lune brillait faiblement derrière les branches dénudées des arbres et éclairait une église au pied de l’éminence.
— Ce n’est pas la clairière, protesta-t-elle.
Elle eût voulu serrer la bride au cheval mais n’osait pas lâcher le cou de l’homme. Ils s’arrêtèrent devant une porte. Elle s’ouvrit, et il y avait un feu et les tintements des cloches.
— Shay boyen syke nighonn tdeeth, dit la femme.
Ses mains ridées et rêches remontèrent les couvertures. Des poils chatouillèrent son visage. De la fourrure, ou ses cheveux.
— Où m’a-t-on amenée ? demanda-t-elle.
L’inconnue se pencha. Elle n’avait pas compris sa question. Kivrin prit conscience de s’être exprimée en anglais moderne. L’interprète ne fonctionnait pas. Il était censé traduire ses pensées en moyen anglais.
Elle décida de se passer de ses services. « Coment a nom cist pais ? » Cette phrase ne laissait-elle pas à désirer ? Ne commettait-elle pas une erreur ?
La femme empilait des couvertures sur elle. Plus il y en avait, plus elle grelottait. Sans doute étouffaient-elles son feu intérieur.
Elle fit un essai, mais la femme était repartie. Dunworthy l’avait avertie qu’elle ne pourrait peut-être pas compter sur l’interprète, qu’il lui faudrait maîtriser le moyen anglais, le normand et l’allemand. Elle avait appris par cœur des pages et des pages de Chaucer. Mais c’était sans aucune utilité pratique.
L’homme avait frappé à une porte. Un individu corpulent était venu ouvrir. Il tenait une hache. Sans doute préparait-il du bois de feu. Une femme l’avait rejoint pour leur tenir des propos incompréhensibles. Le battant avait claqué. Ils étaient restés à l’extérieur, dans les ténèbres.
— Monsieur Dunworthy, ne laissez pas la porte du temps se refermer elle aussi ! avait-elle crié au rouquin.
Qui était entre-temps redevenu un bandit.
— Non, ce sont des blessures, avait-il dit.
Et l’huis s’était rouvert, sur ce bûcher.
— Thawmot goonawt plersoun roshundt prayenum comth ithre.
Kivrin tenta de redresser la tête pour boire. Cependant, la femme ne tenait plus une tasse mais une bougie. Elle l’approcha de son visage. Sa chevelure allait s’embraser.
— Der maydemot nedes dya.
La flamme dansait au ras de sa joue. Ses cheveux grésillaient. Des langues de feu suivaient leurs contours et calcinaient les épis rebelles.
— Chut, dit la femme qui saisit ses mains.
Elle les libéra et les abattit sur son crâne pour étouffer les flammèches. Elles se communiquèrent à ses doigts.
— Chut, répéta la femme en immobilisant ses poignets.
Non, ce n’était pas une femme. Sa force était trop grande. Kivrin secouait la tête pour esquiver les dards ignés, mais on immobilisa également son crâne et sa chevelure devint une torche.
À son réveil, la pièce était enfumée. Le feu avait dû s’éteindre. Elle se souvint que les amis d’un supplicié avaient entassé des fagots de bois vert au pied du bûcher pour qu’il mourût asphyxié, et il s’était consumé pendant des heures.
La femme se pencha vers elle. La fumée l’empêchait de voir si elle était jeune ou âgée. Après avoir placé sur elle son manteau, l’homme roux avait dû piétiner les braises.
On l’aspergea de gouttes d’eau qui s’évaporèrent en crépitant au contact de sa peau.
— Hauccaym anchi towoem denswile ?
— Si mi je Isabel de Beauvrier. Mon frere est deshaitiés. Si m’atent à Evesham.
Elle ne trouvait pas ses mots. Ce fut en anglais moderne qu’elle demanda :
— Où suis-je ?
Un visage se pencha vers le sien.
— Hau hightes towe ?
Elle reconnut les traits du coupe-jarret de la forêt enchantée et eut un mouvement de recul.
— Allez-vous-en ! Que me voulez-vous ?
— In nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti.
Du latin, pensa-t-elle avec soulagement. Il devait y avoir un prêtre, ici. Elle voulut lever la tête pour le voir derrière le bandit de grand chemin mais la fumée le dissimulait. Je connais le latin, se souvint-elle. M. Dunworthy a insisté pour que je l’apprenne.
— Il faut chasser cet homme, dit-elle dans ce langage. C’est un bandit.
Sa gorge était à vif et elle manquait de souffle, mais l’assassin sursauta et elle sut qu’il l’avait comprise.
— N’ayez crainte, vous allez retourner d’où vous venez.
— Au point de transfert ?
— Asperges me, Domine, hyssope et mundabor.
Asperge-moi d’hysope, ô Seigneur, et je serai purifié.
— Aidez-moi. Je dois retourner là d’où je viens.
— … nominus… disait le prêtre.
Si doucement qu’elle ne put entendre la suite. Quelque chose au sujet de son nom. Elle redressa la tête. Son crâne était étonnamment léger, débarrassé du poids de sa chevelure consumée par les flammes.
— Mon nom ?
— Pouvez-vous me le dire ?
Elle était censée répondre qu’elle s’appelait Isabel de Beauvrier, fille de Messire de Beauvrier qui vivait dans l’East Riding, mais elle avait trop mal à la gorge.
— Je dois retourner là-bas. Ils ignorent où je suis.
— Confiteor deo omnipotenti. Beatae Mariae semper Virgini…
Il récitait le Confiteor. Pourquoi ne renvoyait-il pas le bandit ? Nul n’aurait dû être autorisé à assister à sa confession.
C’était à elle de prier. Elle voulut joindre les mains et en fut incapable, mais le prêtre l’aida et lorsqu’elle se souvint des mots il les dit avec elle.
— Pardonnez-moi, mon père, parce que j’ai péché. Je confesse à Dieu Tout-Puissant que j’ai péché en pensée, par action et par omission.
— Mea culpa, murmura-t-elle. Mea culpa, mea maxima culpa.
C’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute… Non, ce n’était pas ce qu’elle voulait dire.
— Comment avez-vous péché ? demanda le prêtre.
— Péché ?
— Oui. Vous devez avouer toutes vos fautes pour obtenir le pardon divin et être admise dans Son royaume éternel.
Je désirais simplement aller au Moyen Âge, pensa-t-elle. Pour cela, j’ai appris les langages et les usages de l’époque. Je voulais devenir une historienne.
Elle ravala sa salive, comparable à du feu liquide.
— Je n’ai pas péché.
Le prêtre recula et elle craignit de l’avoir irrité.
— J’aurais dû écouter M. Dunworthy, reconnut-elle. J’ai eu tort de m’éloigner du point de transfert.
— In nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti. Amen, dit le prêtre.
Sa voix était douce, réconfortante. Sa main fraîche se posa sur son front.
— Quid quid deliquisti. Par cette sainte onction…
Il effleura ses yeux, ses oreilles et ses narines.
Ce n’est pas un rituel du sacrement de pénitence, comprit-elle.
— Ne…
— N’ayez pas peur, mon enfant. Puisse le Seigneur vous pardonner vos offenses, dit-il avant d’éteindre le feu qui consumait la plante de ses pieds.
— Pourquoi m’administrez-vous l’extrême-onction ?
Puis elle se souvint qu’elle était sur un bûcher et que M. Dunworthy ne saurait jamais ce qui lui était arrivé.
— Je m’appelle Kivrin. Dites à M. Dunworthy…
— Puissiez-vous voir le Rédempteur avec des yeux bénis par la grâce de la vérité devenue manifeste, disait le prêtre qui s’était métamorphosé en bandit de grand chemin.
— Je vais mourir, n’est-ce pas ?
Il prit sa main et affirma :
— Vous n’avez rien à redouter.
— Ne me laissez pas.
— Je n’en ai pas l’intention, répondit-il derrière le rideau de fumée qui le dissimulait. Puisse Dieu Tout-Puissant avoir pitié de vous, vous pardonner vos péchés et vous conduire à la vie éternelle.
— S’il vous plaît, monsieur Dunworthy, venez me chercher, implora-t-elle alors que les flammes s’élevaient autour d’elle en grondant.
Domine, mittere digneris sanctum Angelum tuum de caelis, qui custodiat, foveat, protegat, visitet, atque defendat omnes habitantes in hoc habitaculo.
Exaudi orationim meam et clamor meus ad te veniat.[1]
Exauce ma prière et fais que mon cri parvienne jusqu’à Toi.
— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Dunworthy.
— Je gèle.
Il remonta sur les épaules du malade une couverture aussi fine que le papier de sa blouse. Qu’il eût froid n’avait rien d’étonnant.
— Merci, murmura le tech en fermant les yeux.
Dunworthy regarda les moniteurs. La température de Badri restait stable à 39,9°, sa main était brûlante même à travers le gant et ses ongles avaient une étrange coloration bleuâtre. Sa peau semblait plus sombre, elle aussi, et son visage était encore plus émacié que lors de son admission.
La religieuse de faction, une femme dont la silhouette évoquait un peu trop Mme Meager au goût de Dunworthy, vint annoncer d’une voix bourrue :
— La liste de ses contacts directs est là.
Elle désigna le clavier du moniteur de gauche.
Un tableau apparut sur l’écran. Son nom et ceux de Mary et de la sœur figuraient au sommet, avec les lettres T.P. entre parenthèses, sans doute pour indiquer qu’ils avaient porté des tenues protectrices lors de chaque entrevue.
— Défilement, demanda-t-il.
Lundi matin, Badri était allé à Londres afin de préparer un transfert pour le Collège de Jésus. Il avait regagné Oxford à midi, par le métro.
Il était passé voir Dunworthy à quatorze heures trente et ils étaient restés ensemble jusqu’à seize heures. Dunworthy saisit cette information. Le tech lui avait dit qu’il était également allé dans la capitale le dimanche. Il tapa : « Londres — téléphoner à Jésus pour les horaires. »
— Il n’a plus toute sa tête, commenta la religieuse.
Elle contrôla le débit des perfusions, tendit la couverture et ressortit.
Badri s’éveilla et entrouvrit les paupières.
— J’ai quelques questions à vous poser, lui dit Dunworthy. Nous devons savoir qui vous avez approché.
— Kivrin, murmura-t-il. Dans le laboratoire.
— Ce matin. Et auparavant ?
— Non.
— Qu’avez-vous fait, hier ?
— J’ai contrôlé le transmetteur.
— Toute la journée ?
Le tech secoua la tête, ce qui fut à l’origine d’un chapelet de bips et de crêtes sur les graphiques.
— Je suis allé vous voir.
— J’ai lu le mot que vous m’avez laissé. Et ensuite ? Avez-vous vu Kivrin ?
— J’ai repris les calculs de Puhalski.
— Étaient-ils exacts ?
Il fronça les sourcils.
— Oui.
— En êtes-vous certain ?
— Absolument. J’ai fait une vérification et une comparaison.
Dunworthy se sentait soulagé. Les coordonnées spatiales étaient bonnes.
— Et en ce qui concerne le décalage ?
— J’ai mal au crâne. J’ai trop bu, à cette soirée.
— Quelle soirée ?
— Je suis crevé.
— Où êtes-vous allé ? insista Dunworthy qui se comparait à un tortionnaire de l’Inquisition. Quand ? Lundi ?
— Mardi. Trop bu.
Il détourna la tête.
— Reposez-vous. Essayez de dormir.
— Content de vous avoir vu.
Il s’assoupit. Dunworthy partageait son attention entre le tech et les moniteurs. Il pleuvait. Il entendait les gouttes crépiter derrière les rideaux tirés.
L’état de Badri était critique. Dunworthy s’était jusqu’alors trop inquiété au sujet de Kivrin pour s’en rendre compte. Il était mal placé pour adresser des reproches à Montoya et aux autres. Tous avaient des soucis et cette affaire leur compliquait l’existence. Même Mary, qui redoutait une épidémie et envisageait de réquisitionner Bulkeley-Johnson, n’avait pas conscience de l’épreuve que vivait cet homme dont la fièvre frôlait 40° malgré les antiviraux.
Dunworthy écoutait la pluie et la cloche de St. Hilda qui sonnait les quarts d’heure. La sœur vint lui annoncer qu’elle avait terminé sa permanence. Une infirmière blonde, plus mince et avenante, passa jeter un coup d’œil aux perfusions et aux moniteurs.
Badri émergeait de l’inconscience au prix d’efforts qui l’épuisaient. Il ne pouvait plus se concentrer sur les questions que Dunworthy continuait de lui poser.
La soirée avait eu lieu à Headington. Il était ensuite allé dans un pub dont il ne se rappelait plus le nom. Il avait consacré la nuit de lundi à vérifier les travaux de Puhalski, seul dans le laboratoire. Il était arrivé de Londres à midi. Par le métro. Ils n’auraient pu retrouver tous ses passagers, tous les participants à la soirée et tous les individus que le tech avait côtoyés même s’ils avaient connu leurs noms.
— Comment êtes-vous venu à Brasenose, ce matin ?
— Ce matin ? Il y a longtemps que je dors ?
Dunworthy regarda sa montre.
— Il est vingt-deux heures. Vous avez été admis à l’hôpital à treize heures trente. Ce matin, vous avez envoyé Kivrin dans le passé. Quand avez-vous constaté que vous étiez malade ?
— Quel jour sommes-nous ?
— Le vingt-deux décembre.
— Quelle est l’année ?
Badri essaya de s’asseoir et Dunworthy lorgna les écrans, inquiet. Sa température approchait 40°.
— 2054, dit-il en se penchant pour le calmer.
— Sauvegarde ! s’écria le tech en s’asseyant dans son lit pour regarder de tous côtés. Où est M. Dunworthy ? Je dois lui parler.
— Je suis là, Badri. Qu’avez-vous à me dire ?
— Savez-vous où il est ? Pourriez-vous lui faire parvenir ce message ?
Il lui tendit un bout de papier imaginaire. Sans doute revivait-il l’après-midi de mardi, son passage à Balliol.
Il jeta un coup d’œil à son poignet.
— Il est tard, je dois retourner au transmetteur. Le labo est-il ouvert ?
— Que voulez-vous dire à M. Dunworthy ? Ça concerne le décalage ?
— Non. Faites attention, vous allez la perdre ! Qu’attendez-vous pour aller la chercher ?
La jeune infirmière revint.
— Il délire, l’informa Dunworthy.
Elle lança un regard au patient puis s’intéressa aux moniteurs. Les nombres qui défilaient et les crêtes des graphiques inquiétaient Dunworthy, mais elle garda son calme et se contenta de modifier le débit des perfusions.
— Et maintenant, on va se rallonger, d’accord ? dit-elle à Badri sans seulement se tourner vers lui.
Le tech obtempéra.
— Je vous croyais parti, dit le malade en laissant redescendre sa tête sur l’oreiller. Dieu soit loué, vous êtes toujours là.
Il s’affaissa, mais ne put aller plus bas.
L’infirmière n’avait rien remarqué. Elle peaufinait les réglages.
— Il s’est évanoui, l’informa Dunworthy.
Elle hocha la tête puis fit afficher d’autres données sans prêter attention à l’homme inconscient.
— Ne croyez-vous pas qu’il faudrait appeler un médecin ? suggéra Dunworthy.
La porte s’ouvrit sur une grande femme en T.P.
Elle ne s’intéressa pas à Badri, elle non plus. Elle se pencha vers les moniteurs puis demanda :
— Des signes de complications pleurales ?
— Cyanose et frissons.
— Que lui donnons-nous ?
— Myxabravine.
Elle alla vers la paroi, décrocha un stéthoscope, démêla son câble.
— Hémoptysie ?
Un « non » de la tête.
— Ne la perdez pas, fit Badri. Ce serait un vrai casse-tête… Ces machins viennent de Chine, pas vrai ?
— Préparez 50 cc de pénicilline aqueuse et un pack A.S.A., disait le médecin.
Elle le fit asseoir et, pendant qu’il tremblait de plus en plus, elle pela les bandes de velcro de sa chemise de nuit. Elle appliqua le diaphragme du stéthoscope sur son dos et Dunworthy frissonna.
— Inspirez à fond, dit-elle en regardant le moniteur.
Badri s’exécuta. Il claquait des dents.
— Consolidation pleurale mineure inférieure gauche, précisa-t-elle avant de déplacer l’instrument de torture d’un centimètre. Une autre. Avons-nous identifié la cause ?
— Myxovirus, dit l’infirmière qui remplissait une seringue. Type A.
— Séquençage ?
— Nous l’attendons.
Elle inséra l’embout dans le cathéter et enfonça le piston. À l’extérieur, un téléphone sonna.
Le médecin referma la chemise de nuit de son patient, le rallongea et rabattit le drap sur ses jambes d’un geste désinvolte.
— Je veux une radio de la tache, dit-elle en sortant.
La sonnerie retentissait toujours.
Dunworthy désirait remonter la couverture mais l’infirmière pendait un flacon à la potence. Il attendit son départ puis couvrit Badri et le borda.
— Ça va mieux ? s’enquit-il.
Mais le tech s’était rendormi. Dunworthy regarda les moniteurs. La température redescendit à 39,2°. Sur les autres écrans, les lignes ne faisaient plus de bonds frénétiques.
— Monsieur Dunworthy, un certain M. Finch vous demande.
C’était la voix de l’infirmière, par l’interphone.
Il sortit dans le couloir. La jeune femme avait retiré sa T.P. et elle lui fit signe de l’imiter. Il obéit et jeta sa blouse dans un panier à linge qu’elle lui désignait.
— Vos lunettes, s’il vous plaît.
Il les lui remit et elle les aspergea de désinfectant. Il prit le combiné et ferma les yeux à demi pour mieux voir l’écran.
— Monsieur Dunworthy, il s’est produit une catastrophe.
— Laquelle ?
Il regarda sa montre. Vingt-deux heures. Trop tôt pour que de nouveaux cas se soient déclarés, si l’incubation durait douze heures.
— Quelqu’un est malade ?
— Non, monsieur. Pire que cela. Mme Meager est à Oxford. Elle a réussi à franchir les barrages.
— Je sais. Elle a pris le dernier métro. De justesse.
— Elle a appelé de l’hôpital. Elle exige d’être logée à Balliol et m’accuse d’avoir attribué à son fils un directeur d’études qui l’oblige à rester ici pour les congés.
— Répondez-lui que nous manquons de place, que les dortoirs sont en cours de désinfection.
— C’est ce que je lui ai dit, monsieur. Mais elle veut dormir dans la chambre de son fils. Je ne peux pas faire une chose pareille à William.
— Ce serait effectivement inhumain. L’avez-vous informé de l’arrivée de sa mère ?
— Non, monsieur. Il n’est pas sur le campus. Selon Tom Gailey, il serait allé voir une jeune femme à Shrewsbury. J’ai téléphoné, mais personne ne répond.
— Ils ont dû s’isoler pour lire Pétrarque.
Il se demanda comment réagirait Mme Meager si elle croisait le couple sur le chemin de Balliol.
— J’avoue ne pas comprendre pourquoi il lit un auteur qui n’est pas inscrit au programme.
— Logez Mme Meager dans Warren, le plus loin possible de son fils.
L’infirmière cessa brusquement d’essuyer ses lunettes.
— Bien, monsieur. Au fait, juste avant son départ, M. Basingame a déclaré à l’économe du New College qu’il ne voulait être dérangé sous aucun prétexte, mais elle essaiera malgré tout de joindre sa femme dès que les lignes seront moins encombrées.
— Vous êtes-vous renseigné sur leurs techs ?
— Ils sont tous rentrés chez eux pour les fêtes.
— En ce qui concerne les nôtres, lequel est le plus proche d’Oxford ?
Finch s’accorda un moment de réflexion.
— Andrews. Il vit à Reading. Voulez-vous son téléphone ?
— Oui, et faites-moi une liste de tous les autres.
Finch récita l’indicatif puis déclara :
— J’ai pris des mesures, pour le papier hygiénique. J’ai préparé des notes rappelant que « le gaspillage conduit à la misère ».
— Voilà qui est parfait.
Il raccrocha et composa le numéro d’Andrews. La ligne était occupée.
L’infirmière lui tendit ses lunettes et une nouvelle T.P. qu’il enfila en prenant soin de mettre le masque avant la calotte et de garder les gants pour la fin. Il lui fallut malgré tout très longtemps pour se préparer et il espéra que la fille serait plus rapide que lui si Badri la sonnait.
Il retourna dans la chambre. Le tech avait un sommeil agité et 39,4° de fièvre.
Il retira ses lunettes et se massa entre les yeux, pour dissiper un début de migraine. Puis il s’assit et lut la liste des contacts directs de Badri. Il y avait de nombreux trous dans son emploi du temps. Il manquait le nom du pub où il était allé après avoir dansé. Ce qu’il avait fait le lundi dans l’après-midi et la soirée. Il était venu de Londres en métro, à midi, et Dunworthy lui avait téléphoné pour lui demander de s’occuper du transmetteur à quatorze heures trente. Quelles avaient été ses activités, entre-temps ?
Et le mardi, après qu’il fut passé à Balliol pour lui laisser un message ? Était-il allé au labo ? Dans un autre pub ? Avait-il rencontré quelqu’un ? Quand Finch le rappellerait pour lui parler de ses derniers démêlés avec les carillonneuses américaines et le papier hygiénique, il le chargerait de demander à tous les individus encore présents à Balliol s’ils n’avaient pas vu le tech.
L’infirmière entra. Dunworthy lorgna les moniteurs et ne releva aucun changement. Badri dormait. La jeune femme saisit des instructions, contrôla le débit des perfusions et tira la couverture. Puis elle alla ouvrir le rideau et demanda, sans le regarder :
— Je vous ai entendu parler d’une certaine Mme Meager, quand vous téléphoniez. J’ai conscience d’être indiscrète, mais ne serait-ce pas la maman de William ?
— Si, répondit-il, surpris. Le connaissez-vous ?
— C’est un de mes amis, dit-elle.
Il la vit rougir sous son masque et se demanda quand ce jeune homme trouvait le temps de lire Pétrarque.
— Éh bien, sa mère est ici, à l’hôpital. Elle est venue lui tenir compagnie à l’occasion des fêtes de fin d’année.
— Je nous croyais en quarantaine.
— Elle a pris le dernier métro.
— William le sait-il ?
— Mon secrétaire tente de l’en informer.
Il s’abstint de parler de la jeune femme de Shrewsbury.
— Il est allé à la bibliothèque Bodléienne, fit-elle. Pour étudier.
Elle déroula le cordon lové autour de sa main et sortit, sans doute pour téléphoner à ladite bibliothèque.
Badri s’agita et murmura un mot incompréhensible. Son visage était empourpré, sa respiration laborieuse.
— Badri ?
Il ouvrit les yeux.
— Où suis-je ?
Dunworthy jeta un coup d’œil aux moniteurs. La fièvre avait baissé et il semblait avoir recouvré en partie ses esprits.
— À l’hôpital. Vous avez eu un malaise dans le labo de Brasenose. Vous en souvenez-vous ?
— Je ne me sentais pas bien. J’avais froid. Je suis allé au pub vous annoncer que j’avais effectué le relèvement…
— Vous m’avez dit que quelque chose clochait, lui rappela Dunworthy. De quoi parliez-vous ? Du décalage ?
— Quelque chose clochait, confirma Badri en essayant de se dresser sur un coude. Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
— Vous êtes malade. Vous avez la grippe.
— Malade ? Je ne suis jamais malade. Ils sont morts, n’est-ce pas ?
— Qui ?
— Je les ai tous tués.
— Avez-vous contaminé quelqu’un ? C’est important. Qui d’autre a ce virus ?
— Virus ? Vous avez dit virus ?
— Oui. Il n’est pas mortel, rassurez-vous. On vous a administré des antimicrobiens et un analogique. Vous serez sous peu sur pied. Savez-vous qui vous a refilé ça ?
— Non, répondit-il en laissant sa tête redescendre sur l’oreiller. Je pensais… Oh !
Il regarda Dunworthy avec angoisse.
— Il se passe quelque chose d’anormal.
Dunworthy tendit la main vers la sonnette.
— Quoi ? Qu’est-ce qui est anormal ?
Ses yeux étaient exorbités par la peur.
— Je souffre !
Dunworthy sonna. L’infirmière et un interne entrèrent. Ils accomplirent leur rite cruel avec le stéthoscope.
— Il s’est plaint d’avoir froid, dit Dunworthy. Et mal.
— Où ça ? voulut savoir l’interne.
— Ici, dit Badri.
Il désigna le côté droit de sa poitrine.
— Pleurésie inférieure droite, commenta l’interne.
— Chaque inspiration est douloureuse. Il se passe quelque chose d’anormal.
Il n’avait pas dû se référer au relèvement mais à son état de santé. Quel âge avait-il ? On avait commencé à administrer de façon régulière des antiviraux rhinovirus vingt ans plus tôt. Peut-être disait-il la stricte vérité en déclarant qu’il n’avait jamais été malade, peut-être n’avait-il pas eu ne serait-ce qu’un rhume.
— Oxygène ? demanda l’infirmière.
— Ça peut attendre, répondit l’interne en sortant. Commencez par deux cents unités de chloramphénicol.
Elle fit rallonger Badri, suspendit une poche à la potence, s’assura pendant une minute que sa température baissait puis les laissa.
Dunworthy regardait la nuit par la fenêtre. Il pleuvait. Si Badri n’avait jamais eu la moindre maladie, la fièvre et les frissons étaient pour lui une nouveauté angoissante. Il avait simplement voulu l’informer qu’il se passait des choses étranges à l’intérieur de son être.
Dunworthy retira ses lunettes et frotta ses yeux irrités par le produit désinfectant. Il se sentait las. Il avait dit qu’il ne pourrait pas se détendre avant d’avoir obtenu la confirmation que Kivrin était saine et sauve. Badri dormait, à présent que la magie des médecins avait effacé la souffrance. Kivrin devait elle aussi dormir, dans un lit infesté de puces, sept siècles plus tôt. Mais peut-être était-elle éveillée et essayait-elle de donner le change aux gens de cette époque en exhibant ses ongles malpropres, si elle ne s’était pas agenouillée quelque part pour narrer ses aventures à ses mains jointes.
Il devait avoir sommeillé, rêvé que Finch lui téléphonait pour lui annoncer que les Américaines les attaquaient en justice parce qu’elles manquaient de papier hygiénique et que le vicaire avait appelé pour citer les Saintes Écritures :
— Matthieu, 2, 11. « Le gaspillage conduit à la misère. »
Toujours est-il qu’il sursauta quand l’infirmière ouvrit la porte pour l’informer que Mary l’attendait aux Urgences.
Il regarda sa montre. Quatre heures vingt. Badri dormait, d’un sommeil presque paisible. La jeune femme était de faction à l’extérieur, avec le flacon de désinfectant.
L’odeur du produit l’aida à s’éveiller. Il prit l’ascenseur pour descendre au rez-de-chaussée. Mary était là, calottée et masquée.
— Nous avons un nouveau cas, dit-elle en lui tendant une T.P. Si vous avez vu cette personne dans la foule, peut-être pourrez-vous la reconnaître.
Il enfila les vêtements avec autant de maladresse que les fois précédentes et il faillit déchirer la blouse lorsqu’il sépara les bandes de velcro.
— Il y avait des douzaines de passants, dans High Street. Et c’est Badri que je suivais des yeux. Je doute de pouvoir identifier qui que ce soit.
— Je sais, dit-elle en le précédant vers les Urgences.
Des brancardiers à l’anonymat préservé par leurs tenues en papier poussaient une civière. Un interne, également en T.P., interrogeait une femme émaciée à l’expression effrayée. Elle portait un imper et un chapeau de pluie ruisselants.
— Mon amie s’appelle Beverly Breen, disait-elle d’une voix fluette. 226 Plover Way, Surbiton. J’ai compris qu’elle n’était pas dans son assiette car elle me soutenait que nous devions prendre le métro pour Northampton.
Quand l’interne lui demanda le numéro de S.S. de sa patiente, elle posa son parapluie contre le comptoir des admissions et ouvrit un grand sac, pour le fouiller.
— Elle était à la station de métro et se plaignait de maux de tête, expliqua Mary. Elle attendait qu’on lui attribue un logement.
Elle fit signe aux brancardiers de s’arrêter, mais Dunworthy n’avait pas besoin de voir la malade pour l’identifier.
La femme à l’imper trouva ce qu’elle cherchait et tendit une carte à l’interne, récupéra le cabas, une liasse de formulaires et le parapluie à fleurs lavande.
— Badri l’a bousculée dans High Street, dit Dunworthy.
— En êtes-vous certain ?
— Je reconnais son parapluie.
— À quelle heure ?
— Je ne sais pas trop. Treize heures trente ?
— Y a-t-il eu un contact physique ?
— Il l’a percutée de plein fouet. Le parapluie s’est envolé. Il s’est déclaré désolé. Elle a gueulé un moment. Il a ramassé le parapluie et le lui a rendu.
— A-t-il toussé ou éternué ?
— Je ne m’en souviens pas.
On emportait la femme aux Urgences. Mary se leva.
— Isolez-la, dit-elle.
Elle emboîta le pas aux brancardiers. L’amie de la malade se leva, les formulaires serrés contre sa poitrine.
— L’isoler ? Qu’a-t-elle ?
— Veuillez me suivre, s’il vous plaît, lui dit Mary.
Dunworthy n’eut pas le temps de lui demander s’il devait l’attendre.
Il s’assit dans un fauteuil et vit sur l’autre siège une brochure qui traitait de « L’importance d’une bonne nuit de sommeil ».
Somnoler sur un tabouret lui avait donné un torticolis et ses yeux étaient à nouveau cuisants. Il aurait dû retourner auprès de Badri mais manquait d’énergie pour enfiler une T.P. et la perspective de réveiller le tech pour lui demander qui d’autre risquait d’arriver aux Urgences avec 39,5° de fièvre ne l’enthousiasmait guère.
Au moins Kivrin serait-elle épargnée. Il était quatre heures et demie. Badri avait heurté la femme au parapluie vers treize heures trente. L’incubation durait quinze heures et Kivrin avait alors bénéficié d’une protection totale.
Mary revint, échevelée et lasse. Elle avait retiré sa calotte et son masque pendait à son cou.
— Libérez Mme Meager, dit-elle à la jeune femme des admissions. Demandez-lui de revenir à sept heures pour une prise de sang.
Elle alla vers Dunworthy, en souriant.
— Je l’avais oubliée. Elle a menacé de me faire un procès pour détention abusive.
— Elle devrait bien s’entendre avec les carillonneuses qui veulent me poursuivre en justice.
— Le C.M.G. nous a contactés. Mais je prendrais volontiers une tasse de thé. Venez, lui dit-elle avant de s’adresser à l’employée des admissions : Je serai dans la salle d’attente du bloc chirurgical.
— C’est noté, docteur. Vous venez d’autoriser la sortie d’une certaine Mme Meager. Je, heu, n’aurait-elle pas par hasard un fils qui se prénomme William ?
— Si, confirma Mary, déconcertée.
— Vous le connaissez ? s’enquit Dunworthy en se demandant si elle rougirait comme l’infirmière blonde.
Elle le fit.
— Assez bien, répondit-elle. Il est resté à Oxford pour lire Pétrarque.
— Entre autres occupations, commenta Dunworthy.
Et, pendant qu’elle rougissait plus encore, il précéda Mary vers le panneau « ENTRÉE INTERDITE — SECTEUR D’ISOLEMENT » et dans le corridor situé au-delà.
— À quoi rime tout ceci ? demanda-t-elle.
— William est d’une constitution bien plus robuste que ne le croit sa mère.
Il ouvrit la porte de la salle d’attente. Mary fit la lumière et alla prendre la bouilloire, qu’elle emporta dans les toilettes. On avait enlevé le matériel de prise de sang et repoussé la table contre la paroi, mais son cabas était toujours posé sur le sol au centre de la pièce.
Dunworthy se pencha et le tira vers les sièges.
Mary revint avec la bouilloire et la brancha.
— Avez-vous obtenu de Badri la liste de ses contacts ?
— Si on peut dire. Il est allé danser à Headington, la nuit dernière. Quelle est la gravité de son état ?
Elle prit deux sachets de thé et les plaça dans les tasses.
— Savez-vous s’il a rencontré quelqu’un qui revenait des États-Unis ?
— Non. Pourquoi ?
Elle fit tomber une pluie de lait en poudre.
— Du sucre ? La mauvaise nouvelle, c’est que son cas est plus sérieux que nous le pensions. Il a reçu ses rappels, et les critères de l’Université en matière d’immunisation sont plus sévères que ceux du ministère de la Santé. Il en découle qu’il était totalement protégé contre une mutation de cinq points, et partiellement contre une mutation de dix. Mais il a tous les symptômes de la grippe, ce qui prouve que nous sommes confrontés à un nouveau virus.
La bouilloire siffla.
— Autrement dit, à une épidémie.
— Oui.
— Une pandémie ?
— Ce n’est pas à exclure. Si le séquençage n’est pas rapide ou si les mesures de quarantaine laissent à désirer.
Elle versa de l’eau chaude dans leurs tasses.
— La bonne nouvelle, c’est que le C.M.G. pense à une grippe originaire de Caroline du Sud. Si c’est exact, nous disposons d’un analogique et d’un vaccin. Ce virus n’est pas mortel et il est vulnérable aux antimicrobiens.
— Quelle est la durée de l’incubation ?
— De douze à vingt-quatre heures, fit-elle avant de boire une gorgée de thé. Le C.M.G. a envoyé des échantillons de sang à Atlanta pour une analyse comparative et nous a communiqué le traitement conseillé.
— Quand Kivrin est-elle venue recevoir ses antiviraux ?
— Lundi à quinze heures. Elle est repartie le lendemain à neuf heures. Je l’ai gardée en observation toute la nuit pour m’assurer qu’elle n’avait pas un sommeil agité.
— Badri n’a pu la voir hier, mais peut-être l’a-t-il rencontrée avant son admission à l’hôpital.
— Pour qu’elle soit en danger, il faudrait que le virus ait eu la possibilité de se multiplier librement. S’ils se sont vus lundi ou mardi, elle court moins de risques que vous d’être malade.
Elle le lorgna par-dessus sa tasse avec gravité.
— Vous vous inquiétez toujours pour le relèvement ?
— Badri a vérifié les calculs de son collègue. Et il a déclaré à Gilchrist que le décalage était insignifiant.
Mais il regrettait que le tech ne le lui eût pas confirmé, lorsqu’il l’avait interrogé à ce sujet.
— Cela excepté, qu’est-ce qui aurait pu clocher ?
— Je l’ignore. Je ne sais rien, sauf qu’elle est seule au Moyen Âge.
Mary posa sa tasse sur le chariot.
— Elle y est plus en sécurité qu’ici. La grippe se propage comme un incendie de forêt et la mise en quarantaine d’Oxford fera empirer la situation à l’intérieur de ce secteur. Le corps médical est le plus exposé. Si nous tombons malades ou si nous manquons d’antimicrobiens, ce siècle aura droit à une classification de dix sur l’échelle des risques.
Elle passa la main dans ses cheveux en bataille.
— Pardonnez-moi, c’est la fatigue. Nous ne sommes pas au Moyen Âge. Pas même au XXe siècle. Nous avons des métaboliseurs et des adjuvants, et si c’est ce virus américain, nous disposons d’un analogique et d’un vaccin. Je me félicite malgré tout que Colin et Kivrin soient ailleurs.
— Au Moyen Âge, dans le cas de Kivrin.
Elle lui sourit.
— Cernée de tueurs sanguinaires.
La porte s’ouvrit sur un grand garçon blond en tenue de rugbyman détrempée.
— Colin ! s’exclama Mary.
— Je vous trouve enfin ! Je vous ai cherchée partout.
Monsieur Dunworthy, ad adjuvandum me festina.[2]