L’avion de la Corporation qui la ramenait de Soboy, en Amaréza, à Dovza-Ville prit de l’altitude au-dessus de la Chaîne des Sources. En regardant par le hublot, vers l’ouest, elle aperçut une immense montagne escarpée, irrégulière, rocailleuse, massive : Zubuam ; et, derrière elle, la blancheur de la muraille qui cachait, quelque part dans ses vastes étendues, le cirque rocheux et les cavernes de l’existence. Au-dessus du crénelage, au niveau de ses yeux, la corne de Silong se dressait, d’un blanc doré sur fond d’azur. Elle la vit en entier, pour une fois. La bannière accrochée à son sommet comme toujours s’effilochait en direction du nord.
Le voyage vers le sud avait été difficile, deux longues semaines de marche, sur un sentier facile, mais dans un mauvais temps presque incessant ; et elle n’avait pas pu se reposer à Soboy. La police de la Corporation surveillait toutes les routes sortant de la Chaîne des Sources. Des officiels, très polis, très tendus, étaient venus à la rencontre du groupe dès son entrée en ville.
— L’Observatrice doit regagner la capitale en avion tout de suite.
Elle avait exigé de parler à l’Envoyé par téléphone, et on le lui avait passé à l’aéroport.
— Revenez au plus tôt, lui avait-il dit. Tout le monde était inquiet. Nous nous réjouissons de vous savoir en bonne santé. Akiens comme étrangers. Notamment l’étranger qui vous parle.
— Je dois veiller à ce que mes amis n’aient aucun problème.
— Amenez-les, dit Tong.
Odiédine et les deux guides du village des contreforts à l’ouest d’Okzat-Ozkat étaient donc assis côte à côte dans les trois sièges derrière elle. Elle n’avait pas la moindre idée de ce que Long et Iéyu pensaient de la situation. Odiédine leur avait expliqué ce qu’il pouvait, les avait rassurés du mieux qu’il le pouvait, et ils avaient pris place dans l’appareil d’un air impassible. Ils étaient tous les quatre épuisés, hébétés, usés.
L’avion vira vers l’est. Lorsqu’elle regarda vers le bas, elle aperçut le jaune des contreforts vierges de neige, le fil argenté de la rivière. L’Éréha. La Fille de la Montagne. Ils le suivirent, ce fil, jusqu’à Dovza-Ville, en le voyant peu à peu s’épaissir et se ternir.
— La culture de base, sous le vernis dovzien, n’est ni verticale, ni militante, ni agressive, ni progressiste, dit Sutty. Elle est horizontale, mercantile, discursive, homéostatique. Lors d’une crise, je pense qu’elle reprend le dessus. Je crois que nous pouvons marchander avec eux.
Napoléon Bonaparte considérait les Anglais comme une nation de boutiquiers, lui soufflait l’oncle Hurree. Ce n’est peut-être pas si mal, au fond ?
Elle avait trop de choses en tête ; trop à dire à Tong ; trop à lui demander. Ils n’avaient eu qu’à peine plus d’une heure pour discuter, et cadres et ministres devaient arriver d’une minute à l’autre.
— Marchander ? dit le Mobile.
Ils s’exprimaient en dovzien, car Odiédine assistait à l’entretien.
— Ils sont nos débiteurs.
— Nos débiteurs ?
Les Chiffewariens n’avaient rien de militants ni de marchands. Malgré leur subtilité et l’étendue de leur savoir, il y avait des concepts qui leur échappaient.
— Faites-moi confiance.
— C’est le cas, dit l’Envoyé. Pourriez-vous cependant m’expliquer, même brièvement, ce que nous marchandons ?
— Si vous admettez que l’on devrait tâcher de préserver la Bibliothèque de Silong…
— Oui, bien sûr, en principe. Mais si cela implique de se mêler de politique akienne…
— Nous nous en mêlons depuis soixante-dix ans.
— Mais comment, à présent, leur refuser arbitrairement des informations, puisque nous ne pouvons plus revenir sur le premier cadeau énorme qui leur a été fait, en matière de technologie ?
— Le problème, c’est qu’il ne s’agissait en rien d’un cadeau. Il avait un prix : la conversion.
— Les missionnaires, dit Tong en hochant la tête.
Un peu plus tôt durant leur discussion hâtive, il avait montré le plaisir habituel à l’être humain qui voit se réaliser sa prévision.
Odiédine écoutait, l’air grave, attentif.
— Les Akiens tenaient la chose pour une pratique usuraire. Et ils ont refusé de s’y prêter. Depuis lors, nous leur avons, en fait, donné plus d’informations qu’ils n’en demandaient.
— Dans l’espoir de leur démontrer qu’il existait des modes de relation autres que basés sur l’exploitation, oui.
— Oui, mais nous les leur avons offertes, sans exiger quoi que ce soit en retour.
— Bien entendu.
— Or, les Akiens paient toujours biens et services. En argent liquide, sur-le-champ. De leur point de vue, ils n’ont payé ni les plans de la Marche aux Étoiles, ni ce qu’ils ont reçu depuis. Ils attendent depuis des dizaines d’années que nous leur disions dans quelle mesure ils sont nos débiteurs. D’ici là, ils se méfieront de nous.
Tong ôta son chapeau, frotta son crâne brun, satiné, et remit son couvre-chef en place un peu plus bas sur les yeux.
— Donc, nous demandons… d’autres informations ?
— Exactement. On leur a donné un trésor. Ils en ont un qui nous intéresse. Donnant donnant, dit-on en anglais.
— Mais, pour eux, ce n’est pas un trésor… plutôt de la sédition et des superstitions morbides. Non ?
— Oui et non. Je crois qu’ils en connaissent la valeur. Sinon, pourquoi se donneraient-ils la peine de le détruire ?
— Nous n’avons pas à les persuader de la valeur de la Bibliothèque de Silong ?
— Ils doivent tenir cette valeur pour équivalente aux informations que nous leur avons fournies, et nous y laisser libre accès… sous peine de la voir se déprécier. Tout comme ils auront libre accès à nos informations.
— Donné donné.
Tong avait saisi le concept, sinon l’expression.
— Autre chose… et c’est très important… On ne parle pas que des livres conservés dans le Giron de Silong, mais de tous les livres, partout, et des gens qui les lisent. Du système entier. Du Dit. Ils devront le décriminaliser.
— Sutty, ils n’accepteront jamais.
— Il faudra bien. Nous devons essayer.
Elle se tourna vers Odiédine, qui était assis, bien droit, et toujours aussi attentif, près d’elle à la longue table.
— J’ai raison, maz, n’est-ce pas ?
— Vous ne devriez peut-être pas réclamer tout à la fois, yoz Sutty, dit-il. Chaque chose en son temps. Pour garder de quoi marchander. Et des interlocuteurs pour ce faire.
— Quelques pièces d’or contre une partie des fèves ?
Il mit un moment à saisir.
— À peu près, concéda-t-il d’un air plutôt dubitatif.
— Des fèves ? dit l’Envoyé en les observant tour à tour.
— Une histoire que nous devrons vous raconter, dit-elle.
Mais les premiers cadres entraient dans la salle de réunion. Deux hommes et deux femmes, en bleu et marron. Il n’y eut, bien sûr, ni salutations, ni formules de politesse ; mais il fallut faire les présentations. Sutty observa leurs visages, au fur et à mesure. Des visages de bureaucrates. De pouvoir. Confiants, lisses, assurés. Fermés. Des variations sur celui du Moniteur. Mais c’était le visage de Yara qu’elle avait à l’esprit lorsque le marchandage commença.
Sa vie à lui, voilà ce qui sous-tendait son marchandage. Sa vie, la vie de Pao. Tels étaient les enjeux, intangibles et incalculables. De l’argent réduit en cendres, de l’or jeté dans la rivière. Des traces de pas sur l’air.