Sa tente n’était éclairée que par la lueur du chauffage. Dès l’entrée de Sutty, il entreprit de recharger sa lampe, et il lui fallut un certain temps pour obtenir un éclat falot, hésitant.
Elle s’assit en tailleur dans la moitié libre de la tente. À ce qu’elle pouvait constater, le visage du Moniteur avait désenflé, mais restait décoloré. Le dossier était incliné de telle sorte que le blessé était presque assis sur son lit.
— Vous restez allongé dans le noir nuit et jour, dit-elle. Ce doit être bizarre, un peu comme le cachot ou la privation sensorielle. Que faites-vous pour passer le temps ?
— Je dors. Je pense.
— Donc vous êtes.
Aucune réaction.
— Vous vous récitez des slogans ? Plus haut, plus loin, plus vite ? La pensée réactionnaire est l’ennemi vaincu ?
Toujours pas de réponse.
Un livre gisait près de sa couchette. Elle le ramassa. Il s’agissait d’un manuel scolaire, d’un recueil de poèmes, d’histoires, de biographies, destiné à un enfant d’une dizaine d’années. Elle mit un moment à remarquer qu’il était rédigé en écriture idéographique. Elle avait presque oublié que, dans le monde du Moniteur, l’Aka moderne, tout était alphabétique, que les idéogrammes étaient interdits, illicites, bannis, oubliés.
— Vous savez lire cette notation ? demanda-t-elle d’un ton sec, surprise et un peu agacée.
— C’est Odiédine Manma qui m’a donné ce livre.
— Et vous le lisez ?
— Lentement.
— Quand avez-vous appris à lire l’écriture primitive antiscientifique rétrograde, Moniteur ?
— Dans mon enfance.
— Qui vous l’a apprise ?
— Les gens chez qui je vivais.
— Qui étaient-ce ?
— Les parents de ma mère.
Il marquait un temps avant chaque réponse, et parlait bas, au point de marmonner, tel un écolier humilié par un examinateur dédaigneux. Sutty sentit soudain le rouge de la honte lui venir aux joues ; elle en avait la tête qui tournait.
Erreur, encore. Pire qu’une simple erreur.
— Je vous prie de m’excuser pour la façon dont je vous ai traité, dit-elle après un long silence. Je n’ai pas aimé vos manières sur le bateau, ni à Okzat-Ozkat. J’en suis venue à vous haïr quand je vous ai cru coupable de la destruction de l’herbier de Maz Sotyu Ang, de l’œuvre de sa vie, et de sa vie. Détesté d’avoir traqué mes amis. Et de m’avoir traquée, moi. Je hais vos convictions fanatiques. Mais je vais essayer de ne plus vous haïr, vous.
— Pourquoi ?
Il avait repris la voix glaciale qu’elle lui connaissait.
Elle cita un passage bien connu du Dit :
— « La haine blesse qui la ressent. »
Il restait impassible, aussi tendu que d’habitude. Elle, par contre, commença à se détendre. Sa confession l’avait lavée non seulement de sa honte, mais aussi de l’oppression et de la gêne qu’elle éprouvait en sa présence. Elle relâcha sa position du lotus, se redressa, et le regarda au lieu de lui jeter des coups d’œil à la dérobée. Elle observa son visage fermé pendant quelque temps. Il ne voulait, ou ne pouvait, rien dire, mais elle le pouvait, et elle le voulait.
— Ils tiennent à ce que je vous parle. À ce que je vous dise à quoi la vie ressemble sur Terre. Les tristes vérités que vous trouverez à l’issue de la Marche vers les Étoiles. Afin que, peut-être, vous vous posiez la question cruciale : Est-ce que je sais ce que je fais ? Mais vous n’en avez sans doute pas envie… Et moi, je veux savoir à quoi la vie ressemble pour quelqu’un comme vous. Savoir ce qui fait d’un homme un Moniteur. Vous voulez bien me le dire ? Pourquoi est-ce que vous viviez chez vos grands-parents ? Pourquoi avez-vous appris à lire l’écriture ancienne ? Vous devez avoir quarante ans, il me semble. Elle était déjà proscrite durant votre enfance, n’est-ce pas ?
Il hocha la tête. Elle avait reposé le livre. Il le prit et parut étudier la calligraphie cursive du titre : Les Joyaux de l’Arbre de la Connaissance.
— Dites-moi, dit-elle. Où êtes-vous né ?
— À Bolov Yéda. Sur la côte ouest.
— Et on vous a appelé Yara – « Fort ».
Il secoua la tête.
— On m’a appelé Azyaru.
Azya Ara. Elle lisait leur biographie dans une Histoire des pays occidentaux qu’Unroy lui avait indiquée lors d’une de leurs visites de la Bibliothèque. Deux cents ans plus tôt, ils avaient amené et propagé le Dit au Dovza. Les premiers maz patrons. Des héros, jusqu’à la sécularisation. Nul doute que la Corporation en avait fait des repoussoirs, avant de les gommer, de les effacer, de les nier.
— Vos parents étaient maz, alors ?
— Mes grands-parents.
Il tenait le livre comme s’il s’agissait d’un talisman.
— Mon premier souvenir, c’est mon grand-père me montrant comment écrire le mot « arbre ».
Du doigt, il esquissa les deux traits de l’idéogramme sur la couverture.
— De là où on était assis, sur la véranda, à l’ombre, on apercevait la mer. Les bateaux de pêche rentraient. Bolov Yéda se trouve sur des collines qui dominent une baie. La plus grande ville de la côte… Mes grands-parents avaient une maison magnifique. Il y avait une plante grimpante qui s’enroulait sur la véranda, jusqu’au toit, avec un tronc épais et des fleurs jaunes. Ils disaient le Dit dans la maison tous les jours. Le soir, ils allaient à l’umyazu.
Il employait le pronom interdit, il/elle/ils. Sutty songea qu’il n’en avait pas conscience. Son ton s’était adouci.
— Mes parents étaient maîtres d’école. Ils enseignaient la nouvelle écriture alphabétique à l’école de la Corporation. Je l’ai apprise, mais je préférais l’ancienne. Je m’intéressais aux textes, aux livres. Aux choses que m’enseignaient mes grands-parents. Ils me voyaient maz, plus tard. Grand-mère disait : « Oh, Kiem, laisse-le aller jouer ! » Mais Grand-père voulait toujours que je reste, que j’apprenne encore d’autres idéogrammes, et je tenais à lui faire plaisir. À faire mieux… Grand-mère m’apprenait l’oral, ce que les enfants savaient du Dit, mais je préférais l’écrit. Je pouvais m’appliquer à le copier. Le conserver. Les paroles s’envolaient, il fallait les répéter sans cesse pour les garder à l’esprit. L’écrit restait, et on pouvait apprendre à l’améliorer. À le rendre plus beau.
— Donc, vous êtes allé vivre chez vos grands-parents pour étudier avec eux ?
Il répondit avec le même calme, le même air rêveur.
— Quand j’étais petit, on vivait tous ensemble chez eux. Mon père est devenu administrateur d’école, et ma mère est entrée au ministère de l’information. On les a mutés, També puis Dovza-Ville. Ma mère devait voyager pour son travail. Ils ont vite progressé dans les rangs de la Corporation. Des officiels de valeur. Très actifs. Mes grands-parents ont jugé préférable que je séjourne à la maison, tant que mes parents bougeaient beaucoup et travaillaient dur. Je suis resté.
— C’est ce que vous vouliez ?
— Oh, oui, dit-il avec une simplicité désarmante. J’étais heureux.
Ce mot parut éveiller un écho dans son esprit, le tirer de sa quiétude. Il détourna la tête, d’un geste brusque qui rappela à Sutty leur rencontre dans la rue à Okzat-Ozkat, quand il lui avait dit, avec rage, avec passion : « Ne nous trahissez pas ! »
Ils restèrent un long moment sans mot dire. Rien ne bougeait, personne ne parlait dans la Grotte de l’Arbre. Le silence régnait dans le Giron de Silong.
— J’ai grandi dans un village, avec mon oncle et ma tante, dit Sutty. Mon grand-oncle et ma grand-tante, en fait. Oncle Hurree était maigre, brun, presque noir de peau, et il avait des cheveux et des sourcils blancs et broussailleux… terribles. Quand j’étais petite, je croyais qu’ils lançaient des éclairs quand il les fronçait. Tata était une cuisinière et une organisatrice exceptionnelles. En sa compagnie, tout le monde devenait efficace. Je savais cuisiner avant de savoir lire. Mais Tonton a fini par m’apprendre. Il avait enseigné à l’université de Calcutta… une grande ville de ma région sur la Terre. Il était professeur de littérature. Notre maison avait cinq pièces, et elles étaient toutes pleines de livres, à part la cuisine. Tata refusait qu’il y ait des livres dans la cuisine. J’en avais plein ma chambre, sur tous les murs, sous le lit, sous la table. Quand j’ai vu les grottes de la Bibliothèque, ici, elles m’ont rappelé ma chambre, chez moi.
— Votre oncle enseignait au village ?
— Non. Il se cachait. On se cachait tous. Mes parents aussi, ailleurs. Ils vivaient dans la semi-clandestinité. Il y avait une révolution culturelle. Comme la vôtre, mais dans le sens inverse. Faite par des gens qui… Je préférerais vous écouter que parler de ça. Dites-moi ce qui s’est passé. Vous avez dû quitter vos grands-parents, ensuite ? Quel âge est-ce que vous aviez ?
— Onze ans.
Elle l’écouta parler.
— Mes grands-parents étaient eux aussi très actifs. Mais pas comme loyaux producteurs-consommateurs. C’étaient les chefs d’une bande d’activistes réactionnaires clandestins. Ils pratiquaient des activités cultuelles, enseignaient l’antiscience. Je ne m’en rendais pas compte. Ils m’emmenaient aux réunions qu’ils organisaient. Je ne savais pas qu’elles étaient illégales. L’umyazu était fermé, et ils ne m’avaient pas dit que c’était par la police. Ils ont cessé de m’envoyer à l’école de la Corporation. Ils m’ont gardé chez eux et m’ont appris la superstition et la moralité déviationniste. À la fin, mon père a compris ce qu’ils faisaient. Ils vivaient séparés, ma mère et lui. Il n’était pas venu me voir depuis deux ans, mais il a envoyé quelqu’un. Un homme. Il est arrivé un soir, tard. J’ai entendu ma grand-mère parler, très fort ; jamais je ne l’avais entendue prendre ce ton. Je me suis levé et je suis allé dans la pièce principale. Mon grand-père était dans son fauteuil ; il restait là sans parler, sans me voir. Grand-mère et un homme que je ne connaissais pas se faisaient face, de part et d’autre de la table. Ils m’ont regardé, puis l’homme l’a regardée, elle. Elle a dit : « Azyaru, ton père veut que tu ailles le voir. » Je suis parti m’habiller et, à mon retour, rien n’avait changé : Grand-père assis à fixer le néant, comme un vieil homme sourd et aveugle, Grand-mère les poings sur la table, l’homme debout face à elle. J’ai fondu en larmes, j’ai dit : « Je ne veux pas y aller, je veux rester ici. » Alors elle est venue me prendre par les épaules, mais elle m’a poussé. Poussé tout droit vers l’homme. Il a dit : « Viens. » Et elle a dit : « Va, Azyaru ! » Et je… je suis parti avec lui…
— Pour où ? murmura Sutty.
— Chez mon père, à Dovza-Ville. Je suis allé à l’école là-bas.
Un long silence.
— Parlez-moi… de votre village… Pourquoi est-ce que vous vous cachiez ?
— Donnant donnant, hein ? Mais je vous préviens, c’est une longue histoire.
— Toutes les histoires le sont, souffla-t-il.
Le Fertiliseur lui avait dit quelque chose de similaire, un jour. Les histoires courtes ne sont que des moments de la longue histoire.
— Ce qui est difficile à expliquer, c’est Dieu, sur mon monde.
— Je connais Dieu, dit Yara.
Elle ne put réprimer un sourire qui la détendit quelque peu l’espace d’un instant.
— Je n’en doute pas, dit-elle. Mais ce qui pourrait être dur à saisir, ici, c’est ce que signifie Dieu, là-bas. Ici, c’est un mot, guère plus. Dans votre Théisme d’État, il représente ce qui est bien. Ce qui est juste. N’est-ce pas ?
— Dieu, c’est la Raison, oui, dit-il d’un ton hésitant.
— Eh bien, sur Terre, le mot « Dieu » est d’une importance cruciale depuis des milliers d’années et pour de nombreux peuples. D’ordinaire, il ne fait pas référence à la raison, mais au mystère. À l’incompréhensible. Il y a donc toutes sortes de conceptions de Dieu. L’une veut que Dieu soit une entité qui a créé tout le reste, responsable de tout ce qui existe et de tout ce qui arrive. Une sorte de Corporation universelle et éternelle.
Il avait l’air absorbé par ses dires, mais perplexe.
— Au village où j’ai grandi, on connaissait ce type de Dieu, mais on en avait beaucoup d’autres. Des dieux locaux. Très nombreux. Interchangeables, en vérité. Il y en avait de supérieurs, mais je ne savais pas grand-chose à leur sujet durant mon enfance. Sauf du fait de mon nom. Tata me l’a expliqué, un jour. Je lui ai dit : “Pourquoi je m’appelle Sutty ?” Et elle m’a dit : “Sutty est la femme de Dieu.” Et je lui ai dit : “Je suis la femme de Ganesh ?” Ganesh était le dieu que je connaissais le mieux, et je l’aimais bien. Mais elle m’a dit : “Non, de Shiva.”
« Ce que je savais de Shiva, c’est qu’il a des cheveux longs et sales et que c’est le meilleur danseur de l’univers. Il danse, et le monde naît et meurt par sa danse. Il est bizarre, il est laid, et il jeûne tout le temps. Tata m’a dit que Sutty l’aimait tellement qu’elle l’a épousé contre la volonté de son père. À l’époque, c’était une chose très difficile à faire, pour une fille, et j’ai donc pensé qu’elle était très courageuse. Mais Tata m’a dit ensuite que Sutty retournait voir son père. Et son père insultait Shiva, en parlait dans les termes les plus grossiers. Et Sutty était si furieuse, si honteuse, qu’elle en mourait. Elle ne faisait rien, elle mourait. Depuis lors, les épouses fidèles qui meurent en même temps que leur mari portent son nom. Quand Tata m’a dit ça, j’ai dit : “Pourquoi tu m’as donné le nom d’une idiote pareille ?”
« Et mon oncle, qui écoutait, a dit : “Parce que Sati est Shiva, et Shiva, Sati. Tu es l’amante et la pleureuse. Tu es la colère. Tu es la danse.” Alors j’ai décidé que je serais Sutty du moment que j’étais Shiva, aussi…
Elle dévisagea Yara. Bien que concentré, il semblait ne rien comprendre.
— Bon, peu importe. C’est trop compliqué. Cela dit, avoir beaucoup de Dieux, c’est peut-être plus simple qu’en avoir un seul. On avait un Dieu rocher entre les racines d’un grand arbre au bord de la route. Les villageois le peignaient en rouge et le nourrissaient de beurre, pour lui faire plaisir, pour se faire plaisir. Tata mettait des soucis… ce sont des fleurs… aux pieds de Ganesh tous les jours. C’était un petit Dieu en bronze avec un nez d’animal, dans la pièce du fond. Le fils de Shiva, en fait. Beaucoup plus gentil que son père. Tata lui récitait des choses, chantait pour lui. Elle faisait pooja. Je l’aidais à faire pooja. Je savais chanter quelques chansons. J’aimais l’encens, les soucis… Mais les gens dont je dois parler maintenant, les gens dont nous nous cachions, ils n’avaient pas de petits Dieux à eux. Ils les détestaient. Ils n’en avaient qu’un seul, un Dieu supérieur, un Dieu patron. Tout ce que ces gens-là disaient que Dieu disait de faire était juste. Et ceux qui ne faisaient pas ce que ces gens-là disaient que Dieu disait de faire avaient tort. Beaucoup de gens croyaient à ce genre de choses. On les appelait des Unistes. Un Dieu, une Vérité, une Terre… Et ils… ils ont causé beaucoup de problèmes…
Des années de souffrance résumées par ces phrases d’enfant.
— Vous voyez, mon peuple, je veux dire tout le peuple de la Terre, avait ravagé notre monde, à force de guerres, d’exploitation, de gaspillage. Il y avait eu des épidémies, des famines, la misère pendant trop longtemps. Les gens voulaient du réconfort, de l’aide. Ils voulaient croire qu’ils faisaient le bien. À mon avis, s’ils rejoignaient les rangs des Unistes, ils pouvaient croire que tout ce qu’ils faisaient était juste.
Il hocha la tête. Voilà une attitude qu’il comprenait.
— Selon les Pères Unistes, c’était le « mauvais savoir » qui causait tous ces malheurs. Sans cela, les gens seraient bons. Il fallait détruire le savoir profane pour laisser la place à la croyance sacrée. Ils combattaient la science, la connaissance, tout ce qui ne venait pas de leurs propres livres.
— Comme les maz.
— Non. Non, je crois que vous vous trompez, Yara. À ma connaissance, en aucun cas le Dit n’exclut un savoir, ni ne le considère comme mauvais ou profane. Il n’inclut rien de ce qu’Aka a appris au cours des cent dernières années, au contact des autres civilisations, c’est vrai. J’y vois le fait que les maz n’ont pas eu le temps d’incorporer ces nouvelles informations : l’État corporatiste a pris le pouvoir, remplacé les maz par des bureaucrates, criminalisé le Dit. Condamné à la clandestinité, il ne pouvait plus se développer. En fait, la Corporation l’a mis à l’index en tant que savoir profane, justement. Ce qui m’échappe, c’est la raison de cet usage du pouvoir, de cette violence.
— Les maz avaient toutes les richesses, tout le pouvoir. Ils maintenaient les gens dans l’ignorance, en les droguant à l’aide de leurs rites, de leurs superstitions.
— Ils ne les maintenaient pas dans l’ignorance ! Le Dit, c’est au contraire enseigner tout le savoir disponible à qui le désire !
Il hésita, se passa une main sur la bouche.
— Ça se passait peut-être comme ça dans… l’ancien mode de vie, dit-il. Autrefois. Mais ce n’était plus le cas. Au Dovza, les maz opprimaient les pauvres. La terre appartenait aux umyazu. Leurs écoles n’enseignaient plus qu’un savoir fossile, inutile. Ils refusaient aux gens les nouveaux codes de loi, les nouveaux enseignements…
— Par la violence ?
Il eut une nouvelle hésitation.
— Oui. À Belsi, la foule des réactionnaires a tué deux officiels de l’État corporatiste. La désobéissance civile était partout. Le mépris de la loi.
Il se frotta vigoureusement le visage, malgré la douleur qu’un tel geste devait raviver.
— Ce qui s’est passé, reprit-il, c’est que votre peuple est venu ici et a apporté un monde nouveau. La promesse d’un monde nouveau, plus juste. Ils voulaient nous l’offrir, mais ceux qui souhaitaient l’accepter en étaient empêchés par les anciens modes de pensée. L’ancien mode de vie. Les maz qui marmonnaient sans cesse que les choses se passaient de telle et telle façon il y a dix mille ans, qui prétendaient savoir tout sur tout, qui refusaient d’apprendre quoi que ce soit de neuf, qui nous maintenaient dans la pauvreté, dans le passé. Ils avaient tort, c’étaient des égoïstes, des usuriers du savoir. Il fallait les écarter, pour laisser la place au futur… et s’ils refusaient de s’écarter, les punir. Il a fallu montrer aux gens qu’ils étaient dans l’erreur. Mes grands-parents étaient dans l’erreur. C’étaient des ennemis de l’État. Ils refusaient de le reconnaître. Ils refusaient de changer.
Il avait commencé sur un ton modéré, assuré, mais, à présent, il respirait par à-coups, les yeux dans le vague, la main crispée sur le manuel d’apprentissage de la lecture.
— Que leur est-il arrivé ?
— On les a arrêtés peu après que je suis allé vivre chez mon père. Ils ont passé un an en prison à També.
Une longue pause.
— Beaucoup de chefs réactionnaires récalcitrants ont été transférés à Dovza-Ville pour un procès équitable. Ceux qui ont renié leurs pratiques ont eu droit à la rééducation par le travail dans les fermes corporatistes.
Sa voix avait perdu toute intonation.
— Les autres ont été exécutés par les producteurs-consommateurs d’Aka.
— On les a abattus ?
— On les a amenés sur la Grand-Place de la Justice.
Il s’interrompit.
Sutty se rappelait cet endroit : une plaine de pavés entourée par les quatre immenses bâtiments massifs de la Cour centrale de justice et encombrée de voitures immobilisées et de piétons pressés.
Yara reprit la parole, le regard toujours dans le vague.
— On les avait rassemblés au milieu, derrière une corde, gardés par des policiers. Il y avait des milliers de personnes, autour d’eux et dans les rues adjacentes. Mon père m’avait amené. On était à une fenêtre dans les étages du bâtiment de la Cour suprême. Il m’avait placé devant lui, pour que j’y voie. Il y avait des pierres, des pierres de taille, prises sur les umyazu qu’on avait démolis, empilées, aux quatre coins de la place. Je ne savais pas à quoi elles devaient servir. Puis la police a donné un ordre et tout le monde s’est avancé vers le centre, vers les criminels, et s’est mis à les frapper avec les pierres. Les bras se levaient, retombaient… On était censé jeter les pierres, lapider les criminels, mais la foule était trop importante. La cohue trop forte. Des centaines de policiers, et tous ces gens. Alors, ils les ont battus à mort. Ça a duré longtemps.
— Et vous deviez regarder ça ?
— Mon père tenait à ce que je constate leur erreur.
Il parlait d’une voix ferme, mais sa main, ses lèvres le trahissaient. Il n’avait jamais quitté cette fenêtre dominant la place. Toute sa vie il aurait douze ans, et il continuerait de regarder.
Une justice de l’Âge de pierre.
Il avait donc vu que ses grands-parents étaient dans l’erreur. Qu’aurait-il pu voir d’autre ?
De nouveau, un long silence – partagé – s’ensuivit.
Enfouir la douleur si profond qu’on ne la sentira jamais plus. L’enfouir sous n’importe quoi, tout ce qui se présente. Être un bon garçon. Une bonne fille. Marcher sur les tombes sans baisser les yeux. Éloignez donc ce chien… Mais il n’y avait pas de tombes. Des visages réduits en bouillie, des crânes fracassés, des cheveux gris collés par le sang, en tas, au milieu d’une place. Des esquilles d’os, des couronnes dentaires, des cendres de chair, une bouffée de gaz. L’odeur de l’incendie dans les ruines d’une ville après la pluie.
— Ensuite, donc, vous avez vécu à Dovza-Ville. Et vous avez rejoint la Corporation. Le Bureau socioculturel.
— Mon père a engagé des tuteurs. Pour remédier à mon éducation. J’ai obtenu de bonnes notes aux examens.
— Vous êtes marié, Yara ?
— Je l’ai été. Pendant deux ans.
— Pas d’enfant ?
Il secoua la tête.
Il fixait le néant, assis, tout raide, sans bouger. Son sac de couchage saillait au-dessus de son genou que Tobadan avait enfermé dans une sorte de cadre pour l’immobiliser et soulager la douleur. Le petit livre, Les Fruits de l’Arbre de la Connaissance, gisait près de sa main.
Sutty se pencha en avant pour dénouer les muscles de ses épaules, puis se redressa.
— Goïri m’a demandé de vous parler de mon monde. Et c’est vrai que je n’ai pas eu une vie si différente de la vôtre, au fond… Je vous ai parlé des Unistes. Ils avaient pris le pouvoir dans notre région. Ils ont commencé à « purifier » les villages, comme ils disaient. Le danger augmentait sans cesse, pour nous. Les gens nous conseillaient de cacher nos livres, de les jeter dans le fleuve. Oncle Hurree se mourait. Selon lui, son cœur était trop fatigué. Il a dit à Tata de se débarrasser de ses livres, mais elle a refusé. Et il est mort parmi eux.
« Ensuite, mes parents ont réussi à nous faire sortir d’Inde, Tata et moi. Ils nous ont amenées au bout du monde, sur un autre continent, au nord, dans une ville qui n’était pas gouvernée par les religieux. Il y en avait quelques-unes dans ce cas, notamment là où l’Ékumen avait créé des écoles qui enseignaient l’Éducation hainienne. Les Unistes haïssaient l’Ékumen et voulaient tenir tous les extraterrestres à l’écart de la Terre, mais ils n’osaient pas s’y essayer directement. À la place, ils encourageaient les attentats terroristes contre les Enclaves, les installations du lien ansible, et tout ce dont les démons étrangers étaient responsables.
Elle avait utilisé le mot anglais pour « démon », faute d’un équivalent dovzien. Elle marqua un temps d’arrêt pour reprendre sa respiration. Yara gardait le silence concentré de l’auditeur attentif.
— Là-bas, je suis allée au lycée, puis en faculté, et j’ai commencé ma formation afin de travailler pour l’Ékumen, lequel nous a alors dépêché un nouvel Envoyé, un homme du nom de Dalzul, qui avait grandi sur Terre. Il a acquis beaucoup d’influence sur les Pères unistes, qui bientôt lui abandonnaient de plus en plus de leur pouvoir et obéissaient à ses ordres. Ils disaient que c’était un ange… un messager de Dieu. Certains le proclamaient Sauveur, et le…
Mais il n’y avait pas de mot akien pour « prier ».
— Ils se prosternaient devant lui, le louangeaient, le suppliaient d’être bon pour eux. Et ils le suivaient en tout, parce qu’ils croyaient faire ce qui était juste : obéir à Dieu. Et ils croyaient que Dalzul parlait au nom de Dieu. Ou qu’il était Dieu. En l’espace d’un an, il leur avait fait démanteler leur régime théocratique. Au nom de Dieu. La plupart des régions et des États retrouvaient des gouvernements démocratiques, choisissaient leurs chefs par élection, restauraient le Commonwealth terrien, et accueillaient d’autres citoyens de l’Ékumen. Une époque passionnante. C’était merveilleux de voir l’Unisme se déliter, se fragmenter. De plus en plus de fidèles croyaient que Dalzul était Dieu, mais il y en avait aussi de plus en plus qui le tenaient pour le… l’opposé de Dieu, un être maléfique. Ceux qu’on appelait les Repentants marchaient en procession, se jetaient des cendres sur la tête et se fouettaient pour racheter l’erreur d’interprétation de la volonté de Dieu qu’ils pensaient avoir commise, et nombre d’entre eux ont quitté les autres Unistes et placé à leur tête un homme, un Père uniste ou un chef terroriste, auquel ils obéissaient. Ils étaient tous très dangereux, très violents. Les Dalzulites devaient protéger Dalzul des anti-Dalzulites qui voulaient le tuer et qui ne cessaient de poser des bombes, de lancer des attaques suicides. Ils recouraient à la violence parce que leur croyance le justifiait. Leur croyance disait que Dieu récompense ceux qui détruisent les infidèles. Mais, en général, ils se détruisaient les uns les autres, ils se réduisaient à néant. Ils appelaient ce processus les Guerres saintes… C’était une époque terrifiante, mais nous croyions aussi que nous, les autres, n’étions pas concernés : l’Unisme se déchirait, et voilà tout.
« Avant qu’on en arrive là, ma ville avait été libérée… c’était le tout début de la Libération. Et on dansait dans les rues. Et j’ai vu une femme qui dansait. Et j’en suis tombée amoureuse.
Elle s’interrompit.
Jusque-là, c’était facile. Elle n’était jamais allée plus loin. L’histoire qu’elle ne se racontait qu’à elle-même, en silence, dans l’attente du sommeil, s’arrêtait toujours à cet endroit précis. Elle sentit sa gorge se contracter, se serrer, l’élancer.
— Je sais que vous désapprouvez cela, dit-elle.
— Je…
Il hésita.
— Aucun enfant ne pouvant naître d’une telle union, le Comité de l’hygiène morale a décrété que…
— Oui, je sais. Les Pères unistes en avaient décrété de même. Car Dieu a créé la femme en tant que réceptacle de la semence de l’homme. Mais, après la Libération, on n’avait plus besoin de se cacher de peur d’être envoyé en Camp de résurrection, comme ces couples de maz que vous enfermez dans des Centres de réhabilitation.
Elle le défia du regard.
Mais il refusa le défi. Il se contenta d’accepter ses dires et d’attendre, tout ouïe.
Le refus, les échappatoires n’étaient plus de mise. Elle devait en parler. Elle devait le dire.
— Nous avons vécu ensemble pendant deux ans.
Elle parlait si bas qu’il se tourna quelque peu dans sa direction, pour l’entendre.
— Elle était beaucoup plus jolie que moi, et beaucoup plus intelligente. Et plus gentille. Et elle riait. Parfois, elle riait dans son sommeil. Elle s’appelait Pao.
Prononcer ce nom raviva la vieille douleur, mais elle ravala ses larmes.
— J’avais deux ans de plus qu’elle, et de l’avance sur elle dans ma formation, que j’ai suspendue pendant un an pour pouvoir rester avec elle à Vancouver. Puis il m’a fallu partir au Centre ékuménique, au Chili. Loin au sud. Pao devait m’y rejoindre une fois ses études universitaires terminées. Nous allions étudier ensemble et former une équipe, une équipe d’Observatrices. Visiter de nouveaux mondes ensemble. On a beaucoup pleuré, elle et moi, quand je suis partie pour le Chili, mais ça n’a pas été aussi terrible qu’on l’avait cru. Ce n’était pas si mal, vraiment, on parlait sans cesse au téléphone, sur le réseau, et on savait qu’on se reverrait pendant l’hiver, qu’elle viendrait me rejoindre à la fin du printemps et qu’on resterait ensemble à jamais. Nous étions un couple, un ensemble. Comme des maz. Les Deux qui n’étaient pas Deux, mais Un. J’éprouvais même une sorte de plaisir ou de joie lorsqu’elle me manquait, parce que cela signifiait qu’elle était là, ailleurs. Et elle me l’a dit, quand je suis revenue pendant l’hiver, elle m’a dit que mon absence allait lui manquer…
Elle pleurait, à présent, mais ses larmes lui faisaient du bien. Elle dut pourtant s’interrompre pour s’essuyer les yeux et le nez, et renifler un bon coup.
— Je retourne donc à Vancouver pour les vacances d’hiver, alors que c’est l’été, au Chili. Et on… on s’étreint, on s’embrasse, et on prépare le repas… Ensuite, on va voir mes parents, et les siens, et on se promène dans le parc, où il y avait de grands arbres, de vieux arbres. Il pleuvait. Il pleut souvent, là-bas. J’adore la pluie.
Elle ne pleurait plus.
— Pao devait aller à la bibliothèque, au centre ville, en vue de l’examen qu’elle avait à passer après les vacances. Je voulais l’accompagner, mais j’étais enrhumée, et elle a dit : « Reste là, à quoi ça servirait que tu te fasses tremper ? » J’avais envie de paresser un peu, donc je suis restée à notre appartement et je me suis endormie.
« Il y a eu une attaque. Les Guerres saintes faisaient rage. Un groupe, les Purificateurs de la Terre. Ils croyaient que Dalzul et l’Ékumen servaient l’anti-Dieu et devaient être détruits. Un grand nombre d’entre eux avaient servi dans les forces armées unistes. Ils détenaient des armes que les Pères unistes avaient stockées. Ils les ont utilisées contre les centres de formation.
Elle s’entendit parler d’une voix atone, laborieusement, comme lui quelques instants plus tôt.
— Ils ont utilisé des missiles. Les Purificateurs, eux, se trouvaient à des centaines de kilomètres de là, cachés dans un bunker souterrain ; ils n’ont eu qu’à presser un bouton. Ils ont fait sauter la faculté, la bibliothèque, et des pâtés de maisons entiers du centre ville. Des milliers de gens ont été tués. Des choses comme ça, il s’en passait tout le temps, pendant les Guerres saintes. Pao n’était qu’une victime. Une seule personne parmi beaucoup d’autres, rien. Je n’étais pas là. J’ai entendu le bruit.
Sa gorge lui faisait mal. Mais elle lui faisait toujours mal. Elle lui ferait toujours mal.
— Vos parents ont été tués ? demanda-t-il tout bas.
La question la toucha. Elle la ramenait en un lieu d’où elle pouvait répondre.
— Non. Ils n’ont rien eu. Je suis allée vivre chez eux. Puis je suis retournée au Chili.
Ils étaient assis là, en silence. Au cœur de la montagne. Dans les grottes pleines d’existence. Sutty était lasse, épuisée. À son visage, à ses mains, elle voyait que Yara était fatigué lui aussi, et qu’il souffrait. Le silence qu’ils partageaient, après ces mots, était paisible. Une bénédiction durement gagnée.
Au bout d’un long moment, elle entendit parler, et se détourna du silence.
Elle reconnut la voix d’Odiédine. Peu après, il arrivait près de la tente.
— Yara ?
— Entrez, dit-il, et Sutty écarta l’abattant.
— Ah, dit Odiédine.
Dans la pâle lueur de la lanterne, son visage à la peau sombre et aux pommettes hautes était un masque de gentil gobelin.
— Nous parlions, dit Sutty.
Elle sortit de la tente, se redressa auprès d’Odiédine, s’étira.
Il s’agenouilla devant l’entrée.
— Je viens pour les exercices, dit-il à Yara.
— Il sera bientôt sur pied ? demanda-t-elle.
Odiédine se retourna.
— Il a du mal à utiliser des béquilles à cause de sa blessure au dos. Certains des muscles sont encore froissés. Mais nous y travaillons.
Il pénétra dans la tente à quatre pattes.
Elle se détourna, et se ravisa. Partir sans un mot, après la conversation qu’ils avaient eue, aurait été une erreur.
— Je reviendrai demain, Yara.
Il murmura son accord. Elle se détourna de nouveau pour observer la grotte à la lueur des tentes. Du bas-relief de l’Arbre sur le mur opposé, elle ne voyait qu’un ou deux des minuscules joyaux qui scintillaient dans son feuillage.
La Grotte de l’Arbre avait une sortie vers l’extérieur, non loin de la tente de Yara. Elle menait, par une salle plus petite, à un passage qui se terminait par une arche si basse qu’il fallait ramper pour retrouver la lumière du jour.
Elle émergea du boyau et se releva. Elle avait sorti ses lunettes noires, car elle s’attendait à être aveuglée, mais le soleil, que la masse imposante de Silong cachait durant tout l’après-midi, se couchait. La lumière était douce, teintée de violet. Il était tombé un peu de neige au cours des dernières heures. Le vaste demi-cercle du cirque rocheux, telle une scène de théâtre vue des coulisses, s’étendait devant elle, vierge de toute trace de pas. L’air était calme, ici, au bas de la muraille, mais là-bas, au bord du précipice, à une centaine de mètres de distance, le vent agitait sans relâche les flocons secs et poudreux, créant rideaux et écheveaux fugaces.
Elle ne s’était approchée du bord qu’une seule fois. Il surplombait une falaise à pic, près de deux kilomètres d’une paroi vertigineuse. Elle avait eu le vertige, et une rafale traîtresse l’avait souffletée.
Elle contempla le ballet incessant de la neige dans le gouffre crépusculaire qui s’étendait entre Silong et Zubuam, et les pentes de Tonnerre, vagues, pâles, lointaines dans le soir. Elle resta longtemps à regarder l’agonie de la lumière.
Désormais, elle discutait avec Yara tous les après-midi ou presque, après avoir exploré une nouvelle section de la Bibliothèque et parlé avec les maz qui l’inventoriaient. Les souvenirs qu’ils avaient échangés ne furent plus abordés, mais ils étaient là, fondations obscures de tous leurs propos.
Elle finit par lui demander s’il savait pourquoi l’État corporatiste avait agréé la requête de Tong et permis à une outremondaine d’échapper aux restrictions sur l’information établies dans l’environnement contrôlé de Dovza-Ville.
— Est-ce que j’ai servi de test ? Ou d’appât ?
Il ne lui était pas facile de surmonter l’habitude qu’il avait prise tout au long de sa carrière, comme tout officiel, d’ailleurs : protéger et accroître son pouvoir en pratiquant la rétention d’information et en laissant croire que le silence impliquait le fait de détenir une information même si c’était faux. Il avait obéi à cette règle durant toute son existence d’adulte, et il n’aurait sans doute pas pu l’enfreindre s’il n’avait vécu, enfant, au sein du Dit. Mais, pour répondre, il dut mener un rude combat intérieur ; Sutty en fut le témoin. Étendu sur sa couche, prisonnier de ses blessures, à la merci de ses ennemis, il n’avait plus que le pouvoir de se taire. Y renoncer, l’abdiquer, pour parler, nécessitait du courage. Il lui fallut recourir à ses dernières ressources.
— Mon département n’était pas informé de… Je crois qu’il y a eu…
Enfin, à force de ténacité, il parvint à parler, dans son jargon bureaucratique habituel.
— Il y a depuis plusieurs années des discussions dans les plus hautes sphères à propos de notre politique étrangère. Vu qu’un vaisseau akien se dirige vers Hain et qu’un vaisseau ékuménique doit arriver ici l’an prochain, certains membres du Conseil ont appelé à la détente. L’ouverture de certaines portes a été envisagée pour permettre des échanges d’informations plus substantiels dans le but d’en retirer des bénéfices. D’autres participants au processus décisionnel sur ces problèmes estimaient que la Corporation maîtrise encore trop mal ses dissidents pour envisager pareil laxisme. Un… compromis a fini par être trouvé entre les diverses opinions.
Sutty se traduisit ce discours crypté, et dit :
— Donc, j’étais le compromis ? Un test, alors. On vous a ordonné de me surveiller.
— Non, dit Yara avec une franchise soudaine. J’en ai fait la requête. On me l’a accordée. Au début. Ils croyaient que, sitôt confrontée à la pauvreté, au retard du Rangma, vous rentreriez aussitôt. Quand vous vous êtes installée à Okzat-Ozkat, le Conseil des Cadres n’a pas su comment vous contrôler sans offenser l’Ékumen. Une fois de plus, on a passé outre les recommandations de mon département. Mes propres supérieurs directs ont ignoré mes rapports. Ils m’ont ordonné de regagner la capitale. Ils sont sourds, ils ne croient pas à la force des maz dans les villes et dans les campagnes, et ils se figurent que le Dit appartient au passé !
Il parlait d’un ton passionné, coléreux et désolé, pris qu’il était au piège de sa souffrance complexe, insoluble. Sutty ne trouvait rien à lui répondre.
Ils restèrent donc sans rien dire, dans un silence qui devint moins lourd à mesure qu’ils se laissaient gagner par la quiétude des grottes.
— Vous aviez raison, déclara-t-elle enfin.
Il secoua la tête, dédain, impatience. Mais lorsqu’elle partit, promettant de revenir le lendemain, il marmonna :
— Merci, yoz Sutty.
Le discours servile, une formule vide de sens. Mais venue du fond du cœur.
Dès lors, ils eurent plus de facilité à discuter. Il voulait qu’elle évoque la Terre, mais il avait du mal à comprendre et souvent, alors qu’elle croyait qu’il y était parvenu, il s’en défendait. Il protestait, aussi :
— Vous ne me parlez que de destruction, de cruauté, de catastrophes. Vous détestez votre Terre.
— Non.
Elle leva les yeux pour contempler la paroi de la tente. Elle revoit la courbe de la route à l’entrée du village, et la poussière du bas-côté sur lequel Moti et elle jouaient. Une poussière rouge. Il lui montra comment faire un petit village avec de la boue et des cailloux et le décorer en plantant des fleurs tout autour. Il avait un an de plus qu’elle. Les fleurs fanèrent sous le soleil brûlant de cet été interminable. Elles se recroquevillèrent, se couchèrent, et retournèrent à la boue rouge qui se changeait en poussière soyeuse.
— Non, non, reprit-elle. Mon monde est plus que beau, Yara. Je l’aime. Ce que je fais, là, c’est de la propagande. J’essaie de vous expliquer pourquoi votre gouvernement, au lieu de nous imiter sur-le-champ, aurait dû regarder qui nous étions. Et ce que nous faisions. Ce que nous nous faisions…
— Mais vous êtes venus ici. Et vous aviez tout ce savoir qui nous était inconnu.
— Je sais. Je sais. Nous avons réagi de même à l’égard des Hainiens. Nous essayons de les copier, de nous hisser à leur hauteur, depuis qu’ils nous ont trouvés… Peut-être que l’Unisme était avant tout une protestation. L’assertion de notre droit divin à nous comporter en imbéciles irrationnels et sûrs de leur bon droit, à réaffirmer notre identité, quitte à verser le sang.
— Mais nous avons besoin d’apprendre. Et vous disiez que l’Ékumen trouve anormal de refuser le savoir.
— Oui. Mais les Historiens tâchent d’étudier la façon dont on doit enseigner ce savoir, de telle sorte que les gens apprennent tout, et non des fragments qui ne collent pas. C’est la parabole hainienne du Miroir. Si le miroir est entier, il reflète le monde entier, mais s’il est brisé, il n’en montre que des fragments et coupe celui qui le manipule… Ce que la Terre a donné à Aka, c’est un fragment de miroir.
— C’est peut-être pour cela que les Cadres ont renvoyé les Légats.
— Les Légats ?
— Les hommes du second vaisseau terrien.
— Du second vaisseau ? demanda Sutty, surprise.
Mais elle se rappela alors sa dernière véritable conversation avec Tong Ov. Il lui avait demandé si elle croyait que les Pères unistes, agissant de leur propre initiative sans en informer l’Ékumen, avaient pu envoyer des missionnaires sur Aka.
— Il faut m’en parler, Yara ! Aucun d’entre nous ne sait quoi que ce soit de ce vaisseau.
Elle le vit se reculer légèrement, dans son hésitation première à répondre. Ce devait être une information secrète, connue des seuls échelons supérieurs, exclue de l’histoire officielle de la Corporation. Même s’ils estimaient sans doute que la Terre était au courant.
— Le vaisseau a été renvoyé sur Terre ?
— C’est ce qu’il paraît.
Exaspérée, elle foudroya du regard le profil qu’il lui présentait : Ah, ne commencez pas à jouer les bureaucrates laconiques maintenant ! Elle ne dit rien. Au bout d’un bref instant, il reprit la parole.
— Il y a des traces de cette visite. Dans les archives. Je ne les ai jamais vues.
— Que vous a-t-on dit des vaisseaux venus de la Terre ? Vous pouvez m’en parler ?
Il fronça les sourcils tout en y réfléchissant, puis :
— Le premier est arrivé durant l’année Rédan Trente. Il y a soixante-douze ans. Il a atterri près d’Abazu, sur la côte est. Il transportait dix-huit hommes et femmes.
Cherchant à se faire confirmer la validité de ses dires, il lui jeta un coup d’œil, et elle hocha la tête.
— Les gouvernements provinciaux qui détenaient alors le pouvoir à l’est ont décidé de laisser les étrangers aller où bon leur semblait. Ils ont dit être venus nous étudier et nous inviter à rejoindre l’Ékumen. Quand nous leur posions des questions sur la Terre et les autres mondes, ils répondaient, mais ils étaient là, disaient-ils, en tant qu’élèves et non que maîtres. En tant que yoz et non que maz… Ils sont restés cinq ans. Un autre vaisseau est venu les chercher, et ils se sont servis de son lien ansible pour envoyer le dit de ce qu’ils avaient appris vers la Terre.
Il la regarda de nouveau.
— L’essentiel de ce dit s’est perdu, dit Sutty.
— Ils sont rentrés ?
— Je n’en sais rien. J’ai quitté la Terre il y a soixante ans… soixante et un, maintenant. S’ils sont revenus pendant le règne des Unistes, ou les Guerres saintes, peut-être les a-t-on réduits au silence, jetés en prison, ou abattus… Il y a eu un second vaisseau ensuite ?
— Oui.
— L’Ékumen avait parrainé le premier. Mais ils n’ont pas pu le faire pour une seconde expédition depuis la Terre. Les Unistes avaient pris le pouvoir, réduit les échanges avec l’Ékumen au strict minimum, et l’Ékumen à l’impuissance. Ils ont fermé les canaux de communication, les centres de formation, menacé les Ékuménistes d’expulsion, laissé les terroristes dévaster leurs installations… Si un vaisseau est venu de la Terre, c’était un vaisseau uniste. Je n’en avais jamais entendu parler, Yara. On ne l’a certes pas annoncé à la population.
Acceptant ses dires, il poursuivit :
— Il est arrivé deux ans après le départ du premier vaisseau. Il y avait cinquante personnes à bord, et un maz patron… un chef. Il s’appelait John Fodderdon. Leur vaisseau s’est posé au Dovza, au sud de la ville. Ses passagers sont aussitôt entrés en contact avec les cadres de la Corporation. Ils ont dit que la Terre allait donner tout son savoir à Aka. Ils apportaient toutes sortes d’informations, dans le domaine des techniques, des technologies. Ils nous ont montré en quoi il nous fallait renoncer à nos mœurs anciennes vouées à l’ignorance et changer de mode de pensée afin d’apprendre ce qu’ils pouvaient nous enseigner. Ils apportaient des plans, des livres, et des ingénieurs et des théoriciens pour nous instruire dans ces nouvelles techniques. Eux, ils avaient un ansible à bord de leur vaisseau, si bien que l’information arrivait de la Terre sitôt que nous en avions besoin.
— Un beau coffre à jouets, murmura Sutty.
— Ça a tout changé. Ça a renforcé la Corporation dans des proportions considérables. C’était la première étape de la Marche aux Étoiles… Puis…
Yara marqua une pause.
— Je ne sais pas qui s’est passé alors. Ce qu’on nous a dit, c’est que Fodderdon et les autres nous avaient d’abord fourni les informations sans contrepartie, mais qu’ils avaient commencé à les rationner et à demander un prix excessif.
— J’imagine de quoi il s’agissait.
Il la regarda d’un air interrogateur.
— Votre… essence immortelle, dit-elle.
Il n’existait pas de mot akien pour « âme ». Yara attendait d’autres explications.
— J’imagine qu’il a dit : vous devez croire. Vous devez croire au Dieu Unique. Croire que moi seul, Père John, je suis la Voix de Dieu sur Aka. Que l’histoire que je dis est la seule vraie. Si vous obéissez à Dieu, si vous m’obéissez à moi, nous vous dirons toutes ces choses merveilleuses que nous savons. Mais le prix de notre dit est élevé. Très élevé. Et il n’est pas question d’argent.
Yara hocha la tête d’un air dubitatif, puis s’accorda un temps de réflexion.
— Fodderdon a dit que le Conseil d’administration devrait suivre ses ordres. C’est pour ça que je l’appelle un maz patron.
— C’en était un.
— Je n’en sais pas plus. On nous a dit qu’il y avait eu des désaccords politiques, et que le vaisseau et les Légats avaient été renvoyés sur Terre. Mais… je ne suis pas sûr que ça se soit passé comme ça…
Il avait l’air gêné, et il pesa longtemps ce qu’il allait dire.
— Je connaissais un ingénieur, à La Nouvelle Alyuna, qui a travaillé sur l’Aka Un.
Il parlait du vaisseau NAFAL qu’Aka avait lancé vers Hain cinq ans auparavant, la fierté de la Corporation.
— Il a dit qu’ils s’étaient servis du vaisseau terrien comme modèle. Peut-être voulait-il dire qu’ils en avaient les plans. Mais on aurait cru qu’il était monté à bord. Il était saoul. Je ne sais pas…
Les cinquante missionnaires-conquistadors unistes étaient sans doute morts dans les camps de travail de l’État corporatiste. Mais Sutty voyait à présent comment le Dovza avait pu, par traîtrise, être amené à trahir le reste d’Aka.
Cette histoire lui serrait le cœur. Les mêmes erreurs, répétées une fois de plus. Elle poussa un long soupir.
— Et comme vous n’avez aucun moyen de différencier les légats unistes des observateurs ékuméniques, vous nous traitez depuis lors avec la plus grande méfiance… Vous savez, Yara, je crois que vos cadres ont eu raison de refuser le marché que Père John leur proposait. Même s’ils ne l’ont considéré que comme une lutte de pouvoir. Le plus difficile à saisir, c’est que même le don du savoir a toujours un prix. Encore aujourd’hui.
— Bien sûr, dit Yara. Mais nous ignorons le prix en question. Pourquoi le dissimulez-vous ?
Elle le dévisagea, interloquée.
— Je n’en sais rien. Je ne m’étais pas rendu compte… Il faudra que j’y réfléchisse.
Yara se laissa aller contre son dossier, l’air épuisé. Il se frotta les yeux, les ferma. Au bout d’un moment, il souffla :
— Le don est la foudre.
À l’évidence, il citait le Dit.
Sutty revit de beaux idéogrammes haut sur un mur blanc plongé dans la pénombre… l’arbre à foudre deux fois fourchu s’élance du sol… Elle revit Sotyu Ang esquissant, de mains brunes usées par les ans, la forme d’un pic sur son cœur. Et le prix, rien…
Ils partageaient un silence pensif.
— Yara, demanda-t-elle au bout d’un long moment, vous connaissez l’histoire de Takiéki chéri ?
Il la dévisagea, puis acquiesça. À l’évidence, c’était un souvenir qu’il devait puiser dans sa lointaine enfance. Après un instant supplémentaire, il ajouta d’une voix assurée :
— Oui.
— Takiéki chéri était-il fou ? Après tout, c’est sa mère qui lui avait donné les fèves. Il avait peut-être raison de ne pas les céder, quel que soit ce qu’on lui offrait en échange.
Yara y réfléchit.
— Ma grand-mère m’a raconté cette histoire… Je lui ai dit… je me rappelle avoir pensé que j’aurais aimé aller partout, comme lui, sans personne pour me surveiller. J’étais petit, mes grands-parents ne me laissaient jamais sortir seul. Alors, j’ai dit qu’il avait dû vouloir continuer son chemin, plutôt que rester sur une ferme. Et Grand-mère m’a dit : “Mais qu’est-ce qu’il aurait fait une fois ses fèves toutes mangées ?” Et j’ai dit : “Il aurait peut-être pu marchander. Il aurait pu donner au maz une partie des fèves, et ne prendre que quelques-unes des pièces. Puis il aurait pu poursuivre sa route, et acheter quand même de la nourriture l’hiver venu.”
Il eut un pâle sourire à ce souvenir, mais il gardait un air troublé.
Il avait toujours l’air troublé, désormais. Son visage qu’elle se rappelait dur, froid, fermé, s’était ouvert sous les coups.
Il avait de bonnes raisons d’être troublé. Il n’arrivait pas encore à marcher. Son genou ne le soutenait guère que quelques minutes, et son dos l’empêchait de se servir des béquilles sans vives souffrances ; de plus, chaque fois, il courait le risque d’aggraver ses blessures. Odiédine et Tobadan lui faisaient faire des exercices tous les jours, avec une patience infinie. Yara, lui aussi, se montrait patient, et tenace, mais cet air troublé ne le quittait plus.
Deux groupes avaient déjà quitté le Giron de Silong, furtivement, à l’aube : quelques personnes, deux ou trois minules lourdement chargées. On était bien loin des convois décorés de bannières…
La vie dans les grottes était régie presque entièrement par la coutume et le consensus. Sutty avait remarqué qu’on évitait toute hiérarchie. Les gens veillaient à ne jamais faire état de leur rang. Elle en parla à Unroy.
— C’est ça qui a mal tourné durant les cent ans qui ont précédé l’arrivée de l’Ékumen, lui répondit celle-ci.
— Les maz patrons, hasarda Sutty.
— Les maz patrons, confirma Unroy en souriant.
Elle adorait l’argot de Sutty et ses archaïsmes hérités du rangma.
— La Réforme dovzienne. Les hiérarchies. Les luttes de pouvoir. D’immenses umyazu taxant les villages. L’usure fiscale et spirituelle ! Votre peuple a débarqué au mauvais moment, yoz.
— Les vaisseaux qui arrivent sur un nouveau monde le font toujours au mauvais moment.
Unroy la dévisagea, quelque peu étonnée.
S’il y avait des responsables au Giron de Silong, c’étaient les maz Ignéba et Ikak. Une fois le consensus général atteint, ils prenaient les décisions et endossaient les responsabilités. L’ordre et le moment de chaque départ relevaient de ces prérogatives. Ikak vint la voir un soir, au dîner.
— Yoz Sutty, si vous n’y voyez pas d’objection, votre groupe partira dans quatre jours.
— Tous ceux d’Okzat-Ozkat ?
— Non. Vous, Maz Odiédine Manma, Long et Iéyu. Un petit groupe, accompagné d’une minule. Vous devriez aller vite et atteindre les contreforts avant que l’automne ne soit sur nous ici.
— Très bien, maz. Je déteste laisser des livres non lus derrière moi.
— Vous pourrez peut-être revenir. Et les préserver pour nos enfants.
L’espoir fou qu’ils partageaient, qu’ils plaçaient en elle et en l’Ékumen l’effrayait chaque fois qu’elle constatait son intensité.
— J’essaierai, maz.
Puis :
— Et Yara ?
— Il faudra le transporter. Les guérisseurs disent qu’il ne sera pas en état de couvrir de longues distances à pied d’ici au changement de temps. Dans son groupe, il y a vos deux jeunes gens, et Tobadan Siez, ainsi que deux guides à nous, et trois minules et leur gardien. Plus de monde que la normale, mais c’est ainsi. Ils partiront demain matin, en profitant du beau temps. J’aurais aimé que l’on sache par avance qu’il ne pourrait pas marcher. On les aurait envoyés bien plus tôt. Mais ils prendront le chemin de Réban, le plus facile.
— Qu’adviendra-t-il de lui quand vous atteindrez l’Amaréza ?
Ikak écarta les bras.
— Que faire de lui ? Le garder prisonnier ! Il le faut ! Il pourrait dire à la police, très précisément, où se trouvent les grottes. Ils enverraient des gens, dès que possible, placer des charges explosives et tout détruire. Comme ils ont détruit la Grande Bibliothèque de Marang et toutes les autres. L’État corporatiste n’a rien changé à sa politique. Si vous arriviez à les convaincre, yoz Sutty… de laisser les livres en paix, de laisser l’Ékumen venir les étudier et les préserver… alors on le relâcherait, bien sûr. Mais, dans ce cas, ses compagnons l’arrêteront et l’emprisonneront pour avoir agi sans autorisation. Le pauvre, son avenir n’est pas très brillant.
— Il se pourrait qu’il ne dise rien à la police.
Ikak, surprise, l’interrogea du regard.
— Je sais qu’il s’était assigné pour mission de localiser la Bibliothèque et de la détruire. C’était même devenu une obsession. Mais il… il a été élevé par des maz. Et…
Elle hésita. Elle ne pouvait pas plus confier à Ikak les secrets de Yara qu’elle ne pouvait lui avouer les siens.
— Il a dû devenir ce qu’il était. Mais je crois que seul le Dit lui importe, désormais. Je crois qu’il en est revenu là. Je sais qu’il n’éprouve aucune inimitié envers Odiédine, envers personne ici. Peut-être qu’il pourrait séjourner en Amaréza au lieu d’y être tenu captif. S’y cacher.
— Peut-être, dit Ikak, plus sceptique qu’indifférente. Mais il est très difficile de cacher quelqu’un dans son genre, yoz Sutty. Il a un implant LIZ. Et c’est un officiel de haut rang, pour qu’on le charge de surveiller une Observatrice de l’Ékumen. Ils seront à sa recherche. Une fois qu’ils l’auront capturé, je crains fort qu’ils lui fassent dire tout ce qu’il sait, quels que soient ses sentiments.
— Dans ce cas, il pourrait rester caché dans un village pour l’hiver. Éviter de redescendre en Amaréza. J’aurai besoin de temps, maz Ikak Ignéba… l’Envoyé aura besoin de temps… pour parler aux gens… à Dovza-Ville. Si un vaisseau arrive l’an prochain comme prévu, nous pourrons évoquer le problème avec les Stabiles de l’Ékumen. Mais cela prendra du temps.
Ikak hocha la tête.
— J’en discuterai avec les autres. Nous ferons notre possible.
Aussitôt après dîner, Sutty gagna la tente de Yara.
Elle y trouva Akidan et Odiédine ; le premier apportait à Yara les vêtements chauds dont il aurait besoin pendant le voyage, le second venait lui assurer qu’il y arriverait. La perspective du départ enthousiasmait Akidan. Sutty fut émue de voir le beau jeune homme rayonnant parler avec gentillesse à Yara.
— Ne vous en faites pas, yoz, disait-il, le chemin est facile, et notre groupe solide. On aura atteint les contreforts en une semaine.
— Merci, dit Yara, impassible.
Il avait de nouveau le visage fermé.
— Tobadan Siez sera là, dit Odiédine.
Yara acquiesça.
— Merci, répéta-t-il.
Kiéri arrivait, porteuse d’un poncho isolant qu’Akidan avait oublié, et elle se fraya un passage dans la petite tente avec son fardeau. Il y avait trop de monde dans cet espace restreint. Sutty s’agenouilla à l’entrée pour poser sa main sur celle de Yara. Jamais elle ne l’avait ne fût-ce qu’effleuré auparavant.
— Yara, merci de m’avoir parlé comme vous l’avez fait.
Elle se sentait timide, pressée par le temps.
— Et merci de m’avoir laissée vous parler. J’espère que vous… j’espère que tout ira bien. Au revoir.
Il leva les yeux vers elle, hocha brièvement la tête, et se détourna.
Nerveuse et soulagée à la fois, elle regagna sa tente.
Celle-ci était en désordre : Kiéri avait étalé ses affaires partout afin de préparer ses bagages plus tard. Sutty aspirait à retrouver Odiédine comme compagnon de tente, aspirait à l’ordre, au silence, à la chasteté.
Elle était épuisée, après avoir passé toute la journée à travailler sur le catalogue avec les programmes akiens, aussi lents que peu pratiques. Résolue à se lever tôt pour saluer ses amis sur le départ, elle se coucha et s’endormit aussitôt. C’est à peine si le retour de Kiéri, venue faire ses bagages, troubla son sommeil. Il lui sembla qu’il ne s’était passé que cinq minutes quand la lampe se ralluma et que Kiéri se leva, s’habilla, s’en alla. Sutty s’extirpa de son sac de couchage.
— Je viens prendre le petit déjeuner avec toi, dit-elle.
Mais lorsqu’elle arriva à la cuisine, au lieu du groupe affairé à manger le repas chaud destiné à leur offrir l’énergie nécessaire au départ, elle ne trouva que Long, de corvée ce matin-là.
— Où sont-ils passés, Long ? demanda-t-elle, inquiète. Ils ne sont pas déjà partis, si ?
— Non.
— Il y a un problème ?
— Je crois, oui, yoz Sutty.
Il paraissait bouleversé. D’un coup de menton, il lui indiqua les grottes qui ouvraient sur l’extérieur. Elle se dirigeait vers le boyau d’accès quand elle croisa Odiédine.
— Que se passe-t-il ?
— Oh, Sutty…
Il esquissa un geste de désespoir.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Yara.
— Quoi ?
— Venez.
Elle le suivit dans la Grotte de l’Arbre. Il dépassa la tente de Yara. Il y avait beaucoup de gens autour, mais elle ne le vit pas, lui. Odiédine traversa à grands pas la petite salle au sol accidenté et longea à la même allure le corridor qui menait dehors par l’arche sous laquelle il fallait passer à quatre pattes.
Lorsque Sutty en émergea, elle le trouva debout, qui l’attendait. L’aube était encore loin, mais la pâleur du ciel semblait aveuglante après les ténèbres confinées des grottes.
— Regardez où il est allé, dit-il.
Elle baissa les yeux pour suivre la direction qu’il lui indiquait de son doigt pointé. Il y avait de la neige jusqu’à hauteur de chevilles sur le sol du cirque. De l’arche devant laquelle ils se tenaient, des traces de bottes menaient tout droit au bord du précipice et revenaient : les empreintes de trois ou quatre personnes, à ce qu’elle put constater.
— Pas les traces de pas, dit-il. Ce sont les nôtres. Il était à quatre pattes. Il ne pouvait pas marcher. Je n’imagine pas comment il a pu ramper sur une aussi longue distance, avec son genou.
Elle vit alors les profonds, les larges sillons dans la neige. Les traces de bottes les suivaient sur leur gauche.
— Personne n’a rien entendu. Il a dû se faufiler dehors un peu après minuit.
À ses pieds, devant l’arche, là où la couche de neige était plus fine sur la roche noire, elle discerna l’empreinte floue d’une main.
— Là-bas, au bord, il s’est levé. Pour pouvoir sauter.
Sutty émit un petit bruit de gorge. Elle s’accroupit et se balança sur ses talons. Les larmes refusaient de venir, mais elle avait la gorge serrée, douloureuse. Elle n’arrivait plus à respirer.
— Pénan Téran, dit-elle.
Odiédine la dévisagea sans comprendre.
— Il a chevauché le vent, expliqua-t-elle.
— Il n’était pas forcé de faire ça, dit-il d’un ton farouche et désolé. Il n’aurait pas dû.
— Il a fait ce qu’il estimait juste, dit Sutty.