Si l’hiver n’apporta guère de neige, un froid intense descendit sur la région ; des vents coupants soufflaient de l’immense chaîne au nord et à l’ouest. Iziézi emmena Sutty dans un magasin de vêtements d’occasion où elle acheta un manteau de cuir usé mais solide revêtu de la toison soyeuse qu’on avait laissée sur la peau. La doublure de la capuche, légère et duveteuse, provenait de la fourrure d’un animal des montagnes dont Iziézi dit simplement :
— Il n’en reste plus. Trop de chasseurs.
Selon elle, le cuir n’était pas de l’éberdine, comme Sutty l’avait cru, mais de la minule, un animal qui vivait à plus haute altitude. Le manteau lui descendait jusqu’aux genoux et recouvrait le haut de bottes montantes fourrées. Celles-ci étaient neuves, faites de matériaux synthétiques, et destinées à la marche en montagne. Les adeptes de l’ancien adoptaient sans mal l’innovation, tant qu’elle constituait un progrès et que son emploi ne changeait rien au mode de vie. Sutty voyait là un conservatisme viscéral, mais raisonnable. Pareille attitude était évidemment la bête noire d’un système économique bâti sur une croissance exponentielle.
Sutty courut les rues glaciales dans son vieux manteau et ses bottes neuves. En hiver, à Okzat-Ozkat, les citadins avec leurs vieux manteaux de cuir aux capuches fourrées côtoyaient les bureaucrates avec leurs manteaux à capuche en tissu artificiel aux couleurs vives – pourpre, rouille, bleu – de leurs uniformes et tout le monde se ressemblait au sein de ces deux groupes, deux fraternités d’anonymes unies par le froid impitoyable. Quand on entrait dans une maison, la chaleur était source de plaisir, de réconfort et d’un sentiment confraternel. Par un âpre soir bleuté, après avoir grimpé ou descendu non sans mal des rues en pente raide, se retrouver à l’intérieur d’une petite pièce mal éclairée et mal aérée, se rapprocher du chauffage – électrique, car il n’y avait guère de bois, par ici, faute d’arbres capables de pousser à pareille altitude, alors que l’énergie fournie par les eaux glaciales de l’Éréha abondait –, ôter ses mitaines, se frotter les mains, qui paraissaient soudain si nues, si délicates, contempler les autres visages brûlés par le vent, aux cils enrobés de glace, entendre crépiter le petit tambourin et murmurer une voix douce qui énumérait les rivières de l’Hoying et expliquait de quelle façon elles s’unissaient les unes aux autres, ou disait l’histoire d’Ézid et Anaméma sur la montagne de Gama, ou décrivait comment le Conseil de Mez avait levé une armée contre les barbares de l’Ouest… tout cela fut pour Sutty, au long de cet hiver-là, un véritable délice toujours renouvelé.
Les barbares de l’Ouest, c’étaient les Dovziens, elle le savait, désormais. Presque tout ce que les maz enseignaient, légendes, histoire, philosophie, plongeait ses racines à l’est et au centre du grand continent et remontait à des siècles, à des millénaires. Rien ne venait du Dovza, à part la langue qu’ils parlaient à présent, et celle-ci regorgeait de mots de rangma, la langue originelle de la région, et d’autres langues encore.
Les mots. Un monde fait de mots.
Il y avait de la musique ; certains maz chantaient des chansons pareilles à celles que Tong Ov avait enregistrées à la capitale. Sutty les enregistrait quand elle le pouvait, bien que sa déficience en matière de musique lui interdise de les apprécier. Il y avait eu des arts, sculpture, peinture, tissage, qui utilisaient les symboles de l’Arbre et de la Montagne et des personnages et des événements issus des légendes et des récits historiques. Il y avait eu de la danse, et il subsistait diverses formes d’exercice physique et de méditation. Mais, en premier comme en dernier lieu, il y avait les mots.
Quand les maz posaient sur leurs épaules l’insigne de leur office – un pan de gaze rouge ou bleue –, ils passaient pour détenteurs d’une autorité ou d’une puissance sacrée. Dès lors, les paroles qu’ils prononçaient relevaient du Dit.
Quand ils ôtaient leur écharpe, ils retrouvaient un statut ordinaire, n’étant plus investis d’aucune autorité spirituelle ; leurs propos ne pesaient pas davantage que d’autres propos. Bien sûr, il y avait des gens pour vouloir leur attribuer une autorité permanente. Tout comme les membres de la tribu de Sutty, beaucoup d’Akiens désiraient suivre un chef, faire d’un salaire un tribut, placer le fardeau de la responsabilité sur les épaules de quelqu’un d’autre. Mais les maz avaient tous la modestie chevillée au corps. Ils ne se voyaient pas en figures charismatiques. Maz Imyen Katyan était l’homme le plus aimable que Sutty ait jamais rencontré, mais le jour où une femme lui donna du « munan », un titre révérenciel que l’on réservait aux maz célèbres des récits historiques et légendaires, il se fâcha tout rouge :
— Comment osez-vous m’appeler ainsi ?
Puis, après avoir recouvré son calme :
— Quand je serai mort depuis cent ans, yoz.
De l’avis de Sutty, l’activité professionnelle des maz se faisant hors la loi, non sans risques, cette modestie, ce profil bas, étaient choses récentes. Lorsqu’elle s’en ouvrit à Maz Ottiar Uming, pourtant, la vieille femme secoua la tête.
— Oh, non. Il faut se cacher, pour garder le secret, oui. Mais les maz du temps de mes grands-parents vivaient ainsi. Nul ne peut porter l’écharpe sans cesse ! Même pas Maz Élyed Oni… Bien sûr, c’était différent dans les umyazu.
— Parlez-moi des umyazu, Maz.
— C’étaient des lieux bâtis de telle sorte que l’énergie pouvait s’y concentrer. Des lieux pleins d’existence. Pleins de gens qui disaient et écoutaient. Pleins de livres. Il y avait des umyazu partout. Ici, à Okzat-Ozkat, il y en avait un là où se trouve le Collège et un autre sur le site de la carrière de pierre ponce. Et jusqu’à Silong, dans les hautes vallées, sur les routes commerciales, il y avait des umyazu, des lieux de pèlerinage. En bas, là où les terres sont riches, il y avait d’immenses, de superbes umyazu où vivaient des centaines de maz qui passaient leur temps à se rendre visite les uns les autres. Ils conservaient les livres, les écrivaient, ils tenaient des archives, et disaient. C’est à cela qu’ils consacraient leur vie, voyez-vous. Ils pouvaient être là où était le dit, toujours. Les gens allaient les voir afin de l’entendre, afin de lire les livres dans les bibliothèques. On y allait en procession, avec des drapeaux rouges et bleus. On y allait et on y restait tout l’hiver, parfois. On économisait des années pour payer les maz et la pension. Ma grand-mère maternelle m’a raconté son pèlerinage à l’umyazu rouge de Tenban. Elle avait onze, douze ans. Il a fallu un an pour l’aller, le séjour et le retour. On était aisé, dans sa famille, ils ont tous voyagé en chariot tiré par des éberdines. Vous savez, nul n’avait de voiture ni d’avion. La plupart allaient à pied. Mais tous brandissaient des drapeaux et portaient des rubans. Rouges et bleus.
Ottiar Uming rit de plaisir à l’idée de ces processions.
— La mère de ma mère a écrit l’histoire de ce voyage, ajouta-t-elle. Je la retrouverai et je la dirai un de ces jours.
Son partenaire, Uming Ottiar, dépliait une immense feuille de papier cartonné sur une table dans l’arrière-salle de leur épicerie. Ottiar Uming alla l’aider et, afin de les tenir en place, posa une pierre noire polie aux quatre coins. Puis ils invitèrent leurs cinq auditeurs à s’avancer, à saluer la feuille du signe de la montagne et à étudier le graphique et les inscriptions. Ils la présentaient toutes les trois semaines et Sutty venait chaque fois. Ça avait été son introduction formelle au système de pensée de l’Arbre. Cette feuille, le bien le plus précieux du couple, un don de leur maz tuteur cinquante ans auparavant, était une carte ou un mandala magnifiquement peint du Un qui est Deux engendrant les Trois, les Cinq, la Multitude, la Multitude engendrant à son tour les Cinq, les Trois, les Deux, le Un… Arbre, Corps, Montagne, inscrits dans ce cercle qui était tout et rien. De petites silhouettes délicates, animaux, personnes, plantes, pierres, fleuves, aussi vives que des flammes, composaient les formes principales, qui se divisaient, se rejoignaient, se fondaient les unes aux autres et dans l’ensemble – l’unité faite de l’infinie diversité, le mystère révélé au grand jour.
Sutty adorait l’étudier, adorait essayer de déchiffrer les inscriptions et les poèmes qui l’entouraient. La peinture était belle, la poésie belle, difficile, le graphique entier était une œuvre d’art, passionnante, éclairante. Maz Uming s’était assis et, après quelques coups de tambourin, il entonna une des psalmodies interminables qui accompagnaient les rituels et bien des dits. Maz Ottiar lut et discuta de certaines des inscriptions, lesquelles remontaient à quatre ou cinq siècles, d’une voix douce, pleine de silences. Tout bas, hésitants, les étudiants posaient des questions, et elle leur répondait sur le même ton.
Puis elle se recula, s’assit et reprit la psalmodie avec des zézaiements de moucheron tandis que le vieil Uming, à moitié aveugle, se levait pour parler d’un des poèmes d’une voix épaissie par son attaque.
— Il est de Maz Niniu Raying, et date de cinq, six, sept cents ans, hein ? Il est dans La Charmille. Quelqu’un l’y a inscrit, un bon calligraphe, parce qu’il parle de la façon dont les feuilles de l’Arbre périssent mais reviennent toujours, tant que nous les voyons et que nous les disons. Tenez, là, le poème dit : « Le mot, l’or d’après l’automne, rend sa gloire à la branche. » Et au-dessous quelqu’un a écrit, plus tard : « La vie de l’esprit est le souvenir. »
Il leur sourit, d’un sourire en coin, complice.
— Vous vous en souviendrez, hein ? « La vie de l’esprit est le souvenir. » N’oubliez pas !
Il rit, ils rirent. Et pendant ce temps-là, dans l’épicerie, le petit-fils des maz laissait le système audio brailler, afin que la musique entraînante, les exhortations et les bulletins d’information couvrent la poésie illicite, le rire proscrit.
Il était regrettable, mais pas surprenant, dit Sutty à son noteur, qu’un vieux système populaire mêlant cosmologie, philosophie et discipline spirituelle contienne toutes sortes de superstitions et menace de verser dans les charlataneries, terme dont elle usait à part elle. La jungle des significations possédait ses marécages, elle finissait par s’embourber dans certains d’entre eux. Quelques maz se disaient détenteurs de connaissances occultes, de pouvoirs surnaturels. Elle savait, aussi lassantes que leurs prétentions lui paraissent, qu’il lui était difficile de séparer l’utile du reste, aussi notait-elle en détail les informations qu’elle leur achetait sur l’alchimie, la numérologie et les lectures littérales des textes symboliques. Ils lui vendaient à prix d’or et à regret des bouts de texte et de méthodologie, en entrelaçant les négociations de sinistres avertissements sur les dangers d’un savoir aussi puissant.
Elle détestait par-dessus tout les lectures littérales. Du point de vue esthétique, elles étaient ridicules et gênantes, et elle savait que de telles pratiques fondamentalistes étaient une des principales manières par lesquelles les religions en venaient à trahir les intentions de leurs fondateurs. Mais elle les enregistrait dans son noteur, qu’elle avait déjà vidé dans un cristal mémoriel à deux reprises, puisqu’elle ne pouvait guère transmettre le bon grain et l’ivraie qu’elle amassait.
Du fait de la distance, et du contrôle sur les moyens de communication, il lui était impossible de consulter Tong Ov sur l’usage qu’elle devait faire (ou que lui voulait faire) de ce matériel. Elle ne pouvait même pas lui dire qu’elle l’avait recueilli. Le problème perdura, et s’aggrava.
Parmi les charlataneries, elle en trouva d’un genre qui lui sembla unique : un système de sens occultes attribués aux traits qui formaient les caractères écrits et aux traits et aux points qui définissaient le temps du verbe, le mode, le cas nominatif, l’Action, l’Élément (car toute chose trouvait sa place dans les catégories des Quatre Actions et des Cinq Éléments). Chaque caractère de l’écriture ancienne devenait donc un code interprétable par des spécialistes qui tenaient un peu le même rôle que les lecteurs d’horoscope au pays natal de Sutty. Elle découvrit que rares étaient les habitants d’Okzat-Ozkat, y compris parmi les officiels corporatistes, à entreprendre un acte important sans convoquer en premier lieu un « lecteur de signes » qui écrivait leur nom et autres termes pertinents puis, après les avoir étudiés, après s’être référé à des graphiques et des diagrammes impressionnants de complexité, les conseillait et leur faisait ses prédictions.
— C’est le genre de choses qui me fait sympathiser avec le Moniteur, dit-elle à son noteur avant d’ajouter : Non. En fait, le Moniteur veut la même chose de ses propres charlataneries. De ses charlataneries politiques. Tout bien rangé, sous clé, bien maîtrisé. Mais cette maîtrise, il y a renoncé, comme eux.
Bon nombre des pratiques qu’elle découvrait avaient des équivalents sur Terre. Les exercices, à l’instar du yoga et du taï chi, étaient à la fois physiques et mentaux : une discipline de vie qui menait à l’éveil de l’esprit, à un état de transe ou à une vigueur martiale, selon le style choisi et le désir du pratiquant. On recherchait apparemment la transe sans arrière-pensée, en tant qu’expérience de l’immobilité et de l’équilibre plutôt qu’en tant que satori ou communion mystique. La prière… Au fait, et la prière ?
Les Akiens ne priaient pas.
Cela lui semblait si étrange, si peu naturel, qu’elle se demanda si elle comprenait bien ce qu’était la prière.
Si cela signifiait demander quelque chose, alors ils ne demandaient jamais. Même elle le faisait plus souvent. Il lui arrivait, lorsqu’elle était surprise, de crier : « Oh, Ram ! », ou, si elle était très effrayée, de murmurer : « Je vous en prie, je vous en prie… » Les mots en eux-mêmes n’avaient aucun sens, mais elle savait qu’ils constituaient une sorte de prière. Elle n’avait jamais entendu un Akien dire une chose pareille. Ils faisaient parfois des vœux pour leur prochain – « Puissiez-vous avoir une bonne année, puissent vos affaires prospérer » – ou les maudire – « Puissent tes fils manger des pierres », avait-elle entendu marmonner Diodi le charretier au passage d’un uniforme bleu et marron. Mais c’étaient là des souhaits, et non des prières. Ils ne demandaient pas à Dieu de les rendre meilleurs ou d’anéantir leurs ennemis. Ils ne demandaient pas aux dieux de les faire gagner à la loterie ou de soigner leur enfant malade. Ils ne demandaient pas aux nuages de laisser tomber la pluie, ou au grain de pousser. On souhaitait, on désirait, on espérait ; jamais on ne priait.
Si prier, c’était louer, alors peut-être priaient-ils. Elle en était venue à considérer les descriptions de phénomènes naturels, la pharmacopée du Fertiliseur, les cartes du ciel, les listes de minerais et de minéraux, comme une litanie de louanges, une célébration du complexe et du spécifique, de la richesse et de la beauté du monde, une participation à la plénitude de l’être. Ils décrivaient, nommaient, disaient tout à tout le monde. Mais ils ne priaient pour rien.
Et ils ne sacrifiaient rien non plus. À part l’argent.
Pour obtenir de l’argent, il fallait s’en défaire : c’était un principe universel. Avant la moindre affaire, on enterrait des pièces de cuivre ou d’argent, on les jetait dans le fleuve, ou on les donnait à des mendiants. On martelait des pièces d’or jusqu’à ce qu’elles deviennent des feuilles légères et translucides avec lesquelles on décorait niches, colonnes et parfois des murs entiers, ou on en faisait du fil qu’on tissait dans des superbes châles et écharpes offerts à l’occasion du Nouvel An. Les pièces d’or et d’argent étaient rares, car l’État corporatiste, qui détestait des gaspillages aussi extravagants, s’était converti presque exclusivement aux billets ; les gens les brûlaient ainsi que de l’encens, en faisaient des bateaux qu’ils lançaient sur le fleuve, les hachaient menu et les mangeaient avec de la salade. Cette pratique ressortissait à la charlatanerie pure et simple, pourtant Sutty la trouvait irrésistible. Égorger un bouc ou son premier-né pour apaiser le surnaturel lui semblait la pire perversité imaginable, alors qu’elle trouvait une sorte d’élégance du joueur à ce sacrifice financier. Ce qui vient de la flûte s’en va par le tambour. Au Nouvel An, quand deux amis ou relations se rencontraient, chacun allumait un billet de un ha, le brandissait comme une torche miniature et souhaitait à l’autre santé et prospérité. Elle vit sept employés de la Corporation accomplir ce rituel. Elle se demanda s’il était arrivé au Moniteur de l’effectuer.
Les naïfs qu’elle rencontrait aux dits et dans les cours, ainsi que Diodi et d’autres relations amicales croisées dans les rues, gobaient la lecture des signes et les merveilles de l’alchimie et parlaient de régimes offrant la vie éternelle, d’exercices qui avaient donné aux héros d’antan la force de vaincre seuls des armées entières. Même Iziézi croyait dur comme fer à la lecture des signes. Mais les maz, les érudits, les professeurs ne revendiquaient aucun talent ni pouvoir particulier. Ils vivaient en plein dans le monde réel. Pas de miracles ! dit Sutty, jubilante, à son noteur.
Elle coda ses notes, enfila son manteau et ses bottes, et sortit affronter le vent coupant du début du printemps pour rejoindre le cours de gymnastique de Maz Odiédine Manma. Pour la première fois depuis des semaines, on apercevait Silong – sinon sa barrière rocheuse, du moins son sommet, dressé tel un cor d’argent au-dessus de nuages gris-noir.
Elle s’entraînait régulièrement avec Iziézi et restait souvent après la séance pour regarder Akidan et d’autres adolescents et jeunes gens s’adonner au « deux-un », une variante athlétique qu’on pratiquait par paires, aux feintes et aux chutes spectaculaires. Odiédine Manma, celui qui disait l’étrange histoire de l’homme qui rêvait qu’il volait, faisait l’admiration de ces jeunes, et c’étaient eux qui avaient emmené Sutty à l’un de ses cours pour la première fois. Il enseignait un mélange d’exercice et de méditation beau et austère. Il l’avait invitée à se joindre à ses élèves.
Ils se réunissaient dans un vieil entrepôt près du fleuve, un lieu moins sûr que l’ancien temple reconverti en gymnase qu’elle fréquentait en compagnie d’Iziézi ; là-bas, on pratiquait bel et bien la gymnastique du Manuel de santé, et ce en guise de couverture pour les exercices proscrits. Ici, l’entrepôt n’était éclairé que par des lucarnes sales à hauteur de poutres. On parlait par chuchotis presque imperceptibles. Odiédine n’était adepte d’aucune charlatanerie, mais Sutty trouvait son enseignement, qui se basait sur des gestes lents effectués sans bruit dans l’obscurité, étrange, et dérangeant, parfois ; il lui arrivait d’en rêver.
Un homme assis près de Sutty ce matin-là la dévisagea lorsqu’elle prit place sur le tapis. Quand le groupe attaqua la première partie des exercices, il continua de fixer les gens, de leur adresser clins d’œil, petits gestes, sourires. Personne n’agissait ainsi. Elle en fut irritée et gênée jusqu’au moment où, profitant de la posture qu’elle devait tenir, elle le regarda à son tour et constata que c’était un attardé mental.
Quand les autres entamèrent un enchaînement qui lui était encore inconnu, elle les observa et tâcha de les imiter de son mieux. Ses erreurs et ses omissions contrarièrent son voisin. Il ne cessa de lui montrer quand et comment bouger, par pantomime, en exagérant les postures. Lorsque tout le monde se leva, elle resta assise, ce qui était permis, mais qui bouleversa le pauvre homme. Il lui fit signe de se lever. Puis il remua les lèvres silencieusement – debout – et pointa son doigt vers le haut. Enfin, il murmura :
— Debout… comme ça… tu vois ?
Et il leva un pied, le posa sur une marche invisible, et posa l’autre pied à côté du premier avant de gravir une autre marche de la même façon. Il se tenait pieds nus à cinquante centimètres du sol et, baissant les yeux sur elle, lui fit signe de le rejoindre. Il marchait sur l’air.
Odiédine, un homme mince et souple, âgé de cinquante ans, une bande de tissu bleu autour du cou, se dirigea vers lui. Tous les autres poursuivaient les mouvements complexes qui s’apparentaient à l’oscillation d’une algue ou d’un arbre.
— Descends, Uki, murmura-t-il.
Il prit l’homme par la main, lui fit redescendre les deux marches inexistantes, lui tapota l’épaule avec gentillesse, et s’éloigna. Uki se joignit au motif des mouvements, oscillant et pivotant du buste avec grâce, avec vigueur. Il avait oublié Sutty, à l’évidence.
Elle ne put se résoudre à interroger le maz à l’issue du cours. Que dire ? Est-ce que vous avez vu ce que j’ai vu ? Est-ce que j’ai vu ce que j’ai vu ? Ç’aurait été absurde. Ça n’avait pas pu se produire, et il se serait sans doute borné à répondre à sa question par une autre. Ou peut-être avait-elle peur qu’il réponde par l’affirmative.
Si un mime peut faire une boîte de l’air autour de lui, un fakir grimper à une corde fixée au vide, un pauvre idiot doit pouvoir trouver des marches là où il n’y en a pas. Si la force spirituelle déplace des montagnes, peut-être peut-elle créer un escalier. Transe légère. Suggestion hypnotique ou hypnagogique. Elle décrivit l’épisode en bref dans ses notes, sans commentaire. En parlant dans son noteur, elle acquit la certitude qu’il y avait là une sorte de marche qu’elle n’avait pas vue dans la pénombre, un bloc de pierre, ou une caisse peinte en noir. Mais, bien sûr, il n’y avait rien. Elle marqua un temps, sans rien ajouter. Elle revoyait presque le bloc de pierre, ou la caisse. Mais elle n’avait vu ni l’un ni l’autre.
Ce qu’elle voyait souvent en pensée, c’était ces deux pieds nus, calleux, musclés, qui escaladaient la montagne absente. Quelle impression faisait le contact de l’air sous la plante des pieds, quand on marchait dessus ? Le trouvait-on froid ? Élastique ?
Par la suite, elle se força à s’intéresser aux vieux récits dont les protagonistes marchaient sur le vent, chevauchaient les nuages, voyageaient dans les étoiles, détruisaient leurs ennemis de loin à coups d’éclairs. On attribuait ces exploits, en général, aux héros et aux maz d’ailleurs et d’antan, même si les technologies modernes avaient banalisé bon nombre d’entre eux. Elle croyait toujours à des exagérations ou des métaphores qu’il ne fallait pas prendre au pied de la lettre. Elle ne trouva pas d’explication.
Mais son attitude avait changé. Elle savait désormais avoir commis une méprise, une erreur si grossière qu’elle ne parvenait toujours pas à la cerner.
Ils ne voient que l’arbre qui cache la forêt, les pédants et les pontifes, grommela l’oncle Hurree dans son esprit. La poésie, ma fille, la poésie. Lis le Mahaharata. Tout y est.
— Maz Élyed, dit-elle, qu’est-ce que vous faites, vous, les maz ?
— Nous disons, yoz Sutty.
— Oui. Mais à quoi sert tout ce que vous dites ?
— À dire le monde.
— Pourquoi, Maz ?
— C’est notre tâche, yoz. Notre raison d’être.
Comme beaucoup de maz, Élyed parlait bas, d’une voix hésitante, en marquant des pauses et en reprenant la parole quand on croyait qu’elle avait fini. Le silence faisait partie de ses propos. Elle était petite, ridée, et elle boitait. Sa famille possédait une petite droguerie dans le district le plus pauvre, où les maisons en pierre et bois laissaient la place à des tentes ou des yourtes de velours et de toile rapiécées avec du plastique et posées sur des plates-formes d’argile. Neveux et petites-nièces abondaient dans la boutique. Un arrière-petit-neveu, un bambin, s’y promenait en titubant ; son but dans l’existence semblait être de manger des écrous et des rondelles. Un vieille photographie 2-D d’Élyed et de sa partenaire Oni pendait au mur derrière le comptoir : Oni Élyed, grande, les yeux rêveurs, Élyed Oni minuscule, belle, le regard vif. Trente ans plus tôt, on les avait arrêtées pour déviance sexuelle et promotion d’une idéologie rétrograde, et envoyées en camp de rééducation sur la côte ouest. Oni y était morte. Élyed était revenue au bout de dix ans, boiteuse, édentée ; on ne savait pas si elle avait perdu ses dents sous les coups ou à cause du scorbut. Elle ne parlait pas d’elle, de sa femme, de son âge, de ses soucis. Sa journée se déroulait selon un rite précis : elle satisfaisait à ses besoins corporels, préparait les repas et mangeait, dormait, enseignait, mais avant tout elle lisait et disait, une répétition à l’infini, d’une voix douce, des textes appris toute sa vie durant.
Au début, Sutty trouvait Élyed inhumaine, détachée, aussi indifférente et inaccessible qu’un nuage : une sainte d’intérieur dévouée au système rituel, une sorte de récitant automate sans émotion ni personnalité. Elle la craignait. Cette femme qui incarnait, qui vivait le système, allait la forcer à admettre qu’il était hystérie, obsession, absolutisme, tout ce que Sutty détestait, redoutait, tout ce qu’elle refusait qu’il soit. Mais, à force d’écouter ses dits, elle y discerna un esprit discipliné et rationnel, même s’il abordait des sujets irrationnels.
Élyed utilisait souvent ce mot, « irrationnel », au sens premier : ce qui est inaccessible à la raison. Un jour, alors que Sutty s’efforçait de trouver une cohérence à divers dits, Élyed lui fit remarquer :
— Ce que nous faisons est irrationnel, yoz.
— Mais vous ne le faites pas sans raison.
— C’est probable.
— C’est le motif qui m’échappe. La place, l’importance des éléments du motif. Hier, vous disiez l’histoire d’Iaman et de Déberren, mais vous l’avez laissée inachevée, et voilà qu’aujourd’hui vous lisez les descriptions des feuilles des arbres du bosquet de la montagne Dorée. Je ne vois pas le rapport. À moins qu’il n’y ait qu’un certain type de matériau qui convienne à un jour donné ? Ou que mes questions ne soient tout simplement… stupides ?
Élyed rit de son petit rire édenté.
— Non, dit-elle avant de marquer une pause et d’ajouter : Me rappeler m’épuise. Alors je lis. Peu importe. Toutes les feuilles sont sur l’arbre.
— Donc… tout ce qu’il y a dans les livres a la même importance.
La vieille maz s’accorda un temps de réflexion.
— Non, dit-elle. Oui.
Elle reprit son souffle. Elle se fatiguait vite lorsqu’elle ne pouvait pas se reposer dans le flot des actes et du langage rituels, mais elle essayait toujours de répondre à Sutty.
— C’est tout ce que nous avons. Vous voyez ? C’est de cette façon que nous possédons le monde. Sans le dit, nous n’avons rien. Le moment passe comme l’eau du fleuve. Si nous essayions de vivre l’instant présent, nous tournerions, ballottés, impuissants. Comme un bébé. Un bébé sait nager, mais nous, nous coulerions. Nos esprits ont besoin de dire, besoin du dit. Ils ont besoin de retenir. Il n’y a rien à retenir du futur. Le futur n’existe pas encore. Comment pourrait-on y vivre ? Ce que nous avons, ce sont les mots qui disent ce qui s’est passé et ce qui se passe, ce qui a été et ce qui est.
— La mémoire ? demanda Sutty. L’histoire ?
Élyed hocha la tête d’un air dubitatif. Ces termes ne la satisfaisaient pas. Elle resta plongée dans ses pensées durant un long moment, puis dit :
— Nous ne sommes pas hors du monde, yoz. Vous comprenez ? Nous sommes le monde. Nous sommes son langage. Nous vivons, il vit. Vous voyez ? Si nous ne disons pas les mots, qu’y a-t-il dans notre monde ?
Elle tremblait, par spasmes minuscules des mains et des lèvres qu’elle essayait de dissimuler. Sutty la remercia du geste de la montagne et du cœur et s’excusa de la fatigue qu’elle lui causait en lui demandant de parler. Élyed eut son petit rire noir.
— Oh, yoz, c’est le fait de parler qui me fait exister. Comme le monde.
Sutty s’en fut, et s’abîma dans ses réflexions. Tout cela s’articulait autour du langage. On en revenait toujours aux mots : les Grecs et leur Logos, les Hébreux et leur Verbe qui était Dieu. Mais, ici, il s’agissait de mots. Pas du Logos, pas du Verbe, mais des mots. Pas un seul mot, mais beaucoup… une multitude. Personne ne faisait le monde, ne gouvernait le monde, ne disait le monde. Il était. Il agissait. Et les êtres humains le faisaient exister, le faisaient exister en tant que monde humain, par le langage ? En disant ce qu’il y avait dedans, ce qui s’y passait ? Tout et n’importe quoi… les récits des héros, les cartes du ciel, les chansons d’amour, les listes des formes des feuilles… L’espace d’un instant, elle crut comprendre.
Elle s’ouvrit de son début de réflexion à Maz Ottiar Uming, avec laquelle il était plus facile de discuter qu’avec Élyed, et tenta de l’exprimer, mais Ottiar travaillait à une psalmodie ; Sutty s’adressa donc à Uming, et soudain ses mots lui parurent compliqués, pédants. Elle n’arrivait pas à formuler son intuition.
Tandis qu’ils essayaient désespérément d’arriver à une compréhension mutuelle, Uming Ottiar montra une nouvelle facette : pour la toute première fois, ou presque, elle sentit de l’amertume chez ces professeurs à la voix douce. Malgré son handicap, c’était un homme disert, et il s’efforça de lui répondre. Avec douceur, au début :
— Les animaux n’ont pas de langage. Ils ont leur nature. Vous voyez ? De par leur nature ils savent suivre le chemin, où aller, où passer. Nous sommes des animaux sans nature. Des animaux sans nature ! Quelle drôle de chose ! Il nous faut parler du chemin, y réfléchir, l’étudier, l’apprendre. Nés pour être raisonnables, nous sommes donc ignorants. Vous voyez ? Si personne ne nous enseigne les mots, les idées, nous restons ignorants. Si personne ne montre à un enfant de deux ou trois ans comment chercher le chemin, et à quoi ressemble le chemin, il se perd dans la montagne, pas vrai ? Et il meurt, dans la nuit, dans le froid. C’est comme ça. Oui.
Il se balança un peu sur lui-même.
À l’autre bout de la petite pièce, Maz Ottiar tapotait son tambour et murmurait une chronique des jours anciens à son unique auditeur, un enfant de dix ans presque assoupi.
— Donc, reprit-il, sans le dit, les pierres, les plantes, les animaux se débrouillent, mais pas les gens. Ils s’égarent. Ils ne savent pas reconnaître une montagne de son reflet dans une flaque. Ni un sentier d’une falaise. Ils font du mal : à eux-mêmes, aux autres, au reste du monde. Ils font mal aux animaux parce qu’ils sont en colère. Ils se disputent, ils se trompent les uns les autres. Ils veulent trop. Ils négligent les choses. Ils ne plantent pas les récoltes. Ils plantent trop de récoltes. Les rivières sont souillées de merde, la terre de poison. Les gens mangent de la nourriture empoisonnée. Tout est confusion. Tout le monde est malade. Personne ne s’occupe des gens malades, des choses malades. Pourtant c’est mal, très mal, pas vrai ? Car c’est notre travail, de nous occuper des choses, pas vrai ? De nous occuper des choses, de nous occuper les uns des autres ? Qui le ferait, à notre place ? Les arbres ? Les rivières ? Les animaux ? Ils ne font que ce qu’ils sont. Mais nous, nous sommes ici, alors nous devons apprendre à être, à faire les choses, à les aider à aller dans le sens où elles ont besoin d’aller. Le reste du monde sait ce qu’il a à faire, connaît le Un et la Multitude, l’Arbre et les Feuilles. Tout ce que nous savons, c’est comment apprendre. Comment apprendre, comment parler, comment dire le monde. Si nous ne disons pas le monde, nous ne le connaissons pas. Nous nous y égarons, nous mourons. Mais nous devons le dire bien, le dire dans sa vérité. Pas vrai ? Prendre garde et le dire dans sa vérité… ce qui a échoué. En bas, au Dovza, ils se sont mis à dire des mensonges. Ces faux maz, ces munan, ces maz patrons. À dire aux gens que personne d’autre ne savait la vérité, que personne d’autre ne pouvait parler, que chacun devait dire les mêmes mensonges qu’eux. Traîtres ! Usuriers ! Ils égarent les gens pour de l’argent ! Ils s’enrichissent par leurs mensonges ! Ils disent aux gens ce qu’ils doivent faire ! Pas étonnant que le monde ne tourne plus rond ! Que les policiers dirigent tout !
Le vieil homme, le visage cramoisi, agitait sa main valide comme s’il tenait un bâton. Sa femme se leva, vint à lui, et lui mit le tambourin et la baguette entre les mains, le tout sans interrompre sa mélopée. Uming se mordit la lèvre, secoua la tête, grimaça, donna un coup plutôt appuyé sur le tambourin, et reprit la récitation à la ligne suivante.
— Je suis navrée, dit Sutty à Ottiar lorsque la vieille femme l’accompagna à la porte. Je n’avais pas l’intention de mettre Maz Uming en colère.
— Oh, ça ne fait rien. Tout ça se passait avant ma/notre naissance. En bas, au Dovza.
— Vous ne faisiez pas partie du Dovza, à cette époque ?
— On est du Rangma, par ici. Mes/nos grands-parents parlaient rangma. On parlait à peine dovzien jusqu’à ce que la police de la Corporation oblige tout le monde à le faire. Ils détestaient ça ! Ils ont gardé le pire accent possible !
Sutty sourit en réponse à son sourire enjoué ; mais elle descendit la rue perdue dans ses pensées. La tirade d’Uming à l’encontre des « maz patrons » concernait la période qui précédait le règne de la Corporation dovzienne, l’arrivée des « policiers », voire celle des Premiers Observateurs de l’Ékumen. Il lui venait soudain à l’esprit que les centaines de récits historiques ou non qu’elle avait entendus parlaient d’événements sur tout Aka, sauf au Dovza ; et de l’ancien temps. Aucun ne concernait la venue des outremondains, la prise de pouvoir par l’État corporatiste ou un événement des soixante-dix dernières années.
— Iziézi, dit-elle ce soir-là, qui étaient les maz patrons ?
Elle aidait sa logeuse à peler une sorte de champignon dont la saison commençait dans les collines, là où la neige fondait, et qui poussait au bord des couloirs de dégel. On l’appelait demyedi, premier-du-printemps ; il avait un goût de neige, et il servait à équilibrer la saveur poivrée des pousses de banam et la richesse du poisson-huile, ce qui gardait l’écorce fine et le cœur léger. Quelles que soient les erreurs et les méprises qu’elle ait pu commettre sur ce monde, elle avait appris quand, pourquoi et comment préparer la nourriture.
— Oh, c’était il y a longtemps. Ils se sont mis à régenter tout le monde, au Dovza.
— Il y a cent ans ?
— Peut-être bien.
— Et « les policiers » ?
— Oh, eh bien, les bleu et marron.
— Juste eux.
— Ah, j’imagine que, pour nous, tous ces gens-là sont la police. Les gens d’en bas, de Dovza… Ils ont arrêté tous les maz patrons, puis commencé à arrêter tous les maz. Quand ils ont envoyé des soldats ici pour arrêter des gens dans les umyazu, on s’est mis à les appeler les policiers. On appelle les skuyen des policiers, aussi. Ou on dit : « Ils travaillent pour la police. »
— Les skuyen ?
— Ceux qui parlent des choses illégales aux Dovziens. Des livres, des dits, tout… Pour de l’argent. Ou par haine.
Sur ces derniers mots, la voix suave d’Iziézi changea. Son visage se ferma, sous l’effet de la souffrance.
Les livres, les dits, tout. Ce qu’on préparait à manger. Avec qui on faisait l’amour. Comment on écrivait « arbre ». Tout.
Pas étonnant que le système soit incohérent, fragmenté. Ni que le monde d’Uming ait cessé de tourner. L’étonnant, c’était qu’il en restât quoi que ce fût.
Le lendemain matin, comme si sa prise de conscience l’avait arraché du néant, elle croisa le Moniteur dans la rue. Il ne lui accorda pas un regard.
Quelques jours plus tard, elle voulut rendre visite à Maz Sotyu Ang, et trouva son magasin fermé. Ce n’était jamais arrivé depuis qu’elle résidait ici. Elle demanda à un voisin qui balayait le pas de sa porte s’il devait revenir.
— Je crois que le producteur-consommateur est absent, dit l’homme.
Élyed avait prêté à Sutty un vieux livre magnifique – prêté, voire donné.
— Gardez-le, il est en sécurité avec vous, avait-elle dit.
C’était une anthologie de poèmes des îles Orientales, un trésor inestimable. Elle l’étudiait, le transférait dans son noteur, et il se passa ainsi plusieurs jours avant qu’elle ne songe à retourner voir son vieil ami le Fertiliseur. Elle gravit la rue en pente raide dont la chaussée noire brillait au soleil. Le printemps arrivait tard mais vite sur les contreforts de la grande chaîne de montagnes. L’air irradiait de lumière. Elle dépassa l’échoppe sans la reconnaître.
Désorientée, elle se tourna, et la trouva peinte en blanc, chaulée, une façade vierge. Les pancartes, les caractères, les vieux mots : disparus, réduits au silence. Chute de neige… La porte bâillait. Elle jeta un coup d’œil à l’intérieur. Les tiroirs des comptoirs et des murs jonchaient le sol. La pièce était vide, sale, saccagée. Les mots qu’elle avait vus vivre, respirer, avaient disparu sous une couche de peinture brune.
L’arbre à foudre deux fois fourchu…
Le voisin était sorti à son passage. De nouveau, il balayait son pas de porte. Elle faillit s’adresser à lui, se ravisa. Skuyen ? Comment savoir ?
Elle repartait chez elle, mais, voyant de l’eau scintiller au bas des rues, elle se détourna de son chemin, descendit le versant, et quitta la ville par un sentier qui menait au fleuve et le suivait. Elle avait parcouru ce même sentier, toute une journée, longtemps, longtemps auparavant, au tout début de l’automne, tandis qu’elle attendait que l’Envoyé lui dise de regagner la capitale.
Elle remonta la rivière, longeant des fourrés dont les feuilles commençaient à sortir et des arbres nains épargnés par l’altitude. L’Éréha roulait des flots d’un bleu laiteux grossis par la première fonte saisonnière des glaciers. De la glace crissait sous ses pas, dans les ornières, mais le soleil était chaud sur sa tête et sur son dos. Elle avait encore la bouche sèche – le choc – et la gorge douloureuse.
Regagner la capitale. Elle devrait regagner la capitale. Maintenant. Avec les trois cristaux mémoriels et son noteur plein de matériau, de poésie. Tout donner à Tong Ov avant que le Moniteur ne s’en saisisse.
Elle ne pouvait pas l’envoyer. Elle devait l’emporter. Mais il lui fallait une autorisation de voyage. Oh, Ram ! Où était son LIZ ? Elle ne le portait plus depuis des mois. Ici, personne ne s’en servait, à part ceux qui travaillaient pour la Corporation ou devaient se rendre dans un des services. Il était dans sa serviette, dans la chambre. Il le lui fallait pour le téléphone public rue des Quais : parler à Tong, requérir qu’il lui obtienne l’autorisation de rentrer. En avion. Aller en transbordeur jusqu’à Eltli, continuer en avion à partir de là. Agir au grand jour, prévenir tout le monde de son départ, pour éviter qu’on la prenne à part, loin des regards, qu’on la piège. Qu’on lui confisque ses cristaux, ses notes. Qu’on la réduise au silence. Où était Maz Sotyu ? Qu’est-ce qu’ils lui faisaient ? Était-ce de sa faute à elle ?
Il ne fallait pas y penser pour l’instant. Ce qu’il fallait, c’était sauver le plus possible de ce qu’elle avait reçu de Sotyu. De Sotyu, Ottiar, Uming, Odiédine, Élyed et Iziézi, cette chère Iziézi…
Il ne fallait pas y penser pour l’instant.
Elle fit demi-tour, rentra à pas pressés en ville, trouva son bracelet LIZ dans sa serviette dans sa chambre, alla rue des Quais et appela l’Envoyé à l’Office ékuménique de Dovza-Ville.
Elle obtint le secrétaire dovzien qui lui dit avec hauteur que Tong Ov était en conférence.
— Je dois lui parler tout de suite.
Sutty ne fut pas étonnée d’entendre l’autre répondre avec soumission qu’il le lui passait.
Quand elle entendit sa voix, elle dit, en hainien :
— Envoyé, je vous ai laissé sans nouvelles depuis si longtemps qu’il m’a semblé que nous devions discuter.
Elle eut l’impression de parler une langue bizarre.
— Je vois, dit-il.
Il ajouta quelques platitudes pendant qu’elle tâchait de trouver le moyen de lui communiquer une information. Sans doute y réfléchissait-il de son côté. Si seulement il avait pu connaître d’autres langues qu’elle maîtrisait, et vice versa ! Mais ils n’avaient en commun que le hainien et le dovzien.
— Rien de particulier ? demanda-t-il.
— Non, pas vraiment, mais j’aimerais vous apporter le matériel que j’ai collecté. Mes notes sur la vie quotidienne à Okzat-Ozkat.
— J’espérais venir vous voir, mais cela me paraît peu recommandé pour l’instant, dit Tong. Quand la fenêtre est aussi étroite, il est bien sûr dommage de fermer les volets. Mais je sais à quel point vous aimez Dovza-Ville. Et je gage que vous n’avez rien trouvé de très intéressant là-bas. Donc, si vous avez terminé, n’hésitez pas à revenir et à profiter de la capitale.
Sutty réfléchit, balbutia, et dit enfin :
— Eh bien, comme vous le savez, l’État corporatiste est une culture très homogène, très puissante, qui a réussi à tout harmoniser. Ici, donc, oui, cela ressemble à ce qu’il y a là-bas. Mais peut-être que je devrais rester et finir les… finir les bandes avant de les rapporter ? Elles ne sont pas très intéressantes.
— Ici, comme vous le savez, dit Tong, nos hôtes nous communiquent toutes sortes d’informations. Et nous leur rendons la pareille. Chacun a reçu du nouvel matériel, très instructif, tout à fait passionnant. Votre travail là-bas n’a donc qu’une importance toute relative. Ne vous faites pas de souci. Je ne m’en fais d’ailleurs aucun pour vous. Et ce, à juste titre. N’est-ce pas ?
— Non, si, bien sûr que non, dit-elle. Vraiment.
Elle quitta le bureau du téléphone, en présentant son LIZ à la porte, et retourna en hâte chez elle, à la pension. Il lui semblait avoir décrypté le double langage de Tong, mais déjà elle avait du mal à se rappeler ses propos. À son avis, il avait voulu lui dire de rester là, de ne rien lui apporter, parce qu’il devrait le montrer aux officiels qui le confisqueraient aussitôt, mais elle n’en était pas certaine. Il voulait peut-être réellement dire que cela n’avait pas grande importance. Ou qu’il ne pouvait lui être d’aucun secours.
Tandis qu’elle aidait Iziézi à préparer le dîner, elle se dit avoir paniqué, commis une erreur en appelant Tong, et attiré l’attention sur elle et sur ses amis et informateurs ici. Sachant qu’elle devait se montrer prudente, elle ne dit rien de la boutique saccagée. Iziézi connaissait Maz Sotyu Ang depuis des années, mais elle n’en avait rien dit non plus, et ne semblait pas troublée le moins du monde. Elle lui montra comment couper le numiem frais : en tranches fines, à l’oblique, pour faire ressortir toute la saveur.
C’était un des soirs où Élyed donnait une leçon. Après avoir mangé avec Akidan et Iziézi, Sutty prit congé et descendit la rue du Fleuve jusqu’au quartier pauvre, la ville de yourtes. La Corporation n’y avait pas encore amené l’éclairage électrique ; on ne voyait que la chiche lueur des lampes à huile dans les baraques et les tentes. Le froid, réel, n’avait cependant pas le caractère tranchant, affûté, du froid hivernal. C’était un froid à l’odeur de printemps, plein de vie. Mais son cœur se serra lorsqu’elle arriva à proximité de l’échoppe d’Élyed : si elle la trouvait blanchie à la chaux, éventrée, ravagée, violée…
Quelqu’un avait repris un tournevis à l’arrière-petit-neveu, qui criait au meurtre, et les nièces sourirent à Sutty lorsqu’elle traversa la boutique pour gagner l’arrière-salle. Elle arrivait en avance pour la leçon. Il n’y avait personne dans la petite pièce, à part la maz et un petit-neveu discret qui installait des chaises.
Elle ne put se retenir :
— Maz Élyed Oni, connaissez-vous Maz Sotyu Ang, l’herboriste… ? Son magasin…
— Oui, dit la vieille femme. Il est chez sa fille.
— La boutique… l’herbier…
— Disparus.
— Mais…
Elle étouffait. Elle lutta contre des larmes de colère et d’indignation, ici, devant cette femme qui aurait pu être sa grand-mère, qui était sa grand-mère.
— C’est ma faute.
— Non, dit Élyed. Vous n’avez pas mal agi. Sotyu n’a pas mal agi. La faute n’incombe à personne. Les choses ont mal tourné. Il n’est pas toujours possible de bien faire dans une situation difficile.
Sutty resta coite. Elle considéra la petite pièce haute de plafond, son tapis rouge presque dissimulé par les chaises et les coussins ; la pauvreté et la propreté qui régnaient ; le bouquet de fleurs en papier dans un vilain vase sur la table basse ; le petit-neveu qui arrangeait les coussins ; la vieille, vieille femme qui s’asseyait lentement, péniblement, sur un mince oreiller près de la table. Sur la table, un livre. Vieux, usé, lu et relu.
— Je crois, yoz Sutty, que c’est peut-être le contraire, poursuivit Élyed. Sotyu nous a dit l’été dernier qu’il croyait qu’un voisin avait parlé de son herbier à la police. Puis vous êtes arrivée, et il ne s’est rien passé.
Sutty s’efforça de comprendre ce qu’Élyed avait dit.
— J’étais une garantie ?
— Je crois, oui.
— Ils ne veulent pas que je voie… ce qu’ils font ? Mais dans ce cas, pourquoi maintenant… ont-ils…
Élyed haussa ses minces épaules.
— Ils n’étudient pas la patience.
— Alors je devrais rester, énonça Sutty qui s’efforçait toujours de comprendre. J’avais pensé qu’il vaudrait mieux pour vous que je parte.
— Je crois que vous devriez aller sur Silong.
Ses idées se brouillaient.
— Sur Silong ?
— C’est là que se trouve le dernier umyazu.
Élyed marqua un temps avant d’ajouter, scrupuleuse :
— À ma connaissance. Il en reste peut-être quelques-uns dans les îles à l’est. Mais ici, à l’ouest, on dit que le Giron de Silong est le dernier. On y a expédié beaucoup, beaucoup de livres. Depuis bien des années. Il doit avoir une superbe bibliothèque. Ce n’est ni la montagne Dorée, ni l’Umyazu Rouge, ni Atangen. Mais l’essentiel de ce qui a été préservé s’y trouve.
La tête penchée sur le côté, un petit oiseau perclus par les ans, l’œil vif, elle regarda Sutty. Elle avait terminé son périlleux voyage vers le coussin et, à présent, elle arrangeait sa veste de laine noire – un oiseau lissant ses plumes.
— Vous voulez apprendre le Dit, je le sais. Vous devriez aller là-bas. Il n’y a rien ici. Ce que j’ai, ce qu’ont quelques maz. Du bric-à-brac. Et de moins en moins. Silong, ma fille. Peut-être que vous trouverez un partenaire. Peut-être que vous deviendrez maz. Hein ?
Son visage ridé se fendit soudain d’un grand sourire, édenté, radieux. Elle eut un petit rire musical.
— Silong…
D’autres personnes arrivaient. Élyed posa les mains sur ses genoux et se mit à psalmodier :
— Le Un engendre les Deux, les Deux engendrent l’Un…