LE LIVRE DU CHÂTEAU

1

La remontée des profondeurs du Labyrinthe fut accomplie beaucoup plus rapidement que ne l’avait été la descente, car pendant l’interminable spirale descendante Valentin n’avait été qu’un aventurier anonyme qui avait dû vaincre l’indifférence du lourd appareil bureaucratique, alors qu’au retour il était une Puissance du royaume.

Pas question pour lui d’effectuer la tortueuse montée, niveau après niveau, anneau après anneau, de rebrousser chemin à travers le dédale de la tanière du Pontife, la Chambre des Archives, l’Arène, la Place des Masques, la Salle des Vents et tout le reste. Il remonta avec ses compagnons, rapidement et sans encombre, en utilisant le passage réservé exclusivement aux Puissances.

Il ne lui fallut que quelques heures pour atteindre l’anneau extérieur, cette étape populeuse et bien éclairée sur le pourtour de la cité souterraine. Malgré toute la rapidité de son ascension, la nouvelle de son identité s’était répandue encore plus vite. Le bruit s’était propagé à travers le Labyrinthe que le Coronal était ici, un Coronal mystérieusement transformé, mais Coronal malgré tout, et lorsqu’il déboucha du passage impérial, une grande foule s’était déjà assemblée comme s’il devait en sortir quelque créature à neuf têtes et à trente pattes.

C’était une foule silencieuse. Quelques-uns firent le signe de la constellation, d’autres crièrent son nom, mais la plupart se contentèrent de le regarder passer bouche bée. Après tout, le Labyrinthe était le domaine du Pontife, et Valentin savait que l’adulation dont un Coronal recevrait les témoignages partout ailleurs sur Majipoor était ici peu vraisemblable. De la crainte, oui. Du respect, certes. De la curiosité, par-dessus tout. Mais certainement pas les acclamations ni les saluts que Valentin avait vus répandus sur le passage du faux lord Valentin lorsqu’il avait parcouru les rues de Pidruid pendant le grand défilé. C’était aussi bien ainsi, se dit Valentin. Il avait perdu l’habitude d’être un objet d’adoration et, de toute façon, il n’y avait jamais beaucoup tenu. Il était suffisant – largement suffisant – qu’ils l’acceptent maintenant comme le personnage qu’il prétendait être.

— Tout sera-t-il toujours aussi facile ? demanda-t-il à Deliamber. Me suffira-t-il de traverser Alhanroel en me proclamant le véritable lord Valentin pour que tout me tombe entre les mains ?

— J’en doute fort. Barjazid a encore le visage du Coronal. Il détient encore les sceaux du pouvoir. Ici, si les ministres du Pontife affirment que vous êtes le Coronal, les citoyens vous salueront comme Coronal. S’ils avaient déclaré que vous étiez la Dame de l’Ile, on vous aurait probablement salué comme la Dame de l’Ile. Je pense qu’il n’en sera pas de même à l’extérieur.

— Je ne veux pas d’effusion de sang, Deliamber.

— Personne ne le veut. Mais le sang coulera avant que vous repreniez possession du Trône de Confalume. Il n’y a pas moyen de l’éviter, Valentin.

— Je crois, dit Valentin, l’air sombre, que je préférerais presque abandonner le trône au Barjazid plutôt que de plonger le pays dans un bain de sang. Je tiens par-dessus tout à la paix, Deliamber.

— Et la paix finira par régner, répondit le petit magicien. Mais la route qui mène à la paix n’est pas toujours de tout repos. Regardez, là-bas… votre armée se rassemble déjà, Valentin.

Et, pas très loin, Valentin vit tout un rassemblement de gens. Certains visages lui étaient familiers et d’autres inconnus. Tous ceux qui l’avaient accompagné jusqu’au Labyrinthe étaient là, la troupe qui s’était formée autour de lui au cours de son voyage autour du monde, les Skandars, Lisamon Hultin, Vinorkis, Khun, Shanamir, Lorivade et les gardes du corps de la Dame et les autres. Mais il y en avait également plusieurs centaines portant les couleurs du Pontife, déjà rassemblés, le premier détachement de… de quoi ? Ce n’étaient pas des troupes ; le Pontife n’avait pas de troupes. Une milice civile, alors ? En tout cas, c’était l’armée de lord Valentin.

— Mon armée, dit Valentin. Le mot avait un goût amer.

— Les armées sont une survivance de l’époque de lord Stiamot, Deliamber. Depuis combien de milliers d’années n’y a-t-il pas eu de guerre sur Majipoor ?

— Il est vrai que la paix règne depuis longtemps, répondit le Vroon. Il existe cependant de petites armées. Les gardes du corps de la Dame, les serviteurs du Pontife… sans oublier les chevaliers du Coronal. Comment peut-on les qualifier autrement que d’armée ? Ils portent des armes, ils font des exercices sur les champs de manœuvre du Mont du Château… De quoi s’agit-il, Valentin ? De dames et de seigneurs s’adonnant à des jeux ?

— C’était ce que je croyais, Deliamber, lorsque j’étais l’un d’eux.

— Il est temps de réviser votre jugement, monseigneur. Les chevaliers du Coronal forment le noyau d’une force militaire et il faudrait être innocent pour croire le contraire. Et vous vous en apercevrez inéluctablement quand vous vous rapprocherez du Mont du Château.

— Dominin Barjazid peut-il envoyer mes propres chevaliers livrer bataille contre moi ? demanda Valentin d’une voix horrifiée.

Le Vroon lui jeta un long regard froid.

— L’homme que vous appelez Dominin Barjazid est, pour l’instant, lord Valentin le Coronal, auquel les chevaliers du Mont du Château sont liés par serment. Auriez-vous oublié cela ? Avec de la chance et de l’habileté, vous pourriez réussir à les convaincre que leur serment les lie à l’âme et à l’esprit de lord Valentin et non à son visage et à sa barbe. Mais certains resteront fidèles à celui qu’ils croient être vous et ils tireront l’épée contre vous en son nom.

Cette pensée le révolta. Depuis qu’il avait retrouvé la mémoire, Valentin avait maintes fois pensé aux compagnons de sa vie antérieure, à ces nobles jeunes gens avec lesquels il avait grandi, en compagnie desquels il s’était initié aux arts princiers en des jours plus heureux, dont l’amour et l’amitié avaient occupé une place essentielle dans sa vie, jusqu’au jour où l’usurpateur avait brisé cette vie. Elidath de Morvole, le hardi chasseur, le blond et agile Stasilaine, et Tunigorn, si vif à manier l’arc, et tant d’autres qui n’étaient plus maintenant pour lui que des noms, des formes indistinctes dans un passé lointain, mais qui pouvaient pourtant en un instant retrouver vie, couleur et vigueur. Allaient-ils maintenant lui livrer bataille ? Ses amis, ses compagnons bien-aimés de naguère… s’il lui fallait se battre contre eux dans l’intérêt de Majipoor, il s’y résignerait, mais cette perspective était accablante.

— Peut-être pouvons-nous éviter cela, dit-il en secouant la tête. Il est temps de partir d’ici.

Près de la porte connue sous le nom d’Entrée des Eaux, Valentin réunit ses fidèles et fit connaissance avec les officiers que les ministres du Pontife avaient mis à sa disposition. Ils paraissaient former une équipe tout à fait capable, l’esprit visiblement stimulé par cette chance qui leur était offerte de sortir des sinistres profondeurs du Labyrinthe. Leur chef était un homme trapu et robuste, répondant au nom de Ermanar, aux cheveux roux coupés ras et à la barbe taillée en pointe, qui, par sa morphologie, ses gestes et sa franchise ressemblait à Sleet comme un frère. Il plut immédiatement à Valentin. Ermanar fit hâtivement et pour la forme le signe de la constellation, adressa à Valentin un sourire chaleureux et déclara :

— Je resterai à vos côtés, monseigneur, jusqu’à ce que le Château soit de nouveau à vous.

— Espérons que le voyage vers le nord sera facile, dit Valentin.

— Avez-vous choisi un itinéraire ?

— Le plus rapide serait de remonter le Glayge en bateau, n’est-ce pas ?

— À n’importe quelle autre époque de l’année, certainement, répondit Ermanar en hochant lentement la tête. Mais les pluies d’automne sont déjà arrivées et elles ont été exceptionnellement abondantes.

Il sortit une petite carte du centre d’Alhanroel qui montrait en rouge brillant sur un fond sombre les régions séparant le Labyrinthe du Mont du Château.

— Voyez, monseigneur, le Glayge descend du Mont et se jette dans le lac Roghoiz, puis il ressort ici et continue jusqu’à l’Entrée des Eaux devant nous. En ce moment, le fleuve est en crue et dangereux de Pendiwane jusqu’au lac… c’est-à-dire sur plusieurs centaines de kilomètres. Je vous propose d’aller par la route au moins jusqu’à Pendiwane. De là, nous pourrons nous arranger pour nous embarquer presque jusqu’à la source du Glayge.

— Cela me parait sage. Connaissez-vous les routes ?

— Fort bien, monseigneur. Il posa le doigt sur la carte.

— Tout dépend si les inondations de la plaine du Glayge sont aussi graves que les rapports le prétendent. Je préférerais traverser la vallée du Glayge de cette manière et simplement contourner la rive nord du lac Roghoiz sans jamais beaucoup m’éloigner du fleuve.

— Et si la vallée est inondée ?

— Alors, il existe plus au nord des routes que nous pouvons utiliser. Mais c’est une contrée sèche, inhospitalière, presque un désert. Nous risquons d’avoir de la peine à trouver des provisions. Et nous passerions beaucoup trop près de cet endroit à mon gré.

Il indiqua sur la carte un point situé juste au nord-est du lac Roghoiz.

— Velalisier ? demanda Valentin. Les ruines ? Pourquoi avez-vous l’air si troublé, Ermanar ?

— C’est un endroit malsain, monseigneur, un endroit qui porte malheur. Il y a des esprits qui y rôdent. L’air est souillé de crimes impunis. Je n’aime pas les histoires que l’on raconte sur Velalisier.

— Des inondations d’un côté, des ruines hantées de l’autre, c’est bien cela ? demanda Valentin en souriant. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas passer franchement au sud du fleuve ?

— Au sud ? Non, monseigneur. Vous vous souvenez du désert que vous avez traversé lors de votre voyage depuis Treymone ? Eh bien, c’est encore pire là-bas, bien pire. Pas une goutte d’eau, rien d’autre à se mettre sous la dent que des pierres et du sable. Je préférerais traverser les ruines de Velalisier que d’essayer le désert du Sud.

— Alors, nous n’avons pas le choix ? Nous passerons donc par la vallée du Glayge, en espérant que l’inondation ne sera pas trop grave. Quand partons-nous ?

— Quand désirez-vous partir ? demanda Ermanar.

— Dans deux heures, répondit Valentin.

2

En début d’après-midi, les forces de lord Valentin quittèrent le Labyrinthe par l’Entrée des Eaux. C’était une porte monumentale, richement ornementée, comme il convenait à l’accès principal de la cité pontificale, celui qu’empruntaient traditionnellement les Puissances. Une foule d’habitants du Labyrinthe s’était assemblée pour assister au départ de Valentin et de ses compagnons.

Comme il était bon de revoir le soleil. Comme il était bon de respirer de nouveau l’air frais et pur… pas l’air sec et brûlant du désert, mais le bon air, doux et suave, de la basse vallée du Glayge. Valentin avait pris place dans le véhicule de tête d’un long convoi de flotteurs. Il ordonna d’ouvrir les fenêtres toutes grandes.

— Comme du vin nouveau ! s’écria-t-il en respirant à pleins poumons. Ermanar, comment pouvez-vous supporter de vivre dans le Labyrinthe en sachant qu’il y a cela juste dehors ?

— Je suis né dans le Labyrinthe, répondit paisiblement l’officier. Ma famille est au service du Pontife depuis cinquante générations. Nous sommes habitués à l’air ambiant.

— Ainsi, vous trouvez l’air frais offensant ?

— Offensant ? demanda Ermanar, l’air surpris. Non, non, certainement pas offensant ! J’apprécie ses qualités, monseigneur. Il me parait simplement – comment dire ? – il me paraît simplement superflu.

— Pas à moi, reprit Valentin en riant. Et regardez comme tout est vert, comme tout a l’air frais et neuf !

— Ce sont les pluies d’automne, dit Ermanar. Elles apportent la vie dans cette vallée.

— Un peu trop de vie cette année, si j’ai bien compris, dit Carabella. Savez-vous à quel point l’inondation est grave ?

— J’ai envoyé des éclaireurs, répondit Ermanar. Nous aurons bientôt des nouvelles.

Le convoi poursuivait sa route à travers une campagne paisible et riante, juste au nord du fleuve. Valentin se dit que le Glayge n’avait pas l’air particulièrement tumultueux à cet endroit, un cours d’eau placide, décrivant de nombreux méandres et argenté par le soleil vespéral. Mais, bien entendu, il ne s’agissait pas du véritable fleuve, seulement d’une sorte de canal, construit des milliers d’années auparavant pour relier le lac Roghoiz au Labyrinthe. Il se souvenait que le Glayge proprement dit était beaucoup plus impressionnant, un noble fleuve, large et rapide, bien qu’un vulgaire ruisselet en comparaison du titanesque Zimr de l’autre continent. Lors de sa précédente visite au Labyrinthe, Valentin avait descendu le Glayge en été, un été très sec, et il lui avait paru assez calme. Mais la saison n’était plus la même, et Valentin n’avait aucune envie de refaire l’épreuve d’un cours d’eau en crue, car ses souvenirs de la rugissante Steiche étaient encore vivaces. S’ils devaient remonter un peu au nord, ce serait très bien ; et même s’il leur fallait traverser les ruines de Velalisier, ce ne serait pas bien grave, il suffirait d’apporter un peu de réconfort au superstitieux Ermanar.

Cette nuit-là, Valentin sentit la première contre-offensive directe de l’usurpateur. Il reçut pendant son sommeil un message du Roi des Rêves, un message violent et maléfique.

Il eut d’abord une sensation de chaleur dans le cerveau, une chaleur de plus en plus ardente qui se transforma en une furieuse brûlure et se pressa avec une folle intensité contre les parois palpitantes de son crâne. Il sentit une aiguille de lumière brillante lui fouailler l’âme. Il perçut derrière son front le battement de lancinantes pulsations. Mais ses sensations furent accompagnées de quelque chose d’encore plus douloureux, un sentiment de culpabilité et de honte qui envahit progressivement son esprit, la conscience d’un échec, d’une défaite, des accusations de tromperie et de trahison contre le peuple qu’il avait été choisi pour gouverner.

Valentin supporta le message jusqu’à ce qu’il ne puisse plus tenir. Finalement, il poussa un cri et s’éveilla, baigné de sueur, tremblant, secoué, meurtri par ce rêve comme il ne l’avait jamais été.

— Monseigneur ? chuchota Carabella.

Il se redressa et se couvrit le visage de ses mains. Pendant quelques instants, il fut incapable de parler. Carabella le berça contre elle en lui caressant doucement la tête.

— Un message, réussit-il finalement à articuler. Du Roi.

— C’est fini, amour, c’est fini maintenant.

Elle se balançait d’avant en arrière en l’étreignant, et petit à petit la terreur et la panique l’abandonnèrent. Il releva la tête.

— C’était le pire, fit-il. Pire que celui de Pidruid, pendant notre première nuit.

— Puis-je faire quelque chose pour toi ?

— Non. Je ne pense pas, répondit Valentin en secouant la tête. Ils m’ont découvert, souffla-t-il. Le Roi a réussi à pénétrer en moi, et il ne me laissera plus en paix maintenant.

— Ce n’était qu’un cauchemar, Valentin…

— Non. Non. Un message du Roi. Le premier d’une longue série.

— Je vais aller chercher Deliamber, dit-elle. Il saura ce qu’il faut faire.

— Reste ici, Carabella. Ne me quitte pas.

— Tout ira bien, maintenant. Tu ne peux pas recevoir de message quand tu es éveillé.

— Ne me quitte pas, murmura-t-il.

Mais elle l’apaisa et, à force de douceur, le persuada de s’allonger. Puis elle alla chercher le magicien qui, l’air grave et troublé, imposa ses tentacules sur Valentin pour le plonger dans un sommeil sans rêves.

La nuit suivante, il eut peur de s’endormir. Mais le sommeil finit par le gagner et lui apporta un nouveau message, encore plus terrifiant que le dernier. Des images dansaient dans sa tête – des bulles de lumière aux visages hideux et des taches de couleur qui ricanaient, se moquaient de lui et l’accusaient, et des fulgurances ardentes dont chaque impact était comme un coup de poignard. Et puis des Métamorphes, surnaturels, changeant sans cesse d’apparence, qui l’encerclaient en agitant devant lui de longs doigts effilés, en poussant de longs rires aigus, en le traitant de lâche, de femmelette, de simple d’esprit, d’enfant. Puis il y eut des voix grasses et insupportables chantant les paroles déformées par l’écho de la chanson des petits enfants :

Le vieux Roi des Rêves

Au cœur comme la pierre,

Jamais ne ferme l’œil.

Jamais ne reste seul.

Des rires, une musique discordante, des chuchotements atteignant à peine le seuil d’audibilité… de longues rangées de squelettes qui dansaient… les trois frères skandars morts, mutilés, effroyables, qui l’appelaient par son nom…

Valentin se força à s’éveiller et pendant des heures, hagard, vidé, il fit les cent pas dans le flotteur exigu.

La nuit suivante, il eut encore un message, encore plus terrifiant que les deux autres.

— Suis-je condamné à ne plus jamais dormir ? demanda-t-il.

Deliamber, accompagné de Lorivade, vint le voir alors qu’il était affalé sur un siège, livide, épuisé.

— J’ai entendu parler de vos ennuis, dit Lorivade. La Dame ne vous a-t-elle pas montré comment vous défendre avec votre bandeau ?

— Que voulez-vous dire ? demanda Valentin en la regardant avec des yeux atones.

— Une Puissance ne peut en agresser une autre, monseigneur.

Elle toucha le bandeau d’argent qui ceignait le front de Valentin.

— Si vous l’utilisez correctement, il vous permettra de parer les attaques.

— Et comment faire ?

— Au moment où vous vous disposez à dormir, répondit-elle, mettez en place un écran mental. Projetez votre identité, emplissez de votre esprit l’air qui vous entoure. Et alors vous n’aurez plus rien à craindre des messages.

— Voulez-vous m’y exercer ?

— J’essaierai, monseigneur.

Las et miné comme il l’était, tout ce qu’il réussit à faire fut de se projeter un semblant d’écran, qui n’avait qu’un lointain rapport avec le pouvoir dont disposait un Coronal. Et bien que Lorivade l’ait exercé pendant une heure au maniement du bandeau, il reçut cette nuit-là un quatrième message. Mais il était plus faible que les autres, et Valentin réussit à échapper à ses effets les plus néfastes et sombra finalement dans un sommeil réparateur. Le lendemain matin, il se sentait plus dispos et il s’entraîna avec le bandeau pendant plusieurs heures.

Les nuits suivantes, il y eut d’autres messages – des messages légers, qui le sondaient et cherchaient le défaut de sa cuirasse. Valentin parait les attaques avec une assurance croissante. Mais la tension qu’exigeait cette vigilance constante l’affaiblissait, et rares étaient les nuits où il ne sentait pas les tentacules du Roi des Rêves tenter de s’insinuer dans son âme endormie. Mais il ne relâchait pas sa surveillance et restait indemne.

Pendant cinq autres jours, ils remontèrent vers le nord en suivant la basse vallée du Glayge, et le sixième, les éclaireurs d’Ermanar revinrent, porteurs de nouvelles.

— L’inondation n’est pas aussi grave qu’on l’avait dit, annonça Ermanar.

— Parfait, dit Valentin en hochant la tête. Alors, nous allons continuer jusqu’au lac et nous nous embarquerons de là-bas.

— Il y a des forces ennemies entre le lac et nous.

— Celles du Coronal ?

— On peut le supposer, monseigneur. Les éclaireurs m’ont seulement dit qu’ils étaient montés sur la crête de Lumanzar, d’où l’on a une excellente vue sur le lac et la plaine environnante, et qu’ils ont vu des troupes qui y cantonnaient, ainsi qu’une forte concentration de mollitors.

— Enfin la guerre ! s’écria Lisamon Hultin d’une voix qui n’exprimait aucun déplaisir.

— Non, dit Valentin, l’air morose. Il est encore trop tôt. Nous sommes à des milliers de kilomètres du Mont du Château. Nous ne pouvons engager le combat si loin au sud. De plus, j’espère encore éviter l’affrontement… ou tout au moins le retarder jusqu’au dernier moment.

— Qu’allez-vous faire, monseigneur ?

— Continuer à remonter la vallée du Glayge comme nous l’avons fait jusqu’à présent, mais commencer à obliquer vers le nord-ouest si cette armée fait mouvement vers nous. Mon intention, si c’est possible, est de contourner leurs positions et de remonter le fleuve dans leur dos en les laissant à Roghoiz attendre notre arrivée.

— Les contourner ? demanda Ermanar en ouvrant de grands yeux.

— À moins de me tromper du tout au tout, le Barjazid les a installés là pour défendre les abords du lac. Ils ne nous suivront pas très loin dans les terres.

— Mais dans les terres…

— Oui, je sais.

La main de Valentin se posa légèrement sur l’épaule d’Ermanar, et il poursuivit avec toute la chaleur et la sympathie dont il était capable :

— Pardonnez-moi, l’ami, mais je crains qu’il ne nous faille faire le détour jusqu’à Velalisier.

— Ces ruines me font peur, monseigneur, et je ne suis pas le seul dans ce cas.

— C’est possible. Mais nous avons en notre compagnie un puissant magicien et nombre de vaillants amis. Que peuvent faire un ou deux fantômes contre des gens comme Lisamon Hultin ou Khun de Kianimot, ou Sleet, ou Carabella ? Sans parler de Zalzan Kavol ; il suffira de laisser le Skandar pousser quelques rugissements devant eux et ils partiront ventre à terre jusqu’à Stoien !

— Monseigneur, votre parole fait loi. Mais depuis mon enfance, j’ai entendu d’inquiétantes légendes sur Velalisier.

— Y êtes-vous déjà allé ?

— Bien sûr que non.

— Connaissez-vous quelqu’un qui y soit allé ?

— Non, monseigneur.

— Alors, pouvez-vous prétendre connaître, connaître de manière certaine, les périls qui nous y guettent ?

— Non, monseigneur, répondit Ermanar en tortillant sa barbe.

— Alors que devant nous se trouve une armée ennemie et une horde d’affreux mollitors de guerre, n’est-ce pas ? Nous n’avons pas la moindre idée de ce que des fantômes peuvent nous faire ; en revanche, nous connaissons parfaitement les ennuis que peut apporter la guerre. Je propose donc d’éviter l’affrontement et de courir notre chance avec les fantômes.

— J’aurais préféré l’inverse, dit Ermanar avec un sourire forcé. Mais je resterai à vos côtés, monseigneur, même s’il me fallait traverser Velalisier à pied par une nuit sans lune. Vous pouvez compter là-dessus.

— Très bien, dit Valentin. Et les fantômes de Velalisier nous laisseront repartir sains et saufs, Ermanar. Vous pouvez compter là-dessus.

Ils continuèrent la route qu’ils avaient suivie, gardant le Glayge à leur droite. À mesure qu’ils avançaient vers le nord, le sol s’élevait lentement.

Valentin savait qu’il ne s’agissait pas encore de la gigantesque élévation de terrain qui marquait les premiers contreforts du Mont du Château, mais d’une infime ondulation annonçant l’énorme protubérance à la surface de la planète. Le fleuve se trouva bientôt à une trentaine de mètres en contrebas dans la vallée, un étroit ruban brillant bordé de fourrés de broussailles. La route commença à monter en lacet, suivant une longue couche inclinée de terrain. Ermanar leur dit qu’il s’agissait de la crête de Lumanzar, du sommet de laquelle la vue s’étendait sur une distance extraordinaire.

Accompagné de Deliamber, Sleet et Ermanar, Valentin alla jusqu’au bord de la crête pour examiner la situation. En contrebas, le terrain s’étageait en terrasses naturelles, descendant en gradins depuis la crête jusqu’à la vaste plaine dont le lac Roghoiz occupait le centre.

Le lac paraissait énorme, presque un océan. Valentin se souvenait qu’il était grand, ce qui n’avait rien d’étonnant, puisque le Glayge arrosait toute la face sud-ouest du Mont du Château et qu’il déversait pratiquement toutes ses eaux dans ce lac ; mais la taille qu’il avait gardée en mémoire n’avait rien de commun avec ce qu’il avait sous les yeux. Il comprenait maintenant pourquoi les villes construites sur les rives du lac étaient toutes bâties sur de hauts pilotis : ces cités lacustres n’étaient plus à la périphérie du lac, mais bien à l’intérieur de ses limites et l’eau devait venir lécher les étages inférieurs des bâtiments sur pilotis.

— Il est énormément gonflé, dit-il à Ermanar.

— Oui, il a presque doublé de volume. Mais ce que l’on racontait nous faisait craindre encore pire.

— Comme c’est souvent le cas, dit Valentin. Et où se trouve l’armée que vos éclaireurs ont repérée ?

Ermanar scruta longuement l’horizon avec sa lunette d’approche. Valentin se prit à espérer avec ferveur qu’ils avaient levé le camp et étaient repartis vers le Mont, ou bien que c’était une erreur des éclaireurs, qu’il n’y avait jamais eu d’armée ici, ou bien peut-être…

— Là-bas, monseigneur, dit finalement Ermanar. Valentin saisit la lunette et regarda en bas de la crête. Il ne vit au début que des arbres, des prairies et des nappes d’eau à l’endroit où le lac avait débordé, mais Ermanar orienta la lunette dans la bonne direction, et soudain Valentin les vit. À l’œil nu, les soldats ressemblaient à une colonie de fourmis près du bord du lac.

Mais il ne s’agissait pas de fourmis.

Cantonnée à proximité du lac, se trouvait une troupe de mille à quinze cents hommes – ce n’était pas une armée gigantesque, mais déjà assez importante sur un monde où la notion même de guerre était tombée dans l’oubli. L’ennemi était très nettement supérieur en nombre aux troupes de Valentin. À côté, pâturaient près d’une centaine de mollitors – ces créatures massives et cuirassées dont l’origine synthétique remontait à un lointain passé. Dans les jeux auxquels s’adonnait la chevalerie sur les pentes du Mont du Château, les mollitors étaient fréquemment utilisés comme instruments de combat. Ils se déplaçaient avec une vélocité surprenante sur leurs pattes courtes et épaisses et étaient capables de faire de grands dégâts lorsqu’ils sortaient leur lourde tête hors de leur impénétrable carapace pour happer, arracher et broyer. Valentin les avait vus défoncer complètement un champ avec leurs sabots recourbés, en allant et venant d’un pas pesant, se bousculant et se poussant de la tête dans des accès de rage aveugle. Une douzaine d’entre eux, bloquant une route, formeraient une barrière aussi efficace qu’un mur.

— Nous pourrions les prendre par surprise, dit Sleet, envoyer une escouade créer la confusion au milieu des mollitors et prendre l’ennemi à revers quand…

— Non, dit Valentin. Ce serait une erreur de combattre.

— Si vous vous imaginez, insista Sleet, que vous allez reconquérir le Mont du Château sans verser une seule goutte de sang, monseigneur, vous…

— Je sais que je ne pourrai éviter l’effusion de sang, répliqua sèchement Valentin, mais j’ai l’intention de la réduire au minimum. Souviens-toi que les troupes qui sont en bas sont les troupes du Coronal, et souviens-toi qui est le véritable Coronal. Ce ne sont pas des ennemis. Dominin Barjazid est le seul ennemi. Nous ne combattrons que lorsque nous ne pourrons faire autrement, Sleet.

— Alors, nous changeons d’itinéraire comme prévu ? demanda Ermanar d’un air maussade.

— Oui. Nous obliquons vers le nord-ouest, en direction de Velalisier. Puis nous contournons l’autre extrémité du lac et remontons la vallée jusqu’à Pendiwane, s’il n’y a pas d’autre armée sur notre route entre ici et là-bas. Avez-vous des cartes ?

— Je n’ai qu’une carte de la vallée et de la route de Velalisier, à peu près jusqu’à mi-chemin. Le reste n’est que terres incultes, monseigneur, et des cartes ne nous montreraient pas grand-chose.

— Eh bien, nous nous débrouillerons sans cartes, conclut Valentin.

Pendant que le convoi redescendait la crête de Lumanzar jusqu’à l’embranchement qui lui permettrait de s’éloigner du lac, Valentin convoqua Nascimonte, le duc des brigands, dans son flotteur.

— Nous faisons route vers Velalisier, lui dit-il, et il nous faudra peut-être traverser les ruines. Connaissez-vous cette région ?

— J’y suis allé une fois, monseigneur, quand j’étais beaucoup plus jeune.

— Pour chercher des fantômes ?

— Pour chercher les trésors des anciens, pour la décoration de mon manoir. Je n’ai pas trouvé grand-chose. La ville a dû être bien dévastée après sa chute.

— Et vous n’avez pas eu peur de piller une cité hantée ?

— Je connaissais les légendes, répondit Nascimonte avec un haussement d’épaules. Et j’étais plus jeune et ne prenais pas facilement peur.

— Parlez-en avec Ermanar, dit Valentin, et présentez-vous comme quelqu’un qui est allé à Velalisier et en est revenu vivant. Vous sentez-vous capable de nous guider dans les ruines ?

— Mes souvenirs remontent à une quarantaine d’années, monseigneur, mais je ferai de mon mieux.

Après avoir compulsé les cartes fragmentaires et incomplètes fournies par Ermanar, Valentin en conclut que la seule route qui ne les menait pas dangereusement près de l’armée attendant au bord du lac allait effectivement les mener aux abords de la cité en ruine, voire dans la ville même. Il n’y avait pas lieu de le déplorer. Tout le monde s’accordait pour reconnaître que les ruines de Velalisier, malgré la terreur qu’elles inspiraient aux naïfs, offraient un spectacle imposant. De plus, il n’y avait guère de risques que Dominin Barjazid ait disposé là-bas des troupes pour l’attendre. Ce détour, si le faux Coronal escomptait que Valentin suive la route de la vallée du Glayge, pouvait tourner à leur avantage. Et si le voyage à travers le désert ne se révélait pas trop éprouvant, peut-être même pourraient-ils rester à l’écart du fleuve pendant la majeure partie du trajet vers le nord et bénéficier d’un certain effet de surprise lorsqu’ils obliqueraient enfin vers le Mont du Château.

Que Velalisier nous montre ses fantômes, se dit Valentin. Il était préférable de dîner avec des esprits que de descendre la crête de Lumanzar pour tomber dans les griffes des mollitors de Barjazid.

3

La route qui s’écartait du lac traversait des terres de plus en plus arides. Les terrains alluviaux épais et sombres de la plaine firent place à un sol sablonneux, meuble, rouge brique, sur lequel s’accrochait une végétation d’arbustes épineux et rabougris. La route devenait plus raboteuse, elle n’était plus pavée et se réduisait à une piste caillouteuse et inégale qui s’enfonçait en serpentant entre les collines basses séparant le district de Roghoiz du désert de la plaine de Velalisier.

Ermanar envoya des éclaireurs en reconnaissance pour essayer de trouver une route praticable du côté des collines donnant sur le lac et éviter ainsi de s’approcher de la cité en ruine. Mais il n’y en avait pas, rien que quelques rares pistes de chasseurs courant à travers un terrain trop inégal pour leurs véhicules. Il leur fallait donc franchir les collines et s’enfoncer dans les régions hantées qui se trouvaient au-delà.

En fin d’après-midi, ils commencèrent à redescendre de l’autre côté. Des nuages menaçants s’amoncelaient – peut-être la queue de quelque orage éclatant au même moment sur la haute vallée du Glayge – et le soleil, lorsqu’il disparut, ensanglanta le couchant. Juste avant l’arrivée de l’obscurité, une déchirure se fit dans la couche de nuages, laissant le passage à un triple rayon de lumière rouge sombre qui illumina la plaine, baignant d’un éclairage irréel l’immense étendue des ruines de Velalisier.

De gros blocs de pierre bleue jonchaient tout le paysage. Une imposante muraille de monolithes taillés, à deux et en certains endroits trois rangées superposées, s’étendait sur plus d’un kilomètre et demi à la lisière occidentale de la cité et s’achevait brusquement en un amoncellement de cubes de pierre écroulés. Plus près, on distinguait encore les contours de vastes bâtiments effondrés, tout un ensemble de palais, de cours, de basiliques et de temples, à demi ensevelis dans les sables mouvants de la plaine. À l’est s’élevaient une rangée de six colossales pyramides à base étroite et au sommet pointu, disposées tout près l’une de l’autre en ligne droite, et le tronc d’une septième, apparemment démantelée avec une furieuse énergie, car des fragments étaient dispersés tout autour en un large arc de cercle. Juste devant eux, à l’endroit où la route des collines pénétrait dans la ville, se trouvaient deux larges plates-formes de pierre, à environ trois mètres au-dessus de la surface de la plaine et suffisamment larges pour y faire manœuvrer des troupes considérables. Au loin, Valentin distingua l’énorme forme ovale de ce qui avait pu être une arène, une construction aux murs élevés et percés de nombreuses fenêtres, où s’ouvrait à un bout une énorme brèche déchiquetée. Tout était à une échelle stupéfiante et cet endroit faisait paraître tout à fait banales les ruines anonymes de l’autre côté du Labyrinthe, celles où le duc Nascimonte les avait trouvés.

La trouée dans les nuages se referma brusquement. Les dernières lueurs du jour s’évanouirent ; et alors que la nuit tombait, la cité détruite ne fut plus qu’une confusion d’ombres informes, de masses chaotiques se détachant sur le fond du désert.

— La route, monseigneur, dit Nascimonte, passe entre ces deux plates-formes, traverse le groupe de bâtiments juste derrière elles, contourne les six pyramides et ressort au nord-est de la ville. Il sera difficile de la suivre dans l’obscurité, même avec le clair de lune.

— Nous n’allons pas essayer de la suivre dans l’obscurité. Nous installons notre campement ici, et nous traverserons la ville demain matin. J’ai l’intention d’explorer les ruines cette nuit, en profitant de notre présence ici.

Cette déclaration provoqua chez Ermanar un grognement suivi d’un toussotement. Valentin se tourna vers le petit officier dont le visage était maussade et tiré.

— Courage, murmura-t-il, je pense que les fantômes nous laisseront tranquilles ce soir.

— Monseigneur, pour moi ce n’est pas un sujet de plaisanteries.

— Mais je ne me moque pas de vous, Ermanar.

— Vous voulez vraiment aller seul dans les ruines ?

— Seul ? Non, je ne pense pas. Deliamber, voulez-vous m’accompagner ? Sleet ? Carabella ? Zalzan Kavol ? Et vous Nascimonte… vous y avez déjà survécu une fois ; vous avez moins à craindre que n’importe lequel d’entre nous. Qu’en dites-vous ?

— Je suis à vos ordres, lord Valentin, répondit en souriant le chef des bandits.

— Très bien. Et vous, Lisamon ?

— Naturellement, monseigneur.

— Eh bien, nous avons un groupe de sept explorateurs. Nous nous mettrons en route après dîner.

— Huit explorateurs, monseigneur, dit Ermanar d’un ton paisible.

Valentin fronça les sourcils.

— Il n’est pas vraiment nécessaire de…

— Monseigneur, j’ai fait le serment de rester à vos côtés jusqu’à ce que vous ayez reconquis le Château. Puisque vous décidez d’aller dans la ville morte, je vous accompagne dans la ville morte. Si les dangers sont imaginaires, il n’y a rien à craindre, et s’ils sont réels, ma place est à vos côtés. Je vous en prie, monseigneur.

Ermanar avait l’air totalement sincère. L’expression de son visage manifestait une grande tension, mais il s’agissait plus, estima Valentin, de l’inquiétude d’être exclu de l’expédition que d’une quelconque crainte de ce qui pouvait être tapi dans les ruines.

— Parfait, dit Valentin. Nous serons huit. La lune était presque pleine ce soir-là, et sa lumière froide et crue illuminait la cité morte dans les moindres détails, montrant sans pitié les atteintes de plusieurs milliers d’années d’abandon, ce que n’avait pas fait la lumière plus douce des rougeoiements crépusculaires. À l’entrée, une plaque endommagée et presque illisible annonçait que par ordre du Coronal lord Siminave et du Pontife Calintane, Velalisier était une réserve historique royale. Mais ils avaient exercé le pouvoir quelque cinq mille ans auparavant et il ne semblait guère y avoir eu d’entretien depuis cette époque. Les pierres des deux grandes plates-formes qui flanquaient la route étaient fendillées et pleines d’aspérités. Dans les interstices entre les pierres poussaient de petites herbes aux racines puissantes qui, avec une irrésistible patience, séparaient les énormes blocs ; déjà, en plusieurs endroits, s’ouvraient entre les blocs des crevasses assez larges pour que des arbustes de belle taille aient pu y prendre racine. Il était concevable que dans un siècle ou deux toute une forêt de ces plantes ligneuses et noueuses aurait pris possession des plates-formes et que les énormes blocs carrés seraient entièrement recouverts.

— Il faut dégager tout cela, dit Valentin. Je ferai restaurer ces ruines dans l’état où elles étaient avant que toute cette végétation ne commence à pousser. Comment une telle négligence a-t-elle pu être possible ?

— Personne n’est attiré par ce lieu, répondit Ermanar. Et nul n’est prêt à remuer le petit doigt pour le protéger.

— À cause des esprits ? demanda Valentin.

— Parce que c’est un lieu métamorphe, répondit Nascimonte. Cela le rend doublement maudit.

— Doublement ?

— Vous ne connaissez pas l’histoire, monseigneur ?

— Racontez-moi.

— Voici la légende, commença Nascimonte, telle qu’on la racontait pendant mon enfance, en tout cas. À l’époque où les Métamorphes gouvernaient Majipoor, Velalisier était leur capitale – oh ! il y a vingt ou vingt-cinq mille ans de cela. C’était la plus grande ville de la planète. Deux ou trois millions d’entre eux y vivaient et, de toute Alhanroel, des membres des tribus les plus éloignées venaient leur rendre hommage. Des festivals de Changeformes étaient organisés sur ces plates-formes, et tous les mille ans, ils célébraient un festival exceptionnel, un super festival, et pour commémorer l’événement, ils construisaient une pyramide, si bien que la ville avait au moins sept mille ans. Mais le mal s’installa ici. Je ne sais pas quel genre de pratiques un Métamorphe pouvait considérer comme le mal, mais quoi qu’il en soit, elles avaient cours ici. Velalisier était devenue la capitale de toutes les abominations. Et les Métamorphes des provinces commencèrent à en être dégoûtés, puis outragés, et un beau jour ils marchèrent sur la ville, démolirent les temples, abattirent la majeure partie des murailles de la cité, détruisirent les lieux où le mal était pratiqué et emmenèrent les citadins en exil et en esclavage. On sait qu’ils ne furent pas massacrés, car on n’a pas mal creusé pour chercher les trésors par ici – vous savez déjà que moi-même je l’ai fait –, et s’il y avait eu quelques millions de squelettes ensevelis, on les aurait découverts. Ainsi la ville a été dévastée puis abandonnée, longtemps avant l’arrivée des premiers humains, et une malédiction pèse sur elle. On a construit des barrages sur les rivières qui arrosaient la ville et leur cours a été détourné. La plaine tout entière a été transformée en désert. Et pendant quinze mille ans, nul n’a vécu ici, hormis les esprits de ceux qui sont morts quand la ville fut détruite.

— Racontez le reste, dit Ermanar.

— Je n’en sais pas plus, fit Nascimonte en haussant les épaules.

— Ces esprits, reprit Ermanar. Ceux qui hantent ce lieu. Savez-vous combien de temps ils sont condamnés à errer dans les ruines ? Jusqu’à ce que les Métamorphes aient repris le pouvoir sur Majipoor. Jusqu’à ce que la planète leur appartienne de nouveau et que le dernier d’entre nous soit réduit en esclavage. Et à ce moment-là, Velalisier sera reconstruite sur l’ancien site, encore plus majestueuse qu’elle ne l’était auparavant, sera de nouveau choisie comme capitale des Métamorphes et les esprits des morts seront enfin libérés des pierres qui les retiennent prisonniers.

— Ils en ont pour un bon moment à rester dans leurs pierres, dit Sleet. Nous sommes vingt milliards et ils ne sont qu’une poignée, vivant dans la jungle… Que signifie cette menace ?

— Cela fait déjà huit mille ans qu’ils attendent, dit Ermanar, depuis que lord Stiamot leur a arraché le pouvoir. Ils attendront encore huit mille ans s’il le faut. Mais ils rêvent de voir Velalisier renaître de ses cendres, et ils ne renonceront pas à leur rêve. Je les ai parfois entendus dans mon sommeil se préparer pour le jour où les tours de Velalisier se relèveront, et cela me fait peur. C’est pour cela que je n’aime pas être ici. Je les sens qui surveillent cet endroit, je sens leur haine tout autour de nous, comme quelque chose qui flotte dans l’air, quelque chose d’invisible mais de réel…

— Cette ville est donc à la fois maudite et sacrée pour eux, dit Carabella. Il n’est pas étonnant que nous ayons des difficultés à comprendre la manière dont leurs cerveaux fonctionnent !

Valentin s’éloigna sur le chemin. La cité l’impressionnait. Il essaya de l’imaginer telle qu’elle avait été, une sorte de Ni-moya préhistorique, une ville opulente et majestueuse. Et maintenant, qu’en restait-il ? Des lézards aux yeux protubérants s’enfuyaient de pierre en pierre. Des herbes folles envahissaient les boulevards de cérémonies. Vingt mille ans ! À quoi ressemblerait Ni-moya dans vingt mille ans ? Ou bien Pidruid, ou Piliplok, ou les cinquante grandes cités des pentes du Mont du Château ? Étaient-ils en train d’établir sur Majipoor une civilisation qui durerait éternellement, comme l’on disait que durait toujours la civilisation de la vieille Terre ? Ou bien des touristes ébaubis parcourraient-ils un jour les ruines du Château, du Labyrinthe et de l’Île en se demandant quelle signification les anciens leur attachaient ? Nous ne nous sommes pas mai débrouillés jusqu’à présent, se dit Valentin en évoquant les milliers d’années de paix et de stabilité. Mais maintenant des discordances commençaient à se faire jour ; l’ordre établi avait été ébranlé ; nul ne pouvait savoir ce qui allait advenir. Les Métamorphes, ces Métamorphes vaincus et proscrits qui avaient eu le malheur de posséder un monde convoité par une autre race, plus puissante que la leur, n’avaient peut-être pas encore dit leur dernier mot.

Il s’arrêta brusquement. Était-ce un bruit devant lui ? Un bruit de pas ? Une ombre qu’il avait vue passer sur les pierres ? Valentin fouilla l’obscurité du regard. Ce doit être un animal, se dit-il. Un animal nocturne errant en quête d’une proie. Les esprits ne projettent pas d’ombres, n’est-ce pas ? Allons, il n’y a pas de fantômes ici, se dit Valentin. Il n’y a de fantômes nulle part.

Tout de même…

Il fit précautionneusement quelques pas en avant. Il faisait trop sombre, il y avait trop d’avenues aux édifices délabrés qui partaient dans toutes les directions. Il s’était moqué d’Ermanar, mais les craintes d’Ermanar avaient réussi à s’insinuer dans son imagination. Il se représentait de graves et mystérieux Métamorphes se coulant entre les bâtiments écroulés, juste au-delà de son champ de vision, des fantômes d’une incommensurable vieillesse, des silhouettes sans corps, des formes sans substance. Derrière lui, il y eut un bruit de pas, indiscutable cette fois…

Valentin pivota sur ses talons. Ce n’était qu’Ermanar qui courait pour le rattraper.

— Attendez-moi, monseigneur !

Valentin le laissa arriver à sa hauteur. Il se força à se décontracter, mais ses doigts continuaient curieusement à trembler. Il croisa les mains derrière son dos.

— Vous ne devriez pas vous promener tout seul, dit Ermanar. Je sais que vous faites peu de cas des dangers que je redoute ici, mais ces dangers peuvent quand même exister. Vous nous devez à tous de prendre plus grand soin de votre sécurité, monseigneur.

Les autres le rejoignirent et ils reprirent leur marche, lentement et en silence, à travers les ruines baignées par le clair de lune. Valentin ne parla pas de ce qu’il avait cru voir et entendre. Cela avait certainement été un animal. Et bientôt, des animaux apparurent : des genres de petits singes, peut-être proches des frères de la forêt, qui se nichaient dans les bâtiments écroulés et qui, à plusieurs reprises, causèrent l’émoi dans la petite troupe en courant sur les pierres. Et des mammifères nocturnes d’une espèce inférieure, des mintuns ou des drôles, filaient comme des flèches entre les ombres. Mais Valentin se demanda si des singes ou des drôles pouvaient faire des bruits semblables à des bruits de pas.

Pendant plus d’une heure, les huit explorateurs s’enfoncèrent dans les ruines. Valentin regardait avec circonspection dans toutes les embrasures et les cavernes, scrutant l’ombre qui y régnait.

Alors qu’ils passaient au milieu des débris d’une basilique effondrée, Sleet, qui s’était légèrement écarté du groupe, revint en courant pour annoncera Valentin d’une voix où perçait l’inquiétude :

— J’ai entendu quelque chose de bizarre là-bas, sur le côté.

— Un fantôme, Sleet ?

— C’est possible, je n’en sais rien. Ou simplement un brigand.

— Ou bien un singe des rochers, dit Valentin d’un ton détaché. J’ai entendu toutes sortes de bruits.

— Monseigneur…

— Es-tu en train de te laisser gagner par les craintes d’Ermanar ?

— Je pense que nous nous sommes promenés assez longtemps ici, monseigneur, dit Sleet d’une voix basse et vibrante.

— Nous allons surveiller de près tous les recoins obscurs, dit Valentin en secouant la tête. Mais il y a encore beaucoup à voir ici.

— Je préférerais que nous repartions maintenant, monseigneur.

— Courage, Sleet.

Le jongleur haussa les épaules et s’éloigna. Valentin fouilla l’obscurité du regard. Il ne sous-estimait pas la finesse de l’ouïe de Sleet, qui était capable de jongler les yeux bandés en se fiant uniquement à elle. Mais fuir toutes les merveilles que recelait cet endroit parce qu’ils avaient perçu d’étranges bruissements et des pas dans le lointain… non, pas déjà, pas si vite.

Tout en évitant de communiquer son malaise aux autres, il se déplaça pourtant encore plus précautionneusement. Les esprits d’Ermanar n’existaient peut-être pas, mais c’était de la folie de se déplacer avec trop de précipitation dans cette ville inconnue.

Pendant qu’ils exploraient l’un des édifices les plus ornementés de la zone centrale des palais et des temples, Zalzan Kavol, qui ouvrait la marche, s’immobilisa brusquement quand une plaque de pierre qui s’était détachée tomba avec fracas pratiquement à ses pieds. Il jura et gronda :

— Saletés de singes…

— Non, dit Deliamber, je ne pense pas qu’il s’agisse des singes, cette fois. Il y a quelque chose de plus gros là-haut.

Ermanar dirigea une lumière sur la corniche d’un édifice contigu. Pendant un instant, une silhouette qui pouvait être humaine fut visible ; puis elle s’évanouit. Sans une hésitation, Lisamon Hultin commença à courir vers le côté opposé du bâtiment, suivie par Zalzan Kavol qui brandissait son lanceur d’énergie. Sleet et Carabella partirent de l’autre côté. Valentin était prêt à les suivre, mais Ermanar le prit par le bras et le retint avec une force surprenante en déclarant en manière d’excuse :

— Je n’ai pas le droit, monseigneur, de vous laisser courir des risques quand nous ignorons tout…

— Halte-là ! fit la voix tonitruante de Lisamon Hultin.

Ils entendirent au loin le bruit d’une bagarre, puis celui de quelqu’un grimpant sur un amas de pierres écroulées d’une manière qui n’avait rien de fantomatique. Valentin brûlait de savoir ce qui se passait, mais Ermanar avait raison : se lancer dans l’obscurité à la poursuite d’un ennemi invisible dans une ville inconnue était un privilège refusé au Coronal de Majipoor.

Il entendit un cri, des grognements et un gémissement aigu de douleur. Quelques instants plus tard, Lisamon Hultin réapparut, tirant un individu qui portait sur l’épaule l’emblème de la constellation. Elle avait passé le bras autour de sa poitrine, et ses pieds se balançaient à vingt centimètres du sol.

— Des espions, dit-elle. Ils étaient tapis là-haut et ils nous surveillaient. Je pense qu’ils étaient deux.

— Où est l’autre ? demanda Valentin.

— Il s’est peut-être échappé, répondit la géante. Zalzan Kavol est parti à sa poursuite.

Elle laissa tomber son prisonnier devant Valentin et le maintint au sol en posant le pied sur sa poitrine.

— Laissez-le se relever, dit Valentin.

L’homme se mit debout. Il avait l’air terrifié. Ermanar et Nascimonte le fouillèrent sans ménagement pour voir s’il avait des armes, mais ils n’en trouvèrent pas.

— Qui êtes-vous ? demanda Valentin. Et que faites-vous ici ?

Pas de réponse.

— Vous pouvez parler. Nous ne vous ferons pas de mal. Vous avez la constellation sur le bras. Faites-vous partie des forces du Coronal ?

L’homme fit un hochement de tête.

— On vous a envoyé ici pour nous suivre ?

Un second hochement de tête pour toute réponse.

— Savez-vous qui je suis ?

L’homme dévisagea silencieusement Valentin.

— Savez-vous parler ? demanda Valentin. Avez-vous une voix ? Dites quelque chose. N’importe quoi.

— Je… si je…

— Bien. Vous savez parler. Je répète : savez-vous qui je suis ?

— On m’a dit, répondit le captif dans un souffle, que vous vouliez déposséder le Coronal de son trône.

— Non, rétorqua Valentin, on vous a menti, mon vieux. Le voleur est celui qui trône actuellement sur le Mont du Château. Je suis lord Valentin et je vous demande de me faire serment d’allégeance.

L’homme le regardait avec des yeux écarquillés exprimant la stupéfaction et l’incompréhension.

— Combien étiez-vous là-haut ? demanda Valentin.

— S’il vous plaît, monsieur…

— Combien ?

L’homme gardait un silence obstiné.

— Laissez-moi lui tordre un peu le bras, supplia Lisamon Hultin.

— Ce ne sera pas nécessaire.

Valentin s’approcha de l’homme tremblant et lui dit d’une voix douce :

— Vous ne comprenez rien à tout cela, mais tout deviendra clair en temps voulu. Je suis le véritable Coronal, et par le serment que vous avez fait de me servir, je vous demande maintenant de répondre. Combien étiez-vous là-haut ?

Un conflit intérieur se peignait sur le visage de l’homme. D’une voix hésitante, à contrecœur, il répondit :

— Nous n’étions que deux, monsieur.

— Puis-je vous croire ?

— Par la Dame, monsieur !

— Vous n’étiez que deux. Très bien. Depuis combien de temps nous suiviez-vous ?

— Depuis… depuis Lumanzar.

— Quels étaient vos ordres ? Une nouvelle hésitation.

— De… d’observer tous vos mouvements et de faire notre rapport au campement demain matin.

À ces mots, Ermanar se renfrogna.

— Ce qui signifie que l’autre est probablement déjà en ce moment même à mi-chemin du lac.

— Vous croyez cela ?

C’était la voix rauque et bourrue de Zalzan Kavol. Le Skandar arriva au milieu d’eux et laissa tomber aux pieds de Valentin, comme s’il s’agissait d’un vulgaire sac de sable, le corps d’un second soldat portant l’emblème de la constellation. Le lanceur d’énergie de Zalzan Kavol avait transpercé la chair.

— Je l’ai poursuivi pendant près d’un kilomètre, monseigneur. Et l’animal était rapide ! Il se déplaçait plus facilement que moi dans les décombres, et il commençait à gagner du terrain sur moi. Je l’ai sommé de s’arrêter, mais il a continué, alors…

— Enterrez-le quelque part à l’écart du chemin, ordonna sèchement Valentin.

— Monseigneur ? Ai-je mal fait de le tuer ?

— Vous n’aviez pas le choix, répondit Valentin d’une voix radoucie. J’aurais préféré que vous ayez réussi à le rattraper. Mais puisque c’était impossible, vous n’aviez pas le choix. C’est très bien, Zalzan Kavol.

Valentin se détourna. Ce meurtre l’avait bouleversé et il pouvait difficilement prétendre le contraire. Cet homme n’était mort que parce qu’il avait été fidèle au Coronal, ou à celui qu’il croyait être le Coronal.

La guerre civile avait fait sa première victime. L’effusion de sang avait commencé, ici, dans la cité des morts.

4

Il n’était plus question maintenant de poursuivre l’expédition. Ils regagnèrent leur camp avec le prisonnier. Et le lendemain matin, Valentin donna l’ordre de traverser Velalisier et de commencer à bifurquer vers le nord-est.

À la lumière du jour la cité en ruine, bien que tout aussi impressionnante, avait perdu un peu de sa magie. Il était difficile de comprendre comment un peuple aussi chétif que les Métamorphes, chez qui le machinisme était aussi peu développé, était parvenu à déplacer ces énormes blocs de pierre ; mais peut-être le machinisme avait-il été plus développé vingt mille ans auparavant. Les farouches Métamorphes des forêts de Piurifayne, ce peuple vivant dans des huttes d’osier et dans des ruelles boueuses, n’étaient plus que les survivants déchus de la race qui régnait jadis sur Majipoor. Valentin se promit de revenir à Velalisier, une fois réglées ses affaires avec Dominin Barjazid, d’explorer plus en détail l’antique capitale, d’arracher toutes les broussailles, d’entreprendre des fouilles et de reconstruire. Et si possible, se dit-il, j’inviterai des dirigeants métamorphes pour participer à ces travaux…, bien qu’il soit peu probable qu’ils acceptent de coopérer. Il fallait faire quelque chose pour rétablir les relations entre les deux populations de la planète.

— Si je redeviens Coronal, dit-il à Carabella alors que le convoi passait devant les pyramides pour sortir de Velalisier, j’ai l’intention de…

Quand tu seras redevenu Coronal, dit-elle.

— Oui, dit Valentin en souriant, quand je serai redevenu Coronal, j’ai l’intention de me pencher sur l’ensemble de la question Métamorphe. Et si c’est possible, de les réintégrer dans la vie de Majipoor. J’irai jusqu’à leur donner une place dans le gouvernement.

— S’ils acceptent de la prendre.

— Je veux qu’ils oublient leur ressentiment, dit Valentin. Je suis prêt à y consacrer mon règne. Toute notre société, notre merveilleux royaume de bonté et d’harmonie a pour origine un dépouillement et une injustice, Carabella, et nous avons réussi à nous habituer à fermer les yeux là-dessus.

Sleet leva la tête.

— Les Métamorphes n’utilisaient pas la totalité de la planète. Ils étaient à peine vingt millions sur toute cette énorme surface quand nos ancêtres sont arrivés.

— Mais c’était la leur ! s’écria Carabella. De quel droit…

— Du calme, du calme, dit Valentin. Il ne sert à rien de se quereller sur les agissements des premiers colons. Ce qui est fait est fait, et nous devons vivre avec cela. Mais il est en notre pouvoir de changer notre manière de vivre avec cela, et si je redeviens Coronal, je…

Quand, dit Carabella.

— Quand, répéta docilement Valentin.

Deliamber prit la parole, de cette voix douce et lointaine qui lui valait immédiatement l’attention de tout auditoire.

— Il se pourrait que les troubles actuels dans le royaume soient le début du châtiment pour la destruction des Métamorphes.

— Que voulez-vous dire ? demanda Valentin en ouvrant de grands yeux.

— Seulement qu’il s’est écoulé énormément de temps sans que nous, sur Majipoor, ayons eu à payer d’une manière quelconque pour le péché originel des conquérants. Les intérêts s’ajoutent au capital, vous savez. Et maintenant, avec cette usurpation, les méfaits du nouveau Coronal, les perspectives de guerre, de mort et de destruction qui nous menacent, le chaos… peut-être est-ce le passé qui commence à réclamer l’expiation de nos fautes.

— Mais Valentin n’est en rien responsable de l’oppression des Métamorphes, protesta Carabella. Pourquoi serait-ce lui qui en pâtirait ? Pourquoi a-t-il été choisi pour être déchu du trône plutôt que n’importe quel Coronal à poigne du passé ?

— Ces choses ne sont jamais équitablement réparties, répondit Deliamber en haussant les épaules. Qu’est-ce qui vous permet de penser que seuls les coupables sont punis ?

— Le Divin…

— Qu’est-ce qui vous fait croire que le Divin est juste ? À longue échéance, tous les torts sont redressés, les plus et les moins s’équilibrent, on fait le total de chaque colonne et les totaux tombent juste. Mais cela, c’est pour le long terme. Nous devons vivre à court terme et là, les choses sont souvent injustes. Les forces de compensation de l’univers font que tous les comptes s’équilibrent, mais pendant ce processus, elles broient aussi bien les bons que les méchants.

— J’irais plus loin que cela, dit soudain Valentin. Il est possible que j’aie été choisi pour être un instrument des forces de compensation de Deliamber et qu’il ait été nécessaire que je souffre pour pouvoir être efficace.

— Comment cela ?

— S’il ne m’était rien arrivé d’exceptionnel, j’aurais peut-être régné comme tous les autres avant moi sur le Mont du Château, avec suffisance et bonhomie, acceptant les choses telles qu’elles étaient, car du haut de mon trône je n’y aurais rien vu de mal. Mais les aventures que j’ai vécues m’ont donné une vision du monde que je n’aurais sans doute jamais eue si j’étais resté douillettement dans le Château. Et peut-être suis-je maintenant prêt à jouer le rôle qu’il est nécessaire de jouer, alors que sinon…

Valentin laissa traîner sa voix. Après quelques instants, il reprit :

— Toute cette discussion est oiseuse. La première chose à faire est de reconquérir le Château. Ce n’est qu’ensuite que nous pourrons débattre la nature des forces de compensation de l’univers et les desseins du Divin.

Il jeta un dernier regard sur Velalisier, la ville maudite des anciens, chaotique mais encore imposante dans la plaine désolée et désertique. Puis il se retourna et, assis en silence, il contempla le paysage qui défilait sous ses yeux.

La route décrivait maintenant une brusque courbe vers le nord-est, franchissant la ligne de collines qu’ils avaient traversée au sud et redescendant dans la fertile plaine alluviale du Glayge près de la pointe la plus septentrionale du lac Roghoiz. Ils débouchaient à des centaines de kilomètres au nord de la prairie où l’armée du Coronal avait pris ses cantonnements.

Ermanar, tracassé par la présence des deux espions à Velalisier, avait envoyé des éclaireurs pour s’assurer que l’armée n’avait pas fait marche vers le nord pour leur couper la route. Valentin estima que cette mesure était sage, mais il se livra de son côté à une autre reconnaissance par le biais de Deliamber.

— Jetez un charme, ordonna-t-il au magicien, qui m’indique où sont stationnées les armées ennemies. Pouvez-vous faire cela ?

Une lueur malicieuse brilla dans les grands yeux dorés du Vroon.

— Si je peux faire cela ? Une monture peut-elle brouter de l’herbe ? Un dragon de mer sait-il nager ?

— Alors, allez-y, dit Valentin.

Deliamber se retira, marmonna des incantations et agita ses tentacules, les tortillant et les entrelaçant en des figures extrêmement complexes. Valentin soupçonnait qu’une bonne partie de la sorcellerie de Deliamber n’était qu’une mise en scène au bénéfice des spectateurs et que les véritables opérations ne consistaient pas à agiter des tentacules ou à marmonner des formules magiques, mais seulement à projeter l’esprit pénétrant et sensible de Deliamber pour percevoir les vibrations de réalités éloignées. Mais c’était fort bien ainsi. Que le Vroon fasse sa petite mise en scène. Valentin reconnaissait qu’un minimum d’esbroufe était un élément essentiel de bien des activités civilisées, non seulement celles des jongleurs et des magiciens, mais également celles du Coronal, du Pontife, de la Dame, du Roi des Rêves, des interprètes des songes, des initiés aux mystères de la religion, peut-être même des douaniers aux frontières provinciales et des vendeurs de saucisses derrière leurs étals en plein vent. On ne pouvait dans l’exercice de son métier se permettre d’être trop direct et brutal ; il fallait enrober ses actes d’effets magiques et théâtraux.

— Les troupes du Coronal, dit Deliamber, paraissent rester à l’endroit où elles avaient établi leur campement.

— Bien, dit Valentin en hochant la tête. Puissent-elles y rester longtemps, en attendant que nous revenions de notre excursion à Velalisier. Pouvez-vous localiser d’autres armées au nord d’ici ?

— Pas sur une grande distance, répondit Deliamber. Je sens la présence des chevaliers rassemblés sur le Mont du Château. Mais ils y sont en permanence. Je décèle la présence de petits détachements çà et là dans les Cinquante Cités. Mais il n’y a rien d’exceptionnel à cela non plus. Le Coronal a tout son temps. Il va tranquillement rester au Château en attendant votre approche. Puis il décrétera la mobilisation générale. Et que ferez-vous alors, Valentin, quand un million de guerriers descendront le Mont du Château en marchant à votre rencontre ?

— Croyez-vous que je n’y ai pas pensé ?

— Je sais que vous n’avez guère pensé qu’à cela. Mais cela donne à réfléchir… nos quelques centaines de fidèles face aux millions de l’autre…

— Des effectifs de l’ordre d’un million d’hommes sont trop lourds pour une armée, répondit Valentin d’un ton détaché. Il est bien plus simple de jongler avec des massues qu’avec des troncs de dwikka. Êtes-vous effrayé par l’ampleur de la tâche qui nous attend, Deliamber ?

— Pas le moins du monde.

— Moi non plus, dit Valentin.

Mais Valentin savait que ce genre de propos cachait, bien évidemment, une part de bravade. Avait-il peur ? Non, pas vraiment. La mort frappe tout le monde en son temps, et c’est folie de la craindre. Valentin savait qu’il n’avait pas peur de la mort, car il l’avait vue de près dans la forêt près d’Avendroyne, dans les turbulents rapides de la Steiche, dans l’estomac du dragon de mer et pendant son corps à corps avec Farssal sur l’Ile, et en aucune de ces occasions il n’avait ressenti quelque chose qu’il aurait pu assimiler à de la peur. Si l’armée qui l’attendait sur le Mont du Château écrasait ses petites troupes et s’il était tué au combat, ce serait regrettable – comme il eût été regrettable d’être déchiqueté sur les rochers de la Steiche –, mais cette perspective ne l’emplissait pas de terreur. Ce qu’il ressentait, et qui était beaucoup plus significatif que de craindre pour sa propre vie, était une vive appréhension pour Majipoor. S’il échouait, que ce soit par hésitation, par folie, ou simplement à cause de l’insuffisance de ses forces, le Château resterait aux mains des Barjazid et le cours de l’histoire serait à jamais altéré pour le plus grand malheur de milliards d’êtres innocents. Empêcher cela était une lourde responsabilité et il en sentait tout le poids. S’il mourait avec bravoure en essayant de reconquérir le Mont du Château, il arriverait enfin au terme de ses épreuves, mais les souffrances de Majipoor ne feraient que commencer.

5

Ils traversaient maintenant une paisible zone agricole située au périmètre de la grande ceinture verte qui entourait le Mont du Château et approvisionnait les Cinquante Cités. En toutes circonstances, Valentin choisissait les grandes routes. Le temps de la discrétion était révolu ; un convoi aussi important que le sien pouvait difficilement passer inaperçu. Et le moment était venu où le monde devait apprendre qu’une lutte pour la possession du Château de lord Valentin était sur le point de s’engager.

D’ailleurs, le monde commençait à l’apprendre. Les éclaireurs d’Ermanar, de retour de la cité de Pendiwane en amont du Glayge, apportèrent des nouvelles des premières contre-mesures prises par l’usurpateur.

— Il n’y a pas d’armée d’ici à Pendiwane, rapporta Ermanar. Mais des affiches ont été placardées dans la ville, vous accusant de rébellion et de subversion et vous qualifiant d’ennemi du peuple. Il n’a apparemment pas encore été fait état des déclarations du Pontife en votre faveur. Les citoyens de Pendiwane sont exhortés à former des milices pour défendre leur Coronal légitime et l’ordre social contre votre soulèvement. Et les messages se multiplient.

— Des messages ? demanda Valentin en fronçant les sourcils. Quel genre de messages ?

— Des messages du Roi. Il est apparemment devenu difficile de s’endormir le soir sans que le Roi pénètre dans vos rêves pour vous recommander la loyauté et vous menacer de terribles conséquences si le Coronal est renversé.

— Naturellement, grommela Valentin. Le Roi travaille pour lui avec toute l’énergie qui est à sa disposition. Ils doivent émettre jour et nuit, à Suvrael. Mais nous ferons en sorte que cela se retourne contre lui.

Il regarda Deliamber.

— Le Roi des Rêves est en train de persuader la population à quel point il est affreux de renverser un Coronal. C’est parfait. C’est exactement ce que je veux qu’ils croient. Je veux qu’ils réalisent que quelque chose de terrifiant s’est déjà produit sur Majipoor et qu’il appartient au peuple de rétablir l’ordre.

— Et que l’attitude du Roi des Rêves est loin d’être désintéressée, dit Deliamber. Nous devrions également leur faire prendre conscience de cela… qu’il a tout à gagner à la traîtrise de son fils.

— C’est ce que nous allons faire, intervint Lorivade avec véhémence. Les messages de l’Île arrivent maintenant en redoublant de force. Ils vont neutraliser les rêves pernicieux du Roi. La Dame m’est apparue en rêve la nuit dernière et m’a montré le genre de message qui sera utilisé. C’est une vision de l’épisode de Tilomon, de la substitution de Coronal. Elle leur montrera votre nouveau visage, lord Valentin, et vous nimbera du rayonnement du Coronal et de la constellation. Et elle représentera le faux Coronal comme un traître, un être vil à l’esprit retors.

— Quand cela doit-il commencer ? demanda Valentin.

— Elle attend votre agrément.

— Alors, ouvrez dès ce soir votre esprit à la Dame, dit-il à Lorivade, et dites-lui que les messages doivent commencer.

— Comme tout cela me semble étrange ! dit doucement Khun de Kianimot. Une guerre des rêves ! Si jamais j’avais douté d’être sur un autre monde, toute cette stratégie m’en convaincrait.

— Ami, dit Valentin en souriant, il vaut mieux se battre avec des rêves qu’avec des épées et des propulseurs d’énergie. Il est préférable d’arriver à nos fins par la persuasion que par un massacre.

— Une guerre des rêves, répéta Khun d’un air abasourdi. Les choses se passent différemment sur Kianimot. Oui pourrait dire quelle manière est la plus sensée ? Mais je crois qu’il y aura des combats aussi bien que des messages avant d’en avoir fini avec cette affaire, lord Valentin.

D’un air sombre, Valentin regarda l’être à la peau bleue.

— Je crains que vous n’ayez raison, dit-il.

Cinq nouveaux jours s’écoulèrent avant qu’ils atteignent les faubourgs de Pendiwane. La nouvelle de leur avance s’était maintenant répandue dans tout le pays ; des fermiers arrêtaient le travail des champs pour regarder passer la caravane de flotteurs, et des foules se pressaient le long des routes dans les régions à population plus dense.

Valentin estimait que c’était déjà cela de gagné. Nul ne leur avait jusqu’alors montré le poing. On les considérait plus comme des objets de curiosité que comme des menaces. C’était plus qu’il ne pouvait demander.

Mais lorsque Pendiwane ne fut plus distante que d’une journée de voyage, l’avant-garde revint les informer qu’une force armée était rassemblée devant la porte occidentale de la cité pour leur en interdire l’accès.

— Des soldats ? demanda Valentin.

— Des milices populaires, répondit Ermanar. Formées en hâte, si l’on en juge par leur apparence. Ils ne portent pas d’uniforme, seulement des brassards portant l’emblème de la constellation.

— Excellent. La constellation m’est consacrée. J’irai au-devant d’eux et leur demanderai de me faire serment d’allégeance.

— Comment serez-vous vêtu, monseigneur ? demanda Vinorkis.

Valentin montra les vêtements simples qu’il avait portés depuis l’Île du Sommeil, une tunique blanche avec une ceinture et une casaque légère.

— Eh bien, comme ceci, je suppose. Le Hjort secoua lentement la tête.

— Je pense que vous devriez porter un costume d’apparat et une couronne. Je le pense très sincèrement.

— Mon intention était de ne pas faire d’effet trop ostentatoire. S’ils voient un homme portant une couronne et dont le visage n’est pas celui du lord Valentin qu’ils connaissent, le premier mot qui leur viendra à l’esprit sera celui d’usurpateur, vous ne croyez pas ?

— Je ne suis pas de votre avis, répliqua Vinorkis. Vous arrivez devant eux et vous déclarez : Je suis votre roi légitime. Mais vous n’avez pas l’air d’un roi. Une mise simple et de l’aisance dans les manières peuvent vous valoir des amis dans une discussion paisible, mais pas devant un grand rassemblement de forces armées. Vous feriez bien de vous vêtir de manière plus majestueuse.

— J’espérais ne tabler que sur la simplicité et la sincérité, comme je l’ai fait depuis Pidruid.

— La simplicité et la sincérité, certainement, dit Vinorkis. Mais aussi une couronne.

— Carabella ? Deliamber ? Conseillez-moi !

— Un peu d’ostentation ne serait pas préjudiciable, dit le Vroon.

— Et puis ce sera ta première apparition publique en tant que prétendant au Château, dit Carabella. Je pense qu’une certaine magnificence royale ne peut que te servir.

— Je crains de m’être détaché de ce genre de costumes pendant nos longs mois d’errance, fit Valentin en riant. L’idée de porter une couronne maintenant me semble tellement comique. Un objet de métal tordu qui dépasse de mon crâne, un bijou qui…

Il s’arrêta et les vit tous bouche bée devant lui.

— Une couronne, reprit-il d’un ton moins enjoué, n’est qu’un signe extérieur du pouvoir, un colifichet, un ornement. Des enfants peuvent être impressionnés par ce genre de jouet, mais des citoyens adultes qui…

Il s’interrompit derechef.

— Monseigneur, commença Deliamber, vous souvenez-vous de ce que vous avez ressenti la première fois où ils sont venus vous trouver au Château et où ils ont ceint votre front de la couronne à la constellation ?

— Je dois reconnaître que cela m’a fait un frisson dans le dos.

— Oui. Une couronne peut être un ornement pour enfant, un ridicule colifichet, c’est vrai. Mais c’est également un symbole d’autorité qui distingue le Coronal du commun des mortels et transforme un quelconque Valentin en lord Valentin, l’héritier de lord Prestimion et de lord Confalume, de lord Stiamot et de lord Dekkeret. Nous vivons de tels symboles. Monseigneur, la Dame votre mère a beaucoup contribué à vous restituer la personnalité qui était la vôtre avant Tilomon, mais il reste en vous beaucoup de Valentin le jongleur, même maintenant. Et ce n’est pas une mauvaise chose. Pourtant, je crois que l’occasion appelle un peu plus de solennité et un peu moins de simplicité.

Valentin garda le silence, repensant aux marmonnements et aux mouvements de tentacules de Deliamber, lorsqu’il s’était rendu compte qu’il fallait parfois se livrer à des effets théâtraux pour arriver au résultat voulu. Ils étaient dans le vrai et c’était lui qui avait tort.

— Très bien, dit-il. Je porterai une couronne, si l’on peut m’en confectionner une à temps.

Un des hommes d’Ermanar lui en fabriqua une en toute hâte en utilisant des débris d’un moteur de flotteur défectueux, le seul métal disponible. Valentin estima que, compte tenu de sa nature improvisée, c’était du beau travail. L’assemblage n’était pas trop grossier, les rayons de la constellation assez régulièrement espacés sur le pourtour du cercle, l’armature intérieure convenablement enroulée. Il n’y avait, bien entendu, aucune comparaison possible avec la couronne authentique, avec ses incrustations et ses ciselures de sept métaux rares, ses fleurons de pierres précieuses, ses trois étincelantes pierres de diniaba montées sur le bandeau. Mais cette couronne – fabriquée au cours du grand règne de lord Confalume qui avait dû se délecter de tout le déploiement de la pompe impériale – était ailleurs au même moment et celle-ci, une fois qu’elle aurait pris place sur le front sacré, acquerrait comme par magie la majesté appropriée. Valentin la tint à la main pendant un long moment. Malgré le dédain pour ce genre de choses qu’il avait exprimé la veille, il ne pouvait s’empêcher d’être lui-même quelque peu impressionné.

— La milice de Pendiwane attend, monseigneur, dit doucement Deliamber.

Valentin hocha la tête. Il était vêtu d’un costume d’apparat d’emprunt, un pourpoint vert appartenant à l’un des compagnons d’Ermanar, un manteau jaune que lui avait trouvé Asenhart, une lourde chaîne d’or qui était la propriété de Lorivade et de hautes bottes luisantes, doublées de fourrure blanche de steetmoy, contribution de Nascimonte. Depuis le banquet fatal de Tilomon, où il était dans un corps entièrement différent, jamais il n’avait été aussi somptueusement vêtu. Cela lui donnait une étrange sensation d’avoir une mise aussi prétentieuse.

— Il ne lui manquait plus que la couronne.

— Il ne sied pas que je me la mette moi-même sur la tête, dit-il. Deliamber, vous êtes mon principal ministre. Chargez-vous-en.

— Je ne suis pas assez grand, monseigneur.

— Je peux m’agenouiller.

— Ce ne serait pas convenable, répliqua un peu sèchement le Vroon.

Deliamber répugnait visiblement à le faire. Valentin se tourna ensuite vers Carabella. Mais elle se rejeta en arrière avec horreur, disant dans un souffle :

— Je suis une femme du peuple, monseigneur !

— Qu’est-ce que cela a à voir avec ?… commença Valentin en secouant la tête.

Cela commençait à être bien contrariant. Ils en faisaient une grande occasion. Il parcourut le groupe des yeux et vit la haute dignitaire Lorivade, cette femme au port altier et au regard froid, et lui dit :

— Vous êtes parmi nous la déléguée de la Dame, ma mère, et vous êtes une femme de haut rang. Puis-je vous demander ?…

— La couronne, monseigneur, répondit gravement Lorivade, est transmise au Coronal par autorité du Pontife. Il me paraît plus approprié qu’Ermanar, en tant que représentant du Pontife parmi nous, vous en ceigne le front.

— Je suppose que vous avez raison, soupira Valentin.

Puis, se tournant vers Ermanar, il lui demanda :

— Acceptez-vous de le faire ?

— Ce sera un grand honneur pour moi, monseigneur.

Valentin tendit la couronne à Ermanar et descendit aussi bas que possible sur son crâne le bandeau d’argent de sa mère. Ermanar, qui n’était pas un homme de haute taille, prit la couronne à deux mains en tremblant un peu et se redressa en tendant les bras. Avec d’infinies précautions, il posa la couronne sur la tête de Valentin et la fit glisser en place. Elle s’ajustait parfaitement.

— Voilà, dit Valentin. Je suis heureux que…

— Valentin ! Lord Valentin ! Vive lord Valentin ! Longue vie à lord Valentin !

Ils s’agenouillaient devant lui, ils formaient le symbole de la constellation, ils l’acclamaient, tous, Sleet, Carabella, Vinorkis, Lorivade, Zalzan Kavol, Shanamir, tous sans exception, Nascimonte, Asenhart, Ermanar, même – et c’était surprenant – l’être d’un autre monde, Khun de Kianimot.

Valentin, que ce spectacle embarrassait, leur fit signe d’arrêter. Il voulait leur dire que ce n’était pas une véritable cérémonie, que ce n’était fait que pour impressionner les citoyens de Pendiwane. Mais les mots ne parvenaient pas à franchir ses lèvres, car il savait qu’ils étaient mensongers, que cette cérémonie improvisée était en fait son second couronnement. Et il sentit un frisson lui descendre le long de l’échine, un tremblement d’émerveillement. Il resta les bras écartés, acceptant leur hommage. Puis il dit :

— Allons. Relevez-vous tous. Pendiwane nous attend.

D’après les rapports des éclaireurs, la milice et les notabilités de la ville bivouaquaient depuis plusieurs jours devant la porte occidentale de Pendiwane en attendant son arrivée. Valentin se demanda dans quel état devaient être les nerfs des bourgeois de Pendiwane après une attente si longue et si incertaine et quelle sorte d’accueil ils comptaient lui réserver.

Ils n’étaient plus qu’à une heure de la ville. Ils traversaient rapidement une région de plaisantes forêts et de vastes prairies ondulées et luisantes de pluie qui laissèrent bientôt place à des quartiers résidentiels où prédominaient les maisons de pierre aux toits coniques de tuiles rouges. La cité où ils arrivaient était une importante agglomération, la capitale de sa province, dont la population s’élevait à douze ou treize millions d’habitants. Valentin se souvenait qu’elle était avant tout un entrepôt commercial par lequel transitaient les produits agricoles de la basse vallée du Glayge avant d’être réexpédiés par voie fluviale en direction des Cinquante Cités.

Au moins dix mille miliciens attendaient devant la porte.

Ils occupaient toute la route et débordaient dans les allées du marché qui se nichait contre le mur d’enceinte de Pendiwane. Ils étaient armés de lanceurs d’énergie, mais en petit nombre, et avaient également des armes plus rudimentaires. Ceux du premier rang étaient raides et tendus et avaient pris une posture martiale qui, de toute évidence, leur était inhabituelle. Valentin donna ordre aux flotteurs de s’arrêter à quelques centaines de mètres des miliciens les plus proches, si bien que la route entre les deux troupes formait un large espace dégagé, une sorte de zone tampon.

Il s’avança, portant sa couronne, sa robe et son manteau. Lorivade, revêtue des resplendissants ornements sacerdotaux des hauts dignitaires de la Dame, marchait à sa droite et Ermanar, portant sur la poitrine l’emblème étincelant du Labyrinthe du Pontife, à sa gauche. Derrière Valentin venaient Zalzan Kavol et ses frères, imposants, massifs et menaçants, suivis de Lisamon Hultin en tenue de combat, elle-même flanquée de Sleet et de Carabella. Autifon Deliamber était perché sur le bras de la géante.

D’une démarche lente, calme et indiscutablement majestueuse, Valentin avança dans l’espace dégagé qui s’ouvrait devant lui. Il vit les citoyens de Pendiwane remuer, échanger des regards troublés, s’humecter les lèvres, changer de position, se frotter les mains sur la poitrine ou les bras. Un silence insoutenable était tombé. Il s’arrêta à vingt mètres du premier rang et déclara :

— Bonnes gens de Pendiwane, je suis le légitime Coronal de Majipoor et je vous demande votre aide pour reprendre ce qui m’a été accordé par la volonté du Divin et le décret du Pontife Tyeveras.

Des milliers de paires d’yeux grands ouverts le regardaient fixement. Il se sentait parfaitement calme.

— Je demande au duc Holmstorg de Glayge de sortir de vos rangs, reprit Valentin. Je demande à Redvard Haligorn, maire de Pendiwane, de sortir de vos rangs.

Il y eut des mouvements dans la foule. Puis elle s’écarta et laissa sortir un homme rondouillard vêtu d’une tunique bleue bordée d’orange dont le visage joufflu paraissait gris de peur ou de tension. L’écharpe noire de la mairie traversait sa large poitrine. Il fit quelques pas à la rencontre de Valentin, hésita, fit frénétiquement signe derrière lui en un geste qui voulait passer inaperçu de ceux qui lui faisaient face et, après quelques instants de flottement, cinq ou six officiers municipaux subalternes, l’air aussi interdit et réticent que des enfants à qui l’on demande de chanter à la fête de leur école, s’avancèrent avec circonspection derrière le maire.

— Je suis Redvard Haligorn, déclara l’homme grassouillet. Le duc Holmstorg a été convoqué au Château de lord Valentin.

— Nous nous sommes déjà rencontrés, monsieur le maire, dit Valentin d’un ton aimable. Vous en souvenez-vous ? C’était il y a quelques années, quand mon frère lord Voriax était Coronal et que je me rendais dans le Labyrinthe comme émissaire auprès du Pontife. J’ai fait halte à Pendiwane et vous m’avez invité à un banquet dans le grand palais au bord du fleuve. Vous en souvenez-vous, monsieur le maire Haligorn ? C’était en été, une année de sécheresse, le débit du fleuve était très réduit, pas du tout comme en ce moment.

Haligorn pointa le bout de la langue à travers ses lèvres et tritura son double menton.

— Il est vrai, dit-il d’une voix rauque, que celui qui est devenu lord Valentin est venu ici l’année de la sécheresse. Mais c’était un homme brun et barbu.

— C’est exact. Il y a eu un ensorcellement aux conséquences terrifiantes, monsieur le maire Haligorn. Un traître occupe en ce moment le Mont du Château et l’on m’a changé d’apparence et banni. Mais je suis lord Valentin et, en vertu de la constellation que vous arborez sur la manche, je vous somme de m’accepter comme Coronal.

Haligorn paraissait abasourdi. Il aurait visiblement préféré être n’importe où ailleurs, même dans les inextricables corridors du Labyrinthe ou dans le désert torride de Suvrael.

— À mes côtés, poursuivit Valentin, se trouve la haute dignitaire Lorivade de l’île du Sommeil, la plus proche des fidèles de la Dame, ma mère. Croyez-vous qu’elle veuille vous abuser ?

— Il est le véritable Coronal, dit Lorivade d’un ton glacial, et la Dame retirera son sublime amour à tous ceux qui lui feront obstacle.

— Et voici Ermanar, reprit Valentin, grand serviteur du Pontife Tyeveras.

De la manière carrée et directe qui lui était habituelle, Ermanar déclara :

— Vous êtes tous au courant du décret du Pontife selon lequel l’homme blond doit être salué comme lord Valentin le Coronal ; lequel d’entre vous se dressera contre le décret du Pontife ?

La terreur se lisait sur le visage d’Haligorn. S’il avait eu affaire au duc Holmstorg, Valentin aurait peut-être eu plus de difficultés, car il était de haute naissance et très hautain, et ne se serait certainement pas laissé aussi facilement intimider par quelqu’un qui se serait présenté devant lui avec une couronne de sa fabrication et à la tête d’une petite troupe aussi curieusement hétéroclite. Mais Redvard Haligorn, simple élu municipal, qui pendant des années n’avait été confronté qu’à des problèmes aussi passionnants que l’organisation de réceptions officielles ou des délibérations sur le montant des taxes pour la prévention des crues, était complètement dépassé.

— L’ordre m’a été donné depuis le Château de lord Valentin, dit-il d’une voix presque indistincte, de vous appréhender et de vous poursuivre en jugement.

— Bien des ordres ont récemment émané du Château de lord Valentin, dit Valentin, pour la plupart ineptes, injustes ou malencontreux, n’est-ce pas, Haligorn ? Ce sont les ordres de l’usurpateur et ils sont sans valeur. Vous avez entendu la voix de la Dame et celle du Pontife. Vous avez reçu ces messages vous exhortant à me faire serment d’allégeance.

— Mais il y a eu aussi des messages contradictoires, dit Haligorn d’une voix faible.

— Du Roi des Rêves, naturellement ! s’écria Valentin en riant. Et qui est l’usurpateur ? Qui s’est emparé du trône du Coronal ? C’est Dominin Barjazid ! Le fils du Roi des Rêves ! Comprenez-vous maintenant le pourquoi de ces messages de Suvrael ? Comprenez-vous maintenant ce que l’on a fait à Majipoor ?

Valentin se laissa glisser dans l’état de transe et projeta vers l’infortuné Redvard Haligorn toute l’énergie de son âme, lui infligeant le plein impact d’un message à l’état de veille du Coronal.

Haligorn chancela. Son visage devint cramoisi et des marbrures apparurent sur les pommettes. Il tituba et s’accrocha à ses compagnons pour se retenir, mais eux-mêmes avaient reçu la décharge d’énergie de Valentin et étaient à peine capables de se tenir debout.

— Amis, dit Valentin, apportez-moi votre soutien. Ouvrez-moi les portes de votre cité. C’est d’ici que j’entreprendrai la reconquête du Mont du Château, et grande sera la renommée de Pendiwane d’avoir été la première ville de Majipoor à se retourner contre l’usurpateur.

6

Ainsi tomba Pendiwane, sans coup férir. Redvard Haligorn, avec l’expression d’un homme qui vient d’avaler une huître de Stoienzar et la sent encore se tortiller dans son gosier, mit un genou en terre et fit à Valentin le signe de la constellation ; puis deux de ses adjoints l’imitèrent, et soudain ce fut une véritable contagion et des milliers de personnes lui rendirent hommage et l’acclamèrent, sans guère de conviction dans un premier temps, puis à pleine gorge à mesure qu’ils décidaient de se rallier à cette idée. « Valentin ! Lord Valentin ! Vive le Coronal ! » Et les portes de Pendiwane s’ouvrirent.

— C’est trop facile, souffla Valentin à Carabella. Est-ce que cela pourra continuer ainsi jusqu’au sommet du Mont du Château ? Rudoyer deux ou trois maires bedonnants et reconquérir le trône sous les vivats ?

— Si seulement c’était possible ! répondit-elle. Mais le Barjazid t’attend là-haut avec ses gardes du corps, et pour l’intimider il te faudra plus que des paroles et quelques beaux effets dramatiques. Il y aura des combats, Valentin.

— Qu’il n’y en ait pas plus d’un, alors.

— J’espère pour toi qu’il n’y en aura pas plus d’un, dit-elle en lui touchant légèrement le bras, et qu’il sera tout petit.

— Ce n’est pas pour moi, dit-il. C’est dans l’intérêt de la planète tout entière. Je ne veux pas qu’un seul de mes sujets périsse pour réparer le désordre causé par Dominin Barjazid.

— Je n’aurais jamais cru qu’un roi puisse être si bienveillant, mon amour, dit Carabella.

— Carabella…

— Comme tu as l’air triste d’un seul coup !

— J’appréhende ce qui vient.

— Ce qui vient, dit-elle, c’est un combat nécessaire, un triomphe radieux et le rétablissement de l’ordre. Et si vous voulez vous conduire en vrai roi, monseigneur, faites des signes de la main à votre peuple, souriez et débarrassez-vous de ce masque tragique. D’accord ?

— Tu as raison, dit Valentin en hochant la tête.

Et lui prenant la main, il effleura rapidement mais tendrement de ses lèvres les petites jointures saillantes. Puis il se tourna pour faire face à la multitude qui criait son nom et il leva les bras pour répondre aux acclamations.

Cela lui semblait merveilleusement familier de parcourir une grande fête en suivant des boulevards le long desquels s’était massée une foule poussant des hourras. Valentin se souvenait – bien que cela ressemblât au souvenir d’un rêve – du début de son Grand Périple brutalement interrompu, quand à l’aube de son règne il était descendu par le fleuve jusqu’à Alaisor, sur la côte occidentale, et qu’il s’était embarqué pour l’Île pour s’agenouiller devant sa mère dans le Temple Intérieur, puis de la longue traversée vers l’ouest jusqu’à Zimroel et des foules qui l’avaient acclamé à Piliplok, à Velathys et à Narabal, là-bas sous les tropiques luxuriants. Les défilés, les banquets, la liesse populaire, le faste, puis une nouvelle étape à Tilomon et encore une fois la foule et les vivats : « Valentin ! Lord Valentin ! » Il se souvenait aussi à Tilomon d’avoir eu la surprise de voir Dominin Barjazid, le fils du Roi des Rêves, venu de Suvrael pour le saluer et l’honorer lors d’un festin, car les Barjazid avaient coutume de rester dans leur royaume écrasé de soleil, vivant retirés du monde, veillant sur leurs machines à rêves, émettant leurs messages nocturnes pour répandre leurs recommandations, leurs ordres et leurs châtiments. Puis le banquet de Tilomon et le vin que lui avait versé Barjazid ; et tout ce dont Valentin se souvenait après, c’était lorsque, assis sur un escarpement crayeux, il regardait la ville de Pidruid s’étaler à ses pieds, avec dans la tête les souvenirs confus d’une enfance passée dans l’est de Zimroel et d’avoir il ne savait comment traversé le continent tout entier jusqu’à la côte occidentale. Et maintenant, après tant de mois, on criait encore son nom dans les rues d’une grande ville, après cette longue et étrange interruption.

Dans la suite royale du palais des maires de Pendiwane, Valentin convoqua Redvard Haligorn, l’air encore un peu hébété et ahuri, et lui dit :

— J’ai besoin que vous me fournissiez une flottille de bateaux pour remonter le Glayge jusqu’à sa source. Le coût de l’opération sera pris en charge par le trésor impérial après ma restauration.

— Oui, monseigneur.

— Et combien de troupes pouvez-vous mettre, à ma disposition ?

— Des troupes ?

— Oui, des troupes, des miliciens, des guerriers, des hommes d’armes. Vous comprenez ce que je veux dire, monsieur le maire ?

— Mais à Pendiwane nous ne sommes pas réputés pour nos talents de guerriers, monseigneur, fit le maire d’un air horrifié.

— Nulle part sur Majipoor nous ne sommes réputés pour nos talents de guerriers, répondit Valentin en souriant. Le Divin en soit loué. Et pourtant, aussi pacifiques que nous soyons, nous combattons quand nous sommes menacés. L’usurpateur fait planer une menace sur nous tous. N’avez-vous pas ressenti le douloureux accroissement de taxes nouvelles et étranges ainsi que de décrets inhabituels pendant l’année qui vient de s’écouler ?

— Bien sûr que si, mais…

— Mais quoi ? demanda Valentin d’un ton cassant.

— Nous avons supposé qu’il s’agissait seulement d’un nouveau Coronal éprouvant son pouvoir tout neuf.

— Et vous accepteriez passivement de vous laisser opprimer par celui dont le rôle est de vous servir ?

— Monseigneur…

— Ce n’est pas grave. Vous avez autant que moi à gagner en remettant les choses en ordre, vous comprenez ? Donnez-moi une armée, Redvard Haligorn, et pendant des milliers d’années on célébrera dans nos ballades la bravoure des habitants de Pendiwane.

— Je suis responsable de la vie de mes concitoyens, monseigneur, et je ne voudrais pas qu’ils se fassent tuer ou…

— C’est moi qui suis responsable de la vie de vos concitoyens, fit vivement Valentin, et de celle de vingt milliards d’autres habitants. Et si cinq gouttes de sang de quiconque sont versées pendant la marche sur le Mont du Château, ce seront cinq gouttes de sang de trop à mon goût. Mais sans armée, je suis trop vulnérable. Avec une armée, je deviens une présence royale, une force impériale avançant vers l’ennemi pour lui demander des comptes. Vous comprenez, Haligorn ? Rassemblez vos concitoyens, expliquez-leur ce qu’il faut faire, demandez des volontaires.

— Oui, monseigneur, répondit Haligorn en tremblant.

— Et faites en sorte que les volontaires se portent volontaires de leur plein gré !

— Ce sera fait, monseigneur, murmura le maire.

Rassembler l’armée prit moins longtemps que Valentin ne l’avait craint – il ne fallut que quelques jours pour procéder à la sélection, à l’équipement et à l’approvisionnement. Haligorn se montra vraiment très coopératif, comme s’il avait eu hâte de voir Valentin partir sous d’autres cieux.

La milice populaire formée pour protéger Pendiwane de l’invasion d’un prétendant devint le noyau de l’armée loyaliste hâtivement constituée – une vingtaine de milliers d’hommes et de femmes. Une cité de treize millions d’âmes aurait facilement pu fournir un plus gros contingent, mais Valentin n’avait aucun désir de bouleverser à l’excès la vie de Pendiwane. Il n’avait pas non plus oublié son propre axiome d’après lequel il valait mieux jongler avec des massues qu’avec des troncs de dwikkas. Le chiffre de vingt mille hommes de troupe lui paraissait tout à fait raisonnable et depuis longtemps sa stratégie avait été d’atteindre son but en élargissant graduellement ses appuis. Même le colossal Zimr, se dit-il, n’est au début de son cours quelque part dans les montagnes du nord-est qu’un ensemble de ruisselets et de filets d’eau.

Ils s’embarquèrent sur le Glayge avant l’aube, par un jour pluvieux qui devint par la suite glorieusement ensoleillé. Tous les bateaux à quatre-vingts kilomètres à la ronde avaient été réquisitionnes pour le transport des troupes. L’imposante flottille se mit paisiblement en marche vers le nord, les bannières vert et or du Coronal claquant au vent.

Valentin se tenait à la proue du bateau amiral ; Carabella était à ses côtés, avec Deliamber et l’amiral Asenhart de l’Île du Sommeil. L’air avait été lavé par la pluie et sentait bon, et il était poussé vers le Mont du Château par ce bon air frais d’Alhanroel. C’était une agréable sensation d’être enfin sur le chemin du retour.

Ces bateaux de l’est d’Alhanroel étaient mieux profilés, moins extraordinairement baroques que ceux que Valentin avait vus sur le Zimr. C’étaient de grands et simples bâtiments, à haut tirant d’eau et à baux étroits dotés de puissants moteurs pour leur permettre de remonter le violent courant du Glayge.

— Le courant est rapide, dit Asenhart.

— Cela n’a rien d’étonnant, répondit Valentin.

Il tendit le doigt vers un sommet invisible loin au nord et très haut dans le ciel.

— Le fleuve prend sa source au bas des pentes du Mont. Et en quelques milliers de kilomètres, son cours a près de quinze mille mètres de dénivelée. Tout le poids de cette eau se précipite contre nous pendant que nous remontons vers la source.

— Quand on pense à toute cette force qu’il faut vaincre, fit l’amiral Hjort en souriant, la navigation maritime paraît un jeu d’enfant. Les fleuves n’ont jamais été mon domaine… ils sont si étroits, si rapides. Que l’on me donne la haute mer, avec ses dragons et le reste, et je suis heureux !

Mais le Glayge, bien que rapide, était domestiqué. C’était à l’origine un cours d’eau impétueux, truffé de rapides et de chutes d’eau, qui sur plusieurs centaines de kilomètres n’était absolument pas navigable. Quatorze mille ans de civilisation sur Majipoor avaient changé tout cela. Grâce à des barrages, des écluses, des canaux de dérivation et autres ouvrages hydrauliques, le Glayge, l’un des Six Fleuves qui descendaient du Mont, satisfaisait maintenant les besoins de ses maîtres sur la quasi-totalité de son cours. Seul le cours inférieur, en raison du manque de relief de la vallée environnante qui faisait du contrôle des flots un défi permanent, présentait quelques difficultés, et cela seulement pendant la saison des pluies.

Les régions qui bordaient le Glayge étaient elles aussi paisibles, de verdoyantes zones d’élevage interrompues par de grands centres urbains. Valentin regardait au loin, plissant les yeux pour se protéger de l’aveuglante lumière matinale et essayant de distinguer dans le lointain la masse grisâtre du Mont du Château. Mais aussi immense qu’il fût, même le Mont n’était pas visible à trois mille kilomètres.

La première ville importante en amont de Pendiwane était Makroprosopos, renommée pour ses tisserands et ses peintres.

Alors que son bateau approchait, Valentin vit que les quais de Makroprosopos étaient couverts d’emblèmes géants du Coronal, probablement tissés à la hâte, et que l’on était encore en train d’en accrocher de nouveaux.

— Je me demande, dit pensivement Sleet, si ces bannières sont l’expression provocante de leur loyauté envers le Coronal brun ou une capitulation devant vous.

— Ils vous rendent certainement hommage, monseigneur, dit Carabella. Ils savent que vous remontez le fleuve, donc ils arborent des drapeaux pour vous souhaiter la bienvenue.

— Je crois, dit Valentin en secouant la tête, que ces gens font simplement preuve de prudence. Si les choses se passent mal pour moi sur le Mont du Château, ils pourront toujours prétendre que ces drapeaux étaient des marques de loyauté envers l’autre. Et si c’est lui qui tombe, ils pourront dire qu’après Pendiwane, ils ont été les premiers à me reconnaître. Je crois que nous ne devrions pas les laisser s’offrir le luxe d’une telle ambiguïté. Asenhart ?

— Monseigneur ?

— Menez-nous à quai à Makroprosopos.

Pour Valentin, c’était un coup de dés. Il n’avait nul besoin d’aborder ici, et la dernière chose qu’il désirait était une bataille dans une ville sans importance loin du Mont. Mais il était essentiel pour lui d’éprouver l’efficacité de sa stratégie.

Le résultat ne se fit pas longtemps attendre. Il était encore loin de la côte quand il entendit les acclamations : « Vive lord Valentin ! Vive le Coronal ! »

Le maire de Makroprosopos accourut le long du quai pour l’accueillir, apportant des présents, de grosses balles rebondies contenant les étoffes les plus fines fabriquées dans sa ville. Il multiplia les saluts et les courbettes, et accepta avec plaisir la levée de huit mille hommes de troupe parmi ses concitoyens pour se joindre à l’armée de restauration.

— Que se passe-t-il ? demanda doucement Carabella. Sont-ils prêts à accepter comme Coronal le premier qui revendique le trône assez fort en brandissant quelques lanceurs d’énergie ?

— Ce sont des gens pacifiques, habitués au confort et au luxe, timorés, répondit Valentin avec un haussement d’épaules. Ils n’ont jamais connu autre chose que la prospérité pendant des milliers d’années et ils ne désirent rien d’autre pendant encore des milliers d’années. L’idée de résistance armée leur est étrangère, c’est pourquoi ils se sont soumis facilement dès que nous sommes entrés dans le port.

— Bon, fit Sleet. Mais si le Barjazid arrive ici la semaine prochaine, ils s’inclineront devant lui avec tout autant de bonne grâce.

— C’est possible. C’est bien possible. Mais je suis en train de prendre de l’élan. Si ces villes se rallient à moi, d’autres plus en amont craindront de me refuser leur allégeance. Espérons que ce sera la débandade.

— Quoi qu’il en soit, dit Sleet, l’air sombre, ce que vous êtes en train de faire maintenant, quelqu’un d’autre peut le faire à la prochaine occasion, et je n’aime pas ça. Imaginons qu’un lord Valentin rouquin apparaisse l’an prochain et prétende être le véritable Coronal. Ou bien qu’un Lii arrive et exige que tout le monde s’agenouille devant lui sous prétexte que tous ses rivaux ne sont que d’affreux sorciers. La planète tout entière versera dans la folie.

— Un seul Coronal a été sacré, rétorqua calmement Valentin, et les habitants de ces villes, quels que soient leurs mobiles, ne font que s’incliner devant la volonté du Divin. À partir du moment où j’aurai réintégré le Château, il n’y aura pas d’autre usurpateur et pas d’autre prétendant, cela je te le promets !

Et pourtant, en son for intérieur, il reconnut le bien-fondé des paroles de Sleet. Il réalisa à quel point était fragile le pacte qui assurait la cohésion du gouvernement. Tout reposait uniquement sur la bonne volonté. Dominin Barjazid avait montré que la traîtrise pouvait ruiner cette bonne volonté, et Valentin était en train de découvrir – jusqu’alors – que l’intimidation pouvait faire pièce à la traîtrise. Mais quand ce conflit serait terminé, Majipoor pourrait-elle redevenir ce qu’elle était ?

7

Après Makroprosopos, il y avait Apocrune, puis Stangard Falls, Nimivan et Threiz, South Gayles et Mitripond. Toutes ces villes, dont la population totale s’élevait à quelque cinquante millions d’habitants, acceptèrent sans perdre de temps la souveraineté du blond lord Valentin.

Valentin s’y attendait un peu. Ces riverains du Glayge n’éprouvaient aucun attrait pour la guerre, aucune de ces cités ne se souciait de provoquer un affrontement pour le seul plaisir de déterminer lequel des deux rivaux pouvait être le véritable Coronal. Maintenant que Pendiwane et Makroprosopos avaient cédé, le reste s’empressait de s’aligner. Mais il savait que ces victoires étaient de peu de poids, car les villes fluviales tourneraient casaque tout aussi aisément si la fortune des armes paraissait tourner en faveur du suzerain brun. La légitimité, l’onction, la volonté du Divin, toutes ces choses avaient dans le monde de tous les jours une signification bien moindre que quelqu’un élevé à la cour du Mont du Château n’aurait pu le croire.

Il préférait pourtant avoir le soutien, même de pure forme, des villes du fleuve que de les voir se gausser de sa revendication. Dans chacune il décréta une nouvelle levée de troupes – mais minime et limitée à un millier de citoyens par ville – car son armée allait bientôt devenir trop importante et il craignait la lourdeur. Il aurait aimé savoir ce que Dominin Barjazid pensait des événements qui se déroulaient le long du Glayge. Se faisait-il tout petit dans le Château, rongé par la crainte de voir des milliards d’habitants de Majipoor marcher avec fureur contre lui ? Ou bien attendait-il seulement son heure, préparant son ultime ligne de défense, résolu à plonger tout le royaume dans le chaos avant d’abandonner la possession du Mont du Château ?

Ils continuaient à remonter le fleuve.

Le terrain devenait escarpé. Ils étaient arrivés à la lisière du grand plateau, là où la planète se plissait et se gonflait pour former son énorme saillie, et le Glayge leur paraissait parfois s’élever devant eux comme une muraille d’eau verticale.

Valentin était maintenant en territoire connu car, pendant son enfance sur le Mont, il avait souvent fréquenté le cours supérieur des Six Fleuves, pour des parties de chasse ou de pêche avec Voriax ou Elidath ou simplement pour échapper un peu à l’austérité de son éducation. Il avait presque entièrement retrouvé la mémoire, le processus de guérison s’étant poursuivi sans interruption depuis son séjour sur l’Ile, et la vue de ces lieux bien connus avivait et éclairait les images de ce passé que Dominin Barjazid avait essayé de lui arracher. Dans la ville de Jerrik, dans la partie la plus encaissée du cours du Glayge, Valentin avait passé toute une nuit à jouer aux dés avec un vieux Vroon qui n’était pas sans lui rappeler Autifon Deliamber, bien qu’il n’eût pas souvenance qu’il ait été aussi nabot, et au fil de ces interminables roulements de dés, il avait perdu sa bourse, son épée, sa monture, son titre de noblesse et toutes ses terres à l’exception d’un petit bout de marais, puis il avait tout regagné avant l’aube – bien qu’il ait toujours soupçonné son adversaire d’avoir prudemment préféré mettre un terme à la série de ses succès plutôt que de se prévaloir de ses gains. En tout cas, la leçon lui avait été profitable. Et à Ghiseldorn, où les gens vivaient sous des tentes de feutre noir, il avait passé avec Voriax une nuit de plaisir en compagnie d’une brune sorcière âgée d’au moins trente ans qui, le lendemain matin, les avait fort impressionnés en leur prédisant l’avenir avec des graines de pingla et en leur annonçant qu’ils étaient tous deux destinés à être rois. Valentin se souvenait que Voriax avait été extrêmement troublé par cette prophétie, car elle semblait signifier qu’ils régneraient conjointement comme Coronals, de la même manière qu’ils avaient étreint ensemble la sorcière, et il n’y avait pas de précédent dans l’histoire de Majipoor. Il n’était pas venu à l’esprit ni de l’un ni de l’autre qu’elle voulait dire que Valentin serait le successeur de Voriax. Et à Amblemorn, celle des Cinquante Cités située le plus au sud-ouest, un Valentin encore plus jeune était lourdement tombé de sa monture dans la forêt d’arbres nains, où il chevauchait avec Elidath de Morvole, et s’était fracturé le fémur de la jambe gauche, ce qui avait provoqué une douleur intolérable. L’extrémité brisée de l’os transperçait la peau, et Elidath, lui-même à moitié malade d’émotion, avait été obligé de réduire la fracture avant qu’ils puissent aller chercher du secours. Il lui était toujours resté une légère claudication à cette jambe. Mais Valentin pensa avec un plaisir étrange que cette jambe et la claudication appartenaient maintenant à Dominin Barjazid et que le corps qu’on lui avait donné était sain et sans aucune imperfection.

Toutes ces villes, et bien d’autres encore, capitulèrent devant lui dès qu’il y arrivait. Une armée d’une cinquantaine de milliers d’hommes suivait maintenant son étendard, alors qu’il atteignait le pied du Mont du Château.

L’armée ne pouvait pas remonter le fleuve plus haut qu’Amblemorn. Il se transformait à cet endroit en un dédale d’affluents dont la pente était trop forte et le lit pas assez profond. Valentin avait envoyé en avant-garde Ermanar et dix mille guerriers pour trouver des véhicules pour le transport par voie de terre. Le pouvoir de rassemblement du nom de Valentin était devenu si fort qu’Ermanar avait pu, sans opposition, réquisitionner pratiquement jusqu’au dernier tous les flotteurs de trois provinces, et lorsque le gros des troupes arriva à Amblemorn, une mer de véhicules les attendait.

Le commandement d’une armée aussi pléthorique était une tâche que Valentin ne pouvait plus assumer seul. Ses ordres étaient transmis par l’intermédiaire d’Ermanar, son maréchal de camp, à cinq officiers supérieurs, dont chacun avait la responsabilité d’une division : Carabella, Sleet, Zalzan Kavol, Lisamon Hultin et Asenhart. Deliamber restait toujours aux côtés de Valentin pour le conseiller et Shanamir, qui maintenant n’avait plus rien d’enfantin, mais qui avait mûri et s’était endurci depuis l’époque où il élevait des montures à Falkynkip, servait de principal officier de liaison, et gardait ouvertes les voies de communication. Il fallut trois jours pour achever la mobilisation.

— Nous sommes prêts à nous mettre en route, monseigneur, annonça Shanamir. Dois-je en donner l’ordre ?

Valentin acquiesça de la tête.

— Dis à la première colonne de se mettre en mouvement. Si nous partons maintenant, nous aurons dépassé Bimback à midi.

— Oui, monseigneur.

— Et dis-moi, Shanamir…

— Monseigneur ?

— Je sais bien que c’est la guerre, mais tu n’as pas besoin d’avoir l’air aussi sérieux tout le temps, hein ?

— J’ai l’air trop sérieux, monseigneur ? demanda Shanamir en s’empourprant. Mais l’affaire est sérieuse ! C’est le sol du Mont du Château que nous foulons !

Le seul fait de prononcer ces mots semblait terriblement impressionner l’ancien garçon de ferme de la lointaine ville de Falkynkip.

Valentin comprenait ce qu’il devait ressentir. Zimroel semblait être à des millions de kilomètres.

— Dis-moi, Shanamir, reprit-il en souriant, ai-je bien compris ? Cent pesans font une couronne, dix couronnes font un royal, et le prix de ces saucisses est de…

Shanamir le regarda d’un air perplexe. Puis il sourit et réprima un rire avant de le laisser finalement exploser.

— Monseigneur ! s’écria-t-il, des larmes perlant à ses paupières.

— Tu te souviens, là-bas à Pidruid ? Quand je voulais acheter des saucisses avec une pièce de cinquante royaux ? Tu te souviens quand tu me prenais pour un simple d’esprit ? « Insouciant », c’est le mot que tu as employé. Insouciant. Je suppose que pendant ces premiers jours à Pidruid, j’étais vraiment un simple d’esprit.

— Comme cela paraît loin, monseigneur !

— C’est vrai. Mais peut-être suis-je encore un simple d’esprit pour gravir ainsi le Mont du Château et vouloir à tout prix exercer de nouveau ce pouvoir rongeant et écrasant. Mais peut-être pas. J’espère que non, Shanamir. N’oublie pas de sourire plus souvent, c’est tout. Et dis à la première colonne de se mettre en mouvement.

Le garçon partit en courant. Valentin le regarda s’éloigner. Comme Pidruid était loin ! Si loin dans le temps et dans l’espace, des millions de kilomètres, des millions d’années. C’était l’impression que cela donnait. Et pourtant cela ne faisait guère qu’un an et quelques mois qu’il s’était trouvé perché sur l’escarpement crayeux sous une chaleur poisseuse, regardant Pidruid s’étaler à ses pieds et se demandant ce qu’il allait faire. Shanamir, Sleet, Carabella, Zalzan Kavol ! Tous ces mois passés à jongler dans des amphithéâtres provinciaux, à dormir sur des paillasses dans des auberges de campagne infestées de vermine ! Quelle merveilleuse époque cela avait été… Il était libre, la vie était facile. Rien d’autre n’importait que de trouver un engagement dans la prochaine ville sur la route et de prendre garde à ne pas se laisser tomber les massues sur les pieds. Il n’avait jamais été plus heureux. Comme Zalzan Kavol avait été bon de le prendre dans sa troupe, comme Sleet et Carabella avaient été aimables de l’initier à leur art. Ils avaient parmi eux le Coronal de Majipoor et personne ne le savait ! Lequel d’entre eux aurait pu imaginer qu’avant d’être beaucoup plus vieux ils ne seraient plus des jongleurs, mais des généraux à la tête d’une armée de libération se dirigeant vers le Mont du Château ?

La première colonne s’était mise en marche. Les flotteurs s’étaient ébranlés et commençaient à gravir l’interminable pente qui séparait Amblemorn du Château.

Les Cinquante Cités du Mont du Château étaient disposées comme des raisins secs dans un pudding, en cercles à peu près concentriques rayonnant vers l’extérieur à partir du pic couronné par le Château. Il y en avait une douzaine sur le cercle extérieur – Amblemorn, Perimor, Morvole, Canzilaine, Bimbak Est et Bimbak Ouest, Furible, Deepenhow Vale, Normork, Kazkas, Stipool et Dundilmir. Ces dernières, baptisées les Cités des Pentes, étaient des centres industriels et commerciaux, et la plus petite d’entre elles, Deepenhow Vale, avait une population de sept millions d’habitants. Les Cités des Pentes, fondées dix à douze mille ans auparavant, étaient devenues quelque peu archaïques et les rues, dont le tracé avait peut-être été rationnel en d’autres temps, étaient maintenant congestionnées et embrouillées par d’incohérentes modifications. Chacune avait ses beautés propres, célèbres dans le monde entier. Valentin ne les avait pas toutes visitées – une vie entière passée sur le Mont du Château n’aurait pas suffi pour connaître les Cinquante Cités – mais il en avait vu une bonne partie, Bimbak Est et Bimbak Ouest avec leurs tours jumelles de briques coruscantes, à la ligne très pure et de quinze cents mètres de haut, Furible et son célèbre jardin d’oiseaux de pierre, Canzilaine où les statues parlaient, Dundilmir et sa Vallée Ardente. Entre ces villes s’étendaient des parcs royaux, des réserves pour la protection de la flore et de la faune, des bois sacrés, des chasses gardées, et tout était vaste et spacieux, car il y avait des milliers d’hectares, assez de place pour que s’épanouisse une civilisation paisible à la population clairsemée.

Cent cinquante kilomètres plus haut sur le Mont se trouvait le cercle des neuf Cités Libres – Sikkal, Huyn, Stee, Upper Sunbreak, Lower Sunbreak, Castlethorn, Gimkandale et Vugel. L’origine du terme Cités Libres donnait matière à des discussions entre érudits, car aucune ville de Majipoor n’était ni plus libre ni moins libre qu’une autre ; mais l’idée la plus communément admise était que dans le courant du règne de lord Stiamot ces neuf cités avaient été exemptées d’une taxe qui frappait les autres, en récompense de signalés services rendus au Coronal. À ce jour, encore, les Cités Libres réclamaient de telles exemptions, souvent avec succès.

La plus grande d’entre elles était Stee, sur le fleuve du même nom, qui comptait trente millions d’habitants – à savoir une cité de la taille de Ni-moya et, s’il fallait en croire la rumeur publique, encore plus grandiose.

Valentin avait de la peine à concevoir qu’un endroit pût seulement égaler Ni-moya en splendeur ; mais il n’avait jamais réussi à visiter Stee pendant ses années passées sur le Mont du Château, et il en resterait loin cette fois encore, car elle se trouvait sur le versant opposé.

Encore plus haut il y avait les onze Cités Tutélaires – Sterinmor, Kowani, Greel, Minimool, Strave, Hoik-mar, Erstud Grand, Rennosk, Fa, Sigla Lower et Sigla Higher. Toutes étaient des villes importantes, entre sept et treize millions d’habitants. Comme à leur altitude la circonférence du Mont était moins grande, les Cités Tutélaires étaient plus rapprochées les unes des autres que celles des cercles inférieurs, et on estimait que dans quelques siècles, elles formeraient une gigantesque conurbation, une bande continue enserrant la zone intermédiaire du Mont.

À l’intérieur de cette bande se trouvaient les neuf Cités Intérieures – Gabell, Chi, Haplior, Khresm, Banglecode, Bombifale, Guand, Peritole et Tentag – et les neuf Cités Hautes – Muldemar, Huine, Gossif, Tidias, Low Morpin et High Morpin, Sipermit, Frangior et Halanx. Ces métropoles étaient celles que Valentin avait le plus fréquentées pendant sa jeunesse. Halanx, une ville aux grandes propriétés, était son lieu de naissance ; Sipermit était l’endroit où il avait vécu pendant le règne de Voriax, car la ville était à proximité du Château ; High Morpin était sa station de vacances préférée où il s’était maintes fois amusé sur les glisse-glaces et à bien d’autres jeux. Comme tout cela était loin ! Si loin. Et maintenant, alors que son armée d’invasion glissait le long des routes qui s’élevaient sur les pentes du Mont, il lui arrivait souvent de regarder, dans le lointain taché de soleil, vers les hauteurs enveloppées de nuages en espérant apercevoir les Cités Hautes, Sipermit, ou Halanx, ou High Morpin très loin devant. Mais il était encore trop tôt pour cela. D’Amblemorn, la route les mena entre Bimbak Est et Bimbak Ouest puis fit un brusque détour pour contourner la crête de Normork, invraisemblablement escarpée et déchiquetée, jusqu’à la ville de Normork, célèbre pour son mur d’enceinte construit – s’il fallait en croire la légende – à l’imitation de la grande muraille de Velalisier. À Bimbak Est, Valentin fut accueilli en monarque légitime et en libérateur. La réception à Bimbak Ouest fut sensiblement moins cordiale, bien qu’il n’y eût pas la moindre velléité de résistance ; les habitants n’avaient visiblement pas encore décidé où se trouvait leur intérêt dans cette curieuse lutte qui était en train de se dérouler. Et à Normork, la grande porte Dekkeret était fermée, pour la première fois peut-être depuis sa construction. Cela pouvait passer pour une marque d’hostilité, mais Valentin choisit de l’interpréter comme une déclaration de neutralité, et il passa son chemin sans faire de tentative pour pénétrer dans Normork. Disperser son énergie en assiégeant une forteresse imprenable était bien la dernière chose qu’il voulait faire maintenant. Il se dit qu’il était beaucoup plus facile d’éviter tout simplement de la considérer comme une ville ennemie.

Après Normork, la route traversait la Barrière de Tolingar, qui n’avait rien d’une barrière, mais n’était qu’un immense parc, soixante kilomètres d’élégance raffinée pour la distraction des citoyens de Kazkas, de Stipool et de Dundilmir. C’était comme si le moindre arbre, le moindre buisson avait été élagué, taillé, émondé pour acquérir une forme parfaitement harmonieuse. Il n’y avait pas un rameau de travers, pas une branche mal proportionnée. Si le milliard d’habitants demeurant sur le Mont du Château avait fait office de jardiniers dans la Barrière de Tolingar, ils n’auraient pu, même en y consacrant douze heures par jour, atteindre à une telle perfection. Valentin savait qu’il n’avait été possible d’y parvenir que grâce à un programme de contrôle de la reproduction entrepris au moins quatre mille ans auparavant sous le règne de lord Havilbove et poursuivi sous trois de ses successeurs ; ces plantes se façonnaient et se taillaient toutes seules, contrôlant en permanence l’harmonieuse symétrie de leur forme. Le secret de cette sorcellerie horticole s’était perdu.

L’armée de restauration arrivait maintenant au niveau des Cités Libres.

Il était encore possible à Bibiroon Sweep, en haut de la Barrière de Tolingar, d’avoir sur les pentes une vue relativement claire, bien que déjà extraordinairement impressionnante. Le merveilleux parc de lord Havilbove s’enroulait juste en dessous comme une langue de verdure et s’incurvait vers l’orient ; au-delà, les petits points gris de Dundilmir et Stipool et, à côté, la trace à peine visible de la masse de Normork, la cité fortifiée. Puis il y avait la vertigineuse descente vers Amblemorn et la source du Glayge et, noyés à l’horizon dans une brume irréelle, les contours, plus que vraisemblablement recréés par le seul pouvoir de l’imagination, du fleuve et de ses villes grouillantes, Nimivan, Mitripond, Threiz, South Gayles. De Makroprosopos et Pendiwane, il n’y avait plus la moindre trace, bien que Valentin vît autour de lui les habitants de ces villes regarder au loin en plissant les yeux et tendre le doigt avec véhémence en affirmant que telle bosse, telle protubérance était leur patrie.

— Je m’imaginais, dit Shanamir qui se tenait aux côté de Valentin, que du Mont du Château on pouvait voir jusqu’à Pidruid ! Mais on ne distingue même pas le Labyrinthe. Est-ce que de plus haut la vue s’étend plus loin ?

— Non, répondit Valentin. La couche de nuages cache tout ce qui est en dessous des Cités Tutélaires. Parfois, quand on est tout là-haut, on peut oublier que le reste de Majipoor existe.

— Fait-il très froid là-haut ? demanda le garçon.

— Froid ? Non, il ne fait pas froid du tout. Il fait aussi bon qu’ici. Meilleur, même. C’est comme un printemps perpétuel. L’air est doux et léger, et les fleurs sont toujours épanouies.

— Mais il s’élève si haut dans le ciel ! Les montagnes des Marches de Khyntor sont loin d’être aussi hautes – elles feraient à peine une tache sur le Mont du Château –, et pourtant on m’a dit que la neige tombe sur les pics des Marches et qu’elle y reste parfois tout l’été. Il devrait faire noir comme dans un four au Château, Valentin, et froid, froid comme la mort !

— Non, dit Valentin. Les machines des anciens entretiennent un printemps perpétuel. Elles descendent très profondément à l’intérieur du Mont, absorbent de l’énergie – ne me demande pas comment, je n’en ai aucune idée – et la transforment en chaleur, en lumière et en bon air pur. J’ai vu ces machines dans les entrailles du Château, ce sont d’énormes choses métalliques, il y a là suffisamment de métal pour bâtir toute une ville, des pompes géantes et de monstrueux tuyaux et tubes de cuivre…

— Quand y arriverons-nous, Valentin ? En sommes-nous encore loin ?

— Nous ne sommes pas encore à mi-chemin, répondit Valentin en hochant la tête.

8

La route la plus directe pour remonter entre les Cités Libres passait entre Bibiroon et Upper Sunbreak. Elle escaladait un large épaulement en pente si douce qu’ils ne perdraient pas de temps dans des lacets. Alors qu’ils approchaient de Bibiroon, Valentin apprit par Gorzval le Skandar, responsable de l’intendance, que les provisions de fruits frais et de viande commençaient à s’épuiser. Il paraissait plus sage de se réapprovisionner à ce niveau avant d’entreprendre l’ascension jusqu’aux Cités Tutélaires.

Bibiroon était une agglomération de douze millions d’âmes, s’étalant de manière spectaculaire sur un éperon rocheux de cent cinquante kilomètres qui paraissait suspendu au-dessus de la face du Mont. Il n’y avait qu’un seul accès à la ville – en venant d’Upper Sunbreak, à travers une gorge si encaissée et aux versants si escarpés qu’une centaine de guerriers pouvait la défendre contre un million d’ennemis. Valentin ne fut pas autrement étonné d’apprendre en y arrivant que la gorge était occupée et que les défenseurs étaient loin d’être seulement une centaine.

Ermanar et Deliamber s’avancèrent pour parlementer. Ils revinrent peu de temps après en annonçant que le duc Heitluig de Chorg, de la province dont Bibiroon était la capitale, commandait les troupes qui gardaient la gorge et acceptait de s’entretenir avec lord Valentin.

— Qui est ce Heitluig ? demanda Carabella. Tu le connais ?

— Vaguement, répondit Valentin en hochant la tête. Il fait partie de la famille de Tyeveras. J’espère qu’il n’a aucune animosité à mon égard.

— Il pourrait s’attirer les bonnes grâces de Dominin Barjazid, fit Sleet d’un ton funèbre, en se débarrassant de vous dans ce défilé.

— Pour être torturé dans son sommeil pendant le reste de sa vie ? demanda Valentin en riant. C’est peut-être un ivrogne, Sleet, mais pas un assassin. Et c’est un noble du royaume.

— Comme l’est Dominin Barjazid, monseigneur.

— Barjazid lui-même n’a pas osé me tuer quand il en a eu l’occasion. Suis-je supposé craindre d’être face à des assassins à chaque fois que je parlemente ? Allons. Nous perdons du temps à discuter.

Accompagné d’Ermanar, d’Asenhart et de Deliamber, Valentin se rendit à pied jusqu’à l’entrée de la gorge. Le duc et trois membres de sa suite attendaient.

Heitluig était un homme de belle carrure, l’air vigoureux, à l’épaisse chevelure blanche frisée et au visage empâté et rubicond. Il fixa Valentin avec intensité, comme si sous les traits de cet inconnu blond il essayait de découvrir une trace de la présence de l’âme du véritable Coronal. Valentin le salua comme il convenait à un Coronal de saluer un duc provincial, regard bienveillant et paume de la main tournée vers le ciel, ce qui mit immédiatement Heitluig en difficulté. Il hésitait visiblement sur la manière correcte de rendre le salut.

— On m’a informé, dit-il au bout de quelques instants, que vous étiez lord Valentin, transformé par sorcellerie. S’il en est ainsi, je vous souhaite la bienvenue, monseigneur.

— Croyez-moi, Heitluig, c’est ainsi.

— Il y a eu des messages à cet effet. Mais il y a également eu des messages contradictoires.

— Ce sont les messages de la Dame auxquels on peut ajouter foi, dit Valentin en souriant. Ceux du Roi ont la valeur que l’on peut supposer, compte tenu de ce que son fils a fait. Avez-vous reçu des instructions du Labyrinthe ?

— Oui, que nous devons vous reconnaître comme le véritable Coronal. Mais nous vivons une période troublée. Si je dois me défier de ce qui vient du Château, pourquoi devrais-je exécuter les ordres émanant du Labyrinthe ? Ce peuvent être des contrefaçons ou des supercheries.

— J’ai avec moi Ermanar, grand serviteur de votre grand-oncle le Pontife. Il n’est pas ici comme captif. Il peut vous montrer les sceaux pontificaux qui lui donnent une autorité légitime.

Le duc haussa les épaules. Son regard continuait à sonder celui de Valentin.

— Cela me paraît une chose bien mystérieuse qu’un Coronal puisse être transformé de la sorte. Si cela est vrai, tout peut être vrai. Que désirez-vous exactement à Bibiroon… monseigneur ?

— Nous avons besoin de fruits et de viande. Il nous reste des centaines de kilomètres à parcourir, et des soldats affamés ne font pas de bons soldats.

— Vous n’êtes pas sans savoir, fit Heitluig avec un tressaillement de la joue, que vous vous trouvez devant une Cité Libre.

— Oui, je le sais. Et alors ?

— La tradition est ancienne, et peut-être certains l’ont-ils oubliée. Mais nous, habitants des Cités Libres, professons que nous n’avons pas à fournir au gouvernement de marchandises au-delà de notre contribution légalement prescrite. Le coût des provisions pour une armée de l’importance de la vôtre…

— … sera intégralement pris en charge par le trésor impérial, le coupa sèchement Valentin. Nous ne demandons rien à Bibiroon qui lui coûte même une pièce de cinq pesants.

— Et le trésor impérial vous accompagne ? Une lueur de colère passa dans le regard de Valentin.

— Le trésor impérial est conservé dans le Château, comme il l’a été depuis l’époque de lord Stiamot, et quand j’y serai parvenu et aurai renversé l’usurpateur, je réglerai l’intégralité des acquisitions que nous faisons ici. À moins que le crédit du Coronal ne soit plus acceptable à Bibiroon ?

— Si, le crédit du Coronal est encore acceptable, répondit prudemment Heitluig. Mais il reste des doutes, monseigneur. Nous sommes des gens économes, ici, et ce serait un déshonneur affreux pour nous s’il s’avérait que nous avons fait crédit à… à quelqu’un dont les prétentions étaient mensongères. Valentin luttait pour ne pas perdre patience.

— Vous m’appelez « monseigneur », et malgré cela vous parlez de doutes.

— C’est vrai, je suis indécis. Je le reconnais.

— Heitluig, venez parler avec moi en tête à tête quelques instants.

— Comment ?

— Écartez-vous de quelques pas ! Vous imaginez-vous que je vais vous trancher la gorge dès que vous vous éloignerez de vos gardes du corps ? Je veux vous parler de quelque chose dont vous n’aimeriez peut-être pas que je parle devant les autres.

Le duc, l’air déconcerté et gêné, acquiesça à contrecœur et se laissa entraîner à l’écart par Valentin.

— Quand vous êtes venu au Mont du Château pour mon couronnement, Heitluig, lui dit Valentin à voix basse, vous étiez assis à la table des parents du Pontife et vous avez bu quatre ou cinq bouteilles de vin de Muldemar, vous en souvenez-vous ? Vous vous êtes levé complètement ivre pour aller danser, vous avez trébuché contre la jambe de votre cousin Elzandir, vous vous êtes étalé de tout votre long et vous étiez prêt à faire sur-le-champ le coup de poing avec Elzandir si je ne vous avais pris par l’épaule et tiré à l’écart. Alors ? Cela n’éveille-t-il pas un écho en vous ? Et comment pourrais-je être au courant si je n’étais qu’un aventurier de Zimroel essayant de s’emparer du Château de lord Valentin. La face de Heitluig était cramoisie.

— Monseigneur…

— Vous le dites maintenant avec un peu plus de conviction !

Valentin serra chaleureusement l’épaule du duc.

— Très bien, Heitluig. Apportez-moi votre aide et quand vous viendrez au Château pour célébrer ma restauration, je vous offrirai cinq nouvelles bouteilles de ce bon Muldemar. Et j’espère que vous serez plus sobre que la dernière fois.

— Monseigneur, comment puis-je vous servir.

— Je vous l’ai dit. Nous avons besoin de fruits et de viande, et je réglerai la note quand je serai redevenu Coronal.

— Ce sera fait. Mais redeviendrez-vous Coronal ?

— Comment cela ?

— L’armée qui attend là-haut est loin d’être une petite armée, monseigneur. Lord Valentin – je veux dire celui qui prétend être lord Valentin – enrôle les citoyens par centaines de milliers pour la défense du Château.

— Et où se rassemble cette armée ? demanda Valentin, les sourcils froncés.

— Entre Ertsud Grand et Bombifale. Il recrute dans les Cités Tutélaires et toutes les autres au-dessus. Des ruisseaux de sang couleront sur le Mont, monseigneur.

Valentin se détourna et ferma les yeux quelques instants. La douleur et la consternation lui fouaillaient l’âme. C’était inévitable, cela n’avait rien d’étonnant, c’était tout à fait ce à quoi il s’était attendu depuis le début. Dominin Barjazid lui permettait d’avancer librement sur les premières pentes mais lui opposerait une farouche défense à l’approche du sommet, lançant contre lui sa propre garde royale, les chevaliers de haute naissance au milieu desquels il avait été élevé. Au premier rang contre lui, il y aurait Stasilaine, Tunigorn, son cousin Mirigant, Elidath, Diwis, le fils de son frère. Pendant un instant, la résolution de Valentin vacilla une nouvelle fois. Redevenir Coronal valait-il tout ce désordre, l’effusion de sang, la souffrance de son peuple ? Peut-être la volonté du Divin avait-elle été qu’il fût renversé. S’il contrariait cette volonté, peut-être réussirait-il seulement à provoquer sur les plaines au-dessus d’Ertsud Grand un terrible cataclysme qui laisserait de profondes cicatrices dans l’âme du peuple tout entier, remplirait ses nuits de cauchemars accusateurs et de remords, et rendrait son nom à jamais maudit ? Il pouvait encore faire demi-tour, il pouvait se dérober à l’affrontement avec les forces du Barjazid, il pouvait accepter le verdict du destin, il pouvait…

Non.

Cette lutte intérieure, il l’avait déjà engagée et gagnée, et il n’avait pas l’intention de recommencer. Un faux Coronal, vil, mesquin et dangereux, occupait la plus haute charge du royaume et régnait illégitimement et avec inconséquence. Cela ne devait pas durer. Rien d’autre n’avait d’importance.

— Monseigneur ? dit Heitluig. Valentin se retourna vers le duc.

— L’idée de la guerre m’est insupportable, Heitluig.

— Personne n’y trouve de plaisir, monseigneur.

— Pourtant, il arrive un moment où la guerre est nécessaire, faute de quoi des calamités encore plus grandes peuvent se produire. Je pense que nous sommes arrivés à l’un de ces moments.

— C’est ce que l’on dirait.

— M’acceptez-vous comme Coronal, Heitluig ?

— Je pense qu’aucun prétendant n’aurait pu être au courant de mon ivresse lors du couronnement.

— Et acceptez-vous de vous battre à mes côtés au-dessus d’Ertsud Grand ?

— Naturellement, monseigneur, répondit Heitluig en le regardant droit dans les yeux. De combien d’hommes de troupe de Bibiroon aurez-vous besoin ?

— Disons cinq mille. Je n’ai pas besoin d’une armée énorme là-haut… Je préfère qu’elle soit brave et loyale.

— Les cinq mille combattants sont à vous, monseigneur. Et plus si vous le demandez.

— Cinq mille suffiront, Heitluig, et je vous remercie pour votre confiance. Maintenant, occupons-nous des fruits et de la viande !

9

La halte à Bibiroon fut de courte durée, juste le temps pour Heitluig de mobiliser ses forces et de fournir à Valentin les provisions nécessaires, et l’interminable ascension reprit. Valentin était avec l’avant-garde de l’armée, ses chers amis de Pidruid à ses côtés. Cela le ravissait de voir dans leurs yeux la lueur d’émerveillement, de voir le visage de Shanamir rayonnant d’excitation, d’entendre les petits cris de joie rentrés de Carabella, de remarquer que même ce bougon de Zalzan Kavol grommelait et poussait des grognements étonnés pendant que les splendeurs du Mont du Château se déroulaient devant eux.

Et lui-même… comme il se sentait radieux à l’idée de revenir chez lui !

Plus ils s’élevaient, plus l’air devenait doux et pur, car ils se rapprochaient des énormes moteurs qui entretenaient sur le Mont un printemps éternel. Bientôt les faubourgs des Cités Tutélaires furent en vue.

— C’est tellement… murmura Shanamir d’une voix étouffée. C’est un spectacle si grandiose…

À cet endroit, le Mont était un grand bouclier gris de granit qui se déroulait en pente douce mais inexorable vers le ciel et se perdait dans la mer blanche de nuages enveloppant les sommets. Le ciel était d’un bleu électrique éblouissant, plus intense que celui des basses terres de Majipoor. Valentin se souvenait de ce ciel, à quel point il l’avait aimé et comme il détestait descendre dans le monde banal aux couleurs banales qui s’étendait au pied du Mont du Château. Il avait la gorge serrée devant le spectacle qui s’offrait à sa vue. Chaque butte, chaque escarpement était nimbé d’un mystérieux halo étincelant. La poussière elle-même, que le vent poussait le long du bord de la route, paraissait briller et scintiller. Des cités satellites et des villes moyennes entaillaient les lointains avec des miroitements enchanteurs et, très haut, plusieurs des grands centres urbains commençaient à apparaître. Ertsud Grand était droit devant, ses énormes tours noires à peine visibles à l’horizon et, à l’est, se trouvait une tache sombre qui était probablement Minimool ; à l’extrémité ouest du paysage, on arrivait difficilement à distinguer Hoikmar, réputée pour ses paisibles canaux.

Valentin cligna des paupières pour refouler les larmes gênantes et inattendues qui perlaient au coin de ses yeux. Il tapota la harpe de poche de Carabella et lui dit :

— Chante-moi quelque chose.

Elle lui sourit en décrochant la petite harpe.

— C’est ce que nous chantions à Til-omon où le Mont du Château ne nous était connu que par les livres, un rêve romantique…

Il existe un pays tout à fait au levant.

Si lointain que nous ne le connaîtrons jamais.

Où croissent les merveilles sur des pics imposants,

Et d’éblouissantes villes trois par trois sont groupées.

Sur le Mont du Château, demeure des Puissances,

Des héros tout le jour font assaut de prouesses…

Elle s’arrêta, plaqua un accord dissonant, reposa la harpe et détourna la tête.

— Que se passe-t-il, amour ? demanda Valentin.

— Rien, répondit Carabella en secouant la tête. J’ai oublié les paroles.

— Carabella ?

— Ce n’est rien, je te dis !

— Je t’en prie…

Elle retourna la tête vers lui, se mordant les lèvres, les yeux embués de larmes.

— Tout est si merveilleux ici, Valentin, souffla-t-elle. Et si étrange… si effrayant…

— Merveilleux, oui. Effrayant, non.

— C’est magnifique, je sais. Et encore plus grand que je ne l’imaginais. Toutes ces villes, ces montagnes qui ne sont qu’une partie de la grande montagne, tout cela est superbe. Mais… mais…

— Dis-moi.

— Tu retrouves ton pays, Valentin ! Tous tes amis, ta famille, tes… tes maîtresses, je suppose… Quand tu auras gagné la guerre, tu les auras tous autour de toi, ils t’entraîneront dans des banquets et des réjouissances, et…

Elle s’interrompit.

— Je me suis promis de ne pas parler de cela.

— Vas-y.

— Monseigneur…

— Ne sois pas si formaliste, Carabella.

Il lui prit la main et remarqua que Shanamir et Zalzan Kavol s’étaient éloignés d’eux dans le flotteur et leur tournaient le dos.

— Monseigneur, dit-elle avec précipitation, que deviendra la petite jongleuse de Tilomon quand vous serez de nouveau entouré des princes et des belles dames du Mont du Château ?

— T’ai-je donné des raisons de croire que je t’abandonnerai ?

— Non, monseigneur. Mais…

— Appelle-moi Valentin, veux-tu. Mais quoi ?

Les pommettes de Carabella se colorèrent. Elle dégagea sa main et la passa nerveusement dans ses cheveux bruns et brillants.

— Hier, ton duc Heitluig nous a vus ensemble, il a vu ton bras autour de moi… Valentin, tu n’as pas remarqué son sourire ! Comme si je n’étais qu’un joli jouet pour toi, un bibelot dont on se débarrasse le moment venu.

— Je crois que tu as lu trop de choses dans le sourire d’Heitluig, dit lentement Valentin, bien qu’il l’ait également remarqué et en ait été gêné.

Il savait que pour Heitluig et d’autres de son rang, Carabella ne pouvait passer que pour une concubine d’occasion, d’extraction inimaginablement basse, digne, au mieux, d’être traitée avec mépris. Lors de sa vie précédente sur le Mont du Château, de telles distinctions de classe avaient été un postulat incontestable de la nature des choses. Mais il avait longtemps été éloigné du Mont et il voyait maintenant les choses d’un œil différent. Les craintes de Carabella étaient fondées. Et pourtant ce problème ne pourrait être réglé qu’au moment opportun. Il y avait bien d’autres choses à régler d’abord.

— Heitluig est trop porté sur la boisson, dit-il doucement, et il a l’âme endurcie. Ne t’occupe pas de lui. Tu te feras une place au Château parmi les personnages de haut rang et personne ne te manquera d’égards quand je serai redevenu Coronal. Allez, termine ta chanson.

— Tu m’aimes, Valentin ?

— Oui, je t’aime. Mais je t’aime moins quand tu as les yeux rouges et gonflés, Carabella.

— C’est le genre de choses que l’on dit à un enfant, fit-elle en reniflant. Alors, tu me considères comme une enfant ?

— Je te considère comme une femme, répondit Valentin en haussant les épaules, belle et dotée d’une grande finesse d’esprit. Mais que suis-je supposé répondre quand tu me demandes si je t’aime ?

— Que tu m’aimes. Et tu n’as rien besoin d’ajouter.

— Bon, je suis désolé. Je vais devoir m’entraîner à cela plus sérieusement. Tu veux continuer à chanter ?

— Si tu veux, dit-elle en reprenant sa harpe de poche.

Pendant toute la matinée, ils continuèrent l’ascension, traversant les grands espaces qui s’étendaient au-delà des Cités Libres. Valentin choisit la route de Pinitor, qui passait entre Ertsud Grand et Hoikmai et serpentait dans un paysage vide de plateaux rocheux. Interrompu seulement de loin en loin par des bosquets de ghazan aux troncs trapus et cendrés et aux branches noueuses et torturées – des arbres qui vivaient dix mille ans et exhalaient une sorte de doux et long sourire quand leur heure était venue. C’était une zone désolée et silencieuse où Valentin et ses forces pouvaient rassembler leur courage avant l’épreuve qui les attendait. Pendant tout ce temps, leur ascension se poursuivit sans encombre.

— Ils n’essaieront pas de vous arrêter, dit Heitluig avant que vous ne soyez au-dessus des Cités Tutélaires. Il y a moins d’espace là-haut. Il y a des ondulations et des plissements de terrain. Ils trouveront des endroits favorables pour vous tendre des pièges.

— Il y aura bien assez de place, répliqua Valentin. Dans une vallée aride bordée d’aiguilles déchiquetées, au-delà de laquelle on pouvait distinguer la cité d’Ertsud Grand à quelque trente kilomètres à l’est, il fit arrêter son armée et réunit son état-major. Les éclaireurs qui avaient été envoyés en reconnaissance pour inspecter l’armée ennemie étaient revenus porteurs de nouvelles qui écrasaient Valentin comme une chape de plomb, d’après leur rapport, une armée immense, une mer de guerriers couvrait la vaste plaine qui s’étendait sur des centaines de kilomètres carrés au-dessous de la Cité Intérieure de Bombifale. La plupart étaient des fantassins, mais il y avait également un rassemblement de flotteurs ainsi qu’un régiment de cavalerie et une unité de monstrueux mollitors, ces bêtes de guerre, au moins dix fois plus nombreux que ceux qui les attendaient sur les rives du Glayge. Mais Valentin ne laissait rien percer de son accablement.

— Nous nous battrons à vingt contre un, dit-il. Je trouve cela encourageant. Il est dommage qu’ils ne soient pas encore plus nombreux… mais une armée de cette taille devrait être suffisamment difficile à manœuvrer pour que les choses nous soient grandement facilitées. Il tapota la carte devant lui.

— Ils cantonnent ici, dans la plaine de Bombifale, et ils savent, bien évidemment, que nous marchons droit sur cette plaine. Ils doivent supposer que nous tenterons de poursuivre notre ascension en empruntant le défilé de Peritole, à l’ouest de la plaine, où ils auront concentré leurs forces. Nous nous dirigerons effectivement vers le défilé de Peritole.

Heitluig eut un hoquet d’effarement et Ermanar le regarda soudain d’un air de surprise attristée. Imperturbable, Valentin poursuivit :

— Voyant cela, ils enverront des renforts dans cette direction. Une fois qu’ils auront commencé à pénétrer dans le défilé, il devrait leur être difficile de se regrouper et de changer de direction. Dès qu’ils se mettront en mouvement, nous bifurquerons vers la plaine, nous foncerons droit sur leur camp, nous traverserons leurs lignes et pousserons jusqu’à Bombifale. Au-dessus de Bombifale, nous retrouverons la route de High Morpin qui nous mènera sans encombre au Château. Y a-t-il des questions ?

— Et s’ils ont une seconde armée qui nous attend entre Bombifale et High Morpin ? demanda Ermanar.

— Vous me redemanderez cela, répondit Valentin, quand nous aurons dépassé Bombifale. Y a-t-il d’autres questions ?

Il parcourut le groupe du regard. Personne ne demanda la parole.

— Bon. Eh bien, en avant !

Encore une journée et la terre devint plus fertile à l’approche de la grande ceinture verte qui entourait les Cités Intérieures. Ils avaient atteint la zone des nuages, humide et fraîche, où l’on voyait encore le soleil, mais indistinctement, à travers les nappes ondoyantes de brume qui jamais ne se levaient. Dans cette contrée humide, des plantes qui, plus bas, arrivaient à peine au genou, devenaient géantes, avec des feuilles larges comme des écuelles et des tiges comme des troncs d’arbres, et tout était recouvert d’une scintillante rosée.

Le paysage était devenu plus accidenté, avec des chaînes de montagnes escarpées s’élevant sur les versants abrupts de vallées profondément encaissées et des routes contournant péniblement de hauts pics coniques. Le choix de l’itinéraire était de plus en plus limité : à l’ouest se trouvaient les crêtes de Banglecode, une ligne dentelée de montagnes infranchissables et encore à peine explorées ; à l’est la large plaine de Bombifale en pente douce ; et droit devant, flanqués par de véritables murailles rocheuses, la série de gigantesques gradins naturels connus sous le nom de défilé de Péritole, où – à moins que Valentin ne se soit trompé du tout au tout – les troupes d’élite de l’usurpateur étaient à l’affût.

Sans se presser, Valentin menait ses forces vers le défilé. Quatre heures de marche, une halte de deux heures, cinq autres heures de marche, campement pour la nuit, départ tardif le matin. Avec l’air vivifiant du Mont du Château, il eût été facile d’avancer beaucoup plus vite. Mais il ne faisait aucun doute que depuis les hauteurs l’ennemi suivait sa progression, et Valentin voulait lui laisser tout le temps d’observer son itinéraire et de prendre les contre-mesures qui s’imposaient.

Le lendemain, il força l’allure, car le premier des immenses et profonds gradins du défilé était maintenant en vue. Deliamber, projetant son esprit en avant, confirma que l’armée de défense avait effectivement pris possession du défilé et annonça que des troupes auxiliaires arrivaient en renfort de la plaine de Bombifale.

— Ce ne sera plus long, maintenant, dit Valentin en souriant. Ils tombent entre nos mains.

Deux heures avant la tombée du jour, il donna l’ordre d’installer le camp dans une riante prairie près d’un torrent glacé et pentu. Des roulottes furent disposées en formation défensive, des hommes de corvée partirent ramasser du bois pour allumer les feux, l’intendance commença à distribuer les rations et, alors que la nuit tombait, la nouvelle se répandit dans le camp qu’il fallait se lever et reprendre la route en laissant tous les feux brûler et une bonne partie des roulottes en formation.

Valentin se sentit parcouru d’une excitation fébrile. Il vit une flamme nouvelle dans le regard de Carabella et la vieille cicatrice qui barrait la joue de Sleet ressortir à mesure que son cœur battait plus vite. Et puis il y avait Shanamir, courant de-ci de-là, mais sans déplacements inconsidérés, assumant de petites responsabilités et d’autres plus importantes avec sérieux et efficacité, à la fois comique et admirable. Ces moments étaient inoubliables, chargés de tension par la perspective de grands événements sur le point de s’accomplir.

— Pour avoir conçu une manœuvre comme celle-ci, dit Carabella, tu as dû étudier l’art de la guerre de manière très approfondie pendant ta jeunesse sur le Mont.

— L’art de la guerre ? dit Valentin en riant. Tout ce que Majipoor a pu connaître de l’art de la guerre était oublié moins d’un siècle après la mort de lord Stiamot. Je ne connais absolument rien à la guerre, Carabella.

— Mais comment…

— J’agis au jugé. C’est une question de chance, une sorte de gigantesque jonglerie. J’improvise au fur et à mesure.

Il lui fit un clin d’œil complice.

— Mais surtout, n’en parle pas aux autres. Laisse-les croire que leur général est un génie, et peut-être feront-ils de lui un génie !

Aucune étoile n’était visible dans le ciel couvert de nuages et la lumière de la lune n’était qu’une infime lueur rougeâtre. L’armée de Valentin suivait la route de la plaine de Bombifale à la lumière de globes lumineux réglés à l’intensité la plus faible. Deliamber, assis entre Valentin et Ermanar, était entré dans une profonde transe, projetant son esprit en avant pour essayer de déceler des barrières ou autres obstacles !

Valentin restait silencieux et immobile, se sentant étrangement calme. Il se dit qu’il s’agissait vraiment d’une sorte de gigantesque jonglerie. Et maintenant comme il l’avait fait tant de fois avec la troupe de jongleurs, il était en train de se transporter vers cette zone de calme au centre de son être où il pouvait traiter l’information d’une succession d’événements en perpétuel changement, sans être clairement conscient ni du traitement, ni de l’information, ni même des événements : tout était fait en temps voulu, avec seulement la conscience sereine de l’enchaînement des événements.

Une heure avant l’aube, ils atteignirent l’endroit où la route bifurquait en montant vers l’entrée de la plaine. Valentin réunit de nouveau son état-major.

— Trois choses seulement, leur dit-il. Restez en formation serrée. Ne tuez que lorsque ce sera nécessaire. Ne ralentissez pas votre avance.

Il eut pour chacun un mot, une poignée de main, un sourire.

— À midi, nous déjeunerons à Bombifale, dit-il. Et demain soir, nous dînerons au Château de lord Valentin. Je vous le promets.

10

Le moment que Valentin appréhendait depuis des mois était arrivé, celui où il lui faudrait mener au combat des citoyens de Majipoor contre d’autres citoyens de Majipoor, celui où il lui faudrait mettre en jeu le sang de ses compagnons d’aventures et celui de ses amis d’enfance. Et pourtant, maintenant que ce moment était arrivé, il se sentait ferme et calme.

Aux premières lueurs grises de l’aube, l’armée de restauration atteignit le bord de la plaine et, au milieu des brumes matinales, Valentin entrevit pour la première fois les légions qui lui faisaient face. La plaine paraissait couverte de tentes noires et partout il y avait des soldats, des véhicules, des montures, des mollitors, une marée humaine confuse et chaotique.

Les troupes de Valentin étaient disposées en formation triangulaire, avec les plus braves et les plus dévoués de ses compagnons d’armes dans les flotteurs de tête, suivis par les troupes du duc Heitluig. Les milliers de pacifiques miliciens de Pendiwane, de Makroprosopos et des autres villes du Glayge formaient une arrière-garde plus impressionnante par sa masse que par sa bravoure. Toutes les races de Majipoor étaient représentées : une compagnie de Skandars, un détachement de Vroons, une horde entière de Lii aux yeux étincelants, un grand nombre de Hjorts et de Ghayrogs, et jusqu’à une petite troupe d’élite composée de Su-Suheris. Valentin commandait en personne à l’une des trois pointes du dispositif, mais non pas à la pointe centrale : Ermanar s’y trouvait, prêt à soutenir le plus fort de la contre-offensive ennemie. Le char de Valentin occupait l’aile droite, celui d’Asenhart l’aile gauche et les colonnes commandées par Sleet, Carabella, Zalzan Kavor et Lisamon Hultin les suivaient de près.

— Maintenant ! cria Valentin. Et le combat s’engagea.

Le char d’Ermanar se rua en avant, sonnant de toutes ses trompes, brillant de tous ses feux. Un instant après, Valentin suivit et, regardant par-dessus tout le champ de bataille, il vit Asenhart qui se maintenait à sa hauteur. Ils chargeaient à travers la plaine en formation serrée et, d’un seul coup, la masse énorme de leurs adversaires s’en trouva jetée dans le désarroi. Le premier rang des forces de l’usurpateur céda avec une rapidité déconcertante, presque comme s’il avait obéi à une stratégie calculée. Des troupes paniquées couraient de-ci de-là, se heurtant, se mêlant, cherchant à s’emparer d’armes, ou simplement la voie du salut. L’immense espace de la plaine devint un océan houleux de soldats dépourvus d’un chef et d’un plan. À travers cette cohue, la phalange d’assaut s’ouvrait un chemin. Peu de coups de feu : par instants, une décharge d’énergie projetait alentour un éclair miroitant, mais pour l’essentiel l’ennemi semblait trop désemparé pour opposer un système cohérent de défense, et la formation en coin, s’enfonçant presque à sa guise, n’avait cure de prendre des vies. Deliamber, au côté de Valentin, dit avec calme :

— Ils sont étirés le long d’un front démesuré, sur plus de cent kilomètres. Il leur faudra du temps pour concentrer leurs forces. Mais passé la première panique, ils se regrouperont et les choses en seront pour nous moins aisées. Et c’était en vérité déjà ce qui se passait. La milice inexpérimentée que Dominin Barjazid avait levée parmi les citoyens des Cités Tutélaires était peut-être déconfite, mais le noyau de l’armée défensive consistait en chevaliers du Mont, rompus aux jeux de la guerre sinon aux techniques de la guerre elle-même, et sur l’heure ils se rassemblaient, refermant leurs rangs de tous côtés sur le coin frêle des attaquants qui s’était si profondément enfoncé dans leur masse. Une compagnie de mollitors avait été ralliée et s’avançait vers le flanc d’Asenhart, mâchoires claquantes et membres énormes et griffus cherchant une proie. Sur l’autre flanc, un détachement de cavalerie s’était mis en selle et s’employait à se donner une apparence d’ordre ; et Ermanar se trouvait sous le feu roulant de lanceurs d’énergie.

— Serrez les rangs ! cria Valentin. Et en avant ! Ils progressaient encore mais leur avance se ralentissait notablement. Au début les forces de Valentin avaient enfoncé les lignes ennemies comme un couteau pénétrant dans du beurre, elles avaient maintenant l’impression d’essayer de renverser une épaisse muraille de boue. De nombreux véhicules étaient encerclés et quelques-uns étaient totalement immobilisés. Valentin aperçut Lisamon Hultin à pied, entourée d’une foule de défenseurs qu’elle projetait autour d’elle comme des fétus de paille. Trois gigantesques Skandars s’étaient également jetés dans la mêlée – il ne pouvait s’agir que de Zalzan Kavol et de ses frères –, faisant un affreux carnage avec tous leurs bras dont chacun était muni d’une arme.

Le véhicule de Valentin se trouva submergé à son tour, mais le conducteur passa la marche arrière et tourna brusquement, renversant les soldats ennemis.

De l’avant… toujours de l’avant…

Le sol était jonché de corps. Cela avait été de la folie pour Valentin d’espérer que la reconquête du Mont pourrait s’effectuer sans effusion de sang. Il devait déjà y avoir des centaines de morts et des milliers de blessés. Le visage assombri, il pointa son propre lanceur d’énergie sur un grand homme au masque dur qui fonçait sur son flotteur et lui fit mordre la poussière. Valentin cligna des yeux pendant que l’air crépitait autour de lui à la suite de sa décharge d’énergie, et il recommença à tirer et à tirer encore.

— Valentin ! Lord Valentin !

C’était un cri universel. Mais il était repris par les poitrines des combattants des deux camps, et chaque côté pensait à son propre lord Valentin.

Leur avance paraissait maintenant totalement arrêtée. Le sort de la bataille semblait définitivement être en train de tourner : les défenseurs lançaient une contre-attaque. C’était comme si le premier assaut les avait pris au dépourvu et obligés à laisser l’armée de Valentin enfoncer leurs lignes. Mais maintenant, ils se regroupaient, rassemblaient leurs forces et adoptaient un semblant de stratégie.

— Ils semblent avoir un nouveau commandement, monseigneur, annonça Ermanar. Le général qui les conduit maintenant semble avoir une grande autorité et il les lance furieusement contre nous.

Une ligne de mollitors s’était formée, qui menait la contre-attaque et était suivie par des troupes de l’usurpateur en grand nombre. Mais ces animaux obtus et fougueux étaient plus redoutables par leur seule masse que par les dégâts qu’ils pouvaient causer avec leurs sabots et leurs dents ; c’était un véritable exploit de réussir à franchir la barrière de leurs corps monstrueux et difformes. La plupart des officiers de Valentin étaient sortis de leurs véhicules – il aperçut de nouveau Lisamon Hultin, puis Sleet et Carabella se battant furieusement, tous entourés de petits groupes de leurs propres soldats faisant de leur mieux pour les protéger. Valentin était prêt à descendre de son véhicule, mais Deliamber lui ordonna de rester à l’écart du champ de bataille.

— Votre personne est sacrée et indispensable, fit le Vroon avec rudesse. On devra se passer de vous pour les combats au corps à corps.

— Mais…

— C’est essentiel.

Valentin se rembrunit. Il voyait la logique de ce que disait Deliamber, mais il n’en avait cure. Il céda pourtant.

— En avant ! rugit-il de frustration dans son porte-voix de corne sombre.

Mais ils ne pouvaient pas avancer. Des nuées de défenseurs surgissaient maintenant de tous côtés, repoussant les forces de Valentin. La nouvelle force de l’armée de l’usurpateur semblait avoir son centre pas très loin de Valentin, juste derrière une élévation de terrain d’où elle rayonnait en ondes presque palpables. Oui, se dit Valentin, il y avait bien un nouveau général, un puissant commandant en chef apportant force et inspiration et ralliant les troupes qui avaient été si démoralisées. Comme je devrais le faire, se dit-il, sur le champ de bataille, au milieu des miens. Comme je devrais le faire. La voix d’Ermanar lui parvint.

— Monseigneur, vous voyez la petite butte à votre droite ? C’est derrière elle que se trouve le poste de commandement ennemi… Leur général est là-bas, au cœur de la bataille.

— Je veux le voir, dit Valentin en faisant signe à son chauffeur d’aller plus haut.

— Monseigneur, reprit Ermanar, il nous faut concentrer notre attaque sur ce point et le supprimer avant qu’il n’ait pris un avantage plus net.

— Certainement, murmura Valentin d’un air absent. Il regardait en plissant les yeux la scène au loin qui lui paraissait d’une confusion extrême. Mais, petit à petit, il discerna une forme dans la cohue. Oui, ce devait être lui. Il était grand, plus grand que Valentin, une grande bouche dans un visage carré, un regard sombre et perçant, de lourds cheveux noirs lustrés, nattés par-derrière. Il semblait étrangement familier… Sans doute quelqu’un que Valentin avait connu, pendant sa vie sur le Mont du Château, mais il avait les idées tellement embrouillées par le chaos de la bataille que pendant un moment il eut de la peine à piocher dans sa réserve de souvenirs fraîchement retrouvés pour identifier…

Mais oui. Naturellement.

Elidath de Morvole.

Comment avait-il pu oublier, même pour un instant, même au milieu de toute cette folie, le compagnon de sa jeunesse, Elidath, à une époque plus proche de lui que son frère Voriax, Elidath, son ami le plus cher, celui qui avait partagé tant de ses exploits précoces, son égal par les capacités et le tempérament, celui que tout le monde, y compris Valentin, considérait comme le premier sur la liste pour succéder au Coronal ?…

Elidath à la tête de l’armée ennemie. Elidath le dangereux général qu’il fallait supprimer.

— Monseigneur ? demanda Ermanar. Nous attendons vos instructions, monseigneur.

— Encerclez-le, répondit Valentin d’une voix altérée. Neutralisez-le. Faites-le prisonnier, si vous pouvez.

— Nous pourrions concentrer notre feu sur…

— Il doit rester indemne, ordonna Valentin d’un ton cassant.

— Monseigneur…

Indemne, j’ai dit.

— Oui, monseigneur.

Mais la réponse d’Ermanar manquait singulièrement de conviction. Valentin savait qu’aux yeux d’Ermanar un ennemi n’était rien d’autre qu’un ennemi et que plus on se débarrasserait rapidement de lui, moins ce général ferait de dégâts. Mais Elidath !…

Tendu et angoissé, Valentin vit Ermanar faire manœuvrer ses troupes et les guider vers le poste de commandement d’Elidath. Il était facile d’ordonner de laisser la vie sauve à Elidath, mais comment pouvait-on contrôler cela dans le feu de l’action ? C’était ce que Valentin avait craint par-dessus tout, que l’un de ses chers compagnons soit à la tête des forces adverses… mais savoir qu’il s’agissait d’Elidath, qu’Elidath était en péril sur le champ de bataille, qu’il fallait supprimer Elidath si l’armée de libération voulait avancer… quelle torture !

Valentin se leva.

— Vous ne devez pas… commença Deliamber.

— Je le dois, dit Valentin, et il sauta du véhicule avant que le Vroon ait eu le temps d’utiliser sa magie contre lui.

Dehors, au cœur de la mêlée, tout était incompréhensible. Des silhouettes couraient dans tous les sens, les ennemis étaient indiscernables des amis, tout n’était que bruit, tumulte, vociférations, agitation, poussière et folie. La vision d’ensemble de la bataille que Valentin avait pu avoir de son flotteur n’existait plus. Il crut distinguer les troupes d’Ermanar progressant d’un côté et une lutte confuse et chaotique se déroulant quelque part dans la direction du camp d’Elidath.

— Monseigneur ! cria Shanamir. Vous ne devriez pas rester à découvert ! Vous…

Valentin lui fit signe de s’éloigner et se dirigea vers le cœur du combat.

Le sort des armes semblait avoir une nouvelle fois tourné depuis l’assaut d’Ermanar contre le camp d’Elidath. Ses troupes faisaient une percée et semaient de nouveau la panique dans les rangs de l’ennemi. Ils refluaient en désordre, chevaliers et citoyens, courant en rond, tentant de fuir devant la vague implacable des assaillants, pendant qu’un peu plus loin un petit groupe de défenseurs tenait bon autour d’Elidath, unique îlot de résistance au milieu du torrent déferlant.

Pourvu qu’Elidath ne soit pas blessé, se dit Valentin. Qu’il soit fait prisonnier, et vite, mais pourvu qu’il ne lui arrive rien.

Il accéléra l’allure, passant complètement inaperçu sur le champ de bataille. Une nouvelle fois, la victoire paraissait à la portée de la main, mais elle coûterait cher, beaucoup trop cher, si elle devait être obtenue au prix de la mort d’Elidath.

Juste devant lui, Valentin vit Lisamon Hultin et Khun de Kianimot, côte à côte, se frayant un chemin dans lequel les autres s’engouffraient, et repoussant tout le monde devant eux. Khun était hilare, comme s’il avait attendu toute sa vie ce moment d’engagement furieux.

Puis un trait ennemi frappa l’étranger à la peau bleue en pleine poitrine. Khun vacilla et pivota sur lui-même. Lisamon Hultin, le voyant commencer à tomber, le saisit pour le soutenir, puis elle l’allongea doucement par terre.

Khun ! hurla Valentin en se précipitant vers lui. Même à une vingtaine de mètres de distance, il pouvait voir que l’être d’un autre monde était grièvement blessé. Khun haletait ; sa face maigre et anguleuse était marbrée, déjà presque grise ; son œil était terne. À la vue de Valentin, son visage s’éclaira un peu et il essaya de se mettre sur son séant.

— Monseigneur, dit la géante, ce n’est pas un endroit pour vous.

Il ne lui prêta aucune attention et se pencha sur l’étranger.

— Khun ? Khun ? souffla-t-il d’un ton insistant.

— C’est bien ainsi, monseigneur. Je savais… qu’il y avait une raison… pour laquelle j’étais venu sur votre monde…

— Khun !

— C’est dommage… je vais rater le banquet de la victoire…

Désemparé, Valentin saisit les épaules pointues de l’homme à la peau bleue et le soutint, mais Khun rendit rapidement et paisiblement l’âme. Son étrange et long voyage était arrivé à son terme. Il avait enfin trouvé un but, et la paix.

Valentin se releva et regarda autour de lui, percevant comme dans un rêve la folie du champ de bataille. Un cordon de ses soldats s’était formé autour de lui et quelqu’un – il réalisa que c’était Sleet – le tirait par le bras pour essayer de lui faire gagner un endroit moins exposé.

— Non, murmura Valentin. Laisse-moi me battre…

— Mais pas ici, monseigneur. Voulez-vous partager le sort de Khun ? Qu’adviendra-t-il de nous tous si vous périssez ? Les troupes ennemies sont en train de fondre sur nous depuis le défilé de Peritole. Les combats vont devenir de plus en plus furieux. Vous ne devriez pas rester sur le champ de bataille.

Valentin comprenait parfaitement. Dominin Barjazid, après tout, n’était pas sur place, et peut-être n’aurait-il pas dû y être. Mais comment pouvait-il rester douillettement assis dans un flotteur quand d’autres mouraient pour lui, quand Khun, qui n’était même pas une créature de ce monde, avait déjà donné sa vie pour lui, quand son cher Elidath, juste derrière cette élévation de terrain, était peut-être mis en grand péril par les propres troupes de Valentin ? Il hésitait. Sleet, le visage sombre, le lâcha, mais seulement pour aller rejoindre Zalzan Kavol. Le Skandar géant, brandissant des épées dans trois de ses mains et maniant de la quatrième un lanceur d’énergie, n’était pas très loin. Valentin les vit s’entretenir gravement et Zalzan Kavol, repoussant presque dédaigneusement l’ennemi, commença à se frayer un chemin vers Valentin. Ce dernier soupçonna le Skandar d’avoir l’intention, dans les secondes qui venaient, de l’arracher de force – tête couronnée ou pas – du champ de bataille.

— Attendez ! cria Valentin. L’héritier présomptif est en danger. Je vous ordonne de me suivre !

Sleet et Zalzan Kavol eurent l’air déconcerté par ce titre inusité.

— L’héritier présomptif ? répéta Sleet. Qui est…

— Venez avec moi, dit Valentin. C’est un ordre.

— Votre sécurité, monseigneur… grommela Zalzan Kavol.

— N’est pas la seule chose importante. Sleet, à ma gauche ! Zalzan Kavol, à ma droite !

Ils étaient trop désorientés pour désobéir. Valentin appela également Lisamon Hultin à ses côtés et, protégé par ses amis, il franchit l’élévation de terrain et s’approcha de la première ligne de l’ennemi.

Elidath ! hurla Valentin de toutes ses forces.

Il eut l’impression que sa voix portait à une demi-lieue et le son de ce puissant rugissement interrompit toute action autour de lui pendant quelques instants. À travers une haie de guerriers immobiles, Valentin regardait dans la direction d’Elidath, et quand leurs regards se croisèrent, il vit l’homme brun s’arrêter, lui rendre son regard, froncer les sourcils et hausser les épaules.

— Capturez cet homme ! cria Valentin à Sleet et Zalzan Kavol. Il me le faut… vivant !

Cela marqua la fin du répit ; le tumulte de la bataille reprit avec une intensité redoublée. Les forces de Valentin se lancèrent une nouvelle fois contre l’ennemi serré de près et fléchissant, et pendant une seconde, il aperçut Elidath, entouré de sa garde, luttant furieusement pied à pied. Puis il ne vit plus rien, car tout était devenu chaotique. Quelqu’un le tirait par le bras – peut-être Sleet ? Ou Carabella ? – qui l’exhortait sans doute encore à regagner la sécurité du flotteur, mais il se dégagea en poussant un grognement.

— Elidath de Morvole ! cria Valentin. Elidath, viens parlementer.

— Qui m’appelle ?

La foule houleuse s’ouvrit de nouveau entre Elidath et lui.

Valentin tendit les bras vers la silhouette renfrognée et se prépara à répondre. Mais il savait que les mots seraient trop lents, trop maladroits. Il se laissa brusquement glisser dans l’état de transe, mettant toute sa force de volonté dans le bandeau d’argent de sa mère et projetant à travers l’espace qui le séparait d’Elidath de Morvole toute l’intensité de son âme en une fraction de seconde d’images de rêve, de force de rêve…

… Deux jeunes gens, encore des garçons, chevauchant de rapides montures à la robe luisante dans une forêt d’arbres nains…

… Une grosse racine tordue s’élevant du sol comme un serpent au milieu du sentier, une monture bronchant, un garçon s’étalant de tout son long…

… Le bruit d’un affreux craquement, la flèche blanche de l’os brisé transperçant la peau déchirée…

… L’autre garçon retenant sa monture, revenant et émettant un sifflement d’étonnement et d’effroi devant la gravité de la blessure…

Valentin fut incapable de prolonger ces images. Le moment de contact se termina. Épuisé, vidé, il revint à l’état de veille.

Elidath le regardait, l’air abasourdi. C’était comme s’ils n’étaient plus que tous les deux sur le champ de bataille et que tout ce qui se passait autour d’eux n’était que bruit et fumée.

— Oui, dit Valentin. Tu me connais, Elidath. Mais pas avec le visage que j’ai aujourd’hui.

— Valentin ?

— Qui d’autre ?

Ils se dirigèrent l’un vers l’autre. Un cercle de combattants des deux armées, silencieux, déconcertés, les entourait. Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques mètres l’un de l’autre, ils s’arrêtèrent et se plantèrent solidement sur leurs jambes, comme s’ils étaient sur le point de se battre en duel. Elidath scrutait les traits de Valentin avec une stupéfaction incrédule.

— Est-ce possible ? demanda-t-il finalement. Une telle sorcellerie est-elle possible ?

— Nous chevauchions ensemble dans la forêt d’arbres nains au-dessous d’Amblemorn, dit Valentin. Jamais je n’ai ressenti une telle douleur que ce jour-là. Souviens-toi, tu as pris l’os des deux mains, tu l’as remis en place et tu as crié comme si c’était ta propre jambe.

— Comment pourriez-vous être au courant de cela ?

— Et puis tous ces mois que j’ai passés assis, rongé par l’inaction, pendant que Tunigorn, Stasilaine et toi parcouriez le Mont sans moi. Et cette claudication qui m’est toujours restée, même après ma guérison.

Valentin éclata de rire.

— Dominin me l’a dérobée quand il s’est approprié mon corps. Qui se serait attendu à une telle faveur de la part de quelqu’un de son espèce ?

Elidath avait l’air d’un somnambule. Il secoua la tête, comme pour chasser un rêve.

— C’est de la sorcellerie, dit-il.

— Oui. Et je suis bien Valentin !

— Valentin est au château. Je l’ai vu hier encore, il m’a souhaité bonne chance et m’a parlé du bon vieux temps, des plaisirs que nous avons partagés…

— Ce sont des souvenirs volés. Elidath. Il fouille dans mon cerveau et en ressort des scènes du passé qui y sont enfouies. N’as-tu rien remarqué d’étrange dans son attitude depuis plus d’un an ?

Valentin plongea son regard dans celui d’Elidath, et l’autre détourna les yeux, comme s’il craignait quelque nouvelle sorcellerie.

— N’as-tu pas trouvé depuis quelque temps ton Valentin curieusement distant, renfermé et mystérieux Elidath ?

— Si, mais j’ai cru… que c’étaient les responsabilités de sa charge qui le rendaient ainsi.

— Alors, tu as remarqué une différence ! Un changement !

— Léger, oui. Une certaine froideur… une distance une réserve…

— Et pourtant tu refuses de me reconnaître ?

— Valentin ? murmura Elidath, ayant encore de la peine à le croire. C’est toi, c’est bien toi, sous cette étrange apparence ?

— Personne d’autre. Et c’est celui qui est dans le château qui t’a trompé, et le monde entier avec toi.

— Tout cela est tellement bizarre !

— Allez, viens m’embrasser, et cesse de bougonner, Elidath !

Avec un sourire épanoui, Valentin s’avança vers Elidath, l’attira vers lui et l’étreignit comme on peut étreindre un ami. Mais l’autre se raidit. Son corps était dur comme du bois. Au bout d’un moment, il repoussa Valentin et recula d’un pas en frissonnant.

— Tu n’as rien à craindre de moi, Elidath.

— Tu me demandes beaucoup. De croire à une telle…

— Crois-le.

— Je le crois, au moins à demi. La chaleur de ton regard… ton sourire… ces choses dont tu te souviens…

— Il faut le croire entièrement, insista Valentin avec passion. La Dame, ma mère, te transmet toute son affection, Elidath. Tu la reverras, au Château, le jour où nous organiserons des réjouissances pour célébrer ma restauration. Ordonne à tes troupes de faire demi-tour, très cher ami, et joins-toi à nous pour marcher sur le Château.

Un conflit intérieur se peignait sur le visage d’Elidath. Ses lèvres tremblaient, un muscle de sa joue tressaillait violemment. Il restait face à Valentin en silence.

— C’est peut-être de la folie, dit-il finalement, mais j’accepte de te reconnaître comme celui que tu prétends être.

— Elidath !

— Et je me joindrai à toi, et que le Divin te protège si tu m’as abusé !

— Je te promets que tu n’auras pas à le regretter. Elidath hocha lentement la tête.

— Je vais envoyer des messagers à Tunigorn…

— Où est-il ?

— Il tient le défilé de Peritole pour résister à la poussée de tes troupes que nous attendions. Stasilaine est là-bas aussi. J’étais amer d’avoir le commandement dans la plaine, car je croyais rater toute l’action. Oh, Valentin ! est-ce vraiment toi ? Avec ces cheveux dorés et cette expression d’innocence sur le visage ?

— Oui, le vrai Valentin. Celui qui a filé en douce à High Morpin quand nous avions dix ans, en empruntant la roulotte de Voriax pour aller faire des tours de manège toute la journée et la moitié de la nuit, et qui a eu la même punition que toi…

— Des croûtes de pain de stajja rassis pendant trois jours, c’est vrai…

— Et Stasilaine nous avait apporté en catimini un plat de viande, et il s’était fait prendre, et le lendemain, il avait mangé du pain rassis comme nous…

— J’avais oublié ça. Et te souviens-tu que Voriax nous avait fait astiquer la roulotte partout où elle avait des taches de boue ?…

— Elidath !

— Valentin !

Ils éclatèrent de rire et se bourrèrent joyeusement les épaules de coups de poing. Puis le front d’Elidath s’assombrit et il demanda :

— Mais où étais-tu passé ? Que t’est-il arrivé pendant toute cette année ? As-tu souffert, Valentin ? As-tu…

— C’est une très longue histoire, répondit Valentin avec gravité, et ce n’est pas le lieu pour la raconter. Nous devons arrêter cette bataille, Elidath. D’innocents citoyens sont en train de mourir à cause de Dominin Barjazid, et nous ne pouvons tolérer cela. Rallie tes troupes et fais-leur faire volte-face.

— Dans cette pagaille, ce ne sera pas facile.

— Donne tes ordres. Préviens les autres commandants. Nous devons arrêter ce massacre. Et puis, Elidath, accompagne-nous jusqu’à Bombifale et, après High Morpin, jusqu’au Château.

11

Valentin regagna son flotteur et Elidath disparut dans les lignes confuses des défenseurs. Valentin apprit par Ermanar que pendant cet entretien avec Elidath ses troupes avaient énormément progressé, restant en formation triangulaire serrée et s’enfonçant loin dans la plaine, jetant l’armée pléthorique mais informe du faux Coronal dans un désarroi presque total. Et la vague continuait d’avancer, bousculant des troupes désemparées qui n’avaient plus ni la volonté ni le désir de s’y opposer. Privés du commandement d’Elidath et de sa formidable présence sur le champ de bataille, les défenseurs étaient abattus et désorganisés.

Mais c’était ce tumulte et ce désordre indescriptibles régnant chez les défenseurs qui rendaient presque impossible l’arrêt de cette bataille devenue sans objet. Avec des centaines de milliers de guerriers qui se déplaçaient sur la plaine de Bombifale en flots désordonnés et des milliers d’autres qui accouraient du défilé à mesure que la nouvelle de l’attaque de Valentin se répandait, il n’y avait aucun moyen d’exercer un commandement sur toute cette masse. Valentin vit l’étendard à la constellation d’Elidath flotter au cœur de la mêlée, au milieu du champ de bataille, et comprit qu’il était en train d’essayer de se mettre en contact avec les autres officiers pour les informer du retournement de la situation ; mais il était impossible de reprendre l’armée en main et des soldats perdaient inutilement la vie. Chaque perte causait une souffrance à Valentin.

Mais il ne pouvait rien y faire. Il fit signe à Ermanar de continuer à aller de l’avant.

Pendant l’heure suivante, il se produisit dans la bataille une étrange métamorphose. Les troupes de Valentin continuaient à enfoncer les rangs de l’ennemi pratiquement sans opposition, mais une seconde phalange emmenée par Elidath avançait maintenant vers l’est, parallèlement à elles et avec une égale facilité. Le reste de l’armée gigantesque qui avait occupé toute la plaine était divisée et en pleine confusion, au point de se battre contre elle-même, se subdivisant en groupuscules qui s’accrochaient en vociférant à de minuscules portions de terrain et repoussaient quiconque en approchait.

Toutes ces hordes d’irresponsables furent bientôt loin derrière Valentin, et la double colonne des envahisseurs pénétra dans la moitié supérieure de la plaine où le terrain commençait à monter comme le bord d’une vasque jusqu’à la crête sur laquelle se dressait Bombifale, la plus ancienne et la plus belle des Cités Intérieures. C’était le début de l’après-midi et pendant leur ascension de la pente, le ciel devint encore plus clair et lumineux et l’air encore plus doux, car ils commençaient à sortir de la ceinture de nuages qui enserrait le Mont et à déboucher au bas de la zone sommitale que le soleil baignait en permanence.

Et ils découvrirent Bombifale, s’élevant au-dessus d’eux comme une vision d’antique splendeur : de grands murs crénelés de grès rouge, incrustés d’énormes plaques bleues taillées en losange de spath marin rapportées des rivages de la Grande Mer à l’époque de Lord Pinitor ; et de hautes tours pointues se dressaient sur les remparts à intervalles rigoureusement réguliers, fines et gracieuses, et projetaient sur la plaine d’interminables ombres.

Le cœur de Valentin palpitait de joie et de ravissement.

Des centaines de kilomètres du Mont du Château s’étendaient déjà derrière lui, les différents anneaux que formaient ces grandes villes animées, les Cités de la Pente, les Cités Libres et les Cités Tutélaires ; le Château lui-même était à moins d’une journée de route et l’armée qui devait lui barrer le chemin des hauteurs avait connu une pathétique déconfiture. Et bien qu’il sentît encore les pulsions lointaines et menaçantes des messages du Roi des Rêves, elles s’étaient réduites à un léger picotement aux franges de son âme. Et Elidath, son ami très cher, gravissait le Mont à ses côtés, alors que Stasilaine et Tunigorn étaient en route pour le rejoindre.

Comme il était bon de contempler les flèches de Bombifale et de savoir ce qu’il y avait au-delà ! Ces collines, cette ville surmontée de ses tours, l’herbe sombre et drue des prairies, les pierres rouges de la route de montagne qui reliait Bombifale à High Morpin, les champs couverts de fleurs éblouissantes qui bordaient la route de Grand Calintane depuis High Morpin jusqu’à l’aile sud du Château… il connaissait mieux ces endroits que le corps robuste mais pas encore entièrement familier qui était maintenant le sien. Il était presque chez lui. Et alors ?

S’occuper de l’usurpateur, bien sûr, et remettre les choses en ordre… mais la tâche était si écrasante qu’il ne savait même pas par où il commencerait. Il avait été éloigné du Mont du Château pendant près de deux ans et évincé du pouvoir pendant la majeure partie de ce temps. Il faudrait examiner les lois promulguées par Dominin Barjazid et très vraisemblablement les abroger par une ordonnance générale. Et il y avait également le problème, sur lequel il ne s’était guère penché jusqu’alors, de l’intégration des compagnons de sa longue errance dans l’administration impériale, car il lui fallait assurément trouver des postes de responsabilité pour Deliamber, Sleet, Zalzan Kavol et le reste d’entre eux, mais il fallait aussi penser à Elidath et à tous les autres qui jouaient un rôle central à sa cour. Il pouvait difficilement les révoquer sous prétexte qu’il était revenu de son exil avec de nouveaux favoris. C’était fort embarrassant, mais il espérait trouver un moyen de régler cela sans s’attirer de ressentiments ni causer de…

— Je crains que de nouveaux ennuis ne nous guettent, dit brusquement Deliamber, et qu’ils ne soient graves.

— Que voulez-vous dire ?

— Remarquez-vous des changements dans le ciel ?

— Oui, répondit Valentin. Il devient plus lumineux et d’un bleu plus profond à mesure que nous nous éloignons de la ceinture de nuages.

— Regardez de plus près, dit Deliamber. Valentin leva les yeux vers le haut des pentes. Effectivement, il avait parlé trop tôt et inconsidérément, car la clarté du ciel qui l’avait frappé peu de temps auparavant commençait à s’altérer d’étrange manière : le ciel s’obscurcissait légèrement, comme si une tempête allait se lever. Il n’y avait pas de nuages en vue, mais une curieuse et sinistre grisaille commençait à poindre derrière l’azur. Les étendards montés sur les flotteurs, qui ondulaient dans la brise d’ouest, étaient maintenant tendus sur leurs hampes sous l’action d’un vent violent et soudain qui soufflait du sommet du Mont.

— Un changement de temps, dit Valentin. De la pluie, peut-être. Mais pourquoi cela vous inquiète-t-il ?

— Avez-vous déjà vu d’aussi brusques changements de temps se produire aussi haut sur le Mont du Château ?

— Pas fréquemment, non, répondit Valentin en fronçant les sourcils.

— Jamais, dit Deliamber. Monseigneur, pourquoi le climat de cette région est-il si doux ?

— Eh bien, parce qu’il est contrôlé depuis le Château, artificiellement produit et entretenu par ces gigantesques machines qui…

Il s’interrompit, ouvrant des yeux horrifiés.

— Exactement, dit Deliamber.

— Non ! C’est impensable !

— Pensez-y, Monseigneur, dit le Vroon. Le Mont s’enfonce très haut dans les ténèbres glacées de l’espace. Au-dessus de nous, dans le Château, se terre un homme terrifié qui s’est emparé du trône par perfidie et qui vient de voir ses généraux les plus sûrs déserter et se ranger du côté de l’ennemi. Et maintenant, une armée invincible gravit sans encombre les dernières pentes du Mont. Comment peut-il l’empêcher de l’atteindre ? Eh bien, en arrêtant les machines de climatisation pour laisser ce bon air doux geler dans nos poumons, en laissant la nuit tomber en un après-midi et les ténèbres du vide nous envelopper, en faisant de nouveau du Mont l’énorme dent rocheuse et morte qu’il était il y a dix mille ans. Regardez le ciel, Valentin. Regardez les étendards dans le vent !

— Mais un milliard de personnes vivent sur le Mont ! s’écria Valentin. S’il arrête les machines de climatisation, il les détruit toutes en même temps que nous. Et il se condamne lui-même… à moins qu’il n’ait trouvé un moyen de préserver le Château des atteintes du froid.

— Croyez-vous qu’il se préoccupe encore de sa survie ? Il se sait condamné de toute façon. Mais il peut ainsi vous entraîner dans sa chute… vous et tous les autres sur le Mont du Château. Regardez le ciel, Valentin ! Regardez-le s’assombrir !

Valentin s’aperçut qu’il tremblait, non pas de peur, mais de fureur de savoir que Dominin Barjazid était prêt à détruire toutes les villes du Mont dans ce monstrueux cataclysme final, à assassiner des enfants, des nourrissons et des femmes enceintes, des fermiers dans leurs champs et des commerçants dans leurs échoppes, des millions et des millions d’innocents qui n’avaient pris aucune part à cette lutte pour la possession du Château. Et pourquoi cette hécatombe ? Tout simplement pour donner libre cours à sa rage d’avoir perdu ce qui n’avait jamais été légitimement sien ! Valentin leva les yeux vers le ciel, espérant découvrir un signe qui indiquerait qu’il ne s’agissait, après tout, que de quelque phénomène naturel. Mais c’était de la bêtise. Deliamber avait raison : sur le Mont du Château, le temps n’était jamais un phénomène naturel.

— Nous sommes encore loin du Château, dit Valentin d’une voix où perçait l’angoisse. De combien de temps disposons-nous avant qu’il commence à geler ?

— Monseigneur, répondit Deliamber avec un haussement d’épaules, quand les machines de climatisation ont été construites, il a fallu de nombreux mois pour que l’air devienne assez dense pour permettre la vie à des altitudes aussi élevées. Les machines fonctionnaient nuit et jour, et pourtant il a fallu des mois. Il faudra probablement moins de temps pour défaire tout cela qu’il n’en a fallu pour le réaliser, mais je ne pense pas que ce soit l’affaire de quelques instants.

— Pourrons-nous atteindre le Château à temps pour arrêter cela ?

— Ce sera juste, monseigneur, répondit le Vroon, le visage sombre, le front barré d’un pli d’anxiété.

Valentin fit arrêter son véhicule et convoqua ses officiers. Il vit que le flotteur d’Elidath était déjà en train de traverser la plaine en diagonale, devançant la convocation. Elidath avait, à l’évidence, remarqué de son côté qu’il se passait quelque chose d’anormal. En descendant de son véhicule, Valentin frissonna au premier contact de l’air – bien que ce frisson fût dû plus à l’appréhension qu’au froid, car le rafraîchissement de la température était encore à peine perceptible. C’était pourtant de mauvais augure. Elidath accourut vers lui. Il faisait triste mine.

— Monseigneur, s’écria-t-il en montrant le ciel qui s’obscurcissait, ce fou est en train de commettre le pire !

— Je sais. Nous avons aussi observé le changement.

— Tunigorn nous suit de près, maintenant, et Stasilaine arrive par la route de Banglecode. Il faut nous diriger vers le Château aussi rapidement que possible.

— Crois-tu que nous aurons le temps ? demanda Valentin.

Elidath réussit à esquisser un sourire.

— Il ne faudra pas musarder en route. Ce sera le voyage retour le plus rapide que j’aie jamais effectué.

Sleet, Carabella, Lisamon Hultin, Asenhart, Ermanar, tous étaient rassemblés, l’air totalement désorienté. Ces étrangers au Mont du Château avaient peut-être remarqué le changement de temps, mais ils n’en avaient pas tiré les conclusions d’Elidath. Ils regardaient alternativement Valentin et Elidath, inquiets, troublés, sachant que quelque chose clochait, mais incapables d’en comprendre la nature. Valentin leur expliqua rapidement la situation. Leur air embarrassé fit place à l’incrédulité, au saisissement, à la fureur, à la consternation.

— Il n’y aura pas de halte à Bombifale, dit Valentin. Nous allons droit sur le Château, par la route de High Morpin, et nous ne nous arrêterons sous aucun prétexte avant d’y être arrivés.

Il se tourna vers Ermanar.

— Je suppose qu’il faut envisager la possibilité que nos forces soient gagnées par la panique. Il faut éviter cela à tout prix. Assurez à vos troupes que nous n’en sortirons sains et saufs que si nous atteignons le Château à temps, que la panique serait fatale et que la rapidité d’action est notre seul espoir. Compris ? La vie d’un milliard de gens dépend maintenant de la vitesse à laquelle nous nous déplacerons… la vie d’un milliard de gens, sans compter la nôtre.

12

Ce n’était pas la joyeuse ascension du Mont que Valentin avait imaginée. Après la victoire de la plaine de Bombifale, il s’était senti allégé d’un grand poids, car il ne voyait plus aucun autre obstacle se dresser entre lui et son but. Il s’était représenté un trajet serein jusqu’aux Cités Intérieures, un banquet triomphal à Bombifale pendant que le Barjazid tremblait là-haut d’horrible appréhension, et puis l’apogée de l’entrée au Château, l’arrestation de l’usurpateur, la proclamation de la restauration, le tout se déroulant avec une grandeur inéluctable. Mais cette plaisante chimère était anéantie. Ils gravissaient le Mont avec une hâte désespérée et le ciel s’assombrissait d’instant en instant, et le vent qui soufflait du sommet se faisait de plus en plus impétueux, et l’air devenait âpre et piquant. Comment interprétaient-ils ces changements, à Bombifale, à Peritole et à Banglecode, et plus haut, à Haianx et à High Morpin, et dans le Château lui-même ? Ils réalisaient certainement que quelque chose d’effroyable était en train de se produire, alors que toute la riante contrée du Mont du Château souffrait sous ces rafales glacées et qu’un doux après-midi se transformait en une mystérieuse nuit. Comprenaient-ils le sort affreux qui les attendait ? Et les habitants du Château – étaient-ils en train d’essayer frénétiquement d’atteindre les machines de climatisation que leur Coronal fou avait arrêtées, ou bien l’usurpateur les avait-il fait enfermer sous bonne garde pour que la mort puisse frapper tout le monde sans distinction ?

Bombifale était maintenant tout proche. Valentin regrettait de passer sans s’y arrêter, car la bataille avait été rude et ses gens étaient épuisés ; mais s’ils s’accordaient maintenant du repos à Bombifale, ce serait un repos éternel. Ils poursuivaient donc leur ascension dans la nuit qui commençait à tomber. Malgré la rapidité à laquelle ils avançaient, ils n’allaient pas assez vite au gré de Valentin qui imaginait les foules terrifiées se rassemblant sur les grand-places des villes – des cohues grouillantes de gens terrorisés, pleurant, se tournant les uns vers les autres, regardant le ciel et hurlant : « Lord Valentin, sauvez-nous ! », sans même savoir que l’homme brun à qui ils adressaient leurs supplications était l’instrument de leur destruction. Il voyait en esprit les habitants du Mont du Château s’élancer par millions sur les routes, pris de panique, entreprenant un exode tragique et désespéré, un effort d’une inutile frénésie pour prendre la mort de vitesse. Valentin se représentait aussi des vagues d’air glacé et pénétrant glissant le long des pentes, léchant les plantes d’une parfaite symétrie de la Barrière de Tolingar, gelant les oiseaux de pierre de Furible, noircissant les élégants jardins de Stee et de Minimool, transformant les canaux de Hoikmar en plaques de glace. Huit mille ans d’efforts pour ce miracle qu’était le Mont du Château et tout pouvait être détruit en un clin d’œil par la folie d’un traître au cœur de marbre.

Valentin avait l’impression de pouvoir toucher Bombifale en tendant le bras. Ses remparts et ses tours, d’une déchirante beauté, lui faisaient signe d’approcher. Mais il avançait et avançait toujours, faisant diligence sur la route escarpée pavée de blocs anciens de pierre rouge. Le flotteur d’Elidath était juste à côté de lui sur sa gauche, celui de Carabella sur sa droite, et derrière venaient Sleet, Zalzan Kavol, Ermanar, Lisamon Hultin et toutes les troupes qui s’étaient accumulées au cours du long voyage. Tous suivaient leur seigneur avec précipitation, sans comprendre la ruine qui allait s’abattre sur le monde, mais conscients de vivre un moment d’apocalypse où le mal était sur le point de triompher et où seuls le courage, le courage et la hâte, pouvaient lui interdire la victoire.

En avant ! Valentin serrait les poings et tentait par la seule force de sa volonté de faire grimper son véhicule plus vite. Deliamber, à côté de lui, l’exhortait au calme et à la patience. Mais comment ? Comment, alors que l’air même du Mont du Château perdait une à une ses molécules et qu’une profonde nuit s’installait ?

— Regardez, dit Valentin. Ces arbres qui bordent la route – ceux qui portent les fleurs pourpre et or. Ce sont des halatingas, plantés il y a quatre siècles. Un festival est organisé à High Morpin à l’époque de leur floraison et des milliers de gens dansent sur la route au-dessous des arbres. Et voyez, voyez ! Les feuilles commencent déjà à se recroqueviller et noircissent sur les bords. Elles n’ont jamais connu de température si basse et le froid ne fait que commencer. Qu’adviendra-t-il d’elles dans huit heures ? Et qu’adviendra-t-il des gens qui aimaient danser sous les arbres ? Si un simple refroidissement dessèche les feuilles, Deliamber, qu’en sera-t-il avec une vraie gelée, et de la neige ? De la neige, sur le Mont du Château ! De la neige, et il y aura pire que de la neige, quand l’air aura disparu, quand tout sera dénudé sous les étoiles. Deliamber…

— Nous ne sommes pas encore perdus, monseigneur. Quelle est cette ville, là, au-dessus de nous ?

Valentin scruta l’ombre qui s’épaississait.

— High Morpin – la ville des plaisirs, où se tiennent les jeux.

— Pensez aux grands jeux qui s’y tiendront le mois prochain, monseigneur, pour célébrer votre restauration.

Valentin hocha la tête.

— Oui, dit-il sans ironie, je vais penser aux grands jeux du mois prochain, aux rires, au vin, aux fleurs sur les arbres, au chant des oiseaux. N’y a-t-il aucun moyen de faire avancer plus vite ce machin, Deliamber ?

— Il flotte, répondit le Vroon, mais il ne volera pas. Soyez patient. Le Château est proche.

— Encore à plusieurs heures, répliqua Valentin, le visage renfrogné.

Valentin luttait pour essayer de retrouver son équilibre. Il évoqua Valentin le jongleur, cet innocent jeune homme enfoui quelque part au fond de lui-même debout dans le stade de Pidruid et se réduisant à rien d’autre que sa main et son œil, sa main et son œil, pour effectuer les exercices qu’il venait tout juste d’apprendre. Calme, calme, calme, reste au centre de ton être, souviens-toi que la vie n’est qu’un jeu, un voyage, un bref amusement, que les Coronals peuvent être gobés par des dragons de mer, entraînés par le courant tumultueux d’une rivière et ridiculisés par des Métamorphes jouant une pantomime dans une forêt pluvieuse, et quelle importance ? Mais c’étaient là de bien minces consolations. Il ne s’agissait plus des malheurs d’un homme, insignifiants aux yeux du Divin, même si cet homme avait été roi. C’était la vie d’un milliard d’innocents qui était menacée, et une splendide œuvre d’art, ce Mont, peut-être unique dans tout le cosmos. Valentin avait le regard perdu dans les profondeurs du ciel obscurci où, il le craignait, l’éclat des étoiles serait bientôt visible l’après-midi. Des étoiles, il y en avait partout, des multitudes de mondes, et dans tous ces mondes, y avait-il quelque chose de comparable au Mont du Château et aux Cinquante Cités ? Et tout cela allait-il périr en un après-midi ?

— High Morpin, dit Valentin. J’avais espéré que mon retour y serait plus joyeux.

— Calmez-vous, murmura Deliamber. Aujourd’hui, nous passons devant sans nous y arrêter. La prochaine fois, vous y viendrez rempli de joie.

Oui. La toile d’araignée étincelante qu’était High Morpin apparut sur la droite, cette ville féerique, cette ville de plaisirs, de merveilles et de rêves, une ville tissée avec des fils d’or, comme Valentin enfant l’avait souvent pensé en contemplant ses merveilleux bâtiments. Il jeta un rapide coup d’œil dans sa direction et détourna aussitôt les yeux. Il y avait quinze kilomètres de High Morpin au périmètre du Château… l’affaire d’un instant, d’un clin d’œil.

— Cette route porte-t-elle un nom ? demanda Deliamber.

— C’est la route de Grand Calintane, répondit Valentin. Je l’ai empruntée au moins un millier de fois, Deliamber, en allant et venant de la ville des plaisirs. Les champs qui la bordent sont disposés de telle manière que quelque chose est en fleur chaque jour de l’année, et toujours avec d’heureux mélanges de couleurs, les jaunes près des bleus, les rouges loin des orange, les blancs et les roses en bordure, et regardez maintenant, regardez les fleurs qui se détournent de nous, qui s’affaissent sur leur tige…

— On pourra les replanter, si le froid les détruit, dit Deliamber. Mais il y a encore le temps. Ces plantes ne sont peut-être pas aussi fragiles que vous le pensez.

— Je sens le froid sur elles comme s’il était sur ma propre peau.

Ils étaient maintenant parvenus au sommet du Mont du Château, si loin au-dessus des plaines d’Alhanroel que c’était presque comme s’ils avaient atteint, un autre monde, ou une lune flottant immobile dans le ciel de Majipoor.

Tout se terminait là en un majestueux envol de pics et de crêtes pointant vers les étoiles comme autant de flèches ; et au milieu de ces aiguilles rocheuses d’une étrange délicatesse s’étendait la masse bombée de la plus haute construction de toute la planète, où huit mille ans plus tôt lord Stiamot avait audacieusement établi sa résidence pour célébrer sa victoire sur les Métamorphes et où, depuis, chaque Coronal avait commémoré son propre règne en y ajoutant des grandes salles, des annexes, des flèches, des remparts ou des parapets. Le Château couvrait une inconcevable superficie de plusieurs milliers d’hectares, une véritable ville, un labyrinthe encore plus stupéfiant que la tanière du Pontife. Et le Château s’étendait juste devant eux.

Il faisait sombre. Les étoiles luisaient au-dessus d’eux d’un éclat froid et impitoyable.

— L’air doit être parti, murmura Valentin. La mort ne saurait tarder, n’est-ce pas ?

— C’est la nuit naturelle, répondit Deliamber, pas encore la calamité. Nous avons voyagé sans arrêt toute la journée et vous n’avez pas eu conscience du temps qui passait. Il est tard, Valentin.

— Et l’air ?

— Il refroidit. Il se raréfie. Mais il n’a pas encore disparu.

— Et nous avons encore du temps ?

— Nous avons encore du temps. Ils négocièrent le dernier virage de la route de Calintane. Valentin s’en souvenait bien : à la sortie d’un goulet, la route faisait un dernier tournant en épingle à cheveux avant d’offrir aux voyageurs abasourdis leur première vue du Château.

Depuis qu’il le connaissait, Valentin n’avait jamais vu Deliamber frappé de stupeur.

— Que sont ces bâtiments, Valentin ? demanda-t-il d’une voix étouffée.

— Le Château, répondit-il.

Oui, le Château. Le Château de lord Malibor. Le Château de lord Voriax. Le Château de lord Valentin. De nulle part il n’était possible de voir l’ensemble de l’édifice ni même une grande partie, mais d’ici, au moins, l’on pouvait en contempler une impressionnante portion, un énorme entassement de pierres de taille et de briques, un enchevêtrement de niveaux montant en interminables spirales, s’accrochant de manière prodigieuse sur les flancs du pic, étincelant d’un million de lumières.

Les craintes de Valentin s’évanouirent, son humeur chagrine l’abandonna. Au Château de lord Valentin, lord Valentin ne pouvait éprouver de détresse. Il était de retour chez lui et quelle que soit la plaie infligée au monde, elle serait bientôt guérie.

La route de Calintane se terminait sur la place Dizimaule, un immense espace dégagé, couvert d’un pavage de porcelaine verte, avec en son centre une constellation dorée, qui s’étendait devant l’aile sud du Château. Valentin s’arrêta et descendit de son véhicule pour rassembler ses officiers. Un vent froid soufflait, vif et mordant.

— Y a-t-il des portes ? demanda Carabella. Allons-nous devoir mettre le siège ?

Valentin secoua la tête.

— Il n’y a pas de portes, répondit-il en souriant. Qui pourrait avoir envie d’envahir le Château du Coronal ? Nous allons simplement entrer par l’Arche de Dizimaule, là-bas. Mais une fois à l’intérieur, nous pouvons nous retrouver face à des troupes ennemies.

— Les gardes du Château sont sous mes ordres, dit Elidath. Je m’occuperai d’eux.

— Bien. Continuez à avancer. Restez en contact. Faites confiance au Divin. Demain matin, nous serons tous réunis pour célébrer notre victoire, je vous le jure.

— Vive lord Valentin ! s’écria Sleet.

— Longue vie ! Longue vie !

Valentin leva les bras, à la fois en signe de remerciement et pour faire cesser le vacarme.

— Demain, nous ferons la fête, dit-il. Cette nuit, nous livrons bataille, et que ce soit la dernière !

13

Quelle étrange sensation de passer enfin sous l’Arche de Dizimaule et de retrouver devant lui la myriade de splendeurs confondantes du Château !

Enfant, il avait joué sur ces boulevards et ces avenues, s’était égaré dans l’enchevêtrement sans fin des passages et des corridors, s’était abîmé dans une respectueuse contemplation des murailles, des tours, des enceintes et des voûtes imposantes. Jeune homme, au service de son frère lord Voriax, il avait demeuré dans le Château, là-bas, dans la Cour Pinitor, où les hauts fonctionnaires avaient leur résidence, et avait maintes fois longé le parapet de lord Ossier, d’où l’on avait une sidérante vue plongeante sur High Morpin et les Cités Hautes. Devenu Coronal, pendant le bref laps de temps où il avait occupé le cœur du Château, il avait caressé avec délices les vieilles pierres du Donjon de Stiamot, traversé seul la vaste salle du Trône de Confalume aux multiples échos, observé la disposition des étoiles depuis l’Observatoire de lord Kinniken et réfléchi à l’apport qu’il ferait lui-même au Château dans les années à venir. Maintenant qu’il était de retour, il réalisait à quel point il aimait cet endroit, non seulement parce qu’il était un symbole de la puissance et de la grandeur impériale qui avaient été siennes, mais surtout parce qu’il était le produit de tout le passé, la trame vivante de l’histoire.

— Le Château est à nous ! s’écria joyeusement Elidath quand l’armée de Valentin s’engouffra sous la porte qui n’était pas gardée.

Mais à quoi bon, se dit Valentin, si tout le Mont et ses mortels divisés par leurs querelles intestines n’étaient plus séparés de la mort que par quelques heures ? Il s’était déjà écoulé trop de temps depuis le début de la raréfaction de l’air. Valentin avait envie de tendre les bras pour agripper l’air qui s’enfuyait et le retenir. Le froid de plus en plus mordant qui pesait maintenant sur le Mont du Château comme un terrible fardeau n’était nulle part plus sensible que dans le Château lui-même, et ceux qui s’y trouvaient, déjà hébétés et médusés par les événements de la guerre civile, restaient comme des statues de cire, engourdis, pétrifiés, regardant passer sans réagir l’armée de restauration. Quelques-uns, à l’esprit plus perspicace ou plus vif que les autres, parvenaient à lancer un « Vive lord Valentin ! » d’une voix étranglée au passage de la silhouette blonde inconnue. Mais la plupart se conduisaient comme s’ils avaient déjà l’esprit engourdi par le froid.

Les légions d’assaillants, en pénétrant dans le Château, se dirigeaient rapidement et avec précision vers les tâches que Valentin leur avait assignées. Le duc Heitluig et ses miliciens de Bibiroon avaient pour mission de s’assurer le contrôle du périmètre du Château en repoussant et neutralisant les forces ennemies. Asenhart et six détachements des habitants de la vallée devaient se charger de bloquer toutes les nombreuses portes du Château pour interdire la fuite aux partisans de l’usurpateur. Sleet, Carabella et leurs troupes montèrent vers les chambres impériales du secteur intérieur pour prendre possession du siège du gouvernement. Quant à Valentin, accompagné d’Elidath et d’Ermanar et de leurs forces combinées, il s’engagea dans la galerie inférieure en spirale qui menait aux souterrains abritant les machines de climatisation. Le reste, sous le commandement de Nascimonte, Zalzan Kavol, Shanamir, Lisamon Hultin et Gorzval, s’éparpilla en petits groupes, se dispersant dans le Château à la recherche de Dominin Barjazid qui pouvait se terrer dans n’importe laquelle des milliers de pièces, la plus humble y compris. Valentin descendit la galerie à toute allure jusqu’à ce que, dans les profondeurs ténébreuses de la galerie caillouteuse, le flotteur soit obligé de s’arrêter. Il poursuivit alors à pied sa course vers les souterrains, il avait le nez, les lèvres et les oreilles gourds de froid. Son cœur battait à se rompre et sa respiration se précipitait dans l’air raréfié. Ces souterrains lui étaient totalement inconnus. Il n’y était descendu qu’une ou deux fois, il y avait bien longtemps de cela. Heureusement, Elidath semblait connaître le chemin.

Ils suivirent des corridors, descendirent d’interminables volées d’escaliers aux larges degrés de pierre, traversèrent une arcade éclairée par des points clignotants très haut au-dessus d’eux… et pendant tout ce temps, l’air se refroidissait perceptiblement, la nuit artificielle enserrait le Mont…

Une grande porte de bois aux lourdes ferrures se dressa devant eux.

— Forcez-la, ordonna Valentin. Mettez-y le feu s’il le faut !

— Attendez, monseigneur, fit une petite voix chevrotante.

Valentin se retourna. Un vieillard ghayrog, le teint terreux, les cheveux serpentins pendant dans le froid, était sorti d’un renfoncement dans le mur et s’approchait d’eux d’un pas traînant et hésitant.

— C’est le gardien des machines de climatisation, murmura Elidath.

Le Ghayrog avait l’air à moitié mort. Son regard passa avec ahurissement d’Elidath à Ermanar et d’Ermanar à Valentin ; puis il se jeta aux pieds de Valentin, s’accrochant aux bottes du Coronal.

— Monseigneur… Lord Valentin… Il leva vers lui un visage tourmenté.

— Sauvez-nous, lord Valentin ! Les machines… ils ont arrêté les machines…

— Pouvez-vous ouvrir cette porte ?

— Oui, monseigneur. La salle des commandes est dans ce passage. Mais ils se sont emparés des souterrains… ses troupes les occupent. Ils m’ont obligé à sortir… quels dégâts font-ils là-dedans, monseigneur ? Qu’allons-nous tous devenir ? Valentin releva le vieux Ghayrog tremblant.

— Ouvrez la porte, dit-il.

— Oui, monseigneur. C’est l’affaire d’une seconde. Une seconde qui parut durer à Valentin une éternité.

Puis il perçut le bruit d’un imposant mécanisme souterrain et petit à petit la lourde barrière de bois, craquant et grinçant, commença à se déplacer.

Valentin aurait voulu être le premier à s’engouffrer dans l’ouverture, mais Elidath le prit par le bras et le tira sans ménagement en arrière. Valentin tapa sèchement la main qui le retenait, comme s’il s’agissait de quelque irritante bestiole, de quelque dhiim de la jungle. Mais la poigne d’Elidath était ferme.

— Non, monseigneur, fit-il avec rudesse.

— Lâche-moi, Elidath.

— Même si cela doit me coûter la tête, Valentin, je ne te laisserai pas entrer là-dedans. Écarte-toi.

— Elidath !

Valentin se tourna vers Ermanar. Mais il vit qu’il n’avait aucune aide à attendre de lui.

— Le Mont gèle, monseigneur, pendant que vous nous retardez, dit Ermanar.

— Je ne permettrai pas…

— Écarte-toi ! ordonna Elidath.

— Je suis le Coronal, Elidath.

— Et moi je suis responsable de ta sécurité. Tu peux conduire l’offensive de l’extérieur, mais il y a des soldats ennemis là-dedans, des hommes désespérés défendant le dernier endroit que l’usurpateur contrôle encore. Qu’un seul tireur d’élite te reconnaisse, et toute notre lutte aura été vaine. Veux-tu te pousser, Valentin, ou vais-je devoir commettre un crime de lèse-majesté pour t’écarter de force ?

Valentin céda en fulminant et, furieux et frustré, il regarda Elidath et un groupe de guerriers sélectionnés passer devant lui et s’enfoncer dans le souterrain. Un bruit de lutte lui parvint presque immédiatement : il entendit des cris, des décharges de lanceurs d’énergie des hurlements, des gémissements. Bien que surveillé avec une attention vigilante par les hommes d’Ermanar, il fut une douzaine de fois sur le point de leur fausser compagnie et de pénétrer lui aussi dans le souterrain, mais il se retint. Puis un messager vint l’avertir de la part d’Elidath que la première ligne de défense était balayée, qu’ils s’enfonçaient plus avant, qu’il y avait des barricades, des chausse-trappes, des noyaux de résistance tous les deux ou trois cents mètres. Valentin serra les poings. C’était absolument insupportable, cette histoire d’être une personne trop sacrée pour risquer sa peau, d’être obligé de rester planté dans cette galerie alors que la guerre de restauration faisait rage tout autour de lui. Il résolut d’entrer à son tour et de laisser Elidath se répandre en invectives.

— Monseigneur ?

Un messager, venant de l’autre direction, arriva hors d’haleine.

Valentin hésitait encore devant l’entrée du souterrain.

— Qu’y a-t-il ? aboya-t-il.

— Monseigneur, je suis envoyé par le duc Nascimonte. Nous avons découvert Dominin Barjazid barricadé dans l’Observatoire de Kinniken, et il vous demande de venir rapidement pour diriger la capture.

Valentin hocha la tête. Cela était préférable que de rester ici à ne rien faire. S’adressant à un aide de camp, il lui dit :

— Dites à Elidath que je remonte. Il a toute autorité pour atteindre les machines de climatisation de toutes les manières possibles.

Mais Valentin avait à peine commencé à rebrousser chemin dans les galeries que l’aide de camp de Gorzval arriva pour lui annoncer que l’on disait que l’usurpateur était dans la Cour Pinitor. Quelques minutes plus tard, Lisamon Hultin lui fit savoir qu’elle poursuivait le faux Coronal dans un passage en spirale menant à la salle des miroirs de lord Siminave. Dans le grand hall, Valentin trouva Deliamber suivant l’action avec un air de fascination stupéfiée. Après avoir fait part au Vroon des rapports contradictoires, il lui demanda :

— Peut-il se trouver à trois endroits différents ?

— Aucun des trois, plus vraisemblablement, répondit le magicien. À moins qu’il ne soit séparé en trois. Ce dont je doute, bien que je sente ici sa présence forte et maléfique.

— Dans une zone particulière ?

— C’est difficile à dire. La vitalité de votre ennemi est telle qu’il rayonne de chaque pierre du Château et ces interférences me troublent. Mais je ne pense pas qu’elles me troubleront beaucoup plus longtemps.

— Lord Valentin ?

Un nouveau messager – et un visage familier, d’épais sourcils se rejoignant au centre du visage, un menton en galoche, un sourire franc et assuré. C’était une nouvelle pièce du passé disparu qui se remettait en place, car cet homme n’était autre que Tunigorn, le plus proche après Elidath des amis d’enfance de Valentin, devenu un des principaux ministres du royaume, et qui regardait l’inconnu se tenant devant lui avec des yeux brillants et pénétrants, comme s’il essayait de retrouver le vrai Valentin sous les traits de cet inconnu. Shanamir l’accompagnait.

— Tunigorn ! s’écria Valentin.

— Monseigneur ! Elidath m’avait dit que vous aviez changé, mais je ne m’attendais pas…

— Te sens-tu très dépaysé de me voir avec ce visage ?

— Il me faudra m’y habituer, monseigneur. Mais cela viendra en son temps. Je vous apporte de bonnes nouvelles.

— Te revoir est déjà une bonne nouvelle.

— Je vous apporte mieux que cela. Nous avons découvert le traître.

— C’est ce que l’on m’a déjà annoncé trois fois en une demi-heure. Il semblerait qu’il se trouve en trois endroits différents.

— Je ne suis pas au courant de ces rapports. Nous le tenons.

— Où ?

— Barricadé dans les chambres intérieures. Le dernier à l’avoir vu est son valet, le vieux Kanzimar, loyal jusqu’au bout, qui l’a vu bégayer de terreur et a fini par comprendre que ce n’était pas un Coronal qu’il avait devant lui. Il a condamné toute la suite, depuis la salle du trône jusqu’au vestiaire, et il est seul là-bas.

— Quelle bonne nouvelle ! dit Valentin. Puis il demanda à Deliamber :

— Est-ce que votre magie peut confirmer cela ? Deliamber fit vibrer ses tentacules.

— Je sens une présence aigrie et maléfique dans ce haut bâtiment.

— Les chambres impériales, fit Valentin. Bien. Se tournant vers Shanamir, il lui dit :

— Préviens Sleet, Carabella, Zalzan Kavol et Lisamon Hultin. Je les veux près de moi quand il sera cerné.

— Oui, monseigneur ! fit le garçon, le regard brillant d’excitation.

— Qui sont ces gens que vous venez de nommer ? demanda Tunigorn.

— Mes compagnons d’aventure, mon vieux. Pendant ma période d’exil, ils me sont devenus très chers.

— Alors, ils me seront chers aussi, monseigneur. Quels qu’ils soient, ceux qui vous aiment, je les aime aussi.

Tunigorn s’enroula dans son manteau.

— Quel froid ! Quand cela va-t-il cesser ? J’ai appris par Elidath que les machines de climatisation…

— Oui.

— Et peuvent-elles être réparées ?

— Elidath est en bas. Qui sait quels dégâts a pu commettre le Barjazid ? Mais nous pouvons faire confiance à Elidath.

Valentin leva la tête vers les appartements impériaux, plissant les yeux comme si cela lui permettait de voir à travers les nobles murs de pierre jusqu’à la cynique créature terrorisée qui se dissimulait derrière.

— Ce froid m’inquiète terriblement, Tunigorn, dit-il, l’air sombre. Mais le remède est maintenant entre les mains du Divin… et d’Elidath. Allez. Voyons si nous pouvons arracher ce vil individu de son nid.

14


L’heure du règlement de comptes avec Dominin Barjazid allait bientôt sonner. Valentin avançait, montait et traversait rapidement tous ces lieux merveilleux et familiers.

Ce bâtiment voûté était la salle des archives de lord Prestimion, où ce grand Coronal avait constitué un musée de l’histoire de Majipoor. Valentin sourit à l’idée d’exposer ses massues de jongleur à côté du sabre de lord Stiamot et de la cape chamarrée de pierreries de lord Confalume. Plus loin s’élevaient les stupéfiantes volutes du beffroi frêle et élancé construit par lord Arioc, une construction vraiment bizarre, peut-être un signe avant-coureur de la bizarrerie d’une tout autre envergure qu’Arioc allait commettre lorsqu’il serait devenu Pontife. Ce double atrium avec son bassin central surélevé était la chapelle de lord Kinniken, contiguë à l’élégant bâtiment de tuiles blanches qui était la résidence de la Dame lorsqu’elle venait rendre visite à son fils. Et là-bas, ces toits de verre inclinés miroitant sous la clarté des étoiles étaient ceux de la serre de lord Confalume, le jardin secret de ce monarque épris des pompes de la cour, un endroit où avaient été rassemblées des plantes fragiles venues des quatre coins de Majipoor. Valentin pria pour qu’elles survivent à cette nuit de rafales glacées, car il lui tardait de se promener au milieu d’elles, de les contempler d’un regard rendu plus connaisseur par ses pérégrinations, et de retrouver les merveilles qu’il avait vues dans les forêts de Zimroel et sur les côtes de la Stoienzar. Et ils montaient toujours…

Ils continuaient leur marche à travers un enchevêtrement apparemment sans fin de passages, d’escaliers, de galeries, de tunnels et de dépendances.

— Avant de retrouver le Barjazid, c’est de vieillesse que nous allons mourir, et non de froid ! grommela Valentin.

— Ce ne sera plus long maintenant, monseigneur, dit Shanamir.

— Encore trop à mon goût.

— Quel châtiment lui réservez-vous, monseigneur ?

— Un châtiment ? Un châtiment ? demanda Valentin en tournant la tête vers le garçon. Quel châtiment peut-il y avoir pour ce qu’il a commis ? La flagellation ? Trois jours au pain de stajja sec ? Autant châtier la Steiche pour nous avoir roulés sur les rochers.

— Aucun châtiment ? demanda Shanamir, l’air perplexe.

— Pas au sens où tu l’entends, non.

— Vous allez le remettre en liberté pour qu’il continue ses méfaits ?

— Non plus, répondit Valentin. Mais il nous faut d’abord mettre la main sur lui, et ensuite nous verrons quel sort lui réserver.

Encore une demi-heure – qui lui parut interminable – et Valentin atteignit le cœur du Château, l’enceinte des chambres impériales, qui, sans être la plus ancienne, était récemment le saint des saints. Les premiers Coronals y avaient installé leurs salles de gouvernement – remplacées depuis longtemps par les salles plus belles et plus imposantes des grands souverains du dernier millénaire –, et l’enceinte constituait maintenant un siège du pouvoir grandiose et éblouissant, à l’écart de l’enchevêtrement du reste du Château. Les plus importantes cérémonies officielles avaient lieu dans ces splendides chambres aux hautes voûtes. Mais maintenant, une seule misérable créature était terrée derrière les massives portes anciennes, protégée par de solides verrous ornementés, d’une taille colossale et d’une lourde signification symbolique.

— Des gaz toxiques, dit Lisamon Hultin. Il suffira d’insuffler du gaz à travers les murs pour qu’il tombe raide mort quel que soit l’endroit où il se trouve.

— Oui ! Oui ! s’écria Zalzan Kavol en acquiesçant vigoureusement de la tête. Vous voyez, un petit tuyau que l’on ferait passer dans ces lézardes… pour tuer les poissons à Piliplok, ils utilisent un gaz qui ferait bien l’affaire pour…

— Non, dit Valentin. Il ressortira vivant.

— Comment faire, monseigneur ? demanda Carabella.

— Nous pourrions enfoncer les portes, gronda Zalzan Kavol.

— Détruire les portes de lord Prestimion dont la fabrication a demandé trente ans ? demanda Tunigorn. Tout cela pour déloger une canaille ? Monseigneur, cette idée de gaz toxique ne me parait pas si stupide. Nous ne devrions pas perdre de temps à…

— Nous devons veiller à ne pas nous conduire comme des barbares, le coupa Valentin. Il n’y aura pas d’empoisonnement ici.

Il prit la main de Carabella et celle de Sleet, et les leva.

— Vous êtes des jongleurs aux doigts agiles. Vous aussi, Zalzan Kavol. N’avez-vous jamais utilisé ces doigts pour autre chose ?

— Pour crocheter des serrures, monseigneur ? demanda Sleet.

— Oui, ce genre de choses. Il y a de nombreuses entrées à ces chambres, et elles ne sont peut-être pas toutes verrouillées. Allez, essayez de trouver un moyen d’y pénétrer. Et pendant ce temps, j’essaierai autre chose.

Il s’avança jusqu’à l’énorme porte dorée, deux fois plus haute que le plus grand des Skandars, ornée jusqu’au moindre centimètre carré de sculptures en haut relief du règne de lord Prestimion et de son célèbre prédécesseur lord Confalume. Il posa les mains sur les lourdes poignées de bronze, comme s’il avait voulu ouvrir la porte d’une seule et furieuse poussée.

Valentin resta un long moment dans cette position, chassant de son esprit toute la tension qui l’environnait. Il essayait de se transporter jusqu’à la zone de calme au centre de son âme ; mais un terrible obstacle l’en empêcha.

Il fut pris soudain d’une haine incommensurable pour Dominin Barjazid.

Derrière cette porte monumentale se trouvait l’homme qui l’avait chassé de son trône, qui avait fait de lui un infortuné vagabond, qui avait régné inconsidérément et injustement en son nom et – pire que tout, absolument monstrueux et impardonnable – qui avait choisi d’anéantir un milliard d’innocents sans soupçons quand il s’était aperçu que ses machinations avaient échoué.

C’était pour cela que Valentin haïssait Dominin Barjazid. Pour cela qu’il brûlait de le détruire.

Accroché aux poignées de la porte, des images violentes et cruelles assaillirent son esprit. Il vit Dominin Barjazid écorché vif, baignant dans son sang, poussant des hurlements qui s’entendaient jusqu’à Pidruid. Il vit Dominin Barjazid cloué à un arbre avec des flèches barbelées. Il vit Dominin Barjazid écrasé sous une grêle de pierres. Il vit…

Valentin tremblait sous l’effet de la violence de sa rage. Mais l’on n’écorchait pas vif ses ennemis dans une société civilisée, on ne donnait pas libre cours à sa fureur… pas même contre un Dominin Barjazid. Comment, se demanda Valentin, puis-je revendiquer le droit de régner sur une planète si je ne suis même pas capable de contrôler mes propres émotions ? Il savait qu’aussi longtemps que cette rage lui dévasterait l’âme, il ne serait pas digne de régner, pas plus que Dominin Barjazid lui-même. Il lui fallait la vaincre. Ce martèlement dans ses tempes, les battements de son cœur, cette soif sauvage de vengeance… il devait se purger de tout cela avant de s’occuper de Dominin Barjazid.

Valentin commença à lutter. Il détendit les muscles contractés de son dos et de ses épaules, emplit ses poumons de l’air froid et vif et, petit à petit, sentit la tension se retirer de son corps. Il fouilla son âme où le brûlant désir de vengeance s’était si brusquement allumé et y fit place nette. Et alors seulement il put se transporter à l’endroit paisible au centre de son être et y rester, si bien qu’il avait la sensation d’être seul dans le Château, seul avec Dominin Barjazid quelque part de l’autre côté de la porte, rien qu’eux deux, séparés par cette unique barrière. Valentin savait que la domination de soi-même était la plus belle des victoires et que tout le reste devait suivre.

Il s’en remit au pouvoir du bandeau d’argent de la Dame, sa mère, et se laissa glisser dans l’état de transe. Puis il projeta la force de son esprit vers son ennemi.

Ce ne fut pas un rêve de vengeance et de châtiment que Valentin envoya. Cela aurait été trop clair, trop mesquin, trop facile. Il envoya un rêve bienveillant, un rêve d’affection et d’amitié, de tristesse pour ce qui s’était passé. Dominin Barjazid ne pouvait qu’être étonné par un tel message. Valentin lui montra l’éblouissante et resplendissante ville des plaisirs de High Morpin et eux deux marchant côte à côte sur l’Avenue des Nues, discutant affablement, souriant, examinant les différences qui les séparaient, essayant d’apaiser les frictions et les craintes. C’était une manière risquée d’entrer en contact avec Dominin Barjazid, car si ce dernier choisissait de mal interpréter les mobiles de Valentin, il s’exposait à la dérision et au mépris. Pourtant il n’y avait aucun espoir de venir à bout de lui par des menaces ou des flambées de rage et la manière douce pouvait réussir. C’était un rêve qui demandait d’énormes réserves de cœur, car il fallait être naïf pour s’imaginer que Barjazid pouvait être séduit par des apparences, et si l’amour qui rayonnait de Valentin n’était pas sincère et n’était pas perçu ainsi, le rêve était une absurdité. Valentin n’aurait jamais cru pouvoir trouver en lui de l’amour pour cet homme qui avait fait tant de mal. Mais il en trouva ; il le projeta à travers la porte monumentale.

Quand il eut terminé, il s’accrocha aux poignées de la porte, récupéra ses forces et attendit une réaction de l’intérieur.

De manière tout à fait inattendue, ce fut un message qui lui parvint : une puissante décharge d’énergie mentale, surprenante et dévastatrice, qui sortit des chambres impériales avec la furie du vent brûlant de Suvrael. Valentin sentit le souffle ardent du refus moqueur de Dominin Barjazid. Barjazid ne voulait ni affection ni amitié. Il lui envoyait de la défiance, de la haine, de la colère, du mépris : une déclaration de guerre perpétuelle.

L’impact fut brutal. Comment se faisait-il, se demanda Valentin, que le Barjazid fût capable d’émettre des messages ? Sans doute quelque machine de son père, quelque sorcellerie du Roi des Rêves. Il comprit qu’il aurait dû s’attendre à quelque chose de ce genre. Mais cela n’avait pas d’importance. Valentin résista à la force aride du rêve que Dominin Barjazid projetait vers lui.

Il envoya ensuite un second rêve, aussi serein et confiant que celui de Dominin Barjazid avait été âpre et hostile. Il envoya un rêve d’absolution, de pardon total. Il montra à Dominin Barjazid un port, une flotte de vaisseaux de Suvrael attendant pour le ramener sur les terres de son père, et même un grand défilé, Valentin et Barjazid côte à côte sur un char, descendant vers le front de mer pour les cérémonies de l’embarquement, debout ensemble sur le quai, se faisant leurs adieux en riant, deux bons ennemis qui s’étaient affrontés avec toute la puissance dont ils disposaient et qui se séparaient en bons termes.

De Dominin Barjazid arriva en réponse un rêve de mort et de destruction, de haine, d’abomination et de mépris.

Valentin secoua lentement et lourdement la tête, essayant de la nettoyer de tout le poison qui y était déversé. Une troisième fois il rassembla ses forces et prépara un message à destination de son ennemi. Il ne voulait pas encore s’abaisser au niveau de Barjazid, il espérait encore le submerger de chaleur et de douceur, bien que n’importe qui d’autre eût estimé que c’était de la folie de seulement faire cette tentative. Valentin ferma les yeux et concentra toutes ses pensées sur le bandeau d’argent.

— Monseigneur ?

C’était une voix féminine qui brisait sa concentration juste au moment où il allait entrer en transe.

L’interruption fut pénible et douloureuse. Valentin pivota sur lui-même, enflammé d’une fureur inhabituelle, tellement surpris qu’il lui fallut un certain temps avant de reconnaître Carabella, et elle s’écarta de lui en tremblant, momentanément effrayée.

— Monseigneur… reprit-elle d’une toute petite voix. Je ne savais pas…

Il lutta pour se maîtriser.

— Qu’y a-t-il ?

— Nous… nous avons trouvé un moyen d’ouvrir une porte.

Valentin ferma les yeux et sentit son corps rigide se détendre sous l’effet du soulagement. Il sourit et l’attira vers lui, et la tint serrée quelques instants en tremblant pendant que la tension l’abandonnait. Puis il lui dit :

— Emmène-moi !

Elle le mena le long de corridors tendus d’antiques draperies et garnis d’épais tapis râpés. Elle se déplaçait avec un sens de l’orientation étonnant pour quelqu’un qui n’avait jamais parcouru les lieux auparavant. Ils atteignirent un secteur des chambres impériales dont Valentin ne se souvenait pas, une entrée de service située au-delà de la salle du trône, un endroit simple et humble. Sleet, juché sur les épaules de Zalzan Kavol avait la partie supérieure du corps profondément engagée à l’intérieur d’une sorte de vasistas et se penchait pour effectuer de délicates manipulations sur le côté ultérieur d’une petite porte.

— Nous avons déjà ouvert trois portes de cette manière, dit Carabella, et maintenant Sleet s’attaque à la quatrième.

Sleet sortit la tête et regarda autour de lui, sale, couvert de poussière, merveilleusement content de lui-même.

— C’est ouvert, monseigneur.

— Bien joué.

— Nous allons entrer le chercher, gronda Zalzan Kavol. Le voulez-vous en trois morceaux ou en cinq, monseigneur ?

— Non, dit Valentin. C’est moi qui vais entrer. Seul.

— Vous, monseigneur ? demanda Zalzan Kavol d’un ton incrédule.

— Seul ? dit Carabella.

— Monseigneur, je vous interdis !… s’écria Sleet, l’air outragé.

Puis il s’arrêta, confondu par le sacrilège de ses paroles.

— Soyez sans crainte, dit doucement Valentin. C’est quelque chose que je dois faire sans aide. Sleet, écarte-toi. Zalzan Kavol… Carabella, reculez. Je vous ordonne de ne pas entrer avant que je vous appelle.

Ils échangèrent des regards interdits. Carabella commença à dire quelque chose, hésita et se tut. La balafre de Sleet palpitait et rougeoyait. Zalzan Kavol émettait de curieux grognements et balançait avec impuissance ses quatre bras. Valentin ouvrit la porte et franchit le seuil.

Il se trouvait dans une sorte de vestibule, peut-être quelque passage desservant les cuisines, qu’un Coronal avait bien peu de chances de connaître. Il le suivit avec circonspection et déboucha dans un hall aux riches brocarts qu’après un moment de désorientation il reconnut comme le vestiaire. Derrière se trouvait l’Oratoire de Dekkeret qui menait au Prétoire de lord Prestimion, une grande salle voûtée aux splendides fenêtres de verre dépoli et aux magnifiques chandeliers fabriqués par les meilleurs artisans de Ni-moya. Ensuite se trouvait la salle du trône où la sublime magnificence du Trône de Confalume éclipsait tout le reste. C’était quelque part dans cette suite que Valentin trouverait Dominin Barjazid.

Il s’avança dans le vestiaire. Il était vide et avait l’air de ne pas avoir été utilisé depuis des mois. Le rideau de l’arche de pierre de l’Oratoire de Dekkeret était tiré. Valentin jeta un coup d’œil, ne vit personne et poursuivit son chemin le long du couloir incurvé, décoré de brillants ornements de mosaïque vert et or, qui desservait le prétoire.

Il prit une longue inspiration et posa les mains sur la porte du prétoire qu’il ouvrit à la volée.

Il crut au début que ce vaste espace était également vide. Un seul des grands chandeliers était allumé et, placé à l’autre extrémité de la salle, il ne jetait qu’une lueur diffuse. Valentin regarda à gauche et à droite, le long des rangs de bancs de bois poli, devant les alcôves aux rideaux tirés où l’on permettait aux ducs et aux princes de se dérober aux regards pendant le prononcé de la sentence, en direction du lit de justice du Coronal…

Et il vit une silhouette revêtue de la robe impériale qui se tenait dans l’ombre à la table du conseil, sous le lit de justice.

15

De tous les moments étranges qu’il avait connus pendant sa période d’exil, c’était le plus étrange qu’il vivait maintenant : se tenir à moins de trente mètres de celui qui avait ce qui naguère était son visage. À deux reprises déjà, Valentin avait vu le faux Coronal, le jour du festival de Pidruid, et il s’était senti souillé et vidé de son énergie quand il avait levé les yeux sur lui, sans savoir pourquoi. Et maintenant, dans la semi-obscurité, il contemplait un homme grand et robuste, au regard farouche et à la barbe noire, le lord Valentin d’antan, le port altier, loin de trembler ou de se faire tout petit, qui le regardait bien en face d’un air froid, calme et menaçant. Est-ce à cela que je ressemblais ? se demanda Valentin. Si sinistre, si glacial, si rébarbatif ? Il supposa que durant tous ces mois où Dominin Barjazid avait été en possession de son corps, la noirceur de l’âme de l’usurpateur avait déteint sur le visage et donné aux traits du Coronal cette expression morbide et haineuse. Valentin s’était accoutumé à son nouveau visage, aimable et radieux, et maintenant, devant celui qui avait été le sien pendant tant d’années, il n’éprouvait nul désir de le reprendre.

— J’ai fait de vous un beau garçon, n’est-ce pas ? demanda Dominin Barjazid.

— Mais vous avez perdu au change, répondit cordialement Valentin. Pourquoi cet air renfrogné, Dominin ? Ce visage était autrefois bien connu pour son sourire.

— Vous souriiez trop, Valentin. Vous étiez trop doux, trop simple, vous aviez l’âme trop légère pour régner.

— Est-ce l’image que vous aviez de moi ?

— J’étais loin d’être le seul. Vous êtes devenu un jongleur itinérant, ces temps-ci, si j’ai bien compris.

Valentin acquiesça de la tête.

— Il me fallait trouver un métier, après que vous m’avez pris le mien. Être jongleur me convenait parfaitement.

— Cela ne m’étonne pas, répliqua Barjazid. Sa voix retentit dans la longue salle vide.

— Vous avez toujours excellé à amuser les autres. Je vous invite à redevenir jongleur, Valentin. Les sceaux du pouvoir sont à moi.

— Les sceaux sont à vous, mais pas le pouvoir. Vos gardes ont déserté. Le Château est en sûreté contre vous. Allons, rendez-vous, Dominin, et nous vous renverrons sur les terres de votre père.

— Et les machines de climatisation, Valentin ?

— Elles ont été remises en marche.

— C’est un mensonge ! Un odieux mensonge.

Dominin se retourna et ouvrit une des hautes fenêtres cintrées. Une rafale d’air glacé s’engouffra si rapidement dans l’ouverture que Valentin, à l’autre bout de la pièce, la sentit presque immédiatement.

— Les machines sont gardées par des soldats qui ont toute ma confiance, dit Barjazid. Ce ne sont pas vos gens, mais les miens que j’ai amenés de Suvrael. Ils les laisseront arrêtées jusqu’à ce que je leur donne l’ordre de les remettre en marche, et si tout le Mont du Château doit devenir noir et périr avant que cet ordre n’arrive, eh bien, tant pis, Valentin. Tant pis ! Allez-vous laisser cela se produire ?

— Cela ne se produira pas.

— Si, cela se produira, dit Barjazid, si vous restez dans le Château. Partez. Je vous accorde un sauf-conduit pour la descente du Mont et la libre traversée jusqu’à Zimroel. Allez jongler dans les villes de l’Ouest comme vous le faisiez il y a un an, et oubliez cette chimère de revendication du trône. Je suis lord Valentin le Coronal.

— Dominin…

— Je m’appelle lord Valentin ! Et vous êtes le jongleur itinérant Valentin de Zimroel ! Allez, reprenez votre métier !

— La tentation est forte, Dominin, dit Valentin d’un ton détaché. J’aimais jongler, peut-être plus que tout ce que j’ai fait d’autre dans ma vie. Cependant, ma destinée, quels que soient mes désirs intimes, est d’assumer la charge du gouvernement. Allons, venez.

Il fit un pas vers Barjazid, puis un autre, et un troisième.

— Venez avec moi, sortons dans l’antichambre, pour montrer aux chevaliers du Château que cette rébellion est terminée et que l’ordre est rétabli.

— N’avancez pas !

— Je ne vous veux aucun mal, Dominin. D’une certaine manière, je vous suis même reconnaissant de m’avoir permis de vivre quelques expériences extraordinaires, des choses qui ne me seraient jamais arrivées si…

— Reculez ! Ne faites pas un pas de plus !

Valentin continua d’avancer.

— Reconnaissant aussi de m’avoir débarrassé de cette ennuyeuse claudication qui faisait obstacle à certains des plaisirs dont…

— Pas… un pas… de plus…

Les deux hommes n’étaient plus séparés que par trois à quatre mètres. Près de Dominin Barjazid se trouvait une table chargée de tout l’attirail du prétoire : trois lourds chandeliers d’airain, une couronne impériale et un sceptre. Poussant un cri étranglé de rage, Barjazid saisit un chandelier à deux mains et le lança sauvagement à la tête de Valentin. Mais Valentin esquiva adroitement le lourd ustensile métallique et l’attrapa au passage d’un coup sec du poignet. Barjazid en lança un autre que Valentin attrapa également.

— Encore un, dit Valentin. Laissez-moi vous montrer comment il faut faire !

La fureur marbrait le visage de Barjazid. Il étouffait, il sifflait, il soufflait de rage. Le troisième chandelier vola vers Valentin. Valentin avait déjà mis les deux premiers en mouvement, les faisant tournoyer en l’air en les passant d’une main à l’autre, et il n’eut aucune difficulté à attraper le troisième et à l’incorporer à la trajectoire que décrivaient les deux autres, formant en l’air devant lui une scintillante cascade. Il jonglait avec entrain, riant, lançant les chandeliers toujours plus haut. Qu’il était bon de jongler de nouveau, de retrouver toute sa dextérité après si longtemps, la main et l’œil, la main et l’œil.

Tout en jonglant, il avançait vers Barjazid, qui reculait, les yeux écarquillés, le menton souillé de bave.

Et brusquement, Valentin fut secoué et ébranlé par une sorte de message, un rêve de veille qui le frappa avec la violence d’un coup de poing. Il recula en vacillant, hébété, et les chandeliers tombèrent avec un bruit retentissant sur le plancher de bois sombre. Il y eut un second choc, qui l’étourdit, puis un troisième. Valentin lutta pour s’empêcher de tomber. Le petit jeu du chat et de la souris avec Dominin Barjazid était terminé maintenant, et un nouvel affrontement avait commencé, que Valentin ne comprenait pas du tout.

Il se précipita en avant pour empoigner son adversaire avant d’être une nouvelle fois frappé par cette force.

Barjazid recula, levant ses mains tremblantes devant son visage. Cet assaut venait-il de lui, ou bien avait-il un allié caché dans la salle ? Valentin recula sous un nouveau choc de cette force invisible et inexorable qui à chaque fois lui engourdissait un peu plus l’esprit. Il chancela. Il pressa les mains sur ses tempes pour essayer de reprendre ses sens. Attraper Barjazid, se dit-il, le jeter à terre, s’asseoir sur lui, crier au secours…

Il bondit en avant, plongea, agrippa le faux Coronal par le bras. Barjazid se dégagea en hurlant. Valentin avança en cherchant à l’acculer contre le mur, et il allait réussir quand brusquement, avec un hurlement sauvage de terreur et de frustration, Dominin Barjazid fila devant lui et traversa la salle. Il plongea dans une des alcôves aux rideaux tirés à l’autre extrémité en criant : « Au secours ! À l’aide, père ! » Valentin le suivit et arracha le rideau. Et il recula d’étonnement. Dissimulé dans l’alcôve se trouvait un vieil homme de forte carrure, un peu empâté, le regard noir et l’air menaçant, le front ceint d’un étincelant bandeau d’or, tenant à la main un appareil d’ivoire et d’or, avec des courroies, des fermoirs et des leviers. C’était Simonan Barjazid, le Roi des Rêves, le terrifiant et obsédant maître de Suvrael, qui était caché dans le prétoire du Coronal ! C’était lui qui avait envoyé les rêves qui avaient engourdi l’esprit de Valentin et avaient failli le terrasser. Et il s’apprêtait à en envoyer un autre, mais en fut empêché par l’interruption de son fils qui s’agrippait hystériquement à lui en implorant son aide.

Valentin comprit qu’il ne pouvait contrôler seul la situation.

— Sleet ! cria-t-il. Carabella ! Zalzan Kavol !

Dominin Barjazid sanglotait et gémissait. Le Roi des Rêves le repoussait du pied comme s’il s’agissait de quelque chien importun lui mordillant les talons. Valentin s’avança précautionneusement dans l’alcôve, espérant arracher au vieux Simonan Barjazid sa redoutable machine à rêves avant qu’il ait eu le temps de faire plus de dégâts avec elle.

Et au moment où Valentin tendait la main, il se produisit quelque chose d’encore plus étonnant. Les contours du visage et du corps de Simonan Barjazid commencèrent à se brouiller, à onduler…

À changer…

À se transformer en quelque chose de monstrueusement étrange, à devenir fluets et anguleux, avec des yeux taillés en amande et un nez qui n’était qu’une très légère protubérance et des lèvres à peine visibles…

Un Métamorphe.

Pas du tout le Roi des Rêves, mais une contrefaçon, un Roi de mascarade, un Changeforme, un Piurivar, un Métamorphe…

Dominin Barjazid poussa un hurlement d’horreur et lâcha la forme bizarre, recula et se jeta à terre, tremblant et geignant contre le mur. Le Métamorphe jeta à Valentin un regard de haine sans mélange et lança sur lui l’appareil à rêves avec une violence féroce. Valentin ne put se protéger que partiellement. La machine le frappa à la poitrine et le fit vaciller ; au même moment, le Métamorphe le bouscula, courut frénétiquement jusqu’à l’autre extrémité de la salle, se hissa d’un bond sur l’appui de la fenêtre que Dominin Barjazid avait ouverte, et se jeta dans le vide de la nuit.

16

Pâle, bouleversé, Valentin se retourna et vit la salle pleine de monde : Sleet, Zalzan Kavol, Deliamber, Shanamir, Carabella, Tunigorn, et il ne savait combien d’autres, qui entraient par l’étroit vestibule en se bousculant. Il tendit le bras vers Dominin Barjazid, recroquevillé par terre dans un pitoyable état de choc et de prostration.

— Tunigorn, je te donne charge de t’occuper de lui. Emmène-le en lieu sûr et veille à ce qu’il ne lui arrive rien.

— La Cour Pinitor est le lieu le plus sûr, monseigneur. Et une douzaine d’hommes triés sur le volet le tiendront à l’œil.

— Bien, fit Valentin en approuvant d’un signe de tête. Je ne veux pas qu’il reste seul. Et trouvez-lui un docteur. Il a eu une frayeur monstrueuse, et je crois qu’il est traumatisé.

Il se tourna vers Sleet.

— Ami, aurais-tu sur toi une gourde de vin ? Moi aussi, j’ai vécu ici des moments bien étranges.

Sleet lui tendit une gourde. La main de Valentin tremblait et il faillit renverser le vin avant de le porter à ses lèvres.

Redevenu plus calme, il se dirigea vers la fenêtre par laquelle le Métamorphe s’était jeté. Des falots brillaient loin au-dessous. Cela faisait une chute d’au moins trente mètres, et dans la cour en contrebas Valentin vit des silhouettes entourant quelque chose recouvert d’un manteau. Il se retourna.

— Un Métamorphe, fit-il d’un ton incrédule. Ou bien n’était-ce qu’un rêve ? J’ai vu le Roi des Rêves, debout là-bas… et puis c’était un Métamorphe… et puis il s’est précipité vers la fenêtre… Carabella lui toucha le bras.

— Monseigneur, voulez-vous vous reposer, maintenant ? Le Château est conquis.

Un Métamorphe, répéta Valentin, d’une voix où perçait encore l’étonnement. Que pouvait bien ?…

— Il y avait également des Métamorphes dans la salle des machines de climatisation, dit Tunigorn.

— Quoi ? fit Valentin en ouvrant de grands yeux. Que dis-tu ?

— Monseigneur, Elidath vient de remonter des souterrains avec une étrange histoire.

Tunigorn fit un signe de la main, et de la foule massée à l’arrière de la salle sortit Elidath en personne, l’air épuisé par la bataille, le manteau taché de sang et le pourpoint déchiré.

— Monseigneur ?

— Les machines de climatisation…

— Elles sont en bon état et produisent de nouveau l’air et la chaleur, monseigneur.

Valentin laissa échapper un long soupir.

— Bien joué ! Et tu dis qu’il y avait des Changeformes ?

— La salle était défendue par des troupes en uniforme de la garde personnelle du Coronal, dit Elidath. Nous avons fait les sommations, nous leur avons ordonné de se rendre, mais ils ont refusé, même à moi. Là-dessus, nous nous sommes battus et nous… nous les avons massacrés, monseigneur…

— Il n’y avait pas d’autre moyen ?

— Pas d’autre moyen, répondit Elidath. Nous les avons massacrés, et en mourant ils… se transformaient.

— Tous ?

— Tous étaient des Métamorphes, oui.

Valentin frissonna. Les bizarreries succédaient aux bizarreries dans cette révolution cauchemardesque. Il sentit l’épuisement le gagner. Les machines dispensatrices de vie tournaient de nouveau, le Château était sien et le faux Coronal prisonnier ; le monde était sauvé, l’ordre rétabli, la menace de la tyrannie écartée. Et pourtant… et pourtant… il y avait ce nouveau mystère, et il se sentait si affreusement fatigué…

— Monseigneur, dit Carabella, venez avec moi.

— Oui, fit-il d’une voix caverneuse. Oui, je vais me reposer un petit moment.

Il esquissa un sourire.

— Accompagne-moi jusqu’au lit dans le vestiaire, veux-tu, amour ? Je crois que je vais me reposer une petite heure. À quand remonte la dernière fois où j’ai dormi, t’en souviens-tu ?

Carabella glissa son bras sous le sien.

— J’ai l’impression que cela fait des jours, non ?

— Des semaines. Des mois. Juste une heure. Ne me laisse pas dormir plus d’une heure.

— Bien sûr, monseigneur.

Il se laissa tomber sur la couche comme quelqu’un qui vient d’être drogué. Carabella tira une courtepointe sur lui et obscurcit la chambre, et il se coucha en chien de fusil, laissant son corps épuisé se détendre totalement. Mais il avait l’esprit parcouru d’images lumineuses Dominin Barjazid s’accrochant aux genoux du vieil homme, le Roi des Rêves essayant rageusement de l’écarter tout en agitant son étrange machine, et puis le changement de forme, le Piurivar le foudroyant du regard, le hurlement terrifiant de Dominin Barjazid, le Métamorphe se précipitant vers la fenêtre ouverte, une farandole d’images dépourvues de sens qui défilaient dans l’esprit tourmenté de Valentin.

Le sommeil arriva sur la pointe des pieds et le surprit pendant qu’il luttait contre les démons du prétoire. On le laissa dormir pendant l’heure qu’il avait demandée, et même un peu plus, car lorsqu’il s’éveilla, ce fut parce que l’éclatante lumière dorée du matin lui tombait sur les yeux. Il se mit sur son séant, clignant des yeux et s’étirant. Il avait mal partout. Un rêve, se dit-il, un rêve insensé et ahurissant de… non, ce n’était pas un rêve. Pas un rêve.

— Monseigneur, êtes-vous bien reposé ? Carabella. Sleet. Deliamber. Le regardant. Veillant sur son sommeil.

— Oui, je me sens reposé, dit Valentin en souriant. Et la nuit est finie. Que s’est-il passé ?

— Bien peu de chose, répondit Carabella, sinon que l’air se réchauffe et que le Château est en liesse, et la nouvelle se répand sur les pentes du Mont du changement qui s’est produit.

— Le Métamorphe qui s’est jeté par la fenêtre… s’est-il tué ?

— Assurément, monseigneur, répondit Sleet.

— Il portait la robe et les insignes du Roi des Rêves. Comment était-ce possible, à votre avis ?

— Je peux hasarder des conjectures, monseigneur, répondit Deliamber. J’ai parlé avec Dominin Barjazid – il est devenu pour ainsi dire fou, et il lui faudra longtemps pour guérir, si jamais il y parvient –, et il m’a raconté un certain nombre de choses. L’an dernier, monseigneur, son père le Roi des Rêves est tombé gravement malade et on le croyait à la dernière extrémité. Vous occupiez encore le trône à cette époque.

— Je ne me souviens aucunement de cela.

— Non, dit le Vroon, ils n’y ont donné aucune publicité. Mais son état paraissait critique, et c’est alors qu’un nouveau praticien a débarqué à Suvrael, quelqu’un de Zimroel qui prétendait être d’une grande habileté et, de fait, le Roi des Rêves eut une guérison miraculeuse, comme s’il était ressuscité des morts. C’est à partir de ce moment, monseigneur, que le Roi des Rêves a fait germer dans l’esprit de son fils l’idée de vous attirer dans un guet-apens à Tilomon et de vous évincer du trône.

— Le praticien… un Métamorphe ? souffla Valentin.

— Exactement, dit Deliamber. Se faisant passer pour un homme de votre race. Et se faisant ensuite passer pour Simonan Barjazid jusqu’à ce que la frénésie et la confusion de la lutte dans le prétoire causent sa perte en mettant un terme à la métamorphose.

— Et Dominin ? Est-ce aussi un…

— Non, monseigneur, c’est le vrai Dominin, et la vue de cette chose qui se faisait passer pour son père lui a détraqué le cerveau. Mais voyez-vous, c’était le Métamorphe qui l’avait incité à l’usurpation et l’on peut supposer qu’un autre Métamorphe aurait bientôt remplacé Dominin comme Coronal.

— Et les Métamorphes qui gardaient les machines de climatisation… n’obéissaient pas aux ordres de Dominin, mais à ceux du faux Roi ! C’était une révolution secrète, Deliamber ! Nullement une prise du pouvoir par le clan Barjazid, mais le début d’une rébellion, des Métamorphes !

— C’est ce que je crains, monseigneur.

Valentin regardait dans le vide.

— Bien des choses s’expliquent, maintenant. Et le désordre est plus grave que je ne pensais.

— Monseigneur, dit Sleet, il faut découvrir et détruire ceux qui se sont glissés parmi nous et parquer le reste d’entre eux à Piurifayne où ils ne pourront pas nous nuire !

— Doucement, ami, dit Valentin. Ta haine des Métamorphes est encore vivace, hein ?

— Elle n’est pas sans fondement !

— Oui, c’est possible. Eh bien, nous allons les démasquer et nous n’aurons plus de Métamorphes se faisant passer pour le Pontife ou la Dame ou même un palefrenier. Mais je pense aussi qu’il nous faut nous rapprocher de ce peuple et apaiser son courroux, faute de quoi Majipoor sera plongée dans une guerre perpétuelle.

Il se mit debout, agrafa son manteau et leva les bras.

— Amis, nous avons du travail devant nous, je le crains, et un travail de longue haleine. Mais d’abord, nous allons célébrer notre victoire ! Sleet, je te nomme chancelier des festivités de ma restauration, pour organiser le banquet, préparer un spectacle et lancer les invitations. Il faut que Majipoor sache que tout va bien, ou presque, et que Valentin est remonté sur son trône !

17

La salle du Trône de Confalume était la plus vaste et la plus magnifique des salles du Château, avec ses resplendissantes poutres dorées, ses superbes tapisseries et son plancher de bois de gurna poli des pics de Khyntor, une salle splendide et majestueuse dans laquelle avaient lieu les plus importantes cérémonies impériales. Mais la salle du Trône de Confalume avait rarement contemplé un spectacle comme celui qu’elle contemplait.

Tout en haut des nombreuses marches du Trône de Confalume siégeait lord Valentin, et à sa gauche, sur un trône presque aussi haut, se trouvait la Dame sa mère, resplendissante dans une robe toute blanche, et à sa droite, sur un trône de la même hauteur que celui de la Dame, se trouvait Hornkast, le porte-parole du Pontife, car Tyeveras avait envoyé ses regrets et Hornkast à sa place. Et, disposés devant eux et remplissant pratiquement la salle, se tenaient les ducs, les princes et les chevaliers du royaume, une assemblée comme l’on n’en avait vu réunie au même endroit depuis le règne de lord Confalume lui-même – les suzerains venus de l’autre extrémité de Zimroel, de Pidruid, de Tilomon et de Narabal, et le duc Ghayrog de Dulorn, et les maîtres de Piliplok et de Ni-moya et de cinquante autres cités de Zimroel, plus une centaine d’Alhanroel, sans compter les Cinquante Cités du Mont. Mais toute cette foule n’était pas uniquement composée de ducs et de princes, car il y avait également des gens plus humbles, Gorzval, le Skandar manchot, Cordeine qui avait été son gabier et Pandelon son menuisier ; et Vinorkis, le Hjort négociant en peaux de haigus ; Hissune, le garçon du Labyrinthe ; et Tisana, la vieille interprète des rêves de Falkynkip, et bien d’autres encore dont la condition n’était pas plus élevée, mêlés à ces grands seigneurs, le visage brillant d’une crainte révérencielle.

Valentin se leva, salua sa mère, rendit son salut à Hornkast et s’inclina quand les acclamations s’élevèrent : Vive le Coronal ! Quand le silence retomba, il dit d’une voix calme :

— Aujourd’hui, nous donnons une fête pour célébrer la restauration de l’État et le rétablissement de l’ordre. Nous avons prévu pour vous des réjouissances.

Il frappa dans ses mains et la musique commença ; des cors, des tambours, des pipeaux, une mélodie gaie et entraînante ; une douzaine de musiciens pénétrèrent dans la salle, Shanamir à leur tête. Derrière eux venaient les jongleurs, en costumes d’une incomparable beauté, des costumes dignes de grands princes : Carabella d’abord, le petit Sleet balafré aux cheveux blancs juste derrière elle, puis Zalzan Kavol, le Skandar bourru et velu, et les deux frères qui lui restaient. Ils portaient tout un attirail de jonglerie, des sabres, des poignards et des faucilles, des torches prêtes à être allumées, des œufs, des assiettes et des massues peintes de couleurs gaies, et bien d’autres objets. Lorsqu’ils atteignirent le centre de la pièce, ils se mirent en position, se faisant face en suivant les pointes d’une étoile imaginaire, les épaules droites, bien d’aplomb sur leurs jambes.

— Attendez, dit lord Valentin. Il reste encore une place.

Degré après degré il descendit du Trône de Confalume jusqu’à la troisième marche à partir du bas. Il adressa un sourire à la Dame, un clin d’œil au jeune Hissune et un signe de la main à Carabella qui lui lança un poignard. Il l’attrapa impeccablement et elle lui en lança un second, puis un troisième, et il commença à jongler sur les marches du trône, comme il avait promis de le faire il y avait bien longtemps déjà sur l’Île du Sommeil.

C’était le signal, et les jongleurs se mirent en action, et l’air commença à scintiller d’une multitude de curieux objets qui paraissaient animés d’une vie propre. Lord Valentin était persuadé que jamais, dans tout l’univers connu, on n’avait atteint à une telle perfection. Il jongla sur les degrés du trône pendant encore quelques instants, puis il descendit se joindre au groupe, hilare, rempli d’allégresse, échangeant torches et faucilles avec Sleet, les Skandars et Carabella.

— Comme au bon vieux temps ! cria Zalzan Kavol. Mais vous avez encore fait des progrès, monseigneur !

— C’est le public qui m’inspire, répondit lord Valentin.

— Et êtes-vous capable de jongler comme un Skandar ? demanda Zalzan Kavol. Tenez, monseigneur ! Attrapez ! Attrapez ! Attrapez ! Attrapez !

Zalzan Kavol paraissait cueillir en l’air des œufs, des assiettes et des massues, ses quatre bras tournoyant et happant sans cesse de nouveaux objets qu’il lançait vers lord Valentin qui, inlassablement, les recevait, jonglait avec et les relançait à Sleet ou à Carabella pendant que les acclamations de l’assistance – il ne s’agissait pas de simples flatteries, c’était sûr – résonnaient dans ses oreilles. Oui ! C’était cela, la vie ! Comme au bon vieux temps, oui, mais encore meilleur maintenant ! Il éclata de rire et attrapa un sabre étincelant et l’envoya très haut en l’air. Elidath avait estimé qu’il pouvait être incongru pour un Coronal de jongler devant les princes du royaume et Tunigorn partageait son sentiment, mais lord Valentin était passé outre à leurs objections, leur expliquant doucement et affectueusement qu’il ne se souciait guère du protocole. Et maintenant, il les voyait à leurs places d’honneur regarder bouche bée, stupéfaits de la qualité de cette fantastique démonstration.

Et pourtant, il savait que le moment était venu pour lui de se retirer. Il se débarrassa un par un des objets avec lesquels il jonglait et recula lentement. Quand il eut atteint la première marche du trône, il s’arrêta et fit signe à Carabella d’approcher.

— Viens, dit-il. Accompagne-moi là-haut, et maintenant devenons spectateurs.

Le sang lui monta au visage, mais sans hésiter elle se débarrassa des massues, des poignards et des œufs, et avança vers le trône. Valentin la prit par la main et ensemble ils gravirent les degrés.

— Monseigneur… murmura-t-elle.

— Chut ! C’est très important. Fais attention de ne pas trébucher sur les marches.

— Moi, trébucher ? Moi, une jongleuse ?

— Pardonne-moi, Carabella.

— Je te pardonne, Valentin, dit-elle en riant.

Lord Valentin.

— Est-ce ainsi que cela sera, monseigneur ?

— Pas vraiment, dit-il. Pas entre nous.

Ils atteignirent le dernier degré. Le siège double, luisant de velours vert et or, les attendait. Valentin resta un moment debout, cherchant dans la foule parmi les princes, les ducs et le peuple.

— Où est Deliamber ? souffla-t-il. Je ne le vois pas !

— Cet événement ne lui disait rien, répondit Carabella, et il est reparti à Zimroel, je pense, pour prendre des vacances. Ce genre de festivités ennuie les magiciens. Et, tu sais, le Vroon n’a jamais aimé la jonglerie.

— Il devrait être ici, murmura lord Valentin.

— Il reviendra quand tu auras besoin de lui.

— J’espère. Allez, asseyons-nous, maintenant.

Ils prirent leurs places sur le trône. Dessous, les jongleurs qui restaient effectuaient leurs exercices les plus éblouissants, prodigieux même pour lord Valentin qui connaissait les secrets de la coordination sur lesquels ils reposaient. Et pendant qu’il regardait, il sentit une étrange mélancolie s’emparer de lui, car il s’était retiré de la compagnie des jongleurs, il s’était écarté pour monter sur le trône, et c’était un changement important et solennel dans sa vie. Il savait sans la moindre équivoque que son époque de jongleur itinérant, la période la plus libre et, d’une certaine manière, la plus joyeuse de sa vie, était maintenant terminée, et que les responsabilités du pouvoir, qu’il n’avait pas recherchées, mais qu’il avait été incapable de refuser, recommençaient à peser sur lui de tout leur poids. Il ne pouvait pas nier qu’il en éprouvait une certaine tristesse. Il se tourna vers Carabella.

— Peut-être en privé – quand la cour aura le dos tourné – pourrons-nous tous nous réunir de temps en temps et lancer un peu les massues, hein, Carabella ?

— Je pense que c’est possible, monseigneur. J’aimerais beaucoup.

— Et nous pourrons faire semblant… d’être quelque part entre Falkynkip et Dulorn, à nous demander si le Cirque Perpétuel nous engagera, à nous demander si nous pouvons trouver une auberge et si…

— Monseigneur, regardez ce que les Skandars sont en train de faire ! Comment peut-on concevoir une telle adresse ? Il y a tant de bras et tous sont à l’œuvre !

— Il faudra que je demande à Zalzan Kavol comment il s’y prend pour ce tour-ci, fit lord Valentin en souriant. Bientôt. Dès que j’aurai le temps.


FIN DU TOME I
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