LE LIVRE DE L’ÎLE DU SOMMEIL

1

Pendant ce qui lui parut durer des mois, voire des années, Valentin resta étendu de tout son long, nu sur une pierre plate et chaude de la plage de galets où la tumultueuse Steiche l’avait déposé. Le grondement de la rivière formait dans ses oreilles un bourdonnement continu, étrangement apaisant. Le soleil l’enveloppait d’un nimbe doré et vaporeux et il se dit que cette caresse allait le guérir de ses meurtrissures, de ses écorchures et de ses contusions, s’il pouvait seulement rester allongé assez longtemps. Il sentait vaguement qu’il aurait dû se lever, s’occuper de trouver un abri et se lancer à la recherche de ses compagnons, mais il parvenait à peine à trouver la force de se retourner. Il savait que cette conduite n’était pas digne d’un Coronal de Majipoor. Une telle indolence pouvait à la rigueur être acceptable de la part de commerçants, de taverniers ou même de jongleurs, mais celui qui avait des prétentions au pouvoir suprême devait s’astreindre à une discipline plus sévère. Alors relève-toi, se dit-il, rhabille-toi et commence à marcher vers le nord en suivant la berge de la rivière jusqu’à ce que tu trouves ceux qui peuvent l’aider à reconquérir ta haute position. Oui, debout, Valentin ! Mais il restait où il était. Coronal ou non, il avait consumé jusqu’à la dernière parcelle toute l’énergie qu’il y avait en lui lors de son plongeon tumultueux dans les rapides. Dans la position ou il était, il avait le sentiment très vif de l’immensité de Majipoor, de ses nombreux milliers de kilomètres de circonférence qui s’étendaient sous son corps, une planète suffisamment vaste pour que vingt milliards d’habitants y vivent sans être à l’étroit, une planète aux villes énormes, avec des parcs, des réserves naturelles, des districts sacrés et des territoires agricoles aux dimensions fabuleuses, et il avait l’impression que s’il prenait la peine de se lever, il lui faudrait parcourir à pied toute cette colossale étendue, pas à pas. Il paraissait plus simple de rester où il était. Quelque chose lui chatouillait le bas du dos, quelque chose de caoutchouteux et d’insistant. Il feignit de ne pas s’en apercevoir.

— Valentin ?

Il n’eut toujours pas de réaction. Le chatouillement recommença. Mais déjà l’idée s’était infiltrée à travers son cerveau engourdi de fatigue que quelqu’un l’avait appelé par son nom et donc que l’un de ses compagnons devait malgré tout avoir survécu. Une joie profonde l’envahit. Rassemblant le peu d’énergie qu’il lui restait, Valentin leva la tête et vit la petite silhouette aux nombreux tentacules d’Autifon Deliamber debout près de lui. Le magicien vroon se disposait à l’effleurer une troisième fois.

— Vous êtes vivant ! s’écria Valentin.

— Évidemment que je suis vivant. Et vous aussi, plus ou moins.

— Et Carabella ? Et Shanamir ?

— Je ne les ai pas vus.

— C’est bien ce que je craignais, murmura Valentin d’une voix faible.

Il ferma les yeux, baissa la tête, et écrasé de désespoir, il retomba en arrière comme une loque humaine.

— Venez dit Deliamber, un long voyage nous attend.

— Je sais, c’est pour cela que je ne veux pas me lever.

— Êtes-vous blessé ?

— Je ne pense pas. Mais je veux me reposer, Deliamber. Me reposer au moins pendant un siècle.

Les tentacules du sorcier palpèrent et tâtèrent le corps de Valentin en une douzaine d’endroits.

— Rien de grave, murmura le Vroon. Une bonne partie de votre corps est en parfait état.

— Une bonne partie ne l’est plus, dit Valentin indistinctement. Et vous ?

— Les Vroons sont d’excellents nageurs, même les vieux comme moi. Je suis indemne. Nous devrions reprendre la route, Valentin.

— Plus tard.

— Est-ce ainsi qu’un Coronal de Majip…

— Non, le coupa Valentin. Mais un Coronal de Majipoor n’aurait jamais eu à descendre les rapides de la Steiche sur un radeau construit à la va-vite. Un Coronal n’aurait jamais eu à errer dans une jungle pendant des jours et des jours, dormant sous la pluie et se nourrissant exclusivement de fruits secs et de baies. Un Coronal…

— Un Coronal n’accepterait pas que ses lieutenants le voient dans un tel état d’indolence et d’abattement, l’interrompit sèchement Deliamber. Et en voici justement un qui approche.

Valentin cligna des yeux et se mit sur son séant. Lisamon Hultin arpentait la plage en se dirigeant vers eux. Elle avait l’air un tantinet défaite, avec ses vêtements en lambeaux et son gigantesque corps musculeux parsemé de bleus, mais sa démarche était toujours aussi fringante et c’est de son habituelle voix de stentor qu’elle les héla.

— Ohé ! Êtes-vous indemnes ?

— Je pense, répondit Valentin. Avez-vous vu les autres ?

— Carabella et le garçon, à environ un kilomètre et demi en amont.

Il sentit son moral remonter.

— Ils vont bien ?

— Elle, oui, en tout cas.

— Et Shanamir ?

— Il refuse de reprendre conscience. Elle m’a envoyée chercher le sorcier. Je l’ai trouvé plus vite que je ne pensais. Pouah, quelle rivière ! Ce radeau s’est disloqué si rapidement que c’en était presque drôle !

Valentin tendit la main pour prendre ses vêtements, qu’il trouva encore mouillés, et les reposa sur la pierre avec un haussement d’épaules.

— Il faut aller voir Shanamir tout de suite. Avez-vous des nouvelles de Khun, de Sleet et de Vinorkis ?

— Je ne les ai pas vus. Je me suis retrouvée dans la rivière, et quand j’en suis sortie, j’étais seule.

— Et les Skandars ?

— Aucune trace d’eux.

Puis, se tournant vers Deliamber, elle demanda :

— Où sommes-nous, à votre avis, sorcier ?

— Loin de tout, répondit le Vroon. Mais en tout cas, nous sommes sortis sains et saufs du territoire métamorphe. Allez, conduisez-moi jusqu’au garçon.

Lisamon Hultin hissa Deliamber sur son épaule et remonta la plage à grandes enjambées ; Valentin, portant ses vêtements mouillés sur le bras, clopinait derrière eux. Au bout de quelque temps, ils trouvèrent Carabella et Shanamir installés dans une anse au sable d’un blanc éclatant et bordée de hauts roseaux aux tiges écarlates. Carabella, toute contusionnée et l’air exténué, ne portait qu’une courte jupe de cuir, mais elle ne paraissait pas trop mal en point. Shanamir était allongé, inconscient, la respiration lente, la peau d’une inquiétante teinte sombre.

— Oh, Valentin ! s’écria Carabella, bondissant sur ses pieds et courant à sa rencontre. Je t’ai vu emporté par le courant… et puis… et puis… Oh, j’ai cru ne jamais te revoir !

Il la serra fort contre lui.

— Et j’ai cru la même chose. J’ai cru t’avoir perdue à jamais, mon amour.

— Tu as été blessé ?

— Rien de grave, répondit-il. Et toi ?

— J’ai été tellement secouée et ballottée que je ne savais plus qui j’étais. Et puis j’ai trouvé un endroit plus calme et j’ai nagé jusqu’à la rive, et Shanamir y était déjà. Mais il était impossible de le réveiller. Et puis Lisamon est sortie des broussailles et elle a dit qu’elle allait essayer de trouver Deliamber, et… Va-t-il reprendre conscience, sorcier ?

— Encore un instant, répondit Deliamber, disposant l’extrémité de ses tentacules sur la poitrine et le front du garçon, comme s’il opérait un transfert d’énergie.

Shanamir grogna et remua faiblement. Il essaya d’ouvrir les yeux, les referma, les rouvrit. D’une voix pâteuse, il tenta de dire quelque chose, mais Deliamber lui ordonna de se taire, de rester immobile et de laisser l’énergie affluer en lui.

Il n’était pas question pour eux d’essayer de reprendre la route dans l’après-midi. Carabella et Valentin construisirent un abri rudimentaire à l’aide de roseaux, Lisamon Hultin prépara un dîner de fruits crus et de jeunes pousses de pininna, puis ils s’assirent en silence au bord de la rivière, admirant un féerique coucher de soleil, des bandes violettes et or striant le dôme du ciel, des reflets orange et pourpres sur la surface de l’eau, auréolés de nuances vert pâle, rouge satine et cramoisi soyeux, puis les premières traînées de gris et de noir et la prompte tombée de la nuit.

Le lendemain matin, bien qu’encore raides de leur nuit à la belle étoile, ils se sentaient tous capables de repartir. Shanamir ne se ressentait plus de sa faiblesse de la veille : les soins de Deliamber et la résistance naturelle de la jeunesse lui avaient permis de retrouver toute sa vitalité.

Ayant rafistolé leurs vêtements du mieux possible, ils se mirent en route vers le nord, suivant la rive sableuse jusqu’à ce qu’elle disparaisse, puis continuant à travers la forêt de grêles androdragmas et d’alabandinas en fleurs qui flanquait la rivière. L’air était doux et le soleil jouant à cache-cache à travers le feuillage apportait à la petite troupe errante une chaleur qui était la bienvenue.

Pendant leur troisième heure de marche, Valentin sentit l’odeur d’un feu juste devant lui et huma quelque chose qui ressemblait à s’y méprendre à des effluves de poisson grillé. Il partit en courant, salivant, prêt à acheter, à mendier et, si nécessaire, à voler un peu de ce poisson, car il ne savait plus depuis combien de jours il n’avait pas pris d’aliments cuits. Il se laissa glisser en bas d’un talus en pente raide, et arriva sur des galets, si blancs sous le soleil qu’il en fut aveuglé. Dans la lumière éblouissante, il distingua trois silhouettes penchées sur un feu au bord de l’eau, et quand il mit sa main en visière, il s’aperçut que l’une des silhouettes était un humain trapu, à la peau pâle, à la tignasse d’un blanc stupéfiant, qu’une autre était un être d’un autre monde, aux longues jambes et à la peau bleue, et que la troisième était un Hjort.

— Sleet ! s’écria Valentin. Khun ! Vinorkis !

Il courut vers eux, glissant et trébuchant sur les galets.

Ils le suivirent d’un œil calme dans sa course éperdue, et lorsqu’il arriva près d’eux, Sleet, d’un geste plein de simplicité, lui tendit un morceau de bois sur lequel était embroché un filet de quelque poisson de rivière à chair rose.

— Tu mangeras bien quelque chose, lui proposa aimablement Sleet.

Valentin resta bouche bée.

— Comment êtes-vous arrivés si loin devant nous ? Avec quoi avez-vous allumé ce feu ? Comment avez-vous attrapé les poissons ? Qu’avez-vous…

— Votre poisson va refroidir, l’interrompit Khun. Mangez d’abord, vous poserez des questions après.

Valentin mordit avec voracité dans le poisson – jamais il n’avait mangé quelque chose d’aussi succulent, une chair tendre et juteuse, parfaitement saisie, il était sûr que jamais mets plus délicat n’avait été servi aux festins du Mont du Château – et, se retournant, il fit signe à ses compagnons de descendre le talus. Mais ils arrivaient déjà, Shanamir bondissant et poussant de grands cris, Carabella filant gracieusement comme une flèche au-dessus des cailloux, Lisamon Hultin, portant toujours Deliamber, martelant le sol de son pas lourd.

— Il y a du poisson pour tout le monde ! proclama Sleet.

Ils en avaient attrapé au moins une douzaine, qui nageaient tristement en rond dans une petite flaque bordée de rochers. Avec une grande habileté, Khun les sortit de l’eau, les ouvrit et les vida. Sleet les présenta quelques secondes à la flamme et les fit passer aux autres qui les mangèrent gloutonnement.

Sleet expliqua que lorsque leur radeau s’était disloqué, ils s’étaient accrochés à trois troncs d’arbres qui étaient restés assemblés et qu’ils avaient réussi ainsi à traverser les rapides et à se laisser porter loin en aval. Ils se souvenaient vaguement avoir vu la plage sur laquelle Valentin avait été rejeté, mais ils n’avaient pas remarqué sa présence sur la plage lorsqu’ils étaient passés devant et s’étaient laissé entraîner par le courant pendant encore plusieurs kilomètres jusqu’à ce qu’ils aient suffisamment récupéré de leur descente des rapides pour avoir envie d’abandonner leurs troncs d’arbres et de gagner la rive à la nage. C’était Khun qui avait péché les poissons à main nue ; il avait, dit Sleet les mains les plus prestes qu’il lui avait jamais été donné de voir et il ferait probablement un jongleur de tout premier ordre. Khun grimaça un sourire – c’était la première fois que Valentin voyait son visage se départir de son expression lugubre.

— Et le feu ? demanda Carabella. Vous l’avez allumé en claquant des doigts, je suppose.

— Nous avons essayé, répondit benoîtement Sleet. Mais l’entreprise s’est avérée trop pénible. Alors nous sommes allés jusqu’au village de pêcheurs, juste derrière le coude de la rivière, et nous avons demandé à leur emprunter du feu.

— Un village de pêcheurs ? fit Valentin, stupéfait.

— Une colonie de Lii qui ignorent à l’évidence que la destinée de leur race est de vendre des saucisses dans les agglomérations occidentales. Ils nous ont offert le gîte pour la nuit et ont accepté de nous transporter cet après-midi jusqu’à Ni-moya pour que nous puissions attendre nos amis à la plage de Nissimorn.

Il sourit.

— Je présume qu’il nous faudra louer une seconde embarcation maintenant.

— Sommes-nous si près de Ni-moya ? demanda Deliamber.

— Deux heures de bateau, d’après ce qu’on m’a dit, jusqu’au confluent des deux cours d’eau.

Le monde parut soudain moins démesuré à Valentin, et les tâches qui l’attendaient moins écrasantes. Avoir enfin fait un vrai repas, savoir qu’il y avait à proximité un village ami et qu’il allait bientôt laisser derrière lui la vie sauvage, tout cela était merveilleusement réconfortant. Une seule chose le tracassait encore : le sort de Zalzan Kavol et de ses trois frères survivants.

Le village Lii était effectivement tout proche – il comptait environ cinq cents âmes, des gens trapus, la tête plate et la peau sombre, dont les trois yeux luisants comme des braises n’exprimaient guère de curiosité à l’égard des voyageurs. Ils vivaient dans de modestes huttes au toit de chaume bâties tout près de la rivière et s’adonnaient dans des jardinets à des cultures variées pour fournir un supplément aux prises que rapportait leur flottille de bateaux de pêche primitifs. Leur dialecte était difficile, mais Sleet semblait capable de communiquer avec eux et il réussit non seulement à retenir une seconde embarcation, mais encore à acquérir, pour quelques couronnes, des vêtements frais pour Carabella et Lisamon Hultin.

En début d’après-midi, ils embarquèrent pour Ni-moya avec un équipage de quatre Lii taciturnes.

La rivière coulait aussi vite qu’ailleurs, mais il y avait peu de rapides d’importance et les deux bateaux suivaient le courant à bonne allure à travers une campagne de plus en plus peuplée et civilisée. Les rives escarpées des hautes terres faisaient place à de larges plaines alluviales de limon noir et épais, et bientôt ils virent défiler devant eux une succession presque ininterrompue de villages.

Puis la rivière se transforma en un large plan d’eau d’un bleu profond. À cet endroit, le terrain était plat et découvert, et bien que les agglomérations sur les deux rives fussent sans aucun doute des villes de belle taille, peuplées de plusieurs milliers d’habitants, on eût dit de simples hameaux, tellement elles étaient rapetissées par l’immensité de la nature environnante.

Devant eux, il y avait une énorme étendue d’eau qui paraissait s’allonger jusqu’à l’horizon, comme s’il s’agissait de la mer.

— Le Zimr, annonça l’homme de barre de l’embarcation de Valentin. La Steiche se termine ici. La plage de Nissimorn sur la gauche.

Valentin contempla une énorme plage en forme de croissant, bordée d’une dense palmeraie dont les arbres surmontés de leurs pourpres feuilles pennées avaient une inclinaison très prononcée. En approchant de la plage, Valentin découvrit avec stupéfaction un radeau composé de troncs d’arbres grossièrement assemblés et, assis près de lui, quatre silhouettes velues dotées chacune de quatre bras. Les Skandars les attendaient.

2

La descente de la rivière n’avait rien eu d’extraordinaire pour Zalzan Kavol. Son radeau était arrivé aux rapides ; ses frères et lui les avaient traversés en manœuvrant à la gaffe, se faisant un peu secouer, mais rien de bien méchant ; ils s’étaient laissé entraîner par le courant jusqu’à la plage de Nissimorn où ils s’étaient installés, attendant avec une impatience croissante et se demandant ce qui avait pu retarder le reste de la troupe. Il n’était pas venu à l’esprit du Skandar que les autres radeaux avaient pu se fracasser pendant la descente de la rivière et il n’avait vu aucun des naufragés sur la grève.

— Vous avez eu des ennuis ? demanda-t-il avec ce qui paraissait être une innocence sincère.

— Qualifions-les de mineurs, répondit sèchement Valentin. Mais nous sommes apparemment tous réunis et il sera bon de retrouver un vrai toit pour dormir cette nuit.

Ils reprirent leur voyage et, très vite, ils arrivèrent au confluent de la Steiche et du Zimr, une étendue d’eau si vaste qu’il fut impossible à Valentin de concevoir qu’il ne s’agissait que du point de rencontre de deux cours d’eau. Arrivés à la ville de Nissimorn, sur la rive sud-ouest, ils prirent congé des Lii et s’embarquèrent sur le ferry-boat qui allait les transporter jusqu’à Ni-moya, la plus grande ville du continent de Zimroel.

Trente millions de citoyens y habitaient. À Ni-moya, le Zimr faisait une grande courbe, orientant brusquement son cours de l’est au sud-est. Là, une prodigieuse mégalopole avait pris forme. Elle étendait ses tentacules sur des centaines de kilomètres le long des deux rives du fleuve et en remontant plusieurs des affluents venant du nord. Valentin et ses compagnons virent d’abord la banlieue sud, des quartiers résidentiels qui laissaient place, tout à fait au sud, à la zone agricole qui s’étendait jusqu’à la vallée de la Steiche. La principale zone urbaine était située sur la rive nord et on ne la voyait qu’indistinctement de prime abord, des rangées de tours blanches au toit plat descendant en terrasses jusqu’au fleuve. Des douzaines de ferry-boats sillonnaient l’eau à cet endroit, reliant entre elles la myriade de villes qui bordaient le fleuve. La traversée leur prit plusieurs heures et ce n’est qu’au crépuscule qu’ils virent la ville de Ni-moya proprement dite.

La cité était d’une beauté magique. Elle commençait à se parsemer de lumières au clignotement tentateur sur le fond de vertes collines boisées et de bâtiments d’un blanc immaculé. Des jetées géantes s’avançaient comme des doigts tendus dans le fleuve et une incroyable profusion de bateaux de toutes dimensions étaient amarrés le long du front de mer. La ville de Pidruid, qui avait paru si imposante à Valentin au début de sa longue errance, ne soutenait vraiment pas la comparaison avec celle-ci.

Seuls les Skandars, Khun et Deliamber étaient déjà venus à Ni-moya. Deliamber leur parla des merveilles qu’offrait la cité : son Portique Flottant, une galerie marchande d’un kilomètre et demi de long, suspendue au-dessus du sol par des câbles presque invisibles ; son Parc des Animaux Fabuleux, où les spécimens les plus rares de la faune de Majipoor, des créatures dont l’espèce était menacée d’extinction par le développement de la civilisation, vivaient en liberté dans un milieu reproduisant leur habitat naturel ; son Boulevard de Cristal, une artère rutilante aux réflecteurs tournants, une vue grandiose ; son Grand Bazar, vingt-cinq kilomètres carrés d’un dédale de ruelles abritant des milliers de minuscules échoppes sous une ligne continue de toits d’un jaune éblouissant ; son Musée des Mondes, sa Chambre de la Sorcellerie ; son palais ducal, construit à une échelle démesurée et dont on prétendait que seul le Château de lord Valentin le surpassait, et bien d’autres choses encore qui paraissaient à Valentin relever beaucoup plus du mythe et de la chimère que de ce que l’on pouvait découvrir dans une véritable ville. Mais ils ne verraient rien de tout cela. L’orchestre municipal et ses mille instrumentistes, les restaurants flottants, les oiseaux artificiels aux yeux de pierres précieuses et tout le reste devraient attendre, si ce jour devait jamais arriver, qu’il revienne à Ni-moya revêtu de la robe du Coronal.

Alors que le ferry-boat approchait du débarcadère, Valentin réunit tout le monde et leur dit :

— Le moment est venu pour chacun de choisir sa route. Mon intention est de m’embarquer d’ici pour Piliplok et d’entreprendre de là-bas le pèlerinage de l’Ile. J’ai fort prisé votre compagnie jusqu’à maintenant et j’aimerais la conserver, mais je n’ai rien d’autre à vous offrir qu’une interminable vie de voyages et l’éventualité d’une mort prématurée. Mes chances de succès sont minces et les obstacles sont considérables. Quelqu’un d’entre vous veut-il continuer avec moi ?

— Je te suivrai jusqu’au bout du monde ! s’écria Shanamir.

— Moi aussi, dit Sleet, imité par Vinorkis.

— Douterais-tu de moi ? demanda Carabella.

Valentin lui sourit puis tourna la tête vers Deliamber qui dit :

— La légitimité du royaume est en jeu. Comment pourrais-je ne pas suivre le véritable Coronal partout où il lui semblera bon d’aller ?

— Tout cela me déroute, dit Lisamon Hultin, je ne comprends rien à cette histoire de Coronal qui vadrouille loin de son véritable corps. Mais je n’ai pas d’autre emploi, Valentin. Je suis des vôtres.

— Je vous remercie tous, dit Valentin. Et je vous remercierai de nouveau, et de manière plus grandiose, dans la salle des banquets du Mont du Château.

— Et les Skandars ne peuvent-ils vous être d’aucune utilité, monseigneur ? demanda Zalzan Kavol.

Valentin ne s’attendait pas à cela.

— Voulez-vous venir aussi ?

— Notre roulotte est détruite. La mort a frappé notre famille. Tout notre matériel de jonglerie a disparu. Je n’ai aucune vocation de pèlerin, mais je vous suivrai jusqu’à l’Île et au-delà, et mes frères feront de même, si vous nous acceptez.

— Je vous accepte, Zalzan Kavol. S’il existe un poste de jongleur à la cour impériale, il sera pour vous. Je vous le promets !

— Merci, monseigneur, répondit le Skandar d’un ton empreint de gravité.

— Il y a encore un volontaire, dit Khun.

— Vous aussi ? demanda Valentin, surpris.

— Peu m’importe, répondit l’étranger à la mine lugubre, de savoir qui est le monarque de cette planète où j’ai échoué. Par contre, il est important pour moi de me conduire honorablement. Sans vous, je serais maintenant mort à Piurifayne. Je vous dois la vie et je vous aiderai de mon mieux.

— Nous n’avons fait pour vous que ce que tout être civilisé aurait fait pour un autre, répliqua Valentin en secouant la tête. Vous n’avez aucune dette de reconnaissance à acquitter.

— Je ne vois pas les choses de la même manière reprit Khun. De plus, la vie que j’ai menée jusqu’à ce jour a été frivole et superficielle. J’ai quitté sans raison Kianimot, ma planète natale, pour venir ici où j’ai vécu de manière stupide et failli perdre la vie, alors pourquoi continuer ainsi ? J’épouserai votre cause et la ferai mienne, et peut-être finirai-je par y croire, et si je meurs pour vous faire roi, je ne ferai que payer la dette qui existe entre nous. Avec une mort réussie, je pourrai me racheter aux yeux de l’univers d’une vie ratée. Voulez-vous de moi ?

— De tout cœur, vous êtes le bienvenu, répondit Valentin.

Le ferry-boat fit entendre un long coup de sirène et accosta sans heurt le débarcadère.

Ils passèrent la nuit dans l’hôtel le moins cher qu’ils purent trouver sur le front de mer, un gîte propre mais nu, aux murs blanchis à la chaux et aux baignoires communes. Ils s’offrirent un dîner modeste et plantureux dans une auberge proche. Valentin demanda à mettre les fonds en commun et nomma Shanamir et Zalzan Kavol trésoriers puisqu’ils semblaient avoir la meilleure appréciation de la valeur et de l’usage de l’argent. Il restait à Valentin la majeure partie de la somme qu’il avait sur lui à Pidruid et Zalzan Kavol sortit d’une bourse cachée une pile impressionnante de pièces de dix royaux. À eux deux, ils avaient largement de quoi mener tout le monde jusqu’à l’Île du Sommeil. Le lendemain matin, ils payèrent leur passage à bord d’un vapeur semblable à celui qui les avait transportés de Khyntor à Verf et ils commencèrent le voyage jusqu’à Piliplok, le grand port situé à l’embouchure du Zimr.

Malgré toute la distance qu’ils avaient déjà parcourue à travers Zimroel, plusieurs milliers de kilomètres les séparaient encore de la côte orientale. Mais sur toute la largeur du Zimr, les bateaux faisaient route rapidement et paisiblement. Bien sûr, le vapeur faisait escale à chacune des innombrables villes sises en bordure du fleuve, Larnimisculus, Belka et Clarischanz, Flegit, Hiskuret et Centriun, Obliorn Vale, Salvamot et Gourkaine, Semirod et Cerinor, Haunfort Major, Impemond, Orgeliuse, Dambemuir et beaucoup d’autres, une interminable succession d’agglomérations presque indiscernables, chacune avec ses jetées, ses promenades en bordure du fleuve, ses plantations de palmiers et d’alabandinas, ses entrepôts peints de couleurs gaies et ses bazars gigantesques, ses queues de passagers, leurs billets serrés dans la main, avides de monter à bord et impatients de partir dès qu’ils avaient franchi la passerelle. Sleet tailla des massues dans des morceaux de bois dont l’équipage lui avait fait cadeau, et Carabella dénicha quelque part des balles pour jongler. Pendant les repas, les Skandars escamotaient tranquillement de la vaisselle, si bien que la troupe accumulait progressivement tout un matériel de jongleurs et, à partir du troisième jour, ils gagnèrent quelques couronnes en se produisant sur le pont promenade. Maintenant qu’il avait recommencé à jongler, Zalzan Kavol retrouvait peu à peu une partie de son assurance bourrue, bien qu’il parût encore étrangement radouci, abordant avec un luxe de précautions des situations qui auraient auparavant provoqué des explosions de rage.

C’était le pays natal des Skandars, qui avaient vu le jour à Piliplok et débuté en faisant des tournées dans les villes de l’intérieur de cette immense province qui s’étendait jusqu’à Stenwamp et Port Saikforge en bordure du fleuve, à quinze cents kilomètres de la cote. Ce paysage familier les dérida, ce moutonnement de collines fauves et ces petites villes animées aux constructions de bois, et Zalzan Kavol s’étendit sur le début de sa carrière, ses premiers succès et ses très rares échecs, et mentionna une dispute avec un imprésario qui l’avait conduit à chercher fortune à l’autre extrémité de Zimroel. Valentin soupçonna que cela avait dû entraîner quelque violence et peut-être quelque transgression de la loi, mais il ne posa pas de questions.

Un soir, après force libations, les Skandars allèrent jusqu’à chanter – pour la première fois depuis que Valentin partageait leur vie – une chanson skandar, une complainte lugubre sur un ton mineur, tout en dansant en rond, traînant les pieds, les épaules basses :

Parfois mon cœur soupire ;

D’obscurs pressentiments

Voilent mes yeux de larmes

Oui coulent lentement.

La mort et l’affliction,

La mort et l’affliction

Nous suivent pas à pas

Partout où nous allons.

Ils sont loin les sentiers

Où je vagabondais.

Les monts et ruisselets

Du pays bien-aimé.

La mort et l’affliction,

La mort et l’affliction

Nous suivent pas à pas

Partout où nous allons.

Les dragons ont la mer,

Le malheur tient la terre,

Jamais ne reverrai

Mon pays bien-aimé.

La mort et l’affliction,

La mort et l’affliction

Nous suivent pas à pas

Partout où nous allons.

La chanson était d’une monotonie tellement sinistre et les énormes Skandars, se dandinant lourdement en chantant, avaient l’air si ridicule que Carabella et Valentin eurent au début toutes les peines du monde à réprimer une violente envie de rire. Mais dès le second couplet, Valentin se sentit remué par l’émotion sincère qui semblait se dégager de la complainte : les Skandars avaient réellement connu la mort et l’affliction, et bien qu’ils fussent tout près de leur pays natal, ils avaient passé la majeure partie de leur vie loin de Piliplok.

Valentin se dit qu’il était peut-être effectivement dur et pénible d’être un Skandar sur Majipoor, une créature velue se déplaçant pesamment dans l’air chaud au milieu d’êtres plus légers et à la peau lisse.

L’été touchait maintenant à sa fin, et sur la côte orientale de Zimroel c’était la saison sèche pendant laquelle des vents chauds soufflaient du sud, la végétation entrait en sommeil et, d’après Zalzan Kavol, les gens s’emportaient facilement et les crimes passionnels étaient monnaie courante. Valentin trouva la région moins intéressante que les jungles de l’intérieur du continent ou la luxuriance de la végétation subtropicale, mais après quelques jours d’observation attentive, il conclut qu’elle n’était pas dépourvue d’une sorte de beauté austère, sobre et sévère, bien éloignée de la folle exubérance de l’Ouest. Malgré tout, c’est avec plaisir et soulagement, après de longs jours passés sur ce fleuve monotone et apparemment interminable, qu’il entendit Zalzan Kavol annoncer que les faubourgs de Piliplok étaient en vue.

3

La ville de Piliplok était à peu près aussi vieille et aussi grande que le port qui lui faisait pendant sur la côte opposée du continent, Pidruid. Mais la ressemblance s’arrêtait là, car Pidruid avait été construit sans plan et offrait un capricieux enchevêtrement de rues, d’avenues et de boulevards s’entortillant au petit bonheur les uns autour des autres, alors que Piliplok avait été construite selon un plan tracé avec une précision rigoureuse et presque maniaque.

La ville était bâtie sur un large promontoire situé à l’embouchure du Zimr, sur sa rive droite. Le fleuve atteignait une largeur inconcevable, de l’ordre de cent kilomètres à l’endroit où il se jetait dans la Mer Intérieure, et il charriait le limon et les sédiments accumulés sur les onze mille kilomètres de son cours rapide depuis l’extrême nord-ouest du continent, souillant ainsi l’océan et mêlant aux flots bleu-vert une tache sombre qui, à ce que l’on disait, pouvait être vue jusqu’à plusieurs centaines de kilomètres en mer. Le cap nord de l’embouchure était une falaise crayeuse d’un kilomètre et demi de haut et de plusieurs kilomètres de long qui, même de Piliplok, était visible par temps clair, une muraille d’un blanc éblouissant, miroitant sous le soleil matinal. Rien là-bas ne pouvait être utilisé pour des installations portuaires, aussi cette zone avait-elle été laissée à l’abandon et convertie en territoire sacré. Des adeptes de la Dame y vivaient dans une réclusion si totale que nul ne les avait importunés depuis plus de cent ans. Mais Piliplok était une tout autre affaire : onze millions d’habitants dans cette ville qui rayonnait dans toutes les directions à partir de son magnifique port naturel. Une série de rues coupaient ces grands axes et délimitaient les différents quartiers de la ville, les quartiers commerçants au centre, puis des zones réservées aux activités professionnelles et aux loisirs et enfin, à la périphérie, les quartiers résidentiels, eux-mêmes soigneusement cloisonnés en fonction de la situation de fortune et, dans une certaine mesure, de la race. Il y avait à Piliplok une forte concentration de Skandars – Valentin avait l’impression qu’une personne sur trois se promenant sur le front de mer appartenait au peuple de Zalzan Kavol – et il était quelque peu intimidant de voir déambuler une telle quantité de géants velus à quatre bras. Dans cette ville, vivaient également bon nombre de Su-Suheris, cette race distante et aristocratique, négociants en articles de luxe, étoffes précieuses, bijouterie et artisanat d’art en provenance de toutes les régions de la planète. L’air était vif et sec et, sentant l’incessant vent du sud lui brûler les joues, Valentin commença à comprendre ce que Zalzan Kavol voulait dire lorsqu’il avait parlé de la propension à l’emportement suscitée par ce vent.

— Cela lui arrive-t-il d’arrêter de souffler ? demanda-t-il.

— Le premier jour du printemps, répondit Zalzan Kavol.

Valentin espérait être déjà loin à ce moment-là. Mais ils durent immédiatement faire face à un problème. En compagnie de Zalzan Kavol et de Deliamber, Valentin se rendit sur le quai de Shkunibor à l’extrémité est du port de Piliplok pour s’occuper du transport jusqu’à l’Ile. Depuis des mois, Valentin s’imaginait dans cette ville et sur ce quai, et il avait acquis à ses yeux un prestige quasi légendaire, avec de vastes perspectives et une architecture majestueuse, aussi ne fut-il pas peu déçu en y arrivant de découvrir que le principal point d’embarquement sur les bateaux de pèlerins était une bâtisse croulante et délabrée, dont la peinture verte s’écaillait sur les murs et les drapeaux lacérés flottaient au gré du vent.

Mais il y avait plus grave encore. Le quai semblait désert. Après quelques minutes de recherche, Zalzan Kavol trouva un horaire des départs placardé dans un coin sombre du bureau des billets. Les bateaux de pèlerins partaient pour l’Île les premiers du mois – sauf en automne, où les départs étaient beaucoup plus espacés à cause des vents contraires dominants. Le dernier bateau de la saison avait levé l’ancre une semaine plus tôt. Le prochain partait dans trois mois.

— Trois mois ! s’écria Valentin. Mais qu’allons-nous faire à Piliplok pendant trois mois ? Jongler dans les rues ? Mendier ? Voler ? Relisez cet horaire, Zalzan Kavol !

— Il dira la même chose, déclara le Skandar. J’aime Piliplok par-dessus tout, poursuivit-il en grimaçant, mais je ne tiens guère à y être pendant la saison des vents. Quelle poisse !

— Il n’y a vraiment aucun bateau qui appareille à cette saison ? demanda Valentin.

— Seulement les dragonniers, répondit Zalzan Kavol.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ce sont des navires équipés pour la pêche aux dragons de mer qui se réunissent en troupes pour s’accoupler à cette époque de l’année et sont faciles à tuer. Nombreux sont les dragonniers qui prennent la mer en ce moment. Mais de quelle utilité peuvent-ils nous être ?

— Jusqu’où vont-ils en mer ? demanda Valentin.

— Aussi loin qu’il le faut pour trouver leurs prises. Ils poussent parfois jusqu’à l’archipel de Rodamaunt si les dragons se rassemblent à l’est.

— Où est cet archipel ?

— C’est une longue chaîne d’îles très loin dans la Mer Intérieure, à peu près à mi-chemin de l’Île du Sommeil.

— Elles sont habitées ?

— La population y est dense.

— Bon. Dans ce cas, il y a sûrement des échanges entre les îles. Nous pourrions peut-être, en payant, nous faire accepter comme passagers sur un de ces dragonniers et transporter jusqu’à l’archipel et, de là, trouver un capitaine, et affréter son navire pour nous emmener dans l’Ile.

— C’est possible, dit Deliamber.

— Il n’y a pas de règlement exigeant de tous les pèlerins qu’ils arrivent sur les bateaux de pèlerins ?

— Pas à ma connaissance, répondit le Vroon.

— Les capitaines des dragonniers ne voudront pas s’embarrasser de passagers, objecta Zalzan Kavol. Jamais ils n’exercent ce genre de commerce.

— Même une poignée de royaux ne pourrait éveiller leur intérêt ?

— Je n’en ai aucune idée, répondit Zalzan Kavol, l’air dubitatif. Leur métier est déjà fort lucratif. Ils peuvent considérer que des passagers risquent de les encombrer ou même de leur porter malheur. De plus, il n’est même pas sûr qu’ils acceptent de nous transporter jusqu’à l’archipel, s’il se trouve cette année au-delà de leur zone de pêche. Et au cas où nous réussirions à atteindre l’archipel, nous ne pouvons pas non plus être sûrs d’y trouver quelqu’un qui acceptera de nous transporter jusqu’à l’Ile.

— Par ailleurs, dit Valentin, tout cela pourrait peut-être s’arranger très facilement. Nous avons de l’argent et je préférerais l’utiliser à persuader des patrons de pêche de nous prendre comme passagers que le dépenser en nourriture et en logement à Piliplok pendant les trois mois à venir. Où peut-on trouver les pécheurs de dragons ?

Toute une portion du front de mer, cinq à six kilomètres de quais, était réservée à leur usage exclusif et dans le port, on était en train de compléter l’armement de plusieurs douzaines d’énormes navires en bois pour la saison de pêche qui ne faisait que commencer. Les dragonniers étaient tous construits sur le même modèle, que Valentin trouva morbide et sinistre, de lourds bâtiments bombés, à la coque ventrue, aux énormes mâts extravagants et fourchus, avec de terrifiantes figures de proue aux dents proéminentes, et à la poupe terminée par de longues queues en pointe. La plupart étaient décorés tout le long de leurs flancs d’audacieux motifs représentant des yeux écarlate et jaune ou des rangées de dents blanches de carnassiers ; et, très haut au-dessus des ponts, des coupoles hérissées pour les harponneurs, des treuils géants pour les filets et des plates-formes tachées de sang sur lesquelles le dépeçage avait lieu. Il paraissait incongru à Valentin d’utiliser un de ces navires semant la mort pour gagner le havre de paix et de sainteté qu’était l’Île du Sommeil. Mais il n’avait pas d’autre solution.

Et même cette solution commença très vite à devenir problématique. Ils allaient de bateau en bateau, d’appontement en appontement, de forme de radoub en forme de radoub, et partout les patrons de pêche écoutaient leur proposition d’une oreille distraite et leur opposaient un rapide refus. Zalzan Kavol leur servait la plupart du temps de porte-parole, car les patrons étaient en majorité des Skandars et l’on pouvait penser qu’ils accueilleraient avec plus de sympathie la proposition de quelqu’un de leur propre race. Mais en dépit de tous les arguments invoqués, ils demeuraient inflexibles.

— Vous ne feriez que distraire l’équipage, leur dit le premier patron. Vous seriez toujours en train de vous prendre les pieds dans le gréement, d’avoir le mal de mer ou des exigences particulières pour le service…

— Nous ne pouvons être affrétés pour le transport de passagers, dit le second. Nos statuts nous l’interdisent.

— L’archipel est au sud de nos parages préférés, déclara le troisième.

— Cela fait bien longtemps que je suis persuadé, dit le quatrième, qu’un dragonnier prenant la mer avec à son bord des étrangers à la corporation est un bateau qui ne reverra jamais, Piliplok. Je préfère ne pas vérifier cette année encore le bien-fondé de cette superstition.

— Les pèlerins ne m’intéressent pas, leur dit le cinquième. Que la Dame vous transporte dans les airs si elle le veut. Mais vous ne monterez pas à bord de mon bateau.

Le sixième refusa à son tour, ajoutant qu’aucun patron n’était susceptible de les aider. Le septième leur dit la même chose. Le huitième, ayant été averti qu’un groupe de terriens parcourait les quais pour essayer de s’embarquer, n’accepta même pas de les recevoir.

Le neuvième patron, une vieille Skandar grisonnante, à la bouche édentée et à la fourrure pelée, se montra plus amicale que les autres, bien que tout aussi hostile à l’idée de leur faire de la place sur son bateau. Elle alla jusqu’à leur faire une suggestion.

— Sur le quai Prestimion, leur dit-elle, vous trouverez le capitaine Gorzval, le patron du Brangalyn. Gorzval a fait plusieurs voyages malheureux et tout le monde sait qu’il est à court d’argent. Je l’ai entendu dans une taverne, pas plus tard que l’autre soir, essayer de faire un emprunt pour payer les réparations de sa coque. Il est possible que le revenu supplémentaire apporté par des passagers lui soit bien utile en ce moment.

— Et où se trouve le quai Prestimion ? demanda Zalzan Kavol.

— Tout à fait au bout, derrière Dekkeret et Kinniken, juste à l’ouest du bassin de désarmement.

Une heure plus tard, après avoir jeté un premier coup d’œil au bateau du capitaine Gorzval, Valentin se disait avec tristesse qu’un poste de mouillage situé à proximité du bassin de désarmement était tout à fait indiqué pour le Brangalyn, qui paraissait bon pour la ferraille. C’était un bateau plus petit et plus vieux que les autres que Valentin avait vus, et dans le cours de sa longue histoire, sa coque avait dû être déchirée car, à la suite de sa reconstruction, elle était devenue mal proportionnée, avec des poutres dépareillées et l’air bizarrement de guingois à tribord. Les yeux et les dents peints le long de la ligne de flottaison avaient perdu leur éclat ; la figure de proue était de travers ; les queues en pointe avaient été brisées net à quelque trois mètres de leur base, peut-être par un vigoureux coup de queue d’un dragon furieux ; les mâts, eux aussi, avaient été amputés de quelques vergues. Des hommes d’équipage, l’air mou et abattu, étaient au travail, mais sans grande efficacité, calfatant, lovant des cordages et ravaudant la voilure.

Le capitaine Gorzval lui-même paraissait aussi fatigué et usé que son rafiot. C’était un Skandar, à peine de la taille de Lisamon Hultin – pratiquement un nain pour sa race – affecté de strabisme, avec un moignon à l’endroit où aurait dû se trouver son bras extérieur gauche. Sa fourrure était rêche et emmêlée, il avait les épaules tombantes et tout dans son attitude exprimait la lassitude et le découragement. Mais son visage s’épanouit dès que Zalzan Kavol lui demanda s’il accepterait de prendre des passagers jusqu’à l’archipel de Rodamaunt.

— Combien ?

— Douze. Quatre Skandars, un Hjort, un Vroon, cinq humains et un… un autre.

— Tous des pèlerins, vous m’avez dit.

— Tous des pèlerins.

Gorzval fit négligemment le signe de la Dame et reprit :

— Vous savez qu’il est illégal de prendre des passagers à bord des dragonniers. Mais je dois à la Dame des remerciements pour des faveurs qu’elle m’accorda dans le passé. Je suis prêt à faire une exception pour vous. Vous payez d’avance ?

— Naturellement, répondit Zalzan Kavol.

Valentin cessa de retenir son souffle. Le rafiot était d’une vétusté pitoyable et Gorzval, selon toute probabilité, un navigateur de troisième ordre, poursuivi par la guigne, à moins qu’il ne s’agisse d’incompétence pure et simple, et pourtant il acceptait de les prendre à bord de son bateau, alors que tous les autres en avaient repoussé l’idée.

Gorzval fit connaître son prix et attendit, visiblement tendu, que le marchandage s’engage. Ce qu’il demandait était à peine la moitié de ce qu’ils avaient offert sans succès aux autres patrons de pêche. Zalzan Kavol, sans nul doute par habitude et par fierté, commença à débattre le prix et demanda un abattement de trois royaux. Gorzval, l’air effaré, proposa une réduction d’un royal et demi ; Zalzan Kavol paraissait prêt à rogner encore quelques couronnes sur cette somme, quand Valentin, prenant en pitié l’infortuné patron, s’interposa vivement et dit :

— Marché conclu. Quand levons-nous l’ancre ?

— Dans trois jours, répondit Gorzval.

Il en fallut quatre, en réalité – Gorzval ayant vaguement mentionné des réparations supplémentaires, Valentin s’aperçut qu’il s’agissait en fait de boucher quelques voies d’eau de dimension non négligeable. Il n’avait pu mener à bien cette opération avant d’avoir touché l’argent du passage des pèlerins. Lisamon Hultin leur apprit que d’après les ragots qui couraient dans les tavernes du port, Gorzval avait essayé d’emprunter de quoi payer les charpentiers en hypothéquant une partie de sa pèche, mais qu’il n’avait pas trouvé preneur. Il avait, dit-elle, une réputation douteuse ; il manquait de jugement, était poursuivi par la malchance et son équipage était composé de tire-au-flanc sous-payés. Une année, il avait complètement raté le rassemblement des dragons de mer et était revenu à vide à Piliplok ; lors d’une autre campagne de pêche, un jeune dragon, pas tout à fait aussi mort qu’il le croyait, lui avait coûté un bras ; et la dernière fois, le Brangalyn avait été heurté par le travers par un animal furieux et avait failli être envoyé par le fond.

— Nous ferions peut-être mieux, suggéra Lisamon Hultin, d’essayer de gagner l’Île à la nage.

— Nous allons peut-être lui porter chance, dit Valentin.

— S’il suffisait d’être optimiste pour conquérir le trône, répliqua Sleet en riant, vous auriez réintégré le Château avant le premier jour de l’hiver.

Valentin se mit à rire avec lui. Mais après le désastre de Piurifayne, il espérait ne pas entraîner ses compagnons vers de nouvelles catastrophes à bord de ce bateau pourri. Car, après tout, ils ne le suivaient que parce qu’ils avaient foi en lui, sur la seule preuve de quelques rêves, de sorcellerie et d’une énigmatique mascarade métamorphe. Quel opprobre et quel désespoir pour lui si, dans sa hâte à atteindre l’Ile, il leur causait de nouveaux tourments. Et pourtant Valentin éprouvait une vive sympathie envers le Skandar manchot et dépenaillé. Bien malheureux, peut-être, en tant que patron de pêche, Gorzval ferait un timonier tout à fait acceptable pour un Coronal à qui la fortune avait été si contraire qu’il avait réussi à perdre en une seule nuit son trône, sa mémoire et son identité !

La veille du départ du Brangalyn, Vinorkis prit Valentin à part et lui dit d’un ton inquiet :

— Monseigneur, on nous épie.

— Comment savez-vous cela ?

Le Hjort sourit en lissant sa moustache orange.

— Monseigneur, quand on fait un peu d’espionnage, on en retrouve les tics chez les autres. J’ai remarqué un Skandar grisonnant qui flânait sur les quais ces jours-ci et posait des questions aux hommes de Gorzval. Un des charpentiers du bateau m’a dit qu’il s’intéressait aux passagers que Gorzval avait pris et à notre destination.

Valentin se renfrogna.

— J’avais espéré que nous les avions semés dans la jungle !

— Ils ont dû nous retrouver à Ni-moya, monseigneur.

— Alors il nous faudra les dépister de nouveau dans l’archipel, dit Valentin. Et d’ici là, prendre garde aux autres espions qui se trouveraient sur notre chemin. Je vous remercie, Vinorkis.

— Vous n’avez pas à me remercier, monseigneur. Je n’ai fait que mon devoir.

3 (suite)

Un vent fort soufflait du sud lorsqu’ils appareillèrent le lendemain matin. Vinorkis surveilla attentivement le quai pendant l’embarquement pour repérer le Skandar un peu trop curieux, mais il n’en vit pas trace. Valentin supposa qu’il avait accompli sa tâche et qu’un autre informateur reprendrait ultérieurement la surveillance pour le compte de l’usurpateur.

Ils mirent le cap au sud-est. Les dragonniers avaient l’habitude de louvoyer avec ce vent qui restait constamment contraire jusqu’aux terrains de chasse. Rien de plus fastidieux, mais impossible de faire autrement, car les dragons de mer ne passaient à portée des chasseurs qu’à cette époque de l’année. Le Brangalyn avait un moteur d’appoint, mais pas très puissant, les carburants étant si rares sur Majipoor. Avec une lourdeur non dépourvue d’une certaine majesté, le Brangalyn prit le vent de travers et sortit du port de Piliplok pour gagner le large.

La Mer Intérieure, qui séparait l’est de Zimroel de l’ouest d’Alhanroel, était la plus petite des deux mers de Majipoor. Son étendue était loin d’être négligeable – quelque huit mille kilomètres d’un littoral à l’autre – et pourtant ce n’était qu’une simple mare comparativement à la Grande Mer qui occupait la majeure partie de l’autre hémisphère, un océan sur lequel la navigation était impossible, des milliers et des milliers de kilomètres de haute mer. La Mer Intérieure avait une échelle beaucoup plus humaine et, à mi-chemin entre les deux continents, elle était coupée par l’Île du Sommeil – elle-même suffisamment grande pour être considérée comme un continent sur un autre monde aux proportions moins extraordinaires – et ponctuée de plusieurs chapelets d’îles plus ou moins importantes.

La vie des dragons de mer s’écoulait en d’interminables migrations entre les deux océans. Ils tournaient autour du globe et la circumnavigation leur prenait des années, voire des décennies, personne n’en savait rien. Chaque été, une de ces troupes achevait sa traversée de la Grande Mer, passait au sud de Narabal et remontait la côte méridionale de Zimroel en direction de Piliplok. Il était interdit de les chasser à cette époque car la troupe abondait en femelles gravides. L’automne venu, les petits étaient nés, la troupe avait atteint les eaux battues par les vents du sud situées entre Piliplok et l’île du Sommeil, et la chasse annuelle pouvait commencer. Les dragonniers quittaient le port de Piliplok en grand nombre. Petits et adultes devenaient la proie des chasseurs et les survivants repassaient le tropique, longeant la côte sud de l’île du Sommeil, contournant la pointe de la longue péninsule de Stoienzar et se dirigeant vers l’est au-dessous d’Alhanroel et jusqu’à la Grande Mer dans les flots de laquelle ils pourraient s’ébattre sans être inquiétés jusqu’à ce que le moment revienne pour eux de retrouver les parages de Piliplok. De tous les animaux de Majipoor, les dragons de mer étaient de loin les plus gros. À la naissance ils étaient fort petits, pas plus d’un mètre cinquante à deux mètres de long, mais leur croissance se poursuivait pendant toute leur vie, et leur existence était longue, bien que personne n’ait jamais pu la chiffrer avec précision. Gorzval, qui partageait sa table avec ses passagers et, maintenant qu’il avait laissé ses soucis derrière lui, se révélait d’un naturel très loquace, raffolait d’histoires ayant trait à l’immensité de certains dragons de mer. L’un, qui avait été pris sous le règne de lord Malibor, mesurait cinquante-sept mètres de long ; un autre, sous lord Confalume, soixante-douze mètres, et, à l’époque où Prestimion était Pontife et lord Dekkeret Coronal, on en avait pris un qui faisait neuf mètres de plus. Mais le champion, d’après Gorzval, était un autre encore, qui était apparu impudemment presque à l’entrée du port de Piliplok et dont des témoins dignes de foi avaient estimé la longueur à quatre-vingt-quinze mètres. Ce monstre, baptisé dragon de lord Kinniken, s’en était sorti indemne parce qu’à ce moment-là toute la flotte de dragonniers avait déjà gagné le large. On prétendait qu’il avait été aperçu en plusieurs occasions par des chasseurs pendant les siècles suivants, la dernière fois remontant à l’année où lord Voriax était devenu Coronal, mais jamais un seul harpon ne l’avait atteint, et chez les chasseurs il avait une funeste réputation.

— Il doit bien mesurer cent cinquante mètres maintenant, dit Gorzval, et je souhaite que l’honneur de le rencontrer quand il sera de retour dans nos eaux revienne à un autre patron que moi.

Valentin avait vu de petits dragons de mer, vidés, salés et séchés, en vente sur tous les marchés de Zimroel, et en plusieurs occasions il en avait goûté la chair, sombre et ferme, à la saveur piquante. On ne préparait de cette manière que les dragons de moins de trois mètres. Les autres, jusqu’à une quinzaine de mètres de long, étaient dépecés et leur chair était vendue fraîche tout le long de la côte orientale de Zimroel, mais les difficultés de transport en interdisaient la commercialisation loin de la mer. Au-delà de cette longueur, les dragons étaient trop vieux pour être comestibles, mais leur chair était fondue et transformée en huile, qui avait de multiples usages, le pétrole et les autres combustibles fossiles étant si rares sur Majipoor. Les os des dragons de mer de toutes tailles étaient utilisés en architecture, car ils étaient presque aussi résistants que l’acier et il était plus facile de s’en procurer, et les œufs de dragons, que l’on trouvait par centaines de livres dans l’abdomen des femelles adultes, avaient une certaine valeur thérapeutique. La peau de dragon, les ailes de dragon, tout était source de profit et il n’y avait pas de déchets.

— Tenez, par exemple, voici du lait de dragon, dit Gorzval en tendant à ses hôtes une flasque remplie d’un liquide bleu pâle. À Ni-moya ou à Khyntor, une flasque comme celle-là vaudrait dix couronnes. Allez-y, goûtez.

Lisamon Hultin but une petite gorgée en hésitant et la recracha immédiatement par terre.

— Du lait de dragon ou de la pisse de dragon ? demanda-t-elle.

Le patron lui adressa un sourire glacial.

— À Dulorn, dit-il, ce que vous venez de cracher vous aurait coûté au moins une couronne et vous vous estimeriez heureuse d’en avoir trouvé.

Il poussa la flasque en direction de Sleet qui refusa d’un signe de tête, puis de Valentin. Après avoir marqué un moment d’hésitation, Valentin la porta à ses lèvres.

— C’est amer, fit-il, avec un léger goût de moisi, mais ce n’est pas épouvantable. Pourquoi est-il donc si estimé ?

— C’est un aphrodisiaque ! rugit le Skandar en se tapant sur les cuisses. Il active les humeurs, fouette le sang et prolonge la vie !

Plein de jovialité, il pointa le doigt vers Zalzan Kavol qui, sans y avoir été invité, avait avalé une grande lampée du breuvage.

— Voyez ! Le Skandar sait ce qui est bon ! Un natif de Piliplok ne se fait pas prier pour en boire !

— Du lait de dragon ? demanda Carabella. Ce sont des mammifères ?

— Des mammifères, oui. Les œufs sont incubés dans le ventre de la mère, et quand les petits sortent, ils sont vivants, de dix à vingt par portée, et il y a des mamelles tout le long du ventre. Cela vous paraît bizarre qu’il y ait du lait de dragon ?

— Pour moi, les dragons sont des reptiles, et les reptiles n’ont pas de lait.

— Considérez les dragons comme des dragons, cela vaudra mieux. Vous voulez goûter ?

— Non, merci, répondit-elle. Mes humeurs n’ont pas besoin d’être activées.

Valentin estimait que les meilleurs moments du voyage étaient les repas qu’ils prenaient dans la cabine du patron. Pour un Skandar, Gorzval était ouvert et accommodant, et la chère était bonne, avec du vin, de la viande et des poissons de différentes espèces, y compris pas mal de chair de dragon de mer. Mais le bateau était délabré et exigu, mal conçu et encore plus mal entretenu, et l’équipage, composé d’une douzaine de Skandars et d’un assortiment de Hjorts et d’humains, n’était guère communicatif et se montrait souvent franchement hostile. De toute évidence, les chasseurs de dragons constituaient une caste orgueilleuse et fermée, même l’équipage d’un rafiot comme le Brangalyn, et ils s’irritaient de la présence d’étrangers parmi eux pendant qu’ils exerçaient leur industrie. Seul Gorzval se montrait hospitalier ; mais c’était visiblement par reconnaissance, car sans l’argent de leur passage, son bateau n’eût jamais été en état de prendre la mer.

Ils étaient déjà loin de la terre dans un monde tout d’uniformité, où le bleu pâle de l’océan se fondait dans le bleu pâle du ciel pour faire perdre tout sens de l’espace et de la direction. Ils avaient mis le cap au sud-est et plus ils s’éloignaient de Piliplok, plus le vent devenait chaud, et il était maintenant plus sec et brûlant que jamais.

— Nous appelons ce vent notre message, dit Gorzval, parce qu’il vient tout droit de Suvrael. C’est un petit cadeau du Roi des Rêves, aussi charmant que tous les autres.

La mer était vide : ni îles ni bois flottants, pas le moindre signe de quoi que ce fût, pas même de dragons de mer. Les dragons étaient passés très au large de la côte cette année, comme cela leur arrivait parfois, et ils se chauffaient dans les eaux tropicales, à proximité immédiate de l’archipel. De temps à autre, un gihorna passait très haut dans le ciel, accomplissant sa migration d’automne, qui le menait des îles aux marais du Zimr, lesquels ne se trouvaient pas près du fleuve, mais sur la côte, à quelque huit cents kilomètres au sud de Piliplok. Ces échassiers auraient dû faire des cibles tentantes, mais personne ne les visait. Sans doute une autre tradition de la marine.

Les premiers dragons se manifestèrent dans le courant de la seconde semaine après leur départ de Piliplok. La veille, Gorzval avait prédit leur venue, ayant rêvé qu’ils étaient proches.

— Tous les patrons de pêche voient les dragons en songe, expliqua-t-il. Nos pensées sont à l’unisson avec eux ; nous les sentons approcher de nous. Il y a même une des nôtres, du nom de Guidrag, une femme à qui il manque plusieurs dents, qui les voit en rêve une semaine à l’avance, et parfois plus. Elle se dirige droit sur eux, et ils sont toujours là. Moi, je ne suis pas aussi bon et je ne peux pas faire mieux qu’une journée à l’avance. Mais, de toute façon, personne n’est aussi bon que Guidrag. Je fais de mon mieux. Nous aurons des dragons à la hauteur de l’étrave dans dix à douze heures, cela je vous le garantis.

Valentin n’avait guère confiance dans ce que le patron Skandar pouvait garantir, mais en milieu de matinée la vigie perchée au sommet de son mât se mit à crier : « Dragons en vue ! »

Toute une troupe, une cinquantaine ou plus, s’ébattait juste devant la proue du Brangalyn. Les dragons de mer étaient des animaux pansus et disgracieux, d’une largeur égale à celle du Brangalyn, au long cou puissant prolongé par une lourde tête triangulaire, à la courte queue terminée en nageoire caudale plate en éventail et à l’épine dorsale saillante qui courait sur toute la longueur de leur dos voûté. Mais leur caractéristique la plus étonnante était leurs ailes… des nageoires, en réalité, car il paraissait inconcevable que des créatures aussi énormes pussent prendre leur vol, mais elles ressemblaient beaucoup plus à des ailes qu’à des nageoires, des ailes de chauves-souris, sombres et membraneuses, aux attaches massives situées sous le cou et qui recouvraient la moitié du corps. La plupart des dragons gardaient leurs ailes repliées comme des manteaux, mais quelques-uns les étendaient totalement, les déployant en éventail en suivant l’axe des longues nervures d’aspect fragile, et ils couvraient l’eau autour d’eux sur une stupéfiante étendue, les ailes déroulées comme une toile goudronnée.

La plupart des dragons étaient jeunes, mesurant de six à quinze mètres, mais il y avait de nombreux nouveau-nés, de deux mètres de long environ, qui nageaient et barbotaient gaiement ou bien s’accrochaient aux mamelles de leur mère. Au milieu de la troupe flottaient quelques monstres, à demi immergés et somnolents, dont les épines dorsales s’élevaient très haut au-dessus de l’eau, comme la ligne de crête du relief d’une île flottante. Il était difficile d’évaluer leur longueur totale, car ils avaient tendance à garder immergée la partie postérieure du corps, mais leur masse était impressionnante et deux ou trois d’entre eux paraissaient au moins aussi gros que le bateau. Au moment où Gorzval passait devant lui sur le pont, Valentin lui demanda :

— Le dragon de lord Kinniken ne fait pas partie de ceux-là, n’est-ce pas ?

Le patron Skandar étouffa un petit rire indulgent.

— Non, le Kinniken fait au moins trois fois la taille de ceux-là.

— Trois fois ?

— Plus que cela ! Ceux-là font à peine quarante-cinq mètres. J’en ai vu des douzaines de plus gros. Vous aussi, l’ami, vous en verrez, et sous peu.

Valentin essaya d’imaginer des dragons faisant trois fois la taille des plus gros qu’il avait sous les yeux. Son esprit s’y refusait. C’était comme s’il essayait de se représenter le Mont du Château dans toute son immensité : c’était tout simplement impossible.

Le dragonnier s’avança et la tuerie commença. L’opération exigeait une coordination parfaite. Des embarcations furent mises à la mer ; debout à l’avant de chacune, un Skandar porteur d’une lance était retenu par une sangle. Les canots se déplaçaient lentement au milieu des jeunes dragons en train de téter. Les victimes étaient réparties dans chaque portée, de manière que la disparition totale de sa progéniture ne donne l’éveil à aucune mère. Les jeunes dragons étaient attachés par la queue aux embarcations, et quand les canots revinrent au dragonnier, on descendit des filets pour hisser les prises. Ce n’est que lorsque plusieurs douzaines de petits furent ainsi remontés sur le bateau que les chasseurs s’attaquèrent à un plus gros gibier. Les canots furent remontés sur le pont et le harponneur, un gigantesque Skandar à la poitrine traversée d’une longue cicatrice d’un bleu terne à l’endroit où la fourrure était depuis longtemps arrachée, prit sa place dans la coupole. Sans précipitation, il choisit son arme qu’il engagea dans la catapulte pendant que Gorzval manœuvrait le bateau pour lui offrir le meilleur angle de tir possible. Le harponneur pointa son arme ; les dragons continuaient de se repaître avec insouciance. Valentin s’aperçut qu’il retenait sa respiration et qu’il serrait très fort la main de Carabella. Puis le trait sombre et luisant fendit l’air.

Il se ficha jusqu’à la hampe dans le lard de l’épaule d’un dragon d’une trentaine de mètres de long, et immédiatement la mer commença à s’agiter. Le dragon blessé fouettait la surface de l’eau avec sa queue et déployait ses ailes qui battaient la mer avec une fureur titanesque, comme si l’animal avait voulu prendre son essor, entraînant le Brangalyn à sa suite dans les airs.

Dès ces premières manifestations frénétiques de douleur, les femelles déployèrent leurs ailes à leur tour, rassemblant leur progéniture sous ce bouclier, et commencèrent à s’éloigner en donnant de puissants coups de queue tandis que les plus gros de la troupe, de véritables monstres, se contentaient de disparaître en plongeant, se laissant glisser dans les profondeurs sans presque provoquer de rides à la surface de l’eau. Si bien qu’il ne restait qu’une douzaine de dragons encore jeunes qui sentaient qu’il se passait quelque chose de fâcheux, mais ne savaient pas très bien comment réagir ; ils nageaient en décrivant de larges cercles autour de leur congénère blessé, gardant avec circonspection leurs ailes à demi ouvertes et battant légèrement la surface de l’eau. Pendant ce temps, le harponneur, choisissant toujours ses traits avec une absolue tranquillité, en lança un second, puis un troisième dans sa proie.

— Canots ! cria Gorzval. Filets !

Ce fut le signal du déclenchement d’une curieuse opération. Les embarcations furent de nouveau mises à la mer et les chasseurs firent force de rames en se dirigeant vers le cercle de dragons excités. Ils lancèrent dans l’eau des sortes de grenades qui explosèrent avec un fracas assourdi, étalant sur la surface de l’eau une couche de teinture jaune et brillante. Les explosions et, sembla-t-il, la teinture provoquèrent une terreur panique dans les rangs des dragons restants. Ils s’éloignèrent rapidement avec des battements éperdus d’ailes et de queues, et disparurent. Seule la victime restait encore pleine de vigueur, mais solidement accrochée. Elle nageait vers le nord, mais il lui fallait remorquer toute la masse du Brangalyn et ce violent effort l’affaiblissait visiblement de minute en minute. Les marins tentaient à l’aide de leurs grenades, de forcer le dragon à se rapprocher du bateau ; pendant ce temps, les hommes chargés du maniement des filets mettaient à l’eau un colossal réseau à larges mailles qui, actionne par un mécanisme invisible, s’ouvrit et s’étala sur l’eau puis se referma quand le dragon se fut empêtré dans ses mailles.

— Treuils ! hurla Gorzval, et le filet s’éleva.

Le dragon restait suspendu dans le vide. À cause de son poids énorme, le dragonnier donnait de la bande de manière inquiétante. Tout là-haut, dans sa coupole, le harponneur s’apprêtait à donner le coup de grâce. Il saisit la catapulte de ses quatre mains et tira. Il poussa un grondement féroce au moment où il décochait son trait, auquel répondit un instant plus tard un sourd cri d’agonie du dragon. Le harpon avait pénétré dans le crâne de l’animal, juste derrière les grands yeux verts ouverts comme des soucoupes. Les ailes puissantes furent agitées d’un ultime et terrible spasme.

Le reste ne fut qu’une affreuse boucherie. Les treuils se mirent en marche, le cadavre du dragon fut hissé jusqu’à la plate-forme de dépeçage et l’écorchement commença. Valentin regarda quelque temps, jusqu’à ce que le spectacle sanglant commence à le dégoûter : le délardement, la récupération des précieux organes, le sectionnement des ailes et tout le reste. Lorsqu’il en eut assez, il redescendit, et quand il revint quelques heures plus tard, le squelette du dragon se dressait sur le pont comme une de ces carcasses exposées dans un muséum, un grand arc blanc couronné par les étranges dentelures de l’épine dorsale, et les chasseurs avaient déjà entrepris de le désassembler.

— Tu as l’air bien sombre, lui dit Carabella.

— C’est un art que je n’apprécie guère, répondit-il.

Valentin avait l’impression que Gorzval aurait pu remplir entièrement la cale de son bateau, aussi grande fût-elle, avec les prises de cette seule première troupe de dragons de mer. Mais il s’était contenté d’une poignée de petits et d’un seul adulte, qui était loin d’être le plus gros, et avait délibérément fait prendre le large aux autres. Zalzan Kavol lui expliqua qu’il y avait des quotas, déterminés par les Coronals des siècles passés, pour éviter que l’espèce ne disparaisse ; les troupes devaient être décimées et non exterminées et un dragonnier revenant trop tôt de sa campagne de pêche aurait à fournir des explications et se verrait infliger de lourdes sanctions. Il était en outre essentiel de hisser les dragons à bord avant l’arrivée des prédateurs et de traiter rapidement la chair ; un équipage trop vorace n’aurait pas été en mesure d’exploiter ses prises de manière rationnelle et profitable. Ce premier succès de la saison parut apporter un peu d’entrain à l’équipage de Gorzval. Il leur arrivait de saluer les passagers d’un signe de tête et ils allaient jusqu’à leur octroyer un sourire de temps à autre tout en vaquant aux tâches du bord d’un air détendu et presque enjoué. Leur silence hargneux fit place à des rires, des plaisanteries et des chansons.

Lord Malibor, si brave et beau,

Descend de son Château.

Il voulait chasser le dragon

Quand la mer fait le gros dos.

Lord Malibor arme un bateau ;

Qu’il était beau à voir !

Ses voiles en feuilles d’or battu

Et ses mâts en ivoire.

Valentin et Carabella entendirent les chanteurs – c’était l’équipe qui mettait le lard en barils – et s’approchèrent pour mieux les écouter. Carabella ne fut pas longue à retenir la mélodie, qui était d’une grande simplicité, et elle commença doucement à pincer les cordes de sa harpe de poche, ajoutant entre chaque couplet quelques fioritures de son cru.

Lord Malibor tenait la barre ;

Bravant les flots houleux.

Voguant en quête du dragon.

Le dragon fier et preux.

Lord Malibor jette un défi

D’une voix de stentor :

« J’affronte le roi des dragons

Dans un combat à mort ! »

« J’entends, monseigneur, me voici »,

Rugit le monstre bientôt

Il mesurait douze miles de long.

Cinq de large, trois de haut.

— Regarde, dit Carabella. Voici Zalzan Kavol.

Valentin tourna la tête. Oui, c’était bien le Skandar, qui écoutait, près de la rambarde, tous ses bras croisés, la mine de plus en plus renfrognée. Il ne semblait guère apprécier la chanson. Qu’avait-il donc ?

Lord Malibor seul sur le pont

Combattit bravement,

Fit couler des torrents de sang

Et frappa tant et tant

Les rois des dragons sont retors

Et rarement vaincus.

Lord Malibor, pourtant si fort.

Fut avalé tout cru.

Braves chasseurs, souvenez-vous

De sa triste aventure.

Gare aux dragons, si ne voulez

Leur servir de pâture.

Valentin éclata de rire et applaudit. Cela lui valut immédiatement un regard noir de Zalzan Kavol qui, s’avançant vers eux à grands pas, semblait suffoquer d’indignation.

— Monseigneur ! s’écria-t-il. Comment pouvez-vous tolérer une irrévérence… ?

— Pas si fort, le monseigneur, répliqua sèchement Valentin. Irrévérence, dites-vous ? De quoi parlez-vous ?

— Aucun respect pour cette affreuse tragédie ! Aucun respect pour un défunt Coronal ! Aucun respect…

— Zalzan Kavol ! fit malicieusement Valentin. Êtes-vous donc si soucieux de respectabilité ?

— Je sais discerner le bien du mal, monseigneur. Tourner en dérision la mort de lord Malibor est…

— Calmez-vous, ami, l’interrompit Valentin avec douceur en posant la main sur l’un des gigantesques avant-bras du Skandar. Quel que soit l’endroit où il se trouve maintenant, lord Malibor est très au-dessus de ces questions de respect et d’irrespect. Et cette chanson m’a fort diverti. Si moi, je ne m’en offense pas, pourquoi le feriez-vous ?

Mais Zalzan Kavol continuait à bougonner et à fulminer.

— Si je puis me permettre, monseigneur, vous n’avez peut-être pas tout à fait retrouvé le sens des convenances. Si j’étais à votre place, j’irais voir ces marins et je leur ordonnerais de ne plus jamais chanter cela en votre présence.

— En ma présence ? fit Valentin avec un large sourire. Ils se soucient de ma présence comme de leur premier dragon. Qui suis-je d’autre qu’un passager, et encore à peine toléré ? Si je leur disais cela, je passerais par-dessus la rambarde dans la minute qui suivrait et ce serait à mon tour de servir de pâture aux dragons. Hein ? Pensez à cela, Zalzan Kavol ! Et calmez-vous, mon vieux ! Ce n’est qu’une bête chanson de marins.

— Ce n’est pas une raison, grommela le Skandar en s’éloignant d’une démarche très digne.

— Il se prend tellement au sérieux, pouffa Carabella. Valentin commença à fredonner puis se mit à chanter :

Braves chasseurs, souvenez-vous

De sa…

De cette triste…

De sa triste aventure…

— Oui, c’est ça, dit-il. Amour, veux-tu me rendre un service ? Quand ces marins auront terminé leur travail, peux-tu en prendre un à part – par exemple celui qui a la barbe rousse et la belle voix de basse – et lui demander de t’apprendre les paroles ? Et après, tu me les apprendras. Et je chanterai cette chanson à Zalzan Kavol pour le faire sourire.

— Hein ? Qu’en dis-tu ? Voyons…

« J’entends, monseigneur, me voici »,

Rugit le monstre bientôt

Il mesurait douze miles de long.

Cinq de large, trois de haut.

Il s’écoula environ une semaine avant qu’ils ne revoient des dragons, et non seulement Carabella et Valentin, mais aussi Lisamon Hultin mirent à profit ce temps pour apprendre le refrain, et la géante prenait plaisir à le beugler de par les ponts d’une voix rauque de baryton. Mais Zalzan Kavol continuait à grommeler et à pester à chaque fois qu’il l’entendait.

La seconde troupe de dragons était beaucoup plus importante que la première, et Gorzval put se permettre de tuer deux bonnes douzaines de petits, un adulte de taille moyenne et un mastodonte d’une quarantaine de mètres de long. Cela donna du travail à tous les hommes pendant les quelques jours qui suivirent.

Le pont devint rouge de sang de dragon, et les os et les ailes étaient empilés dans tous les coins du dragonnier pendant que l’équipage s’échinait à réduire tout cela à des dimensions permettant de le mettre dans la cale. À la table du patron, on servait des morceaux exquis provenant de mystérieuses régions du corps des créatures, et Gorzval, de plus en plus expansif, sortit des fûts de vins fins, ce qui était pour le moins inattendu de la part de quelqu’un qui venait de se trouver au bord de la faillite.

— Du doré de Piliplok, annonça-t-il en remplissant généreusement les verres. Je gardais ce vin pour une grande occasion, et c’en est indiscutablement une. Vous nous avez vraiment porté chance.

— Vos collègues ne se réjouiront pas de l’apprendre, dit Valentin. Nous aurions fort bien pu nous embarquer avec eux, si seulement ils avaient su que nous pouvions leur servir de mascottes.

— Le malheur des uns fait le bonheur des autres. À votre pèlerinage, amis ! cria le patron Skandar en portant un toast.

Ils naviguaient maintenant dans des eaux de plus en plus calmes. Le vent chaud de Suvrael commençait à tomber à l’approche des tropiques, et une brise plus caressante et moins sèche leur arrivait de la lointaine péninsule de Stoienzar sur Alhanroel. La mer était d’un vert profond, les oiseaux marins se faisaient plus nombreux, la couche d’algues était si épaisse à certains endroits que la navigation en était parfois ralentie, et l’on pouvait voir des poissons aux couleurs vives filer juste en dessous de la surface de l’eau – la proie des dragons, qui étaient carnivores et nageaient la gueule ouverte pour capturer de petits animaux marins. L’archipel de Rodamaunt n’était plus très loin maintenant. Gorzval se proposait de compléter dès que possible sa pêche : le Brangalyn pouvait encore contenir quelques gros dragons, deux autres de taille moyenne et une quarantaine de petits. Dès qu’il serait rempli, il débarquerait ses passagers et cinglerait vers Piliplok pour commercialiser ses prises.

— Dragons en vue ! cria la vigie.

C’était de loin la plus grande troupe, composée de centaines d’individus dont les protubérances spinales couvraient la mer. Pendant deux jours, le Brangalyn évolua parmi eux, les massacrant à volonté. À l’horizon, on pouvait voir d’autres dragonniers, mais ils restaient à bonne distance, car des règlements draconiens interdisaient d’empiéter sur le territoire de chasse d’autrui.

La réussite de son expédition faisait rayonner Gorzval. Il n’hésitait pas à se joindre fréquemment en personne aux équipages des canots, ce qui, à ce que Valentin crut comprendre, était inhabituel, et il alla même jusqu’à monter une fois dans la coupole pour lancer un harpon. Le bateau s’enfonçait de plus en plus sous le poids de la chair de dragon.

Le troisième jour, les dragons nageaient toujours autour du bateau, impavides devant le carnage et paraissant peu disposés à se disperser.

— Encore un gros, déclara Gorzval, et nous mettons le cap sur les îles.

Il prit pour dernière cible un dragon de vingt-cinq mètres. Valentin commençait à être écœuré, et plus qu’écœuré, par toute cette boucherie, et quand le harponneur ficha son troisième trait dans sa proie, il se détourna et se dirigea vers l’autre côté du pont. Il y trouva Sleet, et ils restèrent accoudés à la rambarde, scrutant l’horizon en direction de l’est.

— Crois-tu que nous puissions voir l’archipel d’ici ? demanda Valentin. J’ai hâte de retrouver la terre ferme et de ne plus avoir l’odeur du sang de dragon dans les narines.

— J’ai le regard perçant, monseigneur, mais les îles sont à deux jours de voile d’ici, et même ma vue a des limites. Mais…

Sleet eut un hoquet de surprise.

— Monseigneur…

— Qu’y a-t-il ?

— Il y a une île qui nage vers nous, monseigneur !

Valentin fouilla la mer du regard, mais non sans difficulté au début. C’était le matin et le reflet du soleil sur la surface de l’eau était aveuglant. Mais Sleet prit la main de Valentin pour lui montrer la bonne direction et alors Valentin vit à son tour. L’épine dorsale d’un dragon brisait la surface de la mer, une épine dorsale d’un dragon qui se prolongeait interminablement et, dessous, on apercevait une masse d’une taille absolument invraisemblable.

— Le dragon de lord Kinniken ! fit Valentin d’une voix étouffée. Et il se dirige droit sur nous !

4

C’était peut-être le Kinniken, ou plus vraisemblablement un autre, pas tout à fait aussi gros, mais bien assez, beaucoup plus gros que le Brangalyn, et il fonçait droit sur eux, sans marquer ni ralentissement ni hésitation – soit un ange exterminateur soit une force aveugle, il n’était pas possible de se prononcer, mais sa masse était indiscutable.

— Où est Gorzval ? balbutia Sleet. Il faut des armes… des fusils…

— Autant essayer d’arrêter un écoulement de rochers avec un harpon, fit Valentin en riant. Es-tu bon nageur, Sleet ?

La plupart des chasseurs s’occupaient encore de leurs prises, mais quelques-uns d’entre eux avaient déjà tourné les yeux de l’autre côté et une activité frénétique commençait à régner sur le pont. Le harponneur s’était retourné et sa silhouette se découpait sur le ciel, une arme dans chaque main. D’autres marins avaient gagné les coupoles voisines. Valentin, cherchant Carabella, Deliamber et les autres, aperçut Gorzval qui courait comme un fou vers le gouvernail ; le Skandar avait le visage livide et les yeux exorbités, et il avait l’air de quelqu’un qui se trouve soudain en présence des émissaires de la mort.

— Les canots à la mer ! hurla une voix.

Les treuils se mirent en marche. Des silhouettes affolées couraient dans tous les sens. Un Hjort, la mine grise de peur, s’approcha de Valentin en montrant le poing et, le saisissant brutalement par le bras, éructa :

— C’est vous qui nous avez amené cela ! Jamais nous n’aurions dû laisser monter à bord un seul d’entre vous !

Lisamon Hultin surgit de nulle part et écarta le Hjort d’un revers de la main. Puis elle entoura Valentin de ses bras puissants comme pour le protéger de tous les dangers qui pourraient le menacer.

— Le Hjort était dans le vrai, vous savez, dit calmement Valentin. Nous sommes vraiment des oiseaux de malheur. D’abord c’est Zalzan Kavol qui perd sa roulotte, et maintenant c’est ce pauvre Gorzval qui…

Il y eut un choc effroyable quand le dragon heurta le bateau par le travers.

Le Brangalyn donna de la gîte comme s’il avait été poussé par la main d’un géant, puis revint en arrière comme sous l’effet d’un vertigineux coup de roulis. Toute sa carcasse fut parcourue d’un affreux tremblement. Il y eut un second impact – les ailes venant frapper la coque ou un violent coup de la nageoire caudale ? – puis un troisième, et le Brangalyn se mit à danser comme un bouchon.

— Il y a une voie d’eau ! hurla une voix désespérée. Sur le pont, des objets roulaient dans tous les sens, un des gigantesques chaudrons où l’on fondait la graisse rompit les cordages qui le retenaient et se renversa sur trois infortunés marins, une caisse de hachoirs fut éventrée et glissa par-dessus bord. Alors que le bateau continuait à rouler et à tanguer, Valentin aperçut l’énorme dragon sur le bord opposé, où leur dernière prise était toujours suspendue dans le vide, déséquilibrant ainsi le bateau, et le monstre était en train de faire demi-tour pour revenir à la charge, levant ainsi le doute. C’était bien de propos délibéré qu’il avait donné l’assaut au dragonnier.

Le dragon frappa de nouveau ; la terrible secousse fit vibrer le Brangalyn, Valentin poussa un grognement quand Lisamon Hultin accentua son étreinte et qu’il se sentit écrasé. Il n’avait aucune idée de l’endroit où pouvaient se trouver les autres ni du sort qui leur était réservé. De toute façon, le bateau était perdu. Il donnait de plus en plus de la bande à mesure que l’eau s’engouffrait dans la cale. La queue du dragon s’éleva presque jusqu’à la hauteur du pont et frappa encore une fois. Tout fut précipité dans le chaos. Valentin se sentit décoller : il prit gracieusement son essor, tournoya en l’air, commença à redescendre et réussit à effectuer un élégant plongeon.

Il tomba dans une sorte de gigantesque tourbillon et fut immédiatement entraîné vers le bas par le terrible mouvement de rotation.

Tout en s’enfonçant, Valentin s’aperçut que la ballade de lord Malibor lui trottait par la tête. En réalité, il avait pris à ce Coronal, une dizaine d’années auparavant, la lubie de partir à la chasse au dragon, et il s’était embarqué sur un dragonnier considéré comme le plus beau de Piliplok, et le bateau avait disparu en mer avec tout son équipage. Nul ne savait ce qui s’était passé, mais – si Valentin devait en croire ses souvenirs fragmentaires – le gouvernement avait parlé d’une brusque tempête. Valentin se dit que plus vraisemblablement il avait été victime de ce tueur, de ce dragon vengeur de sa race.

Il mesurait douze miles de long,

Cinq de large, trois de haut

Et maintenant, un second Coronal, un de ses successeurs, allait subir le même sort. Cette perspective laissait Valentin étrangement indifférent. Il s’était déjà vu mourir dans les rapides de la Steiche, et il avait survécu ; ici, séparé par cent cinquante kilomètres de mer du havre le plus proche, avec un monstre furieux battant la mer à grands coups de queue juste à côté de lui, son tragique destin faisait encore moins de doute, mais il était vain de se lamenter. Le Divin lui avait clairement retiré sa faveur. Ce qui l’affligeait, c’était de savoir que les autres, ceux qu’il aimait, allaient mourir avec lui, simplement parce qu’ils s’étaient montrés loyaux, parce qu’ils s’étaient engagés à le suivre dans son pèlerinage sur l’Ile, parce qu’ils avaient lié leur sort à celui d’un Coronal malchanceux et d’un patron de pêche tout aussi malchanceux et qu’ils allaient devoir partager leur triste destin.

Il fut aspiré dans les profondeurs de l’océan et cessa de méditer sur les caprices de la fortune. L’air commença à lui manquer, il toussa, s’étrangla, cracha de l’eau, en avala encore plus. Sa tête était sur le point d’éclater. Il eut le temps de penser Carabella et il sombra dans l’inconscience.

Jamais, depuis qu’il s’était réveillé près de Pidruid, dépouillé de tout son passé, Valentin n’avait beaucoup réfléchi à la mort. La vie lui proposait suffisamment de défis à relever. Il se souvenait vaguement de ce qu’on lui avait appris dans son enfance, que toutes les âmes retournaient à la Source Divine à leur dernier instant, quand la force vitale se retirait, et qu’elles empruntaient le Pont des Adieux, ce pont qui est la responsabilité première du Pontife. Mais Valentin ne s’était jamais penché sur la question de savoir s’il y avait du vrai là-dedans, s’il y avait un autre monde, et si tel était le cas, quelle était sa nature. Lentement il reprit conscience dans un lieu si étrange qu’il dépassait les chimères des esprits les plus inventifs.

Était-ce donc cela, la vie future ? C’était une salle aux dimensions gigantesques, une énorme pièce silencieuse aux murs épais, humides et roses. Par endroits, le plafond haut, en forme de dôme, était soutenu par de puissants piliers ; ailleurs, il s’affaissait au point de presque toucher le sol. Au plafond, d’énormes globes lumineux émettaient une faible lueur bleue qu’on eût dite phosphorescente. L’atmosphère était humide et fétide, avec des relents acres et aigres, désagréables et suffocants. Valentin était allongé sur le côté, sur une surface humide et glissante, rude au toucher, profondément plissée, agitée de palpitations et de tremblements constants. Il y appliqua la paume de sa main et sentit une sorte de convulsion en profondeur. La texture de cette surface ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait et les mouvements légers mais perceptibles qui s’y produisaient lui firent se demander si l’endroit où il était entré, plutôt que l’au-delà, n’était pas tout simplement une vision hallucinatoire.

Valentin se releva en chancelant. Ses vêtements étaient trempés, et il avait perdu une de ses bottes quelque part. Le goût du sel lui brûlait les lèvres, et il avait l’impression que ses poumons étaient pleins d’eau. Il flageolait sur ses jambes et se sentait tout étourdi ; de plus, il était malaisé de se tenir droit sur cette surface qui tremblait sans cesse. Il regarda autour de lui et la lumière pâle et diffuse lui permit de distinguer des excroissances flexibles comme des fouets, mais épaisses, charnues et aphylles qui poussaient sur le sol. Elles aussi ondulaient, comme mues de l’intérieur. Passant entre deux hauts piliers et traversant un endroit où le sol et le plafond se touchaient presque, il aperçut ce qui lui parut être une sorte de poche remplie d’un liquide verdâtre. L’obscurité l’empêchait de voir plus loin.

Il se dirigea vers cette cavité et fut fort intrigué par ce qu’il y découvrit : des centaines de poissons aux vives couleurs, de la même espèce que ceux qu’il avait vus frétiller dans l’eau avant le début de la journée de chasse. Mais ils ne nageaient plus. Ils étaient morts et en état de putréfaction, la chair se détachant des arêtes, et au-dessous d’eux la cavité contenait une couche d’arêtes semblables sur plusieurs mètres d’épaisseur.

Soudain, Valentin entendit derrière lui un bruit qui évoquait le mugissement du vent. Il se retourna. Les parois de la salle se mirent en mouvement et reculèrent pendant que le plafond se rétractait aux endroits où il s’affaissait pour former un vaste espace dégagé. Des torrents d’eau se précipitèrent vers Valentin, lui arrivant à mi-cuisse. Il eut à peine le temps d’atteindre un des piliers et de l’entourer de ses bras que déjà le flot impétueux essayait de l’entraîner avec une force terrifiante. Il banda tous ses muscles pour résister. Il avait l’impression que la moitié de l’eau de la Mer Intérieure était en train de déferler autour de lui et, pendant un moment, il eut peur d’être obligé de lâcher prise, mais bientôt le flot baissa et l’eau s’écoula dans des fentes qui étaient apparues brusquement dans le sol, laissant derrière elle des dizaines et des dizaines de poissons. Le sol se convulsa ; les fouets charnus commencèrent à le balayer en poussant les poissons qui sautaient désespérément en direction de la poche verdâtre. Dès qu’ils y tombaient, ils cessaient rapidement de remuer.

Et soudain la lumière se fit dans L’esprit de Valentin. Il sut qu’il n’était pas mort et qu’il ne se trouvait pas dans quelque au-delà. Je suis dans le ventre du dragon, se dit-il.

Il se mit à rire.

Valentin renversa la tête en arrière et laissa échapper d’énormes éclats de rire. Quelle autre réaction eût mieux convenu à la situation ? Des larmes ? Des imprécations ? Le monstrueux animal l’avait avalé tout entier, avait gobé le Coronal de Majipoor avec autant d’indifférence que s’il s’était agi d’une vulgaire épinoche. Mais il était trop gros pour être poussé dans la poche digestive de l’animal et c’est pourquoi il se retrouvait debout dans sa panse, au milieu de ce canal alimentaire aux dimensions de cathédrale, et maintenant, qu’allait-il faire ? S’entourer d’une cour de poissons ? Leur dispenser la justice quand ils étaient aspirés ? S’installer ici et passer le reste de ses jours à se nourrir de poisson cru soustrait à la capture du monstre ? C’était du plus haut comique, se dit Valentin.

Mais c’était en même temps une affreuse tragédie pour Carabella, Sleet, le jeune Shanamir et tous les autres qui avaient trouvé la mort dans le naufrage du Brangalyn, victimes de leur affection et de l’invraisemblable malchance qui le poursuivait. Le chagrin lui brisait le cœur. La voix mélodieuse de Carabella s’était tue à jamais, la prodigieuse vivacité des yeux et des gestes de Sleet avait disparu pour toujours, les Skandars bourrus ne feraient plus tourbillonner en l’air une multitude de poignards, de faucilles et de torches, et Shanamir, fauché par la Mort avant même d’avoir commencé à vivre…

Ses pensées lui étaient insupportables.

En ce qui le concernait, il n’éprouvait qu’une incontrôlable hilarité devant l’absurdité de sa situation. Pour chasser de son esprit la douleur, le chagrin et cette affreuse sensation de perte, il se mit à rire de nouveau et, les bras grands ouverts devant les parois de cette étrange salle, il s’écria :

— Voici le Château de lord Valentin ! La salle du trône ! Je vous convie tous à dîner avec moi dans la grande salle de réception !

— Par mes boyaux, j’accepte l’invitation ! rugit une voix dans les ténèbres.

La stupéfaction de Valentin fut indicible.

— Lisamon ?

— Non, c’est le Pontife Tyeveras et son oncle bigleux ! C’est vous, Valentin ?

— Oui ! Où êtes-vous ?

— Dans le gésier de ce dragon puant ! Et vous, où êtes-vous ?

— Pas très loin de vous ! Mais je ne vous vois pas !

— Chantez ! cria-t-elle. Restez où vous êtes et chantez, et ne vous arrêtez pas ! Je vais essayer de vous rejoindre !

Valentin commença à chanter aussi fort qu’il put :

Lord Malibor, si brave et beau

Descend de son Château…

Une nouvelle fois, il entendit le mugissement derrière lui ; une nouvelle fois, le gosier de l’énorme créature s’ouvrit pour laisser entrer une cascade d’eau de mer et une multitude de poissons ; une nouvelle fois, Valentin s’accrocha à un pilier pour ne pas être emporté par le flot.

— Oh ! par le Divin ! hurla Lisamon. Tenez bon, Valentin, tenez bon !

Il s’accrocha jusqu’à ce que la force du flot commence à décroître, puis il s’effondra contre le pilier, trempé, pantelant. Quelque part au loin, la géante l’appela, et il répondit. La voix se rapprochait. Elle l’exhorta à continuer de chanter et il reprit :

Lord Malibor tenait la barre,

Bravant les flots houleux,

Voguant en quête du dragon.

Il l’entendait de temps à autre beugler des passages de la ballade, qu’elle agrémentait d’aimables paillardises, tout en se frayant un chemin dans les intérieurs du dragon. Puis il leva les yeux et, sous la lumière diffuse, il vit l’énorme silhouette surgir à ses côtés. Il lui sourit. Elle lui rendit son sourire et éclata de rire, et il se mit à rire avec elle, et ils échangèrent une longue étreinte humide et glissante.

Mais la vue de celle qui avait survécu lui rappela ceux qui n’avaient certainement pas eu cette chance et le replongea dans la honte et le chagrin. Il détourna la tête en se mordant les lèvres.

— Monseigneur ? demandait-elle intriguée.

— Il ne reste plus que nous deux, Lisamon.

— Oui, et que le Divin en soit loué !

— Mais les autres… ils seraient encore en vie maintenant, si seulement ils n’avaient pas commis la bêtise de parcourir le monde avec moi…

— Monseigneur, fit-elle en le prenant par le bras, croyez-vous que l’affliction puisse les ramener à la vie, si tant est qu’ils soient morts ?

— Je sais tout cela, mais…

— Nous sommes en vie. Si nous avons perdu nos amis, monseigneur, vous avez toutes les raisons d’éprouver du chagrin, mais pas de vous sentir coupable. C’est de leur propre gré qu’ils vous ont suivi, n’est-ce pas, monseigneur ? Et si leur heure est venue, eh bien, c’est que leur heure est venue, et on ne peut rien y changer. Plutôt que vous abandonner à votre chagrin, monseigneur, ne pouvez-vous vous réjouir de ce que nous sommes sains et saufs ?

— Sains et saufs, oui, fit-il en haussant les épaules. C’est vrai, le chagrin n’a jamais ramené personne à la vie. Mais croyez-vous que nous soyons vraiment sains et saufs ? Combien de temps pouvons-nous survivre ici, Lisamon ?

— Assez longtemps pour me permettre de nous dégager, répondit-elle en dégainant son sabre à vibrations.

— Vous croyez pouvoir nous frayer un chemin jusqu’à l’extérieur ? demanda Valentin avec stupéfaction.

— Pourquoi pas ? J’ai déjà transpercé bien pire.

— Dès que votre arme va entrer en contact avec sa chair, le dragon va plonger jusqu’au fond de la mer. Nous sommes plus en sécurité ici qu’en essayant de remonter à la surface depuis une profondeur de sept ou huit kilomètres.

— On disait de vous que vous étiez d’un optimisme inébranlable dans les heures les plus sombres, déclara la guerrière. Qu’est devenu cet optimisme ? Le dragon vit en surface. Il va peut-être gigoter un peu, mais il ne plongera pas. Et même si nous nous retrouvons à sept ou huit kilomètres de profondeur ? Au moins, ce sera une mort rapide. Vous sentez-vous capable de vivre longtemps dans cette puanteur ? Avez-vous l’intention de vous promener longtemps à l’intérieur de ce monstre ?

Lisamon Hultin appliqua délicatement la pointe de son sabre à vibrations contre la paroi. La chair épaisse et moite trembla un peu, mais ne se rétracta pas.

— Vous voyez ? Il n’a pas de nerfs là-dedans, dit-elle en enfonçant l’arme un peu plus profondément et en la retournant pour creuser une excavation.

Il y eut des frémissements et des tressaillements. Elle continua à creuser.

— Croyez-vous que quelqu’un d’autre ait été avalé en même temps que nous ? demanda-t-elle.

— Votre voix est la seule que j’aie entendue.

— La vôtre aussi. Pouah, quel monstre ! J’ai essayé de vous retenir quand nous sommes passés par-dessus bord, mais le dernier choc m’a fait lâcher prise. En tout cas, nous sommes arrivés au même endroit.

Elle avait déjà creusé une cavité de trente centimètres de profondeur et de soixante de largeur dans l’estomac du dragon. L’incision ne semblait pas l’incommoder. Nous sommes comme des vers en train de le ronger de l’intérieur, se dit Valentin.

— Pendant que je taille dans la chair, dit Lisamon Hultin, allez donc voir si vous pouvez trouver quelqu’un d’autre. Mais ne vous éloignez pas trop, d’accord ?

— Je ferai attention.

Il choisit de longer la paroi de l’estomac, tâtonnant dans la semi-obscurité, s’arrêtant deux fois pour se retenir à un pilier pendant que le flot s’engouffrait et appelant continuellement dans l’espoir de recevoir une réponse. Mais il ne vint aucune réponse. L’excavation creusée par Lisamon était devenue énorme ; il la vit, profondément enfoncée dans la chair du dragon, taillant toujours dans la masse. De gros morceaux de viande s’amoncelaient de tous côtés, et tout son corps était couvert de sang pourpre et épais. Tout en découpant la chair, elle chantait avec entrain :

Lord Malibor seul sur le pont

Combattit bravement,

Fit couler des torrents de sang

Et frappa tant et tant,

— À quelle distance de l’extérieur croyez-vous que nous soyons ? demanda-t-il.

— Un petit kilomètre.

— Vraiment ?

— Trois à quatre mètres, je suppose, fit-elle en riant. Tenez, pouvez-vous dégager l’ouverture derrière moi ? La viande s’entasse trop vite pour que je puisse l’enlever.

Se sentant un peu dans la peau d’un boucher et n’appréciant guère cette sensation, Valentin saisit les morceaux de viande et les transporta en dehors de la cavité, les jetant aussi loin que possible. Il fut parcouru d’un frisson d’horreur en voyant les fouets charnus de l’estomac s’approcher des morceaux de viande et les pousser en direction de la poche digestive. Apparemment, toutes les protéines y étaient les bienvenues.

Ils s’enfonçaient de plus en plus profondément dans la paroi abdominale du dragon. Valentin essaya d’en calculer l’épaisseur en estimant à quatre-vingt-dix mètres au moins la longueur du dragon, mais il se perdit dans ses calculs. Ils étaient très à l’étroit pour travailler dans cette atmosphère viciée et étouffante. Le sang, la chair crue, la sueur, l’étroitesse de la cavité… il était difficile d’imaginer un endroit plus répugnant.

Valentin se retourna.

— Le trou se referme derrière nous !

— Un animal qui vit si longtemps doit avoir des trucs pour cicatriser ses blessures, grommela la géante.

Elle enfonçait son sabre, excavait, taillait. Valentin regardait avec inquiétude la chair nouvelle pousser comme par magie, la plaie se cicatrisant à une vitesse phénoménale. Et si l’ouverture se refermait complètement derrière eux ? S’ils se trouvaient étouffés par les chairs qui se régénéraient ? Lisamon Hultin feignait l’indifférence, mais il vit qu’elle travaillait plus vite et plus fort, grognant et ahanant, bien plantée sur ses jambes colossales, tous les muscles des épaules bandés. La plaie s’était maintenant refermée derrière eux, la chair nouvelle et rose avait obstrué l’ouverture et les parois se rapprochaient. Lisamon Hultin tailladait et découpait avec une furieuse ardeur, et Valentin poursuivait son humble tâche qui consistait à dégager les débris. Mais la lassitude commençait visiblement à gagner la géante et sa vigueur diminuait à vue d’œil, tandis que la cavité semblait se refermer presque aussi vite que Lisamon Hultin découpait.

— Je ne sais pas… si j’y… arriverai, murmura-t-elle.

— Alors, passez-moi le sabre !

— Attention ! fît-elle en riant. Vous n’en seriez pas capable !

Elle reprit la lutte avec fureur, se répandant en invectives contre la chair du dragon qui continuait à repousser autour d’elle. Il leur était devenu impossible de déterminer où ils étaient, creusant leur galerie sans le moindre point de repère. Elle ahanait de plus en plus fort et de plus en plus vite.

— Nous ferions peut-être mieux d’essayer de retourner dans l’estomac, suggéra Valentin. Avant d’être complètement pris au piège…

— Non ! rugit-elle. Je crois que nous y arrivons ! Cela devient beaucoup moins charnu par ici… plus ferme comme des muscles… nous atteignons peut-être la peau…

Tout à coup, de l’eau de mer se déversa sur eux.

— Nous avons réussi ! s’écria Lisamon Hultin.

Se retournant, elle saisit Valentin comme s’il s’agissait d’une poupée de chiffon et le poussa en avant, la tête la première, dans l’ouverture percée dans le flanc du monstre. Elle referma les bras autour des cuisses de Valentin en le serrant très fort et donna une violente poussée. Il eut à peine le temps de remplir ses poumons d’air avant d’être projeté à l’extérieur entre les parois glissantes et de retrouver l’étreinte fraîche et verte de l’océan. Lisamon Hultin sortit juste après lui, s’agrippant toujours, tantôt à sa cheville, tantôt à son poignet, et ils remontèrent en chandelle, interminablement, comme des bouchons de liège.

Valentin eut la sensation de mettre des heures pour atteindre la surface. Des élancements furieux lui traversaient le crâne. Sa cage thoracique allait bientôt éclater. Il avait la poitrine en feu. Nous sommes en train de remonter depuis le fond de la mer, se dit-il avec désespoir, et nous allons périr noyés avant d’atteindre l’air libre, ou bien notre sang va entrer en ébullition comme celui des pêcheurs de pierres au large de Tilomon, quand ils plongent à une trop grande profondeur, ou bien nous allons être écrasés par la pression, ou bien…

Il émergea dans un air pur et doux, son corps jaillissant presque entièrement hors de l’eau et retombant dans un grand éclaboussement d’écume. Il se laissa flotter mollement, tel un fétu de paille, faible, tremblant, essayant de reprendre son souffle. Lisamon Hultin flottait à ses côtés. Juste au-dessus de leurs têtes brillait un air chaud, un éblouissant, un merveilleux soleil.

Il était vivant. Il était indemne. Il était délivré du dragon. Il flottait quelque part à la surface de la Mer Intérieure, à cent kilomètres de la terre la plus proche.

5

Quand le premier moment d’épuisement fut passé, il leva la tête et regarda autour de lui. Le dragon était encore visible, l’épine dorsale proéminente dépassant la surface de l’eau, à quelques centaines de mètres d’eux seulement. Mais il semblait placide et paraissait nager lentement dans la direction opposée. Du Brangalyn, il n’y avait nulle trace – seulement quelques morceaux de bois épars sur une vaste étendue d’océan. Il n’y avait pas non plus d’autres survivants en vue.

Ils nagèrent jusqu’à l’épave la plus proche, un morceau de la coque, de belle taille, se hissèrent et se jetèrent en travers. Pendant un long moment, ils gardèrent tous deux le silence. Finalement, Valentin demanda :

— Et maintenant, allons-nous nager jusqu’à l’archipel ? Ou bien ne serait-il pas plus simple de nous diriger directement vers l’Île du Sommeil ?

— La nage nous demandera bien des efforts, monseigneur. Nous pourrions nous déplacer sur le dos du dragon.

— Mais comment le guider ?

— En tirant sur les ailes, suggéra-t-elle.

— Permettez-moi d’en douter. Le silence retomba.

— Au moins, dit Valentin, quand nous étions dans le ventre du dragon, nous étions régulièrement approvisionnés de poisson frais.

— Et l’auberge était vaste, ajouta Lisamon Hultin, mais la ventilation laissait à désirer. Tout compte fait, je crois que je préfère être ici.

— Mais combien de temps pouvons-nous dériver ainsi ?

Elle lui jeta un regard étonné.

— Doutez-vous que nous allons être sauvés, monseigneur ?

— On peut raisonnablement en douter, oui.

— On m’a prophétisé dans un rêve émanant de la Dame que je mourrai dans un endroit sec quand je serai très vieille. Je suis encore jeune et nous sommes probablement à l’endroit le moins sec de toute la planète, si l’on excepte peut-être le milieu de la Grande Mer. En conséquence, il n’y a rien à craindre. Je ne périrai pas ici, et vous non plus.

— C’est une révélation on ne peut plus réconfortante, dit Valentin. Mais qu’allons-nous faire ?

— Pouvez-vous envoyer des messages, monseigneur ?

— J’étais Coronal, pas Roi des Rêves.

— Mais tout esprit peut atteindre n’importe quel autre, avec une concentration suffisante ! Vous imaginez-vous que seuls le Roi et la Dame ont ce pouvoir ? Le petit sorcier s’introduisait la nuit dans les esprits, je le sais, et Gorzval a dit qu’il communiquait avec les dragons dans son sommeil, et vous…

— Mais je n’ai plus l’intégrité de mes moyens, Lisamon. Ce qui me reste de mon esprit n’est pas capable d’envoyer des messages.

— Essayez. Traversez l’océan. Adressez-vous à la Dame votre mère, monseigneur, ou à ses disciples de l’Ile, ou bien aux habitants de l’archipel. Vous avez le pouvoir de le faire. Je ne suis bonne qu’à manier un sabre, mais vous, seigneur, votre esprit a été jugé digne du Château, et maintenant, quand l’heure est grave…

L’exaltation semblait transfigurer la géante.

— Faites-le, lord Valentin. Appelez au secours, et le secours arrivera !

Valentin était sceptique. Il ne savait pas grand-chose du réseau de l’interpénétration des rêves sur lequel semblait reposer toute l’unité de la planète. Il était apparemment fréquent que les esprits communiquent entre eux et, bien entendu, il y avait les Puissances de l’Île et de Suvrael qui étaient supposées émettre des messages amplifiés par des moyens mécaniques, mais là, dérivant sur un bout de bois perdu dans l’océan, le corps et les vêtements encore souillés par la chair et le sang du monstrueux animal qui l’avait avalé peu de temps auparavant, tellement vidé par l’incessante adversité que son optimisme légendaire, sa foi en la chance et en l’avenir se désagrégeaient, comment pouvait-il espérer implorer du secours à travers une telle immensité ?

Il ferma les yeux. Il essaya de concentrer toute son énergie sur un seul point de son cerveau. Il se représenta une étincelle brillante, un rayonnement caché qu’il pouvait émettre à volonté. Mais en vain. Il se surprit à se demander quelle créature aux dents pointues allait bientôt lui happer un pied. La crainte s’empara de lui à l’idée que les messages qu’il pourrait réussir à envoyer n’atteignent que les brumes de la conscience du dragon encore tout proche qui, après avoir détruit le Brangaiyn et presque tout l’équipage et ses passagers, pourrait être tenté de revenir achever son œuvre. Il essaya néanmoins. Malgré tous les doutes qu’il nourrissait, il devait bien cela à Lisamon Hultin. Il restait parfaitement immobile, respirant à peine, essayant de toutes ses forces de faire ce qu’il fallait pour transmettre un tel message.

Tout le long après-midi durant et jusqu’au début de la soirée, il multiplia les tentatives. La nuit tomba rapidement et l’eau devint étrangement phosphorescente, émettant une lueur verdâtre et spectrale. Ils n’osèrent pas dormir en même temps, de crainte de glisser de leur épave et de la perdre ; ils décidèrent donc de veiller à tour de rôle, et quand ce fut le tour de Valentin, il lui fallut lutter contre le sommeil et il se sentit à plusieurs reprises sur le point de perdre conscience. Des créatures invisibles nageaient autour d’eux, laissant derrière elles des sillages de feu dans les vaguelettes lumineuses.

De temps à autre, Valentin continuait à essayer d’envoyer des messages, mais il ne voyait pas quelle utilité cela pouvait avoir.

Nous sommes perdus, se dit-il.

À l’approche du matin, il succomba au sommeil et fit un rêve troublant dans lequel des anguilles dansaient sur la crête des vagues. Tout en dormant, il essaya confusément d’entrer par l’esprit en communication avec d’autres esprits éloignés, mais il glissa bientôt dans un sommeil trop profond pour cela.

Ce fut le contact de la main de Lisamon Hultin sur son épaule qui le réveilla.

— Monseigneur ?

Il ouvrit les yeux et la regarda d’un air ahuri.

— Monseigneur, vous pouvez arrêter d’envoyer des messages maintenant. Nous sommes sauvés !

— Quoi ?

— Il y a un bateau, monseigneur ! Vous voyez ? À l’est ?

Il leva la tête avec lassitude et suivit la direction de son bras. C’était vrai, il y avait bien un bateau, un petit, qui se dirigeait vers eux. Le soleil se réverbérait sur les avirons. Une hallucination, se dit-il. Une vision. Un mirage.

Mais l’embarcation grossissait à l’horizon, et bientôt elle fut là, des mains se tendirent vers lui et le hissèrent à bord, et il s’affala contre quelqu’un, et quelqu’un d’autre lui glissait une gourde entre les lèvres, une boisson fraîche, du vin ou de l’eau, il n’en savait rien, et on le dépouillait de ses vêtements trempés et souillés, et on l’enveloppait dans quelque chose de sec et de propre. Des inconnus, deux hommes et une femme, aux longues crinières fauves et à la mise insolite. Il entendit Lisamon Hultin discuter avec eux, mais leurs paroles étaient confuses et se brouillaient dans sa tête, et il ne fit aucun effort pour essayer d’en comprendre le sens. Les messages émis par son cerveau avaient-ils donc suffi pour faire apparaître ces sauveteurs ? Étaient-ils des anges ? Des esprits ? Valentin se laissa retomber en arrière, indifférent à ce qui se passait, totalement à bout de force. Il envisagea confusément de prendre Lisamon Hultin à part et de lui recommander de ne pas faire mention de sa véritable identité, mais il n’avait même pas l’énergie de le faire, et il espéra qu’elle aurait suffisamment de bon sens pour ne pas multiplier les absurdités en disant quelque chose du genre : « Oui, c’est le Coronal de Majipoor, et le dragon nous a avalés tous les deux, mais nous avons réussi à nous libérer en nous frayant un chemin à travers sa chair, et… » Oui. Nul doute que pour ces gens cela aurait un accent d’irréfragable vérité. Valentin esquissa un sourire et se laissa glisser dans un sommeil sans rêves.

Quand il reprît conscience, il était allongé dans une pièce agréable et ensoleillée qui donnait sur une grande plage dorée, et Carabella était penchée sur lui avec, sur le visage, une expression d’inquiète sollicitude.

— Monseigneur ? demanda-t-elle doucement. Vous m’entendez ?

— Est-ce un rêve ?

— C’est l’île de Mardigile, dans l’archipel, lui dit-elle. On vous a retrouvé hier, dérivant sur l’océan, en compagnie de la géante. Ces insulaires sont des pêcheurs qui ont sillonné la mer à la recherche de survivants depuis le naufrage du bateau.

— Qui d’autre a survécu ? demanda vivement Valentin :

— Deliamber et Zalzan Kavol sont ici avec moi. Les gens de Mardigile disent que Khun, Shanamir et des Skandars – je ne sais pas si ce sont les nôtres – ont été repêchés par des embarcations d’une île voisine. Une partie de l’équipage du dragonnier a réussi à s’échapper dans les canots et ils ont également atteint les îles.

— Et Sleet ? Qu’est devenu Sleet ?

Une anxiété fugace se peignit sur les traits de Carabella.

— Je n’ai pas de nouvelles de Sleet, dit-elle. Mais les recherches se poursuivent. Il est peut-être sain et sauf sur une de ces îles. Il y en a des douzaines près d’ici. Le Divin nous a épargnés jusqu’à présent, il ne va pas nous abandonner maintenant. Elle eut un petit rire.

— Lisamon Hultin a raconté une merveilleuse histoire, d’après laquelle vous avez été tous deux avalés par le gros dragon et avez réussi à vous ouvrir un chemin à l’aide du sabre à vibrations. Les insulaires ont adoré cette histoire. C’est la plus admirable fable qu’ils aient entendue depuis la légende de lord Stiamot et…

— Cela s’est vraiment passé ainsi, dit Valentin.

— Monseigneur ?

— Le dragon. Il nous a avalés. Elle dit la vérité.

Carabella gloussa.

— Quand j’ai appris dans mes songes qui tu étais réellement, je l’ai cru. Mais si tu veux me faire croire…

— À l’intérieur du dragon, l’interrompit Valentin d’un air sérieux, il y avait de grands piliers qui soutenaient la voûte de l’estomac et, à une extrémité, une ouverture par laquelle entraient des torrents d’eau de mer à intervalles réguliers. Dans cette eau étaient entraînés des poissons que des sortes de petits fouets poussaient vers une poche remplie d’un liquide verdâtre où ils étaient digérés et où la géante et moi aurions subi le même sort si nous avions été moins chanceux. C’est bien ce qu’elle vous a dit ? T’imagines-tu que nous avons passé notre temps là-bas à inventer une fable pour le seul plaisir de vous amuser ?

— C’est vrai, fit Carabella, les yeux écarquillés, elle nous a raconté la même histoire. Mais nous avons cru …

— C’est la vérité, Carabella.

— Alors c’est un miracle du Divin, et tu deviendras célèbre jusqu’à la fin des siècles !

— Je vais déjà être célèbre, reprit Valentin d’un ton amer, comme le Coronal qui a perdu son trône et qui s’est tourné vers la jonglerie faute de pouvoir assumer sa charge royale. Cela me vaudra une place dans les ballades aux côtés du Pontife Arioc qui a fini sa vie comme Dame de l’Ile. Quant au dragon, il ne fera qu’embellir la légende que je suis en train de tisser autour de moi. Son expression changea brusquement.

— J’espère que tu n’as dit à personne qui je suis.

— Pas un seul mot, monseigneur.

— Bien. Laisse-les dans l’ignorance. Ils ont déjà bien assez de choses difficiles à croire sur nous.

Un insulaire, mince et hâlé, avec la longue toison blonde qui semblait être la seule coiffure en honneur sur cette île, apporta à Valentin un plateau de nourriture : un clair brouet, un tendre morceau de poisson grillé et des quartiers de fruit à la pulpe indigo piquetée de minuscules pépins écarlates. Valentin s’aperçut qu’il avait une faim dévorante.

Plus tard, il alla faire une promenade avec Carabella sur la plage qui s’étendait devant sa hutte.

— Encore une fois, j’ai cru t’avoir perdue à jamais, lui dit-il doucement. J’ai pensé que je n’entendrais plus jamais ta voix.

— Ai-je tant d’importance pour toi ?

— Plus que je ne saurais le dire.

— Ce sont de belles paroles, Valentin, n’est-ce pas ? fit-elle avec un petit sourire triste. Tu vois, je t’appelle Valentin, mais tu es lord Valentin, et combien de beautés, lord Valentin, attendent ton retour sur le Mont du Château ?

Il s’était déjà plusieurs fois posé la même question. Avait-il une amoureuse là-bas ? Plusieurs ? Une fiancée, même ? Il y avait tant de choses dans son passé qui étaient encore obscures. Et si, en arrivant au Château, une femme qui l’avait attendu s’avançait vers lui et…

— Non, dit-il. Tu m’appartiens, Carabella, comme je t’appartiens, et tout ce qui peut être arrivé dans le passé – si tant est qu’il soit arrivé quelque chose – restera enfoui dans le passé. Mon visage est différent maintenant. Et mon âme aussi.

Elle paraissait sceptique, mais ne mit pas en doute ce qu’il venait d’affirmer ; il se pencha vers elle et l’embrassa légèrement pour la dérider.

— Chante-moi quelque chose, lui dit-il. Cette chanson que tu m’as chantée sous le buisson à Pidruid, la nuit du festival. Quelque chose comme :… Ni tous les joyaux de la mer N’égalent mon amour si beau, c’est bien cela ?

— J’en connais une autre qui lui ressemble beaucoup, dit-elle en décrochant la harpe de poche de sa ceinture.

Mon bien-aimé, un beau matin

Loin au-delà des mers

Prit sa robe de pèlerin

Par-delà les flots verts.

Lui d’une beauté sans pareille

Loin au-delà des mers

Me quitta pour l’Île du Sommeil

Par-delà les flots verts.

Mes rêves, douce

Dame, emplissez

Loin au-delà des mers

Du sourire de mon bien-aimé

Par-delà les flots verts.

— Ce n’est pas le même genre de chanson, dit Valentin. Elle est plus triste. Chante-moi l’autre, amour.

— Une autre fois.

— S’il te plaît. Pour fêter nos retrouvailles, Carabella. S’il te plaît.

Elle poussa un soupir en souriant et reprit la harpe.

Mon amour blond comme les blés

Est aussi tendre que la nuit,

À la douceur d’un fruit volé…

Oui, se dit-il, je préfère celle-ci. Il laissa tendrement reposer sa main sur la nuque de Carabella et la caressa doucement tout en marchant le long de la plage. La nature était d’une étonnante beauté, tout était doux et paisible. Des oiseaux multicolores étaient perchés sur les branches noueuses des petits arbres qui bordaient la grève, et une mer cristalline, étale et transparente venait lécher le sable fin. L’air était doux et embaumé de fragrances de fleurs inconnues. Dans le lointain, s’élevaient des rires et les sons argentins d’une musique gaie et vive. Comme il était tentant, se dit Valentin, de renoncer à toutes ces chimères de Mont du Château, de s’installer pour toujours sur Mardigile, de partir à l’aube dans un bateau de pêche pour la capture du jour et de passer le reste de la journée à batifoler au soleil. Mais ce genre de démission n’était pas pour lui. Dans l’après-midi, Zalzan Kavol et Autifon Deliamber, tous deux éclatants de santé et bien reposés après la dure épreuve qu’ils venaient de subir, vinrent lui rendre visite et, très vite, ils commencèrent à envisager la manière dont ils allaient poursuivre leur voyage.

Zalzan Kavol, grâce à sa prudence accoutumée, avait eu sa bourse sur lui quand le Brangalyn avait coulé, et ils avaient donc ainsi sauvé au moins la moitié de leur fortune, même si Shanamir avait perdu le reste. Le Skandar exhiba les espèces brillantes.

— Avec ceci, dit-il, nous pouvons engager des pêcheurs pour qu’ils nous transportent jusqu’à l’Ile. J’ai discuté avec nos hôtes. L’archipel fait quatorze cents kilomètres de long et compte trois mille îles dont plus de huit cents sont habitées. Personne ici ne tient à effectuer tout le voyage jusqu’à l’île, mais pour quelques royaux, nous pouvons affréter un grand trimaran qui nous transportera jusqu’à Rodamaunt Graun, qui est à peu près au milieu de la chaîne d’îles, et de là, nous trouverons probablement un moyen de transport pour finir le voyage.

— Quand pouvons-nous partir ? demanda Valentin.

— Dès que nous serons tous réunis, répondit Deliamber. J’ai appris que plusieurs des nôtres sont en route en ce moment même depuis l’île voisine de Burbont.

— Lesquels ?

— Khun, Vinorkis et Shanamir, répondit Zalzan Kavol, ainsi que mes frères Erfon et Rovorn. Ils sont accompagnés du capitaine Gorzval. Gibor Haern s’est noyé – je l’ai vu périr, frappé par un madrier et envoyé par le fond –, et nous n’avons aucune nouvelle de Sleet.

Valentin posa la main sur l’avant-bras velu du Skandar.

— Croyez que cette nouvelle perte me désole.

Mais Zalzan Kavol semblait parfaitement maîtriser son émotion.

— Réjouissons-nous plutôt qu’une bonne partie d’entre nous soit encore en vie, dit-il calmement.

En début d’après-midi, une embarcation venant de Burbont amena les autres survivants. Ils se retrouvèrent avec force accolades, puis Valentin se tourna vers Gorzval qui se tenait à l’écart, l’air à la fois gauche et désorienté, frottant son moignon. Le patron de pêche semblait être en état de choc. Valentin se disposait à aller réconforter l’infortuné marin, mais au moment où il approchait de lui, Gorzval se laissa tomber à genoux dans le sable et se prosterna, le front collé au sol, et resta ainsi, tremblant, les bras écartés, formant le symbole de la constellation.

— Monseigneur… fit-il d’une voix rauque. Monseigneur…

Valentin, contrarié, se retourna.

— Qui a parlé ?

Il y eut un silence. Puis Shanamir, un peu effrayé, dit :

— C’est moi, monseigneur. Je ne pensais pas à mal. Le Skandar semblait tellement souffrir de la perte de son bateau… J’ai voulu le consoler en lui apprenant qui il avait eu comme passager et en lui disant qu’en vous prenant à son bord il était entré dans l’histoire de Majipoor. C’était avant que nous sachions que vous aviez survécu au naufrage.

Les lèvres du garçon se mirent à trembler.

— Monseigneur, je ne voulais pas mal faire !

— Et il n’y a pas de mal, dit Valentin en hochant la tête. Je te pardonne. Gorzval ?

Le patron de pèche, tremblant, restait recroquevillé aux pieds de Valentin.

— Levez la tête, Gorzval. Je ne peux pas vous parler ainsi.

— Monseigneur ?

— Levez-vous.

— Monseigneur…

— Debout ! Gorzval ! Je vous en prie.

Le Skandar, abasourdi, leva les yeux vers Valentin et répéta :

— « Je vous en prie » ? Vous avez dit, « je vous en prie » ?

Valentin éclata de rire.

— Je suppose que j’ai perdu l’habitude du pouvoir. D’accord : Debout ! Je vous l’ordonne.

Gorzval se releva en chancelant. Le petit Skandar à trois bras offrait un spectacle pitoyable, avec sa fourrure emmêlée et pleine de sable, ses yeux injectés de sang et l’expression d’accablement peinte sur son visage.

— J’ai attiré sur vous le mauvais sort, et vous n’aviez pas besoin de cela, dit Valentin. Acceptez mes excuses, et si la chance tourne et se met à me sourire, je vous dédommagerai un jour du préjudice que vous avez subi. Je vous le promets. Que comptez-vous faire maintenant ? Rassembler votre équipage et regagner Piliplok ?

— Jamais je ne pourrai y retourner, répondit le Skandar en secouant pathétiquement la tête. Je n’ai plus de bateau, je suis discrédité, je n’ai pas d’argent. J’ai tout perdu, sans espoir de rien retrouver. Mon équipage a été libéré de son engagement quand le Brangalyn a coulé. Je suis seul maintenant. Et je suis ruiné.

— Alors, accompagnez-nous jusqu’à l’Île de la Dame, Gorzval.

— Monseigneur ?

— Vous ne pouvez rester ici. Je pense que les insulaires ne tiennent pas à voir des étrangers s’installer chez eux, et de toute façon le climat ne convient pas à un Skandar. Et je ne pense pas non plus qu’un chasseur de dragons puisse se transformer en pêcheur sans éprouver un affreux pincement au cœur chaque fois qu’il lance son filet. Venez avec nous. Si nous n’allons pas plus loin que l’Ile, vous pourrez peut-être y trouver la paix au service de la Dame. Et si nous poursuivons notre quête, vous trouverez l’honneur quand nous ferons l’ascension du Mont du Château. Qu’en dites-vous, Gorzval ?

— Cela me fait peur d’être près de vous, monseigneur.

— Suis-je si terrifiant ? Ai-je une gueule de dragon ? Voyez-vous les gens qui m’entourent verts de peur ?

Valentin tapa sur l’épaule du Skandar. Puis, se tournant vers Zalzan Kavol, il lui dit :

— Nul ne peut remplacer les frères que vous avez perdus. Mais à défaut, je vous donne un autre compagnon de votre race. Et maintenant, prenons nos dispositions pour le départ. L’Île est encore à de nombreux jours de voyage.

En moins d’une heure, Zalzan Kavol réussit à retenir une embarcation pour les emmener vers l’est le lendemain matin. Ce soir-là, les insulaires hospitaliers les régalèrent d’un merveilleux festin, des vins verts et frais, des fruits fondants et sucrés et de la délicieuse chair fraîche de dragon de mer. À la vue de cette dernière, Valentin eut un haut-le-cœur et il s’apprêtait à la repousser quand il vit Lisamon Hultin engloutir sa part comme s’il s’agissait de son dernier repas. Comme exercice d’autodiscipline, il se força à en avaler un morceau, et il en trouva la saveur tellement irrésistible qu’il oublia sur-le-champ tous les malaises que les dragons de mer pouvaient créer dans son esprit. Pendant le dîner, le soleil se coucha, tôt comme toujours sous les tropiques, et ce fut un extraordinaire coucher de soleil, striant le ciel de teintes riches et saisissantes, ambre et violet, amarante et or. Valentin se dit que ces îles étaient décidément paradisiaques, extraordinairement favorisées, même sur une planète où la plupart des lieux incitaient au bonheur et où la plupart des gens étaient comblés. Dans l’ensemble, leur population était homogène, composée d’humains, à la silhouette gracieuse, aux longues jambes, à l’abondante chevelure dorée et à la peau lisse, couleur de miel. Mais il y avait également quelques Vroons et même des Ghayrogs parmi eux et, d’après Deliamber, d’autres races peuplaient certaines îles de l’archipel. Deliamber qui, depuis son sauvetage, s’était beaucoup mêlé à la population, affirma également que les îles n’avaient guère de contacts avec les grands continents et vivaient en marge du monde et dans l’ignorance des hautes destinées qui s’accomplissaient sur la planète. Quand Valentin demanda à l’une de leurs hôtesses si le Coronal lord Valentin s’était trouvé à passer par là lors de son récent voyage à Zimroel, la femme lui jeta un regard atone et demanda ingénument :

— Ce n’est pas lord Voriax qui est Coronal ?

— Il est mort il y a au moins deux ans, à ce qu’il paraît, déclara un autre des insulaires, et cela parut surprendre la plupart des gens assis autour de la table.

Cette nuit-là, Valentin partagea son logis avec Carabella. Ils restèrent longtemps debout sous la véranda, les yeux fixés sur le disque blanc de la lune qui brillait au-dessus des flots dans la direction du lointain port de Piliplok. Il se prit à songer aux dragons en train de se repaître dans cette mer et au monstre dans le ventre duquel il avait fait ce séjour qui lui semblait irréel et, avec chagrin, à ses deux camarades disparus, Gibor Haern et Sleet, dont l’un était maintenant au fond de la mer et dont l’autre partageait peut-être le sort. Quel long voyage ! se dit-il en se souvenant de Pidruid, Dulorn, Mazadone, Ilirivoyne et Ni-moya, et en évoquant la fuite à travers la forêt, l’impétuosité de la Steiche, la froideur des patrons de dragonniers de Piliplok, l’image du dragon fracassant le bateau maudit du pauvre Gorzval. Un si long voyage, déjà de si nombreux milliers de kilomètres derrière eux, et encore de si nombreux milliers de kilomètres à parcourir avant de pouvoir commencer à répondre aux questions qui se bousculaient dans son esprit.

Carabella s’était nichée tout contre lui, silencieuse. Son attitude envers lui ne cessait d’évoluer et était devenue un mélange de crainte et d’amour, de déférence et irrévérence, car elle l’acceptait et le respectait en tant que Coronal de Majipoor, mais elle ne pouvait faire abstraction de son innocence, de son ignorance et de sa naïveté, qui ne l’avaient pas encore abandonné. Et il était visible qu’elle craignait de le perdre dès qu’il serait redevenu lui-même. Mais pour ce qui était des rapports quotidiens avec le monde, elle était beaucoup plus compétente que lui, beaucoup plus expérimentée, et cela dénaturait l’image qu’elle avait de lui, le faisant paraître formidable et puéril à la fois. Il comprenait cela et ne le contestait pas car, même si des fragments de son passé et de son éducation princière lui revenaient quotidiennement en mémoire et s’il s’accoutumait de jour en jour à son attitude de commandement, la majeure partie de sa personnalité antérieure lui était encore inaccessible et il demeurait dans une large mesure Valentin l’insouciant vagabond, Valentin le candide, Valentin le jongleur. L’homme brun, le lord Valentin qu’il avait été, et qu’il redeviendrait peut-être un jour, existait dans son esprit comme un substrat, rarement agissant, mais dont il fallait toujours tenir compte. Il estimait que Carabella se sortait au mieux de la délicate position où elle se trouvait.

— À quoi penses-tu, Valentin ? demanda-t-elle finalement.

— À Sleet. Il me manque, ce petit homme.

— Il va se montrer. Nous allons le trouver à quatre îles d’ici.

— Je l’espère, dit Valentin en lui entourant les épaules de son bras. Je pense aussi à tout ce qui s’est passé et à tout ce qui va se passer. J’ai l’impression d’évoluer dans un monde de rêve, Carabella.

— Qui peut dire, en fait, où est le rêve et où est la réalité ? Nous agissons d’après les recommandations du Divin, et nous ne posons pas de questions, car il n’y a pas de réponses. Tu comprends ce que je veux dire ? Il y a, bien entendu, des questions et des réponses. Je peux te dire quel jour nous sommes, et ce que nous avons eu au dîner, et le nom de cette île, si tu me le demandes, mais il n’y a pas de questions, il n’y a pas de réponses.

— C’est bien ce que je pense aussi, dit Valentin.

6

Zalzan Kavol avait affrété un des plus beaux bateaux de pêche de l’île, un merveilleux, trimaran turquoise baptisé Gloire de Mardigile. C’était un voilier de quinze mètres, prenant fièrement appui sur ses trois coques et dont les voiles, immaculées et éblouissantes sous le soleil matinal, étaient entourées d’une gaine vermillon qui donnait un air de fête à l’embarcation. Leur capitaine était un homme d’âge mûr, un des pêcheurs les plus prospères de l’île, un nommé Grigitor, grand et robuste, dont les cheveux descendaient jusqu’à la taille et la peau était si éclatante qu’elle semblait huilée. C’était un de ceux qui avaient sauvé Deliamber et Zalzan Kavol dès que la nouvelle qu’un bateau avait coulé s’était répandue sur l’île. Il avait cinq membres d’équipage, ses filles et ses fils, tous beaux et bien découplés à son image.

Ils mirent d’abord le cap sur Burbont, à moins d’une demi-heure de voile, puis s’engagèrent dans un chenal peu profond, aux eaux vertes, qui séparait des autres les deux îles les plus écartées. Le fond de la mer était constitué d’un banc de sable blanc et le soleil y pénétrait aisément, dessinant sur le sable des motifs aux paillettes étincelantes et montrant la faune sous-marine, les diables de mer, les crabes aux pinces tranchantes, les homards aux queues énormes, les multitudes de poissons aux couleurs criardes et les sinistres murènes. Ils virent même passer un petit dragon de mer, beaucoup trop près de la terre pour son bien et visiblement désorienté. Une des filles de Grigitor exhorta son père à le poursuivre, mais il en écarta l’idée en déclarant qu’ils s’étaient engagés à transporter au plus vite leurs passagers jusqu’à Rodamaunt Graun.

Ils naviguèrent toute la matinée, passant au large de trois nouvelles îles – Richelure, Grialon et Voniaire, annonça leur capitaine –, et à midi ils jetèrent l’ancre pour déjeuner. Deux des enfants de Grigitor se mirent à l’eau pour chasser, nageant nus dans l’eau étincelante comme de superbes animaux, harponnant rapidement poissons et crustacés sans presque jamais manquer leur but. Ce fut Grigitor qui prépara le repas, des cubes de chair blanche et crue marinée dans une sauce épicée et arrosés de vin vert pétillant. Deliamber se retira peu après le début du repas et alla se percher sur la pointe de l’une des coques extérieures, le regard fixé sur le nord. Valentin remarqua son absence au bout d’un moment et se disposait à aller le rejoindre, mais Carabella le retint par le poignet.

— Il est en transe, dit-elle. Laisse-le.

Cela retarda de quelques minutes leur départ après le déjeuner, jusqu’à ce que le petit Vroon descende de son perchoir pour les rejoindre. Le magicien avait l’air ravi.

— J’ai projeté mon esprit devant nous, annonça-t-il Et je vous apporte une bonne nouvelle : Sleet est en vie !

— C’est vraiment une bonne nouvelle ! s’écria Valentin. Où est-il ?

— Sur une des Iles de ce groupe, répondit Deliamber en agitant ses tentacules dans une direction imprécise. Il est en compagnie de plusieurs membres de l’équipage de Gorzval qui ont échappé au désastre à bord d’un canot.

— Dites-moi de quelle île il s’agit, et nous allons mettre le cap sur elle.

— Elle est de forme circulaire, avec une baie d’un côté et une nappe d’eau en son centre. Les habitants ont la peau noire, de longs cheveux bouclés et des anneaux dans le lobe des oreilles.

— Kangrisorn, fit immédiatement une des filles de Grigitor.

Son père acquiesça de la tête.

— C’est bien Kangrisorn, dit-il. Levez l’ancre ! Kangrisorn était à une heure au vent, ce qui les déroutait légèrement. C’était l’un d’une demi-douzaine de petits atolls, simples récifs de corail émergés, en forme d’anneau, entourant une lagune, et les visites des habitants de Mardigile devaient être rares, car longtemps avant que le trimaran soit entré dans le port, les enfants de Kangrisorn étaient sortis en masse dans les bateaux pour contempler de plus près les étrangers. Ils étaient aussi noirs que les pêcheurs de Mardigile étaient dorés, et tout aussi beaux, leurs éclatantes dents blanches et leurs cheveux de jais, si noirs qu’ils en paraissaient presque bleus, ajoutant une curieuse touche solennelle. Avec force rires et gesticulations, ils les guidèrent pour entrer dans la lagune, et là, ils découvrirent Sleet en chair et en os, accroupi au bord de l’eau, le teint hâlé, quelque peu déguenillé, mais apparemment indemne. Il jonglait avec cinq ou six boules de corail blanc devant un public composé de quelques douzaines d’insulaires et de cinq membres de l’équipage de Gorzval, quatre humains et un Hjort. Gorzval semblait rempli d’appréhension à la perspective de retrouver ses anciens employés. Il avait commencé à reprendre ses esprits au cours de la matinée, mais quand le trimaran commença à pénétrer dans la lagune, il devint maussade et tendu. Carabella fut la première à débarquer, sautant dans l’eau peu profonde et se précipitant vers Sleet pour l’embrasser en soulevant de grandes gerbes d’eau. Valentin la suivit de près. Gorzval restait à la traîne, les yeux baissés.

— Comment nous avez-vous trouvés ? demanda Sleet.

— Grâce à la magie, répondit Valentin en désignant Deliamber du doigt. Comment aurions-nous pu faire autrement ? Comment te sens-tu ?

— J’ai cru mourir du mal de mer en arrivant jusqu’ici, mais j’ai eu une ou deux journées pour récupérer. Et toi ? ajouta-t-il après un frisson. Je t’ai vu aspiré vers le fond et j’ai cru que tout était fini.

— C’est bien ce qu’on aurait pu croire, dit Valentin. Une incroyable histoire que je te raconterai une autre fois. Eh bien, Sleet, nous voici de nouveau tous réunis. Tous, sauf Gibor Haern, ajouta-t-il avec tristesse, qui a péri dans le naufrage. Mais nous avons adopté Gorzval comme nouveau compagnon. Approchez donc. Gorzval ! N’êtes-vous pas content de revoir vos marins ?

Gorzval grommela quelque chose d’inaudible et regarda entre Valentin et les autres, le regard fuyant. Valentin comprit la situation et se tourna vers les membres de l’équipage, avec l’intention de leur demander de ne pas tenir rigueur à leur ancien patron d’un désastre contre lequel tout homme eût été impuissant, mais à sa grande stupéfaction, il les découvrit tous les cinq prosternés à ses pieds.

— J’ai cru que vous étiez mort, monseigneur, commença Sleet d’une voix embarrassée. Je n’ai pu résister à l’envie de leur raconter toute l’histoire.

— Je vois, fit Valentin, que la nouvelle risque de se répandre beaucoup plus rapidement que je ne le souhaiterais, même en vous ayant demandé de prêter solennellement serment de garder le silence. Enfin, c’est pardonnable, Sleet.

Puis, s’adressant aux autres, il leur dit :

— Levez-vous. Levez-vous. Cela ne sert absolument à rien de se vautrer ainsi dans le sable.

Ils se relevèrent. Il leur était impossible de dissimuler leur mépris pour Gorzval, mais il cédait le pas à la stupeur qu’ils éprouvaient de se trouver en présence du Coronal. Valentin apprit rapidement que sur les cinq, deux – le Hjort et l’un des humains – choisissaient de rester à Kangrisorn dans l’espoir de trouver, tôt ou tard, un moyen de transport pour retourner à Piliplok et reprendre leur métier. Les trois autres le prièrent d’accepter leur compagnie dans son pèlerinage.

Les nouveaux membres de la troupe qui grossissait rapidement étaient deux femmes – Pandelon et Cordeine, menuisier et gabier – et un homme, Thesme, l’un des préposés aux treuils. Ils lui prêtèrent serment d’allégeance, et cette cérémonie provoqua en lui un vague malaise. Et pourtant, il commençait maintenant à s’habituer aux hommages rendus à son rang.

Grigitor et ses enfants n’avaient pas prêté la moindre attention aux génuflexions et baisemains entre leurs passagers. C’était aussi bien ainsi ; Valentin préférait ne pas voir se répandre la nouvelle qu’il avait retrouvé sa conscience, avant de s’être entretenu avec la Dame. Il demeurait encore incertain de sa stratégie et manquait de confiance en ses facultés. De plus, s’il faisait connaître son existence, il risquait d’attirer l’attention de l’usurpateur qui, selon toute probabilité, ne resterait pas inactif s’il avait vent qu’un prétendant au trône était en route vers le Mont du Château.

Le trimaran reprit la mer. Ils naviguèrent d’île en île, empruntant de préférence les chenaux et ne s’aventurant qu’occasionnellement dans des eaux plus profondes et plus bleues. Ils longèrent ainsi Lormanar et Climidole, laissèrent derrière eux Secundail, Blayhar Strand, Garhuven et Wiswis Keep ; puis ils longèrent Quile, Fruil et Dawnbreak, puis Nissemhold et Thiaquil, Roazen et Piplinat ; ils virent le grand croissant sablonneux de Damozal. Ils mouillèrent devant l’île de Sungyve pour renouveler leur provision d’eau douce et jetèrent l’ancre à Musorn pour se procurer des fruits et des légumes et à Cadibyre pour embarquer quelques tonnelets de vin rosé de l’île. Et après de nombreux jours de navigation en ces lieux édéniques, ils jetèrent l’ancre dans le vaste port de Rodamaunt Graun.

C’était une grande île à la végétation luxuriante, d’origine volcanique, entourée de plages de lave noire et dotée sur sa côte méridionale d’un splendide brise-lames naturel, Rodamaunt Graun occupait une position dominante dans l’archipel dont elle était de loin l’île la plus importante, avec une population, d’après Grigitor, de cinq millions et demi d’habitants. Des cités jumelles s’étendaient comme des ailes des deux côtés du port, mais les flancs du pic central de l’île étaient également fort peuplés, avec des rangées bien ordonnées d’habitations en rotin ou en bois de skupik s’étageant jusqu’à mi-pente. Après la dernière rangée de maisons, les pentes commençaient à se couvrir d’une épaisse végétation et tout au sommet s’élevait un mince panache de fumée blanche, car Rodamaunt Graun était un volcan encore en activité. La dernière éruption, affirma Grigitor, s’était produite moins de cinquante ans auparavant. Mais c’était difficile à croire quand on voyait l’impeccable alignement des habitations et l’uniformité d’aspect de la forêt qui les surmontait.

C’était l’endroit où le Gloire de Mardigile allait faire demi-tour, mais Grigitor s’arrangea pour que les voyageurs soient pris à bord d’un autre trimaran, encore plus magnifique que le sien, le Reine de Rodamaunt qui allait les transporter jusqu’à l’Île du Sommeil. Le capitaine, une femme nommée Namurinta, avait une prestance et un port de reine, de longs cheveux raides aussi blancs que ceux de Sleet et un visage juvénile sans la moindre ride. D’un œil critique et légèrement dédaigneux, elle examina minutieusement son assortiment de passagers, comme pour essayer de déterminer quelle force pouvait bien pousser une troupe si hétérogène à entreprendre un pèlerinage hors saison, mais elle déclara seulement :

— Si l’accès de l’Île vous est interdit, je vous ramènerai à Rodamaunt Graun, mais dans ce cas, il y aura des frais supplémentaires pour la nourriture.

— Les pèlerins se voient-ils souvent refuser l’accès de l’Île ? demanda Valentin.

— Pas lorsqu’ils arrivent pendant la période des pèlerinages. Mais je suppose que vous savez que les bateaux de pèlerins ne naviguent pas en automne. Il n’y aura peut-être pas pour vous de possibilités d’accueil.

— Nous sommes arrivés jusqu’ici sans avoir à surmonter de difficultés majeures, dit Valentin d’un ton désinvolte.

Il entendit Carabella étouffer un rire et Sleet se racler longuement la gorge.

— J’ai la conviction, poursuivit-il, que nous ne rencontrerons pas d’obstacles plus importants que ceux qui se sont déjà dressés devant nous.

— J’admire votre détermination, dit Namurinta, et elle fit signe à l’équipage de se préparer à appareiller.

La moitié orientale de l’archipel s’incurvait légèrement vers le nord et, dans cette partie, les îles étaient, dans l’ensemble, fort différentes de Mardigile et des îles voisines, car elles étaient constituées, pour la plupart, des sommets d’une chaîne de montagnes immergée et non de plates formations coralliennes. L’étude des cartes marines de Namurinta permit à Valentin d’en conclure que cette partie de l’archipel avait jadis formé la longue queue d’une péninsule s’avançant dans la mer depuis la pointe sud-ouest de l’Île du Sommeil, mais qui avait été engloutie par une montée des eaux de la Mer Intérieure à une époque ancienne. Seuls les pics les plus élevés étaient restés émergés et, entre l’île la plus orientale de l’archipel et le rivage de l’Ile, il y avait maintenant plusieurs centaines de kilomètres de haute mer, une distance impressionnante pour un trimaran, même aussi bien équipé que l’était celui de Namurinta.

Mais la traversée se déroula sans encombre. Ils mouillèrent dans quatre ports – Hellirache, Sempifiore, Dimmid et Guadeloom – pour s’approvisionner en eau douce et en vivres, laissèrent derrière deux Rodamaunt Ounze, la dernière île de l’archipel, et s’engagèrent dans le détroit d’Ungehoyer qui séparait l’archipel de l’Île du Sommeil. C’était un bras de mer large mais peu profond, doté d’une faune marine très abondante et pêchée à outrance par les insulaires, à l’exception des cent cinquante derniers kilomètres qui faisaient partie du périmètre sacré de l’Ile. Ces eaux abritaient des monstres inoffensifs, des créatures en forme de gros ballons, connues sous le nom de volevants, qui s’ancraient en profondeur sur des rochers, se nourrissant de plancton qu’ils filtraient à travers leurs branchies. Ces animaux excrétaient un flot constant de substances nutritives qui alimentaient l’énorme rassemblement d’organismes gravitant autour d’eux. Dans les jours qui suivirent, Valentin vit des douzaines de volevants, gonflés comme d’énormes outres sphériques, de quinze à vingt-cinq mètres de diamètre, dont la riche teinte carmin ressortait très distinctement à un ou deux mètres au-dessous de la surface calme de l’eau. Ils avaient des marques semi-circulaires sur la peau, et Valentin s’imaginait qu’il s’agissait d’yeux, de nez et de lèvres, si bien qu’il se représentait des visages levant un regard grave depuis le fond de l’eau, et il avait l’impression que les volevants étaient des êtres d’une profonde mélancolie, des êtres de poids, des sages, des philosophes réfléchissant éternellement au phénomène du flux et du reflux des marées.

— Cela me rend triste, dit-il à Carabella, de les voir se balancer ainsi, fixés par le pied à d’invisibles roches lentement ballottés au gré des courants. Comme ils ont l’air méditatifs !

— Méditatifs ! De vulgaires ballons pleins de gaz ! Une intelligence comparable à celle des éponges !

— Mais regarde-les attentivement, Carabella. Ils ont envie de prendre leur essor, de s’élever dans les airs… ils ont les yeux tournés vers le ciel, vers cet espace infini, et ils aspirent à s’y laisser porter, alors qu’ils sont condamnés à rester sous les flots en oscillant et en se remplissant d’organismes microscopiques. Juste au-dessus d’eux s’étend un autre monde, et y pénétrer signifierait la mort pour eux. Comment peux-tu rester insensible à cela ?

— C’est ridicule, répliqua Carabella.

Pendant la seconde journée de la traversée du détroit, le Reine de Rodamaunt croisa cinq bateaux de pêche qui avaient arraché un volevant, l’avaient remonté à la surface et fendu en pointes ; ils étaient agglutinés autour de l’énorme dépouille, la découpant en lames plus étroites qu’ils empilaient comme des peaux sur leurs ponts. Valentin fut horrifié. Quand je serai redevenu Coronal, se dit-il, j’interdirai de tuer ces créatures, puis il considéra avec stupeur ce qu’il venait de penser, se demandant si son intention était de promulguer des lois en prenant ses inclinations pour seul critère et sans s’être auparavant penché sur les faits. Il demanda à Namurinta quelle utilisation était faite des peaux de volevants.

— Elles sont utilisées en médecine, répondit-elle, pour soigner les vieillards dont le sang circule trop paresseusement. La peau d’un seul animal fournit une quantité de substance suffisante pour l’ensemble des îles pendant au moins un an. La scène à laquelle vous assistez est très rare.

Quand je serai redevenu Coronal, décida Valentin, je m’abstiendrai de porter un jugement aussi longtemps que je ne posséderai pas toute la vérité, si une telle chose est jamais possible. L’illusoire profondeur solennelle des volevants continua néanmoins à le hanter en provoquant en lui d’étranges émotions et il se sentit soulagé lorsqu’ils s’éloignèrent de la zone où ils vivaient pour entrer dans les eaux fraîches et bleues qui bordaient l’Île du Sommeil.

7

À l’est, l’Île était maintenant nettement visible, et elle grossissait perceptiblement d’heure en heure, Valentin ne l’avait jamais vue qu’en songe et dans ses rêveries, et cela ne reposait sur rien d’autre que sa propre imagination et les quelques bribes de souvenirs subsistant dans son esprit ; et il n’était absolument pas préparé à contempler la réalité de ce lieu.

L’Île était immense. Cela n’aurait rien dû avoir de surprenant sur un monde lui-même gigantesque et où tant de choses étaient à l’échelle des dimensions de la planète. Mais Valentin s’était fourvoyé en imaginant qu’une île était nécessairement une terre de dimensions raisonnables. Il s’était attendu à découvrir quelque chose d’environ deux ou trois fois plus grand que Rodamaunt Graun, ce qui était parfaitement absurde. L’Île du Sommeil, il le voyait maintenant, fermait tout l’horizon et, à cette distance, elle paraissait aussi grande que la côte de Zimroel telle qu’ils la voyaient un ou deux jours après avoir quitté Piliplok. C’était bien une île, mais n’en était-il pas de même de Zimroel, d’Alhanroel et de Suvrael ? La seule raison, pour laquelle l’île ne portait pas le nom de continent, comme c’était leur cas, était qu’ils avaient des dimensions vraiment colossales, alors qu’elle était seulement très grande.

L’Île était éblouissante. Comme le promontoire que l’on voyait de Piliplok, de l’autre côté de l’embouchure du fleuve, elle s’était fait un rempart d’une falaise crayeuse d’un blanc très pur, miroitant sous le soleil de l’après-midi. Cette falaise formait une muraille haute de plusieurs centaines de mètres et longue, peut-être, de plusieurs centaines de kilomètres sur le rivage occidental de l’Ile. Son sommet était couronné d’une étendue vert sombre et il y avait, semblait-il, une seconde muraille crayeuse à l’intérieur des terres, plus élevée que la première et surmontée également d’une forêt, puis une troisième encore plus éloignée de la mer, si bien que l’Ile, de ce côté, offrait aux regards une superposition de terrasses brillantes s’élevant jusqu’à une mystérieuse et peut-être inaccessible citadelle centrale. Valentin avait entendu parler des terrasses de l’Ile, dont il avait cru comprendre qu’il s’agissait de constructions artificielles remontant à une époque lointaine, jalons symboliques des étapes de l’initiation. Mais l’Île même semblait constituée de terrasses naturelles qui ne faisaient qu’en rehausser le mystère. Rien d’étonnant que cet endroit soit devenu le refuge du sacré sur Majipoor.

— Dans cette brèche de la falaise, dit Namurinta en la montrant du doigt, se trouve Taleis, où accostent les bateaux de pèlerins. C’est l’un des deux ports de l’Île ; l’autre est Numinor, beaucoup plus loin, du côté d’Alhanroel. Mais puisque vous êtes des pèlerins, vous devez savoir tout cela.

— Nous avons eu très peu de temps pour nous renseigner, dit Valentin. L’idée de ce pèlerinage nous est venue brusquement.

— Comptez-vous passer ici le reste de votre vie au service de la Dame ? demanda-t-elle.

— Au service de la Dame, certainement, répondit Valentin. Mais ici, je ne pense pas. Pour une partie d’entre nous, l’Île n’est qu’une étape, sur une route beaucoup plus longue.

Cette réponse parut déconcerter Namurinta, mais elle s’abstint de poser d’autres questions.

Il y avait un fort vent du sud-ouest qui poussait le Reine de Rodamaunt à vive allure en direction de Taleis. La haute muraille crayeuse occupa bientôt tout le champ visuel et l’ouverture se révéla être non pas une simple brèche, mais un port d’une taille gigantesque. Le trimaran y entra toutes voiles dehors. Valentin, debout, le visage tourné vers la proue, les cheveux flottant dans le vent, fut impressionné par le spectacle qui s’offrait à ses yeux car, à l’intérieur du V que formait le port de Taleis, les falaises plongeaient presque à la verticale d’une hauteur d’au moins quinze cents mètres, et à leur pied s’étendait une langue de terre unie, bordée d’une large plage blanche. D’un côté il y avait des quais, des jetées, des bassins, le tout écrasé par la hauteur phénoménale de ce gigantesque amphithéâtre. Il était difficile d’imaginer comment l’on pouvait, de ce port au pied de la falaise, atteindre l’intérieur de l’île : l’endroit était une véritable forteresse naturelle.

Et tout était silencieux. Il n’y avait aucun navire dans le port et il y régnait un silence surnaturel où se répercutait l’écho et dans lequel le bruit du vent ou l’aigre piaillement des rares mouettes prenaient d’étranges résonances.

— N’y a-t-il personne ici ? demanda Sleet. Qui va nous accueillir ?

Carabella ferma les yeux.

— S’il faut maintenant faire le tour jusqu’à Numinor… ou pis encore, retourner dans l’archipel.

— Non, dit Deliamber. Quelqu’un va nous accueillir. Ne craignez rien.

Le trimaran glissa vers le rivage et accosta une jetée déserte. À l’endroit où ils se trouvaient, à la pointe du V formé par le port, le décor était d’une écrasante majesté, avec les falaises s’élevant si haut qu’elles semblaient sur le point de s’écrouler. Un homme d’équipage amarra le trimaran et ils mirent pied à terre.

La confiance de Deliamber semblait déplacée. Il n’y avait âme qui vive. Tout était parfaitement silencieux, d’un silence si profond que Valentin avait envie de se boucher les oreilles pour ne plus l’entendre. Ils attendirent. Ils échangèrent des regards indécis.

— Allons explorer le terrain, dit-il finalement. Lisamon, Khun, Zalzan Kavol… allez examiner les bâtiments sur notre gauche. Sleet, Deliamber, Vinorkis, Shanamir… descendez par là. Pandelon, Thesme, Rovorn… suivez la plage jusqu’à cette courbe et regardez derrière. Gorzval, Erfon…

Valentin, accompagné de Carabella et de Cordeine, se dirigea tout droit, jusqu’au pied de la colossale falaise crayeuse. Une sorte de sentier y commençait, qui s’élevait en suivant une pente invraisemblable, presque à pic, vers le sommet de la falaise où il disparaissait entre deux flèches blanches. Valentin estima que pour grimper ce sentier il fallait toute l’agilité d’un frère de la forêt. Il ne semblait pourtant pas y avoir d’autre moyen de quitter la plage. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur de la petite cabane en bois qui se trouvait au pied du sentier, mais n’y trouva rien d’autre que quelques flotteurs utilisés, selon toute probabilité, pour l’ascension. Il en sortit un qu’il traîna jusqu’à l’aire de décollage et monta dessus ; mais il ne trouva aucun moyen de le mettre en mouvement. Déçu, il retourna vers la jetée. La plupart des autres étaient déjà revenus.

— L’endroit est désert, dit Sleet. Valentin se tourna vers Namurinta.

— Combien de temps cela vous prendrait-il pour faire le tour de l’Île et nous transporter du côté d’Alhanroel ?

— Jusqu’à Numinor ? Plusieurs semaines. Mais il n’en est pas question.

— Nous avons de l’argent, dit Zalzan Kavol. Cela parut la laisser indifférente.

— Je suis pêcheuse de mon métier. La saison de la pêche à l’épinoche est toute proche. Si je vous emmène à Numinor, je la raterai, et la moitié de la saison du gissoon par la même occasion. Vous ne pourriez pas me dédommager de ce manque à gagner.

Le Skandar sortit une pièce de cinq royaux, comme s’il espérait que son seul miroitement pourrait faire changer d’avis le capitaine. Mais elle secoua la tête en signe de refus.

— Pour la moitié de ce que vous m’avez versé pour vous transporter de Rodamaunt Graun à ici, je vous ramènerai à Rodamaunt Graun, mais c’est tout ce que je peux faire pour vous. Dans quelques mois, les bateaux de pèlerins reprendront la mer et ce port retrouvera toute son activité, et à ce moment-là, je vous ramènerai ici, toujours pour la moitié de la somme que vous avez payée. Quelle que soit votre décision, je suis à votre service. Mais je lèverai l’ancre avant la tombée de la nuit, et je ne mettrai pas le cap sur Numinor.

Valentin examina la situation. C’était beaucoup plus fâcheux qu’avoir été avalé par le dragon de mer, car il s’en était libéré assez vite, alors que cet obstacle imprévu menaçait de le retarder jusque bien avant dans l’hiver, voire au-delà, et pendant tout ce temps, Dominin Barjazid régnerait du haut du Mont du Château, de nouvelles lois seraient promulguées, le cours de l’histoire serait altéré et l’usurpateur consoliderait sa position. Mais alors, que faire ? Il tourna les yeux vers Deliamber, mais le magicien, l’air placide et serein, n’offrait aucune suggestion. Ils ne pouvaient pas escalader la muraille, ils ne pouvaient pas la franchir en la survolant. Ils ne pouvaient pas s’élever d’un bond prodigieux jusqu’à la forêt inaccessible et infiniment désirable qui en couvrait le sommet. Fallait-il donc repartir à Rodamaunt Graun ?

— Pouvez-vous attendre ici avec nous une journée de plus ? demanda Valentin. Nous vous paierons, bien entendu. Peut-être trouverons-nous demain matin quelqu’un qui…

— Je suis loin de Rodamaunt Graun, répondit Namurinta. J’ai hâte de revoir ses côtes. Même si je restais une seule heure de plus, vous n’y gagneriez rien, et moi encore moins. La saison est terminée ; les disciples de la Dame n’attendent plus de pèlerins à Taleis, et il n’y aura personne.

Shanamir tira légèrement Valentin par la manche.

— Tu es le Coronal de Majipoor, murmura le garçon. Ordonne-lui d’attendre ! Révèle-lui ton identité et force-la à mettre un genou en terre !

— Le truc risque de ne pas marcher, répondit Valentin en souriant. J’ai oublié d’emporter ma couronne.

— Alors demande à Deliamber de la soumettre par la magie !

C’était une possibilité, mais elle n’enchantait guère Valentin. Namurinta les avait pris à son bord en toute bonne foi et, en toute justice, elle était libre de repartir ; de plus, elle avait probablement raison d’estimer qu’il était vain d’attendre ici un, deux ou trois jours supplémentaires. Il répugnait à utiliser les pouvoirs de Deliamber pour la forcer à céder. Par ailleurs…

— Lord Valentin ! cria une voix de femme au loin. Par ici ! Venez !

Il regarda vers l’autre extrémité du port. C’était Pandelon, le menuisier de Gorzval, qui était parti avec Thesme et Rovom examiner ce qu’il y avait au-delà de la courbe de la plage. Elle agitait la main et faisait signe de venir. Il partit en courant dans sa direction et, quelques instants après, les autres le suivirent. Dès qu’il fut arrivé à sa hauteur, elle l’entraîna dans l’eau peu profonde et ils contournèrent une saillie de la roche qui dérobait à la vue une autre plage, beaucoup plus petite. Il y découvrit une construction de grès rose, à un seul étage, portant l’emblème de la Dame, le triangle dans le triangle, et qui pouvait être une sorte de chapelle. Sur le devant, un jardin dont les arbustes aux fleurs rouges, bleues, orange et jaunes étaient disposés symétriquement. Deux jardiniers, un homme et une femme, l’entretenaient. Ils levèrent la tête et regardèrent Valentin approcher sans manifester d’intérêt. Il fit maladroitement de la main le signe de la Dame qu’ils lui rendirent beaucoup plus expertement.

— Nous sommes des pèlerins, dit-il, et nous cherchons quelqu’un qui puisse nous indiquer le chemin jusqu’aux terrasses.

— Vous arrivez hors saison, dit la femme.

Elle avait une grosse figure blanche parsemée de pâles taches de rousseur. Il n’y avait nulle chaleur dans sa voix.

— C’est dû à notre impatience d’entrer au service de la Dame.

La femme haussa les épaules et retourna à son sarclage. L’homme, musculeux, court de stature, les cheveux grisonnants et clairsemés, prit la parole :

— À cette époque de l’année, vous auriez dû aller à Numinor.

— Nous venons de Zimroel.

Une étincelle d’intérêt s’alluma dans ses yeux.

— Avec les vents des dragons ? La traversée a dû être difficile.

— Nous avons eu quelques moments pénibles, dit Valentin, mais tout cela, c’est le passé. Nous ne ressentons plus maintenant qu’une grande joie d’avoir enfin atteint cette île.

— La Dame vous apportera le réconfort, fit l’homme d’un ton froid en se remettant à l’ouvrage avec son sécateur.

Après un moment de silence qui devint rapidement insoutenable, Valentin demanda :

— Et pour atteindre les terrasses ?

— Vous n’y arriverez pas, répondit la femme aux taches de rousseur.

— Vous ne voulez pas nous aider ? Un nouveau silence.

— Cela ne vous prendrait qu’un moment, reprit Valentin, et nous ne vous dérangerions plus. Montrez-nous le chemin.

— Nous avons notre besogne à accomplir, répondit l’homme au crâne dégarni.

Valentin s’humecta les lèvres. Cela ne le menait nulle part, et Namurinta avait peut-être déjà quitté l’autre plage depuis cinq minutes et faisait voile sur Rodamaunt Graun, les abandonnant à leur triste sort. Il regarda Deliamber. Le recours à des pratiques magiques risquait de s’imposer. Deliamber fit semblant de ne pas comprendre. Valentin s’approcha de lui et murmura :

— Effleurez-les de vos tentacules pour les persuader de se montrer plus coopératifs.

— Je crains que ma magie n’ait guère de pouvoir sur cette île sacrée, répliqua Deliamber. Essayez vos propres incantations.

— Mais je n’en connais pas !

— Essayez, répéta le Vroon.

Valentin fit de nouveau face aux jardiniers. Je suis le Coronal de Majipoor, se dit-il, et je suis le fils de la Dame que ces deux individus adorent et servent. Il était impossible de dire cela aux jardiniers, mais peut-être réussirait-il à le transmettre par la seule force de sa volonté. Il se redressa de toute sa taille et se transporta vers le centre de son être, comme il eût fait pour se préparer à jongler devant un public hautement critique, et il les gratifia d’un sourire si chaleureux qu’il aurait pu faire éclater des bourgeons sur les branches des arbustes en fleurs et, après quelques instants, les jardiniers, détachant les yeux de leur travail, découvrirent ce sourire et y répondirent par une réaction de surprise, de confusion et… de soumission. Un amour ardent irradiait de tout son être.

— Nous avons fait de nombreux milliers de kilomètres, dit-il d’une voix douce, pour venir chercher la paix auprès de la Dame, et nous vous prions, au nom du Divin que nous servons tous, de nous aider à trouver notre route, car nous sommes dans un grand dénuement et nous sommes las d’errer.

Ils clignèrent les yeux, comme si le soleil venait d’émerger de derrière un nuage gris.

— Nous avons notre besogne, fit la femme d’une voix faible.

— Nous ne sommes pas supposés faire l’ascension avant d’avoir fini d’entretenir le jardin, marmotta l’homme.

— Le jardin prospère, dit Valentin, et il continuera à prospérer en se passant de vous quelques heures aujourd’hui. Aidez-nous, avant la tombée de la nuit. Nous vous demandons seulement de nous mettre sur la route, et je vous assure que la Dame vous en récompensera.

Les jardiniers étaient visiblement troublés. Ils échangèrent un regard puis levèrent les yeux vers le ciel, comme pour voir s’il était déjà tard. Le visage sombre, ils se levèrent, frottèrent leurs genoux pour enlever le sable qui y était collé et, comme des somnambules, ils s’approchèrent du bord de l’eau, firent quelques pas dans le léger ressac, contournèrent la pointe qui cachait la grande plage et longèrent le pied de la falaise jusqu’à l’endroit où le sentier à pic commençait son ascension.

Namurinta était encore là, mais elle était prête à lever l’ancre. Valentin se dirigea vers elle.

— Nous vous remercions de tout cœur pour votre aide, dit-il.

— Vous restez ?

— Nous avons trouvé un moyen d’accéder aux terrasses.

Elle lui adressa un sourire empreint de plaisir sincère.

— L’idée de vous abandonner ici ne me réjouissait pas, mais Rodamaunt Graun me rappelait. Je vous souhaite de faire un heureux pèlerinage.

— Et moi, je vous souhaite un excellent voyage de retour.

Il se détourna.

— Encore une chose, dit Namurinta.

— Oui ?

— Quand la femme vous a appelé de là-bas, dit-elle, elle a crié lord Valentin. Que voulait-elle dire ?

— C’est une plaisanterie, répondit Valentin. Rien qu’une plaisanterie.

— D’après ce que j’ai entendu dire, lord Valentin est le nom que porte le nouveau Coronal, celui qui règne depuis un ou deux ans.

— C’est vrai, dit Valentin. Mais il est brun. C’était une plaisanterie, un jeu de mots sur notre nom, car je m’appelle Valentin aussi. Bon voyage, Namurinta.

— Un fructueux pèlerinage, Valentin.

Il se dirigea vers la falaise. Les jardiniers avaient sorti plusieurs des flotteurs de la cabane et les avaient alignés sur l’aire de décollage. Sans un mot, ils firent signe aux voyageurs de monter sur les véhicules. Valentin prit le premier avec Carabella, Deliamber, Shanamir et Khun. La jardinière entra dans la cabane où, apparemment, étaient situées les commandes des véhicules car, un instant plus tard, le flotteur décollait et commençait la vertigineuse et terrifiante ascension de l’écrasante falaise blanche.

8

— Vous êtes arrivés, dit l’acolyte Talinot Esulde, à la Terrasse de l’Évaluation. Ici vous serez jaugés. Quand le moment sera venu pour vous d’avancer, vous accéderez à la Terrasse des Commencements, puis à la Terrasse des Miroirs où vous vous trouverez face à vous-même. Si ce que vous voyez est satisfaisant, aussi bien pour vous que pour vos guides, vous accéderez à la Seconde Falaise, où une autre série de terrasses vous attend. Vous arriverez ainsi jusqu’à la Terrasse de l’Adoration. De là, si vous avez gagné la faveur de la Dame, vous serez convoqués dans le Temple Intérieur. Mais n’attendez pas que cela se fasse rapidement. Et à votre place, je ne l’attendrais pas du tout. Ceux qui comptent parvenir jusqu’à la Dame sont les moins susceptibles d’être admis auprès d’elle.

L’humeur de Valentin s’assombrit à ces mots, car non seulement il comptait parvenir jusqu’à la Dame, mais il était absolument vital qu’il y réussisse ; néanmoins, il comprenait bien le sens des propos de l’acolyte. En ce lieu sacré, il fallait abandonner toute exigence sur la trame de l’existence. Il fallait se soumettre ; il fallait renoncer à tout désir, à tout besoin, à toute exigence pour espérer trouver la paix. Ce n’était pas un endroit pour un Coronal. L’essence d’un Coronal résidait dans l’exercice du pouvoir, avec sagesse s’il était capable de sagesse, mais en tout cas avec fermeté. L’essence du pèlerin était la soumission. Il risquait d’être victime de cette incompatibilité. Pourtant il n’avait pas le choix, il lui fallait arriver jusqu’à la Dame. Il avait, au moins, atteint les confins du domaine de la Dame. Au sommet de la falaise, ils avaient été accueillis sans surprise par des acolytes manifestement prévenus de l’arrivée hors saison d’un groupe de pèlerins. Et maintenant, l’air pieux et légèrement ridicule dans leurs robes aux tons pastel, ils étaient rassemblés dans un bâtiment long et bas, de pierre rose et polie, à proximité de la crête de la falaise. Des dalles de la même pierre rose formaient une vaste esplanade semi-circulaire qui s’étendait sur ce qui paraissait être une grande distance le long de la lisière de la forêt couronnant la falaise : c’était la Terrasse de l’Évaluation. Après, il y avait encore une forêt, et les autres terrasses étaient au-delà ; encore plus loin dans les terres, invisible de l’endroit où ils se trouvaient, s’élevait la seconde falaise crayeuse sur le plateau que formait la falaise extérieure. Et Valentin savait qu’une troisième falaise s’élevait au-dessus de la seconde quelque part à des centaines de kilomètres dans les terres, et c’était le Saint des Saints, l’endroit où se trouvait le Temple Intérieur et où la Dame résidait. Malgré toute la distance qu’il avait déjà parcourue, il lui semblait impossible de pouvoir couvrir les quelques centaines de kilomètres qui restaient. La nuit tombait rapidement. Il se retourna pour regarder par la fenêtre circulaire qui était derrière lui et il vit le ciel en train de s’obscurcir et l’immensité sombre de l’océan, éclairée seulement par les derniers rougeoiements du soleil qui disparaissait dans la direction de Piliplok. Il y avait une tâche tout là-bas, un point sur la surface unie de la mer, et il se prit à penser et à espérer qu’il s’agissait du trimaran Reine de Rodamaunt, cinglant vers son port d’attache, et encore plus loin il y avait les volevants s’abandonnant à leur rêve sans fin, et les dragons de mer se dirigeant vers un océan plus vaste encore, et derrière tout cela il y avait Zimroel, ses villes grouillantes, ses parcs et ses réserves naturelles, ses festivals, ses milliards d’habitants. Il avait déjà bien des choses à se souvenir, mais il lui fallait maintenant se tourner vers l’avenir. Il regarda fixement Talinot Esulde, leur premier guide, une personne grande et mince, à la peau d’un blanc laiteux et au crâne rasé, qui pouvait appartenir à l’un ou l’autre sexe. Valentin penchait plutôt pour le sexe masculin – la taille et quelque chose dans la carrure semblaient l’indiquer, mais pas de manière formelle – alors que la finesse des traits de Talinot Esulde, en particulier la courbe délicate des arcades sourcilières qui surmontaient d’étonnants yeux bleus, dénotait le contraire.

Talinot Esulde était en train de leur expliquer les activités quotidiennes, prières, travail et méditation, le système d’interprétation des songes, les conditions d’hébergement, le régime alimentaire qui proscrivait les boissons alcoolisées et un certain nombre d’épices, et bien d’autres choses encore. Valentin essayait de tout enregistrer, mais il y avait tellement de règlements, de conditions, d’obligations et d’usages qu’ils s’embrouillaient tous dans son esprit, si bien qu’au bout d’un moment, il cessa de faire des efforts, espérant que la pratique quotidienne les lui inculquerait.

Quand la nuit fut venue, Talinot Esulde les conduisit de la salle d’endoctrinement, en passant devant la fontaine jaillissante creusée dans le roc, où on leur avait fait prendre un bain avant de revêtir leurs robes de pèlerins et où ils se baigneraient deux fois par jour tout le temps qu’ils resteraient sur cette terrasse, jusqu’au réfectoire, à quelque distance du bord de la falaise. On leur servit un repas frugal composé de potage et de poisson qu’ils trouvèrent fadasses et peu appétissants malgré leur faim dévorante. Les serveurs, vêtus de robes vert clair, étaient des novices comme eux. Le réfectoire, une vaste salle, n’était que partiellement rempli – l’heure du dîner était presque passée, fit remarquer Talinot Esulde. Valentin observa ses compagnons de pèlerinage. Toutes les races étaient représentées, avec approximativement la moitié d’humains, mais également bon nombre de Vroons et de Ghayrogs, d’assez nombreux Skandars, quelques Lii, quelques Hjorts, mais pas beaucoup, et dans un angle, un petit groupe de Su-Suheris qui se tenait à l’écart. La Dame prenait dans ses rets toutes les races de Majipoor, semblait-il. Toutes sauf une.

— Il n’y a jamais de Métamorphes qui viennent adorer la Dame ? demanda Valentin.

— Si un Piurivar venait en pèlerinage, répondit Talinot Esukle avec un sourire angélique, nous l’accepterions. Mais ils ne partagent pas nos rites. Ils vivent repliés sur eux-mêmes, comme s’ils étaient seuls sur toute la surface de Majipoor.

— Peut-être certains sont-ils venus ici sous une autre forme que la leur, suggéra Sleet.

— Nous nous en serions aperçus, dit calmement Talinot Esulde.

Après dîner, on les mena à leurs chambres – des chambres individuelles, à peine plus grandes que des placards, semblables aux alvéoles d’une ruche. Un lit, un lavabo, un endroit pour les vêtements… c’était tout. Lisamon Hultin considéra la sienne d’un air furibond.

— Pas de vin, fit-elle, je dois leur laisser mon sabre, et maintenant on me fait dormir dans cette boîte ? Je crois que je vais faire un mauvais pèlerin, Valentin.

— Du calme, et faites un effort. Nous allons essayer d’avancer vers l’intérieur de l’Île aussi vite que possible.

Il pénétra dans sa chambre, qui était située entre celle de la géante et celle de Carabella. Dès qu’il fut entré, le globe lumineux se mit en veilleuse, et à peine s’était-il allongé sur son lit qu’il s’enfonça dans le sommeil, bien qu’il fût encore tôt. Au moment où il perdait conscience, une lumière se mit à luire doucement dans son esprit et il contempla la Dame. Incontestablement, sans méprise possible, c’était la Dame de l’Ile.

Depuis Pidruid, Valentin l’avait vue en rêve à maintes reprises, le doux regard, les longs cheveux bruns, la fleur derrière l’oreille, le teint olivâtre, mais cette fois, l’image était plus nette, la vision plus précise, et il remarqua les petites rides qu’elle avait au coin des yeux, les minuscules pierres vertes qui ornaient les lobes de ses oreilles et le mince cercle d’argent qui lui ceignait le front. Dans son rêve, il tendit les mains vers elle et lui dit :

— Mère, me voici. Appelle-moi à tes côtés, mère. Elle lui sourit, mais ne lui répondit pas. Ils étaient dans un jardin, entourés d’alabandinas en fleur. Elle ébourgeonnait les plantes à l’aide d’un petit ustensile doré, enlevant une partie des boutons pour que ceux qui restaient donnent naissance à des fleurs plus belles. Il restait à côté d’elle, attendant qu’elle se tourne vers lui, mais elle continuait à ébourgeonner. Finalement, toujours sans regarder dans sa direction, elle dit :

— Il faut apporter une attention constante à son ouvrage si l’on veut le faire correctement.

— Mère, c’est moi, Valentin, ton fils !

— Tu vois, chaque branche porte cinq boutons. Si on les laisse, ils fleuriront tous, mais j’en enlève deux, un ici, et un autre là, et les fleurs seront magnifiques.

Et pendant qu’elle disait ces mots, les boutons s’épanouirent et les alabandinas emplirent l’air d’une fragrance si exquise qu’il en fut étourdi. Et les grands pétales jaunes s’ouvrirent comme des plateaux, montrant à l’intérieur de la fleur le pistil et les noires étamines. Elle les effleura du doigt, dispersant dans l’air le pollen pourpre. Et elle ajouta :

— Tu es qui tu es, et tu le seras à jamais.

À ce moment-là, son rêve changea, et il ne resta plus rien de la Dame, seulement une charmille d’arbustes épineux agitant devant lui leurs branches raides et des oiseaux moleeka se pavanant alentour, et d’autres images encore, floues, s’enchaînant rapidement et dénuées de signification cohérente.

Dès qu’il se réveilla, on lui demanda de se présenter immédiatement devant son interprète des rêves, qui n’était pas Talinot Esulde, mais un autre acolyte du même degré hiérarchique, une personne du nom de Stauminaup, le crâne également rasé et de sexe également mal déterminé. Valentin avait appris la veille que ces acolytes étaient à un stade intermédiaire de leur initiation. Ils étaient revenus de la Seconde Falaise pour satisfaire ici les besoins des novices.

L’interprétation des songes sur l’Île n’avait rien à voir avec ce qu’il avait vécu à Falkynkip chez Tisana. Point de drogue, point de corps enlacés. Il fut simplement reçu par l’interprète et lui décrivit son rêve. Stauminaup l’écouta avec impassibilité. Valentin soupçonna l’interprète d’avoir eu accès à son rêve pendant qu’il se déroulait, et de vouloir seulement comparer la relation que Valentin en faisait avec ses propres observations, de manière à relever les divergences et les contradictions entre les deux versions. Il décida donc de lui présenter le rêve tel qu’il s’en souvenait, disant, comme il l’avait fait dans son sommeil : « Mère, c’est moi, Valentin, ton fils ! » et épiant les réactions de Stauminaup sur son visage. Mais il aurait aussi bien pu épier la face calcaire de la falaise.

Quand il eut terminé, l’interprète des songes lui demanda :

— Et de quelle couleur étaient les fleurs d’alabandina ?

— Eh bien, jaunes, avec un cœur noir !

— Une belle fleur. Sur Zimroel, les alabandinas sont écarlates, et jaunes au centre. Vous préférez les couleurs des vôtres ?

— Je n’ai pas de préférence, répondit Valentin.

— Les alabandinas d’Alhanroel sont jaunes, fit Stauminaup en souriant, et noires au centre. Vous pouvez vous retirer maintenant.

Les interprétations étaient peu ou prou les mêmes chaque jour : un commentaire sibyllin ou qui, lorsqu’il était moins énigmatique, pouvait donner lieu à plusieurs explications, mais Stauminaup ne donnait jamais d’explication. Elle était une sorte de dépositaire des rêves de Valentin, qu’elle absorbait sans jamais donner son avis. Valentin s’y accoutuma.

Il s’accoutuma également à sa tâche quotidienne. Il passait tous les matins deux heures dans le jardin à de menus travaux d’émondage et de sarclage et surtout à retourner la terre, et l’après-midi, il se transformait en maçon, apprenant à jointoyer les dalles de la terrasse. Il y avait de longues séances de méditation pour lesquelles il ne recevait pas la moindre directive et était seulement envoyé dans sa chambre pour contempler les murs. C’est à peine s’il avait le temps d’apercevoir ses compagnons de voyage lorsqu’ils se baignaient ensemble, en milieu de matinée et juste avant le dîner, dans la fontaine jaillissante ; et ils n’avaient pas grand-chose à se dire. Il était facile de s’adapter au rythme de vie de l’endroit et de bannir toute précipitation. L’air des tropiques, le parfum de millions de fleurs, la douceur ambiante, tout cela berçait et apaisait comme un bain chaud.

Mais Alhanroel était encore à des milliers de kilomètres à l’est et il n’avançait pas d’un pouce vers son but, tout le temps qu’il restait sur la Terrasse de l’Évaluation. Une semaine entière s’était déjà écoulée. Pendant ses séances de méditation, Valentin caressait parfois le projet chimérique de rassembler sa petite troupe et de s’esquiver nuitamment, traversant clandestinement terrasse après terrasse, escaladant la Seconde Falaise et la Troisième et se présentant finalement devant la Dame à la porte de son Temple, mais il craignait qu’ils ne pussent aller bien loin sur cette Île où on lisait les rêves à livre ouvert.

Alors il rongeait son frein. Mais il savait que l’impatience ne lui vaudrait pas d’avancement sur cette terrasse et il essayait de se détendre, de s’absorber entièrement dans ses tâches, de débarrasser son esprit de ses exigences, de ses impulsions, de ses attachements et préparer ainsi le terrain pour le rêve de convocation par lequel la Dame lui ferait signe d’avancer. Mais cela resta sans effet. Il arrachait les mauvaises herbes, il cultivait la terre fertile, il transportait des seaux de mortier jusqu’à l’extrémité de la terrasse, il restait assis en tailleur pendant ses heures de méditation, l’esprit totalement vide, et nuit après nuit, il se mettait au lit en priant pour que la Dame lui apparaisse et lui dise : « Le moment est venu pour toi de venir à moi », mais il ne voyait rien venir.

— Combien de temps cela va-t-il durer ? demanda-t-il un jour à Deliamber à la fontaine. Nous en sommes à la cinquième semaine !… ou peut-être la sixième, je ne sais plus ! Vais-je rester ici un an ? Ou deux ? Ou cinq ?

— C’est ce qu’ont fait certains des pèlerins qui nous entourent, répondit le Vroon. J’ai discuté avec l’un d’eux, une Hjort qui servait dans les milices sous lord Voriax. Elle a déjà passé quatre ans ici et elle paraît totalement résignée à passer le restant de sa vie sur la terrasse extérieure.

— Rien ne l’appelle ailleurs. L’hôtellerie n’a rien de déplaisant, Deliamber. Mais moi, j’ai…

— … des affaires urgentes qui m’appellent à l’est, acheva le Vroon. Et en conséquence, vous êtes condamné à rester ici. Il y a un paradoxe dans votre dilemme, Valentin. Tous vos efforts tendent au renoncement, mais ce renoncement même a un but. Vous voyez ? Votre interprète le voit sûrement, elle.

— Bien sûr que je vois. Mais que puis-je faire ? Comment puis-je faire semblant de ne pas me soucier de rester ici jusqu’à la fin de mes jours ?

— Toute simulation est impossible. Le jour où vous serez sincèrement insouciant du lendemain, vous avancerez. Mais pas avant.

— C’est comme si vous me disiez que mon salut dépend du fait de ne jamais penser à des gihornas, fit Valentin en secouant la tête. Plus je m’efforcerai de chasser de mon esprit les vols de gihornas, plus ils seront nombreux à m’apparaître. Que puis-je faire, Deliamber ?

Mais Deliamber n’avait pas d’autre suggestion. Le lendemain, Valentin apprit que Shanamir et Vinorkis avaient reçu leur promotion pour la Terrasse des Commencements.

Deux autres jours s’écoulèrent avant que Valentin revoie Deliamber. Le magicien fit remarquer à Valentin qu’il n’avait pas bonne mine, et ce dernier répliqua avec un agacement qu’il ne put contrôler :

— Quelle mine voulez-vous que j’aie ? Savez-vous combien de mauvaises herbes j’ai arrachées, combien de seaux de mortier j’ai transportés, pendant qu’à Alhanroel, un Barjazid règne sur le Mont du Château et…

— Calmez-vous, fit Deliamber d’une voix douce. Cela ne vous ressemble pas.

— Me calmer ? Me calmer ? Combien de temps vais-je devoir conserver mon calme ?

— Peut-être met-on votre patience à l’épreuve. Auquel cas, monseigneur, vous êtes en train d’échouer.

Cela fit réfléchir Valentin.

— Je reconnais que votre analyse est pertinente, reprit-il au bout d’un moment. Mais peut-être est-ce mon ingéniosité qui est mise à l’épreuve. Deliamber, introduisez-moi un rêve de convocation dans la tête pour cette nuit.

— Vous savez que ma magie ne semble guère être efficace sur cette île.

— Allez-y. Essayez. Concoctez un message de la Dame et enfoncez-le-moi dans la tête, et nous verrons bien.

Deliamber, haussant les épaules, entoura de ses tentacules les mains de Valentin qui sentit un léger picotement quand le contact s’établit.

— Votre magie est encore efficace, dit-il.

Et cette nuit-là, il fit un rêve dans lequel il flottait dans la fontaine comme un volevant, fixé à la roche par une sorte de membrane qui s’était développée sous ses pieds, et alors qu’il tentait de se libérer, le visage souriant de la Dame lui apparut dans le ciel nocturne et murmura : « Viens, Valentin, viens près de moi, viens » et la membrane se résorba et il s’éleva dans le ciel et fut entraîné par le vent vers le Temple Intérieur.

Valentin relata son rêve à Stauminaup pendant la séance d’interprétation des songes. Elle l’écouta comme s’il lui racontait un rêve dans lequel il aurait arraché des mauvaises herbes dans le jardin. Valentin prétendit avoir fait le même rêve la nuit suivante, et une fois de plus elle ne fit aucun commentaire. Le surlendemain, il lui proposa encore le même rêve et demanda une interprétation.

— L’interprétation de votre rêve, dit Stauminaup, est qu’il n’est pas d’oiseau qui vole avec les ailes d’un autre.

Les joues empourprées, Valentin quitta la pièce sans un mot.

Cinq jours plus tard, Talinot Esulde l’informa de son admission à la Terrasse des Commencements.

— Mais pourquoi ? demanda-t-il à Deliamber.

Pourquoi ? est une question oiseuse pour ce qui a trait à l’évolution spirituelle. De toute évidence, quelque chose a changé en vous.

— Mais je n’ai pas eu d’authentique rêve de convocation !

— Peut-être que si, répondit le sorcier.

Un des acolytes le mena, à pied, le long des sentiers tracés dans la forêt jusqu’à la terrasse suivante. L’itinéraire était extrêmement tortueux, présentant de déroutants zigzags et s’éloignant à plusieurs reprises dans ce qui semblait être la direction exactement opposée à celle qu’ils suivaient. Valentin était totalement perdu lorsque, quelques heures plus tard, ils débouchèrent sur un espace dégagé d’une étendue considérable. Des pyramides de pierre d’un bleu sombre, hautes de trois mètres, s’élevaient à intervalles réguliers sur les dalles roses de la terrasse.

La vie ne différait guère de ce qu’elle avait été sur la première terrasse – travaux manuels, méditation, interprétation quotidienne des songes, cellule austère et nue, nourriture frugale. Mais on y recevait aussi les premiers éléments d’une instruction religieuse, une heure chaque après-midi, pendant laquelle les principes de la grâce de la Dame étaient expliqués par le moyen d’elliptiques paraboles et de dialogues abscons.

Au début, Valentin écouta tout cela avec impatience. Cela lui paraissait aussi vague qu’abstrait et il lui était difficile de se concentrer sur des sujets aussi brumeux, alors qu’il était poussé par une claire passion politique – atteindre le Mont du Château et régler la question de la suprématie sur Majipoor. Mais le troisième jour, il fut frappé par le fait que ce que l’acolyte était en train de dire du rôle de la Dame était purement politique. Valentin réalisa qu’elle était une force modératrice, le ciment d’amour et de foi qui liait entre eux les différents centres du pouvoir de la planète. Quelle qu’ait été la nature du pouvoir magique grâce auquel elle envoyait des rêves – et il était impossible de croire le mythe populaire selon lequel elle était chaque nuit en contact avec l’esprit de millions d’individus –, il était évident que son esprit serein apportait à la planète apaisement et détente. Valentin savait que le dispositif du Roi des Rêves pouvait envoyer des messages directs et adaptés à chaque cas, qui cinglaient les coupables et admonestaient ceux qui inspiraient la défiance, et les messages du Roi pouvaient être féroces. Mais, de même que la chaleur de l’océan tempère le climat des terres, la Dame adoucissait la violence des forces qui contrôlaient Majipoor, et la doctrine théologique qui s’était développée autour de la personne de la Dame en tant que divine Mère incarnée n’était, Valentin le comprenait maintenant, qu’une image utilisée pour la division des pouvoirs telle que les premiers dirigeants de Majipoor l’avaient conçue.

Il prêta donc une oreille plus attentive et il mit de côté pour un temps son impatience de gagner des terrasses plus élevées pour pouvoir continuer à apprendre là où il était.

Valentin se retrouvait totalement seul sur cette terrasse. C’était nouveau pour lui. Il n’y avait pas trace de Shanamir ni de Vinorkis – avaient-ils déjà accédé à la Terrasse des Miroirs ? – et, à sa connaissance, les autres étaient restés derrière. La pétulance de Carabella et la sagesse sardonique de Deliamber lui manquaient particulièrement, mais il s’était aussi attaché à tous les autres tout au long du pénible voyage à travers Zimroel et il était chagriné de ne plus les avoir autour de lui. Les jours heureux qu’il avait coulés comme jongleur lui paraissaient lointains et enfuis à jamais. Il lui arrivait de temps à autre, pendant ses moments de loisir, de cueillir des fruits sur les arbres et de les lancer en retrouvant les vieux exercices familiers, au grand amusement des acolytes et des novices de passage. L’un d’eux en particulier, un homme à la barbe noire et aux larges épaules, du nom de Farssal, ne manquait jamais d’observer attentivement Valentin chaque fois qu’il jonglait.

— Où avez-vous été initié à cet art ? demanda un jour Farssal.

— À Pidruid, répondit Valentin. Je faisais partie d’une troupe de jongleurs.

— Ce devait être la belle vie.

— Oui, dit Valentin, se souvenant de l’excitation qu’il avait ressentie lorsqu’il s’était trouvé dans l’arène de Pidruid devant le lord Valentin à la barbe noire et se revoyant monter sur la vaste scène du Cirque Perpétuel de Dulorn, et tout le reste, ces images inoubliables de son passé.

— Est-ce que cette adresse peut s’acquérir ou bien est-ce un don inné ? demanda Farssal.

— Tout le monde peut apprendre, à condition d’avoir le regard vif et de savoir se concentrer. En ce qui me concerne, il ne m’a pas fallu plus d’une ou deux semaines pour apprendre, l’an dernier à Pidruid.

— Non ! Je suis sûr que vous avez jonglé toute votre vie !

— Jamais avant l’an dernier.

— Qu’est-ce qui vous a poussé à commencer, alors ?

— J’avais besoin de trouver un gagne-pain, répondit Valentin en souriant, et il y avait à Pidruid une troupe de jongleurs itinérants qui étaient venus pour le festival du Coronal et avaient besoin d’une paire de bras supplémentaire. Ils m’ont rapidement initié à cet art, comme je pourrais le faire pour vous.

— Vous pourriez, vous croyez ?

— Tenez, dit Valentin, en lançant au barbu un des fruits avec lesquels il jonglait, un bishawar vert et ferme. Lancez-vous cela d’une main dans l’autre pendant un moment, pour vous assouplir les doigts. Il vous faudra assimiler quelques positions de base et certaines habitudes de perception, ce qui demande de la pratique, et après…

— Que faisiez-vous avant d’être jongleur ? demanda Farssal en faisant passer le fruit d’une main à l’autre.

— Je me promenais, répondit Valentin. Et maintenant, tendez les mains de cette manière…

Il fit faire des exercices à Farssal pendant une demi-heure, essayant de l’entraîner comme Carabella et Sleet l’avaient fait pour lui à l’auberge de Pidruid. C’était une agréable diversion qui venait rompre la tranquillité et la monotonie de sa vie. Farssal avait les mains prestes et de bons yeux, et il apprenait vite, même si cela n’avait rien de comparable avec la vitesse avec laquelle Valentin avait appris. Au bout de quelques jours, il avait acquis une habileté technique élémentaire et parvenait à jongler tant bien que mal, même si cela manquait de grâce. C’était un homme expansif et loquace, qui ne cessait d’entretenir la conversation tout en faisant passer ses bishawars d’une main à l’autre. Il était né à Ni-moya, disait-il, et après avoir été pendant de longues années commerçant à Piliplok, il avait récemment été en proie à une crise religieuse qui avait jeté la confusion dans son esprit et l’avait finalement poussé à entreprendre le pèlerinage de l’Ile. Il parla de son mariage, de ses fils sur lesquels il ne pouvait compter, des énormes fortunes qu’il avait gagnées et reperdues aux tables de jeu ; et il voulait également tout savoir sur Valentin, sa famille, ses ambitions, les mobiles qui l’avaient poussé vers la Dame. Valentin essayait de fournir des réponses plausibles à ces questions et il écartait les plus gênantes en se lançant dans des discours improvisés sur l’art du Jongleur.

À la fin de la seconde semaine – travail, études, méditation, moments de liberté passés à jongler avec Farssal, une routine stable et figée –, Valentin se sentit de nouveau gagné par l’impatience et le désir d’aller de l’avant.

Il n’avait pas la moindre idée du nombre de terrasses qu’il y avait, mais s’il passait à chacune autant de temps, il lui faudrait des années pour arriver jusqu’à la Dame. Il devait donc trouver un moyen d’abréger le processus de l’ascension.

La simulation des rêves de convocation ne paraissait pas être la bonne solution. Il proposa à Silimein, son interprète des songes sur cette terrasse, son rêve de volevant dans la fontaine, mais elle ne fut pas plus impressionnée que l’avait été Stauminaup. Il essaya, pendant ses séances de méditation et en s’endormant le soir, d’atteindre l’esprit de la Dame pour l’implorer de le convoquer. Mais cela aussi resta sans effet.

Il demanda à ses voisins de table au réfectoire depuis combien de temps ils étaient à la Terrasse des Commencements.

— Deux ans, répondit l’un.

— Huit mois, lui dit un autre. Cela ne paraissait pas les perturber.

— Et vous ? demanda-t-il à Farssal.

Farssal répondit qu’il n’était arrivé que quelques jours avant Valentin. Mais il n’avait aucune démangeaison de partir.

— Il n’y a pas péril en la demeure, si ? Nous servons la Dame où que nous soyons, ce n’est pas votre avis ? Alors, une terrasse en vaut bien une autre.

Valentin acquiesça de la tête. Il n’osa pas manifester son désaccord. Vers la fin de la troisième semaine, il crut apercevoir Vinorkis tout à fait à l’autre bout du champ de stajja où il travaillait. Mais il n’en fut pas sûr – était-ce bien un éclair orange sur les moustaches de ce Hjort ? – et la distance qui les séparait était trop grande pour qu’il se mette à crier. Et pourtant, le lendemain, alors que Valentin était tranquillement en train de jongler avec Farssal près de la fontaine, il vit Vinorkis, et il s’agissait indiscutablement de Vinorkis, qui l’observait de l’autre côté de l’esplanade. Valentin s’excusa et courut à sa rencontre. Après toutes ces semaines où il avait été sevré de la compagnie de ses proches, cela le réjouissait de revoir même le Hjort.

— Ainsi, c’était bien vous dans le champ de stajja, dit Valentin.

Vinorkis acquiesça de la tête.

— Ces jours derniers, je vous ai entr’aperçu plusieurs fois, monseigneur. Mais la terrasse est immense… je n’ai jamais réussi à arriver auprès de vous. Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— Je suis arrivé environ une semaine après vous. Y a-t-il encore quelqu’un des nôtres ici ?

— Pas à ma connaissance, répondit le Hjort. Shanamir y était, mais il est déjà reparti. Je vois que vous n’avez rien perdu de vos talents de jongleur, monseigneur. Qui est votre partenaire ?

— Un homme de Piliplok. Agile de ses mains.

— Et de sa langue aussi, peut-être ?

— Que voulez-vous dire ? demanda Valentin, les sourcils froncés.

— Avez-vous dévoilé à cet homme beaucoup de votre passé, monseigneur, ou de vos projets ?

— Bien sûr que non, répondit Valentin en ouvrant de grands yeux. Non, Vinorkis ! Vous n’allez pas me dire qu’il y a des espions du Coronal ici, sur l’Île même de la Dame !

— Pourquoi pas ? Est-ce si difficile de s’infiltrer ici ?

— Mais pourquoi soupçonnez-vous…

— Hier soir, après vous avoir aperçu dans le champ, je suis venu ici pour essayer de vous retrouver. Un de ceux à qui je me suis adressé était votre nouvel ami, monseigneur. Je lui ai demandé s’il vous connaissait et c’est lui qui a commencé à m’interroger. Étais-je un de vos amis, vous avais-je rencontré à Pidruid, pourquoi étions-nous venus sur l’Ile, et bien d’autres questions encore. Monseigneur, je me sens mal à l’aise quand des étrangers posent des questions. En particulier sur cette île, où l’on nous enseigne de nous tenir à l’écart les uns des autres.

— Vous me paraissez bien soupçonneux, Vinorkis.

— C’est possible. Mais en tout cas, restez sur vos gardes, monseigneur.

— N’ayez crainte. Il n’apprendra rien d’autre de moi que ce que je lui ai déjà appris. Ce qui se résume en un peu de jonglerie.

— Peut-être en sait-il déjà trop long sur vous, reprit le Hjort d’un ton lugubre. Mais s’il vous surveille, nous allons aussi le surveiller.

L’idée que, même ici, il puisse être sous surveillance le consterna. N’existait-il donc plus aucun asile ? Valentin regretta de ne pas avoir Sleet à ses côtés, ou Deliamber. Un espion pouvait fort bien se transformer en assassin, quand Valentin se rapprocherait de la Dame et deviendrait d’autant plus menaçant pour l’usurpateur.

Mais Valentin ne semblait pas se rapprocher de la Dame. Une nouvelle semaine s’écoula, semblable aux autres. Puis, alors qu’il en arrivait à croire qu’il allait passer le reste de ses jours sur la Terrasse des Commencements et que cela lui devenait indifférent, on alla le chercher dans les champs et on l’avisa de se préparer à gagner la Terrasse des Miroirs.

9

La troisième terrasse était un lieu d’une beauté éblouissante dont le miroitement évoquait pour Valentin la cité de Dulorn. Elle était nichée au pied de la Seconde Falaise, une terrifiante muraille verticale de craie blanche qui semblait former une barrière absolument infranchissable, et quand le soleil brillait à l’occident, son éblouissante réverbération sur la paroi de la falaise aveuglait et arrachait des cris d’admiration.

Et puis, il y avait aussi les miroirs – de grandes dalles grossièrement taillées de pierre noire polie, disposées verticalement sur toute la surface de la terrasse, si bien que quel que soit l’endroit où se portait le regard, on retrouvait sa propre image. Au début, Valentin s’observa d’un œil critique, cherchant à déceler les changements que le voyage avait provoqués en lui, une atténuation du rayonnement qui émanait de lui depuis l’époque de Pidruid, ou bien des traces de lassitude ou de tension. Mais il ne découvrit rien de cela et ne vit que l’image familière et souriante d’un homme aux cheveux dorés, et il se fit des signes de la main, des clins d’œil complices et de grands saluts, et au bout d’une semaine il cessa de prêter attention à son reflet. S’il avait reçu l’ordre de ne pas tenir compte des miroirs, il aurait probablement vécu dans un état de coupable tension, portant involontairement son regard sur eux et le détournant aussitôt, mais personne ne lui avait dit à quoi ils servaient ni quelle attitude il devait adopter à leur égard, si bien qu’avec le temps il finit tout simplement par oublier leur présence. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il réalisa que la clé de la progression sur l’Île était que l’esprit devait évoluer de l’intérieur et accroître sa capacité de discerner l’accessoire et d’y renoncer. Il se trouvait totalement seul sur cette terrasse. Pas de Shanamir, pas de Vinorkis, et pas plus de Farssal. Valentin était en garde contre le barbu brun ; s’il s’agissait réellement d’un espion, il était hors de doute qu’il trouverait un moyen de suivre Valentin de terrasse en terrasse. Mais il ne vit pas Farssal arriver.

Valentin resta onze jours sur la Terrasse des Miroirs, puis il reçut l’autorisation d’avancer et, en compagnie de cinq autres novices, il accéda en flotteur à la Seconde Falaise et à la Terrasse de la Consécration.

De là, il y avait une vue superbe sur les trois premières terrasses, loin en contrebas et, au-delà, jusqu’à la mer. Valentin distinguait à peine la Terrasse de l’Évaluation – réduite à une mince bande rose sur le fond vert sombre de la forêt – mais la vaste Terrasse des Commencements, aux dimensions impressionnantes, occupait tout le centre du plateau inférieur. Juste en dessous, la Terrasse des Miroirs flamboyait de ses mille bûchers ardents.

La vitesse de sa progression commençait à lui devenir indifférente. Le temps perdait toute signification. Il avait entièrement adopté le rythme de l’Ile. Il travaillait dans les champs ; il suivait de longues séances d’instruction religieuse ; il passait une bonne partie de son temps dans le bâtiment obscurci au toit de pierre qui était le sanctuaire de la Dame, demandant – mais pouvait-on appeler cela demander ? – qu’on lui accorde l’illumination. De temps à autre, il se souvenait avoir eu l’intention de gagner aussi vite que possible le cœur de l’Île et d’être reçu par la femme qui y résidait. Mais tout cela ne lui paraissait plus maintenant présenter aucun caractère d’urgence. Il était devenu un vrai pèlerin.

Après la Terrasse de la Consécration se trouvait la Terrasse des Fleurs, puis il y avait la Terrasse de la Dévotion, et encore au-delà, la Terrasse du Renoncement. Elles faisaient toutes partie de la Seconde Falaise, ainsi que la Terrasse de l’Ascension, qui était l’ultime étape avant d’accéder au plateau sur lequel vivait la Dame. Chacune des terrasses, finit par comprendre Valentin, faisait le tour complet de l’Ile, si bien qu’il pouvait y avoir en même temps sur chaque terrasse un million ou plus d’adorateurs et que chaque pèlerin ne voyait qu’une infime portion de l’ensemble tout le long de sa progression vers le centre de l’Ile. Que d’efforts avait dû coûter la construction de tout cela ! Combien de vies avaient été entièrement consacrées au service de la Dame ! Et chaque pèlerin évoluait à l’intérieur d’une sphère de silence : nulle ébauche d’amitié ici, nul échange de confidences, nulle étreinte d’amants. Farssal avait été une mystérieuse exception à cette coutume. C’était comme si ce lieu existait en dehors du temps et à l’écart des pratiques habituelles de la société.

Dans cette zone intermédiaire de l’Ile, l’accent était mis beaucoup moins sur l’enseignement que sur le labeur. Il savait que lorsqu’il atteindrait la Troisième Falaise, il se joindrait à ceux qui effectuaient réellement le travail de la Dame dans tout le vaste monde, car ce n’était pas la Dame en personne, il le comprenait maintenant, qui envoyait la plupart des messages sur toute la surface de la planète, mais les millions d’acolytes les plus avancés de la Troisième Falaise dont les esprits servaient d’amplificateurs à la bienveillance de la Dame. Bon nombre des plus anciens acolytes, à ce qu’il avait cru comprendre, avaient passé plusieurs décennies sur la Seconde Falaise, accomplissant d’obscures tâches administratives, sans espoir ni désir d’accéder aux responsabilités plus lourdes de la zone centrale.

Dans le courant de sa troisième semaine à la Terrasse de la Dévotion, Valentin fit un rêve qui était indiscutablement un rêve de convocation.

Il se vit traversant la plaine pourpre et desséchée qui avait perturbé son sommeil à Pidruid. Le soleil descendait sur l’horizon et le ciel était lourd et sinistre, et devant lui se dressaient deux grandes chaînes de montagnes, comme deux poings géants brandis. La vallée jonchée de blocs de pierre aux arêtes vives qui les séparait recevait les derniers rougeoiements du soleil couchant, une curieuse et inquiétante lumière huileuse qui tenait plus du suintement que du rayonnement. Un vent sec et frais soufflait dans cette vallée étrangement éclairée et apportait avec lui des soupirs et des chants, de douces mélodies empreintes de mélancolie. Valentin marchait depuis des heures, mais il ne progressait pas : les montagnes ne se rapprochaient pas, les sables du désert s’étiraient à l’infini sous ses pas, l’ultime clarté qui baignait la vallée ne disparaissait pas. Il sentait ses forces décliner. Des mirages menaçants dansaient devant ses yeux. Il vit Simonan Barjazid, le Roi des Rêves, et ses trois fils. Il vit l’abominable et sénile Pontife rugissant sur son trône souterrain. Il vit de monstrueux amorfibots rampant pesamment dans les dunes et les groins d’énormes dhumkars perçant le sable comme des tarières et humant l’air en quête de proies. Il entendait des chuintements, des nasillements, des susurrements ; de petits nuages d’insectes venaient bourdonner à ses oreilles ; une fine pluie de sable sec commença à tomber, l’aveuglant et lui obstruant les narines. Il était las et prêt à tout moment à baisser les bras et à s’arrêter, à s’allonger dans le sable et à se laisser recouvrir par les dunes mouvantes, mais quelque chose le poussait à continuer, car dans la vallée une forme rayonnante allait et venait, une femme souriante, la Dame, sa mère, et aussi longtemps qu’il la verrait là-bas, il ne cesserait d’aller de l’avant. Il sentait la chaleur de sa présence, l’attraction de son amour.

— Viens, murmurait-elle. Viens à moi, Valentin. Elle tendait les bras vers lui par-dessus ce monstrueux désert. Les épaules de Valentin tombaient. Ses genoux fléchissaient. Il se sentait incapable de continuer, et pourtant il savait qu’il le fallait.

— Ma Dame, souffla-t-il, je suis à bout, il faut que je me repose, il faut que je dorme !

À ces mots, le rayonnement entre les montagnes se fit plus vif et plus chaud.

— Valentin, cria-t-elle, Valentin, mon fils !

Il parvenait à peine à garder les yeux ouverts. Il était si tentant de s’allonger sur le sable chaud.

— Tu es mon fils, lui disait la voix de la Dame à travers cette infranchissable distance, et j’ai besoin de toi.

Et comme elle prononçait ces mots, il sentit ses forces revenir, il accéléra le pas, puis commença à courir avec légèreté sur la surface durcie du désert, reprenant courage et allongeant sa foulée. La distance qui les séparait commençait à diminuer rapidement, et Valentin la voyait maintenant distinctement, qui l’attendait sur une terrasse de pierre violette, souriant, les bras tendus vers lui, l’appelant par son nom d’une voix qui résonnait comme les cloches de Ni-moya.

Il s’éveilla avec le son de cette voix résonnant toujours dans sa tête.

C’était l’aube. Son esprit débordait d’une prodigieuse énergie. Il se leva d’un bond et se dirigea vers le grand bassin d’améthyste qui était la piscine de la Terrasse de la Dévotion et plongea bravement dans l’eau de source glacée. Après quoi, il trottina jusqu’à la chambre de Menesipta, son interprète des songes sur cette terrasse ; une femme trapue, aux yeux noirs étincelants et au visage émacié et tiré, et lui débita tout son rêve d’une seule haleine.

Menesipta l’écouta en silence.

La froideur de sa réaction tempéra l’exubérance de Valentin. Il se souvint de sa visite à Stauminaup sur la Terrasse de l’Évaluation pour lui raconter le fallacieux rêve de convocation du volevant et de la rapidité avec laquelle Stauminaup avait rejeté ce rêve. Mais là, il n’y avait pas de supercherie. Il n’avait pas Deliamber pour agir sur son esprit par des pratiques magiques.

— Puis-je vous demander une appréciation ? dit finalement Valentin.

— Ce rêve a des résonances familières, répondit calmement Menesipta.

— C’est là toute votre interprétation ?

— Qu’aimeriez-vous que je vous dise d’autre ? demanda-t-elle, l’air amusé.

Valentin serra les poings de frustration.

— Si quelqu’un venait me voir pour une interprétation d’un tel rêve, j’appellerais cela un rêve de convocation.

— Très bien.

— Vous êtes d’accord ? Appelleriez-vous cela un rêve de convocation ?

— Si cela peut vous faire plaisir.

— La question n’est pas de me faire plaisir, reprit Valentin au comble de l’irritation. Soit ce rêve était un rêve de convocation, soit il ne l’était pas. Quel est votre point de vue ?

— Je considère que votre rêve est un rêve de convocation, répondit l’interprète avec un sourire en coin.

— Et maintenant ?

— Maintenant ? Eh bien, maintenant vous vous acquittez de vos tâches matinales.

— Un rêve de convocation, si je ne me trompe, fit sèchement Valentin, est nécessaire pour être admis en présence de la Dame.

— Absolument.

— Ne devrais-je donc pas accéder maintenant au Temple Intérieur ?

— Nul ne passe de la Seconde Falaise au Temple Intérieur, répondit Menesipta en secouant la tête. Ce n’est que lorsque vous atteindrez la Terrasse de l’Adoration qu’un rêve de convocation sera la condition suffisante pour vous permettre de pénétrer à l’intérieur. Votre rêve est intéressant et important, mais il ne change rien. Allez vaquer à vos taches, Valentin.

Il tremblait de colère en quittant la chambre de Menesipta. Il savait que sa réaction était ridicule et qu’un simple rêve ne pouvait suffire à renverser tous les obstacles qui le séparaient encore de la Dame, et pourtant il avait tant attendu de ce rêve… il avait espéré voir Menesipta battre des mains, pousser des cris de joie et l’expédier sur l’heure vers le Temple Intérieur, mais rien de cela ne s’était produit, et la déception était cruelle et le rendait furieux.

Mais il n’était pas au bout de ses peines. En revenant des champs, deux heures plus tard, il fut arrêté par un acolyte qui lui annonça de but en blanc :

— Vous avez ordre de vous rendre immédiatement au port de Taleis où vous guiderez les nouveaux pèlerins.

Valentin fut abasourdi. Être renvoyé au point de départ était bien la dernière chose qu’il souhaitait.

Il devait se mettre en route sur-le-champ et rebrousser chemin, à pied et seul, de terrasse en terrasse, et parvenir à la Terrasse de l’Évaluation dans le laps de temps le plus court possible. On lui fournit au magasin de vivres de la terrasse une ration suffisante pour atteindre la Terrasse des Fleurs. On lui remit également un appareil d’orientation qu’il devait fixer à son bras, qui détectait les bornes enfouies dans le sol le long du chemin et émettait des impulsions sonores faibles et aiguës.

Il quitta la Terrasse de la Dévotion à midi. Mais le chemin qu’il choisit était celui de l’intérieur, qui menait à la Terrasse du Renoncement, et non celui qui le ramenait vers la côte.

La décision s’imposa brusquement et avec une force irrésistible. Il ne pouvait tout simplement pas se permettre d’être ainsi éloigné de la Dame. S’écarter du droit chemin sur cette île où régnait une stricte discipline était une entreprise pleine de risques, mais il n’avait pas le choix.

Valentin longea le bord de la terrasse et s’engagea sur le sentier herbeux qui coupait en diagonale à travers le terrain de jeux jusqu’à la route principale. C’était l’endroit où il était supposé tourner à gauche en direction des terrasses extérieures. Mais – ayant l’affreuse impression d’attirer tous les regards, – il tourna à droite et prit d’un pas vif la direction de l’intérieur. Il se trouva bientôt au-delà de la zone aménagée de la terrasse, et la large route pavée se transforma en une piste de terre battue qui s’enfonçait dans la forêt.

Au bout d’une demi-heure, il arriva à un embranchement. Il s’engagea au hasard sur la piste de gauche, mais les impulsions sonores du détecteur cessèrent et ne réapparurent que lorsqu’il eut fait demi-tour pour prendre l’autre piste. Un appareil bien pratique, pensa-t-il.

Il marcha sans s’arrêter jusqu’à la tombée de la nuit. Il choisit pour bivouaquer un riant bosquet près d’un clair ruisseau et fit un frugal dîner composé de fromage et d’une tranche de viande. Il dormit d’un sommeil agité, allongé sur le sol humide et frais entre deux arbres élancés.

La première lueur rose de l’aube le réveilla. Il remua, s’étira et ouvrit les yeux. Un petit plongeon dans le ruisseau, et puis manger un morceau, et puis…

Valentin entendit du bruit derrière lui, dans la forêt… des craquements de brindilles, quelque chose qui se déplaçait à travers les buissons. Il se glissa tranquillement derrière un arbre au tronc épais, au bord du ruisseau, et sortit précautionneusement la tête pour regarder. Et il vit un homme bâti en force, avec une barbe brune, sortir du sous-bois, s’arrêter devant le bivouac et regarder prudemment autour de lui. C’était Farssal.

En robe de pèlerin. Mais avec un poignard dans sa gaine attaché à l’avant-bras gauche…

Sept à huit mètres séparaient les deux hommes. Les sourcils froncés, Valentin envisagea les possibilités qui s’offraient à lui et réfléchit à sa tactique. Où Farssal avait-il bien pu dénicher un poignard sur cette île paisible ? Pourquoi le suivait-il à la trace dans la forêt sinon pour se débarrasser de lui ?

La violence était étrangère à Valentin. Mais prendre Farssal par surprise semblait être la seule solution raisonnable. Il oscilla d’avant en arrière sur la pointe des pieds pendant quelques secondes, se concentrant comme s’il se préparait à jongler, et bondit hors de sa cachette.

Farssal pivota sur lui-même et réussit à dégainer son poignard juste au moment où Valentin arrivait sur lui pour le culbuter. D’un geste brusque et désespéré, Valentin frappa du tranchant de la main le dessous du bras de Farssal, l’engourdissant, et le poignard tomba par terre ; mais l’instant d’après, Farssal nouait ses bras musculeux autour de Valentin, comme s’il avait voulu le broyer.

Face à face, ils luttaient corps à corps. Farssal mesurait une tête de moins que Valentin, mais il était plus large de poitrine et d’épaules et fort comme un taureau. Il s’efforçait de jeter Valentin au sol ; Valentin luttait pour se dégager ; aucun des deux ne réussissait à déséquilibrer l’autre, les veines saillaient sur leurs fronts et leurs visages étaient gonflés et empourprés par l’effort.

— C’est de la folie, murmura Valentin. Lâche-moi et va-t’en. Je ne te veux pas de mal.

Pour toute réponse, Farssal accentua son étreinte.

— Qui t’envoie ? demanda Valentin. Que veux-tu de moi ?

Toujours pas de réponse. Les bras puissants, aussi forts que ceux d’un Skandar, continuaient inexorablement à se refermer. Valentin suffoquait ; la douleur était insupportable. Il essaya d’écarter les coudes pour se dégager de la prise. Rien à faire. Le visage de Farssal était enlaidi et tordu par l’effort, le regard farouche, les lèvres serrées. Lentement, insensiblement, il poussait Valentin vers le sol.

Il était impossible de résister à cette terrible étreinte. Valentin cessa brusquement de le faire et se laissa complètement aller. Farssal, surpris, le poussa sur le côté ; Valentin fléchit les genoux et n’offrit aucune résistance pendant que Farssal le projetait au sol. Mais il tomba sur le dos avec légèreté, les jambes repliées au-dessus de lui, et au moment où Farssal se précipitait furieusement sur lui, Valentin lança de toutes ses forces ses pieds dans le ventre de son adversaire. Farssal hoqueta, poussa un grognement et recula en titubant, étourdi. Valentin se releva d’un bond, saisit Farssal avec des bras que des mois de jonglerie avaient fortement musclés et le projeta brutalement au sol. Il le maintenait allongé sur le dos, les genoux sur les bras écartés de Farssal, les mains plaquant ses épaules au sol.

Comme il est étrange, se dit Valentin, de lutter ainsi corps à corps avec un autre être humain, comme si nous étions de petits garnements ! Cela lui semblait irréel.

Farssal lui jetait des regards flamboyants de haine, tapait furieusement du pied contre le sol et essayait en vain de repousser Valentin.

— Tu vas parler maintenant, fit Valentin. Explique-moi ce que cela signifie. Es-tu venu ici pour me tuer ?

— Je ne dirai rien.

— Toi qui parlais tant quand nous jonglions.

— C’était avant.

— Que vais-je faire de toi ? demanda Valentin. Si je te laisse te relever, tu vas recommencer. Et si je te tiens comme cela, je ne peux pas bouger non plus !

— Tu ne me tiendras pas longtemps ainsi.

Une nouvelle fois, Farssal essaya de se soulever. Il avait une force de colosse. Mais la poigne de Valentin était solide. Le visage de Farssal était devenu écarlate ; de grosses cordes saillaient sur sa gorge ; ses yeux flamboyaient de fureur et de frustration. Pendant un long moment, il resta absolument immobile. Puis il parut rassembler toutes ses forces et, bandant ses muscles, il se souleva. Valentin ne put résister à la terrible poussée. Pendant quelques instants, ni l’un ni l’autre ne contrôla la situation, Valentin à demi rejeté sur le côté, Farssal se tortillant et gigotant pour essayer de rouler sur lui-même. Valentin saisit Farssal par ses larges épaules et tenta de le repousser contre le sol. Farssal se dégagea et lança la main en avant, visant les yeux de Valentin. Valentin esquiva le coup de griffe et, sans prendre le temps de réfléchir, il empoigna Farssal par sa rude barbe noire et le tira sur le côté, lui cognant la tête contre un bloc rocheux qui affleurait juste à côté d’eux. Farssal poussa un long gémissement et cessa de remuer. Se relevant d’un bond, Valentin ramassa le poignard et se pencha sur son adversaire. Il tremblait, non pas de peur, mais à cause du relâchement de la tension, comme la corde d’un arc après que la flèche a été décochée. Ses côtes étaient endolories par la féroce étreinte et les muscles de ses bras et de ses épaules étaient parcourus de contractions et de tressaillements convulsifs.

— Farssal ? dit-il en le poussant du pied. Pas de réponse. Était-il mort ? Non. La large poitrine montait et descendait lentement, et Valentin percevait le bruit d’un souffle rauque et saccadé.

Valentin soupesa le poignard. Et maintenant ? Sleet lui aurait peut-être conseillé d’achever l’homme à terre avant qu’il ne revienne à lui. C’était impossible. On ne tuait pas, sauf en cas de légitime défense. Et, en tout cas, on ne tuait pas un homme inconscient, même s’il s’agissait d’un virtuel assassin. Tuer un autre être intelligent impliquait toute une vie de rêves expiatoires, la vengeance de la victime. Mais il ne pouvait pas se permettre de simplement partir, laissant Farssal reprendre ses esprits et se lancer à sa poursuite. Des lianes à glu se seraient révélées bien utiles. Mais Valentin vit une autre variété de plante grimpante, une liane jaune et verte, d’aspect robuste et grosse comme le doigt, qui s’enlaçait autour du tronc d’un arbre ; en quelques tractions violentes, il réussit à en couper cinq longs tronçons. Il s’en servit pour ligoter Farssal qui remua et gémît, mais sans reprendre conscience. En dix minutes, il l’eut enroulé dans les lianes de la poitrine aux chevilles, comme une momie entourée de bandelettes. Il tira sur les lianes pour vérifier leur solidité et elles résistèrent.

Valentin rassembla ses maigres possessions et s’éloigna d’un pas vif.

La rencontre dans la forêt avait profondément bouleversé Valentin. Non seulement la bataille, dont la sauvagerie allait le troubler pendant longtemps, mais également l’idée que son ennemi ne se contentait plus de le faire espionner, mais qu’il envoyait des assassins après lui. Puisqu’il en est ainsi, se dit Valentin, puis-je douter plus longtemps de la véridicité des visions qui m’affirment que je suis lord Valentin ?

Valentin avait de la peine à concevoir l’idée de meurtre avec préméditation. Il était hors de question d’ôter la vie à quelqu’un. Dans le monde qu’il connaissait, c’était fondamental. Même l’usurpateur, lorsqu’il l’avait renversé, n’avait pas osé le tuer, de crainte de subir les rêves expiatoires, mais de toute évidence il acceptait maintenant de courir ce terrible risque. À moins, se dit Valentin, que Farssal n’ait pris sur lui de commettre une tentative d’homicide, tentant par cet acte odieux de gagner la faveur de ses employeurs, quand il s’était aperçu que Valentin avait filé à l’anglaise en direction du centre de l’Ile.

Sombre histoire, se dit Valentin en frissonnant. Plus d’une fois, alors qu’il suivait les sentiers de la forêt, il se retourna nerveusement pour regarder derrière lui, s’attendant presque à voir l’homme à la barbe noire lancé à sa poursuite.

Mais il n’eut pas de poursuivants. Vers le milieu de l’après-midi, Valentin arriva en vue de la Terrasse du Renoncement et il vit dans le lointain la blanche paroi verticale de la Troisième Falaise.

Personne ne risquait de remarquer un pèlerin clandestin se déplaçant tranquillement au milieu de toute cette multitude. Il pénétra sur la Terrasse du Renoncement avec une expression qu’il espérait être innocente, comme s’il était parfaitement en droit de se trouver là. La terrasse était vaste et opulente, avec une rangée de hauts bâtiments de pierre bleu foncé à son extrémité orientale et un bosquet d’arbres de bassa juste devant. Valentin glissa dans son sac une demi-douzaine de tendres et succulents fruits de bassa et se dirigea vers la fontaine de la terrasse où il se débarrassa de la saleté accumulée pendant sa première journée de marche. S’enhardissant, il trouva le réfectoire et se servit de potage et de ragoût. Et, tout aussi désinvolte que lorsqu’il était arrivé, il s’esquiva par l’autre extrémité de la terrasse au moment où la nuit commençait à tomber.

Il se fit une nouvelle fois un lit de fortune dans la forêt, sommeillant et se réveillant à plusieurs reprises en sursaut à la pensée de Farssal. Dès qu’il fit assez jour, il se leva et reprit la route. La stupéfiante muraille blanche de la Troisième Falaise se dressait au-dessus de la forêt devant lui. Il marcha toute la journée et toute la journée du lendemain, et pourtant il n’avait pas l’impression de se rapprocher de la falaise. Il estima qu’à pied, à travers ces bois, il ne parcourait pas plus de vingt-cinq à trente kilomètres par jour ; il pouvait y en avoir encore quatre-vingts à cent vingt jusqu’à la Troisième Falaise. Et après, quelle distance y avait-il jusqu’au Temple Intérieur ? Le trajet risquait de lui prendre plusieurs semaines. Il continua d’avancer. Ses foulées devenaient de plus en plus élastiques ; cette vie dans la forêt lui convenait parfaitement.

Le quatrième jour, Valentin atteignit la Terrasse de l’Ascension. Il fit une brève halte pour se restaurer, dormit dans un paisible bosquet et, le lendemain matin, reprit la route jusqu’au pied de la Troisième Falaise.

Il ignorait tout du mécanisme qui permettait aux flotteurs de faire l’ascension des murailles des falaises. D’où il était, il voyait la petite installation de la station de flotteurs, quelques habitations, plusieurs acolytes travaillant dans un champ, des flotteurs empilés au pied de la falaise. Il se demanda s’il allait attendre l’obscurité pour s’emparer d’un flotteur et essayer de le manœuvrer, mais il écarta cette solution : s’élever sans aide à cette vertigineuse hauteur en utilisant du matériel qu’il ne connaissait pas lui paraissait trop risqué. Et il lui déplaisait encore plus de forcer les acolytes à l’aider.

Il ne restait qu’une option. Il nettoya sa robe souillée par le voyage, afficha un air de suprême autorité et s’avança d’une démarche digne vers la station de flotteurs.

Les acolytes – ils étaient trois – le regardèrent approcher d’un air soupçonneux.

— Les flotteurs sont-ils prêts pour l’ascension ? demanda-t-il.

— Vous êtes appelé sur la Troisième Falaise ?

— Absolument.

Valentin les gratifia de son plus éblouissant sourire, leur laissant voir, en même temps, un fond de confiance, de force et d’absolue sûreté de lui-même.

— Je suis Valentin d’Alhanroel, reprit-il d’un ton cassant, et je réponds à une convocation extraordinaire de la Dame. On m’attend en haut pour m’escorter jusqu’au Temple Intérieur.

— Pourquoi n’en avons-nous pas été informés ?

— Comment le saurais-je ? fit Valentin en haussant les épaules. Quelqu’un a visiblement fait une erreur. Vais-je devoir attendre ici jusqu’à ce que les documents arrivent ? La Dame devrait-elle m’attendre ? Allez, mettez les flotteurs en marche !

— Valentin d’Alhanroel… convocation extraordinaire de la Dame…

Les acolytes fronçaient les sourcils, secouaient la tête, se regardaient d’un air gêné.

— Cela est tout à fait irrégulier. Qui doit vous escorter là-haut, avez-vous dit ?

Valentin prit une longue inspiration.

— La Haute Interprète Tisana de Falkynkip en personne a été envoyée pour m’accueillir ! proclama-t-il d’une voix retentissante. Devra-t-elle attendre, elle aussi, que vos tergiversations arrivent à leur fin ? Êtes-vous prêts à assumer la responsabilité de ce retard ? Vous connaissez le caractère de la Haute Interprète !

— C’est vrai, c’est vrai, acquiescèrent nerveusement les acolytes en échangeant des hochements de tête comme si cette personne existait réellement et avait des flambées de colère particulièrement redoutables.

Valentin comprit qu’il avait partie gagnée. Avec des gestes vifs et impatients, il les mobilisa pour accomplir leur tâche et, quelques instants plus tard, il était à bord d’un flotteur et s’élevait sereinement vers la plus haute et la plus sacrée des trois falaises de l’Île du Sommeil.

10

Au sommet de la Troisième Falaise, l’air était clair, pur et frais, car l’Île à cet endroit s’élevait à plusieurs milliers de mètres au-dessus du niveau de la mer, et tout là-haut, sur l’aire de la Dame, la végétation était tout à fait différente de celle des deux niveaux inférieurs. Les arbres étaient de haut fût, avec des feuilles circulaires des branches symétriques, et les buissons et les plantes qui les environnaient avaient une vigueur subtropicale, larges feuilles vernissées et tiges robustes. Valentin se retourna, mais d’où il était, il ne pouvait voir l’océan, seulement le moutonnement de la forêt sur la Seconde Falaise, et il apercevait la Première Falaise dans le lointain. Une allée à l’élégant dallage de pierre partait du bord de la Troisième Falaise en direction de la forêt. Sans hésiter, Valentin s’y engagea. Il n’avait aucune idée de la topographie des lieux et savait seulement qu’il y avait plusieurs terrasses dont la dernière était la Terrasse de l’Adoration où l’on attendait d’être appelé par la Dame. Il n’espérait pas atteindre les abords du Temple Intérieur sans s’être fait arrêter ; mais il avait l’intention d’aller aussi loin que possible, et lorsqu’il serait appréhendé, il donnerait son nom et demanderait qu’il soit transmis à la Dame, et pour le reste, il s’en remettrait à sa miséricorde et à sa grâce. Il fut arrêté avant même d’atteindre la première terrasse de la Troisième Falaise.

Cinq acolytes, revêtus des robes de la haute hiérarchie, sortirent de la forêt et se déployèrent calmement en travers du chemin. Il y avait trois hommes et deux femmes, tous d’un âge très avancé, et ils ne manifestaient pas la moindre crainte de lui.

L’une des femmes, tête chenue, lèvres minces, yeux noirs et perçants, prit la parole :

— Je suis Lorivade, de la Terrasse des Ombres, et je vous demande au nom de la Dame d’expliquer votre présence ici.

— Je suis Valentin d’Alhanroel, répondit-il d’un ton paisible, je suis la chair de la chair de la Dame, et je vous demande de me mener à elle.

L’impudence de cette déclaration n’amena pas un seul sourire sur les lèvres des hauts dignitaires.

— Vous prétendez être apparenté à la Dame ? demanda Lorivade.

— Je suis son fils.

— Son fils s’appelle Valentin, et il est Coronal sur le Mont du Château. Quelle est cette folie ?

— Transmettez à la Dame la nouvelle que son fils Valentin a traversé la Mer Intérieure et tout le continent de Zimroel pour venir à elle et qu’il est blond, et je ne vous demanderai rien de plus.

— Vous portez la robe de la Seconde Falaise, intervint l’un des hommes qui entouraient Lorivade. Il vous était interdit de faire l’ascension.

— Je comprends parfaitement cela, fit Valentin en soupirant. L’ascension était interdite, illégale et présomptueuse. Mais j’invoque la raison d’État. Si l’on tarde à transmettre mon message à la Dame, vous en assumerez la responsabilité.

— Nous n’avons pas ici l’habitude de recevoir des menaces, déclara Lorivade.

— Je ne menace personne. Je parle seulement de conséquences inévitables.

— C’est un dément, fit une femme à la droite de Lorivade. Nous allons devoir l’interner et le traiter.

— Et donner un blâme à l’équipe du bas, dit un homme.

— Et découvrir de quelle terrasse il vient et comment on a pu l’autoriser à s’en écarter, dit un autre.

— Tout ce que je vous demande, c’est de transmettre mon message à la Dame, dit calmement Valentin.

Ils l’entourèrent et le firent avancer à vive allure le long du chemin forestier jusqu’à une clairière où étaient garés trois flotteurs et où attendaient de nombreux acolytes dans la force de l’âge. De toute évidence, tout était prêt pour faire face à une situation tendue. Lorivade fit signe à l’un des acolytes et lança quelques ordres brefs ; puis les cinq dignitaires montèrent à bord d’un des flotteurs qui les emporta aussitôt.

Plusieurs acolytes se dirigèrent vers Valentin. Ils l’empoignèrent sans ménagement et le poussèrent vers un des flotteurs. Il leur signala en souriant qu’il n’avait pas l’intention de leur opposer de résistance, mais ils ne relâchèrent pas leur étreinte et le jetèrent brutalement sur un siège. Le flotteur s’éleva et, à un signal, les montures qui y étaient attelées commencèrent à trotter en direction de la terrasse toute proche.

La Terrasse des Ombres comprenait de grands bâtiments bas et de vastes esplanades de pierre. Les ombres auxquelles elle devait son nom étaient noires comme de l’encre, de mystérieux pans de nuit qui engloutissaient tout et s’étendaient sur les sculptures de pierre abstraites en prenant des formes étrangement significatives. Mais la tournée de la terrasse de Valentin fut brève. Le flotteur s’arrêta devant un bâtiment bas et nu, dépourvu de fenêtres ; une porte parfaitement ajustée s’ouvrit à la plus légère poussée, glissant silencieusement sur ses gonds ; on le fit pénétrer à l’intérieur.

La porte se referma sans laisser de trace dans le mur. Il était prisonnier.

La pièce était carrée, basse de plafond et sinistre. Une unique veilleuse projetait une douce lueur verdâtre. Un purificateur, un lavabo, une commode et un matelas composaient tout le mobilier. Allaient-ils transmettre son message à la Dame ? Ou bien allaient-ils le laisser moisir ici pendant qu’ils enquêtaient sur sa venue irrégulière sur la Troisième Terrasse, gaspillant des semaines en recherches bureaucratiques ?

Une heure s’écoula, puis une seconde et une troisième. Il pria pour qu’on lui envoie un interrogateur, un inquisiteur, n’importe qui, mais tout plutôt que ce silence, cette inaction, cette solitude. Il se mit à compter les pas. La pièce n’était pas exactement carrée : la longueur des murs faisait dans un sens un pas et demi de plus que dans l’autre. Il chercha les contours de la porte, mais ne réussit pas à les trouver. L’ajustement était parfait, mais cette petite merveille de construction ne l’égaya guère. Il s’inventa des dialogues et les enjoliva en silence : Valentin et Deliamber, Valentin et la Dame, Valentin et Carabella, Valentin et lord Valentin. Mais il se lassa vite de cette distraction.

Il entendit un léger crissement et pivota pour voir une fente s’ouvrir dans le mur et un plateau glisser à l’intérieur de la cellule. On lui avait donné du poisson et une grappe de raisin éburnéen, avec un gobelet de jus de fruit rouge et frais.

— Pour ce repas, je vous remercie de tout cœur, s’écria-t-il.

Il palpa le mur, cherchant l’endroit par où le plateau était entré. Nulle trace.

Il mangea en s’inventant d’autres dialogues, conversant en esprit avec Sleet, avec la vieille interprète des rêves Tisana, avec Zalzan Kavol et le capitaine Gorzval. Il leur posait des questions sur leur enfance, sur leurs rêves et leurs espoirs, sur leurs opinions politiques et leurs goûts en matière de nourriture, de boisson et d’habillement. Mais au bout d’un moment, il se fatigua de nouveau de ce jeu et il s’étendit pour dormir.

Il dormit d’un sommeil léger, des assoupissements peu profonds entrecoupés au moins une demi-douzaine de fois de languissantes périodes de veille. Ses rêves étaient fragmentés, la Dame, Farssal, le Roi des Rêves, le chef de la tribu métamorphe et la haute dignitaire Lorivade s’y succédèrent, mais ils ne prononçaient que des paroles obscures et confuses. Quand il se réveilla finalement, il trouva dans la pièce un petit déjeuner servi sur un plateau. Une longue journée s’écoula.

Jamais il n’avait vécu une journée aussi interminable. Il n’y avait absolument rien à faire, rien, rien du tout, un néant, une interminable grisaille. Il aurait bien jonglé avec ses assiettes, mais elles étaient beaucoup trop légères et il aurait eu l’impression de jongler avec des plumes. Il essaya de jongler avec ses bottes, mais il n’en avait que deux et jongler avec deux objets n’était pour lui qu’un jeu d’enfant. Il résolut en désespoir de cause de jongler avec ses souvenirs, revivant tout ce qui lui était arrivé depuis Pidruid, mais la perspective de passer une infinité d’heures à faire cela l’épouvanta. Il médita jusqu’à ce que ses oreilles commencent à bourdonner de fatigue. Il s’accroupit au centre de la pièce, mais la tension d’esprit qu’il lui fallait fournir n’était guère divertissante.

La seconde nuit, Valentin fit une tentative pour entrer en communication avec la Dame. Il se disposa à dormir, mais au moment où il se sentit sombrer dans l’inconscience, il s’efforça de glisser dans un état intermédiaire, aux franges du sommeil et de la veille, une sorte d’état de transe. L’entreprise était délicate, car s’il se concentrait trop intensément, il allait retrouver l’état de veille, et s’il se détendait trop, il allait basculer dans le sommeil. Il resta longtemps à ce point d’équilibre, regrettant de ne pas avoir saisi l’occasion, pendant les heures creuses de son voyage à travers Zimroel, de demander à Deliamber de l’initier dans cette matière. Finalement, il projeta son esprit hors de lui.

Mère ?

Il imagina son âme s’envolant de la Terrasse des Ombres et flottant vers l’intérieur de l’Ile, survolant terrasse après terrasse, jusqu’au cœur de la Troisième Falaise, jusqu’au Temple Intérieur, jusqu’à la chambre où reposait la Dame de L’Ile.

Mère, c’est Valentin. C’est Valentin, ton fils. J’ai tant de choses à te dire, et tant à te demander ! Mais j’ai besoin de ton aide pour pouvoir te rejoindre.

Valentin restait immobile. Il était d’une absolue sérénité. Il sentait dans son esprit un rayonnement pur et blanc.

Mère, je suis, sur la Troisième Falaise, dans une cellule de la Terrasse des Ombres. Je suis arrivé jusque-là, mère. Mais je ne puis aller plus loin. Fais-moi appeler, mère !

Mère…

— Ma Dame…

Mère…

Il sombra dans le sommeil.

Le rayonnement subsistait. Il perçut les premiers tintements annonciateurs d’un rêve, l’ouverture, les premières sensations d’un contact qui s’établissait. Des visions lui vinrent. Il n’était plus emprisonné. Il était allongé sous le firmament étoilé sur une grande plateforme circulaire de pierre finement polie, qui ressemblait à un autel, et il vit venir vers lui une femme aux cheveux d’ébène lustrés, qui s’agenouilla près de lui et, l’effleurant de la main, lui dit d’une voix affectueuse :

— Tu es mon fils, Valentin, et devant tout Majipoor je te reconnais comme mon fils et te convoque sur-le-champ à mes côtés.

Ce fut tout. Lorsqu’il s’éveilla, il n’avait d’autre souvenir de son rêve que cela.

Ce matin-là, il n’y avait pas de plateau de petit déjeuner qui l’attendait. Était-ce donc vraiment le matin, ou s’était-il réveillé au beau milieu de la nuit ? Les heures passèrent. L’avait-on oublié ? Avait-on l’intention de le laisser mourir de faim ? À cette perspective, il sentit un frisson de terreur le parcourir. Était-ce une amélioration par rapport à l’ennui qu’il avait connu ? Il se dit que tout bien considéré, il préférait l’ennui à la terreur, même si sa préférence était légère. Il appela, mais en sachant que c’était inutile. Il était muré comme dans un tombeau. Un tombeau. Valentin contempla d’un œil morne l’empilement de vieux plateaux contre le mur opposé. Il évoqua les plaisirs et les joies de la nourriture, les saucisses des Lii, le poisson que Khun et Sleet avaient fait griller sur les berges de la Steiche, le goût du fruit du dwikka, la saveur piquante du vin de feu à Pidruid. Sa faim devenait pressante. Et il avait peur. Il ne s’ennuyait plus du tout maintenant ; il avait peur. Ils s’étaient peut-être réunis et l’avaient condamné à mort pour folie incurable.

Les minutes. Les heures. Une demi-journée s’était déjà écoulée depuis son réveil.

C’était de la folie de penser qu’il pouvait atteindre l’esprit de la Dame dans son sommeil. Folie de s’imaginer qu’il pouvait sans effort laisser flotter son âme jusqu’au Temple Intérieur et recevoir l’aide de la Dame. Folie de croire qu’il pouvait reconquérir le Mont du Château, si tant est qu’il ait jamais été sien. Il s’était propulsé sur la moitié de la surface de la planète avec sa folie pour seule force motrice, et maintenant, se dit-il avec amertume, je vais recevoir la récompense de ma présomption et de mon aveuglement.

Enfin il entendit le léger crissement familier. Mais ce n’était pas la fente par laquelle passaient les plateaux. C’était la porte.

Deux dignitaires chenus pénétrèrent dans la cellule. Ils le gratifièrent d’un regard empreint d’une frustration amère et morose.

— Êtes-vous venus m’apporter mon petit déjeuner ? demanda Valentin.

— Nous sommes venus, répondit le plus grand, vous conduire au Temple Intérieur.

11

Il insista pour prendre un peu de nourriture avant de partir – sage précaution, car le trajet s’avéra fort long et leur prit le reste de la journée, en flotteur couvert tiré par des montures. Assis de chaque côté de lui, les deux hauts dignitaires gardèrent un silence glacial pendant tout le voyage. Quand il leur posait une question – par exemple le nom d’une des terrasses qu’ils traversaient –, ils répondaient aussi brièvement que possible et refusaient d’alimenter la conversation.

La Troisième Falaise comprenait de nombreuses terrasses – Valentin cessa de les compter après la septième, et elles étaient beaucoup plus rapprochées que sur les falaises extérieures et n’étaient séparées que par des bandes de forêt symboliques. Cette zone centrale de l’Île semblait fort active et peuplée.

Au crépuscule, ils atteignirent la Terrasse de l’Adoration, un espace occupé par de paisibles jardins et des bâtiments bas blanchis à la chaux. Comme toutes les terrasses, elle était circulaire, mais beaucoup plus petite que les autres, située comme elle l’était au cœur de l’Ile, un petit anneau dont on pouvait parcourir à pied toute la circonférence en une ou deux heures, alors qu’il aurait fallu des mois pour faire le circuit de l’une des terrasses de la Première Falaise. De vieux arbres noueux aux feuilles ovales et serrées poussaient à intervalles réguliers le long du rempart. Des plantes grimpantes s’entrelaçaient entre les bâtiments et il y avait une profusion de petites cours décorées de minces colonnettes de pierre noire polie et ornées de buissons en fleurs. Les serviteurs de la Dame se déplaçaient tranquillement par deux ou par trois dans cette paisible enceinte. On conduisit Valentin dans une chambre beaucoup plus plaisante que la dernière où il avait vécu, avec une baignoire encastrée, un lit tentant, des fenêtres donnant sur un jardin et des corbeilles de fruits sur la table. Les hauts dignitaires le laissèrent seul. Il prit un bain, grignota des fruits et attendit la suite des événements. Il dut attendre une bonne heure, puis on frappa à la porte et une voix douce demanda s’il désirait dîner. Une table roulante pénétra dans la pièce, portant une chère plus substantielle que ce qu’il avait eu depuis son arrivée sur l’Île – des viandes grillées, des courgettes bleues ingénieusement farcies avec un hachis de poisson, et un pichet d’une boisson fraîche qui ressemblait à s’y méprendre à du vin. Valentin mangea avec voracité. Après quoi, il resta longtemps debout devant ses fenêtres, scrutant l’obscurité. Il ne voyait rien, il n’entendait rien. Il alla tourner la poignée de sa porte : fermée. Ainsi, il était encore prisonnier, même si le cadre était beaucoup plus agréable qu’auparavant.

Il dormit d’un sommeil sans rêves. Un flot de lumière dorée ruisselant dans sa chambre le réveilla. Il prit un bain. Le même serviteur discret apparut, apportant un petit déjeuner composé de saucisses et d’une compote de fruits roses. À peine avait-il terminé que deux graves dignitaires entrèrent à leur tour et lui annoncèrent :

— Vous êtes convoqué ce matin par la Dame. Ils le conduisirent à travers un jardin d’une fantastique beauté et sur une fragile passerelle de pierre d’un blanc très pur qui enjambait un étang aux eaux sombres dans lequel des poissons dorés nageaient en décrivant d’étincelantes arabesques. Plus loin s’étendait une pelouse merveilleusement entretenue. En son centre s’élevait un grand bâtiment à un seul étage, d’une forme extraordinairement délicate, rayonnant comme les branches d’une étoile à partir d’un centre circulaire. Cela ne peut être que le Temple Intérieur, se dit Valentin.

Il se sentait tout tremblant. Après il ne savait combien de mois, il avait enfin atteint le but de son voyage, le seuil du royaume de cette mystérieuse femme qu’il imaginait être sa mère. Enfin il y était arrivé ; et si tout cela se révélait n’être qu’une aberration, une chimère, une épouvantable méprise, s’il n’était personne de particulier, rien qu’un blond vagabond de Zimroel, dépouillé de ses souvenirs par quelque accident stupide et gonflé d’ambitions extravagantes par des compagnons malavisés ? Cette pensée lui était insupportable. Si la Dame le répudiait maintenant, si elle le reniait… Il pénétra dans le temple.

Toujours flanqué des deux dignitaires, Valentin traversa un interminable hall d’entrée gardé tous les cinq mètres par de raides guerriers au masque impénétrable et entra dans une pièce octogonale, avec des murs de belle pierre blanche et une fontaine, octogonale elle aussi, qui en occupait le centre. La lumière du matin pénétrait dans la pièce par une ouverture à huit côtés. Dans chaque angle se tenait une silhouette grave revêtue de la robe de la haute hiérarchie. Valentin, éberlué, les regarda l’une après l’autre, mais il ne lut sur leurs visages aucune cordialité, rien qu’une sorte de désapprobation pincée. Une unique note retentit, s’enfla lentement et s’évanouit, et quand le silence revint, la Dame de l’Île était dans la pièce.

Elle ressemblait beaucoup à la silhouette que Valentin avait si souvent vue en rêve. C’était une femme d’âge mûr et de taille moyenne, le teint bistré, les cheveux noirs et brillants, des yeux remplis de douceur, des lèvres pleines sur lesquelles semblait flotter un sourire perpétuel et – mais oui – une fleur derrière l’oreille et le front ceint d’un diadème d’argent. Une aura semblait l’entourer, un nimbe, une auréole de force, d’autorité et de majesté, comme il seyait à la Puissance de Majipoor qu’elle était, mais il n’était pas préparé à cela, s’attendant seulement à trouver une femme affectueuse et maternelle et ayant oublié qu’elle était une reine, une grande prêtresse et presque une déesse. Il resta sans voix devant elle pendant qu’elle l’observait longuement par-dessus la fontaine, posant sur son visage un regard à la fois léger et pénétrant. Puis elle fit un geste brusque de la main qui ne pouvait être interprété que comme un congédiement. Il n’était pas adressé à Valentin, mais aux dignitaires. Cela mit un terme à leur froideur marmoréenne. Ils se regardèrent, visiblement décontenancés. La Dame répéta son geste, un petit coup sec du poignet, et un éclair impérieux, d’une intensité presque insoutenable, passa dans son regard. Trois ou quatre des dignitaires quittèrent la pièce ; les autres ne mettaient aucun empressement à obtempérer, comme s’ils se refusaient à croire que la Dame avait l’intention de rester en tête à tête avec le prisonnier. Pendant un instant, il sembla qu’un troisième geste de la main allait être nécessaire lorsqu’un des plus âgés et des plus imposants des dignitaires tendit vers elle un bras tremblant dans un geste de protestation. Mais le regard que la Dame darda sur lui lui fit baisser le bras. Tous ceux qui restaient se retirèrent lentement. Valentin résista à l’impulsion de ployer le genou.

— Je n’ai aucune idée de la manière dont il faut vous rendre hommage, commença-t-il d’une voix à peine audible. Je ne sais pas non plus, ma Dame, comment je dois m’adresser à vous pour ne pas vous offenser.

— Il suffira, Valentin, répondit-elle d’une voix calme que tu m’appelles mère.

À ces mots, il resta frappé de stupeur. Il fit quelques pas chancelants dans sa direction, et s’immobilisa, les yeux écarquillés.

— C’est vrai ? demanda-t-il dans un souffle.

— Cela ne fait aucun doute.

Il sentait ses pommettes enflammées et demeurait frappé d’impuissance, pétrifié par sa grâce. Elle lui fit signe d’approcher en remuant à peine le bout des doigts, et il se mit à trembler comme une feuille.

— Approche-toi, dit-elle. As-tu peur ? Approche-toi de moi, Valentin !

Il traversa la pièce, contourna la fontaine et arriva devant elle. Elle glissa les mains dans les siennes. Immédiatement, il sentit une décharge d’énergie le parcourir, une pulsation sensible, tangible, quelque chose de voisin de ce qu’il avait ressenti quand Deliamber l’avait touché pour accomplir ses pratiques de magie, mais d’une puissance infiniment supérieure, infiniment plus effrayante. Il aurait voulu dégager ses mains après cette première décharge, mais elle le retenait et il n’avait pas la force de le faire, et les yeux de la Dame, tout proches des siens, semblaient lire jusqu’au fond de son âme et pénétrer ses mystères.

— Oui, fit-elle finalement, par le Divin, c’est bien toi, Valentin. Ton corps est changé, mais ton âme est bien telle que je l’ai faite ! Oh, Valentin, Valentin, que t’ont-ils fait ? Qu’ont-ils fait à Majipoor ?

Elle pressa ses mains et l’attira vers elle. Il se retrouva dans ses bras, la Dame se dressant sur la pointe des pieds pour mieux l’étreindre, et il la sentait trembler. Ce n’était plus une déesse, mais une femme, une mère serrant contre elle son fils tourmenté. Il trouvait dans cet embrassement plus de paix qu’il n’en avait connu depuis son apparition à Pidruid et il s’accrochait à elle en priant pour qu’elle ne mette pas fin à cette étreinte.

Puis elle fit un pas en arrière et l’examina en souriant.

— Ils t’ont au moins donné un corps séduisant. Rien de commun avec ce que tu étais naguère, mais plaisant à l’œil, robuste et plein de santé. Ils auraient pu faire bien pire. Ils auraient pu faire de toi quelqu’un de souffreteux, de rachitique ou de contrefait, mais je suppose qu’ils n’en ont pas eu le courage, sachant qu’ils seraient châtiés au centuple pour tous leurs forfaits.

— Qui, mère ?

La question parut la surprendre.

— Qui ? Mais Barjazid et les siens !

— Je ne sais rien, mère, dit Valentin, hormis ce qui m’est venu en rêve, et même cela est nébuleux et confus.

— Et que sais-tu ?

— Je sais qu’on m’a dépouillé de mon corps, qu’à la suite de je ne sais quel maléfice du Roi des Rêves on m’a abandonné tel que tu me vois devant Pidruid et que quelqu’un d’autre, je pense qu’il pourrait s’agir de Dominin Barjazid, règne maintenant du haut du Mont du Château. Mais je sais tout cela de la manière la plus douteuse.

— Tout cela est vrai, déclara la Dame.

— Et quand cela s’est-il passé ?

— Au début de l’été, répondit-elle, alors que tu effectuais le Grand Périple sur Zimroel. J’ignore comment ils ont procédé, mais une nuit, pendant que je dormais, j’ai ressenti une violente douleur, un déchirement, comme si l’on venait d’arracher le cœur de la planète, et je me suis réveillée en sachant que quelque chose de funeste et de monstrueux venait de se produire. J’ai projeté mon âme vers toi, mais je n’ai pu t’atteindre. Je ne trouvais plus que le silence et le vide là où tu étais. Et pourtant ce silence était différent de celui qui m’a accablée quand Voriax a disparu, car je sentais encore ta présence, mais hors de ma portée, comme si on avait interposé entre nous une épaisse plaque de verre. J’ai immédiatement demandé des nouvelles du Coronal. Il est à Tilomon, m’a-t-on répondu. Et va-t-il bien ? ai-je demandé. Oui, m’a-t-on assuré, il va bien et doit s’embarquer aujourd’hui même pour Pidruid. Mais je ne pouvais entrer en contact avec toi, Valentin. J’ai projeté mon âme, comme je l’avais fait pendant des années, dans toutes les parties du monde, et tu étais partout et nulle part en même temps. J’avais peur, j’étais bouleversée, Valentin, mais je ne pouvais rien faire d’autre que chercher et attendre. Je reçus la nouvelle que lord Valentin avait débarqué à Pidruid, qu’il était l’invité du maire de la ville, et j’eus une vision de lui par-delà tout le continent, et son visage était le visage de mon fils. Mais son esprit était autre, et il m’était fermé. J’ai essayé d’envoyer un message, mais je ne pouvais l’atteindre. Et finalement j’ai commencé à comprendre.

— Savais-tu où j’étais ?

— Au début, non. Ils t’avaient si bien ensorcelé que ton esprit était totalement changé. Nuit après nuit, je projetais mon âme sur Zimroel à ta recherche – je négligeais, tout le reste ici, mais cette substitution de Coronal n’était pas une mince affaire – et je crus percevoir, des lueurs, un fragment de ton être véritable, et au bout d’un certain temps, je réussis à établir que tu étais vivant, que tu étais au nord-ouest de Zimroel, mais il n’était toujours pas question de t’atteindre. Il me fallait attendre que tu reprennes conscience de qui tu étais, que l’effet du sortilège commence à se dissiper et que ton esprit véritable te soit rendu, au moins partiellement.

— Il est encore loin d’être entier, mère.

— Je sais. Mais je pense que nous pourrons y remédier.

— Quand as-tu finalement réussi à m’atteindre ?

Elle réfléchit quelques instants.

— C’était près de la cité Ghayrog, je crois, près de Dulorn, et au début, je ne t’ai vu que par le biais de ceux qui t’entouraient et qui apprenaient en rêve la vérité à ton sujet. Je suis entrée en contact avec leur esprit, j’ai clarifié et décanté ce qui s’y trouvait et je me suis aperçue que ton âme les avait marqués de son empreinte et qu’ils savaient mieux que toi-même ce qui t’était arrivé. C’est ainsi que j’ai pu tourner autour de toi pour commencer, avant de réussir à pénétrer en toi. Et à partir de ce moment-là, la connaissance de ta précédente identité s’est approfondie, et je me suis efforcée, malgré les milliers de kilomètres qui nous séparaient, de te guérir et de t’attirer vers moi. Mais ce fut loin d’être facile. Le monde des rêves, Valentin, est un monde ardu et mouvant, même pour moi, et tenter de le contrôler est aussi difficile qu’essayer d’écrire un livre sur le sable, au bord de l’océan. La marée remonte et efface presque tout, et il n’y a plus qu’à recommencer. Mais enfin te voici.

— L’as-tu su, quand j’ai abordé dans l’Île ?

— Oui, je l’ai su. J’ai senti que tu étais à proximité.

— Et pourtant tu m’as laissé me traîner de terrasse en terrasse !

— Il y a des millions de pèlerins sur les terrasses extérieures, dit-elle en riant. Te sentir était une chose, te repérer avec précision en était une autre, beaucoup plus difficile. De plus, tu n’étais pas encore prêt à venir jusqu’à moi, pas plus que je n’étais prête à te recevoir. Je te mettais à l’épreuve, Valentin. Je t’observais de loin pour savoir si beaucoup de ton âme avait survécu, s’il restait en toi un peu du Coronal. Avant de te reconnaître, il me fallait savoir cela.

— Et alors, reste-t-il en moi beaucoup de lord Valentin ?

— Énormément. Beaucoup plus que tes ennemis ne pourraient le soupçonner. Leur plan était défectueux : ils ont cru t’éliminer, alors qu’ils n’ont fait que provoquer l’embrouillement, la confusion de tes idées.

— N’auraient-ils pas été mieux avisés en se débarrassant définitivement de moi plutôt que de mettre mon âme dans un autre-corps ?

— Certainement, répondit la Dame, mais ils n’ont pas osé. Ton esprit a été oint, Valentin. Ces Barjazid sont des brutes superstitieuses. Ils acceptent, semble-t-il, de courir le risque de renverser un Coronal, pas de le supprimer, de peur que son esprit ne se venge. Et leur lâcheté entraînera la faillite de leur machination.

— Crois-tu que je pourrai un jour retrouver ma position ? demanda doucement Valentin.

— En doutes-tu ?

— Barjazid a le visage de lord Valentin. Le peuple l’accepte comme Coronal. Il a le contrôle du pouvoir du Mont du Château. Je n’ai guère qu’une douzaine de partisans et je suis inconnu. Si je me proclame Coronal légitime, qui me croira ? Et alors, combien de temps Dominin Barjazid me laissera-t-il avant de se débarrasser de moi, comme il aurait dû le faire à Tilomon ?

— Tu as le soutien de la Dame, ta mère.

— As-tu donc une armée, mère ?

— Non, je n’ai pas d’armée, répondit la Dame avec un sourire très doux. Mais je suis une Puissance de Majipoor, ce qui n’est pas à négliger. J’ai la force que me confèrent la justice et l’amour, Valentin. Mais j’ai aussi ceci.

Elle porta la main au bandeau d’argent qui lui ceignait le front.

— Ce qui te sert à transmettre les messages ? demanda Valentin.

— Oui, ce qui me permet d’entrer en contact avec les esprits sur toute la surface de Majipoor. Je n’ai pas le pouvoir de contrôler et de diriger qu’ont les Barjazid grâce à leurs appareils, mais je peux communiquer, je peux guider, je peux influencer. Je te remettrai un de ces bandeaux avant que tu quittes l’Ile.

— Et je traverserai tranquillement Alhanroel, envoyant aux citoyens du continent des messages d’amour, en attendant que Dominin Barjazid descende du Mont pour me rendre le trône ?

Les yeux de la Dame lancèrent le même éclair de colère que celui que Valentin y avait surpris lorsqu’elle avait renvoyé les dignitaires.

— Quel langage tiens-tu, Valentin ? fit-elle d’un ton cassant.

— Mère…

— Oh, si, ils t’ont bien changé ! Le Valentin que j’ai mis au monde et élevé refusait d’envisager la défaite.

— Moi aussi, mère. Mais l’entreprise est si vaste et je suis si las… Et s’il faut guerroyer contre les citoyens de Majipoor – même contre un usurpateur –, mère, il n’y a pas eu de guerre sur Majipoor depuis les temps les plus reculés. Serai-je celui qui va rompre la paix ?

Le regard de la Dame était impitoyable.

— La paix est déjà rompue, Valentin, dit-elle. Il t’incombe de rétablir l’ordre dans le royaume. Un faux Coronal règne depuis près d’un an déjà. Des lois iniques et absurdes sont promulguées quotidiennement. Les innocents sont punis, les coupables prospèrent. De fragiles équilibres instaurés depuis des millénaires sont en passe d’être détruits. Quand nos ancêtres sont arrivés ici, venant de la Vieille Terre, il y a quatorze mille ans de cela, bien des erreurs ont été commises et bien des souffrances endurées avant de trouver notre système de gouvernement. Mais depuis l’époque du premier Pontife, nous avons vécu sans bouleversements d’importance, et depuis l’époque de lord Stiamot, la paix a régné sur notre planète. Maintenant, cette paix est rompue et c’est à toi qu’il incombe de remettre les choses en ordre.

— Et si je m’incline devant le fait accompli ? Si je refuse d’entraîner Majipoor dans la guerre civile ? Les conséquences seraient-elles si dramatiques ?

— Tu connais déjà les réponses à ces questions.

— J’aimerais les entendre de ta bouche, car ma résolution est vacillante.

— J’ai honte de t’entendre dire cela.

— Mère, j’ai vécu d’étranges aventures pendant ce voyage, et elles m’ont vidé d’une bonne partie de mon énergie. N’ai-je pas le droit de me remettre de mes fatigues ?

— Tu es un roi, Valentin.

— Je l’étais, peut-être, et peut-être le redeviendrai-je. Mais on m’a dérobé à Tilomon une grande part de ma noblesse. Je ne suis plus qu’un homme ordinaire. Et même les rois ne sont pas à l’abri de la fatigue et du découragement, mère.

— Le Barjazid ne gouverne pas encore en tyran absolu, reprit la Dame d’un ton plus doux que celui qu’elle venait d’employer, car cela pourrait dresser le peuple contre lui, et il est encore incertain de son pouvoir – tant que tu seras en vie. Mais il gouverne pour lui-même et pour les siens, et non pour Majipoor. Il n’a aucun sens du droit et ne fait que ce qui lui paraît utile et avantageux. À mesure que sa confiance augmentera, il en sera de même de ses crimes, jusqu’à ce que Majipoor gémisse sous la férule d’un monstre.

— Quand je ne suis pas si fatigué, je comprends bien tout cela, fit Valentin en hochant la tête.

— Pense aussi à ce qui va se produire à la mort du Pontife Tyeveras, ce qui arrivera tôt ou tard, et plus probablement tôt que tard.

— À ce moment-là, Barjazid descendra dans le Labyrinthe et deviendra un reclus sans pouvoir.

— Le Pontife n’est pas sans pouvoir et il n’est pas nécessaire qu’il vive en reclus. De ton vivant, tu n’as connu que Tyeveras, qui est devenu très vieux et de plus en plus bizarre. Mais un Pontife dans la force de l’âge est quelqu’un de très différent. Que va-t-il se passer si Barjazid devient Pontife dans cinq ans ? T’imagines-tu qu’il se résignera à trôner dans son palais souterrain comme Tyeveras le fait actuellement ? Il régnera avec fermeté, Valentin.

Elle lui jeta un regard perçant.

— Et qui deviendra Coronal, à ton avis ? Valentin secoua la tête en signe d’ignorance.

— Le Roi des Rêves a trois fils, reprit-elle. Minax est l’aîné et il est l’héritier du trône de Suvrael. Dominin est Coronal pour l’instant et deviendra Pontife, si tu choisis de le laisser faire. Qui d’autre que son frère Cristoph, le benjamin, choisira-t-il comme Coronal ?

— Mais c’est absolument contre nature qu’un Pontife offre le Mont du Château à son propre frère !

— Il est également contre nature que le fils du Roi des Rêves renverse un Coronal légitime, dit la Dame.

Un nouvel éclair passa dans ses yeux.

— Réfléchis également à ceci : lorsque le Coronal change, la Dame de l’Île change aussi ! J’irai donc finir mes jours dans le palais des anciennes Dames sur la Terrasse des Ombres, et qui viendra résider dans le Temple Intérieur ? La mère des Barjazid ! Tu comprends, Valentin, ils seront partout, ils contrôleront toute la planète !

— Il ne faut pas qu’il en soit ainsi, déclara Valentin.

— Il n’en sera pas ainsi.

— Que dois-je faire ?

— Tu embarqueras de mon port de Numinor pour Alhanroel, avec tes compagnons et d’autres que je te fournirai. Tu débarqueras dans la péninsule de Stoienzar et tu te rendras dans le Labyrinthe pour aller chercher la bénédiction de Tyeveras.

— Mais si Tyeveras est fou…

— Il n’est pas complètement fou. Il vit dans un rêve perpétuel, un rêve très étrange, mais je suis entrée en contact avec son esprit il y a peu, et le vieux Tyeveras existe encore quelque part à l’intérieur. Cela fait quarante ans qu’il est Pontife, Valentin, et avant cela, il fut Coronal pendant longtemps, et il sait comment notre planète doit être gouvernée. Si tu réussis à arriver jusqu’à lui, si tu parviens à lui démontrer que tu es le véritable lord Valentin, il t’apportera son aide. Après, il te faudra marcher sur le Mont du Château. Vas-tu te dérober à cette tâche ?

— Ma seule crainte est de plonger Majipoor dans le chaos.

— Le chaos est déjà proche. Tu n’apporteras que l’ordre et la justice.

Elle se rapprocha de lui, lui montrant ainsi le terrifiant pouvoir qui émanait d’elle, toucha sa main et dit d’une voix basse et véhémente :

— J’ai mis au monde deux fils, et dès l’instant où l’on se penchait sur le berceau, l’on savait qu’ils étaient destinés à être rois. Le premier était Voriax – tu te souviens de lui ? Je suppose que non, du moins pas encore – et il était magnifique, un homme superbe, un héros, un demi-dieu, et dès son enfance, on disait de lui sur le Mont du Château : celui-ci sera Coronal quand lord Malibor deviendra Pontife. Voriax était un prodige, mais il y avait un second fils, Valentin, aussi vigoureux et superbe que Voriax, moins friand que lui de sports et de prouesses, plus chaleureux et plus sage à la fois, qui savait, sans rien qu’on lui dise, distinguer le bien du mal, qui était dépourvu de toute cruauté et avait un caractère égal, équilibré et heureux, si bien qu’il était universellement aimé et respecté, et l’on disait de Valentin qu’il ferait encore un meilleur roi que Voriax, mais Voriax était l’aîné et serait naturellement choisi, et Valentin était condamné à ne devenir qu’un grand ministre. Et Malibor n’est pas devenu Pontife puisqu’il est mort prématurément à la chasse aux dragons, et des émissaires de Tyeveras sont venus trouver Voriax et lui ont annoncé : vous êtes Coronal de Majipoor, et le premier à ployer le genou devant lui et à faire le signe de la constellation fut son frère Valentin. Et ainsi lord Voriax régna du Mont du Château, et ce fut un bon règne, et je vins m’installer sur l’Île du Sommeil comme je le savais depuis toujours, et pendant huit ans, tout se passa bien sur Majipoor. Puis il advint ce que personne n’aurait pu prévoir, à savoir que lord Voriax mourut prématurément, comme lord Malibor avant lui, frappé à mort par une flèche perdue en chassant dans la forêt. Mais il restait Valentin, et bien qu’il fût rare pour le frère d’un Coronal de devenir Coronal à son tour, il n’y eut guère de discussion, car tout le monde s’accordait à reconnaître ses hautes compétences. C’est ainsi que lord Valentin prit possession du Château et que moi, mère de deux rois, je restai dans le Temple Intérieur, satisfaite des fils que j’avais donnés à Majipoor et certaine que le règne de lord Valentin serait à la gloire de Majipoor. Crois-tu que je puisse permettre à des Barjazid de rester longtemps sur le trône que mes fils ont occupé ? Crois-tu que je puisse supporter longtemps la vue du visage de lord Valentin masquant l’âme fangeuse d’un Barjazid ? Oh, Valentin ! tu n’es encore que la moitié de ce que tu étais, à peine la moitié, mais tu redeviendras toi-même et le Mont du Château sera tien et le destin de Majipoor ne sera pas de connaître le mal. Ne me parle plus de ta crainte de plonger Majipoor dans le chaos. Le chaos est déjà installé. Tu es le libérateur. Comprends-tu ?

— Je comprends, mère.

— Alors, viens avec moi, et je vais te rendre ton intégrité.

12

Elle l’entraîna hors de la chambre octogonale, et ils s’engagèrent dans l’un des rayons qui formaient le Temple Intérieur, passant devant les gardes raides et un groupe de dignitaires à l’air renfrogné et stupéfait, et arrivèrent dans une petite chambre claire, décorée d’éblouissantes fleurs d’une douzaine de couleurs différentes. Elle contenait un bureau façonné dans une unique plaque de darbelion luisant, un lit bas et quelques meubles. C’était, apparemment, le bureau de la Dame. Elle fit signe à Valentin de prendre un siège et prit sur le bureau deux petits flacons.

— Bois ce vin d’un seul trait, lui dit-elle en lui tendant l’un des flacons.

— Du vin, mère ? Sur l’Île ?

— Ni toi ni moi ne sommes des pèlerins. Bois.

Il déboucha le flacon et le porta à ses lèvres. L’odeur lui était familière, un bouquet à la fois poivré et doux, mais il lui fallut quelques instants pour la reconnaître : c’était le breuvage utilisé par les interprètes des songes, celui, qui contenait la drogue qui ouvrait les esprits. La Dame vida d’un trait le contenu du second flacon.

— C’est une interprétation que nous allons faire ? demanda Valentin.

— Non. Il faut rester éveillés pour ce que nous avons à faire. J’ai longtemps réfléchi à la manière dont il fallait procéder.

Elle prit sur son bureau un scintillant bandeau d’argent, identique au sien, et le lui tendit.

— Pose-le sur ton front, dît-elle. À partir de maintenant et jusqu’à ton ascension du Mont du Château, porte-le constamment, car il sera le centre de ton pouvoir.

Il posa précautionneusement le bandeau sur sa tête. Il s’adaptait parfaitement à ses tempes, lui procurant une sensation curieuse, pas vraiment à sa convenance, bien que la bande de métal fût si légère qu’il s’étonnait de la sentir. La Dame s’approcha de lui et lissa l’épaisse chevelure blonde par-dessus le bandeau.

— Des cheveux dorés, fit-elle doucement. Je n’aurais jamais cru avoir un fils aux cheveux dorés !

Après un silence, elle demanda :

— Que ressens-tu, avec le bandeau sur ton front ?

— Son étroitesse.

— Rien d’autre ?

— Rien d’autre, mère.

— Tu t’y habitueras très vite. Commences-tu à sentir les effets de la drogue ?

— Mon esprit commence à s’embrumer. Je crois que je pourrais m’endormir, si on me laissait faire.

— Le sommeil sera bientôt la dernière chose à laquelle tu aspireras, dit la Dame en tendant les deux mains vers lui. Es-tu un bon jongleur, mon fils ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

— On le dit, répondit-il en souriant.

— Très bien. Il faudra demain que tu me montres tes talents. Mais maintenant, donne-moi les mains. Les deux. Comme cela.

Elle tint pendant un instant ses mains robustes, aux jointures fines, au-dessus des siennes. Puis, d’un geste vif et décidé, elle entrecroisa leurs doigts.

Ce fut comme si l’on venait d’actionner un interrupteur, de fermer un circuit. Le choc fit chanceler Valentin. Il vacilla, faillit tomber et sentit la Dame resserrer son étreinte, le retenant pendant qu’il titubait dans la pièce. Il avait la sensation qu’on lui enfonçait un clou à la base du crâne. Il voyait tout tourner autour de lui et était incapable de contrôler ses yeux et de les fixer sur quoi que ce fût. Il ne voyait que des images brouillées et fragmentaires : le visage de sa mère, la surface luisante du bureau, les couleurs flamboyantes des fleurs, et tout cela tremblait, palpitait et tourbillonnait.

Son cœur battait la chamade. Il avait la gorge sèche et l’impression de ne plus avoir d’air dans les poumons. C’était encore plus terrifiant que lorsqu’il avait été aspiré dans le tourbillon créé par le dragon de mer et qu’il avait disparu dans les profondeurs. Ses jambes se dérobaient sous lui et, incapable de rester debout plus longtemps, il se laissa tomber à genoux, conscient malgré tout de voir la Dame s’agenouiller devant lui, son visage tout contre lui, ses doigts toujours unis aux siens, prolongeant ce terrible et torturant contact entre leurs âmes. Les souvenirs commencèrent à affluer. Il vit la magnificence gigantesque du Mont du Château et l’inimaginable énormité tentaculaire du Château du Coronal qui en couronnait l’invraisemblable sommet. Son esprit parcourait à la vitesse de l’éclair des salles de réceptions aux murs dorés et aux plafonds voûtés, des salles de banquets, des salles du conseil, des corridors larges comme des places. Partout des lumières brillaient, étincelaient et l’éblouissaient. Il sentait à ses côtés une mâle présence, un homme grand, puissant, confiant et fort qui lui tenait une main, et une femme, tout aussi forte et confiante, lui tenait l’autre, et il savait qu’il s’agissait de son père et de sa mère et que le garçon qui était juste devant lui était son frère Voriax.

— Quelle est cette salle, père ?

— La salle du Trône de Confalume.

— Et cet homme aux longs cheveux roux ? Celui qui est assis dans le grand fauteuil ?

— C’est le Coronal lord Malibor.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Est-il bête, ce Valentin ! Il ne sait même pas ce qu’est un Coronal !

— Tais-toi, Voriax. Le Coronal est le roi, Valentin. L’un des deux rois, le plus jeune. L’autre est le Pontife, qui lui-même a été Coronal avant.

— Lequel est-ce ?

— Le grand maigre, avec la barbe très noire.

— Il s’appelle Pontife ?

— Il s’appelle Tyeveras. Pontife est le titre qu’on lui donne comme roi. Il habite près de la Stoienar, mais il est ici aujourd’hui parce que le Coronal lord Malibor va se marier.

— Et est-ce que les enfants de lord Malibor seront Coronals aussi, mère ?

— Non, Valentin.

— Qui sera le prochain Coronal ?

— Personne ne le sait encore, mon fils.

— Ce sera moi ? Ce sera Voriax ?

— Cela pourrait se faire si, en grandissant, vous devenez sages et forts.

— Oh, je le serai, père ! Je le serai, je le serai ! L’image de la salle du Trône s’effaça. Valentin se vit dans une autre salle, tout aussi somptueuse, mais pas tout à fait aussi grande, et il était plus âgé, ce n’était plus un garçonnet, mais un jeune homme, et devant lui se tenait Voriax, la couronne à la constellation sur la tête, ce qui semblait le rendre quelque peu perplexe.

— Voriax ! Lord Voriax !

Valentin s’agenouilla et leva les mains en écartant les doigts. Et Voriax lui sourit et tendit la main vers lui.

— Relève-toi, frère, relève-toi. Il n’est pas convenable que tu rampes ainsi devant moi.

— Tu seras le plus aimable Coronal de toute l’histoire de Majipoor, lord Voriax.

— Appelle-moi frère, Valentin. Je suis Coronal, mais je suis encore ton frère.

— Longue vie à toi, frère ! Longue vie au Coronal ! Et d’autres se mirent à crier autour de lui :

— Longue vie au Coronal ! Longue vie au Coronal ! Mais quelque chose avait changé, bien que la salle fût la même, car lord Voriax avait disparu et c’était Valentin qui portait maintenant cette étrange couronne, et les autres l’acclamaient, s’agenouillaient devant lui et agitaient les doigts en l’air en criant son nom. Il les regardait avec étonnement.

— Longue vie à lord Valentin !

— Je vous remercie, mes amis. J’essaierai d’être digne de la mémoire de mon frère.

— Longue vie à lord Valentin !

— Longue vie à lord Valentin, murmura la Dame. Valentin cligna des yeux et resta bouche bée. Pendant quelques instants, il fut totalement désorienté, se demandant ce qu’il faisait à genoux, dans quelle pièce il se trouvait et qui était cette femme dont le visage était si proche du sien. Puis les vapeurs de son esprit se dissipèrent. Il se leva.

Il se sentait totalement transformé. De tumultueux souvenirs bouillonnaient dans son cerveau : les années passées sur le Mont du Château, ses études – toute cette histoire aride, la liste des Coronals, le catalogue des Pontifes, les ouvrages de droit constitutionnel, les interminables leçons avec ses précepteurs, l’étude de l’économie des provinces de Majipoor, son père vérifiant sans cesse son savoir, et sa mère – puis le reste, les moments de détente, les jeux, les voyages sur le fleuve, les tournois, ses amis, Elidath, Stasilaine et Tunigorn, le vin coulant à flots, les parties de chasse, les bons moments avec Voriax, tous les regards convergeant sur eux deux, princes parmi les princes, et les instants affreux à l’annonce de la mort de lord Malibor, et le mélange de crainte et de joie sur le visage de Voriax quand il fut nommé Coronal, et puis, huit ans plus tard, la délégation de princes venant trouver Valentin pour lui offrir la couronne de son frère… Il se souvenait.

Il se souvenait de tout, jusqu’à la nuit à Tilomon, où tout s’effaçait de sa mémoire. Et après cela, il n’y avait plus que le soleil de Pidruid, des pierres dévalant de l’escarpement, Shanamir debout en contre-haut avec ses montures. Il se regarda en esprit, et il lui sembla qu’il projetait une ombre double, l’une éclatante et l’autre obscure ; et il regarda à travers le voile de fallacieux souvenirs que l’on avait jeté sur son esprit à Tilomon, par-dessus un abime de ténèbres, et il retrouva l’époque où il était Coronal. Il savait maintenant que son esprit était redevenu aussi entier qu’il était susceptible de l’être.

— Longue vie à lord Valentin, répéta la Dame.

— Oui, fit-il, émerveillé, oui, je suis lord Valentin et je redeviendrai. Mère, donne-moi des vaisseaux. Le Barjazid a déjà passé trop de temps sur le trône.

— Des vaisseaux attendent à Numinor, et des gens qui me sont fidèles se mettront à ton service.

— Parfait. Il me faut maintenant rassembler mes compagnons. J’ignore sur quelle terrasse ils se trouvent, mais il faudra les trouver rapidement. Un petit Vroon, plusieurs Skandars, un étranger à la peau bleue, originaire d’un autre monde, et quelques humains. Je te donnerai leurs noms.

— Nous les trouverons, dit la Dame.

— Et je te remercie, mère, ajouta Valentin, pour m’avoir rendu à moi-même.

— Me remercier ? Pourquoi me remercier ? Je t’ai mis au monde une première fois. Tu n’as pas eu à m’en remercier. Maintenant, c’est une seconde naissance pour toi, Valentin, et s’il le faut, je le ferai une troisième fois. Espérons que ce ne sera pas nécessaire. La chance va recommencer à te sourire.

Les yeux pétillants de gaieté, elle demanda :

— Te verrai-je jongler ce soir, Valentin ? Combien de balles peux-tu garder en l’air en même temps ?

— Douze, répondit-il.

— Et les blaves savent danser. Dis-moi la vérité !

— Moins de douze, reconnut-il. Mais plus de deux. Je ferai un numéro après le dîner. Et… mère ?

— Oui ?

— Quand j’aurai réintégré le Château, j’organiserai une grande fête, et tu quitteras l’Ile, et tu viendras me voir jongler de nouveau, depuis les marches du Trône de Confalume. Je te le promets, mère. Depuis les marches du Trône.

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