LE LIVRE DES MÉTAMORPHES

1

La cité Ghayrog de Dulorn était une merveille architecturale, une ville d’une éclatante beauté de glace qui s’étendait sur trois cents kilomètres au cœur de l’immense vallée de Dulorn. Bien qu’elle couvrît une vaste superficie, elle était surtout remarquable par son développement en hauteur : de grandes tours brillantes, aux formes hardies, mais dont les matériaux étaient sévèrement limités en nombre, qui s’élevaient en cônes obliques du sol tendre et riche en gypse. Le seul matériau autorisé à Dulorn était la pierre originaire de la région, un calcaire léger, à indice de réfraction élevé, qui scintillait comme le cristal, voire comme le diamant. Les habitants de Dulorn avaient façonné dans ce matériau leurs hautes constructions terminées en pointe et les avaient agrémentées de parapets et de balcons, d’énormes arcs-boutants flamboyants, de corniches en encorbellement, de stalactites et stalagmites aux facettes chatoyantes, de passerelles semblables à de la dentelle jetées très haut au-dessus des rues, de colonnades, de dômes, de pendentifs et de pagodes. La troupe des jongleurs de Zalzan Kavol, qui approchait de la ville en venant de l’ouest, y arriva presque exactement à midi, à l’heure où le soleil brillait à la verticale et où des flammes blanches paraissaient danser le long des murs des tours titanesques. Valentin en eut le souffle coupé d’émerveillement. Quelle ville immense ! Quelle débauche de lumière et de beauté architecturale !

Dulorn comptait quatorze millions d’habitants, ce qui en faisait une des plus grandes villes de Majipoor, bien qu’en aucun cas la plus peuplée. Valentin avait entendu dire que sur le continent d’Alhanroel une ville de cette taille n’avait rien d’exceptionnel, et que même ici, sur le continent beaucoup plus agreste de Zimroel, nombreuses étaient celles qui l’égalaient ou la surpassaient. Mais il se dit que nulle autre ville ne devait égaler sa beauté. Dulorn tenait à la fois du feu et de la glace. Ses flèches resplendissantes attiraient l’attention avec insistance, comme une musique légère et irrésistible, comme les accents éclatants d’un orgue puissant déchirant les ténèbres de l’espace.

— Pas d’auberge de campagne pour nous ce soir ! cria Carabella d’une voix joyeuse. Nous aurons un hôtel, avec des draps fins et des oreillers moelleux !

— Tu crois que Zalzan Kavol se montrera aussi généreux ? demanda Valentin.

— Généreux ? fit Carabella en riant. Il n’a pas le choix. Dulorn n’a que des hôtels luxueux. Si nous passons la nuit ici, nous dormirons dans la rue ou nous dormirons comme des princes. Il n’y a pas de solution intermédiaire.

— Comme des princes, répéta Valentin. Dormir comme des princes. Pourquoi pas ?

Il lui avait fait jurer, le matin avant de quitter l’auberge, de ne souffler mot à personne des événements de la nuit précédente, ni à Sleet, ni à aucun des Skandars, ni même, si jamais elle éprouvait le besoin d’en consulter un, à un interprète des rêves. Il avait exigé d’elle de prêter serment au nom de la Dame, du Pontife et du Coronal de garder le silence. Il lui avait en outre ordonné de continuer à se conduire vis-à-vis de lui comme s’il avait toujours été et devait rester jusqu’à la fin de ses jours Valentin le jongleur itinérant. En lui arrachant ce serment, Valentin avait parlé avec une force et une noblesse dignes d’un Coronal, si bien que la pauvre Carabella, agenouillée et tremblante, avait de nouveau eu aussi peur de lui que s’il avait porté la couronne royale. Il avait mauvaise conscience à ce propos, car il était loin d’être convaincu que les rêves étranges de la nuit précédente devaient être pris au pied de la lettre. Mais il n’était pourtant pas question de les ignorer purement et simplement et il lui fallait donc prendre des précautions, garder le secret et user d’artifice. Toutes ces manœuvres produisaient sur lui un effet bizarre. Il fit également jurer à Autifon Deliamber de garder le silence, tout en se demandant dans quelle mesure il pouvait faire confiance à un Vroon et à un sorcier, mais il semblait y avoir des accents de sincérité dans la voix de Deliamber pendant qu’il promettait de mériter sa confiance.

— Et qui d’autre est au courant ? demanda Deliamber.

— Seulement Carabella. Et elle est liée par le même serment.

— Vous n’avez rien dit au Hjort ?

— À Vinorkis ? Pas un seul mot. Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Il vous observe avec beaucoup trop d’attention, répondit le Vroon. Il pose trop de questions. Je n’ai guère de sympathie pour lui.

— Ce n’est pas difficile de ne pas aimer les Hjorts, répliqua Valentin en haussant les épaules. Mais que craignez-vous de lui ?

— Il protège trop bien son esprit. Il a une aura maléfique. Gardez vos distances avec lui, Valentin, sinon il risque de vous créer des ennuis.

Les jongleurs entrèrent dans la cité et suivirent de larges avenues éblouissantes pour se rendre à leur hôtel, guidés par Deliamber qui semblait avoir un plan du moindre recoin de Majipoor gravé dans la tête. La roulotte s’arrêta devant une tour d’une hauteur remarquable et d’une impressionnante audace architecturale avec des minarets, des voûtes en ogive et de brillantes fenêtres octogonales. En descendant de la roulotte Valentin demeura saisi d’étonnement, clignant les yeux, bouche bée.

— On dirait que vous venez de recevoir un coup sur la tête, fit Zalzan Kavol d’un ton bourru. Vous n’aviez jamais vu Dulorn ?

Valentin fit un geste évasif. Sa mémoire poreuse ne lui restituait rien de Dulorn, mais quiconque avait vu une fois cette ville ne pouvait l’oublier. Cela semblait appeler un commentaire.

— Existe-t-il quelque chose de plus grandiose sur Majipoor ? demanda-t-il simplement.

— Oui, répondit le gigantesque Skandar. Une soupière de bouillon chaud. Un gobelet de bon vin. Une pièce de viande rôtie à la broche. On ne se nourrit pas de belle architecture. Le Mont du Château tout entier ne vaut pas un étron desséché pour un homme affamé.

Zalzan Kavol eut un reniflement d’autosatisfaction et, soulevant ses bagages, pénétra dans l’hôtel d’un pas décidé.

Stupéfait, Valentin cria derrière lui :

— Mais je ne parlais que de la beauté des villes.

Thelkar, habituellement le plus taciturne des Skandars, dit en s’adressant à Valentin :

— Zalzan Kavol admire Dulorn beaucoup plus que vous le croiriez. Mais il ne le reconnaîtra jamais.

— La seule ville pour laquelle il ait une admiration ouverte, intervint à son tour Gibor Haern, est Piliplok, celle où nous sommes nés. Cela lui paraîtrait déloyal de dire un seul mot en faveur de n’importe quelle autre ville.

— Chut ! s’écria Erfon Kavol. Le voilà !

Leur frère ainé venait de réapparaître à la porte de l’hôtel.

— Alors ? tonna Zalzan Kavol. Pourquoi restez-vous plantés là ? Répétition dans trente minutes !

Ses yeux jaunes flamboyaient comme ceux de quelque bête féroce. Il gronda, serra les quatre poings d’un air menaçant et disparut de nouveau.

Quel étrange patron, se dit Valentin. Il soupçonnait que sous ce pelage hirsute, dans les profondeurs, se trouvait un être plein de courtoisie, voire – qui pouvait le dire ? – de gentillesse. Mais Zalzan Kavol cultivait avec assiduité le côté bourru de son caractère.

Les jongleurs avaient été engagés pour se produire au Cirque Perpétuel de Dulorn où des festivités municipales se déroulaient à chaque heure du jour et tous les jours de l’année. Les Ghayrogs, qui formaient l’essentiel de la population de la ville et de la province environnante, ne dormaient pas la nuit, mais pendant toute une saison, deux ou trois mois d’affilée, surtout en hiver, et quand ils ne dormaient pas, ils avaient un insatiable désir de divertissements. D’après Deliamber, ils payaient bien et il n’y avait jamais assez d’artistes itinérants dans cette partie de Majipoor pour satisfaire leurs besoins.

Quand la troupe fut rassemblée pour la séance d’entraînement de l’après-midi, Zalzan Kavol annonça que leur représentation de la nuit était programmée entre la quatrième et là sixième heure après minuit. Valentin fut loin de s’en réjouir. Car cette nuit-là, il attendait avec une impatience particulière les conseils que pourraient lui apporter ses rêves, après les importantes révélations de la nuit précédente. Mais quelles chances avait-il d’avoir des rêves fructueux s’il passait la plupart des heures fertiles de la nuit sur une scène ?

— Nous pouvons dormir avant, proposa Carabella. Les rêves surviennent à n’importe quelle heure. À moins que tu n’aies pris rendez-vous pour un message.

C’était une remarque bien malicieuse pour quelqu’un qui avait tremblé de peur devant lui un peu de temps auparavant. Il sourit pour lui montrer qu’il ne lui en tenait pas rigueur – il sentait son manque de confiance en elle poindre sous la moquerie – et répondit :

— Je risque de ne pas dormir du tout, en sachant que je dois me lever si tôt.

— Demande à Deliamber de te faire un attouchement comme hier soir, suggéra-t-elle.

— Je préfère ne rien devoir à personne pour m’endormir, dit-il.

C’est ce qu’il fit, après un pénible après-midi d’entraînement et un dîner réconfortant de viande séchée et de vin bleu glacé à l’hôtel. Il avait pris une chambre pour lui seul et avant de se glisser dans les draps – des draps frais et doux, comme l’avait dit Carabella – il se recommanda à la Dame de l’Île et pria pour qu’elle lui envoie un message, ce qui était permis et fréquemment demandé, bien que rarement efficace. C’était l’aide de la Dame maintenant dont il éprouvait le plus grand besoin. S’il était en réalité un Coronal déchu, alors elle était sa mère selon la chair aussi bien que sa mère spirituelle et elle pourrait lui confirmer son identité et le diriger dans sa quête.

Pendant qu’il se laissait gagner par le sommeil, il essaya de se représenter la Dame et son Ile, de l’atteindre en franchissant en pensée les milliers de kilomètres qui les séparaient, d’établir par-dessus cette immensité une sorte de liaison qui leur permette d’entrer en contact. Mais il était handicapé par toutes les lacunes de sa mémoire. Il était vraisemblable que chaque adulte de Majipoor connaissait les traits de la Dame et la topographie de l’Île aussi bien que le visage de sa propre mère et les faubourgs de sa ville, mais l’esprit diminué de Valentin lui fournissait surtout des vides qu’il lui fallait combler grâce à son imagination et en s’en remettant au hasard. À quoi ressemblait son image pendant le feu d’artifice à Pidruid ? Un visage rond et souriant, une chevelure longue et épaisse. Très bien. Et le reste ? Supposons qu’elle ait les cheveux bruns et brillants, bruns comme ceux de ses fils lord Valentin et feu lord Voriax. Les yeux sont bruns, chauds et vifs, les lèvres pleines ; elle a de petites fossettes et de charmantes pattes d’oie aux coins des yeux. C’est une femme robuste, au port majestueux, et elle se promène dans un jardin rempli d’une végétation luxuriante et florifère, de tanigales jaunes, de camélias et d’eldirons et de thwales pourpres, toute la richesse d’une vie tropicale. Elle s’arrête pour cueillir une fleur et l’enfonce dans ses cheveux, puis elle reprend sa marche en suivant une allée de dalles de marbre blanc qui serpente entre les buissons. Puis elle débouche sur un vaste patio de pierre creusé dans la colline sur laquelle elle réside, baissant les yeux sur la suite de terrasses en gradins descendant en larges courbes jusqu’à la mer. Et elle regarde vers l’ouest, vers le lointain continent de Zimroel, elle ferme les yeux, elle pense à son fils disparu, errant, exilé dans la cité des Ghayrogs, elle rassemble ses forces et elle envoie de doux messages d’espoir et de courage à destination du proscrit de Dulorn… Valentin s’enfonça dans un profond sommeil. Et, de fait, il eut la visite de la Dame pendant qu’il rêvait. Ce ne fut pas sur le flanc de la colline, près de son jardin, qu’il la rencontra, mais dans une ville morte au milieu d’un désert, un lieu en ruine aux piliers de grès rongés par les intempéries et aux autels fracassés. Ils arrivèrent à la rencontre l’un de l’autre en venant des côtés opposés d’un forum délabré sous un clair de lune spectral. Mais le visage de la Dame était voilé et elle détournait la tête ; il la reconnut à ses lourdes boucles brunes et au parfum de la fleur d’eldiron aux pétales soyeux qu’elle portait derrière l’oreille, et il sut qu’il était en présence de la Dame de l’Ile, mais il avait besoin de son sourire pour réchauffer son âme dans ce lieu de désolation, il avait besoin du réconfort de ses doux yeux, et il ne voyait que le voile, les épaules et le profil de cette tête qui se dérobait. « Mère ? fit-il d’une voix mal assurée. Mère, c’est Valentin ! Vous ne me reconnaissez pas ? Regardez-moi, mère ! »

Elle passa en flottant près de lui, tel un spectre, et disparut entre deux colonnes brisées décorées de scènes des hauts faits des grands Coronals. « Mère ! » cria-t-il.

Le rêve était terminé. Valentin tenta de la faire revenir, mais en vain. Il s’éveilla et scruta l’obscurité, revoyant la forme voilée et cherchant une signification. Elle ne l’avait pas reconnu. Était-il si profondément transformé que même sa propre mère n’arrivait pas à savoir qui était dissimulé dans ce corps ? Ou bien n’avait-il jamais été son fils, si bien qu’il n’y avait aucune raison pour qu’elle le reconnût ? Ces questions restaient sans réponse. Si l’âme du brun lord Valentin était enchâssée dans le corps du blond Valentin, la Dame de l’Île de son rêve n’en avait rien montré et il n’en savait pas plus qu’au moment où il avait fermé les yeux.

Que de vaines chimères, se dit-il, que d’idées fumeuses, que de folies ! Il se laissa de nouveau gagner par le sommeil. Et presque aussitôt, à ce qu’il lui sembla, une main se posa sur son épaule et le secoua jusqu’à ce qu’il reprenne conscience à regret. C’était Carabella.

— Il est deux heures après minuit, lui dit-elle. Zalzan Kavol veut que nous soyons tous en bas dans la roulotte dans une demi-heure. As-tu fait un rêve ?

— Rien de concluant. Et toi ?

— Je suis restée éveillée, répondit-elle. Cela m’a paru plus sûr. Il y a des nuits où l’on préfère ne pas rêver.

Pendant qu’il commençait à s’habiller, elle demanda timidement :

— Est-ce que je partagerai encore ta chambre, Valentin ?

— Tu aimerais ?

— J’ai juré de continuer à agir avec toi comme je le faisais avant… avant de savoir. Oh, Valentin, j’ai eu si peur ! Mais oui. Oui, soyons de nouveau compagnons, et même amants. Demain soir !

— Et si je suis le Coronal ?

— Je t’en prie, ne pose pas de telles questions.

— Et si c’est vrai ?

— Tu m’as ordonné de t’appeler Valentin et de te considérer comme Valentin. Et cela, je le ferai, si tu le veux bien.

— Crois-tu que je sois Coronal ?

— Oui, murmura-t-elle.

— Cela ne t’effraie plus ?

— Un peu. Juste un peu. Tu me parais encore humain.

— Bien.

— J’ai eu toute la journée pour me faire à cette idée. Et j’ai prêté serment. Je dois penser à toi en tant que Valentin. Je l’ai juré sur les Puissances.

Elle lui adressa une grimace espiègle.

— J’ai juré sur le Coronal d’agir comme si tu n’étais pas Coronal et je dois respecter mon serment, et donc te traiter avec désinvolture, t’appeler Valentin, ne manifester aucune crainte devant toi et me conduire comme si rien n’avait changé. Donc je peux partager ton lit demain soir ?

— Oui.

— Je t’aime, Valentin.

Il l’attira doucement vers lui.

— Je te remercie d’avoir réussi à surmonter ta peur. Je t’aime. Carabella.

— Zalzan Kavol sera furieux si nous sommes en retard, dit-elle.

2

Le Cirque Perpétuel était une construction radicalement différente de l’architecture caractéristique de Dulorn. C’était un édifice cylindrique géant, plat et sans le moindre ornement. Parfaitement circulaire, il ne faisait pas plus de vingt-cinq mètres de haut et était isolé sur un énorme terrain vague situé dans un quartier périphérique à l’est de la ville. À l’intérieur, un vaste espace central constituait une scène impressionnante et, tout autour, couraient les gradins en rangées superposées qui s’élevaient en cercles concentriques jusqu’au plafond.

L’endroit pouvait contenir des milliers, voire des centaines de milliers de spectateurs. Valentin s’aperçut avec stupéfaction qu’il était presque rempli, à cette heure qui pour lui était le milieu de la nuit. Il lui était difficile de porter son regard vers le public car les feux de la scène l’éblouissaient, mais il distinguait toutefois une multitude de spectateurs assis ou vautrés dans leur siège. Presque tous étaient des Ghayrogs, même si de temps à autre il apercevait un Hjort, un Vroon ou un humain. Aucune région de Majipoor n’était entièrement peuplée par une race unique – d’anciens décrets gouvernementaux remontant à l’époque des fortes concentrations de population non humaine interdisaient de tels rassemblements ailleurs que sur le territoire de la réserve des Métamorphes – mais les Ghayrogs avaient l’esprit de clan particulièrement développé et avaient tendance à se regrouper à Dulorn et autour de la ville dans les limites fixées par la loi. Bien que mammifères, ils présentaient certains traits reptiliens qui n’étaient guère appréciés de la plupart des autres races : une langue agile, rouge et fourchue, une peau grisâtre et squameuse, à la consistance élastique et à l’aspect luisant, des yeux verts et froids qui ne cillaient jamais. Leurs cheveux, qui évoquaient Méduse, étaient composés de tresses noires se tordant en tous sens de manière inquiétante et leur odeur, à la fois douce et âcre, était loin de flatter les narines des non-Ghayrogs.

Valentin suivit la troupe sur la scène avec résignation. Il était désorienté par l’heure et, bien qu’il ait eu suffisamment de sommeil, c’était sans enthousiasme qu’il était debout à cette heure indue. Une fois de plus, il se sentait écrasé par le poids d’un rêve pénible. Pourquoi la Dame l’avait-elle rejeté, pourquoi était-il impuissant à entrer en contact avec elle ? À l’époque où il était simplement Valentin le jongleur, tout était de peu de conséquence pour lui, chaque journée suivait son cours et il n’avait pas à se préoccuper de grands desseins, seulement d’améliorer d’un jour à l’autre son adresse et la sûreté de son coup d’œil. Mais après ces révélations troublantes et ambiguës, il était tenu d’envisager des buts et sa destinée à longue échéance, et de réfléchir à la voie qu’il lui fallait suivre. Tout cela lui déplaisait fort. Il se sentait déjà plein de nostalgie pour le bon vieux temps de Pidruid, où il errait, heureux et désœuvré, à travers la ville grouillante.

Mais les exigences de son art chassèrent rapidement ces idées noires. Il n’avait pas le temps, sous le feu éblouissant des projecteurs, de penser à autre chose qu’à sa tâche. La scène était immense et de nombreuses attractions s’y déroulaient en même temps. Des magiciens vroons faisaient un exercice avec des lumières colorées flottant dans l’air et des volutes de fumée faisait se dresser sur leur queue une douzaine de gros serpents. Un groupe de danseurs grotesquement filiformes, aux corps enduits d’une matière brillante, effectuaient d’austères jetés. Plusieurs petits orchestres très éloignés les uns des autres et composés d’instruments à vent, interprétaient des morceaux de la musique légère et aiguë dont raffolaient les Ghayrogs. Il y avait un acrobate qui se tenait en équilibre sur un doigt, une funambule sur sa corde raide, un homme qui faisait de la lévitation, un trio de souffleurs en train de confectionner autour d’eux une cage en verre, un avaleur d’anguilles, une escouade de clowns déchaînés et bien d’autres encore qui sortaient du champ visuel de Valentin. Le public, affalé et vautré sur les gradins dans la semi-obscurité, n’avait aucun effort à faire pour pouvoir tout regarder, car Valentin s’aperçut que la scène géante se déplaçait lentement, effectuant un léger mouvement de rotation sur un axe invisible, et en une ou deux heures elle faisait un tour complet, présentant ainsi à tour de rôle chaque groupe d’artistes à l’ensemble des spectateurs.

— Toute la scène flotte sur une nappe de mercure, lui souffla Sleet. On pourrait acheter trois provinces avec la valeur du métal.

Comme le regard des spectateurs était sollicité de toutes parts, les jongleurs devaient recourir à leurs effets les plus impressionnants, ce qui impliquait l’exclusion presque totale du novice Valentin, abandonné à des exercices solitaires avec ses massues et utilisé occasionnellement pour envoyer torches et poignards aux autres. Carabella dansait sur un globe d’argent de soixante centimètres de diamètre qui roulait en décrivant des cercles irréguliers au fil de ses mouvements, et elle jonglait avec cinq sphères brillantes qui émettaient une lumière verte. Sleet était juché sur des échasses et se trouvait ainsi plus haut que les Skandars, silhouette minuscule dominant tout le monde, faisant calmement passer d’une main à l’autre trois énormes œufs de moleeka, rouge moucheté de noir, achetés le soir même au marché. Si un œuf lui échappait d’une telle hauteur, sa chute ne passerait certainement pas inaperçue et l’humiliation serait terrible, mais depuis que Valentin connaissait Sleet, il ne l’avait jamais rien vu laisser tomber, et il ne laissa pas tomber d’œuf cette nuit-là encore. Les six Skandars, pour leur part, s’étaient disposés en étoile et, se tournant le dos, ils jonglaient avec des torches enflammées. Avec une coordination parfaite chacun d’eux lançait une torche en arrière par-dessus son épaule extérieure en direction de son frère placé à la branche opposée de l’étoile. Les échanges étaient effectués avec une ahurissante précision, les trajectoires des torches volantes étaient calculées à la perfection de manière à former de superbes traits de feu entrecroisés et pas un poil de la fourrure d’un seul Skandar ne fut roussi pendant tout le temps où ils saisirent en l’air d’un geste désinvolte les torches enflammées que leur envoyaient leurs partenaires invisibles.

Et ils tournaient sur la scène, jonglant par périodes d’une demi-heure, avec cinq minutes pour se détendre dans la fosse centrale, juste au-dessous de la scène, où étaient rassemblés des centaines d’autres artistes faisant une pause. Valentin aspirait à faire quelque chose de plus passionnant que ses petits exercices élémentaires, mais Zalzan Kavol le lui avait interdit. Il n’était pas encore prêt, lui avait dit le Skandar, même s’il se comportait remarquablement bien pour un novice.

Le matin arriva avant que la troupe puisse quitter la scène. Le paiement était effectué à l’heure et la reconduction de l’engagement était déterminée par des appareils de mesure de la réaction des spectateurs fixés sous les sièges et contrôlés par des Ghayrogs impassibles assis dans une cabine dans la fosse même. Certains artistes ne restaient sur scène que quelques minutes avant d’être chassés par l’indifférence ou le mépris général, mais Zalzan Kavol et sa troupe, à qui l’on avait assuré deux heures de spectacle, restèrent quatre heures sur scène. Ils y seraient même restés une cinquième si Zalzan Kavol n’en avait été dissuadé par ses frères qui s’attroupèrent autour de lui pour une brève et violente discussion.

— Sa cupidité, dit calmement Carabella, le conduira à se mettre dans des situations impossibles. Combien de temps s’imagine-t-il que les gens peuvent lancer ces torches avant que quelqu’un ne fasse une bourde ? Même les Skandars finissent par se fatiguer.

— Pas Zalzan Kavol, à ce qu’on dirait, répliqua Valentin.

— Peut-être que lui est une machine à jongler, oui mais ses frères ont des limites. Le synchronisme de Rovorn commence à laisser à désirer. Je suis contente qu’ils aient eu le courage de s’opposer à lui.

Elle sourit.

— Et je commençais à être bien fatiguée aussi. Les jongleurs eurent un tel succès ce soir-là qu’ils furent engagés pour quatre jours supplémentaires. Zalzan Kavol était aux anges – les Ghayrogs versaient de gros cachets à leurs artistes – et il accorda une prime générale de cinq couronnes.

Tout cela est fort bien, se dit Valentin. Mais il n’avait aucune envie de s’installer indéfiniment chez les Ghayrogs. Après le second jour, il commença à bouillir d’impatience.

— Vous aimeriez reprendre la route, lui dit Deliamber. C’est une affirmation, pas une question.

Valentin acquiesça de la tête.

— Je commence à distinguer la forme de la route qui s’ouvre devant moi.

— La route de l’Île ?

— Pourquoi vous donnez-vous la peine de parler avec les gens, demanda Valentin d’un ton détaché, si vous êtes capable de lire jusqu’au fond de leurs pensées ?

— Cette fois, je n’ai pas eu besoin de lire dans votre âme. Votre prochain mouvement est bien évident.

— Aller voir la Dame, oui. Qui d’autre peut me dire franchement qui je suis ?

— Vous avez encore des doutes ? demanda Deliamber.

— Je n’ai aucune autre preuve que les rêves.

— Qui expriment des vérités profondes.

— C’est vrai, répondit Valentin, mais les rêves peuvent être des paraboles, les rêves peuvent être des métaphores, les rêves peuvent être des visions. C’est de la folie de les prendre au sens littéral, sans confirmation. Et la Dame peut m’apporter cette confirmation, tout au moins je l’espère. À quelle distance se trouve l’Ile, magicien ?

Pendant quelques secondes, Deliamber ferma ses grands yeux dorés.

— À des milliers de kilomètres, répondit-il. Nous avons couvert environ un cinquième de la distance à travers Zimroel. Il vous faut suivre la direction de l’est en passant par Khyntor ou Velathys, contourner le territoire des Métamorphes et peut-être descendre la rivière en bateau en passant par Ni-moya jusqu’à Piliplok d’où les bateaux de pèlerins partent pour l’Ile.

— Combien de temps cela prendra-t-il ?

— Pour atteindre Piliplok ? À la vitesse où nous allons actuellement, à peu près cinquante ans. En se déplaçant avec ces jongleurs, en s’arrêtant ici et là, une semaine à chaque fois…

— Et si j’abandonnais la troupe et poursuivais ma route tout seul ?

— Six mois, peut-être. La descente de la rivière est rapide. La traversée des terres prend beaucoup plus de temps. Si nous avions des vaisseaux spatiaux comme ils en ont sur d’autres mondes, cela prendrait un ou deux jours pour se rendre à Piliplok, mais, naturellement, nous nous passons sur Majipoor de bien de appareils dont les autres disposent.

— Six mois ? fit Valentin en grimaçant. Et quel serait le prix pour louer un véhicule et un guide ?

— Environ vingt royaux. Il vous faudra jongler pendant bien longtemps pour rassembler cette somme.

— Et en arrivant à Piliplok, demanda Valentin, que faut-il faire ?

— Payer le passage jusqu’à l’Ile. La traversée dure quelques semaines. Quand on atteint l’Ile, on s’installe sur la terrasse inférieure et on commence l’ascension.

— L’ascension ?

— Des séances de prières, de purification et d’initiation. On gravit les terrasses une à une jusqu’à ce que l’on atteigne la Terrasse de l’Adoration qui est le seuil du Temple Intérieur. Vous ne savez rien de tout cela ?

— Vous savez bien, Deliamber, que l’on m’a trafiqué le cerveau.

— Naturellement.

— Et alors, au Temple Intérieur ?

— À ce moment-là, on est devenu un initié. On est un acolyte au service de la Dame et pour obtenir une audience, il faut s’astreindre à des rites et attendre le rêve de convocation.

— Et combien de temps demande l’ensemble de ce processus ? demanda Valentin d’une voix inquiète, les terrasses, les initiations, le service en tant qu’acolyte, le rêve de convocation ?

— Cela varie. Cinq ans parfois. Dix. Ou bien on n’y arrive jamais. La Dame n’a pas de temps à consacrer à chacun des pèlerins.

— Il n’y a pas de manière plus directe d’obtenir une audience ?

Deliamber émit le toussotement gras qui lui tenait lieu de rire.

— Laquelle ? Frapper à la porte du Temple, clamer que vous êtes son fils et qu’il y a eu substitution d’enfant, exiger d’être reçu ?

— Pourquoi pas ?

— Parce que, répondit le Vroon, les terrasses extérieures de l’Île sont conçues comme des tamis pour éviter que ce genre de chose ne se produise. Il n’y a aucune voie de communication directe avec la Dame, et c’est une volonté délibérée. Cela risque de vous prendre des années.

— Je trouverai un moyen.

Valentin regarda bien en face le petit sorcier.

— Si j’étais sur l’Ile, je pourrais peut-être atteindre son esprit. Je pourrais l’appeler, je pourrais la persuader de me convoquer. Peut-être.

— Peut-être.

— Avec votre aide, je pourrais réussir.

— C’est bien ce que je craignais, fit sèchement Deliamber.

— Vous avez un don pour envoyer des messages. À défaut de la Dame elle-même, nous pourrions atteindre les gens de son entourage. Petit à petit, en nous rapprochant d’elle, en abrégeant l’interminable processus des terrasses…

— Oui, c’est peut-être possible, répondit Deliamber. Mais croyez-vous vraiment que j’aie l’intention d’entreprendre le pèlerinage avec vous ?

Valentin regarda le Vroon en silence pendant un long moment.

— J’en suis persuadé, dit-il finalement. Vous faites semblant de marquer de la réticence, mais vous êtes à l’origine de tous les motifs qui me poussent à me rendre sur l’Ile. Avec vous à mes côtés. N’ai-je pas raison ? Alors, Deliamber ? Vous êtes plus impatient que moi de m’y voir arriver.

— Ah ! fit le sorcier. Nous y sommes !

— Ai-je raison ?

— Si vous vous décidez à aller dans l’Ile, Valentin, je serai à vos côtés. Mais êtes-vous décidé ?

— Parfois.

— Les résolutions intermittentes manquent d’efficacité, dit Deliamber.

— Des milliers de kilomètres. Des années d’attente, La peine et l’adversité. Pourquoi ai-je envie d’entreprendre cela, Deliamber ?

— Parce que vous êtes Coronal et que vous devez reprendre votre trône.

— La première partie est peut-être vraie, même si j’en doute fortement. La seconde appelle des objections.

— Vous préférez vivre sous le règne d’un usurpateur ? demanda Deliamber d’un air cauteleux.

— Que représentent le Coronal et son règne pour moi ? Il vit de l’autre côté de la planète sur le Mont du Château, et je suis un jongleur itinérant.

Valentin étendit les doigts et les regarda comme s’il n’avait jamais vu sa main jusqu’alors.

— Je m’épargnerais bien des efforts en restant avec Zalzan Kavol et en laissant l’autre, quelle que soit son identité, conserver son trône. Supposons qu’il soit un usurpateur sage et juste. Quel serait l’intérêt de Majipoor si je prends toute cette peine uniquement pour me mettre à sa place ? Oh ! Deliamber, Deliamber, est-ce un roi qui s’exprime ainsi ? Qu’est devenue ma soif de pouvoir ? Comment ai-je jamais pu être un prince quand je me moque si manifestement de ce qui s’est passé ?

— Nous avons déjà parlé de cela. On a altéré votre esprit comme on a changé votre corps, monseigneur.

— Qu’importe ! Ma nature royale, si jamais elle fut mienne, a totalement disparu de moi. Cette soif de pouvoir…

— C’est la seconde fois que vous utilisez cette expression, l’interrompit Deliamber. Le désir du pouvoir n’a rien à voir là-dedans. Un vrai roi n’aspire pas au pouvoir ; c’est la responsabilité qui aspire à s’emparer de lui, à le posséder. Ce Coronal est nouveau, il a fait peu de chose jusqu’à présent, hormis le Grand Périple, et déjà le peuple murmure contre ses premiers décrets. Et vous me demandez s’il est sage et juste ? Comment un usurpateur pourrait-il être juste ? C’est un criminel, Valentin, et il règne déjà avec la conscience coupable d’un criminel et, à mesure que le temps passera, ces craintes qui commencent à ronger ses rêves empoisonneront sa vie et il deviendra un tyran. Comment pouvez-vous en douter ? Il éloignera quiconque représentera une menace pour lui… il n’hésitera pas à tuer, s’il en est besoin. Le poison qui court dans ses veines s’attaquera à la vie de la planète tout entière et gagnera chaque citoyen. Et vous, assis ici à contempler vos doigts, ne sentez-vous pas le poids de votre responsabilité ? Comment pouvez-vous parler de vous épargner bien des efforts ? Comme si cela n’avait guère d’importance de savoir qui est le roi. Cela a une grande importance, monseigneur, et vous avez été choisi et éduqué dans ce but, ce n’est pas une loterie. Ou bien vous imaginez-vous que n’importe qui peut devenir Coronal ?

— Oui. Par un caprice du sort.

— C’était peut-être vrai il y a neuf mille ans, répondit Deliamber en ricanant. Il y a une dynastie, monseigneur.

— Une dynastie adoptive ?

— Exactement. Depuis le règne de lord Arioc, et peut-être même avant, les Coronals ont été choisis au sein d’un petit nombre de familles, pas plus d’une centaine de clans, qui tous résident sur le Mont du Château et participent étroitement au gouvernement. L’éducation du nouveau Coronal est déjà commencée, même si lui-même et quelques rares conseillers sont les seuls à le savoir, et on a déjà dû aussi lui choisir deux ou trois suppléants. Mais maintenant la lignée est interrompue, un intrus s’y est immiscé. Il ne peut rien en sortir de bon.

— Et si l’usurpateur est tout simplement l’héritier présomptif qui en a eu assez d’attendre ?

— Non, répliqua Deliamber. C’est inconcevable. Personne jugé digne d’être Coronal ne renverserait un prince légalement intronisé. De plus, pourquoi cette tromperie qui consiste à prétendre être lord Valentin, s’il est quelqu’un d’autre ?

— Je vous l’accorde.

— Accordez-moi aussi ceci : l’homme qui est actuellement au sommet du Mont du Château n’a ni droit ni qualité pour y être, et il faut l’en déloger, et vous êtes le seul qui puissiez le faire.

— Vous exigez beaucoup de moi, soupira Valentin.

— C’est l’histoire qui exige beaucoup, dit Deliamber. L’histoire a demandé aux êtres intelligents, sur des milliers de mondes et depuis des milliers d’années, de choisir entre l’ordre et l’anarchie, entre la création et la destruction, entre la raison et la déraison. Et les forces de l’ordre, de la création et de la raison se sont toujours concentrées sur un dirigeant unique, un roi, si vous voulez, un président, un chef d’État, un grand ministre, un généralissime, utilisez le mot que vous préférez, un monarque sous un nom ou sous un autre. Ici, il s’agit du Coronal, ou plus exactement c’est le Pontife, lui-même ancien Coronal, qui gouverne par la voix du Coronal, et il est important, monseigneur, il est fort important de savoir qui doit devenir Coronal et qui ne le doit pas.

— Oui, fit Valentin. Peut-être.

— Vous allez osciller longtemps entre oui et peut-être, monseigneur, dit Deliamber : Mais oui finira par l’emporter. Et vous ferez le pèlerinage à l’Île du Sommeil et, avec la bénédiction de la Dame, vous marcherez sur le Mont du Château, et vous reprendrez votre place légitime.

— Toutes ces choses me remplissent de terreur. Si j’ai jamais été habilité à gouverner, si j’ai jamais reçu l’éducation pour cela, on m’a arraché toutes ces choses de l’esprit.

— La terreur disparaîtra. Votre esprit retrouvera son intégralité avec le temps.

— Le temps passe, et nous restons ici, à Dulorn, pour distraire les Ghayrogs.

— Plus pour longtemps, répondit Deliamber. Nous allons prendre la direction de l’est, monseigneur. Ayez foi en l’avenir.

Il y avait quelque chose de contagieux dans l’assurance de Deliamber. Les hésitations et l’incertitude de Valentin s’étaient envolées… pour l’instant. Mais quand le Vroon l’eut quitté, Valentin se trouva confronté aux dures réalités. Pouvait-il simplement louer deux montures et prendre la route de Piliplok le lendemain en compagnie de Deliamber ? Et que deviendrait Carabella qui avait soudain pris une grande importance à ses yeux ? Devrait-il l’abandonner ici à Dulorn ? Et Shanamir ? Le garçon était attaché à Valentin et non aux Skandars. Il ne pouvait ni ne voulait l’abandonner. Il y avait aussi le coût du voyage pour quatre personnes à travers la presque totalité de Zimroel, la nourriture, le logement, le transport, puis il y aurait le pèlerinage jusqu’à l’Ile, sans parler des dépenses à faire sur l’Île pendant qu’il combinerait un plan pour trouver accès auprès de la Dame. Autifon Deliamber avait estimé que cela pourrait lui coûter vingt royaux pour voyager seul jusqu’à Piliplok. Le coût pour quatre personnes, ou pour cinq si l’on ajoutait Sleet, bien que Valentin ne sût absolument pas si Sleet accepterait de les accompagner, pourrait donc s’élever à cent royaux ou plus, peut-être même cent cinquante, jusqu’à la terrasse inférieure de l’Ile. Il tria l’argent dans sa bourse. Sur la somme qu’il avait eue sur lui lorsqu’il s’était retrouvé aux portes de Pidruid, il lui restait un peu plus de soixante royaux, auxquels il fallait ajouter un ou deux royaux qu’il avait gagnés avec la troupe. Ce n’était pas suffisant, c’était loin d’être suffisant. Carabella, il le savait, n’avait presque pas d’argent ; Shanamir avait accompli son devoir en rendant à sa famille les cent soixante royaux qu’il avait tirés de la vente de ses montures ; et Deliamber, s’il avait eu de la fortune, ne serait pas, à son âge, en train de se traîner par monts et par vaux à la solde d’une troupe de Skandars mal dégrossis.

Alors, que faire ? Rien d’autre qu’attendre, mûrir des projets et espérer que Zalzan Kavol avait l’intention de se diriger approximativement vers l’est. Et puis économiser ses couronnes et attendre son heure jusqu’à ce que le moment soit venu d’aller voir la Dame.

3

Quelques jours après leur départ de Dulorn, alors que leurs bourses étaient bien rebondies grâce aux généreux cachets des Ghayrogs, Valentin prit Zalzan Kavol à part pour lui demander dans quelle direction ils poursuivraient leur voyage. C’était une douce journée de l’été finissant et à l’endroit où ils avaient établi leur campement pour déjeuner, le long du versant est de la vallée, tout était enveloppé dans une brume violette, un épais nuage bas et collant qui tirait sa délicate couleur lavande de pigments flottant dans l’air, car il y avait des dépôts de sable de skuwa un peu au nord de l’endroit où ils se trouvaient et les vents soufflaient en permanence sur les sédiments. Ce temps rendait Zalzan Kavol mal à l’aise et irritable. Sa fourrure grise, colorée par les gouttelettes de brume, s’agglutinait en touffes comiques et il la frottait pour essayer de lui rendre son aspect habituel. Valentin comprit que le moment n’était certainement pas bien choisi pour avoir un entretien, mais il était trop tard, le sujet était déjà sur le tapis.

— Lequel de nous deux est le chef de cette troupe, Valentin ? demanda Zalzan Kavol d’une voix caverneuse.

— C’est vous, sans discussion.

— Alors pourquoi essayez-vous de m’imposer vos vues ?

— Moi ?

— À Pidruid, poursuivit le Skandar, vous m’avez demandé de nous rapprocher de Falkynkip pour l’honneur de la famille de notre pâtre et palefrenier, et je vous rappelle que pour commencer vous m’avez forcé à engager ce jeune pâtre, bien qu’il ne soit pas jongleur et jamais ne le sera. J’ai cédé sur ces différents points. Je ne sais pas pourquoi. Il faut aussi mentionner votre intervention dans ma querelle avec le Vroon…

— Mon intervention a eu du bon, fit remarquer Valentin, comme vous l’avez vous-même reconnu sur le moment.

— C’est exact. Mais je ne suis pas habitué à ce que l’on intervienne dans mes affaires. Comprenez-vous que je suis le maître absolu de cette troupe ?

— Personne ne met cela en doute, fit Valentin en haussant légèrement les épaules.

— Mais le comprenez-vous ? Mes frères le comprennent, eux. Ils savent qu’un corps ne peut avoir qu’une seule tête – à moins qu’il ne s’agisse d’un corps de Su-Suheris, et nous ne parlons pas de cela –, et ici la tête, c’est moi, c’est de mon esprit que viennent les projets et les instructions, et de lui seul.

Zalzan Kavol esquissa un sourire.

— Est-ce de la tyrannie ? Non. C’est tout simplement de l’efficacité. La démocratie ne peut exister chez les jongleurs, Valentin. Un esprit et un seul conçoit les figures, sinon c’est le chaos. Maintenant, que voulez-vous de moi ?

— Seulement savoir dans quelle direction nous allons.

— Pourquoi ? demanda Zalzan Kavol en réprimant avec peine sa colère. Vous êtes à notre service. Vous allez où nous allons. Votre curiosité est hors de propos.

— Je n’ai pas cette impression. Certaines directions me sont plus utiles que d’autres.

— Utiles ? À vous ? Vous avez des projets ? Vous m’avez dit que vous n’aviez pas de projets !

— J’en ai maintenant.

— Et quels sont-ils ?

Valentin prit une longue inspiration.

— Mon but est de faire le pèlerinage à l’Île et de devenir un adorateur de la Dame. Comme les bateaux des pèlerins partent de Piliplok, et que tout le continent de Zimroel nous sépare de Piliplok, il me serait précieux de savoir si votre intention est de prendre une autre direction, disons de descendre vers Velathys, ou peut-être de repartir vers Tilomon ou Narabal, au lieu de…

— Considérez que vous n’êtes plus à mon service, lança Zalzan Kavol d’une voix glaciale.

Quoi ? s’exclama Valentin, stupéfait.

— C’est terminé. Mon frère Erfon vous remettra dix couronnes à titre d’indemnité. Je veux que vous soyez parti dans l’heure.

Valentin sentît le sang lui affluer au visage.

— C’est tout à fait inattendu ! J’ai simplement demandé…

— Vous avez simplement demandé. Et à Pidruid, vous avez simplement demandé, et à Falkynkip, vous avez simplement demandé, et la semaine prochaine à Mazadone vous demanderez simplement. Vous perturbez ma tranquillité, Valentin, et cela vous empêche de vous épanouir en tant que jongleur. En outre, vous êtes déloyal.

— Déloyal ? Envers quoi ? Envers qui ?

— Vous vous engagez avec nous, mais vous avez l’intention cachée de vous servir de nous comme le moyen d’atteindre Piliplok. Vous êtes de mauvaise foi. J’appelle cela de la trahison.

— Quand je me suis engagé avec vous, je n’avais rien d’autre en vue que de voyager avec votre troupe partout où vous alliez. Mais les choses ont changé et maintenant j’ai une raison de faire le pèlerinage.

— Pourquoi avez-vous laissé les choses changer ? Qu’en est-il de votre sens du devoir à l’égard de vos employeurs et de vos professeurs ?

— Me suis-je engagé avec vous pour la vie ? demanda Valentin. Est-ce trahir que découvrir que l’on a un but plus important que la représentation du lendemain ?

— C’est cette dispersion de votre énergie, dit Zalzan Kavol, qui m’incite à me débarrasser de vous. Je veux qu’à toute heure du jour vous ne pensiez qu’à jongler, et non aux dates de départ des bateaux de pèlerins sur le quai de Shkunibor.

— Mais il n’y a pas dispersion d’énergie. Quand je jongle, je jongle. Et je quitterai la troupe quand nous approcherons de Piliplok. Mais d’ici là…

— Assez ! rugit Zalzan Kavol. Pliez bagage ! Allez-vous-en ! Gagnez rapidement Piliplok, embarquez-vous pour l’Île et adieu. Je n’ai plus besoin de vous.

Le Skandar avait l’air parfaitement sérieux. La face renfrognée dans la brume violette, aplatissant sa fourrure humide, Zalzan Kavol pivota lourdement sur ses talons et s’éloigna. L’énervement et la consternation faisaient trembler Valentin. Il demeurait tout pantois à l’idée de devoir partir maintenant, de voyager seul jusqu’à Piliplok. En outre, il se sentait membre à part entière de cette troupe, beaucoup plus qu’il ne l’avait jamais soupçonné, membre d’une équipe bien soudée, et ne s’en séparerait pas de gaieté de cœur. Tout au moins pas maintenant, pas déjà, alors qu’il pouvait rester avec Carabella et Sleet, et même avec les Skandars qu’il respectait sans avoir d’affinités avec eux, et continuer à améliorer son adresse tout en faisant route vers l’est et l’étrange destinée que semblait lui promettre Deliamber.

— Attendez ! cria Valentin. Que faites-vous de la loi ?

Zalzan Kavol lui lança un regard furibond par-dessus l’épaule.

— Quelle loi ?

— La loi qui exige que vous employiez trois jongleurs humains, dit Valentin.

— J’engagerai le jeune pâtre à votre place, répliqua Zalzan Kavol, et je lui apprendrai les rudiments du métier.

Et il s’éloigna à grands pas.

Valentin était hébété de stupeur. Sa conversation avec Zalzan Kavol avait eu lieu dans un bosquet d’arbustes et de petites plantes aux feuilles dorées qui, de toute évidence, étaient psychosensitives, car il remarqua qu’elles avaient replié leurs folioles fragiles pendant la querelle et qu’elles étaient recroquevillées et noircies à trois mètres à la ronde. Il en toucha une. Elle était cassante et privée de vie comme après le passage d’un incendie de forêt. Il se sentait tout piteux d’avoir été à l’origine d’une telle destruction.

— Que s’est-il passé ? demanda Shanamir qui apparut soudain et regarda avec stupéfaction le feuillage à l’aspect calciné. J’ai entendu des hurlements.

— Le Skandar m’a viré, répondit Valentin d’un air absent, parce que je lui ai demandé dans quelle direction nous nous dirigions, parce que je lui ai avoué qu’en fin de compte j’avais l’intention d’entreprendre le pèlerinage à l’Île et que je me demandais si notre itinéraire convenait à mes projets. Shanamir en resta béat d’étonnement.

— Tu fais le pèlerinage ? Première nouvelle !

— C’est une décision toute récente.

— Eh bien, alors, s’exclama le garçon, nous allons le faire ensemble, non ? Viens, nous allons faire nos bagages, emprunter deux montures à ces Skandars et nous mettre en route immédiatement !

— Tu parles sérieusement ?

— Naturellement !

— Il y a des milliers de kilomètres jusqu’à Piliplok. Toi et moi, seuls, sans personne pour nous guider, et…

— Pourquoi pas ? demanda Shanamir. Écoute-moi. Nous allons avec nos montures jusqu’à Khyntor, puis nous prenons un bateau jusqu’à Ni-moya, de là nous descendons le Zimr jusqu’à la côte et à Piliplok nous embarquons sur un bateau de pèlerins. Et puis… qu’est-ce qui ne va pas, Valentin ?

— Je fais partie de la troupe. Ils sont en train de m’enseigner leur art. Je… je…

Les mots lui manquaient dans son désarroi. Était-il un apprenti jongleur ou un Coronal en exil ? Son destin était-il de courir les routes avec des Skandars hirsutes – avec Carabella et Sleet, aussi – ou bien lui incombait-il de gagner l’Île le plus rapidement possible, et de là, de s’élancer avec l’aide de la Dame vers le Mont du Château ? Cette incertitude le laissait dans une profonde confusion.

— Le coût du voyage ? demanda Shanamir. C’est cela qui t’ennuie ? Tu avais plus de cinquante royaux à Pidruid. Il doit t’en rester. J’ai quelques couronnes de mon côté. Si nous manquons d’argent, tu pourras toujours jongler sur le bateau, et je pourrai étriller des montures, j’espère, et…

— Où comptez-vous aller ? demanda Carabella surgissant brusquement de la forêt. Et qu’est-il arrivé à ces sensitives ? Quelque chose ne va pas ?

Valentin lui fit brièvement part de son entretien avec Zalzan Kavol.

Elle l’écouta en silence, une main posée sur ses lèvres ; quand il eut terminé, elle fila brusquement, sans un mot, dans la direction que le Skandar avait prise.

— Carabella ? cria Valentin.

Mais elle avait déjà disparu.

— Allons-y, dit Shanamir. Nous pouvons être partis d’ici dans une demi-heure et à la tombée de la nuit nous serons à des kilomètres. Tiens, occupe-toi de nos bagages, et moi je vais chercher deux montures et je les emmène à travers la forêt, en bas de la pente, près du petit lac devant lequel nous sommes passés en arrivant. Tu me retrouveras en bas, près du bosquet de palmistes.

Shanamir agita les mains en signe d’impatience.

— Dépêche-toi ! Il faut que j’aille chercher les montures pendant que les Skandars ne sont pas aux alentours, et ils peuvent revenir d’une minute à l’autre !

Shanamir s’enfonça dans la forêt. Valentin était statufié. Partir maintenant, si rapidement, avec si peu de temps pour se préparer à ce bouleversement ? Et Carabella ? Pas même un au revoir ? Et Deliamber ? Et Sleet ? Il se dirigea vers la roulotte pour rassembler ses maigres possessions, s’arrêta, arracha d’un geste hésitant les feuilles mortes des pauvres plantes sensitives, comme si en les émondant, il pouvait faire naître instantanément une nouvelle pousse. Il se força petit à petit à voir le bon côté de la situation. Après tout, c’était peut-être un bien. S’il restait avec les jongleurs, cela retarderait de plusieurs mois, voire de plusieurs années, le moment de faire face à la réalité, auquel, de toute façon, il ne pourrait échapper. Et Carabella, si la tournure que commençaient à prendre les événements se confirmait, ne pouvait avoir aucun rôle à jouer dans ce futur. Ainsi donc, il lui incombait de vaincre son émotion et sa détresse et de reprendre la route en direction de Piliplok et des bateaux de pèlerins. Allez, se dit-il, remue-toi, ramasse tes affaires ! Shanamir t’attend près des palmistes avec les montures. Mais il était incapable de bouger.

Et soudain Carabella arriva en bondissant vers lui, l’air rayonnant.

— Tout est arrangé, dit-elle. J’ai demandé à Deliamber de s’occuper de lui. Un attouchement par-ci par-là, un frôlement avec l’extrémité d’un tentacule… enfin, ses pratiques habituelles. Il a changé d’avis. Ou plutôt, nous l’avons changé pour lui.

Valentin fut surpris par l’intensité du soulagement qu’il éprouva.

— Alors je peux rester ?

— Si tu vas le voir pour lui demander pardon.

— Pardon de quoi ?

— Cela n’a aucune importance, fit Carabella en souriant. Il a pris la mouche, le Divin seul sait pourquoi ! Sa fourrure était trempée. Son nez était gelé. Va savoir pourquoi ? C’est un Skandar, Valentin, il a ses propres critères de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas. Il n’est pas supposé penser de la même manière que les humains. Tu l’as mis en colère et il t’a renvoyé. Demande-lui poliment de te reprendre, et il le fera. Vas-y tout de suite. Vas-y.

— Mais… mais…

— Mais quoi ? Vas-tu te draper dans ta dignité, maintenant ? Veux-tu qu’il te reprenne dans la troupe ou non ?

— Bien sûr que je le veux.

— Alors vas-y, répéta Carabella.

Elle le prit par les bras et le tira légèrement pour le faire bouger de l’endroit où il restait, l’air gauche et hésitant. Mais, ce faisant, il dut lui venir à l’esprit à qui appartenait le bras qu’elle était en train de tirer, car elle hoqueta, le lâcha et s’écarta de lui, hésitant visiblement à se prosterner et à faire le symbole de la constellation.

— Je t’en prie, fit-elle doucement, je t’en prie, va le voir, Valentin. Avant qu’il ne change encore d’avis. Si tu quittes la troupe, je serai obligée de la quitter aussi, et je ne veux pas. Vas-y. Je t’en prie.

— D’accord, répondit Valentin.

Elle le conduisit sur le sol spongieux et humide de bruine jusqu’à la roulotte. Zalzan Kavol, la mine maussade, était assis sur les marches, enveloppé dans la chaleur moite de la brume violette. Valentin s’approcha de lui et déclara sans hésiter :

— Je n’avais aucunement l’intention de vous mettre en colère. Je vous demande pardon.

Zalzan Kavol émit un grondement sourd, presque à la limite de l’audible.

— Vous êtes insupportable, dit le Skandar. Je me demande pourquoi j’accepte de vous pardonner. Dorénavant, vous ne me parlerez que lorsque je vous aurai adressé la parole le premier. Compris ?

— Compris, oui.

— Vous ne tenterez plus d’infléchir la route que nous suivons.

— D’accord, dit Valentin.

— Si vous m’irritez de nouveau, il sera mis fin à votre engagement sans indemnité, et vous aurez dix minutes pour disparaître de ma vue, quel que soit l’endroit où nous nous trouverons, même si nous campons au beau milieu d’une réserve de Métamorphes à la nuit tombante, vous comprenez ?

— Je comprends, dit Valentin.

Il attendit, se demandant si on allait lui commander de s’incliner, de baiser les doigts velus du Skandar, de se prosterner à ses pieds. Carabella, debout à côté de lui, semblait retenir sa respiration, comme si elle s’attendait à quelque explosion devant le spectacle d’une Puissance de Majipoor demandant pardon à un jongleur skandar itinérant.

Zalzan Kavol regardait Valentin de l’œil méprisant dont il eût examiné un poisson froid d’une fraîcheur douteuse dans une sauce congelée qu’on lui aurait présenté pour son dîner. D’un ton acerbe, il reprit :

— Je ne suis pas tenu de fournir à mes employés des renseignements qui ne les concernent pas ; je vous dirai cependant que Piliplok est ma ville natale, que j’y retourne de temps en temps, et que mon intention est d’y arriver tôt ou tard. Le temps que cela prendra dépendra des engagements que je pourrai trouver entre ici et là-bas, mais sachez que notre route se dirige approximativement vers l’est, même si parfois il nous faudra nous écarter légèrement de cette direction, car nous devons aussi gagner notre vie. J’espère que cela vous satisfait. Quand nous atteindrons Piliplok, vous pourrez vous séparer de la troupe si votre intention est toujours d’entreprendre le pèlerinage, mais si vous décidez d’autres membres de la troupe que le petit pâtre à vous accompagner dans ce voyage, j’y ferai opposition par les voies légales et je vous poursuivrai en justice. Compris ?

— Compris, acquiesça Valentin tout en se demandant si sur ce point il se conduirait de manière très honorable vis-à-vis du Skandar.

— Pour terminer, poursuivit Zalzan Kavol, je vous demande de vous souvenir que vous êtes payé un bon nombre de couronnes par semaine, plus le vivre et le couvert et des primes, pour jongler dans notre troupe. Si je m’aperçois que vous avez l’esprit occupé à des pensées ayant trait à ce pèlerinage, à la Dame ou à ses servantes, ou à quoi que ce soit d’autre que de lancer des objets en l’air et de les rattraper d’une manière tant soit peu théâtrale, je mets fin à votre engagement. Ces derniers jours, vous m’avez déjà paru sujet à des sautes d’humeur, Valentin. Changez d’attitude, besoin de trois humains pour cette troupe, mais pas nécessairement des trois que j’ai actuellement. Compris ?

— Compris, fit Valentin.

— Vous pouvez disposer.

Pendant qu’ils s’éloignaient, Carabella lui demanda :

— Cela a dû être affreusement désagréable pour toi, non ?

— Cela a dû être particulièrement agréable pour Zalzan Kavol.

— Ce n’est qu’un animal velu !

— Non, répliqua Valentin avec gravité. C’est un être sensible qui jouit des mêmes droits civils que nous. Il a seulement l’apparence d’un animal.

Valentin se mit à rire, et après quelques instants, Carabella l’imita, assez nerveusement.

— Lorsqu’on a affaire à des gens très ombrageux sur le chapitre de l’honneur et de la fierté, reprit-il, je pense qu’il est de loin préférable de se montrer accommodant, surtout quand ils mesurent deux mètres cinquante et qu’ils vous procurent votre gagne-pain. Pour l’instant, j’ai beaucoup plus besoin de Zalzan Kavol qu’il n’a besoin de moi.

— Et le pèlerinage ? demanda-t-elle. Tu as vraiment l’intention de l’entreprendre ? Quand as-tu décidé cela ?

— À Dulorn. Après une conversation avec Deliamber. Il y a des questions à propos de moi-même auxquelles je dois trouver des réponses, et si quelqu’un peut m’aider à les trouver, c’est la Dame de l’Ile. Donc je vais aller la voir, ou du moins essayer. Mais tout cela est dans un avenir bien éloigné, et j’ai juré à Zalzan Kavol de ne pas penser à ces choses.

Il prit la main de la jeune fille dans la sienne.

— Je te remercie, Carabella, d’avoir arrangé les choses entre Zalzan Kavol et moi. Je n’étais absolument pas prêt à être renvoyé si vite. Ni à te perdre si peu de temps après t’avoir trouvée.

— Pourquoi crois-tu que tu m’aurais perdue, si le Skandar avait insisté pour que tu partes ?

— Je te remercie pour cela aussi, fit-il en souriant. Et maintenant il faut que je descende jusqu’au bosquet de palmistes pour dire à Shanamir de rapporter les montures qu’il avait volées pour notre départ.

4

Au cours des jours qui suivirent, le paysage devint d’une beauté irréelle, et Valentin eut lieu de se réjouir un peu plus de n’avoir pas poursuivi sa route en la seule compagnie de Shanamir.

La région qui s’étendait entre Dulorn et la prochaine grande ville, Mazadone, était relativement peu peuplée. D’après Deliamber, une bonne partie de la contrée était une réserve naturelle royale. Cela tracassait Zalzan Kavol, car des jongleurs ne trouveraient certainement pas d’engagement dans une réserve naturelle, pas plus d’ailleurs que dans une zone agricole basse et marécageuse, occupée surtout par des rizières et des plantations de graines de lusavender. Mais il n’y avait pas d’autre choix que suivre la route principale à travers la forêt, car rien de plus prometteur ne se trouvait ni au nord ni au sud. Et ils avançaient, accompagnés la plupart du temps par le crachin et l’humidité, traversant une région de villages et de fermes, ponctuée de bouquets denses de palmistes au tronc trapu dont les fruits lourds et blancs poussaient directement sur l’écorce. Mais alors qu’ils approchaient de la Reserve Naturelle de Mazadone, les palmistes laissèrent la place à d’épais buissons de fougères chanteuses, aux frondes jaunes, d’aspect vitreux, qui émettaient des sons perçants et discordants dès qu’on approchait d’elles, d’affreuses vibrations aiguës, des cris et des stridulations, de déplaisants grincements et d’aigres crissements. Tout cela eût été tout à fait supportable – Valentin estimait même que le chant dissonant des fougères n’était pas dénué d’un certain charme rauque – si les buissons de fougères n’avaient été remplis d’ennuyeuses bestioles beaucoup plus désagréables que les plantes, de petits rongeurs aux ailes dentelées appelés dhiims, qui s’envolaient des buissons où elles avaient élu domicile à chaque fois que la proximité de la roulotte déclenchait le chant des fougères. Les dhiims avaient à peu près la longueur et la largeur d’un auriculaire et le corps couvert d’une belle fourrure dorée. Ils surgissaient en telles quantités que le ciel en était obscurci, et pullulaient impudemment autour de la roulotte, se hasardant parfois à pincer avec leurs incisives minuscules mais efficaces. Devant, sur le siège du conducteur, les Skandars à l’épaisse toison ne leur prêtaient guère d’attention, se contentant de les écarter d’un revers de la main quand ils se rassemblaient trop près d’eux, mais les montures, habituellement impassibles, en souffraient et ruèrent dans les brancards à plusieurs reprises. Shanamir, envoyé à l’avant pour calmer les animaux, fut victime d’une demi-douzaine de morsures douloureuses, et lorsqu’il réintégra en toute hâte la roulotte, il laissa entrer avec lui un bon nombre de dhiims. Sleet eut une violente morsure sur la joue, près de l’œil gauche, et Valentin, harcelé en même temps par des douzaines de créatures furieuses, fut mordu aux deux bras. Carabella détruisait méthodiquement les dhiims à l’aide d’un stylet utilisé dans un exercice de jonglerie, les embrochant avec une détermination farouche et une grande adresse, mais il fallut attendre une éprouvante demi-heure avant que le dernier d’entre eux n’eût été tué.

Après avoir traversé le territoire des fougères chanteuses et des dhiims, les voyageurs abordèrent une région au paysage surprenant, une vaste étendue de prairies au milieu desquelles s’élevaient des centaines d’aiguilles de granit noir, larges seulement de deux ou trois mètres et hautes d’environ vingt-cinq, des obélisques naturels, vestiges de quelque prodigieux bouleversement géologique. Pour Valentin, c’était une région d’une beauté délicate ; pour Zalzan Kavol, ce n’était qu’un nouvel endroit à traverser le plus rapidement possible, sur la route du prochain festival où les jongleurs pourraient se produire ; mais pour Autifon Deliamber, cela paraissait être encore autre chose, un endroit pouvant receler une menace. Le Vroon se pencha en avant et, pendant un long moment, observa les obélisques avec la plus grande attention.

— Arrêtez ! cria-t-il finalement à Zalzan Kavol.

— Que se passe-t-il ?

— Je veux vérifier quelque chose. Laissez-moi sortir. Zalzan Kavol poussa un grognement d’impatience et tira sur les rênes. Deliamber s’extirpa de la roulotte, avança de sa démarche souple de Vroon en direction des curieuses formations rocheuses et disparut au milieu d’elles, se montrant de temps en temps pendant qu’il se déplaçait en zigzag d’une aiguille à l’autre.

Quand il revint, Deliamber avait l’air sombre et soucieux.

— Regardez là-bas, fit-il en tendant le doigt. Arrivez-vous à distinguer tout là-haut les lianes qui sont tendues entre cette aiguille et l’autre, et de celle-ci à celle-là, et qui continuent jusqu’à cette autre ? Et les petits animaux qui rampent sur les lianes ?

Valentin arrivait péniblement à discerner un réseau de lignes rouges, luisantes et ténues, qui couraient d’une aiguille à l’autre, à une quinzaine de mètres au-dessus du sol. Et, effectivement, une demi-douzaine de sveltes créatures simiesques se déplaçaient d’un obélisque à l’autre comme des acrobates, se balançant avec aisance à l’aide de leurs pieds et de leurs mains.

— On dirait des lianes à glu, fit Zalzan Kavol d’un ton perplexe.

— C’est bien cela, dit Deliamber.

— Mais pourquoi ne restent-ils pas collés ? Que sont ces animaux, d’ailleurs ?

— Des frères de la forêt, répondit Deliamber. Vous en avez entendu parler ?

— Non, allez-y.

— Ils peuvent être dangereux. C’est une espèce sauvage, originaire du centre de Zimroel et qui, habituellement, ne se hasarde pas si loin à l’ouest. On sait que les Métamorphes les chassent pour les manger, ou pour le plaisir, je ne sais plus très bien. Ils sont doués d’intelligence, bien qu’à un degré assez bas, un peu plus que les chiens ou les drôles, moins que les gens civilisés. Ils adorent l’arbre-dwikka ; ils ont une sorte de structure tribale ; ils savent envoyer des flèches empoisonnées et peuvent s’attaquer aux voyageurs. Leur sueur contient une enzyme qui les immunise contre l’adhérence des lianes à glu qu’ils emploient à divers usages.

— S’ils nous importunent, déclara Zalzan Kavol, nous les détruirons. En avant !

Après avoir dépassé la zone des obélisques, ils ne virent plus trace des frères de la forêt ce jour-là. Mais le lendemain, Deliamber aperçut de nouveaux rubans de lianes à glu joignant les cimes des arbres, et le surlendemain, les voyageurs, maintenant engagés bien avant dans la réserve naturelle, découvrirent un groupe d’arbres d’une taille véritablement colossale qui, affirma le magicien vroon, étaient des dwikkas, les arbres sacrés des frères de la forêt.

— Cela explique leur présence si loin du territoire des Métamorphes, dit Deliamber. Il doit s’agir d’une troupe migratrice venue si loin à l’ouest pour célébrer leur culte dans cette forêt.

Les dwikkas étaient des arbres imposants. Il y en avait cinq, très écartés les uns des autres dans des champs où rien d’autre ne croissait. Leurs troncs, couverts d’une écorce rouge vif qui poussait en plaques distinctes séparées par de profondes fissures, avaient un diamètre supérieur à la longueur de la roulotte de Zalzan Kavol. Et bien qu’ils ne fussent pas particulièrement hauts, pas plus d’une trentaine de mètres, leurs branches puissantes, chacune de l’épaisseur du tronc d’un arbre ordinaire, s’étendaient à une telle distance qu’une troupe nombreuse aurait pu s’abriter sous le gigantesque dais de feuillage d’un dwikka. Des tiges aussi grosses que la cuisse d’un Skandar portaient les feuilles, d’énormes choses noires et rigides, de la taille d’une maison, qui retombaient lourdement en jetant une ombre impénétrable. Et à chaque branche étaient suspendus deux ou trois fruits jaunâtres et éléphantesques, des globes irréguliers et bosselés de quatre ou cinq mètres de large. L’un d’eux était, semblait-il, tombé depuis peu de temps de l’arbre le plus proche – peut-être un jour où la pluie avait amolli le sol, car son poids avait creusé un cratère peu profond dans lequel il reposait, fendu, montrant de grosses graines noires dans la masse de la pulpe écarlate.

Valentin comprenait que ces arbres puissent être des divinités pour les frères de la forêt. Ils étaient des monarques du règne végétal, imposants, majestueux. Il se sentait lui-même disposé à s’agenouiller devant eux.

Le fruit est savoureux, dit Deliamber. Il est, à vrai dire, exaltant pour le métabolisme humain et quelques autres.

— Pour les Skandars ? demanda Zalzan Kavol.

— Pour les Skandars, oui.

— Nous allons essayer, fit Zalzan Kavol en riant. Erfon ! Thelkar ! Allez nous chercher des morceaux de fruit !

— Les frères de la forêt enfouissent leurs talismans devant chaque arbre, fit Deliamber avec nervosité. Ils sont passés ici récemment et peuvent revenir, et s’ils nous trouvent en train de profaner leur lieu du culte ils attaqueront et leurs flèches peuvent tuer.

— Sleet, Carabella, montez la garde sur la gauche. Valentin, Shanamir, Vinorkis, venez par ici. Donnez l’alerte dès que vous voyez un seul de ces petits singes. Zalzan Kavol fit signe à ses frères.

— Allez ramasser le fruit, ordonna-t-il. Haern, toi et moi défendrons notre position d’ici. Sorcier, vous restez avec nous.

Zalzan Kavol décrocha deux lanceurs d’énergie d’un râtelier d’armes et en donna un à son frère Haern.

Deliamber soupirait et marmonnait pour manifester sa désapprobation.

— Ils se déplacent comme des fantômes. Ils surgissent de nulle part…

— Assez ! dit Zalzan Kavol.

Valentin prit son poste de guet cinquante mètres devant la roulotte et commença à scruter la forêt sombre et mystérieuse au-delà du dernier dwikka. Il s’attendait à voir une flèche mortelle voler vers lui d’une seconde à l’autre. C’était une sensation fort déplaisante. Erfon Kavol et Thelkar, portant entre eux deux un grand panier en osier, se dirigèrent vers le fruit tombé, s’arrêtant tous les trois ou quatre pas pour regarder dans toutes les directions. Quand ils l’atteignirent, ils commencèrent à le contourner précautionneusement.

— Que va-t-il se passer si une bande de singes est assise en ce moment même derrière ce machin ? demanda Shanamir. En train de festoyer, par exemple ? Supposons que Thelkar trébuche sur eux et…

Un hurlement terrifiant et un épouvantable mugissement, comme seul un taureau bidlak furieux d’être interrompu pendant l’accouplement aurait pu en pousser, s’éleva de derrière le fruit du dwikka. Erfon Kavol, l’air pris de panique, réapparut en galopant et se précipita à toute allure vers la roulotte, suivi quelques secondes plus tard par un Thelkar tout aussi hagard.

— Sagouins ! hurla une voix féroce. Porcs et fils de porcs ! Vous auriez voulu violer une femme en train de déjeuner ! Je vais vous apprendre à violer, moi ! Je vais vous arranger pour que vous ne puissiez plus jamais violer personne ! Défendez-vous, monstres poilus ! Alors, où êtes-vous passés ?

Et de derrière le fruit du dwikka surgit la plus grande femme de race humaine qu’il ait jamais été donné à Valentin de voir, une créature si gigantesque qu’elle était en parfaite harmonie avec les arbres qui l’environnaient. Elle mesurait au moins deux mètres dix et cette montagne de chair reposait sur deux jambes massives semblables à des piliers. Elle était vêtue d’une chemise ajustée et d’un pantalon de cuir gris, et sa chemise était ouverte presque jusqu’à la taille, découvrant les deux énormes globes ballants de ses seins gros comme la tête d’un homme. Une folle tignasse de boucles orangées surmontait des yeux étincelants d’un bleu très pâle. Elle portait un sabre à vibrations d’une longueur imposante qu’elle faisait tournoyer avec une telle force que Valentin, à trente mètres d’elle, sentait le déplacement d’air. Elle avait les joues et la poitrine barbouillées du jus écarlate du fruit du dwikka.

Elle se précipita à grandes enjambées vers la roulotte, criant au viol et réclamant vengeance.

— Que se passe-t-il ? demanda Zalzan Kavol qui, pour la première fois depuis que Valentin le connaissait, semblait pris de court.

Il jeta un regard noir en direction de ses frères.

— Que lui avez-vous fait ?

— On ne l’a même pas touchée, répondit Erfon Kavol. Nous étions là-bas derrière, à l’affût des frères de la forêt, et Thelkar est tombé sur elle à l’improviste, il a trébuché et il lui a pris le bras pour se retenir…

— Tu m’as dit que vous ne l’aviez même pas touchée aboya Zalzan Kavol.

— Pas touchée dans ce sens-là. C’était un accident il a trébuché.

— Faites quelque chose, jeta Zalzan Kavol à Deliamber, car la géante arrivait presque à leur hauteur.

Le Vroon, la mine pâle et chagrine, s’avança d’un pas devant la roulotte et éleva plusieurs tentacules en direction de l’apparition qui se dressait devant lui presque aussi haute qu’un Skandar.

— Du calme, fit Deliamber d’un ton très doux à la géante qui s’avançait. Nous ne vous voulons aucun mal. Tout en parlant, il gesticulait avec une résolution pleine d’inconscience et lui jetait un charme apaisant qui se manifestait sous la forme d’une faible lueur bleutée dansant devant lui. L’énorme femme parut y être sensible, car elle ralentit son allure et réussit à s’arrêter à un ou deux mètres de la roulotte. Elle resta immobile, agitant d’un air morose son sabre à vibrations. Après quelques instants, elle ramena sa chemise vers l’avant et la referma maladroitement. Foudroyant les Skandars du regard, elle désigna Erfon et Thelkar et dit d’une voix tonnante :

— Qu’avaient-ils l’intention de me faire, ces deux-là ?

— Ils étaient simplement partis ramasser des morceaux du fruit du dwikka, répondit Deliamber. Vous voyez le panier qu’ils avaient emporté.

— Nous ne pouvions pas soupçonner que vous étiez là-bas, murmura Thelkar. Nous avons fait le tour du fruit pour vérifier qu’il n’y avait pas de frères de la forêt cachés derrière, c’est tout.

— Et vous êtes tombé sur moi en gros balourd que vous êtes et vous m’auriez violée si je n’avais pas été armée, hein ?

— J’ai perdu l’équilibre, insista Thelkar. Je n’avais aucune intention de vous agresser. J’étais sur mes gardes contre les frères de la forêt, et quand, à la place, j’ai découvert quelqu’un de votre taille…

— Quoi ? Des insultes maintenant ! Thelkar prit une longue inspiration.

— C’est-à-dire… c’était tellement inattendu quand je… quand vous…

— Nous ne pouvions pas nous douter… intervint Erfon Kavol.

Valentin, qui avait suivi toute la scène avec un amusement croissant, s’approcha et prit la parole :

— S’ils avaient eu l’intention de vous violer, croyez-vous qu’ils auraient tenté de le faire devant un public aussi fourni ? Nous sommes de la même race. Nous ne l’aurions jamais toléré.

Il désigna Carabella d’un signe de tête.

— À sa manière, cette femme est aussi ardente que vous, madame. Soyez assurée que si ces Skandars avaient tenté de vous causer le moindre tort, elle les en aurait empêchés à elle seule. C’est un simple malentendu, rien d’autre. Posez votre arme, vous ne courez aucun danger parmi nous.

La géante parut quelque peu calmée par la courtoisie et le charme du discours de Valentin. Elle abaissa lentement son sabre à vibrations et le rengaina.

— Qui êtes-vous ? grogna-t-elle. Pourquoi tout ce cortège ?

— Je m’appelle Valentin et nous sommes des jongleurs itinérants, et ce Skandar est Zalzan Kavol, le maître de notre troupe.

— Je m’appelle Lisamon Hultin, répondit la géante, et je loue mes services comme garde du corps et guerrière, même si cela se fait rare maintenant.

— Nous perdons du temps, intervint Zalzan Kavol, et devrions avoir repris notre route, à condition, bien entendu, d’être entièrement pardonnés d’avoir trouble votre repos.

Lisamon Hultin hocha la tête d’un geste brusque.

— Oui, c’est cela, reprenez votre route. Mais vous savez que vous traversez un territoire dangereux ?

— Les frères de la forêt ? demanda Valentin.

— Ils sont partout. Les bois en sont remplis, un peu plus loin.

— Et pourtant vous n’avez pas peur d’eux ? demanda Deliamber.

— Je parle leur langage, répondit Lisamon Hultin. J’ai négocié un traité privé avec eux. Croyez-vous que sinon j’oserais jouer des mâchoires avec un fruit du dwikka ? Je suis peut-être un peu forte, mais pas lourde à ce point, petit sorcier.

Puis, se tournant vers Zalzan Kavol, elle demanda :

— Où allez-vous ?

— À Mazadone, répondit le Skandar.

— À Mazadone ? Il y a du travail pour vous à Mazadone ?

— C’est ce que nous verrons sur place.

— Il n’y a rien pour vous là-bas. J’en reviens. Le duc vient de mourir et un deuil de trois semaines a été décrété dans toute la province. À moins qu’on n’engage des jongleurs pour des funérailles ?

Le visage de Zalzan Kavol se rembrunit.

— Pas de travail à Mazadone ? Pas de travail dans toute la province ? Mais il nous faut subvenir à nos frais ! Nous n’avons déjà rien gagné depuis Dulorn ! Comment allons-nous faire ?

Lisamon Hultin cracha un morceau de pulpe du fruit du dwikka.

— Ce n’est pas mon problème, dit-elle. De toute façon, vous ne pouvez pas atteindre Mazadone.

— Quoi ?

— À cause des frères de la forêt. Ils ont bloqué la route à quelques kilomètres d’ici. Ils demandent aux voyageurs de leur payer tribut ou quelque chose d’aussi absurde. Ils ne vous laisseront pas passer. Vous aurez de la chance si vous ne vous faites pas cribler de flèches.

— On verra bien s’ils ne nous laissent pas passer ! s’écria Zalzan Kavol.

— Ils ne vous laisseront pas passer sans moi, fit la guerrière en haussant les épaules.

— Sans vous ?

— Je vous l’ai déjà dit, je parle leur langage. Je peux acheter votre passage, en palabrant un peu. Êtes-vous intéressés ? Cinq royaux devraient faire l’affaire.

— Quel usage les frères de la forêt font-ils de l’argent ? demanda Zalzan Kavol.

— Oh ! ce n’est pas pour eux, fit-elle d’un ton désinvolte. Cinq royaux pour moi. Je leur offrirai autre chose en échange. D’accord ?

— C’est absurde ! Cinq royaux, c’est une véritable fortune !

— Je ne marchande pas. L’honneur de notre corporation l’interdit. Bonne chance pour la route.

Elle gratifia Thelkar et Erfon d’un regard glacial.

— Si vous le désirez, vous pouvez prendre un peu du fruit du dwikka avant de partir. Mais faites en sorte de ne pas être en train d’en manger quand vous rencontrerez les frères de la forêt !

Elle fit demi-tour avec une lourde dignité et se dirigea vers l’énorme fruit tombé sous l’arbre. Tirant son sabre, elle en découpa trois larges tranches qu’elle poussa d’un geste méprisant vers les deux Skandars qui les glissèrent d’un air gêné dans le panier en osier.

— Tout le monde dans la roulotte ! cria Zalzan Kavol. La route est longue jusqu’à Mazadone.

— Vous n’irez pas bien loin aujourd’hui, dit Lisamon Hultin, en accompagnant ses paroles d’un grand rire de dérision. Vous serez vite de retour ici… si vous survivez !

5

Les flèches empoisonnées des frères de la forêt préoccupèrent Valentin pendant les premiers kilomètres. Cette mort horrible et soudaine ne lui disait rien du tout. La forêt était profonde et mystérieuse, avec une végétation primitive, des fougères aux sporanges argentés, des prèles vitreuses de quatre mètres de haut et des groupes d’énormes champignons pâles troués de cratères bruns. Dans un cadre aussi inquiétant, tout pouvait arriver, et cela risquait bien d’être le cas.

Mais le jus du fruit du dwikka était un puissant tranquillisant. Vinorkis découpa une des énormes tranches et fit passer des petits cubes à tout le monde. La pulpe, à la saveur très douce et à la consistance granuleuse, se dissolvait rapidement sur la langue et les alcaloïdes qu’elle contenait passaient dans le sang et montaient à la tête, plus vite que le vin le plus fort. Valentin se sentit gagné par une douce chaleur euphorique. Il se laissa aller en arrière dans le compartiment des passagers, un bras passé autour de Carabella, l’autre autour de Shanamir. À l’avant, Zalzan Kavol était évidemment plus détendu lui aussi, car il accéléra l’allure de la roulotte, la lançant à une vitesse folle peu en rapport avec sa prudence habituelle. Même Sleet, si peu communicatif en général, se coupa une nouvelle tranche de fruit du dwikka en entonnant une chanson paillarde :

Lord Barhold arriva sur la grève

Avec couronne, chaîne et seau

Pour forcer la main du vieux Gornup

Et lui faire manger son…

La roulotte s’arrêta brusquement, si brusquement que Sleet fut projeté en avant et faillit tomber sur les genoux de Valentin et qu’une tranche humide de fruit du dwikka vint s’écraser sur la figure de Valentin. Il s’essuya le visage en riant et en clignant les yeux. Quand il put voir de nouveau, il s’aperçut que tout le monde était rassemblé à l’avant de la roulotte, regardant entre les épaules des Skandars assis sur le siège du conducteur.

— Que se passe-t-il ? demanda Valentin.

— Des lianes à glu, répondit Vinorkis, l’air parfaitement calme. Elles bloquent la route. La géante disait vrai.

Aucun doute. Les lianes collantes et résistantes avaient été tendues en diagonale entre les fougères de manière à former une chaîne à la fois souple et robuste, large et épaisse. La forêt qui flanquait la route était absolument impénétrable à cet endroit. La roulotte n’avait aucune possibilité d’avancer.

— Est-ce difficile à couper ? demanda Valentin.

— Nous pourrions y arriver en dix minutes avec nos lanceurs d’énergie, répondit Zalzan Kavol. Mais regardez là-bas.

— Les frères de la forêt, murmura Carabella.

Ils grouillaient partout dans la forêt, accrochés à tous les arbres, mais ne s’approchaient pas de la roulotte à moins de trente mètres. Vus de près, ils ressemblaient moins à des singes qu’à des sauvages d’une espèce intelligente. C’étaient de petits êtres nus, à la peau lisse gris bleuté et aux membres grêles. Leurs têtes glabres étaient longues et étroites, le front plat et fuyant, le cou frêle et allongé. Ils avaient la poitrine creusée et le squelette décharné. Tous, mâles et femelles, portaient une sarbacane attachée sur la hanche. Ils montraient la roulotte du doigt en babillant entre eux et en émettant de petits cris aigus et des sifflements.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Zalzan Kavol à Deliamber.

— Je pense qu’il faudrait engager la guerrière à notre service.

— Jamais !

— Dans ce cas, reprit le Vroon, préparons-nous à nous installer dans la roulotte jusqu’à la fin de nos jours, à moins de faire demi-tour vers Dulorn et de trouver une autre route.

— Nous pourrions parlementer avec eux, proposa le Skandar. Sortez, sorcier. Parlez-leur en langage des songes, en langage des singes, en langage vroon, essayez tout ce qui pourrait marcher. Expliquez-leur que des affaires urgentes nous appellent à Mazadone, que nous devons jongler aux funérailles du duc et qu’ils seront sévèrement châtiés s’ils nous retardent.

— Allez leur expliquer vous-même, répondit calmement Deliamber à Zalzan Kavol.

— Moi ?

— Le premier d’entre nous qui sortira de la roulotte risque d’être criblé de flèches. Je préfère vous laisser cet honneur. Peut-être seront-ils intimidés par votre grande taille et vous salueront-ils comme leur roi. Mais rien n’est moins sûr.

— Vous refusez ? s’écria Zalzan Kavol, les yeux étincelants.

— Un sorcier mort, reprit Deliamber, ne vous guidera pas très loin sur cette planète. Je connais un peu ces créatures. Leurs réactions sont imprévisibles et elles sont très dangereuses. Choisissez un autre messager, Zalzan Kavol. Notre contrat ne stipule pas que je doive risquer ma vie pour vous.

Zalzan Kavol émit un grognement de mécontentement, mais il n’insista pas.

Ils restèrent assis en silence devant l’obstacle pendant de longues minutes. Les frères de la forêt commencèrent à descendre de leurs arbres mais restèrent à une distance considérable de la roulotte. Quelques-uns commencèrent à danser et à exécuter des cabrioles sur la route et bientôt une sorte de mélopée atonale, heurtée, discordante, s’éleva, semblable au bourdonnement d’énormes insectes.

— Il suffirait d’utiliser le lanceur d’énergie pour les disperser, fit Erfon Kavol. Cela ne nous prendrait pas longtemps pour réduire en cendres les lianes à glu. Et alors…

— Et alors ils nous suivraient à travers la forêt, en nous lançant leurs flèches dès que nous passerions la tête dehors, répliqua Zalzan Kavol. Non. Ils sont peut-être des milliers autour de nous. Ils nous voient et nous ne les voyons pas. Nous n’avons aucune chance de gagner en utilisant la force contre eux.

L’air morose, le gros Skandar avala le reste du fruit du dwikka. Puis il grommela d’un ton amer :

— Mazadone est encore à plusieurs jours de route, et cette femme nous a dit que de toute façon il n’y avait pas de travail pour nous là-bas. Il nous faudra donc continuer jusqu’à Borgax, ou peut-être même Thagobar, c’est bien cela, Deliamber ? Nous ne gagnerons pas notre prochaine couronne avant plusieurs semaines. Et nous sommes assis ici, pris au piège au milieu de la forêt par de petits singes armés de flèches empoisonnées. Valentin ?

— Oui, répondit Valentin, surpris.

— Je veux que vous vous glissiez dehors en passant par l’arrière de la roulotte et que vous alliez retrouver cette guerrière. Proposez-lui trois royaux pour nous sortir de là.

— Êtes-vous sérieux ? demanda Valentin.

— Non, je vais y aller à sa place ! s’écria Carabella en poussant un petit cri.

— Que signifie cela ? demanda Zalzan Kavol avec irritation.

— Valentin est… il est… il se perd facilement, il devient vite distrait, il… il ne pourra peut-être pas la retrouver…

— Vous dites des bêtises, fit Zalzan Kavol en agitant les mains en signe d’impatience. La route est droite. Valentin est rapide et résistant. Et c’est une mission dangereuse. Vous nous êtes trop précieuse pour courir ce risque, Carabella. C’est Valentin qui doit y aller.

— Ne le fais pas, souffla Shanamir.

Valentin hésitait. L’idée ne lui souriait guère de quitter la relative sécurité de la roulotte pour se promener seul et à pied dans une forêt infestée de créatures mortelles. Mais il fallait bien que quelqu’un le fasse, et ce ne pouvait être l’un des lourds et lents Skandars ni le Hjort aux pieds plats. Aux yeux de Zalzan Kavol, il était le membre de la troupe le plus facile à sacrifier. C’était peut-être vrai. Peut-être lui-même le ressentait-il ainsi.

— La guerrière nous a dit que son prix était de cinq royaux, dit-il à Zalzan Kavol.

— Proposez-lui-en trois.

— Et si elle refuse ? Elle a dit que son honneur lui interdisait tout marchandage.

— Trois, répéta le Skandar. Cinq royaux, c’est une fortune. Trois est un prix suffisamment déraisonnable.

— Vous voulez que je fasse des kilomètres en courant dans une forêt dangereuse pour proposer à quelqu’un un prix insuffisant pour une tâche qui doit impérativement être accomplie ?

— Vous refusez ?

— Je vous fais simplement observer que c’est de la folie. S’il me faut risquer ma vie, je dois au moins avoir l’espoir de réussir. Donnez-moi cinq royaux pour elle.

— Ramenez-la ici, dit le Skandar, et je négocierai avec elle.

— Ramenez-la vous-même, répliqua Valentin.

Zalzan Kavol se tut. Carabella, pâle et tendue, secouait la tête. Sleet conseillait du regard à Valentin de rester sur ses positions. Shanamir, cramoisi et tremblant, semblait prêt à laisser exploser sa colère. Valentin se demanda si cette fois il n’avait pas poussé trop loin le Skandar qui s’échauffait toujours facilement.

La fourrure de Zalzan Kavol frémissait comme si des spasmes de rage contractaient ses muscles puissants. Il paraissait se contenir au prix d’un énorme effort. Il ne faisait aucun doute que la récente manifestation d’indépendance de Valentin l’avait rendu enragé. Mais dans les yeux du Skandar brillait une lueur rusée comme s’il mettait en balance l’impact du défi public de Valentin et le besoin qu’il avait de lui pour remplir cette mission. Peut-être était-il, même en train de se demander si la prodigalité n’était pas de mise dans cette affaire.

Après un long silence tendu, Zalzan Kavol laissa échapper un long soupir et, le visage fermé, fouilla dans sa bourse et compta lentement les cinq pièces brillantes de un royal.

— Tenez, grommela-t-il. Et dépêchez-vous.

— J’irai aussi vite que possible.

— Si la perspective de la course vous paraît trop pénible, dit Zalzan Kavol, sortez par-devant et demandez aux frères de la forêt la permission de dételer une de nos montures pour faire la route plus confortablement. Mais quelle que soit la solution que vous choisissez, faites vite.

— Je vais courir, répondit Valentin en commençant à ouvrir la fenêtre arrière.

Il sentait des démangeaisons d’anticipation entre les omoplates, à l’endroit où une flèche allait se ficher dès l’instant où il serait dehors. Mais il n’y eut pas de flèche et très vite il se retrouva sur la route, courant d’une foulée légère et aisée. La forêt qui, vue de l’intérieur de la roulotte, paraissait tellement sinistre, l’était beaucoup moins maintenant. La végétation, peu familière, n’était pas vraiment inquiétante, pas même les énormes champignons troués de cratères, et les fougères n’étaient rien de moins qu’élégantes avec leurs sporanges argentés miroitant dans le soleil de l’après-midi.

Ses longues jambes se déplaçaient à un rythme régulier et son cœur fonctionnait sans se plaindre. La course était délassante, presque hypnotique, aussi apaisante pour lui que la jonglerie.

Il courut longtemps, sans prêter attention ni au temps ni à la distance, jusqu’à ce qu’il lui parût être allé suffisamment loin. Mais comment aurait-il pu passer en courant devant quelque chose d’aussi voyant que cinq dwikkas sans les remarquer ? S’était-il étourdiment trompé à un embranchement dans la forêt et avait-il perdu son chemin ? Cela paraissait peu probable. Il continua donc tout simplement à courir jusqu’à ce que finalement il aperçoive les arbres monstrueux, avec l’énorme fruit tombé au pied du plus proche.

Il n’y avait aucune trace de la géante. Il cria son nom, il alla regarder derrière le fruit du dwikka, il fit le tour de la plantation. Personne. Accablé, il envisagea de reprendre sa course en se lançant à sa poursuite, jusqu’à mi-chemin de Dulorn s’il le fallait. Maintenant qu’il s’était arrêté, les effets de la course commençaient à se faire sentir : les muscles de ses mollets et de ses cuisses protestaient et son cœur lui martelait la poitrine de manière fort désagréable. Il ne se sentait nulle envie de recommencer à courir tout de suite.

Mais soudain il aperçut une monture attachée à un piquet, à quelques centaines de mètres en arrière de la plantation de dwikkas – un animal d’une taille très au-dessus de la moyenne, à la croupe énorme et aux pattes massives, capable de supporter le poids de Lisamon Hultin. Il s’en approcha et, regardant un peu plus loin, aperçut un sentier grossièrement tracé qui menait à un cours d’eau.

Le sol descendait en pente raide et se terminait en une falaise déchiquetée. Valentin passa la tête par-dessus le bord. Un ruisseau arrivait de la forêt à cet endroit et cascadait le long de la falaise pour tomber dans un bassin rocheux à une douzaine de mètres en contrebas ; et en bordure de l’eau ; s’exposant au soleil après un bain, il découvrit Lisamon Hultin. Elle était allongée sur le ventre, son sabre à vibrations à ses côtés. Valentin contempla avec une crainte mêlée de respect ses larges épaules musculeuses, ses bras puissants, les poteaux massifs de ses jambes, les larges globes de ses fesses agrémentées de fossettes.

Il l’appela.

Elle roula immédiatement sur elle-même, se dressa sur son séant et regarda autour d’elle.

— Je suis là-haut, cria-t-il.

Elle leva la tête dans sa direction et, par discrétion, il détourna les yeux. Mais elle ne fit que rire de sa pudeur. Se levant, elle tendit la main vers ses vêtements, avec simplicité et sans précipitation aucune.

— C’est vous, dit-elle. Celui qui parle si courtoisement. Valentin. Vous pouvez descendre. Je n’ai pas peur de vous.

— Je sais que vous n’aimez pas que l’on trouble votre repos, fit Valentin avec douceur, descendant précautionneusement le sentier rocheux et escarpé.

Lorsqu’il atteignit le pied de la falaise, elle avait eu le temps d’enfiler son pantalon et était en train de passer péniblement une chemise sur son imposante, poitrine.

— Nous sommes arrêtés à l’endroit où la route est coupée.

— Naturellement.

— Il nous faut absolument atteindre Mazadone. Le Skandar m’a envoyé pour vous engager.

Valentin sortit les cinq royaux de Zalzan Kavol.

— Acceptez-vous de nous aider ?

Elle jeta un coup d’œil aux pièces brillantes dans la main de Valentin.

— Mon prix est de sept et demi. Valentin fit la moue.

— Mais vous nous avez dit cinq, avant.

— C’était avant.

— Le Skandar ne m’a donné que cinq royaux pour vous payer.

Elle haussa les épaules et commença à déboutonner sa chemise.

— Dans ce cas, je vais continuer mon bain de soleil. Vous pouvez rester si vous voulez, mais gardez vos distances.

— Quand le Skandar a essayé de faire baisser votre prix, reprit paisiblement Valentin, vous avez refusé de discuter, en lui disant que l’honneur de votre profession vous l’interdisait. Ma conception de l’honneur exigerait de moi que je m’en tienne à un prix, une fois que je l’ai avancé.

Elle mit les mains sur ses hanches et éclata de rire un rire si tonitruant qu’il crut qu’il allait l’emporter. Il se sentait comme un jouet devant elle : elle pesait au moins cinquante kilos de plus que lui et le dépassait d’une bonne tête.

— Comme vous êtes brave, ou bien stupide ! s’exclama-t-elle. Je pourrais vous écraser d’un revers de main et vous êtes là à me sermonner sur des points d’honneur !

— Je ne pense pas que vous me feriez du mal.

Elle l’observa avec un intérêt nouveau.

— Peut-être pas, en effet. Mais vous prenez des risques, mon garçon. Je m’offense facilement et je fais parfois plus de dégâts que je ne l’aurais voulu, quand je perds mon contrôle.

— Quoi qu’il en soit, nous devons atteindre Mazadone, et vous êtes la seule qui puissiez intervenir auprès des frères de la forêt. Le Skandar est prêt à vous donner cinq royaux, mais pas plus.

Valentin s’agenouilla et aligna les cinq pièces brillantes sur la roche près de l’eau.

— Néanmoins, j’ai un peu d’argent à moi. Si cela peut régler le problème, je veux bien l’ajouter.

Il fouilla dans sa bourse, trouva une pièce de un royal, puis une seconde, posa un demi-royal à côté et leva vers la géante un regard plein d’espoir.

— Cinq suffiront, dit Lisamon Hultin.

Elle ramassa les cinq pièces de Zalzan Kavol, laissa celles de Valentin et commença à gravir le sentier escarpé.

— Où est votre monture ? demanda-t-elle en détachant la sienne.

— Je suis venu à pied.

— À pied ? À pied ? Vous avez couru sur toute cette distance ? Quel employé dévoué vous faites ! Vous paie-t-il bien pour rendre de tels services et prendre de tels risques ?

— Pas particulièrement.

— Non, je suppose que non. Eh bien, montez en croupe. Cet animal ne s’apercevra même pas du poids supplémentaire.

Elle enfourcha sa monture qui, bien que grande pour sa race, parut frêle et rapetissée une fois qu’elle fut montée dessus. Valentin, après avoir marqué une hésitation, s’installa derrière elle et passa les bras autour de sa taille. Malgré sa masse, elle n’avait pas de graisse et ses hanches étaient entourées de muscles puissants. La monture quitta la plantation de dwikkas au petit galop et s’engagea sur la route. Quand ils atteignirent la roulotte, toutes les ouvertures étaient encore fermées et les frères de la forêt continuaient à danser et à babiller dans les arbres derrière le barrage.

Ils mirent pied à terre. Lisamon Hultin marcha sans manifester de crainte jusqu’à l’avant de la roulotte et cria quelque chose aux frères de la forêt d’une voix aiguë et perçante. Une réponse tout aussi criarde tomba des arbres. Elle héla de nouveau ; de nouveau on lui répondit. Puis une longue et fébrile conversation s’engagea, ponctuée de nombreuses protestations et exclamations.

— Ils vont dégager la route pour vous, fit-elle en se tournant vers Valentin. Mais il faut acquitter un droit.

— Combien ?

— Pas de numéraire. Des services.

— Quels services pouvons-nous proposer aux frères de la forêt ?

— Je leur ai dit que vous étiez jongleurs et je leur ai expliqué ce dont il s’agissait. Ils vous laisseront passer ai vous acceptez de jongler pour eux. Sinon, ils ont l’intention de vous tuer et de faire des jouets de vos os, mais pas aujourd’hui, car c’est un jour sacré pour eux, et ils ne tuent personne ces jours-là. Je vous conseille d’accepter, mais faites comme vous l’entendez.

Elle ajouta :

— Le poison qu’ils utilisent n’a pas une action particulièrement rapide.

6

Zalzan Kavol étouffait d’indignation – jongler pour des singes ? Jongler sans être payé ? – mais Deliamber lui fit remarquer que les frères de la forêt étaient quand même sensiblement plus haut que les singes dans l’échelle des êtres, Sleet lui signala qu’ils ne s’étaient pas entraînés de la journée et que cette démonstration leur ferait du bien, et c’est Erfon Kavol qui arracha la décision en avançant qu’il ne s’agissait pas d’une représentation gratuite puisqu’elle était échangée contre le droit de passage à travers cette partie de la forêt qui était effectivement sous le contrôle de ces créatures. Et, de toute façon, on ne leur laissait pas le choix. Ils sortirent donc avec massues, balles et faucilles, mais pas les torches, car Deliamber avait suggéré que ces dernières risquaient d’effrayer les frères de la forêt et provoquer chez eux d’imprévisibles réactions. Et ils commencèrent à jongler dans l’espace le plus dégagé qu’ils purent trouver.

Les frères de la forêt regardaient avec ravissement. Ils étaient sortis de la forêt par centaines pour se masser le long de la route et ils regardaient en mordillant leurs doigts et leurs longues queues préhensiles et échangeaient des commentaires en babillant. Les Skandars se lançaient des faucilles, des poignards, des massues et des hachettes. Valentin faisait tournoyer ses massues. Sleet et Carabella jonglaient avec leur élégance et leur distinction coutumières. Une heure s’écoula ainsi, puis une seconde, et le soleil commença à décliner dans la direction de Pidruid, et les frères de la forêt continuaient à regarder, et les jongleurs à jongler et aucun mouvement ne se faisait en direction des lianes à glu pour les détacher des arbres.

— Allons-nous jongler pour eux toute la nuit ? demanda Zalzan Kavol.

— Chut ! souffla Deliamber. Surtout ne les offensez pas. Nos vies sont entre leurs mains.

Ils profitèrent de l’occasion pour répéter de nouveaux exercices. Les Skandars mirent au point un numéro d’interception, se subtilisant les objets d’une manière tout à fait comique pour des êtres aussi lourds et brutaux. Valentin exécuta avec Sleet et Carabella un numéro d’échanges de massues. Puis Valentin et Sleet, face à face, se lancèrent rapidement des massues pendant que Carabella d’abord et Shanamir ensuite exécutaient avec une folle témérité des sauts de main entre les deux hommes. Et une troisième heure commença.

— Nous avons déjà largement donné à ces frères de la forêt pour cinq royaux de distraction, grommela Zalzan Kavol. Quand cela va-t-il se terminer ?

— Vous jonglez remarquablement, répondit Lisamon Hultin. Ils adorent votre spectacle. J’y prends plaisir aussi.

— Comme ce doit être agréable pour vous, répliqua Zalzan Kavol d’un ton acerbe.

Le crépuscule n’allait pas tarder. La venue de la nuit fut apparemment le signe d’un changement d’humeur chez les frères de la forêt, car d’un instant à l’autre, ils se désintéressèrent totalement du spectacle. Cinq d’entre eux, de qui émanaient prestance et autorité, s’avancèrent et entreprirent d’abattre la barricade constituée par les lianes à glu. Leurs petites mains aux doigts effilés maniaient avec aisance les lianes qui eussent irrémédiablement entortillé n’importe qui d’autre dans un enchevêtrement de fibres collantes. En quelques minutes, la voie fut dégagée et les frères de la forêt s’enfoncèrent en jacassant dans les profondeurs de la forêt.

— Avez-vous du vin ? demanda Lisamon Hultin, pendant que les jongleurs rassemblaient leur matériel et se préparaient à reprendre la route. Je meurs de soif après toute cette attente.

Zalzan Kavol s’apprêtait à faire une remarque sordide sur les provisions qui s’épuisaient, mais trop tard ; Carabella, en jetant un regard vif à son employeur, avait déjà sorti une gourde. La géante s’en empara, la renversa et la vida d’un seul trait. Puis elle s’essuya les lèvres avec la manche de sa chemise et éructa.

— Pas mauvais, fit-elle. Il vient de Dulorn ?

Carabella hocha la tête…

— Ces Ghayrogs savent boire, tout serpents qu’ils sont. Vous ne trouverez rien de tel à Mazadone.

— Vous avez dit trois semaines de deuil ? demanda Zalzan Kavol.

— Au moins. Toutes les réjouissances publiques interdites. Crêpe jaune sur toutes les portes.

— De quoi est mort le duc ? demanda Sleet. La géante haussa les épaules.

— D’aucuns prétendent que c’est un message du Roi qui l’a fait mourir de peur, d’autres disent qu’il s’est étouffé en avalant une grosse bouchée de viande mal cuite, et d’autres encore qu’il avait fait des excès avec trois de ses concubines. Quelle importance ? Il est mort, c’est la seule chose qui compte, tout le reste n’est que broutilles.

— Et pas moyen de trouver du travail, fit Zalzan Kavol d’un ton lugubre.

— Non, rien jusqu’à Thagobar, et même au-delà.

— Des semaines sans cachet, marmonna le Skandar.

— C’est bien fâcheux pour vous, dit Lisamon Hultin. Mais je sais où vous pourriez recevoir un bon salaire juste après Thagobar.

— Oui, fit Zalzan Kavol. À Khyntor, je présume.

— À Khyntor ? Non, il paraît que les temps sont difficiles là-bas. La récolte de clennets a été bien maigre cet été, les commerçants ont resserré le crédit et je ne pense pas qu’ils aient beaucoup d’argent à dépenser en distractions. Non, je parle d’Ilirivoyne.

Quoi ? s’écria Sleet, comme s’il venait d’être frappé par une flèche.

Valentin fouilla dans sa mémoire, mais en vain, et il murmura à Carabella :

— Où est-ce ?

— Au sud-est de Khyntor.

— Mais au sud-est de Khyntor, c’est le territoire des Métamorphes.

— Exactement.

Les traits lourds de Zalzan Kavol s’animèrent pour la première fois depuis qu’ils s’étaient trouvés devant le barrage sur la route. Il se tourna vers la géante et demanda :

— Quel travail peut-il y avoir pour nous à Ilirivoyne ?

— Les Changeformes organisent leur grand festival le mois prochain, répondit Lisamon Hultin. Il y aura des danses des moissons, toutes sortes de concours et de réjouissances. On m’a dit que parfois des troupes d’artistes venant des provinces impériales pénétraient dans la réserve et gagnaient des sommes énormes pendant le festival. Les Métamorphes font peu de cas de la monnaie Impériale et se hâtent de dépenser leur argent.

— Vraiment ? fit Zalzan Kavol.

Une lueur de cupidité passa sur son visage.

— J’avais entendu dire la même chose, il y a bien longtemps. Mais il ne m’était jamais venu à l’esprit d’en vérifier l’exactitude.

— Vous la vérifierez sans moi ! s’écria soudain Sleet.

— Hein ? fit le Skandar en tournant la tête vers lui.

Sleet manifestait une tension extrême, comme s’il avait jonglé les yeux bandés tout l’après-midi. Il avait les lèvres pincées et exsangues et les yeux fixes et anormalement brillants.

— Si vous allez à Ilirivoyne, fit-il d’une voix sourde, je ne vous accompagnerai pas.

— Souvenez-vous que nous avons un contrat, dit Zalzan Kavol.

— Cela ne change rien. Rien dans notre contrat ne m’oblige à vous suivre à l’intérieur du territoire Métamorphe. La législation impériale n’y est pas appliquée et notre contrat cesse d’être en vigueur dès l’instant où nous pénétrons dans la réserve. Je n’ai aucune attirance envers les Métamorphes et je refuse de risquer ma vie dans leur province.

— Nous parlerons de cela plus tard, Sleet.

— Plus tard, ma réponse sera la même.

Zalzan Kavol laissa errer son regard sur les visages qui l’entouraient.

— Ça suffit. Nous venons de perdre des heures ici. Je vous remercie de votre aide, dit-il à Lisamon Hultin d’une voix sans chaleur.

— Je vous souhaite un fructueux voyage, répondit-elle, et elle s’enfonça dans la forêt.

Comme ils avaient perdu énormément de temps à cause du barrage, Zalzan Kavol, contrairement à ses habitudes, décida de ne pas s’arrêter pour la nuit. Valentin, épuisé par sa longue course et par les heures de jonglerie, et sentant encore son esprit enveloppé de brumes persistantes dues à l’ingestion du fruit du dwikka, s’endormit assis à l’arrière de la roulotte et ne se souvint de rien d’autre jusqu’au lendemain matin. Les derniers mots qui lui parvinrent furent le début d’une discussion passionnée sur l’opportunité de s’aventurer à l’intérieur du territoire métamorphe : Deliamber émettant la supposition que la rumeur publique avait exagéré les périls auxquels on s’exposait à Ilirivoyne, Carabella faisant observer que Zalzan Kavol serait parfaitement en droit d’engager des poursuites contre Sleet et de lui réclamer des dommages-intérêts s’il y avait rupture du contrat, et Sleet répétant avec une conviction quasi hystérique qu’il craignait les Métamorphes et qu’il refusait de les approcher à moins de mille kilomètres. Shanamir et Vinorkis exprimèrent à leur tour leur crainte des Métamorphes qui, d’après eux, étaient sinistres, sournois et dangereux.

Valentin se réveilla pour trouver sa tête confortablement blottie dans le giron de Carabella. La lumière du soleil ruisselait dans la roulotte. Ils avaient installé leur campement dans un parc vaste et agréable, avec de larges pelouses gris-bleu et des arbres de haute taille étroits et effilés. L’endroit était entouré de collines basses et très arrondies.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il.

— Dans les faubourgs de Mazadone. Le Skandar a conduit comme un fou toute la nuit.

Carabella éclata d’un rire charmant et ajouta :

— Et toi, tu as dormi d’un sommeil de plomb.

Dehors, à quelques mètres de la roulotte, Zalzan Kavol et Sleet avaient une violente discussion. La fureur semblait grandir le petit homme aux cheveux blancs. Il marchait de long en large, frappait du poing dans la paume de sa main, vociférait, tapait du pied ; il parut même à un moment sur le point de se lancer physiquement à l’assaut du Skandar qui lui, quand on connaissait sa facilité à s’emporter, semblait remarquablement calme et patient. Il restait debout, tous ses bras croisés, dominant Sleet de toute sa taille, se contentant de temps à autre d’une réponse brève et paisible à ses éclats de voix.

— Cela a suffisamment duré, dit Carabella en se tournant vers Deliamber. Pouvez-vous intervenir, magicien, avant que Sleet ne dise quelque chose d’irréparable ?

Le Vroon avait l’air mélancolique.

— Sleet a une terreur irraisonnée des Métamorphes. C’est peut-être dû à ce message du Roi qu’il a reçu il y a bien longtemps à Narabal et qui lui a blanchi les cheveux en une seule nuit. Je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, il est peut-être plus sage pour lui de se retirer de la troupe, quelles qu’en soient les conséquences.

— Mais nous avons besoin de lui !

— Et s’il pense que des choses affreuses vont lui arriver à Ilirivoyne ? Pouvons-nous lui infliger de telles souffrances ?

— Je peux essayer de le calmer, dit Valentin.

Il se leva pour sortir, mais au même instant, Sleet, le visage sombre et fermé, se précipita dans la roulotte. Sans un mot, le petit jongleur trapu commença à entasser ses maigres possessions dans un sac ; puis il se rua dehors, toujours sous l’empire de la rage et, passant à grandes enjambées devant le Skandar immobile, il s’éloigna à une vitesse stupéfiante en direction des basses collines du Nord.

Impuissants, ils le regardaient partir. Personne ne fit un geste pour se lancer à sa poursuite avant qu’il soit presque hors de vue.

— Je vais le rattraper, dit alors Carabella. Je peux le faire changer d’avis. Elle partit en courant en direction des collines.

Au moment où elle passait devant lui, Zalzan Kavol l’appela, mais elle n’en tint aucun compte. Le Skandar, secouant la tête, fit venir les autres occupants de la roulotte.

— Où va-t-elle ? demanda-t-il.

— Essayer de ramener Sleet.

— C’est sans espoir. Sleet a choisi de quitter la troupe. Je ferai en sorte qu’il regrette sa défection. Valentin, des responsabilités plus lourdes vont désormais peser sur vous et j’augmente votre salaire de cinq couronnes par semaine. Cela vous paraît acceptable ?

Valentin acquiesça de la tête. Il pensait à la présence tranquille et solide de Sleet dans la troupe et cette perte lui faisait mal.

Deliamber, poursuivit le Skandar, j’ai décidé, comme vous pouvez vous en douter, d’aller chercher du travail pour nous chez les Métamorphes. Connaissez-vous l’itinéraire pour aller à Ilirivoyne ?

— Je n’y suis jamais allé, répondit le Vroon. Mais je sais où c’est.

— Et quelle est la route la plus rapide ?

— Je pense que d’ici, il faut passer par Khyntor, puis prendre la direction de l’est en suivant la rivière en bateau sur environ six cents kilomètres, et à Verf, il y a une route qui part droit au sud en s’enfonçant dans la réserve. Ce n’est pas une bonne route, mais elle est assez large pour la roulotte, du moins je le crois. Je vérifierai.

— Et combien de temps nous faudra-t-il pour atteindre Ilirivoyne ?

— À peu près un mois, si rien ne nous retarde.

— Juste à temps pour le festival des Métamorphes, fit Zalzan Kavol avec jubilation. Parfait ! Quel genre de retards craignez-vous ?

— Les retards habituels, répondit Deliamber. Des désastres naturels, la roulotte qui tombe en panne, des troubles locaux, des agressions. Au milieu du continent, les populations sont beaucoup moins policées que le long des côtes. On ne voyage pas sans risques dans ces régions.

— Voilà qui est bien dit ! rugit une voix familière. Et ce qu’il vous faut, c’est une protection !

L’imposante Lisamon Hultin venait de se mêler à eux. Elle paraissait fraîche et détendue, pas le moins du monde comme quelqu’un qui vient de chevaucher toute une nuit, et sa monture non plus ne semblait pas particulièrement fourbue.

— Comment avez-vous fait pour arriver ici si rapidement ? demanda Zalzan Kavol, l’air perplexe.

— J’ai pris des pistes de forêt. Je suis peut-être grosse, mais pas autant que votre roulotte, et je peux prendre des raccourcis. Alors, vous allez à Ilirivoyne ?

— Oui, répondit le Skandar.

— Bien. Je le savais. Et je me suis lancée à votre poursuite pour vous proposer mes services. Je n’ai pas de travail, vous abordez une région dangereuse… notre association est logique. Je vous escorterai sans encombre jusqu’à Ilirivoyne, cela je vous le garantis !

— Vos exigences sont trop élevées pour nous.

— Vous vous imaginez que je reçois toujours cinq royaux pour un petit boulot comme ça ? Si je vous ai pris si cher, c’est parce que vous m’aviez mise en colère, à marcher sur moi pendant que je faisais un festin solitaire. Je vous accompagne jusqu’à Ilirivoyne pour cinq autres royaux, quelle que soit la durée du voyage.

— Trois, fit sèchement Zalzan Kavol.

— La leçon n’a pas porté, je vois.

La géante cracha presque aux pieds du Skandar.

— Je ne marchande pas. Allez à Ilirivoyne sans moi et que la fortune vous soit favorable. Mais j’en doute.

Elle fit un clin d’œil à Valentin.

— Où sont passés les deux autres ?

— Sleet a refusé d’aller à Ilirivoyne. Il est parti d’ici hors de lui il y a dix minutes.

— Je ne lui donne pas tort. Et la femme ?

Elle a couru après lui pour essayer de le convaincre de revenir. Par là.

Valentin montra du doigt le sentier qui s’enfonçait en serpentant dans les collines.

Par là ?

— Entre ces deux collines.

— Dans la plantation de plantes-bouche ?

Il y avait de l’incrédulité dans la voix de Lisamon Hultin.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Valentin.

— Des plantes-bouche ! Ici ! s’exclama Deliamber en même temps.

— Le parc leur est dédié, déclara la géante. Mais il y a des écriteaux au pied des collines. Ils ont pris ce chemin ? À pied ? Le Divin les protège !

— Elles peuvent bien le manger deux fois, pour ce que je m’en soucie ! s’écria Zalzan Kavol d’une voix où perçait l’exaspération. Mais j’ai besoin d’elle !

— Moi aussi, dit Valentin.

Puis se tournant vers la géante, il ajouta :

— Peut-être qu’en partant tout de suite avec les montures, nous pourrions les retrouver avant qu’ils n’entrent dans la plantation de plantes-bouche.

— Votre maître prétend ne pas avoir de quoi rétribuer mes services.

— Cinq royaux, fit Zalzan Kavol. D’ici à Ilirivoyne.

— Six, répliqua-t-elle avec froideur.

— Six, d’accord. Mais ramenez-les ! Ou au moins, ramenez-la.

— Oui, fit Lisamon Hultin avec une grimace de dégoût. Vous manquez de bon sens, et moi je manque de travail, alors nous sommes sans doute faits pour nous entendre. Prenez une de ces montures, dit-elle à Valentin, et suivez-moi.

— Vous voulez qu’il y aille aussi, gémit Zalzan Kavol. Il ne va plus me rester d’humains dans ma troupe !

— Je vous le ramènerai, répondit la géante. Et avec de la chance, je ramènerai les deux autres aussi.

Elle enfourcha sa monture.

— En route, dit-elle.

7

Le sentier qui partait dans les collines montait en pente douce et l’herbe bleu-gris semblait avoir la douceur du velours. Il était difficile de croire qu’un danger quelconque pouvait se dissimuler dans ce parc ravissant. Mais au moment où ils atteignaient l’endroit où le sentier commençait à devenir un peu plus pentu, Lisamon Hultin poussa un grognement et montra du doigt un piquet fiché en terre. À côté de lui, à moitié caché par l’herbe, se trouvait un écriteau renversé. Valentin distingua les mots :


DANGER

INTERDICTION DE CIRCULER À PIED

AU-DELÀ DE CETTE LIMITE


écrits en grosses lettres rouges. Sleet, dans sa fureur, n’avait rien remarqué. Carabella, dans sa hâte, n’avait pas non plus vu l’écriteau, à moins qu’elle ait préféré ne pas en tenir compte.

Le sentier se mit rapidement à grimper et, tout aussi rapidement, il redescendit sur l’autre versant de la colline. L’herbe avait disparu et le paysage était devenu très boisé. Lisamon Hultin, qui chevauchait juste devant Valentin, ralentit sa monture et lui fit prendre le pas pour entrer dans un taillis humide et mystérieux où des arbres au fût mince et cannelé poussaient à intervalles espacés, s’élançant comme des tiges de haricots pour former un dais de feuillage de leurs branches étroitement entrelacées.

— Regardez, là-bas, les premières plantes-bouche, dit la géante. Quelles saletés ! Si j’avais la garde de cette planète, je mettrais le feu à tout ça, mais apparemment nos Coronals ont le sentiment de la nature et ils préfèrent les conserver dans des parcs royaux. Espérons que vos amis ont eu la sagesse de rester à bonne distance d’elles.

Sur le sol dénudé de la forêt, dans les espaces dégagés entre les arbres, poussaient des plantes acaules d’une grosseur colossale. Leurs feuilles, larges d’une douzaine de centimètres et longues d’une vingtaine, aux bords dentelés et d’aspect métallique, étaient disposées en rosette. En leur centre, béait un trou profond de trente centimètres de diamètre, à moitié rempli d’un liquide verdâtre et probablement toxique à partir duquel s’élançait toute une panoplie d’organes. Valentin crut y distinguer des choses ressemblant à des lames de couteau, des sortes de mâchoires capables de se refermer violemment et d’autres choses encore qui pouvaient être de délicates fleurs partiellement engluées.

— Ce sont des plantes carnivores, dit Lisamon Hultin. Leurs vrilles couvrent le sol de la forêt, détectent la présence de petits animaux, les capturent et les transportent jusqu’à la bouche. Regardez bien !

Elle guida sa monture vers la plante-bouche la plus proche. Dès que l’animal arriva à sept ou huit mètres de la plante, une sorte de fouet vivant commença soudain à se tortiller au milieu de la couche d’humus de la forêt. Puis il s’arracha du sol pour s’enrouler avec un claquement terrifiant autour du paturon de la bête, juste au-dessus du sabot. La monture, sans se départir de sa placidité coutumière, renâcla pourtant lorsque la vrille commença à exercer une traction pour l’attirer vers la bouche béante de la plante.

La guerrière, tirant son sabre à vibrations, se pencha et sectionna la vrille qui se détendit brusquement en reculant presque jusqu’à la cavité centrale de la plante. Et au même moment, une douzaine d’autres vrilles s’élevèrent du sol, battant furieusement l’air tout autour de la plante.

— Ces plantes carnivores n’ont pas assez de force pour attirer un animal aussi lourd qu’une monture dans leur poche digestive. Mais la monture ne serait pas capable de se libérer, et elle finirait par s’affaiblir et par mourir. Et à ce moment-là, la plante pourrait l’attirer à elle. Avec une telle quantité de viande, une de ces plantes pourrait vivre un an.

Valentin frissonna. Carabella, perdue dans une forêt où grouillaient ces plantes ? Sa jolie voix à jamais éteinte à cause d’un de ces répugnants végétaux ? Ses mains prestes, ses yeux brillants… non. Non. Il se sentit glacé d’horreur à cette pensée.

— Comment pouvons-nous les retrouver ? demanda-t-il. Il est peut-être déjà trop tard.

— Comment s’appellent-ils ? demanda la géante. Criez leurs noms. Ils ne doivent pas être loin.

Carabella ! hurla Valentin avec une énergie désespérée. Sleet ! Carabella !

Quelques instants plus tard, lui parvint une réponse étouffée ; mais Lisamon Hultin l’avait entendue la première et elle avançait déjà dans cette direction. Valentin vit Sleet devant lui, un genou à terre, et ce genou était enfoncé profondément dans le sol de la forêt pour l’empêcher d’être attiré vers la plante-bouche par la vrille enroulée autour de son autre cheville. Accroupie derrière, se trouvait Carabella, les bras passés autour de sa poitrine, l’étreignant dans un effort désespéré pour le retenir. Tout autour d’eux, les vrilles excitées des plantés voisines claquaient et se tordaient de frustration. Sleet tenait un couteau, avec lequel il essayait vainement de scier le puissant filament qui le retenait. L’humus était creusé de traces de glissade indiquant qu’il avait déjà été traîné sur près de deux mètres vers la bouche impatiente. Il cédait, centimètre par centimètre, dans sa lutte pour la vie.

— Aidez-nous ! cria Carabella.

D’un coup de sabre, Lisamon Hultin sectionna la vrille qui retenait Sleet. Au moment où la traction cessa, il recula brusquement, bascula en arrière et il s’en fallut d’un cheveu qu’il ne fût pris à la gorge par la vrille d’une autre plante. Mais avec la grâce et l’agilité d’un acrobate, il roula sur lui-même, évitant le filament menaçant, et bondit sur ses pieds. La guerrière le prit par la taille et le hissa rapidement en croupe sur sa monture. Valentin s’approcha alors de Carabella qui, secouée et tremblante, avait trouvé un endroit sûr entre deux grappes de vrilles qui s’agitaient frénétiquement, et en fit de même.

Elle l’étreignit avec une telle force que ses côtes lui firent mal. Il se retourna vers elle et l’embrassa, la caressant doucement, prenant le lobe de son oreille entre ses lèvres. Il sentit un soulagement inouï le submerger. Il n’avait pas encore réalisé à quel point elle comptait pour lui et comme tout lui était indifférent, hormis le fait qu’elle était saine et sauve. Petit à petit, la terreur de Carabella retomba, mais il la sentait encore trembler d’horreur à l’évocation de la scène.

— Une minute de plus… souffla-t-elle, Sleet commençait à lâcher pied… je le sentais glisser vers cette plante…

Elle tressaillit.

— Comment est-elle arrivée ici ?

— Elle a pris un raccourci à travers la forêt. Zalzan Kavol l’a engagée pour assurer notre protection jusqu’à Illrivoyne.

— Elle a déjà mérité son salaire, dit Carabella.

— Suivez-moi, ordonna Lisamon Hultin.

Elle choisit soigneusement son itinéraire pour sortir de la plantation de plantes carnivores, mais malgré toutes ses précautions, sa monture fut prise deux fois par la patte et celle de Valentin une fois. À chaque fois, la géante sectionna la vrille et, en quelques minutes, ils se retrouvèrent dans la clairière et descendirent en galopant le sentier qui menait à la roulotte. Lorsqu’ils réapparurent, ils furent salués par les acclamations des Skandars. Zalzan Kavol s’adressa à Sleet sans aménité :

— Vous avez choisi une route dangereuse pour votre départ, remarqua-t-il.

— Elle est loin d’être aussi dangereuse que celle que vous avez décidé de prendre, répliqua Sleet. Je vous prie de m’excuser. Je vais poursuivre ma route à pied jusqu’à Mazadone et essayer d’y trouver un emploi.

— Attends ! dit Valentin.

Sleet lui jeta un regard interrogateur.

— J’aimerais que nous parlions un peu. Viens faire quelques pas avec moi.

Valentin posa le bras sur l’épaule du petit homme et le tira à l’écart, l’entraînant dans une clairière herbeuse avant que Zalzan Kavol n’ait eu le temps de provoquer en lui une nouvelle flambée de colère.

Sleet était tendu, méfiant, sur ses gardes.

— Qu’y a-t-il, Valentin ?

— J’ai contribué à convaincre Zalzan Kavol d’engager la géante. S’il en avait été différemment, tu serais en train de faire les délices de la plante-bouche à l’heure qu’il est.

— Je t’en remercie.

— Ce ne sont pas seulement des remerciements que je te demande, dit Valentin. On peut considérer d’une certaine manière que tu me dois la vie.

— C’est possible.

— Alors je te demande, pour acquitter cette dette, de reprendre ta démission.

Les yeux de Sleet lancèrent des éclairs.

— Tu ne sais pas ce que tu me demandes là !

— Les Métamorphes sont des créatures étranges et antipathiques, c’est vrai. Mais Deliamber pense qu’ils ne sont pas aussi dangereux qu’on le prétend souvent. Reste avec la troupe, Sleet.

— Tu crois que c’est par caprice que je vous quitte ?

— Pas du tout. Mais ta conduite a peut-être été irrationnelle.

Sleet secoua la tête.

— J’ai reçu une nuit un message du Roi des Rêves dans lequel un Métamorphe jouait un rôle horrible. C’est le genre de message auquel on prête attention. Je n’ai aucune envie de m’approcher de l’endroit où vivent ces créatures.

— Il ne faut pas les prendre au pied de la lettre.

— C’est exact. Mais c’est souvent le cas. Valentin, le Roi m’a dit que j’aurais une femme qui me serait encore plus chère que mon art lui-même, une femme qui jonglerait avec moi comme le fait Carabella, mais beaucoup plus proche, tellement en harmonie avec moi que nous ne formerions qu’un seul être.

Des gouttes de sueur commencèrent à perler sur le visage balafré de Sleet, la voix lui manqua et il faillit s’en tenir là, mais après un moment, il reprit :

— Valentin, j’ai rêvé qu’un jour les Changeformes étaient venus pour enlever ma femme et qu’ils lui avaient substitué l’un des leurs qui avait si habilement revêtu son apparence que j’étais incapable de voir la différence. Et j’ai rêvé que ce soir-là, nous avions jonglé devant le Coronal, devant lord Malibor, qui régnait à cette époque et devait se noyer peu de temps après, et notre jonglerie avait atteint la perfection, une harmonie que je n’ai jamais retrouvée de ma vie, et le Coronal nous avait régalés de viandes savoureuses et de grands vins et nous avait donné une chambre à coucher tendue de soieries, et je l’avais prise dans mes bras et nous avions commencé à faire l’amour, mais au moment où je la prenais, elle s’était transformée sous mes yeux, et c’était un Métamorphe qui était dans mon lit, une vision d’horreur, Valentin, une peau grise et caoutchouteuse, du cartilage à la place des dents, des yeux comme des flaques d’eau sale ; qui m’embrassait et me serrait contre lui. Depuis cette nuit, je n’ai plus jamais recherché le corps d’une femme, de crainte qu’il ne m’arrive quelque chose de semblable pendant l’étreinte. Je n’ai jamais raconté cette histoire à personne non plus. La perspective d’aller à Ilirivoyne m’est insupportable et je ne veux pas me trouver entouré de créatures au visage de Métamorphe et au corps de Métamorphe.

Une vague de compassion inonda le cœur de Valentin. Pendant quelques instants, il garda la main posée sur l’épaule du petit homme, comme si, par la seule force de son bras, il pouvait extirper le souvenir de l’affreux cauchemar qui lui avait dévasté l’âme. En relâchant son étreinte, Valentin dit lentement :

— Un tel rêve est véritablement horrible. Mais on nous enseigne à faire bon usage de nos rêves, et non à nous laisser anéantir par eux.

— Celui-là ne peut pas m’être d’une grande utilité, ami. Sinon pour m’avertir de me tenir à distance des Métamorphes.

— Tu le prends trop à la lettre. Et s’il s’agissait d’une allusion détournée à autre chose ? As-tu fait interpréter ce rêve, Sleet ?

— Cela ne m’a pas paru nécessaire.

— C’est toi qui m’avais poussé à aller voir un interprète quand j’avais fait des rêves étranges à Pidruid. Le Roi n’envoie jamais de messages simples, m’avais-tu dit. Ce sont les termes exacts que tu as employés.

Sleet ne put retenir un sourire ironique.

— On est toujours meilleur médecin pour autrui que pour soi-même, Valentin. De toute façon, il est trop tard pour faire interpréter un rêve vieux de quinze ans et j’en suis prisonnier maintenant.

— Libère-toi !

— Comment ?

— Quand un enfant rêve qu’il est en train de tomber et qu’il se réveille en proie à la terreur, que lui disent ses parents ? Que des rêves dans lesquels on tombe ne doivent pas être pris au sérieux, car on ne peut pas vraiment se blesser dans les rêves ? Ou bien que l’enfant devrait se réjouir d’avoir fait ce rêve, car ce rêve est un bon rêve, qu’il est symbole de puissance et de force, que l’enfant ne tombait pas, mais qu’il volait jusqu’à un endroit où il aurait appris quelque chose s’il n’avait permis à l’anxiété et à la peur de l’arracher au monde des songes ?

— Que l’enfant devrait se réjouir de ce rêve, répondit Sleet.

— Bien sûr. Et il en est de même pour tous les autres « mauvais rêves » : on nous apprend à ne pas avoir peur, mais à nous réjouir de la sagesse apportée par les rêves et à agir en fonction d’elle.

— C’est ce qu’on dit aux enfants, c’est vrai. Et pourtant les adultes ne s’y prennent pas toujours mieux que les enfants avec de tels rêves. Je me souviens t’avoir entendu crier et soupirer dans ton sommeil, il n’y a pas si longtemps, Valentin.

— J’essaie d’apprendre quelque chose de mes rêves, aussi inquiétants soient-ils.

— Que veux-tu de moi, Valentin ?

— Que tu nous accompagnes jusqu’à Ilirivoyne.

— Pourquoi est-ce si important pour toi ?

— Tu appartiens à cette troupe, répondit Valentin. Nous formons un tout avec toi, et sans toi cette unité est brisée.

— Les Skandars sont de merveilleux jongleurs. La contribution des artistes humains n’a guère d’importance. Carabella et moi nous sommes joints à la troupe pour la même raison que toi, pour nous conformer à une loi ridicule. Que je sois avec vous ou non, tu recevras ta paie.

— Mais c’est toi qui m’enseignes notre art.

— Carabella peut s’en charger. Elle est aussi douée que moi et, de plus, elle est ta maîtresse et te connaît mieux que je ne le ferai jamais. Et que le Divin t’accorde, rugit Sleet d’une voix soudain terrifiante, de ne pas la laisser tomber à Ilirivoyne aux mains des Métamorphes !

— Je ne crains pas cela, répondit Valentin. Il étendit les bras vers Sleet.

— J’aimerais que tu restes avec nous.

Pourquoi ?

— Parce que je t’estime.

— Moi aussi, je t’estime, Valentin. Ce serait une souffrance affreuse pour moi d’aller où Zalzan Kavol veut que nous allions. Quelle raison impérieuse fait que tu insistes ainsi pour me faire endurer cette souffrance ?

— Cela pourrait te guérir de cette souffrance, dit Valentin, si tu vas à Ilirivoyne et si tu t’aperçois que les Métamorphes ne sont que des primitifs inoffensifs.

— Je peux vivre avec ma souffrance, répliqua Sleet. Le prix de cette guérison me paraît trop élevé.

— Nous pouvons vivre avec les blessures les plus horribles, mais pourquoi ne pas essayer de les soigner ?

— Il y a autre chose dont tu ne parles pas, Valentin. Valentin hésita et eut une lente expiration.

— Oui, fit-il.

— De quoi s’agit-il, alors ?

— Sleet, commença Valentin d’une voix hésitante, ai-je figuré dans tes rêves depuis que nous nous sommes rencontrés à Pidruid ?

— Oui.

— De quelle manière ?

— Quelle importance ?

— As-tu rêvé, poursuivit Valentin, que je pouvais être quelqu’un d’exceptionnel sur Majipoor, que je pouvais être quelqu’un d’une puissance et d’une distinction que je ne peux moi-même imaginer ?

— Ton maintien et ta prestance me l’ont appris dès notre première rencontre. Et aussi la facilité phénoménale avec laquelle tu t’es initié à notre art. Et le contenu de tes propres rêves que tu as partagés avec moi.

— Et qui suis-je dans ces rêves, Sleet ?

— Un puissant personnage, déchu par fourberie de sa haute position. Un duc, peut-être. Un prince du royaume.

— Ou plus haut encore ?

Sleet passa la langue sur ses lèvres.

— Oui. Plus haut, peut-être. Que veux-tu de moi, Valentin ?

— Que tu m’accompagnes jusqu’à Ilirivoyne et au-delà.

— Cela signifie qu’il y a du vrai dans ce que j’ai rêvé ?

— Cela, je ne le sais pas encore, répondit Valentin. Mais je pense qu’il y a du vrai, oui. Je sens de plus en plus qu’il doit y avoir du vrai là-dedans. Et les messages me disent qu’il y a du vrai.

— Monseigneur… murmura Sleet.

— C’est possible.

Les yeux écarquillés, Sleet commença à ployer les genoux, mais Valentin le releva en toute hâte et le força à rester debout.

— Je ne veux pas de cela, dit-il. Les autres peuvent nous voir. Je ne veux que personne n’ait le moindre soupçon. De plus, je suis encore dans le doute. Je ne veux pas que tu t’agenouilles devant moi, Sleet, ni que tu fasses le symbole de la constellation avec tes doigts ni rien de tout cela aussi longtemps que je ne serai pas sûr de la vérité.

— Monseigneur…

— Je reste Valentin le jongleur.

— J’ai peur maintenant, monseigneur. Je viens de frôler une mort horrible aujourd’hui, mais cela me fait encore plus peur d’être ici, en train de discuter tranquillement avec vous de ces choses.

— Appelle-moi Valentin.

— Comment pourrais-je ? demanda Sleet.

— Tu m’appelais Valentin il y a cinq minutes.

— Mais c’était avant.

— Il n’y a rien de changé, Sleet. Sleet hocha vigoureusement la tête.

— Tout a changé, monseigneur.

Valentin poussa un profond soupir. Il se sentait dans la peau d’un imposteur, d’un charlatan, à manipuler ainsi Sleet, et pourtant ce n’était pas gratuit, il en éprouvait le besoin sincère.

— Si tout a changé, me suivras-tu alors si je te l’ordonne ? Même jusqu’à Ilirivoyne ?

— Si je le dois, répondit Sleet, l’air abasourdi.

— Il ne t’arrivera rien de ce que tu crains chez les Métamorphes. Tu sortiras de leur pays guéri de la souffrance qui t’a dévasté l’âme. Mais tu n’en crois rien, n’est-ce pas, Sleet ?

— J’ai peur d’aller là-bas.

— J’ai besoin de toi à mes côtés pour ce qui m’attend, dit Valentin. Et bien que je n’aie été pour rien dans cette décision, Ilirivoyne est devenue une étape de mon voyage. Je te demande de me suivre jusque là-bas.

Sleet courba la tête.

— S’il le faut, monseigneur.

— Et je te demande, en usant de la même autorité, de m’appeler Valentin et de ne pas manifester devant les autres plus de respect que tu ne l’aurais fait hier.

— Comme vous voulez, dit Sleet.

Valentin.

— Valentin, répéta Sleet avec réticence. Comme… tu veux, Valentin.

— Allez, viens.

Il ramena Sleet vers le groupe. Zalzan Kavol faisait les cent pas pour calmer son impatience. Les autres préparaient la roulotte pour le départ. Valentin s’adressa au Skandar :

— J’ai réussi à convaincre Sleet de reprendre sa démission. Il va nous accompagner jusqu’à Ilirivoyne.

Zalzan Kavol avait l’air totalement ébahi.

— Comment avez-vous réussi à faire cela ? demanda-t-il.

— Oui, intervint Vinorkis. Que lui avez-vous donc raconté ?

— Je crois que l’explication serait fastidieuse, répondit Valentin avec un charmant sourire.

8

Le rythme du voyage s’accéléra. La roulotte ne quittait pas la route de toute la journée, et parfois bien avant dans la soirée Lisamon Hultin chevauchait à leurs côtés, bien que sa monture, aussi robuste qu’elle fût, ait eu besoin de plus de repos que celles qui tiraient la roulotte, et de temps à autre elle se laissait distancer, quitte à rattraper son retard dès que l’occasion se présentait. Porter sa masse imposante n’était pas tâche facile pour un animal quel qu’il fût.

Ils traversèrent toute une province où les villes uniformes se succédaient avec monotonie, interrompues seulement par de maigres zones de culture maraîchère. La province de Mazadone était une région où les activités commerciales fournissaient un emploi à des millions d’individus, car Mazadone était la plaque tournante desservant tous les territoires du nord-ouest de Zimroel pour les marchandises en provenance de l’Est et le principal centre de transbordement par transport terrestre des marchandises de Pidruid et de Tilomon à destination de l’Est. Ils traversèrent sans s’arrêter une ribambelle de villes interchangeables et inintéressantes, Cynthion, Apoortel et Doirectine, la cité de Mazadone elle-même, Borgax et, plus loin, Thagobar, toutes vivant comme au ralenti et en sourdine pendant la période de deuil décrétée pour la mort du duc, avec des bandes d’étoffes jaunes flottant partout en signe de deuil. Que feraient ces gens, se demanda Valentin, s’il s’agissait du décès d’un Pontife ? Comment avaient-ils réagi à la disparition prématurée du Coronal lord Voriax deux ans auparavant ? Mais peut-être prenaient-ils plus au sérieux la perte de leur duc local, car c’était un personnage visible, présent et réel, alors que pour les populations de Zimroel, séparées par des milliers de kilomètres du Mont du Château et du Labyrinthe, les Puissances de Majipoor devaient être avant tout des abstractions, des figures mythiques, légendaires, immatérielles. Sur une planète aussi vaste que celle-ci, aucune autorité centrale ne pouvait gouverner avec une réelle efficacité et elle ne pouvait exercer qu’un contrôle symbolique. Valentin soupçonnait que la stabilité de Majipoor reposait en grande partie sur un contrat social par lequel les gouverneurs locaux – les ducs des provinces et les maires des municipalités – acceptaient de faire respecter et d’apporter leur soutien aux édits du gouvernement impérial, à condition d’avoir toute liberté pour faire ce qu’ils voulaient à l’intérieur de leurs propres territoires.

Comment un tel contrat peut-il rester valide, se demanda-t-il, lorsque le pouvoir n’est plus détenu par celui qui a été sacré et proclamé prince, mais par un usurpateur à qui fait défaut la grâce du Divin sur laquelle repose le si fragile édifice social ?

Il se prit à penser de plus en plus fréquemment à des sujets de cet ordre pendant les paisibles, monotones et longues heures du voyage vers l’est. Le sérieux de ces réflexions le surprenait, car il s’était accoutumé à la légèreté et à la simplicité de son esprit depuis le début de son séjour à Pidruid et il sentait maintenant un enrichissement progressif et une complexité croissante de ses facultés mentales. C’était comme si les effets du sort qu’on lui avait jeté s’atténuaient et que son véritable intellect commençait à réapparaître.

À condition, bien entendu, qu’il ait été victime d’une telle pratique de magie, comme l’hypothèse qu’il était en train de former l’exigeait.

Il était encore rempli d’incertitude. Mais ses doutes se dissipaient de jour en jour.

Dans ses rêves, il se voyait maintenant souvent occupant des positions d’autorité. Une nuit, ce fut lui, et non Zalzan Kavol, qui dirigeait la troupe des jongleurs ; une autre, il se vit présider, revêtu de la robe royale, un grand conseil des Métamorphes qui lui apparaissaient sous une forme spectrale, vaporeuse et inquiétante, incapables de conserver la même apparence plus d’une minute ; une des nuits suivantes, il eut une vision de lui-même sur la place du marché de Thagobar, rendant la justice aux marchands de tissu et aux vendeurs de bracelets dans leurs disputes bruyantes et mesquines.

— Tu vois, lui dit Carabella, tous ces rêves évoquent la puissance et la majesté.

— La puissance ? La majesté ? Assis sur un tonneau dans un marché et administrant la justice à des marchands de toile et de coton ?

— Dans les rêves, il y a bien des choses à déchiffrer. Ces visions sont de puissantes allégories.

Valentin sourit à cette interprétation dont il lui fallut toutefois reconnaître le caractère plausible.

Une nuit, alors qu’ils approchaient de la ville de Khyntor, il eut une vision extrêmement explicite de sa vie antérieure supposée. Il était dans une salle lambrissée des plus belles et des plus rares boiseries, des panneaux luisants de semotan et de bannikop et d’acajou sombre et chaud, et il signait des documents, assis à un bureau de palissandre bruni aux arêtes vives. Le sceau à la constellation était à sa droite ; des secrétaires obséquieux s’affairaient autour de lui ; l’énorme fenêtre cintrée qui lui faisait face donnait sur un gouffre béant comme si elle avait vue sur un des versants démesurés du Mont du Château. Était-ce une création de son imagination ? Ou bien était-ce un fragment fugitif de son passé enseveli qui s’était dégagé et qui, dans son sommeil, était remonté jusqu’à la surface de sa conscience ? Il décrivit la salle et le bureau à Carabella et à Deliamber, en espérant qu’ils pourraient lui dire à quoi le bureau du Coronal ressemblait en réalité, mais ils n’en savaient pas plus là-dessus que sur ce que le Pontife prenait à son petit déjeuner. Le Vroon lui demanda comment il s’était vu lorsqu’il était assis au bureau de palissandre : avait-il les cheveux dorés, comme le Valentin qui partageait la roulotte des jongleurs, ou bruns, comme le Coronal qui avait accompli le Grand Périple à travers Pidruid et toutes les provinces occidentales ?

— Bruns, répondit immédiatement Valentin. Puis il fronça les sourcils.

— Est-ce bien sûr ? J’étais assis au bureau, et je ne regardais pas l’homme qui y était, puisque j’étais cet homme. Et pourtant… et pourtant…

— Dans le monde des rêves, nous nous voyons souvent avec nos propres yeux, dit Carabella.

— J’étais peut-être à la fois blond et brun. Tantôt l’un, tantôt l’autre… ce point m’échappe. Tantôt l’un, tantôt l’autre, hein ?

— Oui, fit Deliamber.

Ils avaient presque atteint Khyntor maintenant, après de trop longs jours de voyage, monotones et lassants. Khyntor, la ville principale du centre de Zimroel, se trouvait dans une région accidentée, parsemée de lacs et de hauts plateaux, et de forêts profondes, pratiquement impénétrables. L’itinéraire choisi par Deliamber traversait le faubourg sud-ouest de la ville, célèbre par les phénomènes géothermiques qu’on pouvait y admirer – de grands geysers qui jaillissaient en chuintant, un large lac exhalant des vapeurs roses et aux bouillonnements et gargouillements sinistres, et sur deux ou trois kilomètres, des crevasses grises, d’aspect caoutchouteux, d’où s’échappaient à intervalles rapprochés des fumerolles verdâtres accompagnées de bruits comiques d’éructation et, plus en profondeur, d’étranges grondements souterrains. Le ciel était chargé de gros nuages pommelés de la couleur des perles sans éclat, et bien que l’été finissant régnât encore, il y avait déjà une fraîcheur automnale dans le vent vif et piquant qui soufflait du nord.

Le Zimr, le plus grand fleuve de Zimroel, séparait le faubourg de la ville proprement dite. Quand les voyageurs y arrivèrent, la roulotte sortit soudain d’un quartier ancien aux rues étroites pour s’engager sur la vaste esplanade qui menait au pont de Khyntor, et Valentin ne put retenir une exclamation de surprise.

— Qu’y a-t-il ? demanda Carabella.

— Le fleuve… je ne m’attendais pas à ce qu’il soit aussi large !

— Tu n’as jamais vu de fleuve ?

— Il n’y a aucun cours d’eau important entre Pidruid et ici, remarqua-t-il. Et je ne me souviens clairement de rien avant Pidruid.

— Il n’y a nulle part de fleuve qui soutienne la comparaison avec le Zimr, intervint Sleet. Son étonnement n’est pas déplacé.

À droite et à gauche, aussi loin que portait la vue de Valentin, s’étendaient les eaux sombres du Zimr. Le fleuve était si large à cet endroit qu’il ressemblait beaucoup plus à une baie. Il arrivait à peine à distinguer les sommets carrés des tours de Khyntor sur la rive opposée. Une dizaine de ponts énormes enjambaient le fleuve à cet endroit, si longs que Valentin se demanda comment il avait été possible de les construire. Celui qui s’ouvrait juste devant eux, le pont de Khyntor, faisait la largeur de quatre routes ; c’était une construction dont les arches montaient et descendaient, reliant par bonds successifs les deux berges du fleuve. Un peu en aval, se trouvait un ouvrage d’une conception entièrement différente, une lourde superstructure de brique reposant sur des piles d’une hauteur étonnante, et juste en amont, il y en avait un autre qui paraissait fait de verre, tellement il brillait en jetant des feux éblouissants.

— C’est le pont du Coronal, dit Deliamber, et à notre droite, c’est le pont du Pontife, et plus loin en aval, se trouve le pont des Rêves. Ce sont tous des ouvrages anciens et célèbres.

— Mais pourquoi construire des ponts à un endroit où le fleuve est si large ? demanda Valentin, tout perturbé.

— C’est un des points où les rives sont le plus rapprochées, répondit Deliamber.

— Le cours du Zimr, expliqua le Vroon, était de quelque onze mille kilomètres. Il prenait sa source au nord-ouest de Dulorn, à l’extrémité de la grande vallée, et coulait en direction du sud-est en traversant tout le continent de Zimroel jusqu’à la ville côtière de Piliplok sur la Mer Intérieure. Ce fleuve agréable, navigable sur toute sa longueur, était un cours d’eau rapide et d’une largeur phénoménale, décrivant de larges méandres comme un aimable serpent. Ses rives étaient occupées par des centaines de villes opulentes et d’importants ports fluviaux dont Khyntor était le plus occidental. De l’autre côté de la ville, s’éloignant vers le nord-est et à peine visibles dans le ciel nuageux, s’élevaient les pics déchiquetés des Marches de Khyntor, neuf hautes montagnes sur les versants glacés desquelles vivaient des tribus de rudes et intrépides chasseurs. On les trouvait à Khyntor une bonne partie de l’année, troquant des peaux et du gibier contre des produits manufacturés.

Cette même nuit, Valentin rêva qu’il pénétrait dans le Labyrinthe pour conférer avec le Pontife.

Ce n’était pas un rêve vague et brumeux, mais d’une précision aiguë et presque douloureuse. Il était debout sous une lumière crue d’hiver et voyait devant lui un temple à ciel ouvert, aux murs droits et blancs, dont Deliamber lui dit qu’il s’agissait de l’entrée du Labyrinthe. Il était accompagné du Vroon et de Lisamon Hultin, ainsi que de Carabella, qui formaient autour de lui une phalange protectrice, mais quand Valentin s’engagea sur la terrasse d’ardoise nue, il se retrouva seul. Un être à la mine sinistre et rébarbative se dressait devant lui. La forme de cette créature lui était inconnue et elle n’appartenait à aucune des races non humaines installées depuis longtemps sur Majipoor – ce n’était ni un Lii ni un Ghayrog ni un Vroon ni un Skandar ni un Hjort ni un Su-Suheris, mais quelque chose de mystérieux et de déconcertant, une créature musculeuse, aux bras épais, à la peau rouge et grêlée, le crâne en forme de dôme arrondi dans lequel flamboyaient des yeux jaunes brillant d’une rage presque intolérable. Cet être humain demanda à Valentin quel était l’objet de sa demande d’audience auprès du Pontife.

— Le pont de Khyntor a grand besoin d’être réparé, répondit Valentin. C’est la tâche séculaire du Pontife de s’occuper de ce genre d’affaires.

— Croyez-vous que le Pontife daignera s’y intéresser ? demanda en riant la créature aux yeux jaunes.

— Il est de mon devoir de requérir son aide.

— Alors, passez.

Le gardien du portique lui fit signe d’avancer avec une politesse sardonique et s’écarta pour le laisser passer. Au moment où Valentin arrivait à sa hauteur, la créature émit un grondement à glacer le sang puis il claqua une porte derrière Valentin. La retraite était coupée. Devant Valentin s’ouvrait un corridor étroit et tortueux, éclairé par une lumière blanche, crue et aveuglante émanant d’une source invisible. Pendant des heures, Valentin suivit le chemin qui descendait en spirale. Puis les murs du corridor commencèrent à s’écarter et il se retrouva dans un autre temple de pierre blanche à ciel ouvert, peut-être le même que précédemment car l’être à la peau rouge et grêlée lui bloquait de nouveau le passage en grondant avec la même incommensurable rage.

— Voici le Pontife, rugit la créature. Valentin regarda derrière elle à l’intérieur d’une salle obscurcie et vit le souverain impérial de Majipoor assis sur un trône, revêtu de robes noires et écarlates, et portant la tiare pontificale. Et le Pontife de Majipoor était un monstre doté de plusieurs bras et de plusieurs jambes, avec le visage d’un homme mais les ailes d’un dragon, et il hurlait et rugissait comme un forcené sur son trône. Un sifflement terrifiant sortait des lèvres du Pontife, et l’odeur qu’il dégageait était une affreuse puanteur, et les ailes noires battaient l’air avec violence, giflant Valentin de coups de vent froid.

— Votre Majesté, dit Valentin. Puis il s’inclina et répéta :

— Votre Majesté.

— Votre Seigneurie, répondit le Pontife.

Puis il éclata de rire, tendit les bras vers Valentin et le tira en avant, et Valentin se retrouva sur le trône alors que le Pontife, riant comme un possédé, s’enfuyait dans un corridor violemment éclairé, battant des ailes en courant, hurlant et divaguant jusqu’à ce qu’il disparaisse.

Valentin se réveilla, trempé de sueur, dans les bras de Carabella. Sur son visage se lisait une inquiétude proche de la peur, comme si l’épouvante que Valentin venait de vivre en rêve n’avait été que trop évidente pour elle, et elle le tint serré contre elle pendant un bon moment, sans rien dire, pour lui laisser le temps de réaliser qu’il était réveillé. Tendrement, elle lui caressait les joues.

— Tu as crié trois fois, lui dit-elle.

— Il y a des fois, dit-il après avoir bu un peu de vin dans la gourde qui était près du lit, où il parait plus épuisant de dormir que de rester éveillé. Mes rêves sont extrêmement pénibles, Carabella.

— Il y a beaucoup de choses dans ton âme qui demandent à s’exprimer.

— Elles le font avec beaucoup d’acharnement, dit Valentin avant de se nicher contre sa poitrine. Si les rêves sont la source de la sagesse, j’espère ne pas devenir plus sage d’ici le lever du jour.

9

À Khyntor, Zalzan Kavol paya le passage pour la troupe à bord d’un bateau à vapeur à destination de Ni-moya et de Piliplok. Mais ils n’allaient descendre le fleuve que sur une petite partie de son cours, jusqu’à la petite ville de Verf d’où l’on accédait au territoire métamorphe.

Valentin regrettait de devoir abandonner le vapeur à Verf, alors qu’il pouvait facilement, pour dix ou quinze royaux supplémentaires, descendre tout le fleuve jusqu’à Piliplok et embarquer pour l’Île du Sommeil. Car, après tout, sa destination la plus urgente dans l’immédiat n’était pas la réserve des Changeformes mais l’Île de la Dame où il pourrait peut-être trouver confirmation des visions qui le tourmentaient. Mais le moment n’était pas encore venu, pas tout à fait.

Il ne fallait pas bousculer le destin, se dit Valentin.

Jusqu’alors, les choses avaient évolué sans hâte mais vers un but bien défini, même s’il n’était pas toujours parfaitement compréhensible. Il n’était plus l’oisif plein de simplicité et de joie de vivre de Pidruid, et bien qu’il ne sût pas avec certitude ce qu’il était en train de devenir, il avait le sentiment très clair d’une évolution intérieure, de frontières franchies sans retour. Il se voyait comme un acteur dans un drame aussi vaste que confus dont les scènes décisives étaient encore éloignées dans l’espace et dans le temps.

Le vapeur était un bâtiment grotesque et extravagant, mais qui n’était pas dénué d’une certaine beauté. Les long-courriers qui avaient mouillé dans le port de Pidruid avaient été conçus pour allier la grâce à la robustesse puisqu’ils avaient à effectuer des traversées de plusieurs milliers de kilomètres entre les différents ports. Alors que le vapeur, limité à la navigation fluviale, était un bateau ramassé et aux larges baux, tenant plus de la plate-forme flottante que du navire mais, comme pour compenser l’inélégance de ces formes, ses constructeurs l’avaient décoré d’une profusion d’ornements – un grand pont surélevé et surmonté d’une triple figure de proue peinte en rouge et jaune flamboyants, une énorme cour centrale qui avait presque les dimensions d’une place de village, avec des statues, des pavillons et des salons de jeux, et à la poupe, une superstructure à plusieurs niveaux pour le logement des passagers. Sous le pont se trouvaient la cargaison, la timonerie, des salles à manger et les cabines de l’équipage ainsi que la chambre des machines d’où s’élevaient deux gigantesques cheminées qui s’incurvaient le long de la coque avant de s’élancer droit vers le ciel comme les cornes d’un démon. Toute la charpente du bateau était en bois, car le métal était trop rare sur Majipoor pour des constructions aussi importantes et la pierre était en général considérée comme un matériau impropre à une utilisation maritime, et les charpentiers avaient déployé toute leur imagination pour décorer presque chaque centimètre carré de la surface, l’enjolivant de moulures, de volutes bizarres, de solives en saillies et autres fioritures.

Le vapeur semblait être un microcosme grouillant. En attendant le départ, Valentin, Deliamber et Carabella se promenèrent sur le pont où se pressaient des citoyens originaires de nombreuses régions et appartenant à toutes les races de Majipoor. Valentin vit des chasseurs descendus des montagnes de Khyntor, des Ghayrogs vêtus avec la recherche caractéristique de Dulorn, des habitants des humides provinces du Sud, tout de blanc vêtus, des voyageurs en somptueuses robes pourpres et vertes dont Carabella lui dit qu’elles étaient typiques de l’ouest d’Alhanroel, et bien d’autres encore. Les Lii omniprésents vendaient leurs sempiternelles saucisses grillées ; des Hjorts zélés se pavanaient en uniforme de la compagnie de navigation, abreuvant de renseignements et d’instructions les passagers qui leur posaient des questions et bon nombre d’autres qui ne leur demandaient rien ; une famille de Su-Suheris en robes vertes et diaphanes, que l’on remarquait à cause de leur invraisemblable corps bicéphale et de leur allure distante et impérieuse, tels des émissaires du monde des rêves, fendaient la foule qui s’écartait respectueusement à leur approche. Et, cet après-midi-là, il y avait également sur le pont un petit groupe de Métamorphes.

Deliamber les vit le premier. Le petit Vroon gloussa et toucha le bras de Valentin.

— Vous les voyez ? Espérons que Sleet ne les remarquera pas.

— Ce sont lesquels ? demanda Valentin.

— Appuyés au bastingage. Un peu à l’écart, l’air mal à l’aise. Ils ont leur forme naturelle.

Valentin les regarda. Ils étaient cinq, deux adultes, peut-être un mâle et une femelle, et trois plus jeunes. C’étaient des êtres au corps fluet et anguleux et aux longues jambes, avec quelque chose de frêle et d’immatériel dans l’apparence. Les plus âgés étaient plus grands que lui. Ils avaient la peau d’une teinte verdâtre. La forme de leur visage était assez proche de celle des humains, à l’exception des pommettes aux arêtes vives, des lèvres presque inexistantes et du nez réduit à un léger renflement. Les yeux, écartés et descendant vers le centre du visage, étaient taillés en amande et dépourvus de pupille. Valentin était incapable de déterminer si leur attitude traduisait de l’arrogance ou de la réserve, mais ils devaient certainement se considérer en territoire ennemi à bord de ce vapeur, ces membres de la race autochtone, ces descendants de ceux qui possédaient Majipoor avant la venue des premiers colons terriens quatorze mille ans auparavant. Valentin ne parvenait pas à détacher d’eux son regard.

— Comment s’effectue le changement de forme ? demanda-t-il.

— Leurs os ne se joignent pas comme ceux de la plupart des races, répondit Deliamber. Sous la pression musculaire, ils changent de position et adoptent une nouvelle disposition. Ils ont également dans la peau des cellules mimétiques qui leur permettent de changer de couleur et de contexture, et encore d’autres adaptations. Un adulte peut se transformer presque instantanément.

— À quoi cela leur sert-il ?

— Qui sait ? Il est plus que vraisemblable que les Métamorphes se demandent à quelles fins ont été créées dans l’univers des races incapables de changer de forme. Cela doit avoir pour eux une certaine valeur.

— Très peu, intervint Carabella avec causticité, s’ils possédaient de tels pouvoirs et ont malgré tout vu leur monde arraché de leurs mains.

— La propriété de changer de forme n’est pas une défense suffisante, rétorqua Deliamber, quand des gens voyagent d’une étoile à une autre pour venir vous dépouiller de votre patrimoine.

Les Métamorphes fascinaient Valentin. À ses yeux, ils étaient des témoins de la longue histoire de Majipoor, des vestiges archéologiques, des survivants de l’époque où il n’y avait pas d’humains sur la planète, ni de Skandars, ni de Vroons, ni de Ghayrogs, rien que ces fragiles créatures vertes disséminées sur toute la surface d’un monde colossal. Avant l’arrivée des colons… des intrus, qui finirent par devenir les conquérants. Comme cela était loin ! Il se prit à souhaiter qu’ils effectuent une transformation pendant qu’il les regardait, peut-être se changer en Skandars ou en Lii sous ses yeux. Mais ils conservèrent leur identité.

Shanamir, l’air agité, sortit soudain de la foule. Il prit le bras de Valentin et s’écria :

— Sais-tu ce qu’il y a à bord avec nous ? J’ai entendu les débardeurs discuter. Il y a toute une famille de Change…

— Pas si fort, l’interrompit Valentin. Regarde là-bas. Le garçon regarda et frissonna.

— Quels êtres angoissants !

— Où est Sleet ?

— Sur la passerelle, avec Zalzan Kavol. Ils essaient d’obtenir l’autorisation de jouer ce soir. S’il les voit…

— Il faudra bien, tôt ou tard, qu’il se trouve en présence de Métamorphes, murmura Valentin.

Puis, s’adressant à Deliamber, il demanda :

— Est-ce rare d’en trouver à l’extérieur de leur réserve ?

— On en trouve partout, mais jamais en grand nombre et rarement sous leur propre forme. Il pouvait y en avoir, disons, onze vivant à Pidruid, six à Falkynkip, neuf à Dulorn…

— Sous une fausse apparence ?

— Oui, sous l’apparence de Ghayrogs, de Hjorts ou d’humains, ce qui leur semble préférable selon l’endroit où ils sont.

Les Métamorphes commencèrent à quitter le pont. Ils se déplaçaient avec une grande dignité mais, contrairement aux Su-Suheris, il n’y avait rien d’impérieux dans leur démarche. Ils donnaient plutôt l’impression de souhaiter être invisibles.

— Est-ce par choix ou par obligation qu’ils restent dans leur territoire ?

— Un peu des deux, je pense. Quand lord Stiamot a achevé sa conquête, il les a obligés à quitter tout le continent d’Alhanroel. Zimroel n’était guère colonisé à l’époque, à part les comptoirs côtiers, et on leur a abandonné la majeure partie de l’intérieur. Mais ils ont préféré choisir le territoire compris entre le Zimr et les montagnes méridionales, dont l’accès pouvait être facilement contrôlé, et ils s’y sont retirés. De nos jours, la tradition veut que les Métamorphes résident tous dans ce territoire, à l’exclusion de quelques-uns vivant incognito dans les villes. Mais j’ignore totalement si cette tradition à force de loi. Il est certain qu’ils ne prêtent guère attention aux décrets émanant du Labyrinthe ou du Mont du Château.

— Si la loi impériale a si peu d’importance pour eux, ne prenons-nous pas de grands risques en nous rendant à Ilirivoyne ?

— L’époque où les Métamorphes agressaient les étrangers par simple désir de vengeance, fit Deliamber en riant, est depuis longtemps révolue, tout au moins d’après ce que l’on m’a assuré. C’est un peuple réservé et renfermé, mais ils ne nous feront pas de mal et nous avons toutes les chances de sortir intacts de leur territoire, les poches pleines de cet argent que Zalzan Kavol aime tant. Tiens, le voici qui arrive.

Le Skandar, accompagné de Sleet, approchait, l’air content de lui.

— Nous avons obtenu l’autorisation de jouer ce soir, annonça-t-il. Cinquante couronnes pour une heure de travail, juste après dîner ! Mais nous leur proposerons nos numéros les plus simples. Pourquoi nous donner du mal avant d’arriver à Ilirivoyne ?

— Non, fit Valentin. Je pense que nous devons faire de notre mieux.

Il regarda Sleet droit dans les yeux.

— Il y a un groupe de Métamorphes à bord du bateau. La rumeur de la qualité de notre spectacle pourrait ainsi précéder notre arrivée à Ilirivoyne.

— Excellent raisonnement, dit Zalzan Kavol.

Sleet était tendu et anxieux. Ses narines palpitaient, il pinçait les lèvres et se signait de la main gauche. Valentin se tourna vers lui et lui dit à voix basse :

— Maintenant commence le processus de la guérison. Jongle pour eux ce soir comme tu le ferais pour la cour du Pontife.

— Ce sont mes ennemis ! répliqua Sleet d’une voix rauque.

— Pas ceux-là. Ce ne sont pas ceux de ton rêve. Ces derniers t’ont fait tout le mal qui était en leur pouvoir, et c’était il y a bien longtemps.

— Cela me rend malade d’être sur le même bateau qu’eux.

— Il n’est plus question de débarquer maintenant, répondit Valentin. Et ils ne sont que cinq. Une petite dose… un bon entraînement pour affronter ce qui nous attend à Ilirivoyne.

— À Ilirivoyne…

— Pas moyen d’éviter Ilirivoyne, dit Valentin. Pense au serment que tu m’as fait, Sleet…

Sleet leva les yeux vers Valentin et le regarda en silence pendant un moment.

— Oui, monseigneur, souffla-t-il.

— Alors, viens. Jongle avec moi, nous avons tous les deux besoin d’entraînement. Et souviens-toi, je m’appelle Valentin !

Ils trouvèrent un endroit tranquille dans l’entrepont et commencèrent à s’exercer avec les massues. Au début, leurs rôles furent curieusement inversés, car Valentin jonglait à la perfection alors que Sleet faisait preuve d’une maladresse de débutant, laissant constamment tomber les massues et se meurtrissant les doigts à plusieurs reprises. Mais en quelques minutes, il retrouva ses automatismes. L’air se remplit de massues qu’il échangeait avec Valentin en formant des figures d’une telle complexité que Valentin, à bout de souffle et ne pouvant s’empêcher de rire, fut obligé de supplier Sleet de faire une pause et de lui demander de revenir à des exercices plus à sa portée.

Ce soir-là, pour leur représentation sur le pont supérieur – la première depuis l’exhibition impromptue donnée pour distraire les frères de la forêt –, Zalzan Kavol décida d’un programme qu’ils n’avaient jamais présenté en public. Les jongleurs se divisèrent en trois groupes de trois – Sleet, Carabella et Valentin d’un côté, Zalzan Kavol, Thelkar et Gibor Haern d’un autre et Heitrag Kavol, Rovorn et Erfon Kavol pour finir – et ils se lancèrent dans des triples échanges parfaitement synchrones, un groupe de Skandars jonglant avec des poignards, l’autre avec des torches enflammées et les humains avec des massues argentées. C’était un des plus difficiles tests de ses capacités que Valentin eût jamais passé. Toute la symétrie de l’exercice exigeait une absolue perfection. Si un seul jongleur laissait tomber un objet, tout l’effet d’ensemble était détruit. Il était le chaînon le plus fragile et, en conséquence, tout l’impact du numéro reposait sur lui.

Mais il ne fit pas tomber de massue et les applaudissements, quand les jongleurs eurent parachevé leur numéro par une série de lancers plus puissants et de réceptions désinvoltes, furent enthousiastes. Pendant qu’il saluait, Valentin remarqua la famille de Métamorphes assise à quelques rangs de lui. Il jeta un rapide coup d’œil à Sleet, qui multipliait les saluts, en s’inclinant de plus en plus profondément.

Au moment où ils quittaient la scène, Sleet lui dit :

— Je les ai vus quand nous avons commencé, et puis je n’ai plus fait attention à eux. Je n’ai plus fait attention à eux, Valentin !

Il éclata de rire.

— Ils ne ressemblaient pas le moins du monde à la créature de mon rêve.

10

La troupe dormit cette nuit-là dans une sorte de cellule humide et surpeuplée dans les entrailles du vapeur. Valentin se trouva coincé entre Shanamir et Lisamon Hultin sur le sol dur, et la proximité de la guerrière semblait lui promettre une nuit sans sommeil, car elle ronflait en produisant un assourdissant vrombissement mais, plus affolant encore que le ronflement, il était tourmenté par la crainte d’être écrasé sous le poids du corps gigantesque qui tanguait et s’agitait à côté de lui. Et, de fait, à plusieurs reprises, elle vint se plaquer contre lui, et il eut toutes les peines du monde à se dégager. Mais bientôt elle s’apaisa, et il sentit le sommeil le gagner.

Il fit un rêve dans lequel il était Coronal, le lord Valentin au teint olivâtre et à la barbe noire, maniant les sceaux du pouvoir, et puis, sans savoir comment, il se retrouva dans une cité méridionale où la chaleur humide et tropicale faisait croître des plantes grimpantes géantes et éclore des fleurs aux couleurs criardes, une ville qu’il savait être Tilomon, à l’autre extrémité de Zimroel, et il assistait à un grand festin donné en son honneur. Mais il y avait un autre hôte de marque à la table, un homme au regard sombre et à la peau rêche, qui était Dominin Barjazid, le second fils du Roi des Rêves, et Dominin Barjazid versait du vin en l’honneur du Coronal et portait des toasts en lui souhaitant longue vie et en lui prédisant un règne glorieux, un règne à mettre au rang de ceux de lord Stiamot, de lord Prestimion et de lord Confalume. Et lord Valentin buvait, et buvait encore, il prenait des couleurs et devenait de plus en plus gai, il portait des toasts à son tour, à son hôte, au maire de Tilomon et au duc de la province, à Simonan Barjazid le Roi des Rêves, au Pontife Tyeveras et à la Dame de l’Ile, sa propre mère bien-aimée, et son gobelet était sans cesse rempli de vin ambré et de vin rouge, et de vin bleu du Sud, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus boire et se retire dans sa chambre où il s’écroula immédiatement comme une masse. Pendant son sommeil, des ombres s’agitèrent autour de lui, les hommes de l’entourage de Dominin Barjazid, qui le soulevèrent et l’emportèrent, enroulé dans des draps de soie, et il ne pouvait pas leur opposer de résistance, car il lui semblait que ses bras et ses jambes ne lui obéissaient pas, comme s’il vivait en rêve cette scène d’un rêve. Et Valentin se vit allongé sur une table dans une pièce secrète, et il avait les cheveux blonds et la peau pâle et c’était Dominin Barjazid qui avait pris le masque du Coronal.

— Emmenez-le dans une ville, quelque part au nord, ordonna le faux lord Valentin, relâchez-le et laissez-le se débrouiller tout seul.

Le rêve aurait continué, mais Valentin se sentit suffoquer dans son sommeil et il reprit conscience pour découvrir Lisamon Hultin vautrée sur lui, un de ses bras musculeux lui écrasant le visage. Il se dégagea péniblement, mais après cela, il fut incapable de se rendormir.

Le lendemain matin, il ne parla à personne de son rêve : il soupçonnait que le moment était venu de commencer à garder pour lui les éléments que la nuit lui apportait, car cela commençait à friser le secret d’État. C’était la seconde fois qu’il rêvait avoir été dépossédé de son trône par Dominin Barjazid, et Carabella, plusieurs semaines auparavant, avait rêvé que des ennemis inconnus l’avaient drogué et dépouillé de son identité. Tous ces rêves pouvaient encore se révéler n’être rien d’autre que fantaisies et paraboles, mais Valentin avait de plus en plus tendance à en douter. Ils présentaient trop de concordances entre eux et une répétition trop fréquente de leur structure sous-jacente.

Et si c’était un Barjazid qui portait maintenant la couronne à la constellation ? Et alors ? Et alors ?

Le Valentin de Pidruid se serait contenté de hausser les épaules et de dire : « Quelle importance, un souverain en vaut un autre », mais le Valentin qui effectuait maintenant la descente du fleuve entre Khyntor et Verf voyait les choses avec moins d’insouciance. Il y avait sur ce monde un équilibre des pouvoirs, un équilibre soigneusement élaboré pendant une période s’étendant sur plusieurs millénaires, un système qui s’était développé depuis le règne de lord Stiamot, peut-être même plus tôt, à partir de la forme de gouvernement, depuis longtemps oubliée, que Majipoor avait connue lors des premiers siècles de la colonisation. Et dans ce système, un Pontife inaccessible gouvernait par le truchement d’un Coronal vigoureux et dynamique qu’il avait choisi lui-même, avec un haut fonctionnaire connu sous le nom de Roi des Rêves, dont le rôle était d’exécuter les ordres du gouvernement et de châtier ceux qui les transgressaient grâce au privilège dont il jouissait de s’introduire dans l’esprit des dormeurs, alors que la Dame de l’Ile, la mère du Coronal, exerçait une influence modératrice en distribuant amour et sagesse. Ce système était efficace, sinon il ne se serait pas perpétué pendant des milliers d’années ; grâce à lui, Majipoor était une planète heureuse et prospère, sujette, il est vrai, aux faiblesses de la chair et aux caprices de la nature mais, dans l’ensemble, exempte de conflits et de souffrances. Qu’allait-il advenir, se demanda Valentin, si un Barjazid, issu du sang du Roi des Rêves, déposait un Coronal légalement intronisé et détruisait cet équilibre de droit divin ? Quel tort causé à l’État, quel trouble de la tranquillité publique !

Et que ne pouvait-on dire d’un Coronal déchu qui choisissait d’accepter sa destinée ainsi modifiée et de ne pas défier l’usurpateur ? Ne s’agissait-il pas d’une abdication et y avait-il jamais eu dans l’histoire de Majipoor abdication d’un Coronal ? Ne se faisait-il pas, en agissant ainsi, complice de Dominin Barjazid dans son renversement du régime ?

Ses dernières hésitations étaient en train de s’évanouir. Lorsque les premiers indices lui étaient apparus qu’il pouvait être le véritable lord Valentin le Coronal, Valentin le jongleur avait trouvé la chose comique ou, pour le moins, bizarre. Il avait considéré cela comme une absurdité, une aberration, une farce. Mais il n’en était plus rien maintenant. La trame de ses rêves était lourde de vraisemblance. Il était hors de doute qu’une chose monstrueuse s’était produite. Mais Valentin commençait seulement à en mesurer toute la portée. Et c’était à lui qu’il incombait, sans plus de tergiversations, de rétablir l’ordre.

Mais comment ? Comment jeter le gant à un Coronal en exercice ? Se lancer à l’assaut du Mont du Château en costume de jongleur ?

Il passa la matinée tranquillement, sans rien laisser deviner à personne de ses pensées. Il resta presque tout le temps accoudé au bastingage, regardant la rive défiler dans le lointain. L’immensité du fleuve dépassait son entendement ; à certains endroits il était si large qu’on ne voyait la terre ni d’un côté ni de l’autre ; à d’autres endroits, ce que Valentin avait pris pour la berge se révélait n’être que des îles, elles-mêmes d’une grande étendue, que des kilomètres d’eau séparaient de la rive du fleuve. Le courant était puissant et l’énorme vapeur se laissait entraîner rapidement vers l’est.

C’était une journée radieuse et le fleuve ondoyant miroitait sous le soleil éclatant. Dans l’après-midi, il y eut quelques gouttes de pluie tombant de nuages si denses qu’ils restaient nimbés de lumière. Mais la pluie devint rapidement plus forte et les jongleurs durent se résoudre à annuler leur seconde représentation, au grand dam de Zalzan Kavol, et à chercher un abri.

Cette nuit-là, Valentin prit soin de dormir à côté de Carabella et laissa les Skandars supporter les ronflements de Lisamon Hultin. Il attendait presque avidement de nouveaux rêves révélateurs, mais ce qu’il eut ne lui fut d’aucune utilité, l’habituel salmigondis de visions chaotiques, de rues sans nom et de visages inconnus, de lumières éclatantes et de couleurs criardes, de discussions sans queue ni tête et de conversations décousues, d’images au contour indécis, et le lendemain matin, le vapeur arriva au port de Verf, sur la rive droite du fleuve.

11

— La province des Métamorphes, dit Autifon Deliamber, s’appelle Piurifayne, d’après le nom que les Métamorphes se donnent dans leur propre langue et qui est Piurivar. Elle est limitée au nord par les quartiers excentriques de Verf, à l’ouest par la faille de Velathys, au sud par l’importante chaîne de montagnes connue sous le nom de Gonghars et à l’est par la Steiche, un gros affluent du Zimr. J’ai vu de mes propres yeux chacune de ces zones frontalières, même si je n’ai jamais vraiment pénétré dans Piurifayne. Il est d’ailleurs difficile d’y entrer, car la faille de Velathys est un véritable mur d’un kilomètre et demi de hauteur et de cinq cents kilomètres de long, les Gonghars sont battues par les tempêtes et inhospitalières, et la Steiche est une rivière impétueuse, pleine de rapides et de turbulences. La seule manière raisonnable d’y accéder est de traverser Verf et de passer par la porte de Piurifayne.

Les jongleurs, ayant quitté la morne ville commerçante de Verf aussi vite que possible, n’étaient plus qu’à quelques kilomètres au nord de cette entrée. La pluie, légère mais insistante, n’avait cessé de tomber de toute la matinée. Le paysage était dépourvu d’intérêt, un sol sablonneux où poussaient de denses bouquets d’arbres nains à l’écorce vert pâle et aux feuilles étroites et frémissantes. Il n’y avait guère de conversation dans la roulotte. Sleet paraissait plongé dans la méditation, Carabella, installée au centre du compartiment arrière, jonglait inlassablement avec trois balles rouges, les Skandars qui ne conduisaient pas la roulotte s’étaient lancés dans un jeu compliqué avec des jetons d’ivoire, Shanamir somnolait, Vinorkis écrivait son journal, Deliamber se distrayait en se livrant à de menues incantations, en allumant de minuscules bougies de nécromancie et autres pratiques de sorcellerie, et Lisamon Hultin, qui avait ajouté sa monture à l’attelage de manière à trouver dans la roulotte un abri contre la pluie, ronflait comme un dragon de mer échoué sur la grève, se réveillant de temps à autre pour vider un gobelet du médiocre vin gris qu’elle avait acheté à Verf.

Valentin était assis dans un coin, adossé à une fenêtre et il pensait au Mont du Château. À quoi pouvait bien ressembler une montagne de cinquante kilomètres de haut ? Une aiguille de pierre s’élançant comme une tour colossale dans les ténèbres de l’espace ? Si la faille de Velathys, qui ne faisait qu’un kilomètre et demi de haut, était, comme l’avait dit Deliamber, un mur infranchissable, quel genre de barrière pouvait représenter une montagne plus de trente fois plus haute ? Quelle ombre projetait le Mont du Château quand le soleil était à l’est ? Une bande sombre couvrant toute la longueur d’Alhanroel ? Et comment la chaleur et l’air nécessaires à la vie des villes qui s’accrochaient sur ses pentes étaient-ils fournis ? D’après ce que Valentin avait entendu dire, il y avait des machines des anciens qui fabriquaient de la chaleur et de la lumière et répandaient un air doux, des machines miraculeuses de cette ère technologique oubliée, vieille déjà de plusieurs millénaires, où les arts anciens apportés de la Terre étaient largement pratiqués sur Majipoor. Mais Valentin ne comprenait pas plus le fonctionnement de telles machines que les forces qui actionnaient les rouages de son cerveau pour lui indiquer que cette jeune femme brune était Carabella et cet homme aux cheveux blancs Sleet. Puis il se prit à penser au sommet du Mont du Château et à cette, construction de quarante mille pièces qui le couronnait, le Château de lord Valentin actuellement, de lord Voriax peu de temps auparavant et de lord Malibor quand il était un petit garçon au cours de cette enfance dont il n’avait aucun souvenir. Le Château de lord Valentin ! Un tel endroit existait-il vraiment ou bien le Château et le Mont n’étaient-ils qu’une fable, une fiction, une vision, de celles qui apparaissent en rêve ? Le Château de lord Valentin ! Il l’imagina s’étalant au faîte de la montagne comme une couche de peinture, une tache de couleur brillante et minuscule à l’échelle titanesque de cette invraisemblable montagne, une tache tentaculaire coulant irrégulièrement à partir de la cime, des centaines de pièces s’étendant sur un versant et des centaines sur l’autre, un amas de salles immenses déployant des pseudopodes dans toutes les directions, une succession de cours et de galeries. Et au plus profond de l’édifice, le Coronal au faîte des honneurs, ce lord Valentin à la barbe noire, même s’il n’y était pas pour le moment, car il poursuivait son Grand Périple à travers le royaume, à Ni-moya ou dans quelque autre cité de la côte orientale à l’heure actuelle. Et moi, se dit Valentin, j’habitais naguère sur ce Mont ? Je résidais dans ce Château ? Que faisais-je quand j’étais Coronal – quels décrets, quelles nominations avais-je à signer, quelles tâches à accomplir ? Tout cela était inconcevable, et pourtant, et pourtant, il sentait la conviction s’approfondir en lui, il y avait une plénitude, une densité et de la substance dans les intangibles fragments de souvenirs qui flottaient dans son esprit. Il savait maintenant qu’il n’était pas né à Ni-moya, à un méandre du fleuve, comme les souvenirs factices plaqués sur son esprit le lui suggéraient, mais plutôt dans l’une des Cinquante Cités, tout près du sommet du Mont, presque au bord du Château lui-même, et qu’il avait été élevé au sein de la caste royale, à l’intérieur du cadre dans lequel on choisissait les princes, qu’il avait passé dans le confort une enfance et une adolescence privilégiées. Il n’avait toujours aucun souvenir de son père, qui devait avoir été un haut prince du royaume, pas plus qu’il ne parvenait à se souvenir de quoi que ce fût à propos de sa mère, si ce n’est qu’elle était brune et qu’elle avait le teint bistré, comme le sien l’avait été, et – une image surgie de nulle part remonta à la surface de sa conscience –, et un jour, elle l’avait tenu longtemps embrassé, versant quelques larmes, avant de lui annoncer que Voriax avait été choisi pour être Coronal à la place de lord Malibor qui venait de se noyer et que, dès lors, elle allait devenir la Dame et vivre sur l’Île du Sommeil. Y avait-il une vérité là-dedans ou venait-il d’imaginer la scène à l’instant ? Il devait avoir – Valentin s’arrêta pour calculer – vingt-deux ans, très probablement, quand Voriax avait pris le pouvoir. Sa mère aurait-elle pu l’embrasser ? Le fait de devenir la Dame l’aurait-il fait pleurer ? Ou bien se serait-elle plutôt réjouie de ce qu’elle et son fils aîné aient été choisis comme Puissances de Majipoor ? Peut-être se serait-elle réjouie et aurait-elle pleuré en même temps. Valentin secoua la tête. Aurait-il de nouveau jamais accès à ces scènes intenses, à ces moments décisifs de l’histoire, ou bien devrait-il pâtir à jamais du handicap que lui avaient infligé ceux qui l’avaient dépouillé de son passé ?

Il y eut une terrifiante explosion au loin, suivie d’un long grondement sourd qui fit trembler le sol et alarma tous les occupants de la roulotte. Il se poursuivit plusieurs minutes et se réduisit progressivement à un lent battement, puis le silence revint.

— Qu’est-ce que c’était ? cria Sleet en tendant le bras vers le râtelier d’armes.

— Du calme, du calme, fit Deliamber. C’est le bruit de la Fontaine de Piurifayne. Nous approchons de la frontière.

— La Fontaine de Piurifayne ? demanda Valentin.

— Attendez, vous allez voir, lui répondit Deliamber.

La roulotte s’arrêta quelques minutes plus tard. Zalzan Kavol se retourna sur le siège du conducteur et hurla :

— Où est ce Vroon ? Sorcier, il y a un barrage juste devant nous !

— Nous sommes à la porte de Piurifayne, répondit Deliamber.

Une barrière formée de gros tronçons de bois jaune et luisant liés par une brillante corde émeraude coupait l’étroite route et, sur la gauche, se trouvait un corps de garde occupé par deux Hjorts en uniforme gris et vert du service des douanes. Ils firent sortir tout le monde de la roulotte et attendre sous la pluie, pendant qu’eux-mêmes restaient à l’abri sous un auvent.

— Votre destination ? demanda le plus corpulent des deux.

— Ilirivoyne, pour participer au festival des Métamorphes, répondit Zalzan Kavol. Nous sommes des jongleurs.

— Laissez-passer pour entrer dans la province de Piurifayne ? demanda le second Hjort.

— Il n’y a pas besoin de laissez-passer, répondit Deliamber.

— Vous parlez avec trop d’assurance, Vroon. Un décret de lord Valentin le Coronal promulgué il y a plus d’un mois interdit à tout citoyen de Majipoor de pénétrer en territoire métamorphe sans motif légitime.

— Nous avons un motif légitime, grommela Zalzan Kavol.

— Alors vous devriez avoir un laissez-passer.

— Mais nous ignorions qu’il en fallait un ! protesta le Skandar.

L’argument sembla laisser les Hjorts indifférents. Ils paraissaient prêts à tourner leur attention d’un autre côté.

Zalzan Kavol jeta un coup d’œil en direction de Vinorkis, comme s’il espérait qu’il pût exercer une quelconque influence sur ses congénères. Mais le Hjort se contenta de hausser les épaules en signe d’impuissance. Zalzan Kavol tourna alors sur Deliamber son regard furibond et lui dit :

— Cela entre dans vos attributions, sorcier, de m’informer de dispositions de ce genre.

— Même un sorcier, répondit le Vroon en haussant les épaules, ne peut se tenir au courant des modifications apportées à la loi pendant qu’il voyage dans des réserves naturelles ou autres endroits reculés.

— Mais qu’allons-nous faire maintenant ? retourner à Verf ?

La perspective parut allumer une étincelle de joie dans le regard de Sleet. L’expédition en territoire métamorphe lui serait finalement épargnée ! Mais Zalzan Kavol bouillait. La main de Lisamon Hultin glissait vers la poignée de son sabre à vibrations. Valentin se raidit en s’en apercevant.

— Les Hjorts ne sont pas toujours incorruptibles, dit-il tout bas à Zalzan Kavol.

— Excellente idée, répondit le Skandar dans un souffle.

Zalzan Kavol sortit sa bourse. L’attention des Hjorts s’aiguisa immédiatement. Valentin en conclut que c’était effectivement la bonne tactique.

— Je viens peut-être de retrouver le document nécessaire, dit Zalzan Kavol.

Sortant ostensiblement de la bourse deux pièces d’une couronne, il prit l’une des mains rugueuses et bouffies de chaque Hjort dans deux des siennes, et avec la dernière glissa une pièce dans chaque paume en leur adressant son sourire le plus avantageux. Les Hjorts échangèrent un regard, mais il était loin d’exprimer la béatitude. D’un geste méprisant, ils laissèrent tomber les pièces sur le sol boueux.

— Une couronne ? murmura Carabella, incrédule. Il voulait les acheter avec une couronne ?

— La corruption d’un fonctionnaire du gouvernement impérial constitue un délit, déclara d’un ton menaçant le gros Hjort. Vous êtes en état d’arrestation et vous comparaîtrez en justice à Verf. Restez dans votre véhicule en attendant que l’on vous trouve une escorte adéquate.

Zalzan Kavol prit un air outragé. Il pivota sur ses talons, tout d’un bloc, commença à dire quelque chose à Valentin, se ravisa, gesticula rageusement en direction de Deliamber, gronda entre ses dents puis s’adressa à voix basse et en langage skandar à ses trois frères les plus proches de lui. Lisamon Hultin recommença à palper la poignée de son sabre. Valentin sentit le désespoir l’envahir. Dans quelques instants, il allait y avoir deux cadavres de Hjorts et les jongleurs allaient tous devenir des criminels en fuite aux lisières de Piurifayne. Cela ne risquait pas de hâter son voyage jusqu’à l’île du Sommeil.

— Faites vite quelque chose, souffla Valentin à Autifon Deliamber.

Mais le petit sorcier vroon avait déjà réagi. S’avançant d’un pas, il ramassa l’argent et l’offrit de nouveau aux Hjorts en leur disant :

— Je vous demande pardon, mais vous devez avoir laissé tomber ces petites pièces.

Il les lâcha dans les mains des Hjorts, laissant en même temps l’extrémité de ses tentacules s’enrouler légèrement un instant autour de leurs poignets. Lorsqu’il les retira, le petit Hjort déclara :

— Votre visa n’est valable que pour une durée de trois semaines et il vous faudra ressortir de Piurifayne par cette porte. Les autres sorties vous sont interdites.

— Sans compter qu’elles sont très dangereuses, ajouta l’autre.

Il fit un signe et des silhouettes qu’ils n’avaient pas vues tirèrent la barrière sur le côté le long d’une tranchée, ce qui dégagea le passage pour la roulotte.

Au moment où ils montaient dans la roulotte, Zalzan Kavol s’adressa à Valentin d’une voix courroucée :

— À l’avenir, abstenez-vous de vos conseils illicites ! Et vous, Deliamber, tenez-vous au courant de la législation qui peut nous concerner. Cette affaire aurait pu énormément nous retarder et nous faire perdre beaucoup d’argent.

— Peut-être que si vous aviez essayé de les acheter avec des royaux plutôt que des couronnes, dit Carabella sans que le Skandar puisse l’entendre, les choses auraient été plus simples.

— Aucune importance, aucune importance, fit Deliamber. On nous a laissés entrer, oui ou non ? Ce n’était rien qu’un petit tour de magie, et beaucoup plus économique que s’il avait fallu les soudoyer.

— Ces nouvelles lois, intervint Sleet. Il y a tant de décrets !

— C’est un nouveau Coronal, dit Lisamon Hultin. Il veut montrer son pouvoir. Ils sont tous pareils. Ils décrètent ceci, ils décrètent cela, et le vieux Pontife laisse tout passer. Vous savez que c’est à la suite d’un décret du dernier Coronal que je me suis retrouvée sans emploi ?

— Comment cela ? demanda Valentin.

— J’étais garde du corps d’un marchand de Mazadone qui avait très peur de ses concurrents jaloux de sa réussite. Ce lord Valentin a institué une nouvelle taxe sur les gardes du corps de toute personne n’appartenant pas à la noblesse, qui s’élevait à l’équivalent d’une année de mon salaire. Et mon employeur, que le diable l’emporte, m’a mise à la porte avec une semaine de préavis ! Après deux ans de bons et loyaux services ; « salut Lisamon, et merci beaucoup ; et prends donc une bouteille de ma meilleure eau-de-vie en guise de cadeau d’adieu ! »

Elle lâcha un rot retentissant.

— Un jour, je protégeais sa misérable vie, et le lendemain, j’étais devenue un luxe superflu, et tout cela grâce à lord Valentin ! Oh, pauvre Voriax ! Croyez-vous que son frère l’ait fait assassiner ?

— Mesurez vos paroles ! fit Sleet d’un ton cassant. Ce genre de chose n’existe pas sur Majipoor.

Mais elle s’obstinait dans son idée.

— Un accident de chasse, vraiment ? Et son prédécesseur, le vieux Malibor, noyé alors qu’il était à la pêche ? Pourquoi nos Coronals meurent-ils soudain de manière si étrange ? Cela n’arrivait jamais avant, si ? Ils vieillissaient et devenaient Pontifes, tous, et ils allaient se terrer dans le Labyrinthe où ils vivaient pour ainsi dire éternellement, alors que coup sur coup nous avons vu Malibor servir de pâture aux dragons de mer et Voriax recevoir dans la forêt la flèche d’un maladroit. Elle éructa de nouveau.

— Je me demande si là-haut, sur le Mont du Château, la soif du pouvoir ne commence pas à leur monter à la tête.

— Assez, dit Sleet, que cette discussion mettait mal à l’aise.

— Une fois qu’un nouveau Coronal est choisi, tous les autres princes sont finis, vous savez, plus d’espoir d’avancement pour eux. À moins, à moins, à moins que le Coronal ne meure, car alors l’espoir renaît d’être choisi. Quand Voriax est mort et que ce Valentin est arrivé au pouvoir, j’ai dit…

— Taisez-vous ! hurla Sleet.

Il se dressa de toute sa hauteur, ce qui atteignait à peine la poitrine de la guerrière, et ses yeux flamboyaient comme s’il avait eu l’intention de lui couper les jambes à la hauteur des cuisses pour égaliser les chances. Elle resta parfaitement détendue, mais une nouvelle fois sa main se dirigea lentement vers son sabre. Valentin s’interposa doucement.

— Elle ne veut pas offenser le Coronal, dit-il à Sleet, mais elle aime bien boire et le vin lui délie la langue.

Puis, s’adressant à Lisamon Hultin :

— Pardonnez-lui, voulez-vous ? Comme vous le savez, mon ami est extrêmement nerveux depuis que nous sommes dans cette partie du monde.

Une seconde explosion, cinq fois plus forte et cinquante fois plus terrifiante que celle qui s’était produite une demi-heure plus tôt, mit fin à la discussion. Les montures se cabrèrent et hennirent, la roulotte fit une embardée, Zalzan Kavol lâcha une bordée de jurons du siège du conducteur.

— La Fontaine de Piurifayne, annonça Deliamber. Un des plus beaux spectacles de Majipoor, dont la vue vaut bien que l’on se mouille.

Valentin et Carabella s’élancèrent hors de la roulotte, suivis de près par les autres. Ils étaient arrivés à un endroit dégagé au bord de la route, où la forêt de petits arbres au tronc vert s’interrompait pour former une sorte d’amphithéâtre naturel complètement dépourvu de végétation, qui s’étendait à quelque huit cents mètres en retrait de la route. À l’autre bout de cet amphithéâtre, un geyser était en éruption, mais un geyser qui était à ceux que Valentin avait vus à Khyntor ce que le dragon de mer est à l’épinochette. Celui-ci formait une colonne d’eau écumeuse qui semblait plus haute que les plus hautes tours de Dulorn et s’élevait à cent cinquante, cent quatre-vingts mètres, ou peut-être plus, jaillissant en grondant du sol avec une force incalculable. Au sommet, à l’endroit où la colonne se brisait pour se transformer en gerbes et en filets d’eau ruisselant dans toutes les directions, une mystérieuse lumière semblait luire, qui nimbait les bords de la colonne de tout un spectre de couleurs, rose, perle, cramoisi, lavande clair et opale. L’air était brillant du poudroiement d’une poussière d’eau chaude.

Et l’éruption se poursuivait, un incroyable volume d’eau projeté dans le ciel avec une puissance incroyable. Valentin sentait tout son corps malaxé par les forces souterraines qui étaient à l’œuvre. Il regardait, terrifié et fasciné, et ce fut presque un choc pour lui lorsqu’il réalisa que le phénomène touchait à sa fin, que la colonne était en train de rapetisser, qu’elle ne s’élevait plus qu’à cent vingt mètres, puis quatre-vingts mètres, qu’elle se réduisait à un pathétique filet d’eau qui s’enfonçait dans le sol, qu’elle n’avait plus que quinze mètres de haut, plus que dix, et que finalement elle avait disparu, complètement disparu, laissant de l’air libre à l’endroit où fusait cette stupéfiante masse liquide dont les seuls vestiges étaient quelques gouttelettes d’eau chaude.

— Toutes les trente minutes, leur signala Deliamber, se produit une éruption. On prétend que depuis que les Métamorphes vivent sur Majipoor, ce geyser n’a jamais eu une seule minute de retard. C’est un endroit sacré pour eux. Voyez ? Il y a des pèlerins là-bas.

Sleet retint sa respiration et commença à se signer. Effectivement, des Métamorphes, des Changeformes, des Piurivars, au nombre d’une douzaine ou plus, s’étaient assemblés à une faible distance devant une sorte de chapelle en bordure de route. Ils regardaient les voyageurs d’une manière que Valentin ne trouva pas particulièrement amicale. Plusieurs des aborigènes du premier rang s’effacèrent derrière les autres et lorsqu’ils réapparurent, les contours de leur corps étaient étrangement flous et indistincts, mais ce n’était pas tout, ils avaient également subi des transformations. L’un avait des seins en obus pour caricaturer la poitrine de Lisamon Hultin, un autre s’était fait pousser quatre bras velus de Skandar, un autre encore avait contrefait les cheveux blancs de Sleet. Ils émettaient un curieux son grêle qui pouvait être la version métamorphe du rire, puis soudain, le groupe tout entier disparut dans la forêt.

Valentin ne relâcha pas son étreinte sur l’épaule de Sleet avant de sentir une partie de la tension se retirer du corps raide du petit jongleur.

— C’est un très bon tour qu’ils ont, dit-il d’un ton détaché, si nous pouvions faire la même chose – nous faire pousser, par exemple, des bras supplémentaires au milieu de notre numéro –, qu’en penses-tu, Sleet, cela ne te plairait pas ?

— J’aimerais être à Narabal, répondît Sleet, ou à Piliplok, ou n’importe où ailleurs, mais très loin d’ici.

— Et moi à Falkynkip, ajouta Shanamir, l’air pâle et secoué, en train de nourrir mes montures.

— Ils ne nous veulent aucun mal, reprit Valentin. Cela promet d’être une expérience intéressante, quelque chose que nous n’oublierons jamais.

Il fit un large sourire. Mais personne d’autre ne souriait autour de lui, pas même Carabella, Carabella à l’optimisme inébranlable. Jusqu’à Zalzan Kavol qui semblait étrangement mal à l’aise, comme si, tout bien considéré, il mettait en doute la nécessité de se laisser attirer par amour des royaux jusqu’au cœur du territoire métamorphe. Valentin ne se sentait pas capable, par la seule force de son optimisme, de dérider ses compagnons. Il se tourna vers Deliamber et lui demanda :

— À quelle distance sommes-nous d’Ilirivoyne ?

— La ville est droit devant nous, répondit le Vroon. À quelle distance, je n’en ai aucune idée. Nous y arriverons quand nous y arriverons.

Il n’y avait rien d’encourageant dans cette réponse.

12

Les jongleurs s’enfonçaient dans une nature primitive, intemporelle, vierge, une survivance de l’aube des temps sur cette planète de Majipoor souillée par la civilisation. Les Métamorphes s’étaient installés dans une région forestière et pluvieuse où un déluge quotidien purifiait l’air et permettait à une végétation luxuriante de croître avec exubérance. Les fréquents orages venant du nord s’engouffraient dans l’entonnoir naturel formé par la faille de Velathvs et les Ghongars, et lorsque l’air humide s’élançait à l’assaut des contreforts des Ghongars, une petite pluie tombait, qui détrempait le sol meuble et spongieux. Les branches élevées des arbres de haut fût, au tronc mince, tissaient un dais de feuillage haut dans le ciel. Des feuilles sombres et effilées ondoyaient en luisant comme si la pluie leur conférait un lustre permanent. Dès que la forêt présentait une trouée, Valentin distinguait dans le lointain le manteau vert de montagnes drapées dans la brume, d’énormes épaulements ramassés, menaçants et mystérieux. La faune était rare, du moins elle ne se montrait guère : çà et là un serpent rouge et jaune rampant sur une branche, de temps à autre un oiseau vert et écarlate ou un lézard volant brun, aux ailes membraneuses, passait en un battement précipité. Ils virent une fois un bilantoon apeuré qui s’enfuit précipitamment à l’approche de la roulotte et disparut sous le couvert des arbres en faisant claquer ses petits sabots pointus et en agitant frénétiquement sa queue relevée en panache. Il était probable que des frères de la forêt étaient tapis par-là, car ils virent plusieurs bouquets de dwikkas. Et nul doute que les cours d’eau grouillaient de poissons et de reptiles et qu’insectes fouisseurs et rongeurs aux formes et aux couleurs fantastiques pullulaient dans la forêt et que chacun des innombrables petits lacs contenait dans ses eaux sombres son propre monstrueux amorfibot qui remontait la nuit à la surface pour rôder en quête de la première proie passant à la portée de son corps massif au cou interminable, à la mâchoire énorme et aux petits yeux brillants. Mais aucune de ces créatures ne fut visible pendant que la roulotte filait vers le sud sur la route étroite et raboteuse qui traversait des terres incultes.

Les Piurivars eux-mêmes ne se manifestaient guère non plus – çà et là un sentier battu s’enfonçant dans la jungle, quelques frêles huttes d’osier apparaissant un peu à l’écart de la route, des pèlerins cheminant par petits groupes en direction de la chapelle de la Fontaine. Deliamber leur expliqua que c’était un peuple vivant de pêche, de chasse et de cueillette et ne s’adonnant que peu à l’agriculture. Il était fort possible que leur civilisation ait jadis été plus avancée, car on avait découvert, en particulier sur Alhanroel, les ruines de grandes villes construites en pierre et vieilles de plusieurs milliers d’années, qui pouvaient remonter à l’époque des premiers Piurivars, avant l’arrivée des vaisseaux spatiaux, même si, d’après Deliamber, certains historiens soutenaient que ces ruines étaient celles d’anciens établissements humains fondés et détruits lors de la turbulente période prépontificale, douze à treize mille ans auparavant. Quoi qu’il en fût, qu’ils aient ou non jamais eu un mode de vie plus complexe, les Métamorphes avaient préféré devenir des habitants des forêts. S’agissait-il d’une régression ou d’un progrès, Valentin eût été bien incapable de le dire. Vers le milieu de l’après-midi, le bruit de la Fontaine de Piurifayne cessa d’être perceptible derrière eux, la forêt s’éclaircit et devint plus peuplée. Toute signalisation était absente de la route et subitement ils se trouvèrent devant un embranchement sans aucune indication de directions. Zalzan Kavol se tourna vers Deliamber pour lui demander son avis et le Vroon interrogea Lisamon Hultin du regard.

— Le diable m’emporte si j’en sais quelque chose, rugit la géante. Prenons-en une au hasard. Nous aurons une chance sur deux d’atteindre Ilirivoyne.

Mais Deliamber avait une meilleure idée. Il s’agenouilla sur le sol boueux pour faire une incantation. Il sortit de son sac deux cubes d’encens magique. Les protégeant de la pluie avec son manteau, il les alluma, et ils commencèrent à dégager une pâle fumée brune qu’il inhala tout en décrivant avec ses tentacules des arabesques compliquées.

— C’est du bluff, ricana la guerrière. Il va se contorsionner pendant quelque temps et puis il choisira une route au jugé. Une chance sur deux que ce soit celle d’Ilirivoyne.

— À gauche, annonça finalement Deliamber.

Était-ce de la magie efficace ou un choix heureux, toujours est-il que les signes de peuplement métamorphe se multiplièrent. Il n’y avait plus de huttes solitaires et éparpillées, mais de petits groupes d’habitations en osier, huit ou dix tous les cent mètres, puis de plus en plus rapprochées. Il y avait également de plus en plus de monde qui se déplaçait à pied, surtout des enfants portant divers petits objets en bandoulière. Beaucoup s’arrêtaient au passage de la roulotte qu’ils regardaient avec des yeux ronds en la montrant du doigt et en jacassant.

Ils approchaient manifestement d’une importante agglomération. La route grouillait d’enfants et de Métamorphes adultes, et les habitations se multipliaient. Le comportement des enfants ne laissait pas d’être inquiétant. Ils semblaient s’exercer en marchant à leur don encore embryonnaire et prenaient sans cesse des formes différentes et bizarres pour la plupart : l’un s’était fait pousser des jambes comme des échasses, un autre avait des appendices tentaculaires de Vroon qui baillaient presque jusqu’au sol, un troisième avait dilaté son corps en une masse globulaire soutenue par des jambes minuscules.

— Est-ce nous qui sommes venus présenter un spectacle, demanda Sleet, ou bien eux ? Ces gens me rendent malade !

— Du calme, dit doucement Valentin.

— Je crains que certaines de leurs distractions ne soient un peu macabres, fit Carabella d’une voix sourde. Regardez.

Juste devant eux, ils virent une douzaine de grandes cages d’osier sur le bord de la route. Des équipes de porteurs, qui venaient apparemment de les déposer, se reposaient à côté des cages. De petites mains aux doigts effilés se tendaient à travers les barreaux et des queues préhensiles s’enroulaient autour d’eux. Au moment où la roulotte passait à leur hauteur, Valentin vit que les cages étaient pleines de frères de la forêt, entassés à trois ou quatre par cage, que l’on emmenait à Ilirivoyne pour… pour quoi faire ? Pour être massacrés et mangés ? Pour être martyrisés pendant le festival ? Valentin ne put s’empêcher de frissonner.

— Attendez ! s’exclama Shanamir alors que la roulotte passait devant la dernière cage. Qu’y a-t-il là-dedans ?

La dernière cage était plus grande que les autres et ne contenait pas de frères de la forêt mais un captif d’un autre genre, un être visiblement intelligent, un être singulier, de haute taille, la peau d’un bleu très foncé, des yeux pourpres d’une extraordinaire intensité et luminosité exprimant une désolation farouche, et une large fente bordée de lèvres minces en guise de bouche. Ses vêtements – un beau tissu vert – étaient déchirés, presque en lambeaux et éclaboussés de taches sombres, peut-être de sang. Il s’agrippait aux barreaux de sa cage avec une force terrible, les secouant et les tirant, et appelait les jongleurs à l’aide d’une voix rauque aux intonations étranges et totalement inconnues.

La roulotte passa sans s’arrêter.

Glacé d’horreur, Valentin s’adressa à Deliamber :

— Ce n’est pas un être de Majipoor.

— Non, répondit Deliamber. Je n’ai jamais vu personne de cette race.

— J’en ai rencontré un une fois, intervint Lisamon Hultin. Un habitant d’un autre monde, originaire d’une étoile assez proche, mais dont j’ai oublié le nom.

— Mais que viendraient faire ici des habitants d’un autre monde ? demanda Carabella. Il n’y a plus guère de liaisons interstellaires maintenant et rares sont les vaisseaux spatiaux qui arrivent à Majipoor.

— Pourtant il y en a toujours, reprit Deliamber.

— Nous ne sommes pas encore totalement à l’écart des couloirs de navigation spatiale, même s’il est hors de doute que nos échanges commerciaux interplanétaires sont stagnants. Et…

— Êtes-vous tous complètement fous ? hurla Sleet, exaspéré. Vous voilà assis comme un groupe d’experts en train de discuter du commerce entre les mondes, alors que dans cette cage il y a un être civilisé qui nous appelle au secours et qui risque fort de finir sa vie dans une marmite et d’être mangé pendant le festival métamorphe. Et nous ne prêtons aucune attention à ses supplications et fonçons allègrement vers leur capitale ! Il poussa un cri de colère et se précipita vers l’avant du véhicule jusqu’aux Skandars qui occupaient le siège du conducteur. Valentin, redoutant un éclat, le suivit. Sleet tirait sur le manteau de Zalzan Kavol.

— Vous l’avez vu ? demanda-t-il. L’être d’un autre monde dans cette cage ?

— Et alors ? demanda Zalzan Kavol sans se retourner.

— Vous avez l’intention de ne pas tenir compte de ses cris ?

— Cela ne nous concerne pas, répondit le Skandar d’un ton détaché. Sommes-nous ici pour libérer les prisonniers d’un peuple indépendant ? Ils doivent avoir eu une bonne raison pour arrêter cet être.

— Une raison ? Bien sûr, le faire cuire pour le manger ! Et nous nous retrouverons dans la prochaine marmite. Je vous demande de faire demi-tour et d’aller libérer…

— Impossible !

— Allons au moins lui demander pourquoi on l’a enfermé dans cette cage ! Zalzan Kavol, nous sommes peut-être en train de foncer allègrement vers notre mort. Êtes-vous si pressé d’atteindre Ilirivoyne que vous êtes prêt à refuser d’interroger quelqu’un qui pourrait nous renseigner sur les conditions que nous allons trouver ici et qui se trouve en si fâcheuse posture ?

— Il y a du vrai dans ce que dit Sleet, fit observer Valentin.

— Très bien ! grogna Zalzan Kavol. Il arrêta la roulotte.

— Allez aux renseignements, Valentin. Mais faites vite.

— Je vais l’accompagner, dit Sleet.

— Restez ici. S’il pense avoir besoin d’un garde du corps, qu’il prenne la géante.

Cela paraissait raisonnable. Valentin fit signe à Lisamon Hultin de l’accompagner. Ils descendirent de la roulotte et repartirent en direction de l’endroit où ils avaient vu les cages. Immédiatement, les frères de la forêt commencèrent à pousser frénétiquement des cris perçants et à taper sur leurs barreaux. Les porteurs métamorphes – armés, Valentin le remarqua seulement à ce moment-là, de courts poignards de corne ou de bois poli d’aspect redoutable – prirent sans hâte une formation en phalange sur la route, empêchant ainsi Valentin et Lisamon Hultin de s’approcher de la grande cage. Un Métamorphe, le chef, de toute évidence, s’avança et attendit avec un calme menaçant qu’on lui pose des questions.

— Va-t-il parler notre langue ? demanda paisiblement Valentin à la géante.

— Probablement. Essayez.

— Nous sommes une troupe de jongleurs itinérants, commença Valentin d’une voix forte et claire, venus présenter notre spectacle au festival qui doit se tenir à Ilirivoyne. Sommes-nous près d’Ilirivoyne ici ?

La question parut amuser le Métamorphe qui, bien que beaucoup plus chétif que Valentin, faisait une demi-tête de plus que lui.

— Vous êtes à Ilirivoyne, répondit-il d’un air froid et distant.

Valentin s’humecta les lèvres. Les Métamorphes dégageaient une odeur fine et piquante, âcre mais pas désagréable. Leurs yeux à l’inclinaison étrange étaient terrifiants par leur manque d’expression.

— À qui devons-nous nous adresser pour demander l’autorisation de jouer à Ilirivoyne ? demanda-t-il.

— La Danipiur interroge tous les étrangers de passage à Ilirivoyne. Vous la trouverez à la Maison de ville.

L’attitude réservée et glaciale du Métamorphe était déconcertante.

— Encore une question, ajouta Valentin après quelques instants. Nous avons vu que vous retenez dans cette grande cage un être d’une race inconnue. Puis-je vous demander dans quel but ?

— Lui faire subir un châtiment.

— Un criminel ?

— Il paraît, répondit le Métamorphe, toujours distant. En quoi cela vous concerne-t-il ?

— Nous sommes des étrangers dans votre pays. Si chez vous les étrangers sont mis en cage, nous préférerons peut-être trouver un engagement ailleurs.

Un léger tressaillement d’émotion – amusement ou mépris ? – parcourut les narines et le tour de la bouche du Métamorphe.

— Pourquoi redouteriez-vous cela ? Êtes-vous des criminels ?

— Certainement pas.

— Alors vous ne serez pas mis en cage. Allez présenter vos hommages à la Danipiur et si vous avez d’autres questions, posez-les-lui. Des tâches importantes m’appellent.

Valentin tourna la tête vers Lisamon Hultin qui haussa les épaules. Le Métamorphe s’éloigna. Il n’y avait rien d’autre à faire que de retourner à la roulotte.

Les porteurs soulevaient les cages et les attachaient à des perches posées sur leurs épaules. De la plus grande cage s’éleva un rugissement de colère et de désespoir.

13

Ilirivoyne n’était ni une ville ni un village, mais quelque chose d’intermédiaire, une morne concentration d’habitations en osier ou en bois léger, basses et d’aspect provisoire, disposées le long des rues inégales et non pavées qui semblaient s’étirer sur des distances considérables à l’intérieur de la forêt. L’ensemble donnait l’impression d’une installation de fortune, comme si, quelques années auparavant, l’agglomération avait pu être située ailleurs et si, dans quelques années, Ilirivoyne pouvait se trouver dans une tout autre région. Le fait qu’il s’agissait de l’époque du festival à Ilirivoyne était apparemment signalé par des sortes de bâtons fétiches fichés en terre devant presque chaque maison, des piquets polis auxquels étaient attachés des rubans de couleur et des bandes de fourrure. Dans de nombreuses rues, des estrades avaient également été dressées, qui devaient faire office de scènes, à moins, se dit Valentin avec inquiétude, qu’elles ne soient utilisées pour la célébration de rites tribaux autrement macabres.

Trouver la Maison de ville et la Danipiur ne fut pas difficile. La rue principale débouchait sur une grande place bordée sur trois côtés par de petites constructions au toit en forme de dôme, tressé et ornementé, et sur le quatrième côté par un bâtiment plus important, le premier édifice à trois niveaux qu’ils aient vu depuis leur arrivée à Ilirivoyne, avec, sur le devant, un jardin touffu d’arbrisseaux gris et blanc à tige épaisse, taillés en boule. Zalzan Kavol arrêta la roulotte sur un dégagement à proximité de la place.

— Venez avec moi, dit le Skandar à Deliamber. Nous allons voir ce que nous pouvons arranger.

Ils restèrent un long moment à l’intérieur de l’édifice municipal. Quand ils en ressortirent, une femelle métamorphe de belle prestance et à l’allure autoritaire – sans doute la Danipiur – les accompagnait et ils restèrent tous les trois en conversation animée dans le jardin. La Danipiur montrait quelque chose du doigt ; Zalzan Kavol hochait et secouait alternativement la tête ; Autifon Deliamber, qui faisait figure de nain entre ces deux êtres de haute taille, multipliait avec diplomatie les gestes de conciliation. Finalement, Zalzan Kavol et le Vroon revinrent à la roulotte. L’humeur du Skandar semblait s’être sensiblement améliorée.

— Nous sommes arrivés juste à temps, annonça-t-il. Le festival a déjà commencé. Demain soir a lieu une des fêtes les plus importantes.

— Serons-nous payés ? demanda Sleet.

— Il semblerait que oui, répondit Zalzan Kavol. Mais nous ne serons ni nourris ni logés, car il n’y a pas d’auberge à Ilirivoyne. Il y a également certains quartiers déterminés de la ville dont l’accès nous est interdit. J’ai déjà reçu des accueils plus chaleureux dans certains endroits, mais je suppose qu’il m’est aussi arrivé de temps à autre d’être accueilli plus froidement.

Ils traînèrent derrière eux une ribambelle d’enfants métamorphes graves et taciturnes pendant qu’ils menaient la roulotte de la place à un endroit légèrement en retrait où ils pouvaient la garer. En fin d’après-midi, ils firent une séance d’entraînement, et bien que Lisamon Hultin eût fait de son mieux pour éloigner les jeunes Métamorphes de la scène et les tenir à distance, il était impossible de les empêcher de revenir furtivement, sortant d’entre les arbres ou surgissant au milieu des buissons pour dévorer des yeux les jongleurs. Valentin trouvait fort énervant de travailler devant eux et il n’était visiblement pas le seul, car Sleet se montrait tendu et d’une maladresse insolite, jusqu’à Zalzan Kavol, le maître entre les maîtres, qui laissa tomber une massue pour la première fois depuis que Valentin le connaissait. Le silence des enfants était troublant – ils restaient immobiles comme des statues aux yeux morts, un public distant qui vidait les jongleurs de leur énergie sans rien leur apporter en contrepartie – mais plus déconcertante encore était leur manie de se métamorphoser sans cesse, de passer d’une forme à l’autre avec la désinvolture qu’un jeune humain mettait à sucer son pouce. C’était apparemment le mimétisme qui les intéressait, car les formes qu’ils prenaient étaient des imitations grossières et à demi reconnaissable des jongleurs, comme l’avaient fait précédemment les Métamorphes plus âgés à la Fontaine de Piurifayne. Les enfants étaient incapables de conserver longtemps leurs formes – ils ne semblaient guère doués – mais dans les intervalles entre les exercices, Valentin les voyait tantôt se faire pousser des cheveux dorés pour lui-même, blancs pour Sleet ou bruns pour Carabella, tantôt se transformer en êtres velus dotés de plusieurs bras comme les Skandars, ou bien essayer d’imiter des traits ou des expressions de visages, le tout de manière déformée et peu flatteuse.

Les voyageurs passèrent la nuit entassés dans la roulotte et dormirent serrés les uns contre les autres. Ils eurent l’impression que toute la nuit, la pluie tombait sans interruption. Valentin eut un sommeil haché ; il s’assoupissait parfois, mais il passa le plus clair de la nuit à écouter les ronflements impétueux de Lisamon Hultin et les sons encore plus grotesques émis par les Skandars. À un moment, il dut s’endormir vraiment, car il fit un rêve, flou et incohérent, dans lequel il vit des Métamorphes accompagnant un cortège de prisonniers, des frères de la forêt et l’étranger à la peau bleue, le long de la route de la Fontaine de Piurifayne dont la haute gerbe jaillissante surplombait le monde comme une colossale montagne blanche. Et de nouveau, à l’approche du matin, il dormit profondément pendant quelque temps jusqu’à ce que Sleet le tire du sommeil en lui secouant l’épaule un peu avant l’aube.

Valentin se dressa sur son séant en se frottant les yeux.

— Qu’y a-t-il ?

— Sortons. J’ai à te parler.

— Mais il fait encore nuit !

— Ça ne fait rien. Viens !

Valentin bâilla, s’étira et se leva en faisant craquer ses articulations. Sleet et lui enjambèrent précautionneusement les corps endormis de Carabella et de Shanamir, contournèrent prudemment un des Skandars et descendirent les marches de la roulotte. La pluie avait cessé, mais le petit matin était obscur et froid, et un brouillard déplaisant s’élevait du sol.

— J’ai reçu un message, dit Sleet. De la Dame, je pense.

— Quel genre ?

— À propos de l’être à la peau bleue dans la cage, dont ils prétendent qu’il est un criminel et qu’il doit être puni. Dans mon rêve, il est venu me voir et m’a dit qu’il n’avait rien d’un criminel, qu’il était seulement un voyageur qui avait commis l’erreur de pénétrer dans le territoire métamorphe et qu’il avait été capturé parce que leur coutume est de sacrifier un étranger à la Fontaine de Piurifayne pendant la période du festival. Et j’ai vu comment ils procèdent. La victime, pieds et poings liés, est abandonnée dans la cuvette du geyser et, quand l’éruption se produit, elle est projetée très haut dans le ciel.

Valentin fut parcouru d’un frisson qui n’était pas dû à la brume matinale.

— J’ai rêvé quelque chose de semblable, dit-il.

— J’ai encore appris autre chose dans mon rêve, poursuivit Sleet. Que nous sommes également en danger. Peut-être pas d’être sacrifiés, mais en danger tout de même. Et que si nous portons secours à l’étranger, il nous aidera à sortir d’ici sains et saufs, mais que si nous l’abandonnons à son sort, nous ne quitterons pas vivants le pays piurivar. Tu sais que j’ai peur de ces Métamorphes, Valentin, mais ce rêve est un élément nouveau. Il m’est venu avec toute la clarté d’un message. Il ne faut pas l’ignorer en considérant qu’il s’agit d’une nouvelle folie de ce peureux de Sleet.

— Que comptes-tu faire ?

— Délivrer l’étranger.

— Et s’il était vraiment un criminel ? demanda Valentin, embarrassé. De quel droit interviendrions-nous dans une affaire qui est du ressort de la justice piurivar ?

— À cause de ce message, répondit Sleet. Ces frères de la forêt sont-ils également des criminels ? Eux aussi, je les ai vus aller à la Fontaine. Nous sommes chez des sauvages, Valentin.

— Non, pas chez des sauvages. Mais un peuple étrange dont les mœurs sont différentes de celles de Majipoor.

— Je suis résolu à libérer l’homme à la peau bleue. Si tu ne m’apportes pas ton aide, je le ferai seul.

— Maintenant ?

— Quel moment pourrait être plus opportun ? demanda Sleet. Il fait encore nuit. Tout est calme. Je vais ouvrir la cage et il se coulera sans bruit dans la jungle.

— Tu t’imagines que la cage n’est pas gardée ? Non, Sleet. Attends. Ce n’est pas raisonnable. Tu vas tous nous mettre en péril si tu agis maintenant. Laisse-moi essayer d’en apprendre plus sur ce prisonnier et de savoir pourquoi il est encagé. Et quel est le sort qu’on lui réserve. S’ils ont vraiment l’intention de le sacrifier, ce sera à un point culminant de leur festival. Nous avons le temps.

— Le message pèse sur moi maintenant, insista Sleet.

— J’ai fait un rêve un peu comme le tien.

— Mais ce n’était pas un message.

— Pas un message, non. Et pourtant cela suffit à me faire croire qu’il y a du vrai dans ton rêve. Je t’aiderai, Sleet. Mais pas maintenant. Le moment n’est pas encore venu. Nous avons le temps.

Sleet avait l’air très agité. Il était visiblement prêt à se diriger vers les cages et l’opposition de Valentin contrecarrait ses plans.

— Sleet ?

— Oui ?

— Écoute-moi. Ce n’est pas encore le moment. Nous avons le temps.

Valentin regarda le jongleur droit dans les yeux. Sleet lui rendit son regard avec une égale fermeté pendant quelques instants, puis brusquement sa résolution l’abandonna et il baissa les yeux.

— Oui, monseigneur, fit-il calmement.

Pendant la journée, Valentin essaya de glaner des renseignements sur le prisonnier, mais sans grand succès. Les cages, dont onze contenaient les frères de la forêt et la douzième l’étranger, avaient été installées sur la place, en face de la Maison de ville, sur quatre rangées superposées, la cage de l’étranger couronnant le tout, très loin du sol. Des Piurivars armés de poignards les gardaient.

Valentin s’approcha, mais à peine avait-il traversé la moitié de la place qu’on lui barra le passage. Un Métamorphe lui dit :

— L’accès de cette zone vous est interdit. Les frères de la forêt commencèrent à taper frénétiquement sur leurs barreaux. L’être à la peau bleue cria quelque chose, des mots fortement accentués que Valentin eut de la peine à comprendre. L’étranger avait-il dit : « Fuyez, idiot, avant qu’ils ne vous tuent aussi ! » ou bien était-ce simplement l’imagination surchauffée de Valentin qui lui jouait des tours ? Les gardes s’étaient disposés en un cordon serré autour des cages. Valentin retourna sur ses pas. Il essaya de demander à des enfants qui se tenaient tout près de là de lui donner l’explication de ces cages ; mais ils s’enfermèrent dans un mutisme opiniâtre, le dévisageant de leur regard froid et dénué d’expression, échangeant des murmures et effectuant de petites métamorphoses partielles pour imiter ses cheveux blonds, puis soudain ils s’égaillèrent en courant comme s’ils avaient eu affaire à quelque démon.

Toute la matinée, les Métamorphes envahirent Ilirivoyne, accourant en foule de leurs agglomérations forestières écartées. Ils apportaient des décorations de toutes sortes, guirlandes, pavillons et draperies, des poteaux ornés de miroirs et de longues perches portant de mystérieuses inscriptions. Chacun semblait savoir ce qu’il avait à faire et tout le monde déployait une grande activité. Dès le lever du soleil, la pluie cessa de tomber. Valentin se demanda si c’était par des pratiques magiques que les Piurivars s’assuraient exceptionnellement une journée sèche pour leur grande fête ou s’il s’agissait d’une pure coïncidence.

Dès le milieu de l’après-midi, les festivités allaient bon train. De petits orchestres jouaient une musique lourde, vibrante et discordante, au rythme excentrique, et une foule de Métamorphes exécutaient de lents et majestueux pas de danse, se déplaçant presque comme des somnambules. Dans certaines rues, d’autres participaient à des courses, et les juges disposés tout le long du parcours se lançaient dans de vives discussions quand les concurrents passaient devant eux. Des baraques apparemment construites pendant la nuit proposaient soupes, ragoûts, boissons et viandes grillées.

Valentin se sentait dans la peau d’un intrus. Il avait envie de s’excuser auprès des Métamorphes d’être venu chez eux pendant cette période sacrée. Et pourtant, personne hormis les enfants ne paraissait leur accorder la moindre attention et, de toute évidence, les enfants les considéraient comme des curiosités amenées ici pour leur plaisir. De jeunes Métamorphes craintifs, imitant de manière fugace et approximative les traits de Deliamber, de Sleet, de Zalzan Kavol et des autres, entouraient les jongleurs sans jamais permettre à aucun d’eux de les approcher.

Zalzan Kavol avait prévu pour la fin de l’après-midi une répétition derrière la roulotte. Valentin fut un des premiers arrivés, ravi de trouver une excuse pour fuir les rues fourmillantes. Il n’y trouva que Sleet et deux Skandars.

Il eut l’impression que Zalzan Kavol l’observait d’une manière bizarre. Il y avait quelque chose de nouveau et de déconcertant dans la qualité de l’attention du Skandar. Après quelques minutes, Valentin en fut si troublé qu’il lui demanda :

— Quelque chose ne va pas ?

— Qu’est-ce qui n’irait pas ?

— Vous avez l’air tout pensif.

— Moi ? Moi ? Non, il n’y a absolument rien. Un rêve, c’est tout. J’étais en train de penser à un rêve que j’ai fait la nuit dernière.

— Vous avez rêvé du prisonnier à la peau bleue ?

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? demanda Zalzan Kavol, l’air totalement déconcerté.

— J’ai rêvé de lui, et Sleet aussi.

— Mon rêve n’avait absolument rien à voir avec l’être à la peau bleue, dit Zalzan Kavol. Mais je n’ai pas la moindre envie d’en parler. C’est de la bêtise. Rien que de la bêtise.

Et Zalzan Kavol, s’éloignant, ramassa deux paires de poignards et commença à jongler, l’air agacé et préoccupé.

Valentin haussa les épaules. Il ne lui était encore jamais venu à l’esprit que les Skandars puissent avoir des rêves ni, à plus forte raison, que ces rêves puissent les tourmenter. Mais ils étaient, bien entendu, des citoyens à part entière de Majipoor et devaient en tant que tels avoir une vie onirique riche et pleine, comme tout le monde, avec des messages du Roi et de la Dame et d’épisodiques intrusions d’esprits de moindre envergure et leur moi remontant des profondeurs, tout comme les humains ou, Valentin le supposait, les Hjorts, les Vroons et les Lii. Pourtant, c’était curieux. Zalzan Kavol dissimulait si soigneusement toute émotion, il se montrait si peu désireux de laisser les autres lire ce qu’il y avait en lui, à part son âpreté au gain, son impatience et son irascibilité, que Valentin trouva étrange qu’il reconnût être préoccupé par un rêve.

Il se demanda si les Métamorphes avaient des rêves remplis de signification, s’ils recevaient des messages et tout le reste.

La répétition se déroula de manière satisfaisante. Après quoi, les jongleurs firent un dîner léger avec des fruits et des baies que Lisamon Hultin avait cueillis dans la forêt, qu’ils arrosèrent avec le reste du vin qu’ils avaient apporté de Khyntor. Des feux de joie flambaient maintenant dans de nombreuses rues d’Ilirivoyne et la musique discordante des différents orchestres créait un étrange semblant d’harmonie. Valentin avait présumé que le spectacle aurait lieu sur la place, mais non, des Métamorphes revêtus de ce qui pouvait être des costumes sacerdotaux arrivèrent à la tombée de la nuit pour les escorter jusqu’à une partie entièrement différente de la ville, un espace en ovale beaucoup plus vaste où les attendaient déjà des centaines, voire des milliers de spectateurs. Zalzan Kavol et ses frères reconnurent soigneusement le terrain, – à la recherche de trous ou d’aspérités risquant de les gêner dans leurs évolutions. Habituellement, Sleet prenait part à cette opération, mais Valentin remarqua tout à coup qu’il avait disparu quelque part entre la roulotte et le lieu de la représentation. Était-il arrivé à bout de patience et s’était-il lancé dans quelque entreprise téméraire ? Valentin était sur le point de partir à sa recherche quand le petit jongleur réapparut, la respiration légèrement précipitée, comme quelqu’un qui vient de courir.

— Je suis allé sur la place, dit-il à voix basse. Les cages sont encore empilées. Mais la plupart des gardes doivent être partis danser. J’ai pu échanger quelques mots avec le prisonnier avant d’être chassé.

— Et alors ?

— Il m’a dit qu’il devait être sacrifié à minuit à la Fontaine, exactement comme dans mon rêve. Et demain soir, ce sera notre tour.

— Quoi ?

— Je le jure sur la Dame, dit Sleet dont le regard était comme une vrille. C’est après vous avoir prêté serment d’allégeance que je suis venu ici, monseigneur. Vous m’aviez assuré que je ne courais aucun danger.

— Tes craintes me paraissaient irraisonnées.

— Et maintenant ?

— Je commence à changer d’opinion, répondit Valentin. Mais nous quitterons Ilirivoyne sains et saufs, cela je te le promets. Je parlerai à Zalzan Kavol après le spectacle, dès que j’aurai eu l’occasion d’en discuter avec Deliamber.

— Je préférerais reprendre la route le plus tôt possible.

— Ce soir, les Métamorphes sont occupés à festoyer et à faire des libations. Si nous attendons, notre départ aura de meilleures chances de passer inaperçu et les Métamorphes seront moins aptes à nous poursuivre, si telle est leur intention. En outre, t’imagines-tu que Zalzan Kavol accepterait d’annuler une représentation sur de simples rumeurs de danger ? Nous présenterons notre numéro, puis nous commencerons à nous replier. Qu’en dis-tu ?

— Je suis tout à vous, monseigneur, répondit Sleet.

14

Ce fut une représentation éblouissante, et nul ne se montra en meilleure forme que Sleet qui fit son numéro de jonglerie les yeux bandés sans commettre la moindre erreur. Les Skandars échangèrent des torches enflammées avec une vertigineuse désinvolture, Carabella exécuta mille cabrioles sur son globe roulant, Valentin jongla en dansant, en sautillant, en s’agenouillant et en courant. Les Métamorphes étaient assis autour d’eux en cercles concentriques, parlant peu, n’applaudissant jamais, les observant dans l’obscurité chargée de brume avec une concentration d’une insondable intensité.

Il était ardu de se produire devant un tel public, pire qu’une répétition, car alors le public n’existe pas, mais là, il y avait des milliers de spectateurs qui n’apportaient rien aux jongleurs : public austère, d’une immobilité de statue, comme les enfants l’avaient été, ne manifestant ni approbation ni désapprobation, mais ce qu’il fallait bien interpréter comme de l’indifférence. Malgré cela, les jongleurs présentaient des exercices de plus en plus merveilleux et audacieux, mais pendant plus d’une heure ils ne suscitèrent aucune réaction.

Et puis, stupéfaits, ils virent les Métamorphes commencer un numéro de jonglerie à leur manière, simulant comme dans un rêve fantastique ce que les jongleurs venaient de faire devant eux.

Par groupes de deux ou trois, ils émergèrent de l’obscurité et prirent position au centre du cercle, à quelques mètres seulement des jongleurs. Ce faisant, ils changèrent rapidement de forme, si bien que six d’entre eux ressemblaient maintenant aux Skandars massifs et velus, que l’un était petit et souple, tout à fait comme Carabella, qu’un autre avait le corps trapu de Sleet et que le dernier, grand et blond, était l’image de Valentin. Il n’y avait aucune espièglerie dans cette appropriation du corps des jongleurs. Valentin n’y vit qu’une dérision de mauvais augure et une menace explicite, et lorsqu’il regarda du côté des membres de la troupe qui ne jonglaient pas, il vit Autifon Deliamber tortillant ses tentacules avec inquiétude, Vinorkis le visage assombri et Lisamon Hultin se balançant d’un pied sur l’autre comme pour se préparer au combat.

Zalzan Kavol semblait déconcerté par la tournure que prenaient les événements.

— Continuez, ordonna-t-il avec rudesse. Nous sommes ici pour leur présenter un spectacle.

— Je pense, dit Valentin, que nous sommes ici pour les distraire, mais pas nécessairement en tant qu’artistes.

— Qu’importe, nous sommes des artistes et nous continuerons à présenter notre spectacle.

Il donna un signal et commença à échanger avec ses frères une multitude d’objets pointus et dangereux. Sleet, après un moment d’hésitation, ramassa une poignée de massues et commença à les lancer en cascade, imité bientôt par Carabella. Valentin avait les mains gelées… Il ne les sentait aucunement disposées à jongler.

À côté d’eux, les neuf Métamorphes s’étaient mis à leur tour à jongler.

Mais ce n’était qu’une jonglerie factice, une illusion de jonglerie, sans technique véritable ni adresse. Rien d’autre qu’un simulacre. Ils tenaient dans leurs mains des fruits noirs à la peau rêche, des morceaux de bois et autres objets communs, et ils se les lançaient d’une main à l’autre en une enfantine parodie de jonglerie, ratant même de temps à autre ces réceptions élémentaires et se baissant vivement pour ramasser ce qu’ils avaient laissé tomber. Ce spectacle enflamma le public beaucoup plus que ne l’avaient fait les prouesses des vrais jongleurs. Les Métamorphes émettaient une sorte de bourdonnement – était-ce leur manière d’applaudir ? – se balançaient en cadence et frappaient des mains sur leurs genoux, et Valentin vit que certains d’entre eux se transformaient au petit bonheur, prenant curieusement des formes successives, humains, Hjorts ou Su-Suheris selon l’inspiration du moment, ou bien prenant pour modèle Carabella, Deliamber ou les Skandars. Il vit à un moment six ou sept Valentin dans les rangs les plus proches de lui.

Continuer à jongler au milieu de tant de distractions était rien de moins qu’impossible, mais les jongleurs s’opiniâtrèrent farouchement dans leurs exercices avec de médiocres résultats, laissant tomber des massues, sautant des temps, rompant des enchaînements depuis longtemps familiers. L’intensité du bourdonnement des Métamorphes s’amplifia.

— Oh, regardez, regardez ! s’écria soudain Carabella. Elle gesticulait en direction des neuf faux jongleurs et montrait du doigt celui qui représentait Valentin. Valentin eut un haut-le-corps.

Ce que le Métamorphe était en train de faire dépassait l’entendement et le frappa de terreur et de stupeur. Car le Métamorphe avait commencé à osciller entre deux formes. L’une était l’image de Valentin, le grand jeune homme aux cheveux dorés, aux larges épaules et aux mains fortes. Et l’autre était l’image de lord Valentin le Coronal. La métamorphose était presque instantanée, comme le clignotement d’une lumière. À un moment, Valentin avait son double devant les yeux, et l’instant d’après, il y avait à sa place le Coronal à la barbe noire et au regard farouche, l’incarnation de la puissance et de la majesté, qui disparaissait à son tour pour être remplacé par le simple jongleur. Le bourdonnement de la foule s’intensifia encore : le numéro lui plaisait. Valentin… Lord Valentin… Valentin… Lord Valentin…

Le regard fixé sur le Métamorphe, Valentin sentit un filet de sueur glacée descendre le long de son échine, son cuir chevelu le picoter et ses jambes flageoler. Il n’y avait pas à se tromper sur le sens de cette étrange pantomime. S’il avait jamais espéré quelque confirmation de tout ce qui avait bouillonné en lui ces dernières semaines, depuis Pidruid, il la recevait maintenant. Mais ici ? Dans cette ville au cœur de la forêt, au milieu de cette peuplade aborigène ? Il regardait l’imitation de son propre visage. Il regardait le visage du Coronal. Les huit autres jongleurs bondissaient et faisaient des cabrioles en exécutant une danse cauchemardesque, levant haut les jambes et martelant le sol, les faux bras des Skandars s’agitant en l’air et frappant les côtes des faux Skandars, les faux cheveux de Sleet et de Carabella flottant dans le vent de la nuit, alors que le faux Valentin demeurait immobile, ses deux visages se succédant en alternance. Et tout à coup, ce fut terminé. Neuf Métamorphes étaient debout au centre du cercle, les bras tendus vers le public, pendant que le reste des Piurivars s’était levé et exécutait la même danse échevelée.

La représentation était finie. Dansant toujours, la foule des Métamorphes s’enfonça dans la nuit, vers les cabanes et les jeux de leur festival.

Valentin, abasourdi, se retourna lentement et vit l’étonnement peint sur les visages figés de ses compagnons. Zalzan Kavol avait la mâchoire pendante et les bras ballants. Ses frères s’étaient agglutinés derrière lui, les yeux écarquillés de surprise et de crainte. Sleet était affreusement pâle, au contraire de Carabella qui avait les joues empourprées et l’air fébrile. Valentin tendit la main vers eux. Zalzan Kavol s’avança d’une démarche chancelante, hébété, manquant de se prendre les pieds l’un dans l’autre. Le Skandar géant s’arrêta à quelques mètres de Valentin. Il cligna les yeux, passa la langue sur ses lèvres et semblait avoir toutes les peines du monde à faire fonctionner ses cordes vocales.

Lorsqu’il y parvint enfin, ce fut un ridicule filet de voix qui sortit de sa bouche :

— Monseigneur…

Zalzan Kavol d’abord puis ses cinq frères mirent maladroitement et en hésitant un genou en terre. De ses mains tremblantes, Zalzan Kavol fit le symbole de la constellation ; ses frères l’imitèrent. Sleet, Carabella, Vinorkis, Deliamber, tous s’agenouillèrent à tour de rôle. Shanamir, l’air effrayé et dérouté, fixait Valentin, bouche bée. La surprise semblait le paralyser. Lentement il ploya le genou à son tour.

— Êtes-vous tous devenus fous ? s’écria Lisamon Hultin.

— À genoux et rendez hommage ! lui ordonna Sleet d’une voix rauque. Vous l’avez vu comme nous, femme ! C’est le Coronal ! À genoux et rendez hommage !

— Le Coronal ? répéta-t-elle, toute confuse.

Valentin étendit les bras sur tous ses compagnons en un geste qui se voulait autant un réconfort qu’une bénédiction… Ils avaient peur de lui et de ce qui venait d’arriver. Il partageait leurs sentiments, mais sa crainte était en train de se dissiper rapidement et à sa place venaient force, conviction et confiance. Le ciel même semblait lui crier : Tu es lord Valentin, qui fut Coronal sur le Mont du Château, et le Château redeviendra tien si tu te bats pour le reconquérir. Il se sentait tout entier imprégné par le pouvoir, s’attachant à cette charge impériale, qu’il avait détenu. Et même là, dans cet arrière-pays pluvieux et reculé, dans ce village aborigène aux constructions primitives, le corps encore couvert de la sueur du jongleur, dans ses vêtements communs d’étoffe grossière, Valentin se sentait redevenu ce qu’il était naguère, et même s’il ne comprenait pas de quelle manière on avait agi sur lui pour le transformer en ce qu’il était, il ne remettait plus en question la réalité des messages qu’il avait reçus en rêve. Et c’est sans nulle honte, ni fausseté, ni sentiment de culpabilité qu’il recevait l’hommage de ses compagnons éberlués.

— Debout, dit-il doucement. Tous. Relevez-vous. Il nous faut partir d’ici. Shanamir, rassemble les montures. Zalzan Kavol, préparez la roulotte. Puis, s’adressant à Sleet, il ajouta :

— Il faut des armes pour tout le monde. Des lanceurs d’énergie pour ceux qui savent s’en servir, des poignards de jongleurs pour les autres. Occupe-t’en.

— Monseigneur, commença Zalzan Kavol avec difficulté, il y a dans tout cela comme un parfum de rêve. Dire que pendant toutes ces semaines j’ai voyagé en compagnie du… que j’ai traité avec rudesse le… que je me suis querellé avec le…

— Plus tard, dit Valentin. Nous n’avons pas le temps de discuter de cela maintenant.

Il se tourna vers Lisamon Hultin qui paraissait en proie à un débat intérieur, remuant les lèvres, gesticulant, se donnant à elle-même des explications, essayant d’y voir clair dans tous ces événements déroutants. D’une voix forte et paisible, Valentin lui dit :

— Vous n’avez été engagée que pour nous escorter jusqu’à Ilirivoyne. J’ai besoin de vous pour nous prêter main-forte pendant notre fuite. Acceptez-vous de nous accompagner jusqu’à Ni-moya et après ?

— Ils ont fait le symbole de la constellation devant vous, fit-elle, l’air perplexe. Ils se sont tous agenouillés. Et les Métamorphes… ils…

— J’étais effectivement lord Valentin du Mont du Château. Acceptez-le. Croyez-le. Le royaume est tombé dans des mains dangereuses. Restez à mes côtés, Lisamon, pendant que je poursuis mon voyage vers l’est pour rétablir l’ordre.

Elle couvrit sa bouche de son énorme main et le regarda avec stupéfaction.

Puis elle commença à ployer le genou, mais il secoua la tête et la prit par le coude pour la relever.

— Venez, dit-il. Cela n’a pas d’importance maintenant. Partons d’ici !

Ils rassemblèrent leur matériel et s’élancèrent en courant dans l’obscurité pour rejoindre la roulotte, de l’autre côté de la ville. Shanamir et Carabella étaient déjà partis et ils couraient loin devant. Les Skandars avaient formé une lourde phalange et le sol tremblait sous leurs pas. Valentin ne les avait jamais vus se déplacer aussi vite. Il les suivait de près, accompagné de Sleet. Vinorkis, avec ses pieds plats, luttait pour ne pas se faire distancer. Lisamon Hultin fermait la marche. Elle avait délicatement cueilli Deliamber et portait le petit magicien perché dans le creux de son bras gauche. De la main droite, elle tenait son sabre sorti du fourreau.

Alors qu’ils approchaient de la roulotte, Sleet demanda à Valentin :

— Allons-nous libérer le prisonnier ?

— Oui.

Il fit un signe à Lisamon Hultin. Elle déposa Deliamber et suivit Valentin.

Sleet en tête, ils coururent vers la place. Au grand soulagement de Valentin, elle était presque vide et il n’y avait qu’une poignée de Piurivars qui montaient la garde. Les douze cages étaient encore empilées à l’extrémité opposée, quatre par terre, puis une rangée de quatre, trois au-dessus et celle qui contenait l’étranger à la peau bleue perchée tout au sommet. Avant que les gardes aient eu le temps de réagir, Lisamon Hultin avait fondu sur eux et, les prenant deux par deux, elle les projetait en l’air à travers la place.

— Ne les tuez pas ! lui cria Valentin.

Sleet, avec une agilité de singe, était en train de se hisser sur l’empilement de cages. Il atteignit le sommet et commença à couper les épais brins d’osier qui maintenaient la cage fermée. Il les tailladait à petits coups de poignard pendant que Valentin les tenait tendus. En quelques instants, le dernier rameau fut rompu et Valentin souleva la porte.

L’étranger sortit à quatre pattes, étira ses membres ankylosés et jeta un regard interrogateur à ses sauveurs.

— Venez avec nous, dit Valentin. Notre roulotte est là-bas derrière, de l’autre côté de la place. Vous comprenez ?

— Oui, je comprends, répondit l’étranger.

Il avait une voix rauque, profonde et résonnante qui détachait nettement les syllabes. Sans ajouter un mot, il se laissa glisser le long des cages des frères de la forêt jusqu’à terre où Lisamon Hultin, qui en avait fini avec les gardes métamorphes, était en train de les disposer en un petit tas bien propre.

Impulsivement, Valentin commença à couper les liens d’osier de la cage de frères de la forêt la plus proche de lui. Les petites mains agiles des créatures se tendirent à travers les barreaux et soulevèrent le loquet, et ils sortirent. Valentin passa à la cage suivante alors que Sleet était déjà descendu.

— Un instant, cria Valentin. Notre travail n’est pas tout à fait terminé.

Sleet sortit son poignard et se mit à l’œuvre. En quelques instants, toutes les cages étaient ouvertes et les frères de la forêt s’enfonçaient par douzaines dans la nuit.

Pendant qu’ils regagnaient la roulotte en courant, Sleet demanda :

— Pourquoi as-tu fait cela ?

— Pourquoi pas ? fit Valentin. Ils ont envie de vivre aussi.

Shanamir et les Skandars tenaient la roulotte prête à partir, les montures étaient attelées et les rotors tournaient. Lisamon Hultin fut la dernière à monter. Elle claqua la porte derrière elle et cria à Zalzan Kavol de démarrer, ce qu’il fit immédiatement.

Mais ce fut juste à temps, car une demi-douzaine de Métamorphes apparurent et se lancèrent dans une course éperdue derrière eux en hurlant et gesticulant. Zalzan Kavol accéléra et petit à petit les poursuivants se firent distancer, et ils les perdirent de vue quand la roulotte s’engagea dans l’obscurité profonde de la jungle.

Sleet regardait derrière avec inquiétude.

— Croyez-vous qu’ils nous suivent encore ?

— Ils ne peuvent pas soutenir notre allure, répondit Lisamon Hultin. Et ils ne se déplacent qu’à pied. Nous nous en sommes sortis sains et saufs.

— Vous êtes sûre ? demanda Sleet. Et s’il existe un raccourci qui leur permette de nous rattraper ?

— Nous nous préoccuperons de cela quand le besoin s’en fera sentir, dit Carabella. La roulotte va vite.

Elle frissonna.

— Et j’espère ne pas revoir Ilirivoyne de sitôt.

Le silence tomba. La roulotte glissait rapidement de l’avant.

Valentin était assis légèrement à l’écart des autres. C’était inévitable, et pourtant cela le désolait, car il était encore plus Valentin que lord Valentin et il était à la fois étrange et désagréable de s’élever au-dessus de ses amis. Mais il n’y avait pas moyen d’échapper à cette situation. Carabella et Sleet, ayant eu connaissance dans le privé de son identité, s’en étaient accommodés chacun à sa manière ; Deliamber, qui avait su la vérité avant Valentin lui-même, n’en avait jamais été effrayé outre mesure ; mais les autres, quelques soupçons qu’ils aient pu avoir que Valentin était bien plus qu’un baladin sans souci, étaient frappés de stupeur par la divulgation de son rang par le biais de la grotesque pantomime des Métamorphes. Ils le dévisageaient, ils restaient sans voix, assis dans des postures pleines de raideur et sans naturel, comme s’ils avaient craint de se laisser aller en présence d’un Coronal. Mais comment devait-on se conduire en présence d’une Puissance de Majipoor ? Ils ne pouvaient tout de même pas rester assis en faisant continuellement le symbole de la constellation. D’ailleurs ce geste paraissait absurde à Valentin, écarter ridiculement les doigts et rien d’autre : le sentiment croissant qu’il avait de sa propre importance ne semblait guère encore impliquer une quelconque vanité.

L’étranger se présenta. Il se nommait Khun et venait de Kianimot, une étoile relativement proche de Majipoor. Il semblait être d’un naturel plutôt sombre et renfermé avec, aux tréfonds de son être, une amertume et un désespoir très marqués, qui faisaient partie intégrante de lui-même et s’exprimaient, selon Valentin, dans la minceur des lèvres, les inflexions de la voix et surtout l’étrange intensité de son œil pourpre et hagard. Valentin reconnut qu’il était certes possible qu’il projetât ses propres notions humaines de l’expression sur cet être d’un autre monde, et il se pouvait fort bien que Khun fût, pour les habitants de Kianimot, un individu d’une jovialité et d’une affabilité peu communes. Mais Valentin en doutait.

Khun était arrivé sur Majipoor deux ans auparavant, pour un voyage d’affaires qu’il préféra ne pas préciser.

Ce fut, dit-il avec amertume, la plus grosse erreur de sa vie, car au contact de Majipooriens menant joyeuse vie, il avait dilapidé sa fortune, il s’était imprudemment embarqué dans un voyage sur Zimroel, ignorant qu’il n’y avait pas sur ce continent de cosmodrome d’où il aurait pu regagner sa planète natale, et encore plus inconsidérément, il s’était aventuré en territoire piurivar, où il s’imaginait pouvoir se rattraper de ses pertes par quelque négoce avec les Métamorphes. Mais au lieu de cela, ils s’étaient emparés de lui et l’avaient jeté dans une cage, le retenant prisonnier pendant plusieurs semaines et le destinant à la Fontaine la nuit marquant l’apogée de leur festival.

— Ce qui aurait peut-être été préférable, dit-il. Un jet violent, et c’en aurait été fini de cette vie sans feu ni lieu. Je suis las de Majipoor. Si je suis destiné à mourir sur votre planète, je crois que je préfère que cela arrive bientôt.

— Excusez-nous de vous avoir délivré, fit sèchement Carabella.

— Non. Non. Je n’ai nulle intention d’être ingrat envers vous. Seulement…

Khun s’interrompit.

— J’ai eu bien des malheurs sur votre planète. Comme j’en avais eu sur Kianimot. Y a-t-il un endroit dans tout l’univers où la vie ne soit pas synonyme de souffrance ?

— Cela a vraiment été si terrible ? demanda Carabella. Nous trouvons la vie supportable ici. Le pire lui-même est supportable, si on le compare à la mort.

Elle éclata de rire.

— Êtes-vous toujours aussi sinistre ?

— Si vous êtes heureux, répondit l’étranger avec un haussement d’épaules, je vous admire et vous envie. Je trouve l’existence pénible et la vie dénuée de sens. Mais ce sont de bien sombres pensées pour quelqu’un qui vient de retrouver la liberté. Je vous remercie pour votre aide. Qui êtes-vous et quelle témérité vous a poussés à Piurifayne, et où allez-vous maintenant ?

— Nous sommes des jongleurs, répondit Valentin en jetant aux autres un regard vif. Nous sommes venus dans cette province parce que nous pensions y trouver du travail. Si nous réussissons à sortir d’ici sans encombre, nous nous dirigerons vers Ni-moya et descendrons le fleuve jusqu’à Piliplok.

— Et de là ?

Valentin fit un geste vague de la main.

— Certains d’entre nous feront le pèlerinage de l’Île du Sommeil. Vous savez ce que c’est ? Et les autres… j’ignore où ils iront.

— Je dois regagner Alhanroel, dit Khun. Mon seul espoir consiste à rentrer chez moi, ce qui est impossible à partir de ce continent. À Piliplok, je trouverai peut-être un moyen pour traverser la mer. Puis-je vous accompagner jusque-là ?

— Bien entendu.

— Je n’ai pas d’argent.

— Nous voyons bien, dit Valentin. Peu importe.

La roulotte filait à travers la nuit. Personne ne dormait sinon par petits sommes. Une pluie fine avait recommencé à tomber. Dans l’obscurité de la forêt, le danger pouvait surgir de partout, mais il était paradoxalement réconfortant de ne rien distinguer et la roulotte poursuivait sa route sans rencontrer d’obstacle.

Environ une heure plus tard, Valentin leva les yeux et découvrit Vinorkis, debout devant lui, la bouche grande ouverte comme un poisson hors de l’eau, tremblant sous l’effet de ce qui devait être une insupportable tension.

— Monseigneur ? fit-il d’une voix à peine audible. Valentin fit un signe de la tête au Hjort.

— Vous tremblez, Vinorkis.

— Monseigneur… comment m’y prendre pour vous dire cela ? J’ai une terrible confession à vous faire…

Sleet ouvrit les yeux et lui lança un regard noir. Valentin lui fit signe de rester calme.

— Monseigneur… commença Vinorkis, mais la voix lui manqua.

Il reprit :

— Monseigneur, à Pidruid un homme est venu me voir et m’a dit : « Il y a un étranger, grand, aux cheveux blonds, dans une certaine auberge, et nous croyons qu’il a commis des crimes monstrueux. » Et cet homme me proposait une pleine bourse de couronnes si j’acceptais de surveiller étroitement l’étranger blond, de le suivre partout où il irait et de rapporter ses faits et gestes aux procureurs impériaux à intervalles réguliers.

— Un espion ! éructa Sleet, portant la main à son poignard.

— Qui était l’homme qui vous a engagé ? demanda Valentin d’un ton paisible.

— D’après la manière dont il était vêtu, répondit le Hjort en secouant la tête, c’était quelqu’un au service du Coronal. Il ne m’a pas dit son nom.

— Et vous avez fait ces rapports ? demanda Valentin.

— Oui, monseigneur, murmura Vinorkis, les yeux baissés. Dans chaque ville. Après quelque temps, j’ai eu de la peine à croire que vous puissiez être le criminel qu’on m’avait décrit, car vous aviez l’air doux et bon, mais j’avais accepté leur argent et à chaque nouveau rapport j’en recevais d’autre…

— Laissez-moi le tuer tout de suite, grommela Sleet d’une voix rauque.

— Il n’est pas question de le tuer, dit Valentin. Ni maintenant ni plus tard.

— Il est dangereux, monseigneur !

— Plus maintenant.

— Je n’ai jamais eu confiance en lui, dit Sleet. Pas plus que Carabella ou Deliamber. Mais pas uniquement parce qu’il était un Hjort. Il avait des manières cauteleuses et quelque chose de sournois et de fuyant. Toutes ces questions qu’il posait, toujours à essayer de nous tirer les vers du nez…

— Je vous demande pardon, fit Vinorkis. Je n’avais pas la moindre idée de l’identité de l’homme que je trahissais, monseigneur.

— Vous croyez cela ? rugit Sleet.

— Oui, répondit Valentin. Pourquoi pas ? Il ne savait pas plus qui j’étais… que je ne le savais moi-même. On lui a demandé de suivre un homme blond et d’apporter des renseignements au gouvernement. Où est le mal ? Il servait son Coronal, ou croyait le servir. Ton poignard ne doit pas être le salaire de sa loyauté, Sleet.

— Vous êtes parfois naïf, monseigneur, dit Sleet.

— Tu as peut-être raison. Mais pas cette fois. Nous avons beaucoup à gagner en pardonnant à Vinorkis et absolument rien en le tuant.

Se tournant vers le Hjort, Valentin lui dit :

— Je vous accorde mon pardon, Vinorkis. Je vous demande seulement de vous montrer aussi loyal envers le véritable Coronal que vous l’avez été envers le faux.

— Je vous en fais le serment, monseigneur.

— Parfait. Allez prendre un peu de repos maintenant et soyez sans crainte.

Vinorkis fit le symbole de la constellation et se retira, allant s’installer au milieu du compartiment entre deux Skandars.

— C’est bien imprudent, monseigneur, dit Sleet. Et s’il continue à vous espionner ?

— Dans cette jungle ? À qui enverrait-il ses messages ?

— Et quand nous quitterons la jungle ?

— Je pense que l’on peut lui faire confiance, répondit Valentin. Je sais que sa confession peut n’avoir été que double jeu de sa part, destiné à endormir nos soupçons. Je ne suis pas aussi naïf que tu l’imagines, Sleet. Je te charge de le tenir à l’œil dès que nous retrouverons la civilisation… on ne sait jamais. Mais je pense que tu t’apercevras que son repentir est sincère. Et à mon service, il pourrait se montrer fort utile.

— Utile, monseigneur ?

— Un espion peut nous mener à d’autres espions. Et il y aura d’autres espions, Sleet. Peut-être demanderons-nous à Vinorkis de maintenir ses contacts avec les agents impériaux, hein ?

— Je vois ce que vous voulez dire, monseigneur, fit Sleet avec un clin d’œil complice.

Valentin lui sourit et ils se turent.

Oui, se dit Valentin, l’horreur et le remords de Vinorkis étaient sincères. Et ils lui avaient appris bien des choses qu’il désirait savoir ; car si le Coronal avait consenti à débourser de fortes sommes pour faire suivre un saltimbanque insignifiant de Pidruid à Ilirivoyne, dans quelle mesure ce saltimbanque pouvait-il réellement être insignifiant ? Valentin sentit un étrange picotement lui parcourir la peau. Plus que tout le reste, la confession de Vinorkis était la confirmation de tout ce que Valentin avait découvert à propos de lui-même. Nul doute que, si la technique utilisée pour le dépouiller de son corps était nouvelle et relativement peu éprouvée, les conspirateurs n’aient eu aucune certitude quant à la permanence de l’effacement du passé et qu’ils n’aient répugné à laisser le Coronal proscrit errer par monts et par vaux en liberté et sans surveillance. Ils l’avaient donc fait accompagner d’un espion et il y en avait probablement d’autres rôdant à proximité. Et la menace planait de rapides mesures préventives si l’usurpateur apprenait que Valentin commençait à retrouver la mémoire. Il se demanda avec quelle attention les forces impériales le surveillaient et à quel moment de son voyage vers Alhanroel elles choisiraient de l’intercepter.

Et la roulotte avançait dans la nuit noire. Deliamber et Lisamon Hultin conféraient interminablement avec Zalzan Kavol sur l’itinéraire à suivre. La seconde agglomération métamorphe d’importance, Avendroyne, était située quelque part au sud-est d’Ilirivoyne, dans un défilé entre deux hautes montagnes, et il semblait probable que la route qu’ils suivaient allait les y mener. Foncer tête baissée dans une autre ville métamorphe ne semblait, naturellement, guère prudent. La nouvelle de la libération du prisonnier et de la fuite de la roulotte avait déjà dû se répandre. Et pourtant, il y avait encore plus grand péril à tenter de repartir en direction de la Fontaine de Piurifayne.

Valentin, que le sommeil fuyait, repassa une centaine de fois dans son esprit la pantomime métamorphe. Certes, cela avait une qualité onirique, mais aucun rêve n’avait cette immédiateté. Il avait été assez près pour toucher son sosie métamorphe ; il avait vu, sans que le doute soit permis, les changements de traits, le passage du blond au brun, et du brun au blond. Les Métamorphes connaissaient la vérité, beaucoup mieux que lui-même. Étaient-ils capables de lire dans les âmes, comme le faisait parfois Deliamber ? Et qu’avaient-ils ressenti en sachant qu’ils avaient parmi eux un Coronal déchu ? Aucune crainte, assurément : les Coronals ne représentaient rien pour eux, tout au plus des symboles de leur propre défaite des milliers d’années plus tôt. Il avait dû leur paraître follement drôle de voir un successeur de lord Stiamot lancer des massues pour leur festival et les amuser avec des tours et des danses ridicules, loin des splendeurs du Mont du Château, un Coronal dans la boue de leur village de bois. Que tout cela est étrange, se dit-il. Que tout cela ressemble à un rêve…

15

À l’approche de l’aube, d’énormes montagnes aux sommets arrondis commencèrent à devenir visibles, séparées par un défilé. Avendroyne ne devait pas être loin. Zalzan Kavol, avec une déférence dont il n’avait jamais fait montre jusqu’alors, vint à l’arrière pour consulter Valentin sur la stratégie à adopter. Rester cachés dans les bois toute la journée et attendre la tombée de la nuit pour essayer de traverser Avendroyne ? Ou bien tenter de forcer le passage de jour ?

Valentin n’avait plus l’habitude du commandement. Il réfléchit quelques instants, essayant de se donner un air avisé et clairvoyant.

— Si nous avançons de jour, dit-il finalement, nous nous ferons remarquer. D’autre part, si nous perdons toute la journée à rester cachés ici, nous leur laissons plus de temps pour nous tendre des pièges.

— Ce soir, fit remarquer Sleet, est encore un soir de fête à Ilirivoyne, et il en est probablement de même ici. Nous pourrions essayer de nous faufiler en profitant des réjouissances. Mais pendant la journée nous n’avons aucune chance.

— Je suis d’accord avec lui, dit Lisamon Hultin.

— Carabella ? demanda Valentin en tournant la tête.

— Si nous attendons, nous laissons à ceux d’Ilirivoyne le temps de nous rattraper. À mon avis, il faut continuer.

— Deliamber ?

Le Vroon mit délicatement en contact l’extrémité de ses tentacules.

— En avant. Dépassons Avendroyne et obliquons en direction de Verf. Il y aura sûrement à partir d’Avendroyne une seconde route menant à la Fontaine.

— Oui, dit Valentin.

Il se tourna vers Zalzan Kavol.

— Je partage l’avis de Deliamber et Carabella. Quelle est votre opinion ?

— Ce que je voudrais, répondit le Skandar, le visage sombre, c’est que le sorcier fasse voler cette roulotte et qu’elle nous transporte pendant la nuit jusqu’à Ni-moya. À défaut de cela, je propose de continuer sans perdre de temps.

— Ainsi ferons-nous, dit Valentin, comme s’il avait pris la décision tout seul. Et quand nous approcherons d’Avendroyne, nous enverrons des éclaireurs pour trouver une route qui contourne la ville.

Ils poursuivirent leur chemin, redoublant d’attention alors que l’aube commençait à poindre. La pluie tombait toujours par intermittence, mais lorsqu’elle reprit, il ne s’agissait plus d’un petit crachin, mais d’une averse presque tropicale dont les grosses gouttes s’écrasaient avec un bruit fracassant sur le toit de la roulotte. Pour Valentin, cette pluie était la bienvenue : peut-être obligerait-elle les Métamorphes à rester à l’abri pendant leur traversée de la ville. Ils approchaient des faubourgs, maintenant, et des huttes en osier se disséminaient au bord de la route qui bifurquait de plus en plus souvent. Deliamber devinait la bonne direction à chaque embranchement jusqu’à ce que finalement ils aient acquis la certitude d’être à proximité d’Avendroyne. Lisamon Hultin et Sleet partirent en éclaireurs et revinrent une heure plus tard, porteurs de bonnes nouvelles : l’une des deux routes qui s’ouvraient devant eux menait au cœur d’Avendroyne où les préparatifs du festival battaient leur plein, et l’autre obliquait vers le nord-est, contournant toute la ville et traversant une zone de cultures sur les pentes de la montagne.

Ils prirent la route du nord-est et dépassèrent sans encombre la région d’Avendroyne.

En fin d’après-midi, ils sortirent du défilé et s’engagèrent dans une vaste plaine couverte de forêts, battue par la pluie et sombre, qui marquait la limite orientale du territoire métamorphe. Zalzan Kavol conduisait la roulotte avec une sorte d’acharnement, ne faisant halte que lorsque Shanamir insistait pour que les montures prennent un peu de repos et de fourrage. Elles avaient beau être virtuellement infatigables et d’origine synthétique, elles n’en étaient pas moins vivantes et avaient besoin, de temps à autre, de se reposer. Le Skandar cédait à contrecœur ; il semblait possédé par une nécessité désespérée de mettre la plus grande distance possible entre Piurifayne et lui.

À l’heure du crépuscule, alors qu’ils traversaient un terrain raboteux et accidenté, les ennuis commencèrent soudain.

Valentin voyageait dans le compartiment central en compagnie de Deliamber et de Carabella ; la plupart des autres dormaient, et Heitrag Kavol et Gibor Haern occupaient le siège du conducteur. De l’avant leur parvint un long craquement sinistre et le bruit retentissant d’un écroulement, et quelques secondes plus tard, la roulotte s’arrêtait en cahotant.

— Un arbre abattu par la tempête ! cria Heitrag Kavol. La route est bloquée devant nous !

Zalzan Kavol se répandit en jurons et tira sur la manche de Lisamon Hultin pour la réveiller. Devant la roulotte, Valentin ne voyait qu’une masse verte, toute la cime de quelque géant de la forêt qui obstruait la route. Cela risquait de prendre des heures, voire des jours pour la dégager. Les Skandars, épaulant leurs lanceurs d’énergie, sortirent pour constater les dégâts. Valentin les suivit. La nuit tombait rapidement. Le vent soufflait par rafales qui leur projetaient presque horizontalement la pluie sur le visage.

— Mettons-nous au travail, grommela Zalzan Kavol en secouant la tête de contrariété. Thelkar ! Tu commences à couper à partir d’ici ! Rovorn ! Tu t’occupes des grosses branches latérales ! Erfon…

— Il serait peut-être plus rapide, suggéra Valentin, de faire demi-tour et de se mettre à la recherche d’un autre embranchement de la route.

La suggestion laissa Zalzan Kavol tout pantois, comme si, en cent ans de vie, le Skandar n’eût pas été capable de concevoir cette idée. Il la rumina pendant un moment.

— Oui, fit-il finalement. Il y a du vrai là-dedans. Si nous…

Et un second arbre, encore plus imposant que le premier, s’abattit à cent mètres derrière eux. La roulotte était prise au piège.

Valentin fut le premier à comprendre ce qui devait être en train de se passer.

— Tout le monde dans la roulotte ! C’est une embuscade ! Il se précipita vers la porte restée ouverte. Trop tard. De la forêt qui s’assombrissait, jaillit un flot de Métamorphes, une vingtaine ou plus, qui surgirent silencieusement au milieu d’eux. Zalzan Kavol laissa échapper un terrible cri de rage et ouvrit le feu avec son lanceur d’énergie ; la langue de feu projetait une étrange lueur lavande sur le bas-côté de la route et deux Métamorphes tombèrent, le corps hideusement calciné. Mais au même instant, Heitrag Kavol émit un gargouillement étranglé et s’écroula, une lame lui ayant transpercé le cou, et Thelkar tomba aussi, les mains crispées sur un autre poignard fiché dans sa poitrine.

Soudain l’arrière de la roulotte s’enflamma. Ceux qui étaient à l’intérieur sortirent en se bousculant, Lisamon Hultin ouvrant la marche en brandissant son sabre à vibrations. Valentin se trouva attaqué par un Métamorphe ayant revêtu son propre visage. Il repoussa la créature d’un coup de pied, pivota sur ses talons et en pourfendit un second à l’aide du couteau qui était sa seule arme. Qu’il était étrange de blesser quelqu’un. Avec une singulière fascination, il observa le liquide bronze qui commençait à couler. Mais le Métamorphe Valentin revint à l’attaque et lança ses griffes en avant, cherchant les yeux. Valentin esquiva, se retourna et porta un coup de couteau. La lame s’enfonça profondément et le Métamorphe recula en titubant, se tenant la poitrine. Valentin se mit à trembler, mais cela ne dura qu’un instant. Il se tourna pour affronter le suivant.

Le fait de se battre et de tuer était une expérience nouvelle pour lui, qui lui serrait le cœur. Mais faire preuve de clémence maintenant équivalait à s’exposer à une mort rapide. Il frappait d’estoc et de taille. Il entendit, venant de derrière lui, la voix de Carabella qui lui demandait :

— Comment t’en sors-tu ?

— Je… tiens… bon… grogna-t-il en réponse.

Zalzan Kavol, voyant sa superbe roulotte en feu, saisit en hurlant un Métamorphe par la taille et le précipita dans le brasier ; deux autres se ruèrent sur lui, mais un autre Skandar les arrêta au passage et les cassa comme des fétus de paille avec ses deux paires de mains. Dans cette furieuse mêlée, Valentin aperçut Carabella luttant corps à corps avec un Métamorphe et le plaquant au sol grâce à la puissance des muscles de ses avant-bras que des années de jonglerie avaient développés. Et Sleet, férocement vindicatif, en écrasait un autre à coups de botte avec une joie sauvage. Mais la roulotte était la proie des flammes. La roulotte brûlait. Les bois étaient remplis de Métamorphes, la nuit tombait rapidement, il pleuvait à verse, et la roulotte brûlait.

Comme la chaleur du feu augmentait, le centre de la bataille se déplaça du bas-côté à la forêt, et la confusion atteignit son comble, car dans l’obscurité il était difficile de distinguer les amis des ennemis. Les perpétuels changements de formes des Métamorphes ne faisaient que compliquer les choses, bien que dans la frénésie du combat ils fussent incapables de conserver longtemps leur nouvelle apparence, et ce qui semblait être Sleet, Shanamir ou Zalzan Kavol reprenait rapidement sa forme première…

Valentin se battait avec sauvagerie. Il était ruisselant de sa propre sueur et du sang des Métamorphes, et son cœur lui martelait douloureusement la poitrine à cause de sa débauche d’efforts. Essoufflé, haletant, sans un instant de tranquillité, il se frayait un chemin à travers les rangs ennemis avec une ardeur qui l’étonnait lui-même, sans jamais s’arrêter pour prendre une seconde de repos. De taille et d’estoc. D’estoc et de taille. Les Métamorphes n’avaient que des armes primitives, et bien qu’ils aient été des douzaines, leurs rangs s’éclaircissaient rapidement. Lisamon Hultin faisait un carnage avec son sabre à vibrations qu’elle brandissait en le tenant à deux mains, élaguant les arbres autant qu’elle sectionnait les membres des Métamorphes. Les Skandars survivants, tirant furieusement tout autour d’eux, avaient mis le feu à une demi-douzaine d’arbres et jonché le sol de corps de Métamorphes. Sleet estropiait et massacrait à tour de bras comme s’il s’imaginait pouvoir en quelques folles minutes se venger de toute la douleur qu’il avait éprouvée et dont il rendait les Métamorphes responsables. Khun et Vinorkis se battaient également en déployant une énergie farouche. Et aussi brusquement qu’elle avait commencé, l’embuscade fut terminée.

À la lumière des arbres en flammes, Valentin voyait le sol couvert de Métamorphes. Deux Skandars morts gisaient parmi eux. Lisamon Hultin avait une blessure sanglante mais peu profonde à une cuisse ; Sleet avait eu la moitié de son pourpoint arrachée et avait reçu plusieurs estafilades superficielles ; Shanamir avait des marques de griffes qui lui traversaient la joue ; Valentin, lui aussi, ne souffrait que de légères égratignures et la fatigue lui alourdissait les bras, mais il n’était pas blessé. Deliamber… tiens, où était passé Deliamber ? Nulle part il n’y avait trace du Vroon. Valentin se tourna vers Carabella et lui demanda d’une voix où perçait l’angoisse :

— Le Vroon est-il resté dans la roulotte ?

— J’ai cru que nous étions tous sortis quand elle s’est enflammée.

Valentin fronça les sourcils. Les seuls bruits qui troublaient le silence de la forêt étaient les sifflements et les craquements du feu et le crépitement régulier et moqueur de la pluie.

— Deliamber ! appela Valentin. Deliamber, où êtes-vous ?

— Ici, répondit une voix aiguë venant d’en haut.

Valentin leva les yeux et vit le magicien juché sur une énorme branche, à cinq mètres au-dessus du sol.

— La guerre n’est pas un art dans lequel j’excelle, expliqua le Vroon d’un ton imperturbable.

Puis il se suspendit à sa branche et se laissa tomber dans les bras de Lisamon Hultin.

— Que faisons-nous, maintenant ? demanda Carabella.

Valentin réalisa que c’était à lui qu’elle posait la question. C’était lui qui commandait. Zalzan Kavol, agenouillé près des corps de ses frères, semblait pétrifié par leur mort et par la perte de sa précieuse roulotte.

— Nous n’avons pas le choix, dit Valentin. Il nous faut couper à travers la forêt. Si nous essayons de suivre la route principale, nous allons rencontrer d’autres Métamorphes. Shanamir, où en sont les montures ?

— Mortes, répondit le garçon, avec des sanglots dans la voix. Toutes. Les Métamorphes…

— Eh bien, nous irons à pied. La marche sous la pluie risque d’être longue et pénible. Deliamber, à quelle distance croyez-vous que nous soyons de la Steiche ?

— À quelques jours de marche, je présume. Mais nous n’avons aucune notion de la direction à prendre.

— Suivons la pente du terrain, proposa Sleet. La rivière ne peut pas être plus haut que nous. Si nous continuons à nous diriger vers l’est, nous ne pouvons la manquer.

— À moins qu’une montagne ne se dresse sur notre chemin, fit remarquer Deliamber.

— Nous trouverons cette rivière, dit Valentin d’une voix ferme. La Steiche se jette dans le Zimr à Ni-moya, c’est bien cela ?

— Oui, répondit Deliamber, mais son cours est impétueux.

— C’est un risque à courir. Je suppose qu’un radeau sera ce qu’il y a de plus rapide à construire. Allons-y. Si nous restons ici plus longtemps, ils vont lancer une nouvelle attaque.

Il n’y avait rien à récupérer dans la roulotte, ni vêtements, ni nourriture, ni objets personnels, ni leur matériel de jonglerie – tout avait brûlé, ils avaient tout perdu, sauf ce qu’ils avaient sur eux lorsqu’ils étaient sortis à la rencontre de leurs assaillants. Pour Valentin, la perte n’était pas grave, mais pour certains des autres, les Skandars en particulier, elle était considérable. La roulotte avait longtemps été leur foyer.

Il fut difficile d’arracher Zalzan Kavol de sa place. Il était prostré et paraissait incapable d’abandonner les corps de ses frères et la carcasse encore fumante de sa roulotte. Avec douceur, Valentin le força à se relever.

— Quelques-uns des Métamorphes, dit-il, avaient fort bien pu sortir vivants de la bataille et pouvaient bientôt revenir avec des renforts ; il était périlleux de rester ici.

Ils creusèrent rapidement des tombes peu profondes dans le sol meuble de la forêt et y ensevelirent Thelkar et Heitrag Kavol. Après quoi, sous une pluie battante et à la nuit tombante, ils se mirent en route en espérant que la direction qu’ils suivaient était celle de l’est.

Ils marchèrent pendant plus d’une heure, jusqu’à ce que l’obscurité devienne trop profonde pour distinguer quoi que ce fût. Ils s’entassèrent misérablement pour la nuit, dégoulinants de pluie, se serrant les uns contre les autres en attendant l’aube. Dès potron-minet, ils se levèrent, raides et frigorifiés, et commencèrent à se frayer un chemin à travers l’enchevêtrement de la végétation. La pluie avait enfin cessé. La forêt commençait à s’éclaircir et ils ne rencontraient plus guère d’obstacles, excepté, de temps à autre, un cours d’eau rapide qu’il leur fallait traverser précautionneusement à gué. Lors d’un de ces passages, Carabella perdit l’équilibre et fut repêchée par Lisamon Hultin ; à un autre, ce fut Shanamir qui fut emporté par le courant et Khun qui le retira de l’eau. Ils marchèrent jusqu’à midi, puis firent halte pendant une ou deux heures, déjeunant avec frugalité de racines crues et de baies. Puis ils reprirent leur route jusqu’à la tombée de la nuit.

Et ils vécurent pendant deux autres jours de la même façon. Le troisième jour, ils arrivèrent devant un groupe de dwikkas, huit arbres gigantesques et trapus dont les monstrueux fruits renflés pendaient aux branches.

— De la nourriture ! hurla Zalzan Kavol.

— De la nourriture sacrée pour les frères de la forêt, lui dit Lisamon Hultin. Faites attention !

Le Skandar affamé était pourtant sur le point de couper la tige d’un des énormes fruits quand Valentin fit sèchement :

— Non ! Je vous l’interdis !

Zalzan Kavol le fixa d’un air incrédule. Pendant un instant, ses vieilles habitudes de commandement s’affirmèrent et il regarda Valentin comme s’il était prêt à le frapper. Mais il réussit à se contrôler.

— Regardez, dit Valentin.

Des frères de la forêt sortaient de derrière chaque arbre. Ils étaient armés de leurs sarbacanes. Voyant les fragiles créatures simiesques les encercler, Valentin, accablé de fatigue, en vint presque à souhaiter qu’ils en finissent vite. Mais cela ne dura qu’un moment. Il reprit ses esprits et s’adressa à Lisamon Hultin.

— Demandez-leur s’ils peuvent nous procurer de la nourriture et des guides jusqu’à la Steiche. S’ils demandent à être payés, nous pourrons jongler pour eux avec des pierres ou des morceaux de fruits, je suppose.

La guerrière, qui mesurait le double des frères de la forêt, s’avança au milieu d’eux et parlementa un long moment. Quand elle revint, elle souriait.

— Ils sont au courant que nous sommes ceux qui ont libéré leurs frères à Ilirivoyne !

— Alors nous sommes sauvés ! s’écria Shanamir.

— Les nouvelles vont vite dans cette forêt, dit Valentin.

— Nous sommes leurs hôtes, reprit Lisamon Hultin. Ils vont nous nourrir et nous guider.

Ce soir-là, les voyageurs firent un repas plantureux, avec des fruits du dwikka et autres délices de la forêt et, pour la première fois depuis l’embuscade, des rires s’élevèrent parmi eux. Après le dîner, les frères de la forêt exécutèrent une danse en leur honneur, des sortes de cabrioles simiesques et, pour ne pas demeurer en reste, Sleet, Carabella et Valentin exécutèrent un numéro de jonglerie impromptu en utilisant des objets ramassés dans la forêt. Après quoi, Valentin dormit d’un sommeil profond et réparateur. Il rêva qu’il était capable de voler et il se vit prendre son essor et s’élever jusqu’au sommet du Mont du Château.

Le lendemain matin, un groupe de frères de la forêt jacasseurs les conduisit jusqu’à la Steiche, à trois heures de marche des dwikkas, où ils leur souhaitèrent bon voyage avec force gazouillements.

À la vue de la rivière, ils se sentirent tout dégrisés. Elle était large, même si elle était loin d’atteindre les dimensions imposantes du Zimr, et coulait vers le nord à une vitesse stupéfiante, avec une telle force qu’elle s’était creusé un lit profond bordé en de nombreux endroits par de hautes parois rocheuses. Çà et là d’affreux écueils apparaissaient à fleur d’eau et, en aval, Valentin distinguait les tourbillons blanchâtres des rapides.

La construction des radeaux leur prit une journée et demie. Ils abattirent les jeunes arbres élancés qui poussaient près de la berge, les ébranchèrent et les dégauchirent à l’aide de leurs poignards et de pierres tranchantes, et les assemblèrent avec des lianes. Le résultat manquait certes d’élégance, mais les radeaux, bien que rudimentaires, inspiraient relativement confiance. Il y en avait trois en tout – un pour les quatre Skandars, un pour Khun, Vinorkis, Lisamon Hultin et Sleet, et le dernier occupé par Valentin, Carabella, Shanamir et Deliamber.

— Nous serons probablement séparés en descendant la rivière, dit Sleet. Il vaudrait mieux se donner rendez-vous à Ni-moya.

— La Steiche et le Zimr se rencontrent à un endroit appelé Nissimorn, dit Deliamber. Il y a une grande plage de sable. Donnons-nous rendez-vous à la plage de Nissimorn.

— À la plage de Nissimorn, d’accord, dit Valentin.

Il trancha la corde qui retenait son radeau à la rive et ils furent emportés par le courant.

La première journée s’écoula sans incident ; il y avait des rapides, mais aucun de très dangereux et ils les traversèrent sans difficulté en s’aidant de la gaffe. Carabella se montra très habile à gouverner le radeau et elle le manœuvrait adroitement autour des rares écueils.

Au bout d’un certain temps, les radeaux se séparèrent, celui de Valentin prenant rapidement de l’avance sur les deux autres sous l’action des courants. Le matin venu, il attendit, espérant que les autres le rattraperaient. Mais ne voyant aucun signe d’eux, il décida finalement de repartir.

Et ils continuèrent, se laissant la plupart du temps entraîner par le courant, avec, de temps à autre, des moments d’anxiété lorsque l’eau blanchissait devant eux. L’après-midi du second jour, le cours de la rivière commença à devenir plus agité. Le terrain semblait descendre à mesure que le Zimr s’approchait et la rivière suivait cette inclinaison, plongeant par à-coups. Valentin commençait à craindre de trouver des chutes d’eau en aval. Et ils n’avaient pas de carte, ni aucune notion des dangers qu’ils pouvaient rencontrer ; ils prenaient les choses comme elles venaient. Il n’avait plus qu’à s’en remettre à la chance pour que cette rivière impétueuse les déposât en sécurité à Ni-moya.

Et après ? Descendre le fleuve jusqu’à Piliplok et s’embarquer sur un bateau de pèlerins pour l’Île du Sommeil, obtenir une entrevue avec la Dame, sa mère, et après ? Et après ? Comment pouvait-il revendiquer le trône du Coronal alors que son visage n’était pas le visage de lord Valentin, le souverain légitime ? De quel droit, en vertu de quelle autorité ? Cela semblait à Valentin une impossible quête. Il ferait mieux de rester ici dans la forêt, à régner sur sa petite troupe. Eux, au moins, l’acceptaient volontiers pour ce qu’il croyait être ; mais dans ce monde peuplé de milliards d’inconnus, dans ce vaste empire aux cités géantes qui s’étendait au-delà de la ligne de l’horizon, comment, mais comment pourrait-il jamais réussir à convaincre les sceptiques que lui, Valentin le jongleur, était… ?

Non. Toutes ces idées étaient insensées. Jamais encore, depuis qu’il était apparu, amputé de sa mémoire et de son passé, sur l’escarpement surplombant Pidruid, il n’avait ressenti le besoin de régner sur les autres ; et s’il en était arrivé à commander sa petite troupe, c’était plus par un don naturel et par la carence de Zalzan Kavol que par désir manifeste de sa part. Et pourtant, c’était lui qui détenait l’autorité, aussi fragile et hésitante fût-elle. Et il en serait ainsi tant qu’ils iraient de l’avant sur Majipoor. Il allait avancer pas à pas et faire ce qui lui paraîtrait juste et approprié, et peut-être la Dame le guiderait-elle, et si le Divin le voulait, il réintégrerait un jour le Château, mais si cela n’entrait pas dans ses grands desseins, il saurait également l’accepter. Il n’y avait rien à craindre. Les événements allaient sereinement suivre leur cours, comme ils l’avaient fait depuis Pidruid. Et…

Valentin ! hurla Carabella.

D’énormes dents rocheuses semblaient émerger de la rivière. Partout autour d’eux, des blocs de pierre et de monstrueux tourbillons blancs, et juste devant, une terrifiante rupture de pente, un endroit où la Steiche se jetait dans le vide et dégringolait en rugissant une suite de niveaux jusqu’à la vallée, loin en contrebas. Valentin s’agrippa à sa gaffe, mais elle ne pouvait plus lui être d’aucune utilité. Elle se bloqua entre deux écueils et fut arrachée à son étreinte. Quelques instants plus tard, il y eut un affreux craquement alors que le frêle radeau, heurté par des rochers immergés et dévié de sa course, se disloquait. Valentin fut projeté dans le courant glacé et entraîné comme un bouchon. Il réussit pendant quelques secondes à agripper Carabella par le poignet, mais le courant la détacha de lui et, alors qu’il tendait désespérément la main pour la retenir, il fut submergé par le flot tumultueux et attiré vers le fond. Haletant et suffoquant, Valentin se débattit pour sortir la tête de l’eau. Quand il y parvint, le courant l’avait déjà entraîné au loin. Nulle part il n’y avait trace de l’épave du radeau.

— Carabella ? cria-t-il. Shanamir ? Deliamber ? Ohé ! Ohé !

Il hurla jusqu’à ce que sa voix fût cassée, mais le mugissement des rapides couvrait tellement ses cris qu’il pouvait à peine les entendre lui-même. Une affreuse sensation de peine et de perte lui engourdissait l’esprit. Avaient-ils donc tous disparu ? Ses amis, sa bien-aimée Carabella, le madré petit Vroon, ce jeune effronté de Shanamir, tous engloutis en un instant ? Non, non. C’était impensable. C’était une douleur bien plus aiguë que cette histoire, encore irréelle à ses yeux, de Coronal dépossédé de son Château. Quelle importance cela avait-il ? D’un côté, des êtres de chair et de sang et qui lui étaient chers ; de l’autre, rien qu’un titre et le pouvoir. Ballotté par les flots, il ne cessait de crier leurs noms :

Carabella ! Shanamir !

Valentin s’accrochait aux rochers, essayant de ralentir l’inéluctable chute, mais il se trouvait maintenant au cœur des rapides, secoué et meurtri par le courant et les pierres du lit de la rivière. Étourdi, épuisé, à demi paralysé par la douleur, Valentin abandonna la lutte et se laissa entraîner, tournoyant, montant et descendant comme un ludion. Il ramena ses genoux contre sa poitrine et se couvrit la tête de ses bras, essayant ainsi de réduire la surface de son corps entrant en contact avec les rochers. La force de la rivière était terrifiante. Ainsi voilà la fin, se dit-il, la fin de la grande aventure de Valentin de Majipoor, naguère Coronal, ancien jongleur itinérant, réduit en miettes par les forces impersonnelles et insoucieuses de la nature. Il recommanda son âme à la Dame, qu’il croyait être sa mère, prit une grande gorgée d’air, fit une culbute et s’enfonça, de plus en plus profondément, heurta quelque chose avec une violence terrible, se dit que ce devait être la fin, mais ce n’était pas encore la fin, car il heurta encore quelque chose et le choc sur ses côtes lui causa une douleur atroce, vidant ses poumons de l’air qu’ils contenaient, et il dut perdre conscience pendant quelque temps, car la douleur disparut. Il se retrouva allongé sur une plage de galets, le long d’un bras secondaire de la rivière. Il avait l’impression d’avoir été agité pendant des heures dans un cornet à des géants avant d’être jeté au hasard, comme un objet de rebut, inutile. Tout son corps n’était que souffrance. Dès qu’il respirait, il sentait ses poumons gorgés d’eau. Il tremblait et avait la chair de poule. Et il était seul, sous un ciel vaste et sans nuages, à la lisière de quelque inconnu. La civilisation était devant lui, à une distance indéterminée, et tous ses amis s’étaient peut-être fracassés contre les rochers.

Mais il était vivant. Cela au moins ne faisait aucun doute. Seul, meurtri, désemparé, accablé de chagrin, perdu… mais vivant. Ainsi l’aventure n’était pas encore terminée. Lentement, avec une peine infinie, Valentin s’arracha au ressac, tituba jusqu’à la berge, s’allongea précautionneusement sur un grand rocher plat, ôta ses vêtements de ses doigts gourds et s’offrit à la chaleur bienfaisante du soleil. Il regardait vers la rivière, espérant voir Carabella arriver à la nage ou Shanamir avec le magicien perché sur l’épaule. Personne. Mais cela ne signifie pas qu’ils sont morts, se dit-il. Peut-être ont-ils été rejetés sur une autre grève. Je vais me reposer un peu ici, décida Valentin, puis je partirai à la recherche des autres et alors, avec ou sans eux, je me remettrai en route, vers Ni-moya, vers Piliplok, vers l’Île du Sommeil, j’irai de l’avant, toujours de l’avant, jusqu’au Mont du Château ou quoi que ce soit d’autre que le destin me réserve. De l’avant. Toujours de l’avant.

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