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Le festin avait eu lieu à point nommé : deux jours plus tard, banqueter et se réjouir aurait été hors de question.

Quarante-huit heures après la mort de la clotho, Burl et ses compagnons avaient en effet touché le fond du désespoir – émotion que les autres habitants de la planète oubliée étaient trop stupides pour éprouver.

Dans un univers désolé, la seule supériorité des hommes sur les insectes résidait peut-être dans cette faculté de comprendre qu’il y avait danger – et de discerner d’où il venait.

C’était la nuit. L’obscurité régnait sur les basses terres et sur la maigre centaine de kilomètres carrés que les amis de Burl connaissaient. Car la planète avait beau posséder des continents, la tribu n’avait guère exploré plus que la superficie d’un canton. Elle avait beau être dotée d’océans, les hommes n’avaient jamais côtoyé que des ruisseaux. Quoi d’extraordinaire à cela ? Qui donc, après avoir trouvé un abri sûr, aurait été assez fou pour le quitter ? Qui encore, ayant son content de nourriture, aurait eu la démence de gagner des régions où, peut-être, il ne poussait rien ?

Burl était l’exception. Lui seul avait voyagé – bien contre son gré, d’ailleurs – vers des contrées lointaines. Lui seul était en mesure d’évaluer dans toute son ampleur l’étendue du nouveau péril qui les menaçait.

Ce danger, contre lequel il ne semblait pas exister de remède, c’était l’explosion des lycoperdons rouges.

Bien sûr, il ne s’agissait là que d’un phénomène saisonnier. L’époque de maturation terminée, la mort rouge s’endormirait d’elle-même jusqu’à l’année suivante. Mais cela, personne ne pouvait le deviner.

Seul de sa tribu, Burl ne dormait pas. Enveloppé de sa magnifique cape de velours, sa lance à portée de la main, ses antennes de papillon sur la tête, il veillait au milieu de ses congénères qui s’agitaient dans un sommeil hanté de cauchemars. Du plafond de nuages bas, l’habituelle pluie nocturne tombait en gouttes paresseuses.

La nuit était peuplée de bruits divers : lourds battements d’ailes des phalènes, vrombissement sourd des hannetons, vacarme imbécile des sauterelles apparemment désireuses de rappeler leur existence à leurs prédateurs, crissements joyeux des blattes occupées à gambader dans les bosquets de champignons comestibles.

Rien ne semblait avoir changé sur la planète oubliée. Il est vrai que, la nuit, les lycoperdons n’explosaient pas. Mais demain, dès l’aube…

Burl se révoltait à l’idée de l’inéluctable. Il avait récemment éprouvé de trop grandes satisfactions pour être encore capable d’accepter placidement la fatalité.

Oui, mais que faire ? La veille, on avait vu jusqu’à cinq vesse-de-loup exploser à proximité, presque coup sur coup, projetant dans l’air ambiant leur panache de mort. Et les nouvelles s’étaient faites plus alarmantes au fur et à mesure que le temps passait.

Un gamin était accouru, hors d’haleine pour raconter comment il avait assisté à l’agonie d’une araignée chasseresse, asphyxiée par la poussière rouge. Lana était tombée par hasard sur un gigantesque hanneton-rhinocéros, le ventre en l’air, déjà dévoré par les fourmis. Un des hommes, qui s’était aventuré assez loin, avait vu périr dans la poussière rouge un papillon aux ailes d’une envergure de dix mètres. Cori, elle, s’était trouvée là au moment où un nuage rouge s’était posé lentement sur une colonne de fourmis-ouvrières. Elle avait assisté à leur mort.

Enroulé dans sa cape, les antennes phosphorescentes luisant faiblement au-dessus de sa tête, Burl se creusait les méninges, enrageant de ne pas trouver de solution au problème qu’il s’était juré de résoudre.

Sans s’en rendre compte, Burl avait endossé la charge de réfléchir pour toute la tribu. Il n’avait aucune raison de le faire. Mais c’était devenu naturel pour lui, maintenant qu’il avait appris à penser. Pourtant, ses efforts de réflexion étaient encore frustes et pénibles.

Soudain Saya s’éveilla en sursaut et regarda autour d’elle. Il n’y avait eu aucune alerte mais seulement les bruits nocturnes habituels : meurtre lointain et chants discordants. Saya se leva silencieusement. Ses longs cheveux flottaient autour d’elle. Les yeux ensommeillés, elle se rapprocha de Burl. Elle se laissa tomber sur le sol, tout contre lui. Bientôt sa tête s’inclina et reposa sur l’épaule de Burl. Elle dormait de nouveau.

Cet acte simple fut peut-être le catalyseur qui fournit à Burl la réponse à ses questions.

Quelques jours plus tôt, le jeune homme s’était rendu dans une région lointaine où la nourriture abondait. Sur le moment, il avait même formé le projet d’y emmener Saya. Les difficultés qu’il avait rencontrées sur le chemin du retour lui avaient fait perdre de vue cette idée. D’ailleurs, il s’en souvenait maintenant, il avait remarqué là-bas également la présence de lycoperdons rouges. Quoi qu’il en soit, le contact de la tête de Saya contre son épaule lui avait rappelé son plan initial. Et c’est alors qu’il eut un trait de génie.

Brusquement, il forma le projet de faire un voyage qui n’ait pas pour seul but la recherche de la nourriture. Jusque-là, les terres où vivait la tribu avaient été exemptes de lycoperdons. Il devait exister d’autres endroits où ne menaçait pas la mort rouge. On allait partir à la découverte de ces nouvelles régions. On irait loin, plus loin que jamais personne n’était allé.

Lorsque l’aube parut, Burl n’avait pas fermé l’œil. Il avait fait des plans. Il était tout, autorité et décision.

Appuyé sur sa lance, il dicta ses ordres. Il parla fermement, d’une voix forte. Ses compagnons timides lui obéirent docilement. Ils ne ressentaient encore aucun loyalisme à son égard. Ils n’avaient aucune confiance dans ses décisions. Mais ils commençaient à associer l’obéissance à des choses agréables. Et, avant tout, à la nourriture.

Avant que le jour ne se soit tout à fait levé, ils préparèrent des chargements de champignons comestibles et de viande de fourmi. Et la tribu prit la route. C’était une chose remarquable que des humains quittent leur cachette alors qu’ils avaient encore de quoi manger, mais Burl fut inflexible et menaçant.

Sur ses exhortations, trois hommes s’armèrent de lances. Burl persuada les deux autres de porter des gourdins.

Le ciel devint entièrement gris. La zone brillante et imprécise qui marquait la position du soleil prit forme. Naturellement, Burl n’avait pas de route déterminée. Il n’avait qu’un but : la sécurité. Lors de sa mésaventure sur la rivière, il avait été emporté vers le sud. Il élimina donc cette direction. Il aurait pu choisir l’est et trouver un océan. Ou bien il aurait pu opter pour le nord. Ce fut par pur hasard qu’il poussa sa tribu vers l’ouest.

Burl marchait avec assurance à travers le monde sinistre des basses terres, tenant sa lance prête à l’action. Vêtu comme il l’était, il formait un personnage à la fois vaillant et assez pathétique. Pour un jeune homme seul, même pour un jeune homme qui avait tué deux araignées, il n’était déjà pas très raisonnable de conduire une petite tribu d’êtres craintifs à travers un pays d’une férocité monstrueuse. Mais il était absurde de le faire en étant vêtu d’une cape d’aile de papillon et d’un pagne de fourrure de phalène, en portant de magnifiques plumes dorées sur la tête.

Pourtant, ce costume somptueux eut probablement un effet salutaire sur les compagnons de Burl. Il leur était impossible de se rassurer par leur nombre. Leur groupe comprenait une femme portant un bébé dans ses bras : Cori. Trois enfants de neuf à dix ans la suivaient. Ils étaient incapables de résister à l’instinct de jouer, même pendant un voyage aussi périlleux, et ils mangeaient presque tout le temps des morceaux de la nourriture qu’on les avait forcés à porter. Après, venait Dik, un adolescent dégingandé dont les yeux erraient anxieusement de tous côtés. Derrière lui, marchaient deux hommes : Dor, armé d’une courte lance, et Jak qui portait une massue, tous deux terriblement effrayés à l’idée de fuir des dangers connus pour aller vers d’autres dangers inconnus et par conséquent encore plus redoutables. Les autres traînaient derrière. Tet formait l’arrière-garde. Burl avait séparé les deux inséparables afin qu’ils puissent se rendre utiles. Ensemble, ils n’étaient bons à rien.

Le tout formait une bien pitoyable caravane, en vérité. Partout ailleurs, dans la galaxie, l’homme était l’espèce dominante. Il n’existait pas d’autre monde, d’un bout à l’autre de l’univers, où les hommes n’imposent pas leur arrogante dictature, pillant et massacrant au gré de leur fantaisie. Sur cette seule planète, les hommes fuyaient les dangers au lieu d’en anéantir l’origine. Sur cette seule planète, les hommes étaient pourchassés par des espèces inférieures. Et ici seulement pouvait être imaginée cette migration, à pied, d’êtres apeurés, hébétés, prêts à fuir à la seule vue de plus dangereux qu’eux-mêmes.

Ils cheminaient à l’aveuglette, s’écartant souvent de la ligne fixée. Une fois, Dik aperçut la trappe d’une mygale. La petite troupe s’arrêta en tremblant avant d’effectuer un large détour pour éviter le piège mortel. Une autre fois, ce fut la vue d’une énorme mante religieuse, à moins de six cents mètres, qui leur fit dévier leur chemin.

Aux environs de midi, leur route fut coupée. Un bruit suraigu se faisait entendre, droit devant eux. Burl s’arrêta, les traits crispés. Il s’agissait de stridulations, et non de hurlements d’insectes dévorés vivants. Il s’agissait – tout bonnement ! – du rassemblement de centaines de milliers de fourmis…

Burl partit en éclaireur. S’il le fit, ce ne fut pas par crainte qu’aucun de ses amis ne soit capable de revenir avec un rapport circonstancié au lieu de prendre ses jambes à son cou au moindre danger. Non. Ce fut, plus simplement, parce qu’il estima qu’un tel comportement l’aiderait à s’imposer comme chef incontesté de la tribu.

Le jeune homme escalada prudemment la pente d’une éminence d’où il comptait pouvoir découvrir la source du vacarme qui s’élevait de la plaine située en contrebas. Parvenu au sommet, il fit signe à la petite troupe de venir le rejoindre avant de s’absorber dans le spectacle extraordinaire qui se déroulait à ses pieds.

À des kilomètres à la ronde, la terre était noire de fourmis. Une bataille se déroulait, qui opposait deux fourmilières rivales. Se mordant à qui mieux mieux, les belligérantes se tordaient dans des étreintes folles, roulaient dans la poussière où elles étaient piétinées par des hordes venues en renfort se jeter dans un combat suicidaire. Il n’était, bien entendu, point fait de quartier.

L’air vibrait du vacarme de mandibules entrechoquées, de mâchoires entaillant des armures, tailladant des pattes, coupant des antennes. Certains insectes, amputés de la plupart de leurs membres, luttaient encore férocement, dans l’espoir dérisoire de tuer encore un ennemi avant de succomber. Des infirmes déchaînés, ayant perdu jusqu’à leur abdomen, trouvaient encore la force, véritables troncs ambulants, de défendre chèrement le peu de vie qui leur restait encore.

À droite et à gauche du champ de bataille, deux larges avenues menaient respectivement aux fourmilières antagonistes, invisibles de l’endroit où se trouvait Burl et sa tribu. La circulation y était intense, l’agitation, frénétique : des deux côtés, les renforts affluaient.

Comparées aux autres créatures peuplant ce monde de cauchemar, les fourmis étaient relativement petites, mais aucun scarabée géant n’aurait osé s’aventurer à leur couper la route, aucun carnivore ne se serait risqué à les choisir pour proie. Elles étaient redoutables – et redoutées. Burl et sa tribu étaient les seuls êtres vivants à demeurer si proches du théâtre des opérations – à une exception près.

Cette exception était, en l’occurrence, une autre troupe de fourmis, beaucoup moins considérable en nombre que les belligérantes – et d’un format beaucoup plus réduit. Alors que les combattantes mesuraient de trente à trente-cinq centimètres de long, ces guérilleros atteignaient à peine le tiers de cette taille. Elles rôdaient sur les flancs des armées en présence, non en tant qu’alliées de l’une ou l’autre des parties, mais pour leur propre compte. Se faufilant parmi les troupes de choc avec une agilité diabolique, elles profitaient de la confusion générale pour emporter les meilleurs morceaux des cadavres – quand elles n’achevaient pas les blessées les plus appétissantes.

Burl et sa suite furent contraints à un détour de près de quatre kilomètres pour éviter le champ de bataille proprement dit. Mais il leur fallut quand même traverser une des avenues – imprégnée d’acide formique – parcourues par les renforts.

Parvenir à se glisser entre deux corps d’armée ne fut pas une mince affaire. Burl pressa ensuite son petit monde afin de rattraper le temps perdu et de parcourir autant de kilomètres que possible avant la tombée de la nuit. Quoi qu’il en soit, ils n’entendirent plus jamais parler de la bataille, pas plus qu’ils ne surent pourquoi elle avait commencé. Pour une broutille, probablement. Deux fourmis appartenant à des cités rivales avaient fort bien pu, par exemple, se disputer un morceau de charogne quelconque. Quelques-unes de leurs congénères étaient venues à la rescousse. Et puis l’armée était intervenue. Une fois le combat engagé, plus personne ne se souvenait – ni ne se souciait – du motif de la bataille. On se battait, un point c’est tout. Et l’odeur particulière aux membres de chacune des deux fourmilières servait d’uniforme.

Burl et ses compagnons rencontrèrent de nombreux lycoperdons rouges ce jour-là. Plus d’une fois, ils dépassèrent des enveloppes parcheminées vidées de leurs spores. Plus souvent encore, ils eurent à éviter des vesses-de-loup presque mûres et qu’un simple effleurement aurait suffi à transformer en effroyables engins de mort.

Cette première nuit, ils la passèrent dissimulés dans un bosquet de champignons. Et, pour la première fois depuis soixante-douze heures, Burl dormit profondément. Ses récentes expériences lui avaient appris que les endroits inconnus n’offraient ni plus ni moins de dangers que les lieux familiers. Le reste de la tribu, en revanche, ne ferma pas l’œil de la nuit. Saya elle-même avait peur et, l’oreille tendue, étudiait tous les bruits de la nuit, tremblant de tous ses membres chaque fois qu’un crissement quelconque dominait le lent écrasement des gouttes de pluie sur le sol spongieux.

Le second jour de voyage ne fut guère différent du premier. Le jour suivant, ils parvinrent à une forêt de choux géants dont le moindre avait la taille d’une maison de trois étages. Peut-être un élément, dans la composition du sol, les favorisait-il ici au détriment des champignons. Quoi qu’il en fût, les végétaux monstrueux étaient le théâtre d’une vie animée. Des abeilles bourdonnaient tout en butinant les fleurs des cruciféracées ; d’énormes limaces pâturaient inlassablement les immenses feuilles vertes avant d’être elles-mêmes dévorées par leurs prédateurs ; et ces prédateurs eux-mêmes ne tardaient pas à devenir la proie d’autres prédateurs.

Un chou particulièrement gros se dressait quelque peu à l’écart, couvert de chenilles et de papillons. Après un soigneux examen de la situation, Burl mena à l’attaque Jon et Jak dont les dents s’entrechoquaient. Dans un élan magnifique, Dor livra bataille de son côté. Quand la tribu repartit, le ravitaillement en viande fraîche était assuré pour plusieurs jours, et tout le monde – même les enfants – était revêtu de pagnes de fourrure d’une incroyable somptuosité.

Mais les périls étaient encore ce qui manquait le moins. Le cinquième jour, Burl s’immobilisa brusquement. À moins de cent mètres, une monstrueuse tarentule velue, de l’espèce la plus dangereuse, était en train de dévorer un hanneton. Même après le long détour que Burl leur fit effectuer dans un silence absolu, les membres de la tribu tremblaient encore de frayeur rétrospective.

Mais toutes ces expériences commençaient à porter leurs fruits. Il était maintenant dans l’ordre des choses que Burl commande et que les autres obéissent. Il était devenu naturel de considérer que la possession de nourriture ne constituait pas une excuse suffisante pour se cacher jusqu’à l’épuisement complet des provisions. Progressivement, la tribu découvrait que le but de l’existence n’était pas de fuir aveuglément au moindre danger, mais de prévoir le danger en question et de réfléchir au meilleur moyen de l’éviter.

Des hommes venus d’autres planètes auraient sûrement été stupéfaits à la vue des gigantesques forêts de champignons dorés, des vastes plaines de moisissures multicolores parsemées de bosquets de mousses et de levures. Ils se seraient frotté les yeux et bouché les narines en passant au voisinage des mares putrides que longeait la caravane et à la surface desquelles des bulles monstrueuses venaient exploser, empuantissant l’atmosphère.

S’ils avaient été dotés d’armes aussi primitives que celles de Burl et de ses amis, sans doute se seraient-ils montrés aussi craintifs que ces derniers. De plus, leur totale ignorance du mode de vie des insectes les aurait plongés – eussent-ils même été convenablement armés – dans des dangers que la tribu avait depuis longtemps appris à craindre et à éviter.

Cette connaissance du milieu ambiant conférait aux membres de la tribu une supériorité écrasante.

Cependant, rien ne saurait être parfait dans le monde des hommes, quelle que soit la planète à laquelle ils appartiennent, et il arrivait encore que les amis de Burl, fatigués par le long voyage, renâclent et se plaignent à l’idée d’avancer encore et toujours.

Généralement, un geste du jeune homme vers l’arrière, désignant du pouce les nuages rouges montant des terres qu’ils avaient quittées, suffisait à calmer les esprits.

Ce jour-là, un incident dont les conséquences auraient pu être fatales vint prouver aux plus rétifs qu’il importait de continuer à avancer coûte que coûte.

Un enfant s’était écarté du groupe des aînés. Le sol sur lequel il marchait avait pris une teinte brunâtre. En effet, la poussière rouge virait au brun en se posant. Remuées par les pieds de l’enfant, les spores s’élevèrent de nouveau. Tout à coup, le petit garçon se mit à crier et à s’étrangler. Sa mère se précipita pour l’emporter.

Ainsi, pour s’être posée, la poussière rouge n’en était pas moins meurtrière. Si jamais une tempête se levait, les spores se répandraient jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucun être vivant qui ne fût en train d’étouffer, de se débattre et de mourir.

L’enfant ne mourut pas. Il souffrit terriblement. Il serait affaibli pendant longtemps. Afin de poursuivre le voyage, il faudrait désormais le porter à dos d’homme.

Quand la nuit commença à tomber, la tribu chercha une cache. Elle la trouva au pied d’une sorte de falaise argileuse en surplomb, qui avait autrefois servi de nid à des abeilles fouisseuses : un peu partout, des galeries s’enfonçaient dans la muraille. Dieu merci, elles étaient désertées depuis longtemps.

Tandis que Burl, dont c’était le tour, assurait la garde de l’abri et la protection des femmes et des enfants, Jon et Dor s’éloignèrent à la recherche de provisions fraîches.

Le jeune homme était d’une humeur massacrante. Il estimait que jouer les sentinelles était au-dessous de sa condition – même si c’était lui qui avait eu l’idée d’instituer ces tours de garde. De plus, la journée avait été frustrante à bien des égards. La tribu recommençait à se montrer rétive. Les femmes grommelaient, les hommes semblaient prêts à remettre son autorité en question… Dire qu’ils en arrivaient là ! Après tout ce qu’il avait fait pour eux !

Certains n’allaient-ils pas jusqu’à lui reprocher l’accident survenu au petit garçon qui gémissait maintenant dans les bras de sa mère ? Comme si, sans lui, ils ne seraient pas déjà tous morts depuis plusieurs jours déjà !

Tandis que Burl remâchait sa rancœur, des cris de triomphe éclatèrent à proximité. C’était Jon et Dor qui s’en revenaient, croulant sous leur cargaison de morceaux de champignons comestibles. Eux non plus, ils n’avaient plus peur ! Eux non plus, ils ne tremblaient plus à l’idée de laisser éclater leurs sentiments de triomphe ! Ils avaient trouvé de la nourriture et ils voulaient clamer ce haut fait à l’univers tout entier !

Et les femmes, toutes les femmes – Saya comprise –, se précipitaient à leur rencontre, et les accueillaient en poussant elles aussi des clameurs d’allégresse !

Décidément, Burl n’était plus le seul homme digne de ce nom sur la planète oubliée…

Ces cris de joie poussés par ses compagnons furent la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

Ah, c’était comme ça ? Ah, il n’était plus qu’un individu parmi les autres ? Eh bien, on allait voir !

Burl grinça des dents et résolut de faire quelque chose de si magnifique, de si colossal, de si totalement stupéfiant, qu’il ne pourrait être imité par personne d’autre. Sa pensée n’était pas très claire. Il voulait surtout qu’on l’admire de nouveau, qu’on lui obéisse. Il regardait furieusement autour de lui la nuit qui tombait, il cherchait un exploit, une action d’éclat à réaliser immédiatement, même dans l’obscurité.

Et il trouva.

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