5

Burl espérait beaucoup de son retour sensationnel dans sa tribu. Il s’attendait à ce qu’on l’admire. À ce qu’on le respecte. À ce que tout le monde constate qu’il était quelqu’un de remarquable.

Et c’est en fait ce qui se produisit. Pendant une bonne heure, toute la tribu resta groupée autour de lui tandis que le jeune homme à l’aide de son vocabulaire limité racontait ses exploits. Il retraça les aventures sans précédent qu’il avait vécues pendant les dernières quarante-huit heures. Il fut écouté attentivement et avec l’admiration béate qui convenait. La tribu était fière de Burl.

Ce fait lui-même constituait, pour ce groupe humain, un sérieux pas en avant. Jusqu’ici la conversation, sur la planète oubliée, s’était bornée à des espèces d’échanges d’adresses : il y avait les endroits où l’on pouvait trouver de la nourriture et il y avait les endroits dangereux. On se limitait strictement à des données pratiques. On s’aidait à trouver des provisions et à rester en vie. Les difficultés de l’existence étaient si grandes qu’en quelques générations les humains avaient complètement renoncé à des luxes tels que la gloire et la vantardise. Ils avaient oublié toutes traditions. Ils ignoraient l’art, même sous ses formes les plus primitives. De sorte qu’écouter un récit qui ne leur apportait ni nourriture ni diminution d’un danger constituait un progrès dans l’échelle culturelle.

Les congénères de Burl examinèrent en tremblant l’araignée morte. La bête était horrible. Ils ne la touchèrent pas. Personne ne considérait les araignées comme des aliments. Trop d’hommes leur avaient eux-mêmes servi de pâture.

Peu à peu, même l’horreur suscitée par la mygale s’estompa. Les jeunes enfants la contemplaient encore avec terreur. Mais les adultes finirent par ne plus y prêter attention. Seuls, les deux grands garçons essayèrent d’arracher une patte velue pour poursuivre et terrifier les plus jeunes. Ils n’y réussirent pas car ils n’eurent pas l’idée de la couper. Du reste, ils n’avaient pas d’outils pour couper.

Bientôt, les aventures de Burl perdirent de leur intérêt pour ses interlocuteurs. Le premier, le vieux Jon, à la respiration sifflante, partit à la recherche de vivres. Il fit un signe de main à Burl en passant.

Burl fut indigné, mais après tout il n’avait pas rapporté de nourriture et il fallait bien manger.

Tama s’en alla elle aussi en jacassant avec Lona, une adolescente qui l’aiderait à rapporter quelque chose de comestible. Dor, l’homme le plus fort de la tribu, alla reconnaître un endroit où il pensait trouver des champignons. Cori emmena ses enfants pour prospecter avec eux les alentours.

Une heure environ après son retour, l’auditoire de Burl s’était réduit à Saya. Une heure plus tard, les fourmis découvrirent l’araignée. Au bout de trois heures, il ne restait rien du trophée de Burl. Le jeune homme recommença dix fois son récit pour Saya. Mais les femmes de la tribu vinrent chercher la jeune fille. Celle-ci partit à son tour. Elle se retourna pour sourire à Burl. Elle allait aider les femmes à déterrer des champignons qui ressemblaient beaucoup à des truffes. Elle comptait certainement les partager avec son ami.

Enfin, au bout de cinq heures, la nuit tomba. Et personne n’était rentré.

Burl était dans une rage folle contre les gens de sa tribu. Ils avaient sans doute décidé de changer d’abri pour la nuit et personne n’avait songé à indiquer à Burl la nouvelle cachette. Maintenant il faisait noir. Et même si Saya avait envie de venir chercher le jeune homme, elle n’oserait pas le faire.

Pendant les heures obscures, tandis que la pluie tombait du ciel en grosses gouttes paresseuses, Burl rumina sa colère. Cette émotion était d’ailleurs chose salutaire pour le membre d’une race devenue craintive et sournoise. Tout en rageant, le jeune homme élabora un nouveau plan. Il fallait contraindre ses compagnons à lui fournir encore la sensation délicieuse d’être admiré et respecté.

L’endroit que Burl avait choisi pour dormir n’était pas confortable. D’abord, il n’était pas étanche. L’eau ruissela sur le jeune homme pendant plusieurs heures et il s’aperçut que sa cape multicolore ne l’abritait pas de la pluie et même l’empêchait de sécher comme il l’aurait fait s’il était resté nu. Enfin, il s’endormit. Lorsqu’il se réveilla, il se sentit singulièrement reposé. Et, pour un sauvage, il était en outre anormalement propre.

Burl s’était éveillé avant l’aube. Il avait la tête pleine de projets. Le ciel devint gris, puis presque blanc. La brume s’éclaircit dans la forêt de champignons. La pluie lente cessa comme à regret.

Quand le jeune homme jeta un coup d’œil au dehors, il se rendit compte que l’univers dans lequel il vivait était toujours aussi délirant qu’à l’accoutumée. Les derniers nocturnes avaient regagné leurs cachettes. Les diurnes commençaient à se montrer.

Non loin de l’anfractuosité de rocher où il s’était abrité, s’élevait une gigantesque fourmilière, faite non pas de sable et de brindilles, mais de gravier et de galets. Burl remarqua un léger mouvement à sa surface. Quelques pierres roulèrent, dégageant un orifice. Une paire d’antennes jaillit à l’air libre. Elles disparurent pour ressortir aussitôt. L’orifice s’élargit jusqu’à devenir une ouverture de dimensions convenables. Et une fourmi sortit. C’était une sentinelle, qui se tint un moment d’un air farouche devant l’entrée, agitant ses antennes, s’efforçant de détecter la présence d’un danger éventuel menaçant la métropole dont elle assurait la garde.

Elle mesurait trente-cinq centimètres, cette sentinelle, et ses mandibules étaient impressionnantes. Deux autres soldats sortirent à leur tour, qui se mirent à arpenter la fourmilière, balayant l’air de leurs antennes.

Leur mission achevée, les deux éclaireurs revinrent conférer avec la sentinelle avant de regagner l’intérieur de la fourmilière en manifestant une satisfaction évidente. Le rapport qu’elles transmirent à leurs supérieurs devait être favorable car, quelques minutes plus tard, un flot d’ouvrières sortirent de la cité pour aller vaquer à leur tâche.

Dans la fourmilière, le dur labeur quotidien avait commencé. Greniers à grains, silos à provisions diverses, réfectoires, pouponnières, tout grouillait d’activité. Dans ses appartements privés, la reine elle-même, entourée de sa cour au grand complet, ne chômait guère : toutes les deux ou trois minutes, elle pondait un œuf de sept centimètres que des ouvrières zélées transportaient immédiatement dans la pouponnière municipale. C’était cet accroissement constant de la population qui rendait cette agitation frénétique à la fois possible et indispensable.

Burl sortit de sa cachette et étala sa cape sur le sol. Au bout d’un moment, il sentit que quelque chose la tiraillait. Une fourmi était en train d’en déchirer un morceau. Burl, furieux, tua la fourmi et battit en retraite. Deux fois, au cours de la demi-heure qui suivit, il dut partir précipitamment pour éviter les fourmis fourrageuses. Elles ne l’attaquaient pas directement. Mais elles convoitaient le tissu de ses vêtements.

Cet agacement que Burl aurait accepté sans y penser deux jours plus tôt ajouta encore à son indignation contre l’univers en général. Il était de très mauvaise humeur lorsqu’il retrouva le vieux Jon qui cherchait des champignons comestibles dans un fourré d’amanites vénéneuses.

Burl intima au vieux l’ordre de le suivre. Les moustaches broussailleuses de Jon se hérissèrent tandis qu’il demeurait bouche bée de stupeur. Les compagnons de Burl étaient si loin de constituer une véritable tribu que le fait de donner un ordre était sans précédent. Sur la planète oubliée, il n’existait aucune organisation sociale. Personne ne faisait usage d’autorité.

Cependant, Jon suivit Burl. Il chemina près de lui dans la brume matinale. Burl vit remuer quelque chose dans les champignons et poussa un cri impérieux. C’était encore une action consternante. Jamais un être humain n’attirait l’attention sur lui. Pourtant, Burl alla chercher Dor, l’homme le plus fort de la tribu, et l’entraîna. Ensuite, il réquisitionna Jak. Quant à Tet et Dik, les jeunes garçons, ils accoururent d’eux-mêmes pour voir ce qui se passait.

Burl emmena tout son monde plus loin. À quatre cents mètres de là, ils découvrirent une grosse carapace vide qui, la veille, avait été un hanneton-rhinocéros. Aujourd’hui, c’était un amas de débris chitineux. Burl s’arrêta, le sourcil froncé. Il montra à son escorte tremblante la manière de s’armer. Dor ramassa la corne du hanneton avec hésitation. Burl lui expliqua comment s’en servir. Il apprit aux autres à utiliser des morceaux de pattes en guise de massue. Ils en firent l’essai sans conviction. En cas de danger, ils avaient l’intention de se fier à leurs jambes et à leur art du camouflage.

Burl grogna encore contre ses congénères et les entraîna plus loin. Ce déploiement d’autorité les étonna tellement qu’ils obéirent.

Quand la petite troupe fut parvenue à un groupe de champignons dorés particulièrement attrayants, il y eut une tentative de révolte. Le vieux Jon voulait se servir, puis se retirer dans une cachette jusqu’à ce qu’il ait épuisé ses réserves. Mais Burl se fit franchement menaçant et on le suivit sans entrain.

Le groupe arriva en haut d’une côte. Ils y trouvèrent une nouvelle espèce de lycoperdons. Ces cryptogames, d’un rouge cuivré, commençaient à pousser sous terre puis rejetaient le sol au-dessus d’eux en se développant. Leur enveloppe parcheminée semblait gonflée et tendue. Burl et ses compagnons n’avaient jamais rien vu de pareil.

Ils grimpèrent plus haut. D’autres champignons comestibles apparurent. L’escorte de Burl se dérida visiblement. Sans aucun doute, Burl conduisait la tribu à une réserve de vivres des plus abondantes.

Chose curieuse, ce fut Burl lui-même qui commença à se sentir mal à l’aise. Sa gorge se serrait. Il savait, lui, ce qu’il cherchait. Ses compagnons ne s’en doutaient pas. D’ailleurs, ç’aurait été inconcevable pour eux.

Tout doucement, Burl commençait à regretter ses nouvelles résolutions. L’idée d’un exploit lui était venue d’abord pendant la nuit comme une réaction de colère. Puis elle avait pris corps et elle lui avait semblé une punition appropriée pour la tribu qui l’avait abandonné. Vers l’aube, sa fameuse idée s’était transformée en une ambition si folle qu’il en était comme fasciné. Maintenant, il se considérait comme engagé vis-à-vis de lui-même. Et le seul moyen d’empêcher ses genoux de trembler était de continuer à avancer. Si ses compagnons avaient de nouveau protesté contre l’expédition, Burl se serait laissé persuader : il aurait abandonné. Mais il n’entendait que des murmures de satisfaction. Les champignons comestibles abondaient. Il y en avait des quantités énormes. Par-dessus le marché, on ne voyait pas trace de fourmis ou de hannetons-fourrageurs. Les hommes de la tribu parlaient de s’installer dans cet endroit propice.

Mais Burl, lui, savait la vérité. S’il y avait peu d’insectes, c’est que la région était dévastée par un chasseur. Et quel chasseur !

Le jeune homme amena ses compagnons sur le sommet d’un roc dénudé. Le roc surplombait un précipice. Les autres allaient-ils reconnaître ce rocher et la grotte qu’il abritait ? Non. Ils avancèrent avec insouciance pendant une trentaine de pas. Puis, l’un après l’autre, ils s’arrêtèrent. À mesure qu’ils découvraient où ils étaient, les hommes de la tribu furent saisis d’un violent tremblement. Dor devint vert. Jon et Jak étaient paralysés d’horreur. Ils étaient cloués sur place.

Le fait de voir que d’autres étaient encore plus effrayés que lui remplit Burl d’un courage totalement injustifié. Il ouvrit la bouche pour crier des ordres. Du geste, les autres le supplièrent de se taire. S’il criait à ce moment-là, c’était la mort pour l’un d’entre eux au moins.

Car, quinze mètres plus bas, pendait un objet d’un blanc grisâtre, une sorte de boule de deux mètres de diamètre. Cette boule comportait un certain nombre de petites portes semi-circulaires donnant sur les côtés du précipice.

À première vue, la chose pouvait paraître étrangement belle. La toile de la clotho était un chef-d’œuvre d’architecture. Ornée de ses portes en arc, elle était fermement maintenue par des câbles tendus le long du sol. À des cordes de soie, étaient accrochés les sinistres trophées de la chasseresse. C’était la patte postérieure d’un petit coléoptère, l’élytre d’un hanneton, la coquille d’un escargot. Et puis, pendu à la corde la plus longue se balançait le corps desséché d’un homme mort depuis longtemps.

À l’intérieur de son nid orné de reliques macabres, le monstre reposait dans le luxe et la tranquillité. Il avait huit pattes velues, rabougries. Son visage était un masque d’horreur. Ses yeux brillaient méchamment au-dessus des mandibules aiguisées.

D’une minute à l’autre, la chasseresse pouvait quitter son charnier pour traquer et poursuivre sa proie.

Les hommes de la tribu savaient bien que le moindre bruit ferait apparaître l’araignée au sommet de la falaise. Burl leur lança un regard furieux. Il leur fit signe d’avancer. Il amena l’un d’entre eux à l’extrémité d’un des câbles qui retenaient la toile de la clotho. Il arracha ce câble et l’enroula autour d’une grosse pierre. Puis il dicta ses ordres. Il tira Dor par le bras et lui montra un autre câble. Avec des gestes saccadés, Dor imita la manœuvre de Burl.

Après tout, c’était assez simple. Des câbles soyeux pendaient par-dessus le bord du précipice. Les hommes attachaient une lourde pierre à chacun de ces câbles et, en même temps, ils desserraient chaque fois le fil soyeux jusqu’à ce qu’il soit maintenu seulement par la pierre.

Quand l’opération fut terminée, Burl donna son dernier ordre d’un geste violent. Dor fit basculer sa pierre par-dessus le bord du précipice. Alors Burl cria. Il cria aux autres d’en faire autant. Et il courut lui aussi pour pousser un rocher par-dessus l’à-pic. Il était à moitié fou de terreur. Les autres poussaient leur pierre et s’enfuyaient à toutes jambes.

Burl, lui, n’arrivait pas à fuir. Il haletait. Il suffoquait. Mais il voulait voir. Il se pencha au-dessus de la paroi. Les blocs de pierre arrachaient les câbles et tombaient en emportant tout dans leur chute. Projetés dans l’espace, ils secouèrent violemment le palais de l’araignée et le décollèrent de la falaise.

Burl poussa un hurlement de joie. Mais son cri se transforma en râle de terreur. Car si le château soyeux de l’ogresse avait bien été arraché, il n’était pas tombé jusqu’au sol, trente mètres plus bas. Burl avait oublié un câble. La demeure de l’araignée pendait maintenant à ce fil unique, se balançant et oscillant à mi-hauteur contre le flanc du rocher.

Cependant, à l’intérieur du nid se déroulait une lutte convulsive. L’une des portes latérales s’ouvrit : l’araignée émergea. Elle était certainement perturbée, mais les araignées ignorent la peur. Leur seule réaction devant l’insolite est la férocité. Il y avait encore un câble qui remontait à la surface de la falaise. L’araignée se précipita sur ce câble unique. Ses pattes agrippèrent la corde. Elle grimpa, ses crochets à venin dégainés, ses mandibules s’entrechoquant de rage. Les longs poils de son corps se hérissaient. Elle faisait un bruit baveux d’une horreur indescriptible.

Saisis de panique, les compagnons de Burl fuyaient aveuglément. Il les entendait traverser avec fracas les obstacles rencontrés dans leur fuite. Un frisson parcourut le corps du jeune homme. Il se retourna pour fuir et, dès ses premiers pas, il se cogna contre un obstacle. C’était un rocher pointu, aussi haut que son genou.

Ce ne fut pas le Burl dont l’enfance avait été remplie de terreur qui réagit alors. Ce fut le descendant d’une longue lignée d’hommes plus téméraires.

Les humains possèdent, inscrits dans leur système nerveux, des modes de comportement ancestraux. Un tout petit enfant qui a peur ne fuit pas ; il se précipite dans les bras de l’adulte le plus proche pour qu’on l’emporte loin du danger. À dix ans, le même enfant détalera à toutes jambes. Puis vient l’âge où il est normal de faire face. Dans certaines conditions, cependant, ce dernier instinct peut être refoulé. Tel était le cas pour les amis et les parents de Burl. Mais les aventures que le jeune homme venait de vivre avaient fait remonter chez lui le vieil instinct à la surface.

Burl saisit le bloc de pierre contre lequel il s’était cogné, le prit à bras-le-corps et le bascula par-dessus le bord de la falaise.

Pendant une fraction de seconde, il entendit encore les râles de l’araignée qui grimpait à sa rencontre. Puis il se produisit une sorte de choc amorti. Ensuite, il s’écoula quelques secondes pendant lesquelles Burl n’entendit plus rien du tout. Et soudain, il perçut un bruit impossible à décrire : l’impact du corps de l’araignée au fond du gouffre de trente mètres. Enfin, le bloc de pierre s’écrasa sur la clotho. Ce dernier bruit fut écœurant.

Il s’écoula une longue minute avant que Burl ne trouve le courage de regarder.

Il vit d’abord le nid qui pendait encore au bout du câble unique. Puis il vit l’araignée. Elle avait la vie dure par définition. Ses pattes remuaient. Mais son corps était écrasé, mutilé. Tandis que Burl regardait toujours et s’efforçait de reprendre son souffle, une fourmi s’approcha de la bête en bouillie. Elle stridula. D’autres fourmis arrivèrent. Une patte avait cessé de remuer. Une fourmi s’installa sur cette patte.

Les charognards commencèrent à déchiqueter l’araignée morte et à emporter les morceaux dans leur fourmilière, à deux kilomètres de là.

Là-haut, sur la falaise, Burl se raffermissait sur ses jambes et constatait qu’il pouvait respirer. Il était trempé de sueur. L’émotion de son triomphe était aussi violente que l’avaient été les terreurs ressenties par ses ancêtres sur cette planète. D’ailleurs, sur aucune autre planète de la galaxie, un être humain n’aurait pu éprouver une exaltation égale à celle de Burl, car nulle part des êtres humains ne s’étaient trouvés aussi complètement dominés par leur milieu naturel.

Le jeune homme s’en alla pensivement à la recherche de ses compagnons en fuite. Il s’arrêta pour détacher un énorme morceau des champignons dorés comestibles que les hommes de la tribu avaient remarqués en arrivant. Le remorquant sans difficulté, il revint sur le terrain qui avait paru si étonnamment dénué de vie ennemie parce que l’araignée y avait installé sa réserve de chasse.

Burl commençait à s’apercevoir qu’il n’était pas agréable de faire partie d’une tribu d’hommes qui s’enfuyaient tout le temps. Si un homme seul, armé d’une lance ou d’une pierre, pouvait tuer des araignées, il était ridicule qu’une demi-douzaine d’hommes s’en aillent à toutes jambes et laissent tout le travail à cet homme seul.

Burl songea qu’il avait tué des fourmis sans trop y réfléchir, mais que personne d’autre ne l’avait fait avant lui. On pouvait tuer des fourmis isolées. S’il parvenait à persuader ses compagnons de tuer des fourmis de trente centimètres, ils pourraient peut-être, par la suite, s’attaquer à des hannetons de soixante centimètres. Et s’ils avaient cette audace, ils pourraient même tuer des animaux plus grands et finalement résister aux véritables ogres.

Confusément, Burl découvrait que les êtres humains pouvaient devenir autre chose qu’un gibier primitif dont vivaient les insectes. La chose était difficile à imaginer mais, de toute façon, il semblait impossible au jeune homme de revenir à son état antérieur d’animal terrorisé. Sur le plan pratique, s’il voulait demeurer le chef, il faudrait que ses compagnons changent.

Il fallut longtemps à Burl pour découvrir la cachette qu’on ne lui avait pas indiquée la veille. Tout en marchant, il reniflait et tendait l’oreille. Au bout d’un moment, il entendit des bruits confus, des murmures, des sanglots étouffés. Il entendit la vieille Tama se lamenter sur la stupidité du pauvre Burl qui s’était fait tuer.

Le jeune homme écarta hardiment les champignons et trouva sa tribu rassemblée et tremblante. Ils étaient encore sous le choc. Et ils bavardaient nerveusement, se remémorant l’expérience terrifiante qu’ils avaient vécue.

Burl franchit l’écran de champignons et les hommes le regardèrent bouche bée. Puis, ils sautèrent sur leurs pieds pour s’enfuir, pensant qu’il était peut-être poursuivi. Tet et Dik poussèrent des braillements stridents. Burl leur flanqua une gifle. C’était une excellente chose à faire. Burl ne se souvenait pas qu’aucun homme en eût jamais frappé un autre. Les taloches étaient réservées aux enfants. Mais Burl frappa les hommes qui s’étaient enfuis du bord de la falaise. Et comme ils n’étaient pas passé par les mêmes épreuves que lui, ils acceptèrent les coups comme des enfants.

Il prit Jon et Jak par l’oreille et les tira de leur cachette. Il les conduisit sur le rocher. Il leur montra la carcasse de l’araignée. Il leur raconta avec véhémence comment elle avait été tuée.

Ils le regardèrent craintivement.

Burl fut exaspéré. Il les fixa d’un air menaçant et les vit s’agiter avec inquiétude. On entendit des cliquetis. Une fourmi noire, une fourmi fourrageuse isolée qui avait bien quarante centimètres de long, apparut. Elle semblait errer sans but. Mais, en fait, elle cherchait une charogne à rapporter à ses compagnes. Elle s’avança vers les hommes. Ils étaient vivants, elle ne les considérait donc pas comme un aliment, mais elle pouvait les traiter en ennemis.

Burl s’avança et la frappa de son gourdin. C’était de la mise à mort, de la boucherie. Jamais personne n’avait fait chose pareille ! Lorsque la bête cessa de remuer, Burl ordonna à un de ses compagnons de la ramasser. Ses jambes cuirassées contenaient de la viande, comme Burl le leur fit remarquer d’un ton caustique. Les visages des autres exprimèrent une surprise émerveillée.

On entendit un autre cliquetis. Une autre fourmi solitaire. Burl passa son gourdin à Dor et le poussa en avant. Dor hésita. Une fourmi vagabonde isolée ne l’effrayait pas. Mais il hésitait tout de même. Burl lui donna un ordre sec.

Dor frappa maladroitement et manqua son coup. Burl dut utiliser sa lance pour achever la bête.

Brusquement, cette nouvelle forme d’approvisionnement devint intelligible aux congénères de Burl. Jak se mit à rire nerveusement.

Une heure plus tard, Burl ramena les hommes à la cachette de la tribu. Pendant tout ce temps-là, les femmes et les enfants étaient restés cloués sur place par la terreur, ne sachant où étaient passés leurs compagnons. Cette terreur se changea en une stupéfaction muette lorsque les hommes entrèrent, portant d’énormes quantités de viande et de champignons comestibles.

La tribu s’offrit un véritable banquet. C’était le premier banquet organisé par des humains sur la planète oubliée. Comment Burl et ses compagnons auraient-ils pu imaginer que c’était peut-être également le dernier ?

Il y avait de cela très longtemps – des mois, selon le mode de calcul en usage sur la Terre –, un vent violent s’était élevé, qui avait soufflé pendant trois jours et trois nuits consécutifs. C’était un phénomène tout à fait inhabituel et qui avait paru d’autant plus étrange qu’il avait été accompagné, chez tous les membres de la tribu et pendant toute sa durée, d’état fébrile et de nausées violentes. Mais les symptômes de maladie ayant cessé avec la fin de la tempête, plus personne n’y avait songé par la suite. Et cet épisode malheureux de la vie de la tribu avait été totalement oublié, ce qui était après tout bien normal.

Cependant, depuis cette époque, une nouvelle race de champignons, inconnue jusque-là sur les basses terres, s’était mise à pousser un peu partout, née des spores minuscules dispersées par le vent.

Burl les avait rencontrés au cours de son voyage, ces nouveaux lycoperdons. Et les hommes de la tribu avaient également aperçu leurs sphères rouges lors de l’expédition contre la clotho.

Tandis qu’ils mangeaient et qu’ils se réjouissaient, et que les chasseurs se vantaient de leur courage, un des étranges champignons rouges apparus récemment sur cette région de la planète parvint à maturité.

Ce lycoperdon – ou vesse-de-loup – avait à peu près soixante centimètres de diamètre. Sa partie principale était sphérique. Une pousse de près de quarante centimètres dépassait du sol. La sphère, d’un rouge très vif, était recouverte d’une peau parcheminée et tendue. Il y avait une violente pression interne, mais la peau était solide et ne cédait pas. Pourtant, la poussée inexorable de la vie qu’elle renfermait exigeait que cette enveloppe cède.

Ce champignon-là se trouvait sur une petite colline, à près d’un kilomètre de l’endroit où Burl et ses compagnons festoyaient. Sa peau rouge était tendue à craquer. Soudain, elle s’ouvrit avec un bruit d’explosion. Les spores sèches qu’elle contenait furent projetées en l’air comme la fumée d’un obus et montèrent vers le ciel à une hauteur de six mètres. Elles formèrent un nuage de fumée rougeâtre dérivant avec la brise.

Une abeille qui regagnait sa ruche pénétra dans ce nuage. Pendant la durée d’une demi-douzaine de battements d’aile, il n’arriva rien. Puis l’abeille vira brusquement. Son bourdonnement profond devint plus aigu. Elle fut saisie de mouvements convulsifs, perdit l’équilibre et tomba lourdement sur le sol. Ses pattes s’agitèrent. Ses ailes battirent furieusement. Son corps se tordit dans un paroxysme de douleur. Elle lança son dard dans le vide.

Au bout de quelques minutes, l’abeille mourut.

Le nuage rouge se déplaça lentement au-dessus des champignons, des levures et des moisissures. Il passa sur un groupe de fourmis au travail. Elles furent saisies du même malaise que l’abeille. Elles se tordirent, remuèrent convulsivement les pattes et moururent à leur tour.

Le nuage de spores descendait et se posait à mesure qu’il avançait. Au bout de quatre cents mètres, il avait presque complètement rejoint le sol.

Mais à huit-cents mètres de là, un autre jaillissement de poussière s’éleva vers le ciel. À quatre cents mètres, un autre nuage monta en panache.

Plus loin, presque en même temps, deux autres champignons crachèrent leurs spores.

Les êtres vivants qui respiraient la poussière rouge se tordirent dans des souffrances atroces et moururent.

Pendant ce temps, Burl et ses compagnons mangeaient, bavardaient à voix basse et s’émerveillaient de ce fait remarquable : des hommes se nourrissaient de gibier qu’ils avaient tué de leurs propres mains.

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