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L’heure du coucher de soleil approchait. Burl n’avait jamais vu le soleil et il ne lui venait pas à l’idée que l’arrivée de la nuit soit le coucher de quoi que ce soit. Pour lui, la nuit, c’était de l’obscurité qui descendait du ciel.

Le processus était toujours le même. Vers l’ouest, la lumière devenait orange, puis rose, tandis qu’à l’est elle prenait une teinte grise. De grands pans d’obscurité commençaient à recouvrir le ciel. Puis les couleurs s’assombrissaient jusqu’à cette rougeur extraordinaire qui est indiscernable du noir.

Aujourd’hui, Burl regardait comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Sur les eaux glauques, les couleurs et les ombres du soir se reflétaient avec une incroyable fidélité. Les chapeaux des champignons vénéneux qui peuplaient la rive brillaient d’une lueur rose. Des libellules zébraient l’air de leur vol saccadé dans un rutilement d’éclairs métalliques. De grands papillons jaunes planaient au-dessus du courant. Un peu partout voguaient des sortes de radeaux formés par le conglomérat de milliers de jeunes phryganes. Rien qu’en plongeant la main dans les fourreaux, Burl aurait pu s’emparer de leurs larves blanchâtres.

Une lourde abeille retardataire bourdonnait au-dessus de sa tête. Il distinguait nettement sa longue trompe et ses pattes postérieures dont les brosses à pollen étaient chichement garnies. Ses grands yeux à facettes polygonales exprimaient une préoccupation obtuse.

Les lueurs pourpres s’assombrirent et tendirent vers le noir. Les bourdonnements et les battements d’ailes des insectes diurnes s’apaisèrent. D’un million de cachettes, sortirent furtivement dans la nuit les gros phalènes aux corps doux et velus. Avant de prendre leur vol, ils lissaient leurs ailes et leurs antennes plumeuses. Les grillons entamèrent leurs stridulations assourdissantes, descendues de plusieurs tons dans les graves en raison de l’accroissement démesuré des élytres. Bientôt, de minces spirales de brouillard commencèrent à s’élever de la rivière. C’étaient elles qui allaient former le tapis de purée de pois qui bientôt recouvrirait toutes choses.

Les nuages devinrent entièrement noirs. De grosses gouttes d’eau tiède commencèrent à tomber – il pleuvrait toute la nuit.

Sur la rive s’allumèrent peu à peu les disques bleutés des champignons phosphorescents. De-ci de-là, de petites flammes blafardes se mirent à flotter au-dessus de la fange putrescente. Sur les autres planètes, les hommes les baptisaient « feux-follets ». Mais sur la planète oubliée, l’humanité ne leur connaissait pas de nom.

D’énormes lueurs clignotantes ne tardèrent pas à trouer l’obscurité : c’étaient des lucioles, dont Burl savait qu’elles atteignaient couramment la taille de sa lance. Les lueurs glissaient lentement dans les ténèbres, survolaient la rivière, éclairaient parfois Burl accroupi sur son radeau à la dérive. Sur la berge, d’autres lueurs jumelles jetaient régulièrement leurs feux. Il s’agissait des femelles de l’espèce qui, dépourvues d’ailes, rampaient vers les endroits d’où leurs signaux pourraient être captés.

Même la rivière émettait sa propre luminescence. À sa surface scintillait une lumière spectrale répandue par de minuscules organismes phosphorescents.

L’air était rempli de créatures volantes. Le battement d’ailes invisibles traversait la nuit. De tous côtés, la vie grouillante, fiévreuse, des insectes se poursuivait sans trêve. Burl tanguait et roulait sur son radeau instable. Il se sentait au bord des larmes parce qu’il imaginait Saya en train de le chercher parmi ses compagnons. Autour de lui résonnaient les cris discordants, mécaniques, des animaux qui s’accouplaient, et les hurlements affreux de ceux qui rencontraient la mort et qui étaient dévorés dans l’ombre.

Burl était habitué à ce tumulte. Mais il était surpris du violent désespoir qu’il ressentait d’avoir perdu Saya, Saya aux pieds agiles, aux dents blanches et au sourire timide. Inconsolable, il dériva sur son esquif pendant la majeure partie de la nuit. Il était bien plus de minuit lorsque le radeau heurta doucement quelque chose, tournoya et s’immobilisa sur un haut-fond de la rivière.

Au matin, lorsque le jour reparut, Burl regarda craintivement autour de lui. Il était à une vingtaine de mètres de la rive. Une épaisse écume verdâtre entourait son radeau en décomposition. La rivière s’était beaucoup élargie. La rive opposée était cachée par la brume du matin. Mais la rive la plus proche semblait ferme et ne paraissait pas plus dangereuse que le territoire habité par la tribu de Burl.

Le jeune homme sonda l’eau de sa lance. C’était une nouvelle utilisation de son arme. L’eau atteignait à peine la hauteur de la cheville.

Frissonnant un peu, Burl s’engagea dans l’écume verdâtre. Il sentit aussitôt quelque chose de mou s’accrocher à son pied nu. Dans un bond désespéré, il alla s’affaler sur la berge. Examinant son pied, il vit une masse informe, couleur chair, qui était rivée à sa peau et gonflait spasmodiquement tandis que ses replis roses prenaient une nuance plus foncée.

Ce n’était rien moins qu’une sangsue. Ce ver annélide avait un point en commun avec les insectes et la végétation de la planète : le gigantisme. Burl lui asséna un violent coup de lance et, terrorisé, jeta la sangsue au loin. Un rapide coup d’œil, d’abord à son pied où une tache de sang s’élargissait, puis à l’animal palpitant qui se tordait sur le sol, le poussa à s’enfuir.

Il parvint bientôt à une forêt de champignons et s’arrêta, indécis. Ces très hauts champignons ne lui étaient pas inconnus. Il se mit à manger. La vue de la nourriture provoquait toujours en lui une sensation de faim – précaution de la nature destinée à compenser une totale imprévoyance. L’instinct d’accumuler des provisions n’existe pas chez l’homme : c’est le cerveau, l’intelligence, qui en prend la décision. Les animaux inférieurs, en revanche, n’ont pas à penser.

Mais, bien qu’il mangeât, Burl avait le cœur serré. Il se trouvait loin de sa tribu et de Saya. Selon le système de mesure de ses plus lointains ancêtres, il en était séparé par une soixantaine de kilomètres. Mais Burl ne voyait pas les choses de cette manière. Il avait descendu la rivière jusqu’à un pays lointain, rempli de dangers inconnus, et il était seul.

Tout, autour de lui, était nourriture : il avait donc de bonnes raisons de se réjouir. Mais sa solitude le plongeait dans le désespoir. Burl était une créature à laquelle la réflexion ne servait pas à grand-chose et qui, par conséquent, n’était pas entraînée à penser. Or, la situation présente le plongeait dans un abîme d’émotions contradictoires. Un bon quart des champignons qui poussaient là étaient comestibles. Burl aurait dû jubiler rien qu’à l’idée de cet amas de nourriture. Cependant il était seul, isolé – en particulier, il était loin de Saya –, ce qui le mettait au bord des larmes. Mais s’il ne pouvait jubiler parce qu’il était loin de Saya, il était incapable de pleurer car il était environné de nourriture.

Burl était confronté à une épreuve apparemment réservée au genre humain : il lui fallait résoudre un dilemme ! Les animaux réagissent à des situations objectives qui leur imposent le choix d’une ligne de conduite : fuite ou combat, dissimulation ou poursuite. Mais seul l’homme peut être troublé par le conflit de deux émotions contradictoires. Burl était déchiré par deux stimuli également puissants. Le problème était en lui, non au dehors. Il réfléchit. Il prit une décision.

Il amènerait Saya ici. Il l’amènerait et il amènerait la tribu en ce lieu où il y avait de quoi manger en quantités énormes.

Instantanément, des images envahirent son esprit. Il vit le vieux Jon, son crâne chauve aussi nu qu’un champignon, s’empiffrant de cette nourriture abondante. Il imagina Cori en train de nourrir ses enfants, Tama incapable de se plaindre tant elle aurait la bouche pleine, Tet et Dik, enfin gavés, jouant à se jeter des morceaux de champignons. Il se représenta la tribu en train de festoyer avec entrain… et Saya, qui serait si contente !

Il était extraordinaire que Burl réagisse à des sentiments et non à des sensations. Bien sûr, les gens de sa tribu étaient moins étrangers à ce genre de comportement que ne l’avaient été autrefois, sur Terre, les peuplades aussi primitives. Mais ils ne se laissaient pas souvent aller à penser. Leur vie, du moins à l’état de veille, était faite d’une succession de réactions physiques, face à des phénomènes physiques. Ils avaient faim quand ils voyaient ou sentaient de la nourriture ; ils se savaient vivants quand ils percevaient la présence de la mort. Dans le premier cas, ils se précipitaient vers le stimulus-nourriture ; dans le second, ils fuyaient l’endroit où ils avaient détecté le stimulus-danger. Ils réagissaient immédiatement à l’environnement. Burl, lui, pour la première fois de sa vie, avait réagi à un conflit interne. En prenant sciemment une décision, il avait triomphé d’émotions contradictoires.

Il avait décidé de faire quelque chose parce qu’il le souhaitait et non parce qu’il y était contraint.

C’était, depuis des générations, l’événement le plus important qui se soit produit sur la planète oubliée.

Avec la spontanéité d’un enfant ou d’un sauvage, Burl se mit en mouvement pour réaliser son plan. Son poisson était toujours accroché autour de son cou. Il tendit la main pour en détacher des lambeaux mais suspendit son geste au moment où ses doigts entraient en contact avec la chair huileuse : il n’avait pas envie de manger. Pourtant, s’il n’avait pas faim pour l’instant, tel n’était sans doute pas le cas de Saya. Le seul fait d’imaginer le ravissement de la jeune fille à la vue de la nourriture affermit encore sa décision. Il avait atteint cet endroit éloigné en descendant le cours de la rivière. Pour retourner vers la tribu, il allait remonter le long de la berge, en restant près de l’eau.

Il exultait tandis qu’il se frayait un chemin à la lisière de la forêt de champignons. Cependant, il restait à l’affût d’un danger possible. Plusieurs fois, il entendit le cliquetis des fourmis nécrophages. Mais il ne s’en souciait pas. Elles avaient la vue courte.

Si elles l’attaquaient, il pourrait leur lâcher son poisson qui suffirait à les distraire. Une seule espèce de fourmis était à redouter : les guerrières, qui voyageaient en hordes, dévorant tout sur leur passage.

Mais ce n’était pas le cas pour le moment. L’orée de la forêt de champignons était en vue. Une sémillante sauterelle mâchait délicatement une friandise qu’elle venait de trouver – une jeune pousse de chou qui avait le diamètre d’une barrique. Ses pattes postérieures, bandées sous elle, étaient prêtes à l’élan. Une guêpe colossale apparut soudain à la verticale, découvrit l’aubaine et plongea en piqué sur l’infortunée dîneuse.

Il y eut bataille, mais elle fut brève. La sauterelle se recroquevilla sous l’étreinte des six pattes de la guêpe, toutes munies de barbillons acérés. L’abdomen flexible de l’hyménoptère se courba gracieusement. Son aiguillon pénétra dans l’armure articulée de sa proie, juste sous la tête, avec la précision d’un instrument chirurgical. Il y avait là un ganglion que le venin de la guêpe envahit. La sauterelle devint flasque. Elle n’était pas morte, bien sûr, seulement paralysée. Définitivement paralysée. La guêpe se lissa les ailes, puis empoigna tout naturellement sa victime et s’envola. La sauterelle servirait d’incubateur – et de garde-manger – à l’œuf qui y serait pondu. Bientôt, au cœur d’un château de boue, une petite larve blanche se repaîtrait de la victime vivante et immobile fournie par sa mère – mère qui ne la verrait jamais, ne s’en soucierait jamais et ne s’en souviendrait pas davantage.

Burl poursuivit sa route.

Le sol se faisait plus accidenté. Avancer devenait difficile. Burl peinait dans l’escalade d’escarpements abrupts et devait prendre garde de ne pas glisser en descendant des pentes vertigineuses. Une fois, il lui fallut même grimper à travers un enchevêtrement de petits champignons si serrés qu’il fut contraint de s’ouvrir un passage à larges coups de sa lance dont il se servait comme d’une machette. Tandis que pieds et chapeaux s’écroulaient, des torrents d’un liquide rouge feu éclaboussaient le jeune homme avant d’aller imbiber le sol.

Un étrange sentiment de supériorité habitait maintenant Burl. Il marchait en prenant moins de précautions. Il avait réfléchi, il avait frappé, il se trouvait merveilleux. Il se voyait déjà amener la tribu dans cette forêt bourrée de nourriture – il n’avait aucune idée de la distance qu’il faudrait parcourir pour mener à bien ce projet – et il se pavanait tout seul au milieu de la végétation cauchemardesque de la planète qui avait été oubliée.

Maintenant, il voyait la rivière. Il avait escaladé un tertre d’argile rouge haut de trente mètres. En période de crue, l’eau léchait le pied de cette falaise. Actuellement, elle se trouvait retirée à quatre cents mètres de là.

Les pentes de l’escarpement étaient recouvertes de champignons qui formaient un chaos blanc, jaune et vert. À mi-hauteur entre Burl et le rivage était attaché le câble – épais de trois centimètres – d’une toile d’araignée. Burl se pencha et vit l’immense toile tendue au-dessus des champignons.

Quelque part, dans les fourrés, l’araignée géante qui avait tissé ce piège attendait que sa proie s’y prenne. Lorsqu’un insecte se débattrait frénétiquement dans ses filets, elle se montrerait. Jusque-là, elle attendait, sans un mouvement, avec une patience implacable, absolument sûre de faire des victimes, absolument sans pitié pour elles.

Burl se pavanait sur le bord de la falaise, animal à peau rose assez ridicule avec son poisson huileux pendu autour du cou et son pagne en aile de papillon. Il brandissait triomphalement au-dessus de sa tête la longue antenne du hanneton.

C’était une activité assez stupide. Cela ne servait à rien. Mais si Burl était un génie parmi les siens, il avait encore beaucoup à apprendre. Il regardait avec mépris la trappe blanche qui scintillait au-dessous de lui. Burl avait frappé un poisson et l’avait tué. Quand Burl frappait des champignons, ils volaient en morceaux. Rien ne pouvait effrayer Burl. Il allait chercher Saya pour l’amener dans cette région où la nourriture poussait en abondance.

À une soixantaine de pas, au bord de la falaise, une cheminée s’enfonçait verticalement dans le sol argileux. Elle était soigneusement arrondie et tapissée de soie. Dix mètres plus bas, elle s’élargissait. Elle formait une chambre où le constructeur et propriétaire de la cheminée pouvait se reposer. Le trou était fermé par une sorte de couvercle camouflé de boue et de terre pour imiter le sol environnant. Ce couvercle était légèrement soulevé et un œil perçant observait par cette ouverture l’homme à la peau rose.

C’était l’œil de la tarentule qui avait creusé le puits.

Huit pattes velues entouraient le corps du monstre. Son ventre était un globe informe d’un brun sale. Deux paires de mandibules s’étendaient devant sa bouche. Une fourrure rugueuse lui couvrait tout le corps.

C’était une créature d’une méchanceté implacable, d’une incroyable férocité. C’était l’araignée chasseresse, la tarentule américaine, qui s’était hypertrophiée sur la planète oubliée au point que son corps atteignait plus de soixante centimètres de diamètre. Ses pattes étendues pouvaient couvrir un cercle de trois mètres de diamètre. Ses yeux brillants suivaient Burl tandis qu’il avançait fièrement sur le bord de la falaise.

Le jeune homme était occupé à braver l’autre araignée, celle dont la toile s’étalait à ses pieds. Il savait qu’elle ne quitterait pas ses filets pour l’attaquer. Se penchant, Burl détacha un morceau de champignon et le jeta dans la toile. Il éclata de rire quand il vit la masse noire de l’araignée descendre de sa cachette pour examiner le champignon.

Cependant, la tarentule frémissait d’impatience. Insensiblement, Burl se rapprochait du puits. Il se servait de sa lance comme levier pour détacher des débris et les faire tomber le long de la falaise jusque dans la toile géante. Il s’amusait beaucoup chaque fois que l’araignée se déplaçait d’un point à un autre, tâtant chaque nouveau projectile avec ses palpes, puis l’abandonnant.

Burl sauta en l’air et rit bruyamment en voyant un morceau de champignon pourri manquer de justesse la silhouette noire et argent qui évoluait au-dessous de lui.

Soudain, un bruit léger lui fit dresser l’oreille. C’était la trappe de la tarentule dont le couvercle se refermait.

Burl se retourna vivement. Son rire se transforma en hurlement de terreur. Dressée sur ses huit pattes, la tarentule avançait vers lui. Ses mandibules étaient largement ouvertes. Ses dents à venin étaient dégainées. Elle était à trente pas de Burl… À vingt pas… À dix…

Les yeux étincelants, elle sauta, ses huit pattes étendues pour saisir sa proie.

Burl poussa un nouveau cri et projeta ses bras devant lui pour repousser le monstre. C’était un geste d’horreur aveugle. Dans sa terreur, il serrait frénétiquement sa lance. Il la tendit en avant, et la tarentule se jeta dessus. L’arme pénétra dans le corps de la bête féroce.

Empalée sur la lance, la tarentule se tortillait affreusement. Elle s’efforçait toujours d’atteindre Burl paralysé par la peur. Les grosses mandibules s’entrechoquaient. Des gargouillements furieux se firent entendre. Les pattes velues agrippèrent les bras du jeune homme. Dans un paroxysme de terreur, il trébucha en arrière et le bord de la falaise céda sous lui.

Il dégringola, toujours cramponné à sa lance, incapable de la lâcher. Même pendant sa chute, la tarentule se débattait encore furieusement pour tenter d’atteindre sa proie. Ils tombèrent ensemble à travers le vide. Le regard de Burl était rendu vitreux par la panique. Puis il y eut un bruit d’écrasement et un craquement. L’homme et le monstre étaient tombés dans la toile dont Burl s’était moqué avec tant de mépris quelques minutes auparavant.

Burl était incapable de penser. Il ne pouvait que se débattre comme un forcené. Mais les fils de l’araignée étaient une substance élastique et collante comme de la glu. Près du jeune homme, à moins de deux mètres, se débattait la tarentule blessée.

Burl avait atteint le paroxysme de la terreur. Sa poitrine et ses bras, lubrifiés par l’huile du poisson qu’il portait autour de son cou, n’adhéraient pas à la toile de l’araignée. Son bassin et ses jambes, en revanche, étaient inextricablement empêtrés dans les câbles gluants. Les efforts qu’il faisait pour se dégager ne servaient d’ailleurs qu’à aggraver la situation. Ces câbles avaient été tendus pour capturer des proies. Cette fois-ci, la proie, c’était Burl.

Le jeune homme cessa sa lutte aveugle. Il était épuisé. Il cherchait son souffle. C’est alors qu’il vit, à cinq mètres de lui, l’araignée noire et argent qu’il avait défiée du haut de la falaise. Elle attendait patiemment qu’il ne se débatte plus. Pour l’araignée, la tarentule et l’homme étaient une seule et même chose, une même proie gigotante tombée dans son piège. Les deux victimes remuaient encore, mais faiblement. L’araignée fileuse approchait avec précaution, balançant son énorme corps, tissant un câble soyeux qui traînait derrière elle.

Burl avait les bras libres. Il les agita frénétiquement en poussant des cris. Le monstre s’arrêta. Les bras de Burl ressemblaient à des mandibules qui pouvaient blesser.

Les araignées prennent peu de risques. Celle-ci se rapprocha prudemment. Puis s’arrêta de nouveau. Se servant d’une de ses huit pattes comme d’un bras, elle jeta un voile de soie gluante sur la tarentule et l’homme.

Burl lutta contre le linceul qui tombait sur lui. Il s’efforça vainement de l’écarter. En quelques minutes, il fut complètement recouvert d’une matière soyeuse et collante qui lui cachait même la lumière. Son ennemi, la monstrueuse tarentule, gisait avec lui sous la même couverture. Elle remuait faiblement.

La douche de soie gluante cessa. L’araignée avait décidé que ses victimes étaient maintenant réduites à l’impuissance. Bientôt, Burl sentit la toile vibrer. L’araignée tisseuse s’approchait pour piquer sa proie et en absorber le suc.

La toile remuait doucement. Burl était paralysé par la terreur. Mais la tarentule, elle, continuait à se tordre de douleur autour de la lance qui l’avait transpercée. Ses mandibules s’entrechoquaient, frémissaient autour de l’épieu.

Burl s’attendait à ce que les crocs à venin se plantent dans sa peau. Il connaissait le processus. Il avait déjà vu la placidité avec laquelle l’araignée tisseuse piquait ses victimes avant de battre en retraite pour attendre, avec une patience ignoble, que le venin agisse. Quand ses victimes ne se débattaient plus, elle revenait aspirer leur suc, commençant par une jointure ou un membre avant de passer à un autre – et ainsi de suite jusqu’à ce que, d’un être vivant, il ne reste plus qu’une carcasse desséchée qui serait rejetée hors de la toile à la tombée de la nuit.

Le monstre bouffi tourna pensivement autour du double objet enrobé de soie. Seule, la tarentule remuait. Son abdomen bulbeux agitait le linceul. Sa masse arrondie formait une bonne cible pour la tisseuse. Elle avança rapidement. Avec une précision superbe, elle piqua.

La tarentule fut comme rendue folle par la douleur. Ses pattes battaient inutilement, avec d’horribles gesticulations de souffrance.

Burl poussa un hurlement lorsqu’une patte l’atteignit. Il se débattait tout aussi frénétiquement. Grâce à l’huile du poisson, ses bras et sa tête n’étaient pas englués par la soie. Cramponné aux cordes, il tenta désespérément de se libérer de son dangereux voisin. Une toute petite ouverture apparut dans la soie. Et la tête de Burl émergea à l’air libre.

Il était suspendu à six mètres du sol jonché des dépouilles chitineuses des victimes précédentes.

La tête et les bras de Burl étaient libres. Son poisson, que ses efforts avaient fait passer dans son dos, avait abondamment couvert d’huile ses épaules. Mais son bassin et ses jambes restaient toujours englués dans les câbles visqueux de la tisseuse.

Il demeura suspendu dans le vide pendant un moment. Puis il vit, non loin de lui, la masse terrifiante de l’araignée qui attendait patiemment que son venin agisse. La tarentule ne faisait plus que palpiter, maintenant. Bientôt, la tisseuse s’approcherait pour faire son repas.

Empoignant les câbles à pleines mains, Burl tenta désespérément de détacher la soie agglutinée à ses jambes. Constatant que ses mains graisseuses n’offraient pas de prise à la toile gluante, il lui vint une idée. Il saisit le poisson accroché autour de son cou, le déchiqueta et frotta son corps avec la masse écailleuse et rance. Il parvint à décoller la glu de ses jambes.

À son grand désespoir, le jeune homme sentit trembler la toile. L’araignée approchait. Pour elle, les mouvements de Burl signifiaient que le poison n’avait pas produit son plein effet. Une autre piqûre devenait nécessaire. Mais cette fois, le monstre n’enfoncerait pas son dard dans la tarentule qui ne bougeait plus. Elle enverrait son venin dans le corps de Burl.

Dans un sursaut, Burl banda tous ses muscles pour tenter, par la force, de s’extraire de son linceul gluant. On aurait dit qu’il était prêt à se séparer de la moitié inférieure de son individu plutôt que de rester à portée des crocs de l’araignée. Son buste émergea hors du trou.

L’énorme araignée le surveillait, prête à l’ensevelir sous de nouveaux jets de soie. Ses filières entrèrent en action. Une de ses pattes s’empara de la matière visqueuse…

Soudain, l’étau gluant qui emprisonnait les pieds de Burl céda.

Il tomba lourdement. Il s’écroula sur le sol au-dessous de lui, écrasant la coquille ratatinée d’un hanneton volant qui s’était aventuré dans le piège et n’avait pu s’échapper comme lui.

Après une série de roulés-boulés sur le sol en pente, il parvint à s’asseoir pour se trouver aussitôt nez à nez avec une fourmi de fort méchante humeur. Longue de trente centimètres, elle le menaçait de ses mandibules tout en stridulant sur le mode aigu.

Des siècles plus tôt, sur la Terre – où la plupart des variétés de fourmis se mesuraient en fractions de centimètres –, les savants avaient doctement débattu de cette grave question : ces petits hyménoptères étaient-ils ou non capables d’émettre un son ? Ils estimaient que certaines cannelures, sur le corps de l’insecte – et qui n’étaient pas sans rappeler celles rencontrées sur les pattes postérieures des grillons –, pouvaient être la source d’ultrasons inaudibles pour les humains. La validité de l’hypothèse était difficile à prouver.

Mais Burl, lui, n’avait pas besoin de preuves. Il savait que cette stridulation était émise par l’insecte qui lui faisait face, et peu lui importait de savoir comment elle était produite. L’appel était destiné à battre le rappel des autres fourmis de la colonie, soit qu’il y ait danger, soit qu’il y ait découverte de nourriture.

Des cliquetis secs ne tardèrent pas à se faire entendre à moins de deux cents mètres. Les renforts arrivaient. Or, si seules les fourmis guerrières étaient dangereuses, une colonie quelconque de fourmis en marche pouvait se révéler redoutable. Il y avait de quoi mettre un homme en pièces, comme une meute de fox-terriers déchaînés aurait pu le faire sur la Terre.

Burl s’enfuit sans demander son reste et, bientôt, il entendit la clameur décroître puis s’éteindre. La fourmi, myope comme toutes ses congénères, ne se sentait plus menacée. Elle s’était remise tranquillement à la tâche que Burl avait interrompue. Ramassant une charogne tombée de la toile d’araignée, elle l’emporta triomphalement vers sa fourmilière.

Burl courut pendant quelques centaines de mètres, puis s’arrêta. Il était hébété, tremblant. Pour l’instant, il était redevenu aussi peureux que n’importe quel homme de sa tribu. Plus tard, le jeune homme comprendrait la pleine signification de l’exploit sans précédent qu’il avait accompli en s’échappant de la toile d’araignée géante. Personne n’était jamais venu à bout d’une action aussi extraordinaire ! Mais il était trop secoué pour y réfléchir.

Chose curieuse, la première sensation qui le ramena à la réalité fut la douleur qu’il éprouvait aux pieds. La matière gluante de la toile était encore collée à sa peau, et de petits objets, cailloux, débris chitineux, s’y accrochaient pendant qu’il marchait. Il s’arrêta pour les enlever tout en regardant craintivement autour de lui.

Après une dizaine de pas, il fut contraint de recommencer.

Ce fut l’exaspération née de cette gêne intolérable qui l’amena à une découverte tout aussi marquante que les précédentes. Durant les dernières vingt-quatre heures, son cerveau avait été sollicité de manière peu commune. Bien sûr, le fruit de ses réflexions n’avait pas toujours été entièrement positif. Mais si l’idée de tuer un poisson d’un coup de lance l’avait plongé dans des difficultés sans nombre, le fait d’avoir planté cette même lance dans le ventre d’une tarentule l’avait sauvé d’une mort affreuse. Entre-temps, l’exercice de la pensée l’avait conduit à concevoir un plan hardi – amener Saya dans cette région –, même si ce projet ne lui paraissait plus aussi enthousiasmant depuis ses démêlés avec la toile d’araignée. En outre, c’était sûrement une sorte de raisonnement qui l’avait incité à s’oindre le corps au moyen de l’huile de poisson. Sans ce subterfuge, il aurait connu le sort de la tarentule et servi de second plat pour l’occupant de la toile d’araignée.

Burl regarda craintivement autour de lui. Tout semblait calme. Alors, de sa propre initiative, il s’assit pour réfléchir. C’était la première fois de sa vie qu’il se posait un problème dans le but d’y trouver une solution.

Rien que cela représentait une date dans l’histoire de l’humanité errante de la planète oubliée !

Il regarda ses pieds. Le gravier et les débris de carapace en meurtrissaient la plante quand il marchait. Cela avait d’ailleurs toujours été le cas. Mais jamais auparavant il n’avait eu les pieds poisseux au point que des particules y restent collées plus d’un pas ou deux. Soigneusement, il entreprit de retirer les débris acérés. En partie baignés de substance gluante, ils avaient tendance à rester collés à ses doigts, sauf aux endroits où la couche d’huile de poisson y était épaisse.

Une idée lui vint donc. L’huile de poisson qui recouvrait son corps lui avait permis de se libérer de la soie gluante qui composait les câbles de la toile d’araignée. Maintenant, il devait en libérer ses pieds. Il les graissa donc.

Et sa tentative fut couronnée de succès ! Burl repartit. Les petits cailloux et les morceaux de carapace ne le gênaient plus – ou presque. Il s’arrêta pour se congratuler avec une surprise admirative. Il était encore à cinquante kilomètres de sa tribu. Il était nu et désarmé. Il avait perdu sa lance.

Mais il constatait cependant avec une sorte de crainte respectueuse qu’il était quelqu’un de véritablement remarquable.

L’envie lui prit de montrer à nouveau ce dont il était capable. Mais il avait perdu sa lance. Il estima donc indispensable de se remettre à réfléchir. Et, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, il y réussit.

En un laps de temps étonnamment court, il trouva la solution à la plupart de ses problèmes. Il était nu ? Qu’à cela ne tienne, il se trouverait des vêtements. Il n’avait plus d’arme ? Il s’en découvrirait une. Il avait faim ? Il récolterait de la nourriture. Il était loin des membres de sa tribu ? Il irait les rejoindre. Bien sûr, tout cela semble aller de soi – mais pas sur la planète oubliée, pas sur une planète où les préoccupations des humains ne dépassaient pas la minute présente. Burl était en train de développer en lui la faculté de résoudre un problème après l’autre, et c’était d’une importance capitale.

Même sur les autres planètes à la civilisation avancée, peu d’hommes utilisaient réellement leur cerveau. La majeure partie des gens attendaient non seulement des machines qu’elles effectuent les calculs dont ils voulaient la solution, mais aussi qu’elles prennent les décisions à leur place. Si leurs machines ne décidaient pas pour eux, alors leurs dirigeants le faisaient. Les membres de la tribu de Burl, quant à eux, laissaient leur estomac penser à leur place. Ils étaient capables d’avoir faim. Ou aussi d’avoir peur. Mais, dans les moments de peur, ce n’est pas la réflexion qui vous pousse à l’action. Tandis que Burl, lui, réfléchissait bel et bien. C’était là un phénomène lourd de conséquences.

Suivant la rivière, il reprit sa marche vers l’amont. Tous ses sens étaient aux aguets. Des libellules gigantesques, aux couleurs tapageuses, voguaient dans la brume. De temps en temps, une sauterelle fendait l’air dans un bond fantastique. Ou bien c’était une guêpe qui se précipitait sur sa proie, ou encore une abeille inquiète qui s’épuisait à chercher du pollen dans cet univers quasi dépourvu de fleurs.

Burl marchait d’un pas vif. Quelque part derrière lui, un léger bruit se fit entendre. Comme la source en était très lointaine, Burl n’y prit pas garde. Le jeune homme avait le point de vue limité d’un enfant. Ce qui était proche était important, ce qui était éloigné ne l’était pas.

Pourtant, Burl était en danger. Ce faible crissement était produit par des myriades de cliquetis. C’était le fond sonore continu qui accompagnait une armée de fourmis en marche. Les sauterelles terrestres étaient de bien piètres prédateurs, comparées aux fourmis guerrières de la planète oubliée.

Sur Terre, les sauterelles et leur appétit vorace avaient autrefois compté parmi les pires calamités qui accablaient les hommes de l’Antiquité. Ici, sur les basses terres, le type de végétation – fongoïdes et choux géants – avait permis aux sauterelles de se multiplier, mais pas au point de se muer en plaie. Les fourmis guerrières, en revanche…

Mais Burl ne se souciait pas du bruit qu’il avait si vaguement entendu. Tout en cheminant d’un pas vif, le jeune homme fouillait du regard le paysage hérissé de champignons dans l’espoir d’y découvrir de la nourriture et des débris susceptibles de lui tenir lieu d’armes et de vêtements. Ses problèmes alimentaires furent bientôt résolus : un taillis de champignons comestibles se dressait devant lui.

Comme d’habitude, il ramassa plus de nourriture qu’il n’était nécessaire avant de poursuivre sa route en grignotant machinalement un morceau de champignon.

Il ne tarda pas à déboucher sur une plaine parsemée d’étranges monticules formés par des champignons qu’il n’avait encore jamais vus et qui étaient en train de mûrir : un peu partout, en effet, des hémisphères rouge sang crevaient le sol, pressés d’atteindre la lumière. Il examina le phénomène avec curiosité, tout en se gardant bien de toucher à ces champignons-là. Pour lui, l’inconnu était toujours synonyme de danger. Ayant d’ailleurs d’autres préoccupations en tête – trouver des armes et des vêtements –, il ne s’éternisa pas.

Survolant la plaine, une guêpe transportait un lourd fardeau sous son ventre noir barré d’un trait rouge. Il s’agissait de la gigantesque descendante de la guêpe des sables – qui ne différait de ses lointains ancêtres terrestres que par la taille. Elle emportait vers son nid souterrain une chenille paralysée. Burl la vit piquer soudain vers le sol comme une flèche, soulever une lourde pierre plate et, abandonnant sa proie, disparaître dans un puits qui ne devait pas mesurer moins d’une bonne quinzaine de mètres de profondeur.

L’insecte inspectait manifestement son nid. Probablement satisfaite, la guêpe émergea au bout de quelques secondes pour disparaître aussitôt dans son trou, tirant sa proie derrière elle. Burl, qui se hâtait de traverser la plaine boursouflée par les éruptions de champignons, ignorait ce qui se passait sous la terre. Il n’en vit pas moins la guêpe ressortir et, balayant sable et cailloux, reboucher soigneusement le puits.

La guêpe avait paralysé une chenille, l’avait transportée dans son nid et avait pondu sur elle un œuf avant de sceller l’orifice du puits. Bientôt, l’œuf se transformerait en une larve qui aurait à peine la taille de l’index de Burl et qui, enfouie sous la terre, se gaverait de la chenille vivante mais sans défense. Une fois grande et grasse, la larve se tisserait un cocon à l’intérieur duquel elle dormirait d’un long sommeil avant de se réveiller, insecte parfait, et de creuser son chemin vers l’air libre.

À l’extrémité de la plaine, Burl rencontra une forêt de champignons tels qu’il en avait déjà vu la veille et qui singeaient les arbres qui ne pouvaient croître sur les basses terres. Des simulacres de branches jaunâtres pleuraient à partir de leurs troncs renflés. De-ci de-là, une vesse-de-loup piriforme, haute de trois à quatre mètres, n’attendait qu’un effleurement pour projeter aux alentours un tourbillon de poussière impalpable.

C’était une zone dangereuse mais, tout en grignotant pensivement ses champignons, Burl avançait toujours d’un pas vif.

Derrière le jeune homme, le crissement avait à peine augmenté de volume. Pourtant les fourmis guerrières avançaient par millions. Elles escaladaient tous les monticules et descendaient dans tous les ravins. Leurs antennes s’agitaient sans répit. Leurs mandibules menaçantes étaient tendues. Chacune d’entre elles mesurait vingt-cinq centimètres de long. Une seule de ces créatures blindées et intrépides aurait fait battre en retraite un homme nu et désarmé. Arrivant par millions, les fourmis représentaient une mort certaine.

Devant la horde menaçante s’étendait un univers de vie grouillante. Cependant, insectes et végétaux – tout ce qui ne pouvait fuir devant l’armée en marche – était condamné.

Les guerrières progressaient à un rythme soutenu tandis qu’un chœur de stridulations aiguës accompagné de crissements de plus en plus secs soulignait leur avance implacable.

Les grosses chenilles inoffensives qui se prélassaient sur les choux géants entendirent bien l’ennemi arriver. Mais elles étaient trop stupides pour s’enfuir. Les hordes noires recouvrirent les végétaux exubérants. Des mandibules voraces déchiquetèrent les flasques masses de chair graisseuse qui se débattaient sans espoir.

Les abeilles défendaient l’entrée de leurs ruches monstrueuses à coups d’aiguillon à venin ponctués de frénétiques battements d’ailes. Les papillons de nuit prenaient leur envol en plein jour, éblouis, aveuglés. Mais rien ne pouvait résister à ces hordes d’insectes impitoyables qui empestaient l’acide formique et ne laissaient que ruine et désolation sur leur passage.

Les tarentules elles-mêmes tombaient devant l’envahisseur. Elles en tuaient beaucoup se livrant à un baroud d’honneur désespéré. Mais les fourmis pouvaient tout anéantir – absolument tout – simplement grâce à leur nombre et à leur férocité.

Seules les araignées tisseuses restaient impassibles au fond de leurs pièges énormes, tranquilles dans leur certitude que personne ne pourrait grimper le long de leurs toiles gluantes.

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