QUATRIÈME PARTIE

L’ambition est-elle un poison ? Le Phylum est-il maudit pour avoir voulu courir après le pouvoir et la réussite individuelle ?

Les sociétés primitives avaient la sagesse de mettre le peuple en garde contre la quête du pouvoir divin, sauf par le biais de l’esprit, de l’art, de l’aventure et du chant. Nos ancêtres n’avaient pas l’ambition de plier la Nature à leurs caprices.

Certes, l’existence était rude sur la Vieille Terre, surtout pour les femmes. Mais il y avait des compensations : l’harmonie, la stabilité. On savait qui on était et comment on s’intégrait au dessein universel. Autant de richesses que nous avons perdues en nous embarquant pour le « progrès ».

Le savoir et la sagesse s’excluraient-ils mutuellement ? On dirait parfois que plus on en sait, moins on comprend, et je ne suis pas la première à m’interroger à ce sujet.

« Lysos et ses adeptes écoutent le chant des sirènes du pastoralisme, comme ces romantiques qui rêvaient d’un Âge d’or mythique et cherchaient une sérénité illusoire. » À cette récente critique je réponds : faut-il pour autant renoncer ?

Nous créons, grâce à une technologie avancée, les conditions d’un monde stable… où on cessera de l’utiliser. Je suis bien consciente de ce paradoxe, mais revenons à nos moutons : les êtres humains sont-ils condamnés à l’insatisfaction ? À vouloir une chose et son contraire : devenir des dieux tout en restant les enfants chéris de la nature ?

Que la première de ces quêtes demeure le destin chaotique, frénétique, des forcenés du Phylum. Nous avons opté pour une relation plus chaleureuse, moins antagoniste avec le Cosmos.

Extrait de Ma vie, de Lysos.

Chapitre XXVI

Ce ne fut ni l’épuisement ni la douleur ni même l’anesthésique à l’odeur piquante qui lui fit perdre conscience, mais le découragement. De lointaines sensations lui disaient que le monde continuait à tourner : des cris angoissés, des coups de feu, puis des hurlements de triomphe et de désespoir. Elle était environnée de sons. Aucun ne parvint à la réveiller.

Il y eut des bruits de pas. On l’entoura et la douleur des soins remplaça celle de l’écrasement. Elle resta inerte. Une querelle éclata. Elle perçut distraitement que plusieurs factions s’opposaient sans qu’aucune l’emportât sur les autres.

On la souleva sans violence et on l’emmena par des boyaux obscurs. Bercée par un mouvement de roulis, gémissant à chaque heurt, les nerfs tendus comme la corde d’un arc, elle se dit abstraitement qu’on ne lui voulait pas de mal. On faisait attention à elle. Ça devait vouloir dire quelque chose.

Mais s’ils pouvaient s’en aller, la laisser mourir !

Seulement la mort ne vint pas. Au contraire. On la tourna dans tous les sens, on la tâta, on la drogua, on l’entailla et on la recousit. Finalement, ce fut la plus simple des sensations qui fit renaître en elle une vague volonté de vivre.

Des crêpes.

Une délectable odeur de crêpes lui chatouillait les narines, la faisant saliver. Elle ouvrit les yeux.

Une pièce claire. Un plafond ivoire, bordé de moulures blanches. Des murs de neige. Son esprit embrumé par toutes les drogues qu’on lui avait administrées se mit à jouer sur la surface blanche et y porta des dessins abstraits, rythmiques. Elle poussa un gémissement et ferma les yeux.

Mais elle ne pouvait fermer son nez à l’odeur alléchante. Ou ses oreilles au grondement de son estomac. Et aux paroles.

— Alors, tu t’décides à r’gagner l’monde des vivants ?

Maïa tourna la tête et souleva une paupière. Une petite femme brune apparut, d’abord floue puis plus nette.

— J’croyais pourtant t’avoir dit d’plus t’faire taper sur la tête ! Enfin, au moins, tu t’es pas noyée, cette fois.

— J’aurais dû… me douter… que vous vous en sortiriez, coassa Maïa au bout de plusieurs essais.

— Tu vois, j’suis increvable, fit Naroïne avec un sourire. Comme toi, gamine… Sauf que toi, t’es maso.

Maïa lâcha un soupir. La présence de la boscotte-policière réveillait en elle de sourdes douleurs, malgré toutes les drogues qui endormaient son corps.

— Vous avez pu… contacter… votre patronne ?

— Quand on nous a récupérées, j’ai pris quelques initiatives, répondit Naroïne en secouant la tête. J’ai d’mandé qu’on m’renvoie un peu l’ascenseur, j’ai passé des marchés. Dommage qu’on soit pas arrivées plus tôt, quand même.

— Ouais. Dommage, fit-elle dans un tourbillon de pensées.

— Au cas où ça t’intéresserait, les toubibs disent que tu vas t’en tirer. Ils ont dû un peu couper par-ci, raccommoder par-là, et ils t’ont branché une sangsue agone sur l’crâne, alors t’refais pas taper d’sus tout d’suite.

— Une… sangsue ?

Elle avait le bras lourd comme du plomb, mais elle parvint à le lever et à le plier. Ses doigts palpèrent un petit objet carré, pas plus gros que son pouce, au-dessus de son front.

— À ta place, j’y toucherais p…, commença Naroïne alors que Maïa infligeait une secousse involontaire à l’objet.

Tout ce qui lui paraissait trouble et délavé se para soudain de vives couleurs, brusque clarté qui s’accompagna d’une douleur fulgurante. La main de Maïa retomba sur le drap.

— J’t’avais prévenue. Enfin, tout l’monde y flanque au moins un coup. J’ai dû l’faire aussi, quand j’avais ton âge.

Le brouillard revint, mais elle l’accueillit cette fois comme une bénédiction. Elle se souvint que l’on mettait parfois des sangsues aux blessés. « Je dois être plus atteinte que je n’en ai l’impression », se dit-elle. La brève rupture du système lui avait dévoilé une sensation plus redoutable que la souffrance physique : un chagrin dévastateur.

— Tu t’sens comme une zombie, pas vrai ? fit Naroïne. Ça ira bientôt mieux. Tu devrais déjà r’trouver certaines sensations.

— Je… perçois des odeurs…

— Ah, fit Naroïne, radieuse. Ce s’rait-y qu’t’aurais faim ?

C’était bizarre. Son estomac criait famine, comme inconscient de la nausée qui régnait dans le reste de son corps.

— Euh… Oui…

— C’est bon signe. La bouffe est pas dégueu sur le Gentilleschi. Je r’viens tout d’suite.

Elle se leva et s’éloigna. Elle allait trop vite pour que Maïa la suive des yeux, d’autant que ses paupières se fermaient durant des intervalles de plus en plus longs. Elle s’efforça de les rouvrir en voyant Naroïne se retourner et articuler des paroles à peu près incompréhensibles.

— Ah… oublier. Un mot… p’tit copain… ta sœur… table chevet. Suppose… contente… savoir… bien sortis.

« Ces mots devaient avoir un sens », se dit Maïa alors qu’ils lui entraient par les oreilles et trouvaient une résonance en elle. Quelque part, un écrasant fardeau d’angoisse se mua en soulagement. Mais l’émotion était trop forte. Le sommeil s’empara d’elle, et c’est à peine si elle entendit la suite.

— Y en a pas beaucoup dans c’cas, malheureusement.

Les yeux de Maïa demeurèrent clos et le monde resta dans le noir pendant une longue période de calme.

Une femme était penchée sur elle et lui tâtait doucement le crâne. Il y eut de petits déclics, et Maïa se recroquevilla sous la houle de sensations qui l’assaillaient.

— Alors, comment ça va ? demanda la femme de ce ton compétent qu’ont les doctoresses.

— Je… ça va.

— Bien. Jetons un coup d’œil à notre ouvrage.

Elle releva la blouse de Maïa, dévoilant une surface de peau violacée et des sutures livides qu’elle observa avec un calme intérêt. La doctoresse fit claquer sa langue, émit quelques bruits apaisants, peu compromettants, et repartit.

Maïa entendit le clapotis de l’eau sur une coque laminaire et vit qu’une grande femme d’allure martiale, portant l’uniforme d’une milice du continent, montait la garde à sa porte, devant une série de panneaux solaires. L’allure imperturbable du navire indiquait à la fois qu’il faisait beau dehors et le degré de technologie qui avait présidé à sa construction. C’était un bâtiment destiné au gratin de Stratos.

« Mais celui qu’il était venu chercher avait trouvé son propre véhicule, et presque réussi à s’enfuir. »

La blessure était encore trop fraîche. Et ce qui faisait le plus mal dans l’image qui s’était gravée en elle comme au fer rouge, c’était l’extraordinaire beauté de l’explosion. Un feu d’artifice multicolore sur fond de ciel bleu. Ça n’avait pas le droit d’être si beau ! Des larmes lui brûlèrent les yeux et coulèrent silencieusement sur ses joues.

Ses derniers instants de conscience n’avaient pas plus de substance qu’un rêve. Avait-elle vraiment vu Naroïne ? Elle avait parlé d’une lettre… Sur sa table de chevet, Maïa vit un pli cacheté à la cire. Elle tendit maladroitement la main pour la prendre, paya cet effort d’un reflux de la douleur, mais elle lut son nom griffonné sur le papier.

« Un mot de Brod et de Leie », se rappela-t-elle avec un soulagement terne, abstrait. Deux personnes qu’elle aimait étaient en vie. Ça atténuait un peu la tristesse et le sentiment d’injustice ancrés en elle et prêts à émerger dès que diminuerait la dose d’analgésique que la sangsue agone instillait en elle.

Elle n’y voyait pas encore assez pour lire, aussi se contentait-elle de caresser le message lorsque Naroïne reparut.

— Ah, t’es d’nouveau parmi nous ! T’as loupé le p’tit déj. Prête à r’faire une tentative ?

Elle disparut sans attendre la réponse. « Je ne l’avais donc pas imaginée », se dit Maïa, en commençant à s’interroger. Pourquoi était-elle ici ? Et d’abord, où était-ce, ici ? Et pourquoi jouait-elle à la garde-malade avec une estivienne de rien du tout ? Elle avait sûrement plus urgent à faire, non ?

« Sauf que… j’ai violé tant de Lois, vu tellement d’endroits et de choses que je n’aurais pas dû voir et dont le Conseil ne veut pas que le public soit informé…»

On frappa à nouveau. La porte s’ouvrit cette fois devant une jeune fille portant un plateau. Maïa écarquilla les yeux.

— Où dois-je poser ça, Madame ? demanda la nouvelle venue.

Sa voix était plus douce et un peu plus haute, mais à part cela identique à la dernière que Maïa avait entendue. Son visage était une version plus jeune du dernier qu’elle avait vu.

— Des clones…, murmura-t-elle. Un clan policier ?

La jeune fille était un peu plus jeune que Maïa. Une cinq-ans d’hiver… Pourtant, son sourire avait un peu de l’assurance nonchalante de Naroïne. Elle posa le plateau au bord du lit et aida Maïa à s’adosser à ses oreillers.

— De détectives, rectifia-t-elle. Indépendantes, et spécialisées dans le travail sur le terrain en solitaire. Nous ne nous montrons jamais ensemble hors de la citadelle, mais on m’a envoyée en urgence dès réception du blip de Naroïne.

Ça alors… Elle parlait comme dans les grands clans, elle n’avait aucune des cicatrices de Naroïne, mais dans ses yeux brillait la même lueur. Ce devait être une sacrée famille.

— Si vous renoncez à votre couverture, c’est que vous ne pensez pas que je constitue une menace pour vous, risqua Maïa.

— Non, Madame. On m’a dit de vous parler franchement.

« Ben voyons. Comment pourrais-je leur nuire ? » Maïa faisait confiance à Naroïne pour tirer des ficelles afin que sa prochaine cage fût la plus agréable qu’elle eût jamais occupée. De là à la laisser se balader sur Stratos et crier sur tous les toits ce qu’elle savait…

La cinq-ans déplia les pieds du plateau, le plaça devant elle et souleva le couvercle. Il n’y avait pas de crêpes, mais un bol de bouillie, plus approprié sur le plan médical. Le parfum qui en montait était si violent que Maïa faillit s’évanouir. Elle saisit le gobelet de jus d’orange entre ses mains tremblantes. Il avait un goût de paradis.

— Je suis dehors, dit la jeune hivernienne. Appelez-moi si vous voulez quelque chose.

Maïa répondit d’un grognement. S’appliquant à contrôler ses tremblements, elle porta une cuillerée de bouillie à sa bouche. Tandis que son corps frissonnait des Plaisirs animaux du goût et de se rassasier, une partie de son esprit gardait ses distances et réfléchissait. « J’aurais dû m’en douter. Naroïne était foutument trop compétente pour n’être qu’une var. »

Tôt ou tard, elle serait bien obligée de faire la liste de tout ce qu’elle avait perdu et du peu qu’elle avait gagné, mais le plus tard serait le mieux. À chaque jour suffisait sa peine, et elle n’avait pas encore les idées assez claires.

Elle mourait de faim, mais elle ne put avaler plus de la moitié de son repas tant elle était épuisée. Elle n’avait plus regardé une seule fois sa lettre, mais elle restait en contact physique avec elle, comme une noyée accrochée à une planche.

Quand elle se réveilla, il faisait nuit. La pâle lumière de sa lampe de chevet dispersa des bribes de rêves. Elle était en sueur et en même temps elle avait la chair de poule. Ses pensées, un instant concentrées et cohérentes, se dispersaient un moment plus tard telles des feuilles au vent.

Par association d’idées, elle songea au vieux Bennett qui ratissait les feuilles à la citadelle de Lamatie. « Qu’aurait-il pensé de tout ce que j’ai vu ? » Il n’était probablement plus de ce monde. Ça valait peut-être mieux, Maïa ayant involontairement livré aux ultraréactionnaires de l’Église et du Conseil ses derniers vestiges d’espoir, le rêve secret que les hommes se transmettaient de génération en génération, comme s’ils pouvaient jamais connaître la pérennité des clones…

Renna, Bennett, Leie, Brod, les rades, les hommes du Manitou… Et la liste de ceux qu’elle avait trahis n’était pas close. « Arrête, se dit-elle. Les cartes étaient truquées. Ne te reproche pas des choses auxquelles tu ne pouvais rien. » Mais autant ordonner aux vents et aux vagues de se figer. Elle ne pouvait se débarrasser de cette culpabilité diffuse.

Maïa s’aperçut qu’elle tenait toujours la lettre. Des fragments de cire rouge parsemaient ses draps. Elle approcha le papier de la lumière et déchiffra une écriture fine et fluide.

« Chère Maïa,

J’aimerais être près de toi, mais il paraît qu’on a besoin de nous ici. Je cornaque une bande de grosses légumes dans le Centre de Défense. À voir la tête qu’elles font, je déduis que beaucoup de Mères, à Caria, et pas des moindres, ignoraient tout ce qui se passait ici. Leie n’a pas une minute à elle…»

Une émotion trop longtemps contenue reflua en elle. Elle fut secouée par un sanglot et ses yeux s’embuèrent.

« Leie n’a pas une minute à elle. Elle leur fait des démos de « mur d’images », mais nous ne t’arrivons pas à la cheville dans ce domaine et nous attendons avec impatience de pouvoir en parler avec toi, dès que tu iras mieux.

« On a dû te mettre au courant des derniers événements et il faut que je me dépêche : le Gentilleschi ne va pas tarder à t’emmener. Donc, voici ce qui m’est arrivé :

« Ne te voyant pas revenir une heure avant l’aube, j’ai remonté le câble, comme tu me l’avais fait promettre. Puis, juste après le lever du soleil, des combats ont éclaté sur les bateaux au mouillage dans le lagon. J’ai su plus tard que c’étaient les rades que tu avais aidées à s’évader. »

Maïa cilla. Elle n’avait pas eu l’occasion de mettre à exécution la promesse qu’elle avait faite à Thalla. À moins que celle-ci n’ait crocheté les serrures de leurs chaînes avec ses petits ciseaux et attiré les gardes à l’intérieur ? Mystère…

« Ça avait l’air bien parti, au début, mais les pirates ne leur ont pas laissé le temps de hisser les voiles. Il y a eu des coups de feu, et quelques rades se sont enfuies dans un canot après avoir incendié les deux navires.

« Le moment semblait mal choisi pour descendre. Je me rongeais les sangs en me demandant ce qui avait pu t’arriver, et puis, à l’est de la dent, j’ai vu la flottille qui venait d’Hasley : il y avait le vieil Audacieux qui était de service quand j’étais là-bas, le Morse et l’Otarie ! Je suppose que la guilde en a eu plein le dos de ses anciennes clientes et a décidé de régler quelques comptes.

« Je suis retourné en cavalant comme un fou casser un miroir dans la salle de bains et j’ai fait des signaux lumineux aux bateaux pour les prévenir de ce qui les attendait. Ils ont été accueillis à coups de feu, mais l’Otarie a réussi à passer, et puis tout le monde est arrivé !

« Il y avait deux bâtiments exhibant des bannières de Temples et des croiseurs rapides de la Police commerciale d’Ursulaborg. J’ai appris par la suite que c’était Naroïne qui les avait fait venir parce que c’étaient des fliques régionales, honnêtes, sans lien avec le Conseil.

« Tout ce monde-là se bousculait pour entrer dans le lagon et de la fumée commençait à monter du sanctuaire quand un énorme zep’lin est arrivé. Alors je suis descendu par le treuil juste à temps pour m’assurer qu’il n’y avait pas de malentendu, que les Mères du Temple, les fliques de Naroïne et les gens de ma guilde étaient tous du même bord.

« Il nous a fallu du temps pour mettre les dernières pirates en déroute – quelles sacrées bagarreuses ! – et on leur a couru après pendant qu’elles te couraient après…»

La vue de Maïa se brouilla. Le récit de Brod avait beau être palpitant, elle avait la tête comme un melon. Elle attendit d’avoir retrouvé quelques forces et reprit sa lecture.

« C’était le foutoir devant l’amphithéâtre où les hommes du Manitou avaient combattu les pirates. Heureusement, il y avait des toubibs, et ils se sont occupés des blessés.

« J’ai eu la trouille de ma vie en voyant Leie par terre. J’ai cru que c’était toi. Elle avait juste pris un coup sur la tête. Elle voulait partir à ta recherche, mais on m’a dit de l’emmener respirer dehors, et les pros de Naroïne ont pris la direction des opérations à partir de là.

« On sortait quand un coup de tonnerre nous a flanqués par terre. On a levé le nez et on a vu le lanceur cracher sa navette spatiale… et ce qui s’est passé après.

« Je suis désolé, Maïa. J’imagine ce que tu as ressenti quand tu as vu ton ami étranger exploser. Ça a dû te faire un mal de chien, comme quand on a sorti ton pauvre corps et que j’ai cru que tu étais mourante. »

À nouveau, Maïa eut l’impression que son cœur allait se briser. « Merci, mon vieux Brod », se dit-elle. C’était la chose la plus romantique qu’on lui eût jamais dite.

« Nous avons attendu dehors pendant que les religieuses-toubibes t’opéraient (au fait, d’où sortent-elles ? C’est toi qui les as appelées ?). Tout le monde nous interrogeait en même temps, et ce n’est pas fini. D’autant qu’il arrive sans arrêt de nouveaux bateaux et de nouveaux zeps.

« La barbe, on m’appelle ! Bon, je t’enverrai d’autres nouvelles plus tard. Remets-toi vite, Maïa. On a besoin de toi pour savoir quoi faire, comme d’habitude.

« Avec une affection toute hivernale, ton ami et compagnon de bord,

« Brod. »

Il y avait un post-scriptum d’une autre main… des pattes de mouche que Maïa reconnut aussitôt.

« Salut, frangine. Tu sais que je n’aime pas écrire, mais bon : on fait équipe. Te rejoindrai où qu’on t’emmène. Compte sur moi. Bisous, L. »


Maïa relut les derniers paragraphes, glissa la feuille sous son oreiller, tourna le dos à la lumière et s’endormit. Cette fois, ses rêves furent moins tristes et moins désolés.

Le lendemain, on l’amena sur le pont en chaise roulante. Une demi-douzaine d’autres éclopées à divers stades de convalescence prenaient l’air sous la garde de deux miliciennes. Hullin, la jeune clone de Naroïne, lui dit que les autres étaient trop mal en point pour monter sur le pont du yacht aux ailes blanches. Les hommes blessés étaient à bord de l’Otarie, qui suivait un trajet parallèle au leur. Hullin ignorait ce qu’étaient devenus les hommes du Manitou qui avaient survécu aux combats mais lui promit de se renseigner. Elle savait seulement que plusieurs étaient morts entre les mains des toubibes peu habituées à soigner les blessures par balle.

Cette nouvelle laissa Maïa prostrée, jusqu’au moment où un fauteuil roulant se glissa près d’elle.

— Salut, Pu-pucelle… Ça fait Plaisir de t’revoir.

La peau noire de la rade semblait décolorée, comme anémiée, et sa voix naguère enjôleuse avait perdu tout son charme.

— Ce n’est pas comme ça que je m’appelle, lança Maïa. Pour le reste, ça ne te regarde pas et ça ne t’a jamais regardé.

Kiel essuya la rebuffade avec placidité.

— Eh ben… salut, Maïa.

— Salut, fit Maïa, un peu confuse de sa sortie. Contente de voir que tu t’en es tirée.

— Et moi donc ! On dit que la survie est la seule fleur que la Nature puisse faire aux prisonnières dans notre genre.

Maïa n’était pas d’humeur à philosopher et le lui fit comprendre en gardant le silence. Kiel accusa réception du message en s’éloignant avec un soupir. Maïa avait des questions à lui poser, mais son esprit était, comme son corps, encore trop endolori pour supporter des secousses brutales.

Un peu avant le déjeuner, l’ennui finit par avoir raison de sa mauvaise humeur. Maïa relut la lettre de Brod et de Leie en se demandant ce qui se cachait entre les lignes. Elle devinait des tensions et des alliances, explicites ou non. Des fliques régionales, des Prêtresses ? Agissant sans l’accord de leurs patronnes de Caria ? Ne s’étaient-elles alliées aux Pinnipèdes que pour balayer une bande de pirates, ou à plus long terme ?

Et quid des rades de Kiel, des Perkies et des Mères des clans spécialisés dans la Défense qui entretenaient la base secrète – enfin, secrète, maintenant… – de Botjelli ? Elles devaient redouter de voir changer l’ordre des choses, et avoir des revendications à élever.

Et encore… la situation aurait été sûrement plus explosive – quel mot mal choisi ! – si l’objet du litige ne s’était volatilisé sous les yeux de tout le monde. Sa disparition avait peut-être contribué à apaiser les esprits surchauffés. Au moins les tueries avaient-elles cessé, pour l’instant.

Tout cela était trop compliqué pour elle, dans son état actuel. Ce fut un soulagement quand une surveillante la ramena dans sa chambre. Elle mangea, fit une longue sieste, et quand Naroïne vint la voir, un peu plus tard, elle se sentait presque en mesure de fournir un effort de réflexion minimal.

L’ex-boscotte lui tendit une pile de minces livres reliés.

— Le commodore des Pinnipèdes nous les a fait apporter avant notre départ, pour toi, quand tu irais mieux.

Maïa la regarda. Sans aller jusqu’à dire qu’elle s’exprimait avec distinction, elle ne parlait plus avec la rugosité qu’elle affectait en mer. Maïa passa la main sur le livre du dessus et l’ouvrit. Elle vit aussitôt de quoi il s’agissait.

« Le jeu de la Vie. À quoi bon ? »

Pourtant, l’odeur, le toucher des minces pages de papier toilé étaient voluptueux. L’ouvrage était illustré d’innombrables figures qui titillèrent sa conscience.

— Je me suis souvent dit que pour certains hommes, ça devait être comme une drogue. C’est l’effet que ça te fait ? demanda Naroïne avec un intérêt sincère, respectueux.

Maïa mit quelques secondes à répondre.

— C’est magnifique.

Elle avait la gorge trop nouée pour ajouter un mot de plus.

— Mouais. Avec tout le temps que j’ai passé parmi eux, on pourrait croire que je m’y serais mise, moi aussi. Eh ben, non. J’aime bien les hommes. Je m’entends bien avec eux. Mais les goûts et les couleurs, ça se discute pas, hein ? Enfin… Mon passé de navigatrice me donnait une bonne couverture pour embarquer sur le Wotan, où je t’ai rencontrée, fit-elle en s’asseyant au bord du lit de Maïa. Il faisait du cabotage le long de la côte ; ça me permettait de fouiner un peu partout.

— Pour retrouver un étranger disparu ?

— Lysos, non ! s’esclaffa-t-elle. Il avait déjà été enlevé à l’époque, mais ce n’était pas le problème de mon clan.

— La poudre bleue ! s’exclama Maïa en songeant à l’intérêt que Naroïne avait porté aux événements de Lanargh.

— C’est ça. Toutes les deux ou trois générations, des groupes s’amusent à fourguer cette came le long de la côte. On gagne un joli paquet en mettant fin au trafic.

Évidemment. Ce qui avait paru urgent à une var comme elle l’était évidemment moins pour les patientes ruches stratoïnes.

— Cette poudre serait donc sur le marché depuis longtemps. Laissez-moi deviner… Chaque fois qu’elle réapparaît, elle cause un peu moins de désordre que la fois précédente.

— Exact. Après tout, les amorces d’hiver n’ont pas d’effets génétiques. Les mâles qui réagissent le moins à la drogue ont simplement plus de chances de rester calmes et de transmettre ce caractère à leurs enfants d’été. Chaque résurgence est moins forte que la précédente, donc plus facile à réprimer.

— Alors, pourquoi cette poudre est-elle illégale ?

— Elle provoque des accidents et de la violence en période de calme. Elle donne un avantage injuste aux clans riches sur les pauvres. Et puis, elle a été créée dans un but particulier.

— Il peut… parfois être utile d’avoir des hommes…, fit Maïa en battant des paupières.

— … qui pètent le feu, même quand la saison du givre bat son plein. T’as pigé.

— L’Ennemi. On s’est servi de ce truc pendant la Défense.

— C’est ce que je crois aussi. Lysos respectait Maman Nature. Écarter un caractère, c’est une chose, mais s’en débarrasser… Mieux vaut le ranger dans un tiroir d’où on pourra le retirer si nécessaire.

« Les dirigeantes du Conseil ont dû inonder Stratos de cette poudre pendant la bataille contre l’Ennemi », se dit Maïa.

Faisant de tous les hommes des guerriers, complétant les dons et la stratégie des femmes par une furie sans égale dans l’univers, décuplant la puissance de la colonie…

« Seulement, qu’est-ce qui s’est passé après la victoire ? »

Les hommes de bien avaient dû renoncer à la poudre de leur plein gré. Ou au moins garder la tête froide. Mais il y a toutes sortes d’hommes. On voyait très bien comment les Rois avaient pu tenter leur putsch dans la confusion suivant la guerre, avec des drogues comme celle de Tizbé à portée de main. « Mais était-ce une raison pour trahir les Gardiens de Botjelli ? »

Le Conseil ne faisait rien sans raison, Maïa le savait.

— Je suppose que votre mission avait changé, lors de notre seconde rencontre, fit-elle pour inciter Naroïne à poursuivre.

— J’avais entendu des trucs bizarres, reprit celle-ci. Des mercenaires à qui on faisait des offres de service, plus bas sur la côte. Des rades qui se regroupaient du côté de cap Grange. Alors j’ai cherché un boulot dans le secteur.

— Vous ne soupçonniez pas Baltha…, risqua Maïa.

— D’être passée dans le camp des pirates ? Eh non. En y repensant, j’aurais pu m’en douter, mais crois-en mon expérience, gamine, ça sert à rien de se reprocher des choses qu’on pouvait pas empêcher, du moment qu’on a fait ce qu’on pouvait.

Maïa pinça les lèvres. C’était exactement ce qu’elle se répétait, mais à en juger par l’expression de Naroïne, ça ne devenait pas beaucoup plus facile à croire avec l’âge.

Elle apprit ce soir-là qui avait survécu et qui était mort.

Etaient morts Thalla, le capitaine Poulandres, Baltha, Kau, la plupart des rades, des pirates et des hommes du Manitou, y compris le navigateur qui les avait aidées, Leie et elle, à élucider l’aveuglant mystère du mur cosmique. C’était une véritable hécatombe. Même Naroïne, qui en avait vu de toutes les couleurs, était impressionnée par le nombre des victimes. « C’est à ça que ressemble la guerre ? » se demanda Maïa. Pour la première fois, elle comprenait ce qui avait pu pousser les Fondatrices à des choix aussi draconiens. Elle était pourtant résolue à empêcher les militantes perkinistes de s’emparer de cette histoire, à faire en sorte que la vérité soit connue de tous. Poulandres et ses hommes n’avaient pas été pris de folie meurtrière. Ils avaient été contraints de se battre.

Et alors ? Il s’en trouverait sûrement pour désigner Renna comme le porteur du fléau, pour l’accuser d’avoir, par sa simple présence, réveillé les pires instincts des Stratoïns. Maïa savait que ça revenait à faire porter le chapeau à la victime. Mais on pouvait très bien présenter l’histoire sous cet angle.

Après le dîner, Hullin la poussa sur le pont-promenade et Maïa rencontra Kiel à nouveau. Elle la vit cette fois sans le voile du ressentiment. La rade avait tout perdu, ses plus proches amies, sa liberté, l’espoir de voir triompher sa cause. Du coup, Maïa se montra plus compatissante. Elle lui tendit la main dans un geste de consolation et de pardon. L’énergique, l’indomptable Kiel en fut si émue qu’elle éclata en sanglots.

Plus tard, l’horizon se mit à scintiller, à l’ouest. Maïa compta cinq, six… dix balises dont les éclairs illuminaient l’océan à des kilomètres à la ronde. Se rappelant les cartes qu’elle avait étudiées, elle reconnut les cadences et les couleurs des célèbres sanctuaires-phares de la côte Méchante, et leurs noms lui revinrent : Conway, Ulam, Turing, Gardinier… Et loin derrière la balise de Plisson, une poussière de diamant qui était Ursulaborg dans sa splendeur nocturne.

On l’emmena dans un Temple. Pas le grandiose édifice de marbre qui dominait la cité, au nord, mais une modeste retraite tapie au milieu d’un hectare de bois dûment clôturé, à plusieurs kilomètres de l’industrieuse métropole. L’atmosphère rurale était une illusion minutieusement entretenue par les clans, petits mais prospères, du voisinage. Des ruisseaux couraient entre les jardins, les meules de paille, les moulins à vent et les petits ateliers. C’était un endroit où des générations de filles pourraient jouer, grandir et vaquer tranquillement à leurs occupations, confiantes en un avenir où le changement n’interviendrait au pire qu’avec lenteur.

Le domaine était assez rébarbatif. Le Temple arborait les symboles classiques du culte de Mère Stratos et des Fondatrices. Pourtant, Maïa soupçonnait que tout n’était pas aussi orthodoxe. Des vigiles patrouillaient le long du mur d’enceinte. Une tension presque électrique démentait l’atmosphère sereine.

À part Naroïne et sa jeune parente, aucune des femmes ne se ressemblaient.

Les lugars portèrent le palanquin de Maïa vers une maison de bois sans prétention, entourée d’une véranda en planches, à l’écart du Temple. La toubibe qui avait soigné Maïa à bord du Gentilleschi conférait avec deux autres femmes, une grande Prêtresse à l’air sévère et une archi-diaconesse rondouillarde. Naroïne fit rapidement le tour de la maison pour s’assurer de sa sécurité et Hullin inspecta l’intérieur. Elles se retrouvèrent près du porche et échangèrent un regard satisfait.

Une sœur infirmière aida Maïa – que son genou et son côté faisaient toujours souffrir – à descendre du palanquin puis à entrer. Elle fit halte devant la Prêtresse qui s’inclina pour la regarder dans les yeux. Son visage avait quelque chose d’étrangement masculin entre les arcades sourcilières et les pommettes et son menton osseux, mais il était parfaitement glabre, et quand son expression austère s’éclaira d’un sourire chaleureux, Maïa douta de son diagnostic.

— Tu es ici chez toi, mon enfant. Tu y seras en paix, jusqu’au moment où tu décideras de partir.

La diaconesse soupira comme si cette promesse lui paraissait difficile à tenir. Malgré son épuisement, Maïa eut l’impression d’en avoir appris plus qu’elles ne le souhaitaient.

— Merci, souffla-t-elle, et les infirmières l’emmenèrent dans une chambre donnant sur un jardin agrémenté d’un bassin.

Maïa eut vaguement conscience qu’on l’aidait à se glisser dans des draps d’un blanc de neige, puis elle s’endormit, bercée par le clapotis de l’eau et le vent dans les branches.

Quand elle se réveilla, elle trouva près de son lit les livres que lui avait offerts la guilde des Pinnipèdes, une boîte et un message. Maïa le lut : « Je serai absente un moment, flocon.

Hullin veillera sur toi. Ces gens sont peut-être un peu barjos, mais pas mal dans l’ensemble. À bientôt. Naroïne. »

Bon, son départ n’était pas une surprise. Maïa s’était demandée pourquoi elle restait si longtemps près d’elle. Elle avait sûrement mieux à faire ailleurs, non ?

Dans la boîte se trouvait un étui de cuir parfumé, soigneusement emballé dans du papier. Elle l’ouvrit. Il renfermait un instrument de cuivre et de verre miroitant : un sextant d’une facture magnifique, en si bon état qu’elle ne put en déterminer l’âge, sauf qu’il n’avait pas de fenêtre de lecture des données, donc pas de moyen apparent d’accès à l’Ancien Réseau. Maïa déplia les bras de visée et passa les doigts dessus. Il était manifestement beaucoup plus précieux que celui qu’elle avait laissé à Botjelli, et pourtant elle se prit à espérer que Leie l’aurait retrouvé. Il était vieux, capricieux, à moitié démantibulé, mais il était à elle.

Elle releva la couverture sur sa tête et se roula en boule en regrettant que sa sœur et Brod ne fussent pas près d’elle. Et d’avoir la tête pleine de spirales de fumée et d’étincelles qui tournoyaient dans un ciel sans nuages.

Une semaine passa lentement. La toubibe venait l’examiner tous les matins, diminuer la dose d’anesthésiant diffusée par la sangsue agone et recommander à Maïa de marcher un peu dans le jardin du Temple. L’après-midi, des lugars l’emmenaient en litière dans un parc qui dominait le centre d’Ursulaborg. Elle était escortée par des religieuses baraquées qui arboraient avec ostentation un « bâton de marche » au bout ferré et au pommeau à tête de dragon. Maïa s’interrogeait sur la raison de ces précautions. Qui pouvait s’intéresser à elle, maintenant que Renna avait disparu ? Puis elle remarqua un quatuor de clones à l’air coriace qui les suivaient à dix mètres de distance. Elles étaient en civil mais marchaient au pas, comme des soldâtes bien entraînées. Autant pour l’impression de normalité qui régnait dans les rues commerçantes de la ville, avec leur circulation et leur brouhaha.

D’innombrables inconnues se promenaient par trois, cinq ou huit, identiques mais d’âges divers. Deux jumelles innocentes quittant pour la première fois leur lointaine contrée auraient sûrement trouvé tout ça follement exotique. À présent, ce qui la frappait, c’était les similitudes avec Port Sanger…

Dans un atelier ouvert sur la rue, une famille d’artisanes décorait un délicat service de porcelaine. Une vieille femme penchée sur des livres de comptabilité marchandait une charretée d’argile. Derrière elle, des clones chargeaient des fours et d’autres façonnaient la glaise au tour. Maïa prit du recul et imagina, à la place des tours, des machines réglées pour presser l’argile selon des gabarits dessinés par ordinateur, des moulages qui passaient ensuite sous un jet d’émail puis des rampes de cuisson, et sortaient en piles parfaites, vierges de tout contact humain.

La joie sereine du travail manuel. La certitude que chacune avait sa place dans le clan, une place qui reviendrait plus tard à ses filles. « Tout ça disparaîtrait. »

Puis, en traversant le marché, Maïa vit un éventaire de poteries. Un simple plat coûtait plus qu’une ouvrière var ne gagnait en quatre jours. Les petits clans devaient réparer plusieurs fois leurs assiettes ébréchées avant de songer à les remplacer. Même chez les Lamaïs, les estiviens mangeaient rarement dans de la vaisselle intacte.

« Bon, et si on multipliait cet exemple par mille, mille produits et services que l’on pourrait, grâce à la technologie, améliorer, reproduire à la demande, rendre infiniment meilleur marché. Qu’y gagnerait-on ? Et si une de ces clones avait envie de faire autre chose, un jour, pour changer ? »

Un groupe de garçons courut vers le parc en criant à tue-tête. C’étaient les premiers mâles qu’elle voyait. Tous les autres devaient être sur le front de mer, bien que rien ne les empêchât de venir en ville à cette époque, la mi-hiver. Maïa trouvait bizarre d’en voir si peu, après avoir vécu tout ce temps parmi eux. Les vars comme elle n’étaient pas courantes non plus. Hors du Temple, elles formaient une infime minorité.

En arrivant dans le parc, Maïa descendit de sa litière et s’approcha d’un endroit d’où l’on dominait Ursulaborg, l’une des grandes cités qu’elles rêvaient autrefois de visiter un jour, Leie et elle. La ville lui paraissait à présent provinciale. Elle savait qu’elle n’aurait pas fait le poids devant n’importe quelle métropole de n’importe quel monde du Phylum. Sauf ceux qui avaient aussi choisi la voie du pastoralisme.

Renna pensait manifestement, quoique avec un respect scrupuleux pour leurs réalisations, que Lysos et les Fondatrices avaient fait fausse route.

« Et moi, je pense quoi ? se demanda Maïa. Qu’il y a des compromis. Ça, d’accord. Mais y a-t-il des solutions ? »

Penser à Renna lui était encore pénible. Une petite voix, au fond d’elle-même, se refusait à renoncer. « D’autres sont déjà revenus d’entre les morts », protestait-elle en songeant à la réapparition miraculeuse de Leie. Et elle, combien de gens l’avaient crue perdue ? L’espoir était une petite flamme opiniâtre… et dans le cas présent, stupidement obstinée. Cent personnes avaient assisté à la désintégration du Visiteur.

« Laisse tomber. » Elle s’exhorta à se contenter d’avoir été son amie un moment. Peut-être, un jour, aurait-elle l’occasion d’honorer sa mémoire, en allumant une lumière ici ou là.

Le reste n’était que rêve. Le reste n’était que poussière.

Quand elle fut assez forte, Maïa commença à recevoir des visites, et d’abord, un groupe de clones graciles qui se tenaient très droites, aux yeux écartés et au nez fin, vêtues de teintes sobres. La Prêtresse les présenta comme les doyennes du clan Terredure, de la région de Jonnaborg. Ce nom n’éveilla qu’un vague écho en elle, jusqu’au moment où elles lui parlèrent de Brod. Alors, leur air de famille lui sauta aux yeux.

Son ami n’avait pas exagéré. Le clan de bibliothécaires s’intéressait effectivement à ses fils – et même, apparemment, à ses filles d’été – après qu’ils s’étaient envolés du nid. Les doyennes avaient eu vent des mésaventures de Brod et voulaient l’assurance de Maïa en personne qu’il allait bien.

Elle leur raconta la folle équipée de leur fils et leur montra sa lettre pour leur prouver qu’il était sain et sauf. Elle fut émue par leur gentillesse, leur sincère inquiétude. Elle comprenait à présent d’où Brod tenait certaines de ses qualités. En se levant pour prendre congé d’elle, les femmes insistèrent pour que Maïa vînt les voir si jamais elle avait besoin de quoi que ce fût. Maïa les remercia, en ajoutant qu’elle ne pensait pas rester en ville très longtemps.

Cette nuit-là, elle surprit une conversation entre la Prêtresse et la diaconesse qui la croyaient endormie.

— Vous n’êtes pas en première ligne, disait la laïque. Pendant que les idéalistes de votre espèce font de beaux discours moralisateurs dans leurs forteresses champêtres, la pression augmente sur nous. Les Teppines et les Prostes…

— Les Teppines, je m’en tape, avait répondu la Prêtresse.

— Vous avez tort. Le Temple de Caria tourne comme une girouette selon les caprices des…

— … des clans ecclésiastiques. Le clergé des campagnes, c’est autre chose. Les hiérarques ne peuvent jeter l’anathème sur tant de monde au risque de voir les hérétiques dépasser les orthodoxes en nombre dans la moitié des villes de la côte.

— J’aimerais en être aussi sûre. Je trouve que c’est prendre beaucoup de risques pour une pauvre fille en piteux état.

— Vous savez bien qu’il ne s’agit pas d’elle.

— N’empêche que par chez nous, elle fera office de symbole. C’est important. Regardez ce qui se passe avec les hommes…

« Les hommes ? s’était demandé Maïa, tandis qu’elles s’éloignaient. De quels hommes parlaient-elles ? Que se passait-il ? »

Elle eut une partie de la réponse quand une altercation éclata aux portes du Temple. Les dédicantes qui la gardaient observaient avec circonspection une bande de clones comme celles qui avaient suivi Maïa en ville et qui tentaient d’interdire l’entrée à un troisième groupe, une délégation d’hommes portant l’uniforme d’une guilde maritime. Ils avaient l’air humbles et pacifiques. Contrairement aux femmes, ils n’étaient pas armés. Ils n’avaient même pas de bâtons de marche. Les yeux baissés, les mains jointes, ils acquiesçaient poliment à tout ce qu’on leur criait. En même temps, ils avançaient imperceptiblement, presque sans bouger les pieds, mais implacablement, jusqu’au moment où les clones se retrouvèrent acculées dos au mur. Ils eurent bientôt franchi la porte, laissant les clones-soldates exaspérées et haletantes de dépit. La Prêtresse du Temple, amusée, leur dit de suivre la jeune sœur de Naroïne. Celle-ci les mena jusqu’au bungalow de Maïa.

Leur chef arborait les croissants jumeaux, symboles de son rang de commodore, sur son uniforme propre, quoiqu’un peu élimé. Il se tenait très droit, malgré une légère claudication. Sous sa tignasse grise et ses épais sourcils, ses yeux rappelèrent à Maïa la mer du Nord, près de l’endroit où elle était née. Elle frissonna, et se demanda pourquoi.

Ils s’assirent sur des nattes, et des religieuses leur apportèrent des boissons fraîches. Maïa tenta de se remémorer ce qu’on lui avait appris à l’école sur l’art de recevoir des hommes à cette époque de l’année. Tout cela lui paraissait tellement abstrait alors… Même dans ses rêves les plus fous, elle n’aurait jamais imaginé se retrouver un jour en face d’une assemblée aussi impressionnante.

Comme l’exigeait le protocole, on parla d’abord de tout et de rien : du temps, de la maison de Maïa, de son joli jardin. Elle confessa son ignorance des plantes exotiques, aussi deux officiers lui indiquèrent-ils les noms et l’origine de plusieurs espèces rapportées de lointaines vallées afin de les préserver. Et le cœur de Maïa battait la chamade. « Que me veulent-ils ? » se demandait-elle, à la fois excitée et effrayée.

Le commodore lui demanda si elle était contente du sextant qu’ils lui avaient offert en remplacement de celui qu’elle avait perdu à Botjelli. Elle le remercia, et ils parlèrent navigation pendant encore plusieurs minutes. Ensuite, ils abordèrent le sujet des livres sur le jeu de la Vie : leur impression, leur reliure et les informations qu’ils contenaient.

Maïa s’efforça de garder son calme. Elle avait assisté à bien des conversations de ce genre à la maison d’hôtes de Lamatie et savait qu’il fallait être patient. Puis, à son grand soulagement, le commodore se décida enfin à en venir au fait.

— Nous avons reçu des rapports émanant de membres de notre guilde, les Pinnipèdes, qui ont participé aux incidents de la balise de Botjelli, souffla-t-il. Nous avons échangé nos observations avec nos frères de la guilde de la Sterne volante.

— Qui ça ? coupa Maïa, perplexe.

— Ceux pour qui la perte du Manitou, de Poulandres et de son équipage sont autant de coups au cœur.

Maïa cilla. Elle ignorait le nom de la guilde du Manitou. Elle n’avait eu ni le temps ni l’idée de s’en enquérir.

— Je vois. Continuez.

— La plus grande confusion règne parmi les diverses guildes et loges quant à ce qui a été, est, et doit être fait.

Nous avons appris avec stupéfaction l’existence du Modeleur de Botjelli. Et maintenant on nous dit que sa découverte n’a d’intérêt que pour les archéologues, que les légendes n’ont aucun sens. Que des hommes dignes de ce nom ne cherchent pas à construire ce qu’ils ne peuvent faire de leurs propres mains, soupira-t-il en leva ses grosses pattes burinées par des années de soleil, de vent et d’embruns, comme le tour de ses yeux.

Des yeux tristes, couleur de solitude, remarqua Maïa.

— Qui vous a dit ça ?

— Celles que nos mères nous ont appris à considérer comme nos guides spirituelles, fit-il avec un haussement d’épaules.

Évidemment…, se dit Maïa. La plupart des garçons recevaient la même éducation conservatrice que Leie, Albert et elle. C’était aussi important pour le Plan des Fondatrices que les manipulations génétiques. Ça expliquait pourquoi les révoltes comme celle des Rois étaient condamnées d’avance.

— Ce n’est pas tout, poursuivit le commodore. On nous accorde une compensation pour nos pertes et on nous dit que celle de l’homme qu’on appelle « le larveux » ne donne lieu à aucune dette de sang, de mémoire ou d’honneur car il n’avait ni guilde, ni bateau, ni sanctuaire. Voilà ce qu’on nous dit.

« Renna…», gémit intérieurement Maïa. Il lui avait lui-même dit, sur le Manitou, de quel cruel surnom les marins l’avaient affublé. Tout en admirant leur compétence et leur habileté, il avait prétendu qu’ils limitaient leurs ambitions.

« Après l’évacuation de Botjelli, combien de générations a-t-il fallu aux grands clans pour arriver à ce beau résultat ? Ça n’a pas dû aller tout seul. La légende a dû résister, malgré ce qu’on racontait aux enfants dès leur plus jeune âge. »

Même si elle ne devait jamais connaître toute l’histoire, Maïa était déjà sûre de certaines choses. Il y avait eu jadis une vaste conspiration qui avait bien failli réussir et qui aurait pu changer à jamais le cours des choses sur Stratos.

Elle comprenait que le Conseil de l’époque ait pris prétexte du putsch des Rois pour s’emparer de la balise de Botjelli et déloger les anciens « Gardiens », comme les nommait le médecin du Manitou. Ils tramaient quelque chose de plus dangereux pour le statu quo que ce stupide coup de main. L’existence de l’engin spatial qu’avait utilisé Renna en témoignait.

Un complot pour reconquérir l’espace. Et, par la même occasion, un mode de vie radicalement nouveau dans l’univers.

Le plus fort, c’est que le Conseil avait fait main basse sur les grandes machines de défense des Gardiens sans se douter que, tout à côté, leur Modeleur œuvrait toujours à l’achèvement du plan. Pendant des générations, des hommes et des femmes étaient entrés et sortis furtivement de Botjelli, recrutant avec soin leurs successeurs, mais perdant des informations à chaque passage du témoin jusqu’à ce que l’inexorable logique de la société stratoïne ait réduit leur complot à néant. Au bout de mille ans, ce n’était plus qu’un mythe.

« Le vaisseau et le lanceur devaient être presque achevés. Renna avait les compétences nécessaires pour faire fabriquer les dernières pièces manquantes au Modeleur. »

C’était un véritable exploit d’avoir réussi à faire tout ça en si peu de jours. Il s’en serait peut-être tiré s’il n’avait pas été prématurément découvert et obligé de décoller si vite.

Maïa ressentait à présent quelque chose de plus fort que la voix de la culpabilité ou de la raison : la soif de vengeance. C’était futile, bien sûr, mais elle tenait peut-être un moyen de se soulager un peu.

— Je ne connais pas toute l’histoire, murmura-t-elle, mais ce qu’on vous a dit est injuste. Je connaissais le marin dont vous parlez. Il était venu sur nos côtes comme invité et en paix, après avoir vogué sur une mer plus vaste et plus solitaire qu’aucun homme de Stratos n’en a jamais traversé…

L’après-midi tirait à sa fin quand les hommes se décidèrent à prendre congé de Maïa. Le commodore lui prit la main entre les siennes et la regarda d’un air songeur et tourmenté.

— Je vous remercie, ma dame, de votre temps et de votre sagesse, dit-il. En louant un de nos navires à des pirates, nous avons nui sans le vouloir à votre maison. Pourtant, vous vous êtes montrée généreuse avec nous. S’il arrive qu’un hiver votre maison cherche des hommes prêts à faire leur devoir avec fierté et Plaisir, ceux de ma guilde viendront avec joie, sans en attendre de récompense estivale. Moi seul dois refuser, par la Loi de Lysos, ajouta-t-il tout bas.

Tandis que Maïa le regardait sans comprendre, il s’inclina de nouveau avec une dignité qui cachait mal son trouble.

— J’espère que nous nous reverrons, Maïa. Mon nom… mon nom est Clevin.

Ce soir-là, le givre de gloire tomba de la stratosphère, déposant sur les clôtures de bois, les pavés et les nénuphars du bassin une poussière scintillante, lumineuse, et emplissant l’air d’un parfum affriolant. Maïa eut l’impression de planer dans une brume d’étoiles microscopiques. Longtemps elle hésita à aller se coucher, effrayée de ce qui risquait de se passer. Elle était parcourue par d’étranges sensations et se demandait quels visages lui apparaîtraient si elle rêvait : Brod ? Bennett ? Les hommes de la guilde des Pinnipèdes ? Ses hormones ranimeraient-elles en elle le douloureux désir de voir Renna, son premier – et à jamais chaste – amour masculin ?

Elle était encore bouleversée de sa rencontre avec son père naturel. Elle se tournait et se retournait dans son lit sans pouvoir trouver le sommeil. Quand enfin elle s’endormit, elle rêva qu’elle flottait sur le mur magique de Botjelli.

Peu après l’aube, la toubibe lui annonça que c’était son avant-dernière visite et lui ôta la sangsue agone qui avait atténué ses souffrances physiques et morales. Maïa en profita pour l’examiner. C’était un objet banal, produit en quantités suffisantes pour être accessible à tous, sans doute par un petit Modeleur contrôlé par le Conseil régnant. Certaines choses devaient être trop importantes pour être confiées au puritanisme pastoral. Pourtant, si le Perkinisme l’emportait, ces bienfaisantes petites boîtes risquaient de disparaître.

Dans la matinée, Naroïne revint de sa mission urgente.

— Quand tu auras récupéré, je t’emmènerai à Caria faire ton numéro devant un troupeau d’Savantes tout ce qu’il y a de plus classieux, lui annonça-t-elle. Qu’est-ce que t’en penses ?

Maïa déplia son sextant et visa une fleur de tristelippe.

— J’en pense que vous êtes une flique, et que je ferais mieux de me taire tant que je n’aurai pas vu une avocate.

— Une avocate ? Pourquoi tu veux voir une avocate ?

À quoi bon, en effet ? L’Église et le Conseil n’auraient guère à chercher pour trouver douze bonnes raisons de l’enfermer, et dans une vraie prison, cette fois, gardée par des clones ayant des siècles de vigilance sans faille derrière elles.

Maïa avait décidé de ne pas leur en laisser le temps. Elle s’enfuirait avant qu’on l’emmène à Caria. Peut-être durant sa promenade quotidienne. Elle se perdrait dans la foule, chercherait refuge dans un endroit où on ne la retrouverait jamais. Un trou perdu du bord de mer. « Je préviendrai Leie et Brod. On ouvrira un magasin de fournitures pour la marine, et on réparera les sextants abîmés pas les marins négligents. »

Naroïne se laisserait peut-être persuader de regarder ailleurs à ce moment-là. Mais il valait mieux ne pas y compter.

— Laissez tomber, répondit Maïa. J’ai fait un cauchemar et je n’arrive pas à m’en dépêtrer.

— On peut pas t’en vouloir, après ce que t’as vécu, fit Naroïne en souriant. Tu te crois en état d’arrestation, ou quelque chose dans ce genre-là ? reprit-elle comme Maïa ne répondait pas. C’est ça ?

— Je pourrais sortir librement du Temple, si je voulais ?

— Ce serait pas très futé, compte tenu des circonstances, répondit l’ex-boscotte en fronçant les sourcils.

— C’est bien ce que je pensais.

— C’est pas ce que tu penses. Y a des gens qui tiennent beaucoup moins que nous à ta santé.

— Bien sûr, acquiesça Maïa. Je sais que vous êtes infiniment plus sympa que d’autres. Oubliez ma question.

— Tu voudrais savoir ce qui se passe, hein ? Écoute, je devais rien te dire avant qu’elle soit arrivée, mais y a quelqu’un qui vient demain te parler, puis t’escorter jusqu’à la capitale. Je sais que ça a l’air foireux, mais il faut me croire. Je te promets que tout s’expliquera le moment venu.

Maïa n’arrivait pas à se méfier de Naroïne. Elles avaient vécu trop de choses ensemble. « Si je ne peux plus faire confiance à personne, autant me suicider tout de suite. »

— D’accord, dit-elle. J’attendrai jusqu’à demain.

Plus tard, alors que Maïa et son escorte partaient pour la promenade en litière de l’après-midi, Hullin tendit à Maïa un pli cacheté à la cire. Le cœur de Maïa bondit quand elle reconnut l’écriture de Brod. Elle attendit d’être dans le marché pour ouvrir la lettre.


« Chère Maïa,

« Leie va bien. Elle t’embrasse. Tu nous manques, mais nous sommes contents de savoir que tu es en de bonnes mains. Espérons que la vie est belle et ennuyeuse pour toi, pour changer. »

Maïa sourit. Attendez un peu de recevoir ma prochaine lettre ! Leie allait crever de jalousie de n’avoir pas rencontré Clevin la première ! Elle se réjouissait de lui annoncer qu’un de leurs rêves d’enfance s’était réalisé.

Lysos, que Brod et Leie lui manquaient ! Maïa aurait tout donné pour qu’ils pussent la rejoindre rapidement.

« Ici, ça se tasse un peu. Je commence même à me demander ce que nous y faisons encore un troupeau de Savantes est arrivé de l’Université avec de grosses consoles qu’elles ont reliées à ton mur d’images et elles lui font faire des trucs ahurissants. Elles ont cessé d’interroger Leie à ce sujet. Sans doute croient-elles l’avoir domptée. »

Maïa combattit une vague jalousie. Maintenant que le secret était éventé, il était normal que des professeurs sondent ses mystères. Elles apprendront peut-être une chose ou deux… peut-être même changeront-elles d’avis sur certains sujets.

« Tous les hommes sont partis, sauf ceux qui servent sur les bateaux de ravitaillement. Pareil pour les vars et les fliques qui ont aidé à reprendre Botjelli aux pirates. On nous a défendu de parler aux marins. Ils sont interdits de séjour dans le sanctuaire et auprès du Modeleur, et ils passent leur temps libre à faire du tourisme dans le lagon, et je ne devrais pas avoir de mal à glisser ce mot à…»

Maïa fut distraite par une embardée de la litière. Le marché grouillait de monde, ce jour-là. Il y avait du remue-ménage un peu plus loin vers l’avant. Un trio de femmes discutait avec véhémence devant une échoppe. Soudain, l’une des trois s’empara d’une coupe de drap et s’enfuit avec. La marchande se mit à pousser les hauts cris. Des ondes d’agitation parcoururent la foule quand des clones de la vendeuse sortirent de la boutique. D’autres se portèrent à leur secours. La bousculade et les cris s’intensifièrent à une allure stupéfiante. On en vint aux mains et le tumulte se rapprocha de Maïa.

Ses gardes s’interposèrent tandis que Hullin harcelait les lugars ahuris pour leur faire faire demi-tour. Ils s’engagèrent dans une ruelle, baissant la tête pour éviter le linge pendant aux cordes.

— Je ferais peut-être mieux de descendre, suggéra Maïa.

Hullin poussa un cri d’effroi. Quelqu’un dissimulé dans le renfoncement d’une porte lui avait jeté une couverture sur la tête. Les lugars effrayés firent tanguer la litière. Maïa tomba en tentant futilement de rattraper la lettre de Brod.

Elle se retrouva soudain nez à nez avec… Tizbé Bellère !

Elle n’eut pas le temps de dire ouf qu’on lui lançait à son tour un tissu épais sur la figure. On l’emmena avec brutalité, à moitié suffocante, au milieu d’un tumulte discordant, dans une course désordonnée le long d’un chemin sinueux aux virages brusques. Le malaise physique occasionné par cette épreuve ne le cédait qu’à la frustration de ne pouvoir se défendre.

Elle retrouva enfin la lumière du soleil. Elle eut à peine le temps de reprendre son souffle qu’on recommençait à la tirer et à la pousser. Cette fois, elle se débattit et réussit à donner des coups de coude et de pied à ses ravisseuses avant qu’on ne lui flanque sur le côté de la tête une taloche qui lui fit voir trente-six chandelles. Au milieu de cette agitation, elle aperçut l’endroit où on l’emmenait : un appareil de bois et d’acier en forme d’oiseau. Un engin aérien.

— Détends-toi, Pu-pucelle, fit ironiquement Tizbé Bellère. Profite plutôt de la vue. Ce n’est pas si souvent qu’une petite var comme toi a l’occasion de prendre les airs !

Vaisseau itinérant CYDONIA-626 – Journal de bord

Mission Stratos Arrivée + 53 755 Ms


Depuis l’explosion, depuis que Renna m’a prévenu de son gambit désespéré, j’observe et j’écoute. Les agences stratoïnes officielles font des déclarations contradictoires. La plus grande confusion semble régner en bas. Une seule chose est sûre, c’est que les combats ont cessé. L’agent irritant ayant disparu, les factions rivales se sont calmées.

Renna avait-il raison ? Son sacrifice était-il nécessaire ?

Suffira-t-il ?

Nous ne pouvions davantage troubler Stratos, mais ce que le devoir exige de nous est parfois au-delà de nos forces.

Il va falloir que je fasse mon devoir, moi aussi. Bientôt.

Chapitre XXVII

Le premier moment de panique passé, l’enlèvement se révéla assez confortable, en fin de compte. Maïa fit contre mauvaise fortune bon cœur et contempla l’immensité du continent de l’Arrivée par le hublot vitré.

Des champs verts et jaunes s’étendaient à perte de vue, griffés par de longs doigts de forêts sombres destinés à fournir aux créatures indigènes des couloirs migratoires allant de la côte jusqu’aux montagnes qui se perdaient dans les brumes du nord. De petites villes, des hameaux et des citadelles claniques étaient posés à intervalles réguliers le long des routes. Des lacs au bord desquels on avait établi des élevages piscicoles étincelaient au soleil.

Des péniches paressaient sur les fleuves et les canaux. Des essaims de dragons d’eau douce voletaient entre les fermes et les habitations, à la recherche d’une terre en friche. Des heptoïdes vautrés dans les fougères, au bord de l’eau, déployaient leur large nageoire dorsale afin de capter la chaleur du soleil. Des zoors dansaient lascivement dans la brise, joyeux ballons pâturant la cime des arbres.

On n’a de vraie perspective que d’en haut. Maïa n’aurait jamais imaginé que Stratos fût si vaste. Tout témoignait de la cohabitation rustique de l’humanité et de la nature. Renna disait que les humains transforment souvent leur monde en désert, par leur inconséquence. Voilà au moins une chose dont on ne saurait faire grief à Lysos ou aux clans stratoïns…

Mais il disait aussi qu’on pouvait arriver au même résultat par d’autres moyens, sans renoncer à tant de choses.

La pilote manipula des commandes et l’appareil amorça un virage vers l’ouest. L’intérieur de l’engin était constitué de panneaux de bois et d’une quantité stupéfiante d’instruments manufacturés. Maïa était dévorée de curiosité, mais ses mains liées lui rappelaient utilement sa situation. Aussi faisait-elle comme si Tizbé n’existait pas, allant jusqu’à bâiller quand elle tentait d’engager la conversation. Le message était clair : par deux fois déjà elle lui avait faussé compagnie, flanquant ses plans à l’eau, et elle se voyait assez bien recommencer. Maïa sentait que son attitude exaspérait la clone.

« Le métier commence à rentrer, se dit-elle. Elles accumulent les erreurs et moi, je m’en sors de mieux en mieux. À ce tarif-là, j’arriverai peut-être un jour à maîtriser ma vie. »

La pilote annonça une zone de turbulence. Bientôt, l’appareil parut agité par une main gigantesque. Tizbé et ses sbires prirent une teinte verdâtre qui réjouit Maïa. Curieusement, les mouvements de l’appareil ne semblaient pas l’affecter. Elle ajouta à leur malaise en les regardant comme autant de spécimens d’une espèce inférieure, un peu répugnante. « J’aurais voulu vous voir à bord du Wotan, lors de cette tempête », se dit-elle en éclatant d’un rire méprisant.

Une lumière dorée attira son attention, vers l’avant. Elle montait d’une vaste zone accidentée entourant un groupe de collines situées au confluent de trois grands fleuves.

Caria, se dit Maïa en reconnaissant les célèbres toits de tuiles jaunes, la tiare de pierre blanche coiffant le plateau de l’acropole sur lequel se dressaient deux basiliques jumelles, d’une indicible majesté : la Bibliothèque et le Grand Temple de Mère Stratos. Toute sa vie, Maïa avait entendu des femmes parler de leur pèlerinage à Caria, pour adorer l’esprit tutélaire de la planète – et de ses apôtres, les Fondatrices – sous cette immense coupole flanquée de son dragon géant d’or et d’argent. L’autre palais, tout aussi grandiose, était vierge de toute décoration et on n’en parlait guère. C’est pourtant à lui que Maïa s’intéressa tandis que l’appareil virait sur l’aile et mettait le cap au sud.

Lysos n’aurait pas fait bâtir une aussi grande bibliothèque si elle avait voulu en faire un club réservé à une élite.

Elle admira le superbe édifice jusqu’à ce qu’il disparût derrière une colline couverte de demeures claniques de classe moyenne. Maïa s’intéressa alors à la pilote. Au moins, ça lui éviterait de s’interroger sur son sort…

Ses ravisseuses l’installèrent dans une chambre élégante, sans luxe inutile, avec son papier peint à fleurs et sa baignoire. Un étroit balcon donnait sur un jardin clos. Deux gardes-servantes flegmatiques mais souriantes la tenaient discrètement à l’œil.


Maïa s’attendait à ce qu’on l’emmène dans une des maisons de Plaisir tenues par les Bellères, comme celle où Renna avait été enlevé, puis qu’elle soit livrée aux clientes perkinistes de Tizbé, qui lui revaudraient ce qu’elle avait fait à Longue Vallée, des mois auparavant. Mais cet endroit ne ressemblait pas à un bordel, et les alentours n’évoquaient pas le genre de quartier où on les trouvait généralement. Des bannières multicolores claquaient en haut des tourelles qui surplombaient les grands arbres des propriétés voisines : nobles citadelles de clans dominant, sur l’échelle sociale, la famille de Tizbé, autant que celle-ci dominait Maïa. Dans le jardin, elle entendait un quatuor à cordes et des enfants qui riaient tous du même rire cristallin. D’une pièce en haut d’une tour où la lumière restait allumée tard dans la nuit s’échappaient les éclats d’une dispute entre adultes, la même voix tenant plusieurs rôles.

Après l’atterrissage et un trajet en automobile (le premier de sa vie), Maïa ne vit plus aucune Bellère. Elle était devenue un pion dans le jeu du pouvoir qui se jouait dans les cercles supérieurs de la société stratoïne. « Je devrais être flattée, ironisa-t-elle. À condition de vivre jusqu’à l’équinoxe. »

À sa demande, on lui apporta de la lecture : un traité sur le jeu de la Vie, écrit trois cents ans plus tôt par une Savante qui avait passé des années en mer et comme hôtesse d’été de plusieurs sanctuaires, à étudier les hommes et les aspects anthropologiques du jeu. Maïa trouva l’ouvrage passionnant, malgré certaines conclusions tirées par les cheveux sur la sublimation ritualiste. Plus difficile à digérer était une théorie mathématique du jeu de la Vie, écrite un siècle auparavant. Le livre était d’une lecture ardue, mais finalement plus satisfaisante que ceux que lui avaient donnés les Pinnipèdes, qui se contentaient d’énumérer les stratégies gagnantes. Ce repas mental l’avait laissée sur sa faim.

Les livres l’aidèrent à passer le temps pendant qu’elle achevait sa guérison. Elle se remit à faire un peu d’exercice tout en restant à l’affût des occasions de s’évader.

Une semaine passa. Maïa lisait, se promenait dans son jardin, éprouvait la vigilance de ses gardiennes, et s’en faisait pour Leie et Brod. Elle ne pouvait même pas demander s’il y avait eu d’autres lettres, puisque son ami avait apparemment fait sortir la dernière en cachette. Inutile de le dénoncer…

Elle se refusait à donner libre cours à sa hargne, pour ne pas donner cette satisfaction à ses ravisseuses, mais la nuit, l’explosion de l’appareil de Renna hantait son sommeil. Elle se réveillait en sursaut, le cœur battant à tout rompre et haletante comme si elle était enterrée vive.

Un jour, ses gardes lui amenèrent une visiteuse.

— Ta gracieuse hôtesse, Odo, du clan Persim, annoncèrent-elles avant de s’écarter en s’inclinant obséquieusement devant une grande femme d’âge mûr, au port aristocratique.

— Je sais qui vous êtes, commença Maïa. Renna m’a dit que c’était vous qui l’aviez fait enlever.

— C’était un bon plan, que vous avez fait échouer par votre intervention, fit la patricienne d’une voix distinguée en s’asseyant. Vous plairait-il de savoir pourquoi nous nous sommes donné tant de mal et avons encouru tant de risques ?

— Si ça vous chante… Personne ne m’attend.

— De nombreuses factions voulaient éliminer l’Extérieur. La plupart pour des raisons viscérales, irréfléchies. Comme si sa destruction pouvait inverser le cours des événements et effacer la redécouverte de Stratos par le Phylum hominien. Certaines nourrissaient l’illusion que sa disparition arrêterait la venue des cryovaisseaux chargés d’envahisseurs pacifiques. Ils arriveront bien après notre mort, ce qui nous laisse amplement le temps de trouver une solution. Exécuter ce malheureux messager ne pouvait que nous mettre en porte à faux lors de la reprise de contact, si elle a jamais lieu.

— Ouais. Et vous, vous aviez de bonnes raisons de vous emparer de lui. Lui extorquer des renseignements, par exemple ?

— Nous avions, en effet, des investigations à mener. Nos alliées perkinistes travaillent sur de nouvelles méthodes de sectionnement des gènes susceptibles de permettre l’autoclonage sans intervention du mâle. D’autres espéraient obtenir de lui des informations sur les dernières technologies défensives, ou sur les faiblesses des cryovaisseaux afin de pouvoir les détruire à distance.

— Pour que personne ne sache que vous massacriez des dizaines de milliers d’innocents.

— On m’avait dit que vous pigiez vite pour une souris. Nous espérions tirer bien d’autres choses encore de l’étranger.

Maïa songea aux radicales de Kiel, qui visaient à modifier la biologie et la culture stratoïnes autant que les Perkinistes, mais dans une direction opposée. Renna n’aurait pas plus aimé être utilisé par les unes que par les autres.

— Laissez-moi deviner… Les Bellères étaient strictement intéressées par l’agent, mais vous, les Persimes, les sang-bleu, vous aviez des motivations plus personnelles…

— Sa présence à Caria devenait préoccupante. Sa surprenante retenue durant l’été lui avait gagné des alliées, et cela n’aurait fait qu’empirer avec l’hiver et les premiers givres. Imaginez l’impact qu’aurait pu avoir sur certaines femmes impressionnables un mâle à l’ancienne, en pleine possession de ses moyens et prenant la parole en public ! De nombreuses « modérées » échappaient de plus en plus à notre contrôle. La raison d’État exigeait que nous le fassions disparaître.

— Quoi ? s’écria Maïa en se levant d’un bond. Espèce de salope prétentiarde ! Vous voulez dire que c’est pour ça que…

La femme leva une main apaisante et reprit un ton plus bas.

— Vous avez raison. Il y avait autre chose. Nous lui avions fait une promesse que nous ne pouvions tenir. Nous nous étions engagées à lui faire regagner son vaisseau, une fois sa mission terminée. C’est pourquoi il était descendu à bord d’une simple navette, au lieu de prendre d’autres dispositions. Pendant des mois, celles qui croyaient en lui ont tout fait pour restaurer les installations de lancement. Elles fonctionnaient encore, il y a quelques siècles. Nos archives sont formelles. Mais trop d’éléments s’étaient détériorés. Nous avons perdu trop de connaissances. Nous ne pouvions le renvoyer chez lui.

« Pour tout arranger, il était en contact permanent avec son vaisseau. Certaines d’entre nous qui voulaient déjà le supprimer pour l’empêcher de relayer des informations utiles aux futurs envahisseurs se sont montrées intraitables quand il a demandé à inspecter nos installations spatiales. Il allait bientôt annoncer que Stratos n’avait plus accès à l’espace.

« Un soir, il m’a confié que les itinérants étaient considérés comme pouvant être immolés sur l’autel de la nouvelle croisade du Phylum consistant à recontacter les mondes hominiens perdus. Dès lors, son existence ne pesait pas lourd. Quelle ironie, n’est-ce pas ? Ce sont ses propres paroles qui ont fini par convaincre mon clan et d’autres de s’allier aux Perkinistes.

« Ça, c’est Renna tout craché », songea Maïa, effondrée. Cet étrange mélange de sophistication et de naïveté figurait au nombre de ses traits les plus charmants et les plus étranges.

— J’imagine que le nouveau lanceur de Botjelli en a fait changer quelques-unes d’avis ? releva-t-elle.

— C’est plus compliqué que ça. Un grand remue-ménage politique est en cours. Le Modeleur et les installations annexes suscitent bien des querelles.

« Tu parles ! Moi, je dirais que tu as une trouille verte ! »

— Pourquoi me racontez-vous tout ça ? s’étonna Maïa. Qu’avez-vous à fiche de ce que peut bien penser une var comme moi ?

— En temps normal, pas grand-chose, mais nous avons besoin de votre coopération. Vous devrez faire certaines choses…

— Sans blague ? s’esclaffa Maïa. Et qu’est-ce qui vous fait croire que je ferais quoi que ce soit pour vous ?

La réponse était toute prête. De sa manche, Odo tira une petite photo. Maïa la prit d’une main tremblante. On y voyait Brod et Leie debout près d’une énorme spirale de cristal : le lanceur de Botjelli. La jeune fille paraissait plongée dans la contemplation de la machine tandis que Brod lui montrait un document. Maïa discerna leur tension à leurs épaules un peu rentrées. Non loin d’eux, une bonne dizaine de femmes bavardaient ou posaient devant la photographe. Près d’un tiers étaient des clones de la matriarche assise en face de Maïa.

— Je pense que le sort de votre sœur et de son compagnon vril ne vous est pas indifférent. C’est ce qui m’incite à croire que vous vous montrerez coopérative. Pour commencer, poursuivit la femme sans paraître remarquer le regard brûlant de haine que Maïa braquait sur elle, ce soir, nous allons à l’Opéra.

Maïa ne fut pas complètement prise au dépourvu par l’élégance du décor. Elle était déjà allée plusieurs fois au Théâtre de la capitale par le truchement de la télé et des dramaclips. Petite fille, elle avait rêvé des robes somptueuses de ces riches clones, de l’aisance avec laquelle elles passaient d’un groupe à l’autre, intriguant derrière leur éventail.

Mais c’était une autre paire de manches, c’est le cas de le dire, que de se colleter pour de bon avec des agrafes, des lacets et des hectares de tissu houleux, autant de symboles du statut et de l’état de fortune de celle qui les portait, et de sa maison. Deux jeunes femmes de la ruche d’Odo vinrent aider Maïa à se préparer pour sa première soirée d’imposture. Elles disposèrent les manches bouffantes et le pantalon plissé de façon à camoufler ses cicatrices, mais Maïa refusa de se laisser maquiller. Odo prit son parti, pour des raisons à elle.

— Autant qu’on la reconnaisse, et un ou deux petits bleus y contribueront. Et puis elle a fière allure, comme ça, non ?

Maïa se tourna vers la psyché et resta interdite. Sa tenue mettait en évidence son nouveau corps de femme. Elle faisait bien quatre centimètres de plus, dans toutes les dimensions, que le poulet décharné qui avait quitté Port Sanger des mois auparavant. Mais c’était son visage qui avait le plus changé, de la fine cicatrice qui courait sous son oreille droite à sa chevelure lustrée, en passant par ses pommettes qu’avait fui toute rondeur enfantine. Surtout, ses yeux paraissaient juvéniles et innocents jusqu’à ce qu’on les regardât de plus près.

Sous l’arcade sourcilière de son père, qui commandait aux navires et aux tempêtes, ils exprimaient un curieux mélange de scepticisme et de sérénité.

C’était une nouvelle image d’elle-même. « Mais c’est la bonne, saignerie ! se dit-elle. Prends la vie comme elle vient. Et les Persimes n’ont qu’à bien se tenir ! » Seulement, elles tenaient la vie de Leie et de Brod entre leurs mains… Elle regarda Odo en souriant. « Tu as eu tort de me laisser voir ça. On va voir combien d’autres erreurs tu vas commettre. »

Le Grand Théâtre se dressait sur l’acropole, près du Temple et de la Bibliothèque. Des voitures à cheval, des litières à lugars et des limousines motorisées déposaient sur l’esplanade le public habituel des premières, la fine fleur de la société carienne : Prêtresses, Conseillères, juges et Savantes. Beaucoup de mères de grands clans étaient accompagnées de filles et de nièces clones, trop jeunes pour assumer le pouvoir, mais en âge de procréer et d’ailleurs escortées d’hommes portant la tenue de cérémonie de leurs guildes. Le gratin des hommes de Stratos, venus se faire courtiser et divertir.

Maïa observait tout cela d’une voiture qui avait amené Odo et six femmes de son âge, originaires de différents clans aristocratiques. Sous leur politesse glaciale transparaissait une haine ancestrale, issue d’un large spectre de fanatismes, mais ce qui faisait leur puissance s’enracinait beaucoup plus profondément dans le cœur de la société établie par Lysos.

Tous les regards et des chuchotements suivirent Maïa le temps qu’elle traverse l’esplanade, monte les marches, passe le portique ornementé, gravisse un fastueux escalier et entre dans une loge où Odo la fit asseoir sur le devant, bien en vue. La lumière s’éteignit heureusement très vite. Le chef d’orchestre leva sa baguette, et le spectacle commença.

C’était un opéra classique, Wendy et Faust, qui abordait le thème rebattu de la lutte éternelle entre le pragmatisme féminin et les aberrations périlleuses des mâles du temps jadis.

Sans doute ce drame avait-il été remonté sur l’instigation de certains partis politiques, dans le cadre d’une campagne de propagande contre la reprise de contact avec le Phylum. La présence de Maïa était destinée à témoigner son approbation.

À l’entracte, Maïa fut emmenée dans le foyer où des serveuses portaient des plateaux de boissons et de confiseries. Si son escorte n’avait tenu la vie de Leie et de Brod entre ses mains, elle aurait pu lui fausser compagnie… Elle ravala sa frustration et obéit à ses consignes avec un sourire de convenance. Elle prit la boisson pétillante que lui présentait une serveuse, une var qui regardait obséquieusement ses pieds.

Le sourire de Maïa s’élargit quand elle vit approcher deux personnages de connaissance : Naroïne, l’air déplacé dans sa robe noire, et Clevin, l’austère commodore de la guilde des Pinnipèdes. « Mon père », se dit Maïa. La réalité était si éloignée de ses rêves d’enfant qu’elle s’interrogeait sur ses véritables émotions. Puis elle vit la lueur de fierté qui s’alluma dans ses yeux gris quand il l’aperçut. Ils étaient accompagnés d’une sombre beauté aux yeux verts, énigmatiques, et d’une grande femme élégante, au visage intelligent délicatement charpenté sous ses cheveux d’argent, sobrement coiffés.

— Iolanthe ! s’exclama Odo. Quelle joie de vous voir reparaître en société. Les soirées étaient si ternes sans vous.

— La citadelle Nitocris pleure son ami de l’Extérieur, répondit posément la grande femme. Avoir fait un si long voyage pour ne rencontrer que la traîtrise et la mort…

— Une mort qu’il s’est donnée lui-même, remarqua Odo. Quelle ironie ! Les secours étaient tout proches. S’il avait su…

Maïa l’aurait tuée. Elle serra les dents et se contenta de saluer sobrement Naroïne et son père.

— Vous vous sentez donc délivrée de votre crime ? rétorqua Iolanthe. Nous trouverons d’autres témoins, nous obtiendrons d’autres dépositions. Une si large conjuration d’intérêts divergents ne peut tenir. Vous jouez un jeu dangereux, Odo.

— J’ai fait le sacrifice de mon existence. Aux macro-échecs, un camp peut perdre plusieurs reines et l’emporter quand même. C’est la vie.

— Mauvaise métaphore, lâcha laconiquement Clevin, à la surprise générale. Vous ne jouez pas au jeu de la Vie.

Odo le dévisagea comme si elle ne pouvait croire à son insolence, puis elle éclata d’un rire sardonique. L’homme n’eut pas un battement de cils. Son silence était plus mordant que la dérision de la femme. Maïa lui adressa un regard complice.

— Tu m’as manqué, gamine, intervint Naroïne. Désolée de pas avoir prévu ce coup-là. J’avais sous-estimé ton importance. Ça va, sinon ?

— Ça va, répondit tout bas Maïa. Et vous ?

— Impec. J’en ai pris pour mon grade après ton enlèvement. J’pouvais pas d’viner qu’tu d’viendrais une légende vivante.

Mais qu’est-ce qu’ils ont tous après moi ? se demanda Maïa en constatant que tout le monde la dévorait du regard. Et pas seulement les imposantes mères, mais aussi beaucoup de mâles.

— C’est inacceptable, Odo, reprit Iolanthe. Vous ne pouvez la retenir prisonnière. Venez avec nous, mon enfant, dit-elle à Maïa. Nous vous protégerons comme si vous étiez des nôtres, par des moyens que vous ne pouvez imaginer.

« Si tu savais tout ce que j’ai vu ces derniers temps », se dit Maïa. Telle l’épée de Lysos brisant les chaînes symboliques sur l’horloge monumentale de Lanargh, les événements avaient rompu toutes les entraves qui bridaient son imagination.

Enfin, l’offre de cette Iolanthe était sans doute sincère. Son camp avait perdu la partie d’avance sur l’échiquier politique, mais elle pourrait sans doute encore assurer la protection de Maïa. Elle n’avait qu’un pas à faire.

« Il y a toutes sortes de prisons », songea-t-elle cyniquement.

— Merci beaucoup, répondit-elle. Une autre fois, peut-être.

La Savante accusa le coup, mais Naroïne ne parut pas surprise.

— Je vois. Tu te plais chez les Persimes ? Vous avez fait ami-ami ? fît-elle d’un ton sarcastique.

Maïa crut d’abord que c’était la rancœur qui la faisait parler, puis elle reconnut l’éclat farouche de son regard.

Elle opina du chef et respira un grand coup.

— Oh – oui. Odo – est – mon – amie – comme – elle – était – celle – de – Renna, articula-t-elle avec raideur.

C’était le message qu’on lui avait ordonné de transmettre, mais débité sur un ton qui le démentait formellement. Elle entendit Odo contenir un râle de fureur. « Leie, Brod, je viens peut-être de signer votre arrêt de mort…»

Avec un peu de chance, Naroïne comprendrait que Maïa n’était pas libre de ses mouvements. Peut-être restait-il au gouvernement des femmes honnêtes à qui elle pourrait s’adresser pour tirer deux innocents de captivité. Le jeu en valait la chandelle, mais elle n’avait pas intérêt à y jouer trop souvent avec la Persime. Tout à coup, elle vit Clevin serrer les poings et sentit la chaleur qui émanait de lui en plein hiver.

— Ça n’arrêtera pas la grève, gronda-t-il.

Naroïne lui prit fermement le coude. Quelle grève ? s’étonna Maïa tandis qu’Odo éclatait d’un rire qui lui fit froid dans le dos.

— D’ici quelques jours, quelques semaines à tout casser, il n’en sera plus question, de votre grève ! Toutes les femmes feront front contre vous. Fini, les laissez-passer d’été. Vous n’aurez plus de fils. N’est-ce pas, Maïa ?

Elle jugea préférable de ne pas trop tirer sur la ficelle.

— Oui, fit-elle en se demandant à quoi elle acquiesçait.

— Nos différends ont pris fin avec ce malheureux Visiteur, poursuivit Odo. Maïa s’est ralliée à nous pour restaurer le calme et la sérénité dans le Plan des Fondatrices.

La femme aux cheveux noirs et au regard intense qui accompagnait Naroïne fit entendre sa voix pour la première fois.

— J’imagine, Maïa, que ça ne vous ennuiera pas si je viens vous voir à la citadelle persime ?

— Quelle Upsala êtes-vous ? demanda Odo sans laisser le temps à Maïa de répondre.

La question résonna étrangement aux oreilles de Maïa. Comme si l’individualité d’une clone importait…

— Je suis Brill Upsala, examinatrice de l’Administration, répondit la femme en inclinant gracieusement la tête.

Odo se rétracta, comme si elle avait affaire à plus forte partie qu’avec Naroïne, Clevin ou l’aristocratique Iolanthe.

— J’en serai honorée, Brill Upsala, répondit impulsivement Maïa, la transpiration lui picotant les aisselles sous sa lourde robe. Venez quand vous voudrez.

Un carillon retentit et la lumière baissa dans le foyer. Odo prit la main de Maïa et la serra à lui faire mal.

— Le spectacle va reprendre, dit-elle futilement aux autres. Je vous souhaite une bonne fin de soirée. Venez, Maïa.

Elles regagnèrent leur loge dans un silence glacé. Comme elles se rasseyaient, Odo se pencha sur Maïa.

— Encore un tour comme celui-ci, petite graine au vent, et tu le regretteras. De ta docilité ne dépend pas que ta vie…

Maïa prêta une attention distraite à la seconde partie du spectacle. La musique lui cassait les oreilles, les couleurs criardes des costumes lui paraissaient ridicules. Elle oublia un moment son angoisse en remarquant, dans la mer d’extravagances qui s’agitait sur scène, deux sosies de Brill : la cheffe d’orchestre et la ténor qui, affublée d’une fausse barbe, tenait le rôle de Faust, l’archétype du mâle assez présomptueux pour oser défier la Nature.

Une autre semaine passa. Chaque jour, Odo faisait revêtir à Maïa une parure plus somptueuse que la veille et l’emmenait faire un tour sur l’esplanade… en voiture découverte, ce qui lui permettait de l’exhiber sans risquer de contact personnel.

Sitôt rentrée dans sa chambre, Maïa se dépouillait de sa tenue de parade et évacuait sa nervosité en faisant des mouvements de gymnastique. Elle était libre d’aller et venir à son gré dans la citadelle Persime, et pourtant elle se sentait plus prisonnière qu’à Longue Vallée ou sur Grimké.

Le frirdi suivant, en passant devant un majestueux édifice entouré de colonnes, Maïa assista à une manifestation. Des soldâtes contenaient les manifestants, des hommes de différentes guildes, à en juger par leurs tuniques de toutes les couleurs, et qui avaient l’air passablement démoralisés. Ils brandissaient des banderoles sur lesquelles Maïa n’eut que le temps de lire MODEL… ELLI.

Soudain, elle aperçut son père en grande conversation avec Iolanthe. Son cœur se mit à battre à tout rompre. Odo dit un mot à la conductrice, qui fit claquer ses rênes. Les chevaux prirent le galop à l’instant où Clevin levait les yeux, croisait le regard de sa fille et esquissait un geste de la main.

Trop tard. Odo laissa échapper un petit soupir satisfait et Maïa retomba sur le siège capitonné de la voiture.

« Les hommes ont besoin d’aide, se dit-elle tristement. Si j’étais libre, je pourrais peut-être leur remonter le moral. »

Mais rien ne valait la peine de mettre en jeu la vie de sa sœur ou de Brod. Et sûrement pas une cause vouée à l’échec. Qu’aurait-elle pu faire pour changer le cours des choses ?

Elles rentrèrent à la citadelle sans échanger un mot. Maïa jeta ses vêtements dans un coin, fit de la gymnastique, mangea et se coucha.

Le lendemain, sur le plateau du petit déjeuner, elle trouva un journal : quatre pages imprimées sur papier glacé, réservées – d’après le prix et le tirage mentionnés sous le titre – à l’élite de Caria. Plusieurs articles avaient été découpés au rasoir. Celui de la première page était néanmoins passionnant.

L’issue de la grève semble proche.

Le trafic maritime est encore bloqué dans la majorité des ports de la côte Méchante, mais les analystes prévoient une conclusion rapide à l’arrêt de travail proclamé par dix-sept guildes maritimes et leurs affiliées. De nombreuses défections ont affaibli la résolution des meneurs, dont l’objectif, faire pression sur le Conseil régnant pour l’amener à rouvrir l’abominable sanctuaire de Botjelli, semble ne plus guère avoir de chances raisonnables d’aboutir…

Tiens donc, se dit Maïa. C’était la première fois qu’elle entendait parler, même de façon partiale, des événements survenus depuis sa capture. Et accessoirement, le premier indice du rôle qu’elle jouait dans le tableau. Un rôle de pion.

Les pirates et les rades de Kiel ont été écrasées. Les libérales pourraient amorcer le changement, mais leur mouvement manque de cohésion. Et les grands clans ont une longue expérience de ce genre de frondes. Seulement il y a les guildes maritimes, et ça, ça leur flanque la pétoche.

À Ursulaborg, les Pinnipèdes avaient parlé de propagande. Le Modeleur est sans importance, leur avait-on dit. Le larveux n’était pas de votre race…

Sans surestimer son importance dans l’affaire – les marins auraient bien compris tout seuls que c’était de l’intox –, elle pensait les avoir ébranlés en leur racontant ce qu’elle savait des Anciens Gardiens, du combat désespéré de ces hommes et de ces femmes pour ouvrir une voie nouvelle.

Une voie visant à modifier, sans le rejeter, l’héritage des Fondatrices.

Elle leur avait parlé de Renna, le courageux marin dont la mer était l’espace. L’homme qui volait, comme aucun homme de ce monde n’avait volé depuis le bannissement. Elle avait la certitude de le leur avoir fait connaître. Il était devenu l’un d’entre eux. Ils avaient envers lui une dette d’honneur.

Les Persimes m’ont fait venir pour contribuer à saper le moral des grévistes. Les hommes qui étaient à l’Opéra ont dû dire à leurs guildes que j’accompagnais Odo. Moi, l’amie de l’homme des étoiles… Comment pourraient-ils me faire confiance après cela ?

En lisant entre les lignes, Maïa comprit que les grands clans ne prenaient pas le mouvement des marins à la légère.

… Les hommes n’ont débrayé qu’au milieu de la saison d’amorce. Il apparaît néanmoins que leur manque de coopération aura une sérieuse influence sur le programme de reproduction de cet hiver.

Maïa esquissa un sourire. Elle était fière de Clevin et des autres hommes. Ils n’avaient rien laissé au hasard.

La Prêtresse-avocate Jeminalte Cever a exigé aujourd’hui le châtiment des responsables de ce coupable manquement au devoir. Par bonheur, cette radicalisation s’est produite après la fête du Soleil lointain. La classe politique n’a pas à craindre une ruée aux urnes de mâles mécontents. Le vote de cette minorité d’excités aurait pu mener à des ballottages serrés lors des dernières élections.

Ce mouvement durera-t-il jusqu’à l’hiver prochain ? Les Savantes de l’institut d’études des tendances sociologiques estiment, en se basant sur les précédentes flambées d’agitation masculine d’il y a six, dix, et treize décennies, que cet épisode un peu plus important risque de ne pas s’achever à temps pour éviter de sérieuses pertes économiques à court terme chez nombre de nos abonnées. Il ne devrait cependant subsister à l’automne prochain que des troubles résiduels d’une amplitude comparable à…

Suivait une description de la façon dont les guildes finiraient par passer individuellement des marchés et se désunir. La vertueuse colère des hommes retomberait quand leur sang cesserait de bouillir dans leurs veines. Maïa soupira. Le scénario était plausible. Lysos l’emporterait encore post mortem.

« Je comprends qu’elles m’aient fait lire ça. » C’était une vision fragmentaire de la situation. Et néanmoins déprimante.

Odo arriva alors que Maïa finissait de s’habiller. Elle s’attendait à ce que la Persime jubilât, à cause de l’article, mais la vieille clone avait apparemment autre chose en tête.

— Pas d’excursion aujourd’hui, annonça-t-elle sèchement. Tu as une visite. Brill Upsala, poursuivit-elle comme Maïa levait un sourcil sans mot dire. Elle t’attend dans le conservatoire est, puisque tu as accepté d’être examinée, aux termes de la Loi. Elle a été informée que tu ne souhaitais pas aborder le sujet de l’Étranger. Nous entendrons tout, grinça-t-elle en rivant ses yeux dans ceux de Maïa. Si tu nous fais passer pour des menteuses, si tu manifestes un quelconque embarras, il vaudrait mieux que tu repartes avec l’Upsala. Et que tu te prépares à vivre jusqu’à la fin de tes jours avec le remords d’avoir tué ta sœur.

Maïa savait qu’Odo et ses acolytes tiraient des milliers de ficelles, politiques, sociales et économiques, au grand jour ou dans les coulisses. Si elles estimaient avoir plus à perdre qu’à gagner avec Leie, Brod et Maïa, ils n’avaient aucune pitié à attendre d’elles. Elle suivit docilement Odo.

Elle connaissait bien la maisonnée, à présent. Les domestiques yuquinnes, les cuisinières vennes et les femmes de charge bujules avaient l’air satisfaites de leur sort et devançaient avec zèle les caprices des Persimes. C’étaient les descendantes de vars qui avaient reçu en échange de leurs bons et loyaux services une sorte d’immortalité. Laquelle prendrait fin si les Persimes leur retiraient leur protection. Oh, ça se passerait en douceur. Il suffirait que les Persimes cessent de marrainer les coûteux accouplements d’hiver de leurs employées. Une génération plus tard, le problème serait réglé.

Était-ce une relation prédatrice, injuste ? Si les Yuquinnes ou les Vennes avaient été de cet avis, leurs lignées se seraient éteintes avec leurs ancêtres originelles. Seulement Maïa en était arrivée à penser comme Renna. Tout avait l’air d’aller pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et d’un autre côté, c’était terrifiant. Je ne suis plus une fille de Lysos, se dit-elle. Je n’accepte plus les principes qui ont présidé à la fondation de ce monde.

— C’est là, fit Odo en s’arrêtant. Tiens-toi bien.

Elle n’avait pas besoin d’en dire davantage. Elle tourna les talons et s’en alla. Maïa entra dans le conservatoire. La brune intimidante qu’elle avait rencontrée à l’Opéra posait des papiers sur une table fabuleuse, faite de panneaux de verre presque sans défaut. Une jeune clone d’Odo était plantée dans un coin. Brill indiqua une chaise à Maïa.

— Merci de me recevoir. Pouvons-nous commencer ?

— Commencer quoi ? demanda Maïa en s’asseyant.

— L’examen, voyons. Vous allez d’abord nous indiquer vos préférences, sur ce questionnaire. Dans chacun des groupes de cinq activités qui vous sont proposées…

— Euh, pardon, mais… de quel genre d’examen s’agit-il ?

Brill lui lança un regard énigmatique. Maïa eut l’impression surnaturelle que la femme voyait parfaitement clair en elle et n’avait nul besoin de l’examiner.

— Un test d’aptitude professionnelle. D’après votre dossier scolaire, vous avez fait les études préparatoires adéquates. Il y a un problème ?

Est-ce de la frime ? se demanda Maïa. Se pourrait-il qu’elle soit envoyée par Iolanthe Nitocrisse et ses alliées ?

Odo s’était sûrement assurée de l’authenticité de la démarche de Brill. La petite administration de Stratos était à peu près indépendante de toute attache politique, et ses examinatrices libres de leurs mouvements. Si c’était de la frime, Brill s’en tirait parfaitement. Maïa décida de jouer le jeu.

— Non, non, il n’y a pas de problème. Vous allez mesurer les bosses de mon crâne et ce genre de choses ?

— La phrénologie a ses adeptes, fit l’Upsala en souriant. Mais je vous propose plutôt de commencer par ce formulaire.

Suivit un feu roulant de questions sur ses goûts, ses connaissances en grammaire, en sciences, en météorologie, en…

Au bout de deux heures, Maïa eut droit à une courte pause. Après un petit casse-croûte, elle fit quelques pas dans le jardin. La clone upsala mit ce temps à profit pour dépouiller le résultat de ses tests. Si elle était porteuse d’un message de Naroïne ou de Clevin, elle le cachait bien.

— J’ai vu deux de vos sœurs, à l’Opéra, risqua Maïa. Celle qui jouait Faust…

— Ah oui. Cousine Gloria. Et Surah, à la baguette. De drôles de m’as-tu-vu, ces deux-là !

— Je les ai trouvées très bonnes, continua Maïa, surprise.

— Bonnes, mais à quoi ont-elles choisi de l’être ! lança sèchement Brill. L’art, c’est bien joli comme passe-temps. Je joue moi-même de six instruments. Mais cela ne pose pas un grand défi à un esprit évolué.

Maïa la dévisagea, stupéfaite de l’entendre dénigrer sa famille. Et plus encore de ce que sous-entendaient ces paroles.

— Vous avez dit choisir ? Votre clan ne serait donc pas…

— Spécialisé ? fit Brill avec dédain. Non, nous ne nous spécialisons pas. Bien, si nous nous remettions au travail ?

Maïa retint les questions qui se pressaient sur ses lèvres. Brill lui présenta une boîte en bois munie de deux poignées et lui demanda de regarder dans un tube gainé de cuir. Elle vit une ligne horizontale, mouvante, et songea à un instrument de l’aéronef qui l’avait amenée d’Ursulaborg.

— C’est un horizon artificiel, commença Brill. Vous devrez corriger les variations du système à l’aide des deux manettes.

Une heure plus tard, Maïa était en sueur et elle avait la nuque toute raide. Quand Brill annonça une pause, elle poussa un soupir de soulagement et de surprise mêlés.

— Ooh ! Ça, c’était… plutôt marrant.

— N’est-ce pas ? fit l’Upsala avec un bref sourire.

Après toute une batterie de tests psychomoteurs, elle ordonna une nouvelle pause pour dîner. À l’irritation manifeste d’Odo, Brill affecta de se considérer comme invitée. Du coup, la matriarche se crut obligée d’assister au repas.

Elle aurait pu s’en dispenser. La conversation n’eut rien de palpitant. Brill passa le plus clair de son temps à remuer des papiers et se fit un devoir de remercier les domestiques chaque fois qu’elles apportaient un plat. Cette attitude exaspérait la Mère, à la grande joie de Maïa. La matriarche voyait manifestement dans la visite de l’examinatrice un coup de ses adversaires, et s’interrogeait sur ses intentions. N’était-ce qu’une manœuvre pour lui faire perdre son temps ? En ce cas, Maïa se réjouissait d’y contribuer. Cet examen constituait une agréable distraction. Elle regrettait seulement que Brill restât sourde aux appels du pied qu’elle lui faisait pour transmettre un message au dehors, à Naroïne ou à son père.

— Les Upsalas forment un drôle de clan, déclara Odo en vidant son troisième verre de vin. Les connaissez-vous, enfant d’été ? Eh bien, je vais vous en parler, continua-t-elle comme Maïa faisait non de la tête. C’est une ruche qui connaît une certaine réussite, selon les normes généralement admises. Elle compte une centaine d’adultes.

— Quatre-vingt-huit, rectifia posément Brill.

— Elles sont à la tête d’une jolie fortune. Il y a deux Upsalas au Conseil régnant. Quarante-neuf occupent des chaires de Savantes dans diverses institutions, dont dix-neuf à l’Université de Caria. Et le plus bizarre, ajouta-t-elle alors qu’une domestique remplissait son verre, c’est qu’elles n’ont pas de citadelle ! Ni demeure, ni terres, ni domestiques. Rien ! Elles vivent chacune de leur côté, dans des maisons ou des appartements qu’elles achètent en tant qu’individus, et pour l’amorce, elles se dégotent des partenaires toutes seules. Et vous savez pourquoi ? Elles ne peuvent pas se supporter ! gloussa la matriarche.

— Pour réussir, il faut du talent, une bonne éducation et se trouver une niche, répondit calmement l’examinatrice. Le grégarisme n’est qu’une condition coutumière. Le sacrifice de soi, la solidarité entre sœurs pour le bien de la ruche… Les humains ne sont pas des abeilles ! Tout le monde n’est pas prédisposé à s’entendre avec des copies conformes de soi-même.

La combinaison de l’alcool et de l’exaspération firent sortir la matriarche de sa réserve coutumière.

— Ça, c’est bien vrai ! lança-t-elle avec un rire de hyène. On en a vu combien, de brillantes jeunes vars dont les filles chamailleuses fichaient tous les projets en l’air ? Il faut être en paix avec soi-même pour faire bon usage du Don des Fondatrices.

Maïa songea à la solidarité qui les unissait, Leie et elle. L’affection se serait-elle détériorée avec la prospérité, au lieu de s’épanouir et de donner lieu à une équipe parfaite ? Ce devait être un impératif de l’évolution. Au fil du temps, la sélection devait favoriser le caractère permettant de s’entendre avec les autres versions de soi-même. Dans cette hypothèse, le plan des jumelles était condamné d’avance, mais elle n’était pas prête à y renoncer comme ça.

— Il y a des exceptions, dit-elle, pleine d’espoir. La réussite de votre clan en est la preuve.

— Les Upsalas ont appris à préserver les fonctions indispensables à une ruche, sans ses pièges et ses contraintes, soupira Brill comme si le sujet l’ennuyait.

— Ça veut dire qu’elles tiennent de grandes réunions bisannuelles auxquelles la moitié d’entre elles se font représenter par leurs avocates ! s’esclaffa Odo. Elles n’aiment même pas leurs propres clones. C’est pour ça que leur nombre augmente si lentement…

— C’est inexact, reprit Brill d’un ton cassant, manifestant pour la première fois une quelconque émotion. Je m’entends très bien avec mes autres enfants.

— Vos vars, vous voulez dire. Parce que les Upsalas préfèrent la procréation d’été ! Ça, je vous prie de croire que ça les rend populaires auprès des hommes, bredouilla Odo.

Elle remplit son verre en en renversant la moitié à côté.

— Ce système ne marcherait jamais à la campagne, nota Maïa.

— C’est vrai. La vie citadine offre des services publics, un grand nombre d’opportunités de carrière…

— Parlons-en ! Est-il exact que vous choisissez des professions différentes de crainte de vous rencontrer ?

Pendant qu’Odo riait sous cape, Maïa réfléchissait. Les Upsalas réussissaient manifestement dans tout ce qu’elles touchaient, et en partant chaque fois de zéro. Les Upsalas pourraient bien un jour posséder Stratos tout entière. Pas étonnant que la présence de Brill inquiète Odo, malgré la profession innocente qu’elle avait choisie.

« Le génie leur a permis de surmonter le handicap du manque d’harmonie. Leie et moi ne sommes pas des génies, mais nous ne nous détestons pas non plus. Si nous sortons vivantes de ce pétrin, nous pourrions peut-être nous inspirer des Upsalas. »

— Eh bien, c’était très agréable, reprit Brill. Si nous nous remettions au travail, à présent ? Ma baby-sitter double son tarif horaire après dix heures.

Les tests suivants mesuraient le potentiel crypto-mathématique. Une heure durant, Maïa livra des batailles miniatures contre une grille informatisée comme celle de Renna. Brill la soumit à des épreuves de plus en plus difficiles jusqu’à ce qu’elles deviennent impossibles. C’était un exercice qui exigeait de la concentration, de l’intuition et beaucoup d’habileté. Maïa adora ça… jusqu’au moment où ses dessins se brouillèrent.

— Pourquoi me faites-vous faire tout ça ? gémit-elle.

— Nous vous croyons capable d’acquérir les qualifications nécessaires pour une niche, répondit sèchement Brill en éteignant la machine.

— Quelle niche ? demanda Maïa en se frottant les yeux.

— Je peux vous dire à quoi vous ne pouvez prétendre. N’espérez pas entrer à l’Université grâce à vos aptitudes pour l’abstraction. Si votre don est transmissible, une de vos enfants d’été y arrivera peut-être, mais il est trop tard pour que vous deveniez mathématicienne. De toute façon, vous semblez plus faite pour l’action que pour une vie contemplative, ajouta la femme en étudiant un diagramme. Ce n’est pas un inconvénient pour ma cliente, mais d’autres éléments…

— Votre cliente ? releva Maïa. Vous voulez dire que vous n’êtes pas là pour le compte de l’Administration ?

La clone persime s’approcha discrètement, soudain vigilante. Brill évacua la question d’un haussement d’épaules.

— Je suis mandatée par une branche de ma famille afin de rechercher des employées pour une nouvelle entreprise. Mais l’aventure est risquée. Ça n’a rien d’une niche sûre.

— Mais…, balbutia Maïa sentant la colère poindre sous le silence de la clone. Odo supposait que vous veniez pour…

— Je n’y peux rien. Toute employeuse potentielle peut faire appel à nos services. L’affaire qui m’amène ici n’a rien à voir avec les engagements politiques des Persimes. Odo n’a aucune inquiétude à avoir. Bien, notre dernier test portera…

— Je suis douée pour la navigation et pour la mécanique ! lança Maïa. Ma sœur jumelle aussi. À nous deux, nous…

Elle se tut, gênée de son éclat. Un vestige de son enfance était remonté à la surface pour plaider une cause qu’elle ne se souciait même plus de défendre.

— Ces éléments pourraient avoir leur importance, commenta Brill après un silence, et une brève lueur de bonté brilla dans son œil. La dernière épreuve est une rédaction. Décrivez trois énigmes que vous avez dû résoudre pour entrer dans des salles secrètes. Vous savez à quoi je fais allusion. Indiquez succinctement les éléments, logiques et intuitifs, qui vous ont amenée chaque fois à la réponse correcte. Limitez-vous à une centaine de mots par épisode… C’est à vous.

Maïa soupira. Tout le monde avait l’air au courant de ses aventures dans le Centre de Défense. Mais le secret avait beau être éventé, il était retombé aux mains des forces conservatrices qui l’avaient maintenu en activité pendant des siècles.

« Si j’ai réussi à ouvrir la porte de métal rouge, c’est en partie par hasard…, écrivit-elle. J’ai fait le rapprochement entre des mots que j’avais entendus autrefois et les symboles dessinés sur les hexagones…» Elle savait qu’elle faisait du mauvais travail. Elle n’arrivait pas organiser ses pensées de façon cohérente. Penser à Botjelli la ramenait à des problèmes plus réels que ces stupides tests. Quel dommage que Leie et Brod ne soient pas repartis avec les amies de Naroïne !

Elle décrivit ensuite la méthode qu’elle avait utilisée pour résoudre l’énigme du mur d’images. Elle en attribua le mérite à Leie et au malheureux navigateur, sauf que cela revenait à leur faire partager la responsabilité de la suite : l’invasion des lieux secrets, qui avait amené Renna à abréger ses préparatifs et à tenter ce décollage prématuré et fatal.

« C’est ma faute, à moi seule. » Elle ferma les yeux et inspira profondément. « Ce n’est pas le moment d’y penser. Plus tard…»

Elle plaça la seconde feuille de papier sur la première, contempla la troisième et leva les yeux, perplexe.

— Quelle troisième serrure à énigme ? Je ne vois pas…

— La première. Quand vous aviez quatre ans. Dans la cave de vos mères.

— Comment savez-vous que… ? fit Maïa, stupéfaite.

— Ce n’est pas la question. Continuez, s’il vous plaît. Ce test mesure la faculté de réponse au stress, pas les compétences ni la mémoire.

Maïa soupçonnait que ce jargon cachait autre chose, mais elle raconta docilement ce qu’elle se rappelait de ce jour lointain, où le monte-charge grinçant avait descendu pour la dernière fois deux jeunes jumelles dans les caves des Lamaïs.

La main crispée sur le papier où elle avait griffonné sa dernière hypothèse, Maïa avait appuyé sur les motifs de pierre – serpents entrelacés, étoiles et autres symboles – qui s’étaient mis en place un par un, en cliquetant. Les jumelles avaient regardé, en retenant leur souffle, l’inviolable porte glisser lentement de côté pour révéler…

Des ossements. Des tas d’os bien rangés – fémurs, tibias, omoplates, crânes grimaçants –, dans un froid glacial et un silence surnaturel. Maïa avait fait un bond en arrière et Leie poussé un cri de surprise. Elles étaient devant ce qui restait de générations et de générations de leurs propres mères génétiques, mais – ah, le sens de l’ordre lamaï ! – tous les squelettes avaient été démantibulés et il était difficile de les imaginer en train de se lever, vengeresses.

Elles avaient découvert d’autres choses, dans l’ossuaire. Des archives poussiéreuses rangées dans des placards glacés, et des objets plus menaçants : des armes. Des engins de mort, interdits aux milices familiales, mais qui cadraient bien avec la devise des Lamaïs : « Deux précautions valent mieux qu’une. »

Cette découverte avait valu pas mal de cauchemars aux jumelles, mais aussi un mépris salutaire envers leur interminable chaîne d’ancêtres. Si les Lamaïs avaient vaincu le temps, elles ne parviendraient jamais à surmonter leur profonde insécurité. Pour finir, Maïa se souvenait surtout des mois qu’elle avait passés à se creuser la tête sur l’énigme. Elle avait découvert que une fois résolus, les rébus perdaient tout intérêt.

— Tout ce que je peux vous dire, lui confia Brill avant de partir, c’est qu’il s’agit d’une entreprise de transport et de communication faisant appel à des techniques traditionnelles perfectionnées. Les femmes de notre clan apprécient tout ce qui leur permet de s’agrandir en se dispersant.

— L’affaire a-t-elle un rapport avec le Modeleur ou le lanceur spatial ? risqua Maïa, la clone persime sur les talons.

— C’est de m’avoir vue avec Iolanthe et le commodore des Pinnipèdes, l’autre soir, qui vous a donné cette idée ? risqua Brill, les yeux lançant des éclairs. Non, rien à voir. Le Conseil a fait mettre Botjelli sous scellés. Que voulez-vous ? On n’arrête pas un dragon qui charge en lui tirant sur la queue.

— Je me demande comment vous avez su, pour l’ossuaire des Lamaïs, dit Maïa en l’accompagnant à la porte. Je pensais qu’elles l’avaient toujours ignoré. Vous avez parlé à Leie ?

— Ne vous montez pas le bourrichon, coupa Brill en lui tendant la main. Bonne chance, Maïa. J’espère vous revoir.

« J’espère vivre assez vieille pour ça », se dit-elle.

Après le départ de Brill, elle se coucha, épuisée, mais trop énervée pour dormir. Renna aussi était immortel, à sa façon. Lysos l’aurait trouvée idiote, mais il en avait probablement autant à son service. Et peut-être avaient-ils raison tous les deux…

Le jour se leva sur un spectacle surnaturel. Du givre s’évaporait des fleurs du jardin, qui sentait la rose et la solitude. Odo vint la chercher pour sa promenade matinale. Elles n’échangèrent pas un mot. Maïa ruminait les paroles de Brill.

Elle y songeait encore lorsque la voiture passa devant le palais du Conseil. Les manifestants étaient moins nombreux que la dernière fois. Elle ne vit ni Naroïne ni son père.

« Le mouvement se délite », songea Maïa. Même s’il se faisait encore sentir sur la côte, comment les mâles pourraient-ils vaincre les grands clans et regagner un terrain perdu depuis des temps immémoriaux ? Qu’étaient les Gardiens ou le Grand Modeleur pour le marin de base ? Peut-on vraiment nourrir pendant plus de mille ans un sentiment d’injustice abstrait ?

Autre pensée inquiétante… Certains des tests que Brill lui avait fait passer mesuraient des aptitudes requises chez les pilotes ou les navigateurs. Était-elle mandatée pour recruter des briseuses de grève ? Il y avait assez de matelotes pour armer quelques cargos. Sans officiers, ils n’iraient pas loin, mais si on trouvait des femmes pour les commander ?

« Je refuserais, se dit Maïa. Même si j’apprenais que je suis faite pour ce métier, je ne contribuerais pas à priver les hommes de leur niche, de leur seule fierté en ce monde. »

Enfin, pas de conclusions hâtives. Cette situation la plongeait dans la paranoïa et la dépression. Elle détourna le regard de la manifestation et surprit le sourire sardonique d’Odo.

Le lendemain, il plut, et la promenade fut annulée. Maïa lut un peu, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser à Renna. « De toute façon, il aurait fini par repartir, se dit-elle. Il ne pouvait rien y avoir de durable entre nous. »

Elle pleurait – et pleurerait – toujours son ami, mais il fallait se faire une raison : elle avait des devoirs envers les vivants. Envers Leie. Et Brod lui manquait affreusement.

Cette nuit-là, elle fut réveillée par un bruit de pas et de paroles dans le couloir. Des ombres passèrent sous sa porte.

— … je savais que ça ne pouvait pas durer !

— Ce n’est pas fini, dit une autre voix, plus mesurée.

— Tu as vu les rapports ! Ces lambins de vrils accepteront notre offre symbolique bien avant le printemps !

Les voix et les pas s’éloignèrent. Maïa rejeta ses couvertures et courut pieds nus, en chemise de nuit, vers la porte de sa chambre. Trois Persimes tournaient au coin du couloir. Elle fut un instant tentée de les suivre… et partit en sens inverse. Les Persimes étaient-elles sûres de la tenir à leur merci ou se fichaient-elles de ce qu’elle pouvait bien faire, en tout cas, elle n’était plus gardée.

Elle traversa une grande salle, puis une autre, d’où partait un escalier menant à une tour. Des voix approchèrent. Maïa se tapit dans l’ombre. Deux femmes passèrent devant elle.

— … regrette d’en sacrifier autant devant les tribunaux.

— Pour les Reeces, dix serait un minimum. Il faut parfois savoir faire confiance à son clan d’avocates.

— Mouais. Quelle comédie ! Surtout que nous avons gagné !

— C’est dur. Je n’aimerais pas payer pour les autres.

— Seuls importent le clan et la cause, soupira la seconde femme en s’éloignant. Que la Loi fasse son…

Maïa grimpa quatre à quatre l’escalier qu’elles venaient de libérer. De sa chambre, Maïa avait vu plusieurs fois de la lumière briller tout en haut, accompagnée des échos d’une discussion tendue. Mais ce soir, le ton était à la jubilation.

Une porte s’ouvrait sur le palier du troisième étage. Une ampoule électrique brûlait sous un abat-jour en parchemin, éclairant une bibliothèque. Au centre de la pièce trônait une table de bois sculpté, couverte de papiers, entourée de fauteuils de cuir disposés dans un désordre incongru.

Maïa entra d’un pas hésitant. À ses yeux, cette pièce était plus intimidante que le Grand Théâtre. Elle s’approcha des reliefs de la réunion, défroissa des chiffons de papier, examina des feuilles couvertes de calculs hâtifs… et découvrit quelque chose de plus parlant. Un journal, complet cette fois.

Mises en accusation dans l’affaire de l’enlèvement du Visiteur.

Les tragiques événements qui se sont déroulés dans les Dents du Dragon durant la semaine du Soleil lointain ont amené la procureuse planétaire Pudu Lang à porter plainte contre quatorze personnes soupçonnées du rapt de Renna Aarons, émissaire itinérant du Phylum hominien. Cet enlèvement, qui s’est conclu tragiquement par la mort accidentelle de l’étranger, n’a fait qu’ajouter à la sinistre ambiance qui a marqué cette année de troubles amorcée par l’arrivée de son vaisseau…

Maïa sauta quelques paragraphes et lut :

Il est probable que les brebis galeuses des clans Hutu, Savani, Persim, Wayne, Beller et Jopland plaideront coupable et que l’affaire ne passera jamais devant les tribunaux. « Justice sera rendue, a annoncé la procureuse Lang. Si le Phylum vient fourrer son nez chez nous, il n’aura pas lieu de se plaindre. Un intrus a poussé certaines de nos citoyennes à des actes répréhensibles, mais la question aura été réglée selon nos traditions ancestrales. »

À celles qui réclament un procès public, la Haute Cour répond qu’elle croit de l’intérêt du public de calmer le jeu plutôt que d’attiser la quasi-hystérie ambiante. Tant que les coupables sont punies, à quoi bon sombrer dans le sensationnalisme ?…

Ça expliquait les bribes de conversation qu’elle avait surprises. La bonne nouvelle, c’était que même le camp vainqueur de l’empoignade politique, celui d’Odo, ne faisait pas la Loi dans les tribunaux. Allons, il y avait encore d’honnêtes fonctionnaires, selon les critères stratoïns. D’un autre côté… Réprimer des actions individuelles aurait pu avoir un sens dans le Phylum, mais ici, les actes étaient souvent dictés par des clans ou des groupes de clans. La Loi qui se prétendait au service de tous assurait en fait les intérêts des puissantes.

Il y avait un autre article.

Douze guildes acceptent un compromis.

Un accord serait intervenu dans le conflit sur les conditions de travail qui perturbe les échanges le long de la côte Méchante. Les guildes maritimes sont enfin revenues à la raison et ont renoncé à leurs exigences absurdes, comme le gouvernement conjoint du Fonds technologique de Botjelli. En retour, le Conseil a promis d’ériger un monument commémorant la visite de Renna Aarons, et d’autoriser les équipages masculins à naviguer sur certains types de vaisseaux auxiliaires jusqu’alors réservés…

Brill avait raison. Les hommes et leurs alliées n’étaient pas de taille à lutter contre l’inertie qui finissait toujours par l’emporter sur Stratos. Les guildes avaient obtenu une ou deux concessions symboliques et le camp d’Odo y laisserait peut-être quelques plumes. Mais Botjelli était retombé entre les mains de ses gardiennes, qui reprendraient l’entraînement afin de faire exploser de grands vaisseaux de neige désarmés.

Une photo accompagnait l’article. On y voyait trois femmes montrant à des officiers la maquette d’un vaisseau étincelant. « Des commodores et des investisseuses discutent d’un nouveau projet d’entreprise », disait la légende. En y regardant de plus près, l’une des femmes était Brill Upsala en plus jeune, les yeux embrasés de passion. Le vaisseau luisant était d’un modèle inconnu de Maïa. Tout à coup, elle étouffa un hoquet de surprise. Les vaisseaux auxiliaires dont parlait l’article seraient donc des zep’lins ? Mais ça voudrait dire…

Tout à coup, une voix se fit entendre, dans son dos.

— Ha ! Toujours prête à fourrer son nez dans ce qui ne la regarde pas, celle-là !

Maïa se retourna d’un bond. Dans un coin sombre de la pièce, une silhouette était vautrée dans un fauteuil, un cigare à la main. Une longue cendre ornait l’extrémité rougeoyante.

— Dommage que ça ne doive te mener qu’à la tombe.

— C’est vous qui êtes cuite, Odo, dit Maïa avec jubilation. Votre clan vous largue pour avoir la paix !

— On nous apprend à nous considérer comme les cellules d’un vaste organisme, rétorqua la vieille Persime d’un ton mordant.

Puis elle ajouta, plus bas :

— Je n’y avais jamais réfléchi, mais… et si une cellule n’avait pas envie d’être sacrifiée pour ce foutu organisme ?

— Grande nouvelle, Odo ! Vous êtes humaine. Tout au fond de vous, vous êtes exactement comme les vars : unique.

— En d’autres circonstances, je t’aurais engagée, rusée petite estivienne, fit Odo en écartant l’insulte d’un haussement d’épaules. Et j’aurais laissé pour instruction à mes arrière-petites-filles de trahir tes héritières. Mais j’ai décidé de me venger à chaud en t’emmenant avec moi nourrir le dragon.

— Vous… vous n’avez plus besoin de moi. Ni de Leie ni de Brod, fit Maïa en reculant d’un pas.

— Exact. À la vérité, ils ont déjà été remis aux Nitocrisses. En temps normal, je t’aurais laissée partir, toi aussi, poursuivit-elle tandis que le cœur de Maïa faisait un bond. Je me serais régalée de voir tes prétendus amis se défiler, trouver des prétextes pour ne pas tenir leurs promesses, te lâcher dans un appartement minable, avec un boulot minable et de vagues histoires à raconter à ton unique enfant d’hiver sur le temps où tu frayais avec les grandes de ce monde. Mais je ne serai plus là pour voir ça, alors je vais me faire Plaisir autrement. Les Persimes me doivent bien ça !

— Vous me haïssez, souffla Maïa. Pourquoi ?

— Pourquoi ? répéta hargneusement Odo. Parce que tu as eu ce que je ne pouvais avoir, jeune var. Je l’ai connu. Débordant d’une virilité estivale en pleine saison de givre, et pourtant aussi maître de lui qu’une Prêtresse. Je pensais me contenter d’un Plaisir par procuration et je l’ai envoyé à la maison bellère, avec de jeunes clones de moi-même. Mon âme en est restée insatisfaite ! Ce monstre éveillait en moi une jalousie maladive envers mes propres sœurs ! Il ne t’a jamais touchée, mais il était et demeure tien, dit-elle d’une voix rauque en se penchant haineusement vers Maïa. Voilà pourquoi, petite vierge allumeuse, je demanderai à ce maudit clan, que j’ai servi pour rien toute ma vie, la faveur de ta compagnie en enfer.

Les paroles d’Odo étaient censées glacer le sang de Maïa. Mais loin de la terrifier, Odo lui avait fait un cadeau plus précieux qu’elle ne l’imaginait.

… il était et demeure tien…

Maïa se redressa de toute sa taille, lança à Odo un ultime regard de pitié, qui porta visiblement, et se détourna.

— N’essaie pas de fuir ! s’écria la vieille Persime. Les gardes ont pour ordre de…

Sa voix s’étrangla. Maïa quitta la pièce à présent silencieuse et descendit l’escalier peuplé de courants d’air. Au lieu de prendre vers sa chambre, elle traversa un vaste atrium orné de statues aux visages identiques et sans joie dans la pénombre. L’énorme porte pivota lourdement sur ses gonds.

L’air frais chassa l’odeur infecte de tabac et l’amertume qui lui collaient à la peau. Elle leva les yeux vers le ciel. Les constellations hivernales scintillaient au-dessus du halo éclatant projeté par le dôme du Grand Temple, de l’autre côté de la colline. Un océan de lumières brillait au pied de l’acropole, de chaque côté d’un ruban noir – le fleuve.

L’allée traversait le parc avec ses vieux arbres terrestres et menait vers le mur d’enceinte. Maïa s’approcha du portail avec assurance. Une sentinelle en livrée sortit d’une guérite et lui adressa un petit salut interrogateur.

— Je peux vous aider, mademoiselle ? demanda-t-elle.

— Non merci. Je m’en vais.

— Je sais pas trop, mademoiselle. C’est très…

— Vous avez ordre de m’empêcher de sortir ?

— Euh… plus depuis quelques jours. Mais…

— Alors, ne vous interposez pas entre une fille de Stratos et ses droits.

C’était une invocation bizarre, réminiscence d’un roman pour vars. La garde hésita un moment puis se décida à ouvrir la porte. Maïa la remercia, sortit et se retrouva pieds nus, en chemise, dans une ville inconnue, en pleine nuit.

C’est ce que voulaient les Persimes, bien sûr. Elles n’avaient plus besoin d’elle, elle était plus encombrante qu’autre chose, en fin de compte. Mais la tuer risquait d’attiser à nouveau la grève des marins et de faire franchir à la mécanique paresseuse de la Loi un imperceptible seuil de tolérance. Alors que de cette façon, les Persimes avaient une chance de s’en tirer grâce au sacrifice d’Odo, qui avait de toute façon cessé d’être utile au clan. L’évasion de Maïa la pousserait peut-être à mettre fin proprement au problème, en évitant un rituel dégradant de condamnation et de punition.

« Je sais qu’on se sert encore de moi, se dit Maïa. Eh bien, je le sais, et je choisis lucidement d’être utilisée.

« Bon, et après… que vais-je choisir ? »

Sûrement pas de fonder une dynastie immortelle. Elle caressait toujours l’espoir d’avoir des enfants, une maison, et d’y vivre dans la chaleur de l’amour partagé. Mais pas comme ça. Pas selon le rythme immuable, sans passion, de Stratos. Si Leie suivait cette voie, elle lui souhaitait bonne chance. Sa sœur jumelle était assez futée pour fonder un clan sans elle. Elle avait d’autres buts, à présent.

Elle s’était affranchie de tout devoir envers Lysos et son héritage. Ça ne signifiait pas qu’elle voulait en revenir aux anciens schémas sexuels ou aux antiques terreurs du patriarcat. C’étaient des solutions qu’elle excluait d’avance.

Non, si elle ne pouvait pas vivre dans une époque scientifique, où il était permis d’oser, elle pouvait au moins faire comme si. Elle n’était sûrement pas seule à avoir ces idées. Brill lui avait laissé entendre qu’elle les partageait. Le droit de voler à nouveau concédé aux guildes finirait par changer Stratos, d’autres actions finiraient par faire subtilement avancer les choses. Par détourner peu à peu le lourd dragon de la voie sur laquelle l’entraînait son élan.

« C’est Renna qui a tout mis en branle. Mais j’ai joué mon rôle, moi aussi. Pour lui et pour moi, je continuerai. »

Les Upsalas et les Nitocrisses allaient lui faire une offre. Elle l’écouterait poliment, mais sa réaction risquait de les surprendre. Elle avait peut-être son mot à dire. « Et pourquoi ne ferais-je pas ce dont moi j’ai envie, pour changer ? »

C’était l’ironie suprême. Elle relevait sans crainte le défi de l’indépendance, du combat solitaire pour la survie, et elle s’apprêtait à partager son cœur ! Enfin, c’était une étape de sa renaissance personnelle, de son passage à l’âge adulte. Et ça prendrait peut-être un peu plus de temps, mais Stratos finirait bien par se réveiller, elle aussi, par sortir de son rêve de constance, du berceau construit par Lysos qui n’était plus protecteur mais contraignant.

À un détour de la route, Maïa se retrouva sur une hauteur. Derrière les montagnes descendait lentement la nébuleuse que les Stratoïnes appelaient la Griffe et le Phylum le Sourcil de Dieu. Quelque part dans le néant glacé, d’immenses vaisseaux de cristal fonçaient sur Stratos pour mettre fin à un isolement dont Lysos devait bien savoir qu’il ne pouvait durer toujours. On ne saurait qu’à ce moment-là si les humains avaient atteint une forme de sagesse, s’ils avaient mis au point une nouvelle trame de vie qui méritait d’être intégrée au tout.

Elle se retourna en entendant des cris et un bruit de sabots. C’était une voiture à cheval qui venait de la citadelle persime. Elle serra les poings, se croyant poursuivie. Mais non.

La voix des passagers allait du ténor au baryton, leur émotion était trop visible.

— Maïa !

Elle crut que son cœur allait éclater. Elle se fendit d’un sourire allant d’une oreille à l’autre et fit de grands signes à Brod et Leie, debout dans la voiture cahotante. Ils riaient à gorge déployée, tandis que Naroïne faisait claquer les rênes. Derrière, Clevin semblait à la fois ravi et affolé de cette course folle.

Soudain, une lumière crue tombant d’en haut illumina les environs. Maïa leva la tête. Dans le ciel brillait un point qui aurait pu être une étoile, mais palpitant comme une balise. Il devint plus éclatant qu’aucune lune, ou même que Wengel. Des ondes multicolores, aveuglantes, firent loucher Maïa.

Elle crut d’abord que ce prodige lui était réservé, leur était réservé, à elle et à ceux qu’elle aimait, parmi les cent mille âmes de cette ville. Puis vinrent des bruits de portes s’ouvrant à la volée, de gens sortant de chez eux en courant et s’interpellant tout en regardant le ciel, les yeux écarquillés. Des femmes, des enfants et quelques hommes emplirent bientôt les rues, se montrant le ciel, certains apeurés, d’autres avec un émerveillement proche de la vénération.

On n’en eut la certitude qu’au bout de plusieurs heures, mais quand l’aube vint, c’était visible à l’œil nu. Le point lumineux s’éloignait. Il laissait le peuple de Stratos à son isolement.

Pour un temps.

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