DEUXIÈME PARTIE

Itinérant – Journal de bord Mission Stratos

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Les fondateurs de cette colonie ont trouvé l’endroit idéal pour abriter leur utopie : dissimulée par des nébuleuses de poussière, en orbite autour d’un de ces systèmes plurisolaires où l’on ne trouve que peu de mondes habitables, Stratos a dû leur paraître propre à isoler leurs descendants du bruit et de la fureur qui font rage dans toute la galaxie.

L’Ennemi y est pourtant arrivé. Et moi aussi, aujourd’hui.

Rendons justice à la farouche indépendance des Stratoïns : ils n’ont pas appelé à l’aide quand l’Ennemi est venu. Ils l’ont combattu seuls, et seuls ils l’ont vaincu. Ils peuvent être fiers d’eux. Ils ont contré une attaque surprise, sans aide du Phylum hominien. Mais au lieu de conforter leur structure sociale, cette victoire, devenue légendaire, l’a modifiée : elle est devenue l’emblème de leur sécession, la preuve que toute alliance avec leurs lointains cousins était inutile.

Je me suis abstenu, au cours de mes conversations avec les autochtones, de faire allusion à ce vaisseau ennemi, que nos archives décrivent comme une épave fuyant le champ de bataille de Taranis pour lécher ses plaies ou mourir au loin. Stratos n’a pas vraiment connu la terreur qui rôde entre les étoiles. Elle a bénéficié, sans le savoir, de la protection du Phylum. Les membres ne vivent pas sans le soutien de l’estomac.

Ce message ne passera pas aisément, je le crains. Certaines radicales herlandistes semblent trouver ma venue plus traumatisante que celle de l’Ennemi. Elles y voient un affront auquel il ne faut pas répondre. Que peuvent craindre leurs cheffes d’une reprise de contact avec leur lointaine famille ?

Les négociations concernant mon atterrissage ont enfin abouti. Le nécessaire sera fait pour remettre mon aérocoque sur orbite. Inutile donc d’autominer un astéroïde pour fabriquer un appareil multifonctions malcommode. Demain, je descends en personne entamer les discussions.

Je n’ai jamais été aussi tendu avant une mission. Cette sous-espèce a beaucoup à offrir. Son audacieuse expérience pourrait enrichir l’humanité. Dommage que le hasard ait voulu qu’elle soit redécouverte par un itinérant de sexe masculin.

Il aurait peut-être mieux valu que je sois une femme.

Chapitre XIII

Maïa fut bientôt complètement désorientée. Kiel, qui les guidait dans les couloirs et les escaliers ténébreux, s’arrêtait parfois sans prévenir pour braquer une minuscule torche sur un plan tracé à la main et ils lui rentraient dedans.

— Où as-tu trouvé ça ? lui chuchota Maïa.

— Une de mes amies a travaillé ici. Maintenant, tais-toi !

Maïa ne s’offusqua pas de sa rebuffade. Ce n’était rien au regard des risques que Thalla et Kiel avaient pris pour elle.

« Et pour Renna…» Elle veillait à éviter le regard de cette personne qu’elle croyait si bien connaître et qu’elle venait de découvrir. Un être de l’espace extérieur. Sentant peut-être sa gêne, Renna restait quelques pas derrière elle. Maïa lui en voulait, elle s’en voulait d’être aussi transparente pour lui.

— C’est vrai ? souffla-t-elle à l’oreille de Thalla pendant que Kiel consultait son plan. C’est bien un… tu sais quoi ?

— On peut jamais savoir avec les hommes, fit-elle en haussant les épaules. Toujours en train d’se vanter d’leurs voyages. P’t-être que çui-là est allé plus loin qu’les autres.

— Vous avez dû vous douter de quelque chose quand vous avez capté le message radio ?

— Quel message radio ? reprit sa désinvolte amie.

— Si vous n’avez pas reçu de message, comment nous avez-vous retrouvés ? murmura Maïa, sentant sa confusion redoubler.

— Ça n’a pas été tout seul. On a d’abord cru que t’avais été emmenée vers l’est. Seulement une bande de sœurs du clan Keally s’est pointée, et le temps qu’on reprenne la piste, elle était froide. Et puis on a entendu dire qu’une Bellère s’enfonçait dans les terres avec une escorte. Kiel a pensé qu’elles allaient peut-être au sanctuaire abandonné. On a réuni quelques copines, on l’a suivie de loin et nous voilà.

Elle sourit. Son visage était à peine visible à la lueur de la lampe de Kiel. Ça paraissait très simple comme ça. En fait, l’aventure avait dû être assez éprouvante. Et très risquée.

— Vous n’êtes donc pas venues que pour… lui ? fit Maïa avec un mouvement de tête vers l’homme qui fermait la marche.

— C’est jamais qu’un homme, rétorqua la grande femme avec une grimace. Mais les Perkies vont être dingues qu’il ait disparu. Rien que pour ça, ça vaut la peine de l’emmener jusqu’à la côte. De là, il pourra retrouver ceux de son espèce.

Dans l’obscurité, Maïa ne pouvait déchiffrer l’expression de Thalla. Elle parlait d’une voix âpre et ne disait peut-être pas toute la vérité. Mais le message était clair.

— Alors, vous êtes venues pour moi…

— Entre vars, dans c’monde sans Lysos, faut s’serrer les coudes, petite, fit Thalla en lui pressant l’épaule.

On aurait dit une phrase d’un de ces livres d’aventures qui décrivaient de vaillantes estiviennes rebâtissant sur les ruines d’un monde bouleversé. Kiel s’arrêta net, couvrit sa lampe et leur fit signe de ne pas faire de bruit. Elles la rejoignirent sur la pointe des pieds à l’angle de deux couloirs. Kiel tendit prudemment le cou au coin et retint son souffle.

— Qu’y a-t-il ? demanda l’homme, affreusement fort.

Thalla lui fit sèchement signe de la boucler. Des tintements, des voix se firent brièvement entendre. Par gestes, Kiel leur indiqua qu’il y avait des gens dans le couloir.

« Sale temps…», se dit Maïa, la gorge nouée. Le plan de Kiel comportait manifestement des failles. Comment allaient-elles se tirer de là ? À son grand étonnement, au lieu de leur faire signe de rebrousser chemin, la Noire respira un bon coup et s’engagea hardiment dans la lumière blafarde du couloir.

Maïa eut beau se dire que c’était une illusion d’optique, elle eut l’impression qu’elle flamboyait littéralement. Comment personne ne remarquait-il une présence aussi brillante ?

Elle redoubla d’étonnement en voyant son amie franchir la zone dangereuse et réintégrer l’obscurité de l’autre côté sans se faire repérer. Les conversations se poursuivirent à voix basse. Thalla tenta ensuite la traversée. Pendant deux interminables secondes, la lumière embrasa sa peau blanche. Puis elle fut de l’autre côté à son tour.

Maïa jeta un coup d’œil à l’homme. Il lui sourit et lui effleura le coude pour l’inciter à se lancer. C’était un geste amical, confiant. Il lui inspira une bouffée de haine. Les battements de son cœur devaient s’entendre à l’autre bout de la forteresse. Elle se ressaisit, serra les dents et s’avança.

Le temps s’étira, les fractions de secondes devinrent des heures. Les pieds de Maïa, très loin d’elle, semblaient animés d’un mouvement propre. Elle tourna la tête et vit des meubles fracassés dévorés par les flammes dans les parenthèses d’une cheminée sculptée. Des ombres buvaient en jouant aux dés sur un guéridon. Leurs cris lui donnèrent la chair de poule.

Le spectacle était si déroutant qu’elle dévia de sa trajectoire et se cogna contre un mur. Thalla la tira brutalement dans l’obscurité salvatrice. Elle se retourna vivement.

— Renna ?

— Je suis là, fit une voix, tout bas, dans l’obscurité.

Il était à côté de Kiel. Elle ne l’avait ni vu ni entendu passer. Elle détourna le regard, gênée de sa propre réaction. Cet… être ne ressemblait pas du tout à la femme sage et mûre qu’elle avait imaginée. Il ne lui avait pas menti, mais elle se sentait trahie. Trahie par ses propres suppositions.

« Tant qu’il n’est pas question de bateaux ou d’amorce, on suppose, jusqu’à preuve du contraire, qu’on a affaire à une femme. Ça ne doit pas être très agréable pour lui. »

« Enfin, il aurait tout de même pu me prévenir ! »

Renna et Kiel passèrent devant. Maïa remarqua alors que l’homme portait une petite bourse bleue à la ceinture et, sur le dos, une boîte plate en métal poli.

« Un jeu de la Vie, comprit-elle. C’est bien un homme ! Moi qui croyais avoir affaire à une noble Savante… J’ai vraiment été idiote. Il n’y avait qu’un homme pour envoyer des messages, aussi complexes grâce à un truc pareil. Ça ne doit pas être sorcier quand on passe son temps à y jouer…» Enfin, ce n’était pas évident quand elle était dans sa cellule, avec des cliquetis pour toute compagnie. Elle avait écouté son désir plus que sa raison. C’était drôle d’éprouver un sentiment de deuil pour quelqu’un qui était tout près et – pour le moment – sain et sauf. La Renna de Maïa était pourtant aussi morte que Leie. Ce Renna-là ne comptait pas.

« Ce n’est pas juste ? La belle affaire ! C’est la VIE qui est injuste. Va te plaindre à Lysos, si tu n’es pas contente. » Quelques minutes plus tard, Kiel frappa deux fois à une petite porte de bois qui donnait l’impression d’avoir été forcée. La porte s’ouvrit devant une grande blonde armée d’un pied-de-biche.

— Tout l’monde est là ? demanda-t-elle.

Kiel opina du chef. Thalla leur fit signe de la suivre et s’engagea dans un escalier. Maïa sentit le parfum de la nuit avant même que le vent glacial ne touche sa peau, puis elle se retrouva dehors, sous le ciel étoilé.

Ils franchirent la poterne et se retrouvèrent sur un large perron de pierre, à un mètre au-dessus du niveau de la plaine. Kiel s’approcha du bord et imita le sifflement du gannène. Une trille monta de l’ombre, suivie d’un bruit de sabots. La grande blonde referma la porte tandis que quatre cavalières sortaient de l’ombre avec des montures de rechange.

Thalla ouvrit les paquets attachés sur le dos d’une des bêtes et lança un manteau de laine à Maïa. Elle l’enfilait avec soulagement quand Kiel l’attira vers le bord du perron. La lune fit briller les flancs rayés d’un cheval-baudrier qui s’ébrouait. Maïa réprima un mouvement de recul. Elle n’avait jamais monté que des bêtes paisibles, menées par des Trevores qualifiées, lors des sorties de printemps prévues dans le cadre de la « préparation à la vie » des estiviennes lamaïs.

— Y va pas te mordre ! railla la femme qui tenait la bride.

Piquée au vif, Maïa réussit à s’agripper au pommeau de la selle, passa son pied dans l’étrier et monta sur l’animal. Il dansa sur place comme pour la tester. Elle prit les rênes en poussant un soupir de soulagement. La bête ne s’était pas emballée. Maïa se pencha pour lui caresser l’encolure.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit l’homme, indigné.

Maïa se retourna. Kiel s’approchait de Renna et le prenait par le coude comme pour apaiser ses craintes.

— C’est un cheval. On monte dessus, pour aller plus vite.

— Je sais ce qu’est un cheval. Mais qu’a-t-il sur le dos ?

— Sur le dos ? Ben… une selle, pour s’asseoir.

— Ce truc énorme, une selle ? fit-il en secouant la tête d’un air perplexe. Pourquoi n’est-elle pas comme les autres ?

Toutes les femmes s’esclaffèrent. Maïa ne put s’empêcher de les imiter. Sa question était si incongrue et il avait l’air tellement ahuri. Il venait peut-être bien de l’Extérieur, en fin de compte !

— Ben, c’est une selle de côté, répondit Kiel en riant. J’comprends qu’tu préférerais une litière ou un palanquin, mais on n’en a… Eh, qu’est-ce que tu fabriques ? reprit-elle en ouvrant de grands yeux.

Renna avait sauté de la plate-forme et s’affairait sous le ventre de la monture qui lui était destinée.

— Je procède à… un petit ajustement, grogna-t-il.

La grosse selle matelassée tomba à terre. Puis, plus sidérant encore, l’homme prit la crinière du cheval à deux mains et, d’un bond, s’y jucha à la manière d’une femme. Les autres étouffèrent un hoquet de surprise. Un élancement involontaire dans les reins arracha une grimace à Maïa.

— Comment peux-tu… commença Thalla, la bouche sèche.

— Ce serait mieux avec des étriers, coupa-t-il. Enfin, je monterai à cru en attendant de bricoler quelque chose. Bon, maintenant, tirons-nous d’ici.

— T’es sûr que… ? bredouilla Kiel, les yeux papillotants.

Pour toute réponse, il imprima une secousse à ses rênes et partit au trot vers l’ouest. Vers la mer. Comme les femmes le regardaient partir, abasourdies, il poussa un cri d’exaltation. Un frisson parcourut Maïa. Elle n’aurait pu mieux exprimer ses propres sentiments. La stupéfaction laissant place à une joie intense, elle suivit l’homme, les sabots de son cheval aspergeant de poussière le souvenir de son emprisonnement.

Les évadés ne sortirent pas de Longue Vallée par la route la plus directe. Les Perkinistes commenceraient sûrement leurs recherches par là. Kiel et les autres avaient un plan. La caravane prit la direction du sud-ouest.

Au bout d’une heure, un son se fit entendre, loin derrière eux. Maïa se retourna. De minuscules points lumineux révélant des fenêtres illuminées ponctuaient la flèche de pierre éclairée par la lune où elle avait été enfermée et qui commençait à s’enfoncer sous l’horizon.

— Satané clair de lune ! jura Kiel en claquant de la langue pour encourager sa monture. J’espérais qu’on aurait jusqu’au matin. Va falloir tracer.

Maïa s’aperçut bientôt que Kiel ne parlait pas au figuré. Le groupe avançait en terrain découvert, laissant des empreintes aussi visibles que le nez au milieu de la figure.

— T’inquiète pas. On a un plan pour les ralentir, la rassura Thalla.

— Oh, je ne m’inquiète pas, répondit Maïa.

Elle était trop heureuse pour s’en faire.

Quelques heures plus tard, la blonde ordonna la halte, se dressa sur ses étriers et pointa une lunette vers l’arrière.

— On n’a personne aux fesses, on dirait, annonça-t-elle.

Ils ralentirent alors l’allure, pour ménager leurs bêtes.

Thalla lui ayant demandé comment elle avait été traitée, Maïa lui raconta d’une traite son arrivée à la citadelle de pierre, la tambouille des geôlières guelles, les affres par lesquelles elle était passée à l’idée de fêter la Fin de l’Automne en prison et l’espoir qu’elle avait de ne jamais revoir un sanctuaire d’hommes de l’intérieur. Elle se fichait de ce que les femmes pensaient de cette diarrhée verbale. Elle était grisée par l’air de la liberté.

Une des petites lunes – Aglaé – rejoignit Durga dans le ciel. L’une des femmes la salua en entonnant une chanson de marin. Une autre l’imita d’une belle voix de contralto. Maïa se fondit joyeusement au chœur.

Soufflez, vents du Ponant, ô soufflez, hisse et ho !

Pour nous soyez cléments, ô soufflez, hisse et ho !

Renna reprit le refrain. Il avait une voix de ténor qui semblait faite pour les ballades de marins. Il croisa le regard de Maïa et lui fit un clin d’œil. Elle se surprit à ne pas s’en offusquer et à lui répondre d’un timide sourire.

D’autres chansons suivirent. Les femmes formaient deux groupes : Kiel, Thalla et une petite brune nommée Kau étaient des enfants de la ville, sophistiquées, dont Kiel était à l’évidence la tête pensante. À un moment, elles chantèrent d’une voix vibrante un hymne manifestement politique.

Unissez-vous, filles de la tempête,

On peut changer ce qui est pétrifié.

Qu’importe de qui vous avez la tête,

L’ordre vital peut être modifié !

Maïa avait entendu à la radio clandestine de Kiel et de Thalla cette chanson dont les paroles exprimaient la volonté farouche de renverser l’ordre établi. Les quatre autres femmes se joignirent au chœur avec moins d’enthousiasme, comme si elles n’adhéraient pas à l’ensemble de son message, puis elles entonnèrent des comptines ou des ballades traditionnelles que Maïa avait apprises à l’école. Des mélodies rassurantes, si leurs interprètes ne l’étaient pas : les deux petites râblées avaient l’accent et la physionomie des filles des îles du Sud, berceau légendaire de pirates et de négociantes sans scrupules, tandis que les deux autres, dont la grande blonde, venaient manifestement de cette partie du continent Oriental. Maïa apprit que la blonde, qui semblait être à la tête des quatre femmes, s’appelait Baltha.

C’était une bande de vars qui n’avaient pas froid aux yeux. Qui n’avaient même pas l’air de craindre que Tizbé Bellère et ses sbires les rattrapent – si Lysos en décidait ainsi.

Elles refirent halte pour resserrer les sangles de leur selle et changer de monture, puis repartirent en silence, se laissant bercer par le roulement hypnotique des sabots de leurs chevaux. N’étant plus distraite par les chants, Maïa ressentit douloureusement la morsure du froid. Elle avait les mains gelées. Elle finit par les garder dans les poches de son manteau et par tenir les rênes à travers le tissu.

Renna éperonna son cheval pour rejoindre Kiel, ce qui fit murmurer les autres femmes. Baltha ne cacha pas sa réprobation de le voir assis à califourchon sur sa monture.

— C’est pas normal d’monter comme ça, pour un homme, dit-elle. J’trouve que ça a quelque chose d’obscène.

— Il a l’air de savoir s’tenir en selle, observa Thalla. Mais je m’demande comment y s’débrouille pour pas s’faire mal.

— Y a des trucs qu’on d’vrait pas laisser faire aux hommes.

— C’est ben vrai, renchérit une des filles des îles en crachant par terre. Les ch’vaux ont été faits pour les femmes. C’est Lysos qui l’a voulu. Ça se voit rien qu’à la façon qu’on est bâties, et pas les hommes.

Maïa secoua la tête, ne sachant trop que penser. Plus tard, comme elle était près de lui, elle entendit Renna murmurer :

— Ces animaux sont un peu plus trapus, ils ont ces drôles de rayures et la tête un peu plus grosse, mais en fait ils ne sont pas très différents de ceux de la Terre.

— Tu viens… de la vraie Terre ? releva Maïa, stupéfaite.

— Oui, mais elle est loin, et j’en suis parti depuis longtemps. Tu croyais que je venais de Florentine, ou d’un autre système proche. Eh bien, non. Et tes amies se trompent. Les chevaux sont connus sur la moitié des mondes du Phylum hominien, et c’est la première fois que j’entends dire que les hommes ne sont pas bâtis pour monter dessus. Même s’il est vrai que nous avons de la chance de ne pas nous faire mal !

— Tu les as entendues ? s’étonna Maïa.

— L’atmosphère est beaucoup plus dense que sur le monde où je suis né, et le son se transmet plus loin.

L’inconvénient, c’est que j’attrape des migraines à tout casser quand les gens crient. Tu ne le répéteras pas, hein ?

Il cligna de l’œil pour la deuxième fois, et Maïa oublia son étrangeté. Il n’était plus qu’un marin inoffensif comme tant d’autres, en congé d’hiver après un long voyage. Ses confidences avaient quelque chose de naturel. Il faut dire qu’ils avaient déjà partagé assez de secrets pour être en confiance.

— Montre-moi la Terre, lui demanda Maïa en levant les yeux.

Il scruta la voûte étoilée et secoua la tête.

— Désolé. Si nous ne dormons pas, juste avant l’aube on devrait voir la Trifide. Sol est près du pédoncule gauche. Évidemment, les étoiles les plus proches du Phylum sont cachées par le Sourcil de Dieu, la nébuleuse que vous appelez la Griffe.

— Tu en sais des choses sur notre ciel, pour quelqu’un qui n’est pas ici depuis un an.

— Les années sont longues, sur Stratos, soupira-t-il.

Maïa ravala ses autres questions. Renna avait l’air troublé et las. « Il doit être plus vieux qu’il n’en a l’air, se dit-elle. Combien de temps faut-il pour voyager aussi loin, même à bord d’un vaisseau stellaire équipé de congélateurs, et même à une vitesse proche de celle de la lumière ? »

Elle ne pouvait tenir les Lamaïs pour seules responsables de son ignorance. Ce genre de problème lui avait toujours paru très éloigné de ses préoccupations. « Pourquoi avons-nous abandonné l’espace ? se demanda-t-elle. Est-ce Lysos qui l’a voulu, pour que personne ne nous retrouve ? »

Si tel était le cas, quand le vaisseau Visiteur s’était mis en orbite, les Savantes, les Conseillères et les Prêtresses de Caria avaient dû complètement perdre les pédales.

« Ça doit être de ça que parlait l’autre vieille, aux actualités, à Lanargh ! Renna avait déjà dû être enlevé et elles tentaient de le retrouver sans que le public le sache. »

Maïa savait à quoi aurait pensé Leie, à cet instant. La récompense ! « D’ailleurs, c’est sûrement après ça que courent Thalla, Kiel et les autres. » Thalla lui avait raconté des histoires : elles n’étaient pas venues pour elle. En tout cas, pas pour elle seule. C’était Renna qui les intéressait. D’où la selle de côté. Pourquoi l’auraient-elles apportée, sans ça ? Elle ne leur en voulait pas. Elle avait l’habitude de compter pour des prunes. Elles avaient été bien bonnes de la libérer. Et de lui raconter qu’elles étaient venues pour ça.

Un ravin semblable à celui où les Lemères extrayaient leur minerai et rejetaient les scories de leurs fonderies balafrait la plaine. Celui-là devait être plus au nord, mais il lui ressemblait étrangement avec ses canyons érodés, torturés, qui striaient la prairie comme les cicatrices d’un ancien combat. La caravane s’engagea prudemment dans un étroit goulet, passant devant les nids d’oiseaux fouisseurs qui poussèrent des cris menaçants pour les éloigner.

Baltha les mena dans le labyrinthe de plus en plus étroit et tortueux. Elles ne se guidaient plus qu’à la maigre lueur de deux lampes à huile et durent ralentir la marche.

Elles mirent pied à terre près d’un ruisseau, pour se dégourdir les jambes. Renna marchait comme s’il était plein de courbatures. Baltha et consorts se regardèrent d’un air entendu. En fait, seul l’amour-propre retenait Maïa de boiter comme lui. Elle s’étira discrètement derrière son cheval tandis que les cheffes de la bande se réunissaient autour d’une lanterne.

— On doit y être, dit Kiel en tapotant une carte dessinée sur une peau d’agneau.

— C’est pas le même ruisseau, objecta Baltha en secouant la tête. On en est à une borne. J’vous dirai quand ça y sera.

— T’es sûre ? Faudrait pas rater…

— Pas de danger, dit laconiquement la blonde. Bon, en selle. On perd du temps.

Maïa vit Thalla et Kiel échanger un regard dubitatif.

— Elle a l’air de connaît’le coin comme sa poche, marmonna Thalla. Comment ça s’fait, ça ? Y a que des Perkies par ici.

Kiel lui fit signe de prendre garde à ce qu’elle disait.

— C’qui est sûr, en tout cas, c’est qu’c’en est pas une, dit-elle en roulant la carte.

— Y a pire, d’accord, convint Thalla avec un soupir.

En passant devant Maïa, elle lui ébouriffa les cheveux.

Le geste aurait pu être condescendant si elle n’y avait senti une véritable affection. « Il se passe des choses dont je ne suis pas au courant, se dit Maïa, la fatigue l’emportant sur l’ivresse de l’évasion. Je ferais bien d’ouvrir les yeux. »

Une demi-heure plus tard, elles arrivaient à un torrent qui rugissait au fond d’un canyon. Baltha les fit entrer dans le cours d’eau et prit la parole.

— C’est ici qu’on se sépare. Riss, Herri, Bléné et Kau vont continuer vers Déméter en laissant des traces bien nettes pour brouiller la piste. Maïa ira avec elles. Nous, on va remonter sur deux bornes et on prendra vers l’ouest puis au sud. On se retrouvera au sud d’Argile le dix-sept. Si Lysos le veut…

Maïa regarda les étrangères qu’on lui avait dit de suivre et sentit un frisson lui parcourir l’échine.

— Non, dit-elle fermement. Où Kiel et Thalla iront j’irai.

— T’iras où on te dit, lança Baltha avec un regard mauvais.

Maïa fut prise de panique. Elle avait l’impression de revivre la séparation d’avec Leie, quand elles avaient embarqué sur deux navires différents. Elle était sûre que si elle les perdait de vue, elle ne reverrait jamais ses amies.

— Je refuse ! Pas après tout ça ! fit-elle avec un geste du bras en direction de la tour où elle avait été incarcérée.

Des yeux, elle quêta le soutien de ses amies, mais elles évitèrent son regard.

— L’groupe qui r’monte le courant doit être aussi p’tit qu’possible…, tenta d’expliquer Kiel, embarrassée.

« C’était prévu d’avance, comprit Maïa. Elles ne veulent pas de moi pendant qu’elles fuient avec leur précieux étranger ! » Une lourde résignation l’envahit, étouffant tout ressentiment.

— Elle vient avec nous, décréta Renna. Les poursuivantes suivront la piste laissée par le gros de la troupe pendant que nous nous échappons, ajouta-t-il en rapprochant son cheval de celui de Maïa. Pour moi, c’est parfait. Merci. Mais ça ira moins bien pour Maïa si ses ravisseuses la rattrapent.

— C’est qu’une môme, rétorqua Baltha. Elles se foutent pas mal d’elle.

— Ça, ce n’est pas prouvé du tout. Et je ne permettrai jamais qu’on la ramène là-bas.

En proie à un déferlement d’émotions, Maïa devina la réaction des femmes. Elles considéraient Renna comme une marchandise, et voilà qu’il s’affirmait. Les hommes étaient tout de même plus haut que les vars sur l’échelle sociale. En outre la plupart de ces vars avaient dû servir sur un bateau, or Renna avait une « voix de capitaine » dénotant une bonne éducation.

Kiel haussa les épaules. Thalla se retourna vers Maïa et lui fit un grand sourire.

— Je suis d’accord. Bienvenue au club, la pucelle.

Baltha jura à voix basse. Elle s’inclinait, mais de mauvaise grâce. Elle approcha sa monture de celles qui devaient suivre l’autre itinéraire et se pencha pour leur serrer les poignets. Thalla et Kiel étreignirent Kau de la même manière. Les deux groupes se séparèrent, Baltha menant prudemment la marche dans le milieu du torrent, Maïa et Renna en queue de colonne. L’une des filles qui gravissaient déjà la paroi opposée leva la main en signe d’adieu, puis toutes les quatre disparurent à un détour du chemin.

— Merci, fit Maïa d’une voix étranglée, tandis que leurs montures pataugeaient dans le ruisseau.

— Il faut bien se serrer les coudes, entre parias, non ? répondit Renna avec un sourire. Et puis, tu m’as l’air solide, en cas de pépin.

Il plaisantait, bien entendu. « Mais à moitié seulement », s’aperçut-elle non sans étonnement. Il avait vraiment l’air content, même rassuré, qu’elle l’accompagne.

Elles avançaient en file indienne, sans mot dire, laissant leurs chevaux choisir leur chemin dans le courant. Elles étaient à l’abri du vent, mais le souffle de Maïa se condensait dans l’air glacial. Elle referma étroitement son manteau autour d’elle et glissa ses mains sous ses aisselles.

Elle se dit, pour se rassurer, que chaque minute qui passait les éloignait de leurs poursuivantes. Le plan tablait sur leur affolement. Des professionnelles comme les chasseresses sheldonnes de Port Sanger ne se laisseraient pas prendre à un tour pareil. Qui sait, les paysannes de Longue Vallée étaient peut-être de bonnes pisteuses ?

Et même si elles leur échappaient, elles demeuraient entourés d’ennemis. Rares étaient les endroits plus homogènes politiquement que cette colonie d’extrémistes, qui avaient des alliées jusqu’à cap Grange. Une fois alertées, elles convergeraient sur elles de toutes les directions à la fois.

Maïa commençait à avoir une bonne vision du problème. Elle imaginait la panique des Perkies. L’affaire dépassait largement leur trafic de drogue favorisant l’amorce hivernale. Elles trempaient dans un projet beaucoup plus audacieux : enlever le Visiteur interstellaire – Renna – au nez et à la barbe du Conseil de Caria. C’était risqué, mais ça éliminait toute perspective de reprise de contact avec le Phylum hominien.

« Rien ne pourrait davantage effrayer ces Perkinistes que de voir le ciel s’ouvrir devant des vaisseaux spatiaux en provenance de mondes en proie à « la tyrannie du rut animal » et dont la moitié au moins des habitants sont des hommes !

« La moitié…»

Elle avait du mal à imaginer le tableau. Au nom de Lysos, quel besoin un monde pouvait-il avoir de tous ces mâles ? Même s’ils se tenaient tranquilles la plupart du temps, ce dont elle doutait, on ne pouvait leur confier qu’un nombre réduit de tâches ! À quoi pouvait-on bien les occuper ?

Stratos serait à jamais changée par le contact avec ces mondes, elle serait polluée par des idées, des coutumes étrangères. Malgré la haine qu’elle éprouvait pour ses geôlières, Maïa se demanda si elles n’avaient pas raison, dans un sens.

Elle réprima un sursaut quand Renna se tourna vers elle, mais il lui parla seulement d’un buisson qui s’accrochait aux parois du canyon. Maïa avait vu des plantes de la même famille au Temple Orthodoxe de cap Grange, seulement elle ignorait si c’était une forme de vie indigène ou une espèce terrienne modifiée par les Fondatrices, grâce au génie génétique.

— Je m’intéresse à la façon dont les formes de vie exogènes ont été manipulées afin de s’adapter ici et de la façon dont elles ont évolué par la suite. Vous avez des écologistes très pointues à l’Université, mais la théorie ne remplace pas un examen sur le terrain.

Il semblait remis de sa mélancolie. Maïa se demanda si ses yeux et sa peau, qu’elle n’avait jamais vus qu’à la lueur d’une lanterne ou d’une lune, se révéleraient d’une teinte bizarre, exotique, à la lumière du jour.

Elle faisait peut-être une erreur d’interprétation – après tout, c’était un parfait étranger –, mais il avait l’air tout excité d’être là, loin des cités, des Savantes et surtout de sa cellule, pour explorer Stratos. Et c’était contagieux.

— Vos Fondatrices devaient être sacrément douées pour avoir ainsi modifié les humains, les plantes et les animaux afin de les intégrer à l’écosystème. Elles ont fait quelques erreurs, bien sûr, mais ça n’a rien d’étonnant.

Ces paroles avaient quelque chose de blasphématoire. Les Perkies et autres hérétiques ne se privaient pas de critiquer certains des choix faits par Lysos et les Fondatrices, mais leurs compétences… jamais !

— Le temps règle généralement le problème par l’extinction ou l’adaptation. Chez les formes de vie inférieures, du moins.

— Ça fait tout de même plusieurs centaines d’années…

— Tu penses que les humains sont sur Stratos depuis quelques centaines d’années ?

— Ben oui, fit Maïa en fronçant les sourcils. Je ne me rappelle pas le chiffre exact, mais… C’est important ?

— Non, probablement pas, répondit-il d’un ton qu’elle trouva curieux. Compte tenu de votre calendrier… Enfin, peu importe. Dis donc, c’est le sextant dont tu m’as parlé ? Celui qui t’a permis de corriger ma latitude ?

Maïa jeta un coup d’œil au petit instrument dans son étui de cuir. Renna avait retrouvé sa gentillesse : les corrections qu’elle avait apportées à ses coordonnées étaient minimes.

— Tu veux le voir ? proposa-t-elle en le lui tendant.

Il passa délicatement les doigts sur la gravure de zep’lin ornant le couvercle de cuivre, puis le déplia avec soin.

— Très joli, commenta-t-il. Fait à la main, tu dis ? J’aimerais voir l’atelier qui l’a fabriqué.

Maïa réprima un frisson à cette idée. Elle avait vu assez de sanctuaires comme ça.

— C’est la molette de réglage de l’azimut ? reprit-il.

— L’azimut ? Tu veux dire la hauteur des étoiles, sûrement ? Oui, mais il faut d’abord un horizon plan…

Ils furent bientôt plongés dans une discussion technique, en essayant de se frayer un chemin dans un labyrinthe de termes hérités de traditions radicalement divergentes – celle de Renna se servant de machines complexes pour traverser un vide inimaginable, celle de Maïa légataire de vies innombrables passées à peaufiner des règles apprises à la dure et à lutter contre les éléments. Renna parlait avec respect de ces techniques qui devaient lui sembler primitives au regard de la distance qu’il avait parcourue… depuis ces mêmes étoiles dont Maïa se servait comme repères.

Parfois, quand une lune éclairait le visage de Renna, Maïa remarquait certaines différences subtiles : l’ombre longue de sa pommette, ou la dilatation anormale de ses pupilles. Les aurait-elle notées si elle n’avait su qui, ou ce qu’il était ?

Baltha décréta une halte, interrompant leur conversation. Elles mirent pied à terre sur une grève sablonneuse et frottèrent les pattes de leurs chevaux pour réactiver la circulation dans leurs extrémités engourdies par l’eau froide. Renna ôta son manteau. Maïa sentait la chaleur irradier de son corps tandis qu’il s’affairait près d’elle. Il lui rappelait les marins du Wotan qui perdaient la moitié de ce qu’ils mangeaient et buvaient en sueur et en énergie. Glacée comme elle l’était, elle trouvait sa proximité plutôt agréable. Elle fut tentée de se rapprocher encore, pour profiter de sa chaleur. Son inévitable odeur de mâle était supportable.

Il se redressa, l’air intrigué, et scruta le ciel. Maïa leva les yeux à son tour. C’est alors qu’elle remarqua un bruit lointain, une sorte de bourdonnement.

— Là ! s’écria-t-il en pointant le doigt vers l’ouest, au-dessus du canyon.

— Où ça ? fit Maïa. Je ne… Ah !

En dehors du dirigeable postal hebdomadaire, on ne voyait que peu de machines volantes, à Port Sanger. Le petit aérodrome était dissimulé par des collines, et les couloirs aériens étaient prévus pour éviter la cité. Mais qu’auraient pu être ces lumières ? Maïa compta deux… trois paires de points clignotants accompagnés d’un grondement qui s’éloignait vers l’est avec les points lumineux.

— Cy a dû me recevoir, s’écria Renna. Elle a appelé Graves. Ils sont venus nous chercher !

« Te chercher, tu veux dire ? » songea Maïa. Néanmoins, elle était tout heureuse. Renna devait être un personnage rudement important pour que Caria ait dépêché des envoyés si loin, au risque d’empiéter sur la souveraineté de Longue Vallée.

Baltha, Thalla et Kiel refusèrent de faire demi-tour.

— Mais ils sont venus nous sauver ! Ils sont sûrement assez nombreux pour…

— Tant mieux, concéda Kiel. Ça retardera ces salopes et ça les empêchera de nous retrouver. Le temps qu’elles discutent et se bagarrent, on devrait arriver à la côte sans pépin.

C’était clair : Kiel et ses amies avaient beaucoup investi pour délivrer Renna. Elles n’avaient pas l’intention de le remettre à des policières qui soutiendraient qu’elles l’auraient libéré le soir même. Elles préféraient le remettre à une magistrate de cap Grange, qui ne pourrait contester la réussite de leur coup de main et leur droit à la récompense. Maïa vit que Renna réfléchissait. Tenteraient-elles de l’arrêter s’il faisait demi-tour tout seul ? Était-il de taille à lutter contre la férocité tellurique de Baltha, qui avait l’air d’être née avec un pied-de-biche entre les dents ? Maïa améliorerait les chances de Renna en prenant son parti, mais elle n’était pas certaine de vouloir se battre contre Thalla et Kiel.

Et même s’il faisait demi-tour, Tizbé n’avait pas dû perdre de temps pour se lancer sur leur piste. Renna et Maïa risquaient de tomber sur elle dans la prairie. Ses femmes de main les remettraient aussitôt au trou – et probablement dans un endroit pire que celui qu’ils venaient de quitter.

« En fait, nous n’avons guère le choix », se dit Maïa.

Elle se rapprocha néanmoins de Renna, prête à se mettre de son côté, quel qu’il soit. Il y eut un long silence. Le bourdonnement des appareils décrût et cessa tout à fait.

— C’est bon, allons-y, déclara l’homme avec un soupir.

Itinérant – Journal de bord Mission Stratos

Arrivée + 40 157 Ms


Cy se plaignit des codes archaïques qu’elle devait utiliser pour guider ma navette le long de l’ancien rayon d’atterrissage, mais j’étais trop à cran pour compatir. « Qui a été obligé d’apprendre ce dialecte dérivé du florentin ? » grommelai-je comme des flammes léchaient les hublots. « Tu ne te rends pas compte : quatre genres, féminin, masculin, neutre et clonal, des cas de déclinaisons pléonastiques, et la règle des participes est ahurissante. »

Je parlais à tort et à travers pour oublier la peur, mais Cy me demanda de la boucler si je voulais qu’elle m’amène au sol en un seul morceau. Des vents brûlants hurlaient contre la coque, à quelques centimètres de mon oreille. L’atmosphère est tellement dense, sur Stratos, qu’on pourrait nager dedans.

C’était l’été. Des aurores boréales m’ont suivi tout le long de la descente, tels des rideaux lumineux branchés sur les tores magnétiques issus de la compagne naine du soleil rouge. Des étincelles d’électricité statique crépitaient sur les consoles, tout près – trop près – de mes bras.

La navette fora son tunnel dans d’immenses nuages et vira au-dessus d’un patchwork de forêts sombres et de prairies luxuriantes. En suivant des yeux le ruban scintillant d’une rivière, je reconnus des signes de vie et même d’activité industrielle. J’avais regardé ce paysage depuis l’espace pendant près d’une année terrestre ; je le buvais à présent des yeux, le nez collé au hublot : le vert foncé de la végétation indigène, le vert plus clair des plantes venues de la Terre, ses lacs aux reflets irisés. Des collines m’entourèrent. Cy fit rouler la navette sur vingt hectares de dalles entre lesquelles poussaient des mauvaises herbes. Le temps d’abaisser une rampe de sortie, un comité d’accueil m’attendait : cinq femmes d’âge mûr dont les robes brodées auraient valu une fortune sur Délice ou sur Terre.

Elles me regardèrent descendre, puis nous nous inclinâmes gravement les uns devant les autres. Aucune ne me tendit la main. Deux des femmes se présentèrent comme membres du Conseil régnant. Une troisième, en vêtements sacerdotaux, leva les bras et prononça quelque chose qui ressemblait à me bénédiction. Les deux dernières étaient des profs de l’Université avec qui j’avais parlé au videx : la Savante Iolanthe, avec ses yeux gris, scrutateurs, et la Savante Melonni, qui m’avait paru sympathique durant nos longues négociations, mais qui me regardait maintenant comme un serpent venimeux.

Je savais que la plupart des colonies dépendaient des énergies éolienne, solaire et animale pour leurs transports, en conformité avec ce que je sais de l’idéologie lysioherlandiste. Les régions industrialisées ont quelques engins dotés de moteurs à combustion. On me fit monter dans une voiture confortable, équipée d’un moteur hydrogène-oxygène, mais entièrement faite de bois sculpté. Ce n’est pas le simple reflet de la relative rareté des métaux mais une espèce d’affirmation.

Je me retrouvai isolé des autres par une paroi de verre, ce qui n’était pas plus mal. J’avais la tripe tapageuse, par suite de l’atterrissage, mes poumons s’efforçaient laborieusement et à grand bruit d’inspirer l’air visqueux. Des odeurs étranges assaillaient mes narines, provoquant des salves d’éternuements, et la proportion du dioxyde de carbone me faisait bâiller. Je devais offrir un drôle de spectacle !

J’éprouvais pourtant l’ivresse d’être enfin à terre. Ce monde, ce peuple ont l’air tellement dignes et civilisés… Je suis sûr que nous trouverons un terrain d’entente.

Comme nous arrivions à la limite du terrain d’atterrissage, une escorte à cheval encadra notre véhicule. L’impression d’uniformité donnée par les cuirasses et les casques étincelants était renforcée par le fait que les cavalières étaient toutes issues d’une unique famille de clones, identiques jusqu’à la moindre boucle de cheveux. Je fus vivement impressionné par ce premier aperçu de la spécialisation clanique stratoïne.

En sortant du spatioport, nous passâmes devant la zone de lancement, avec ses rampes et ses rails turbopropulseurs. C’est de là que repartira ma navette, le moment venu.

L’installation semblait désaffectée. Par un intercom, une des profs m’expliqua qu’elle était néanmoins opérationnelle, « soigneusement conservée pour un usage occasionnel ».

J’ignore ce que ces gens entendent au juste par « occasionnel », mais ce terme m’a mis mal à l’aise.

Chapitre XIV

L’océan entourait Maïa, menaçant de l’engloutir. Accrochée à une planche goudronnée, giflée par la pluie et le vent, elle montait et descendait au gré des vagues qui se la disputaient, comme un bouchon. Au loin, un voilier fuyait en tranchant les montagnes d’eau, sans écouter ses cris de désespoir.

Sur le pont du navire qui s’éloignait, une jeune fille dirigeait vers elle un regard aveugle.

Une jeune fille qui lui ressemblait…

Maïa se débattit frénétiquement. Mais le rêve l’avait bien piégée, lui faisant oublier qu’il existait un monde réel où se réfugier. Il fallut qu’un vrai son fasse intrusion dans son paysage onirique pour qu’elle en sorte et reprenne conscience.

Au début, la réalité ne fut guère plus rassurante. Elle se demanda confusément ce qu’elle faisait enroulée dans cette couverture rugueuse, dans ce canyon dont les froides parois de pierre ressemblaient à celles de sa cellule, sous l’austère lumière qui filtrait sous ce plafond de nuages.

Elle se redressa. Deux formes étaient roulées en boule, non loin de là. Aux cheveux ébouriffés émergeant des couvertures, elle reconnut Thalla et Kiel et se détendit un peu. C’étaient des amies. De l’autre côté, il y avait deux couvertures désertées. La plus proche était encore tiède. C’était le départ de son occupante qui avait dû l’arracher à ses cauchemars.

Pas son occupante – son occupant, Renna, l’Extérieur qui l’avait réchauffée dans le froid glacial précédant l’aube. La vue de sa bourse bleue et de son jeu de la Vie lui apprit qu’il n’était pas parti pour de bon. Elle en fut soulagée.

La grande blonde, Baltha, dormait de l’autre côté de l’homme. Elle n’était plus là. Pourquoi s’étaient-ils levés en même temps ? Était-ce important ? Elle n’aurait aucun mal à se rendormir, et peut-être ferait-elle de meilleurs rêves…

Un petit bruit de cailloux dévalant une pente chassa cette idée. Elle mit ses chaussures et s’éloigna sur la pointe des pieds dans la direction du bruit, vers l’amont du ruisseau. Un glissement de terrain avait transformé la paroi à pic en pente raide. Un bref mouvement attira son regard. Elle se rapprocha, escaladant de gros blocs de pierre lissés par les crues d’été.

Le canyon s’élargissait, offrant une moindre protection contre le froid. Le souffle de Maïa se condensait et elle ne sentait plus ses doigts qui agrippaient les pierres couvertes de givre. Ça sentait comme par ces matins d’hiver où Leie ouvrait grands les volets pour humer l’air glacé, tandis que Maïa protestait et se recroquevillait sous les couvertures. Ce souvenir amena un petit sourire triste sur ses lèvres.

Elle s’arrêta pour écouter. Elle entendit rouler une pierre, vers la droite. Elle hésita, partagée entre la curiosité et la gêne due à une vessie pleine. Maintenant qu’elle était réveillée, il lui paraissait sans grand intérêt de suivre des gens qui étaient allés faire ce qu’elle-même devrait être en train de faire. « Si tu t’occupais de tes fesses, hein ? » Elle chercha du regard un coin propice, à l’abri du vent.

Le premier endroit qu’elle essaya était déjà occupé. Un sifflement la fit sursauter et un arc-en-ciel vivant se jeta sur elle, les ailes déployées. Elle recula vivement. C’était une mère bec-en-ciseaux qui protégeait ses petits – un essaim de minuscules ballons qui se gonflaient et se dégonflaient rapidement, à l’instar de leur belliqueuse génitrice. Petits cousins des zoors-flotteurs, les becs-en-ciseaux avaient un tempérament irascible aggravé par des piquants urticants qui éloignaient les oiseaux d’origine terrienne. Et les humains chez qui ils provoquaient d’épouvantables démangeaisons. Maïa battit prudemment en retraite.

À cet instant, à un détour du canyon, elle vit quelqu’un.

Baltha. La grande blonde était accroupie derrière des rochers. À côté d’elle il y avait une petite pelle pliante et une boîte en bois pas plus grande que la main. Elle regardait quelque chose en contrebas, hors de vue de Maïa. Elle passa distraitement les doigts sur une pierre et les flaira.

Maïa cligna des yeux et repéra des traînées brillantes comme du diamant entre les plaques de neige. Du givre de gloire. « Ce coup-ci, ça y est, c’est l’hiver. » Les saisons avaient plus d’effet sur les vents stratosphériques qu’au sol, sur les océans et sur l’air. Des flux ioniques inconnus sur les autres mondes muaient la vapeur d’eau en glace adénée. Ces cristaux tombaient sous forme de brumes matinales qui annonçaient l’hiver aussi clairement que Wengel et les aurores boréales présageaient l’été. Maïa tendit la main vers une plaque de givre de gloire. Les cristaux violets et dorés attirés par l’électricité statique lui picotèrent le bout des doigts. Des facettes en contact avec sa peau monta une buée due à leur sublimation.

Elle songea à la première fois où elles avaient trouvé du givre de gloire sur leur fenêtre, Leie et elle. Elles avaient essayé en gloussant nerveusement de l’inhaler et de le goûter.

— Il paraît que c’est que pour les grandes, avait dit Leie.

Ce qui, naturellement, rendait l’expérience plus tentante.

Elle fut décevante. En dehors d’une effervescence sur la langue et d’un picotement dans le nez, elles n’avaient éprouvé aucun effet anormal ou aphrodisiaque.

« Mais j’ai grandi », réfléchit Maïa. Le givre avait une odeur vaguement différente, cette fois, elle en aurait juré…

Un sifflotement la fit se tapir derrière les rochers. Renna remontait d’un des affluents qui alimentaient la rivière quand il pleuvait. La pelle pliante et les feuilles de takawq qu’il tenait à la main justifiaient son escapade.

« Mais pourquoi est-il allé si loin ? se demanda Maïa. Par pudibonderie ? Et pourquoi Baltha l’espionne-t-elle ? »

Elle craignait peut-être qu’il ne lui fausse compagnie pour contacter Caria. Eh bien, elle devait être soulagée de le voir revenir vers le camp en sifflant d’étranges mélodies. « Ne t’inquiète pas, tu l’auras, ta récompense », se dit Maïa en prenant bien garde à rester hors de vue. Elle ne tenait pas à affronter son aînée, ni à être surprise à elle-même espionner.

Mais, ô surprise, la grande blonde ne suivit pas Renna. Elle récupéra sa boîte, sa pelle, et repartit furtivement vers l’endroit d’où il venait. Dévorée par la curiosité, Maïa rampa vers les pierres qui servaient de cachette à Baltha.

Celle-ci fit vingt mètres, jusqu’à un point situé juste au-dessus du niveau de l’eau. Là, elle s’attaqua avec sa pelle à un monticule de terre fraîchement remuée et en remplit sa boîte. « Par Lysos, qu’est-ce qu’elle fabrique ? » se demanda Maïa.

— Ohé, tout le monde ! Fit un cri, montant de l’aval, et le cœur de Maïa manqua s’arrêter. Baltha ! Maïa ! Petit déj !

Ce n’était que Thalla qui battait joyeusement le rappel, au camp. Maïa redescendit la pente en veillant à ne pas se faire repérer par Baltha.

Ils mangèrent du fromage et des biscuits réchauffés sur des pierres ôtées du feu. La matinée était bien avancée quand ils se remirent en selle. Sans doute n’avaient-ils pas grand-chose à craindre, même de jour, dans ces ravins encaissés. Ils auraient pu avancer à bonne allure s’ils n’avaient dû s’arrêter si souvent pour frictionner les pattes de leurs chevaux.

Un peu après midi, le ruisseau prit une odeur et une couleur infectes.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Maïa en fronçant le nez.

— Tu le demandes ! s’esclaffa Thalla. On oublie vite ses souffrances quand on est jeune !

— Les Lemères ! s’exclama Maïa. Évidemment ! Elles déversent leurs saloperies dans un canyon en amont. On doit être…

— Juste en dessous. C’est pratique pour se repérer, hein ?

— Les dégueulasses ! jura Maïa, envahie par un sursaut de rancœur envers ses anciennes employeuses. Lysos maudisse ces Lemères ! Je voudrais que leur foutue citadelle crame !

— Allez, fit Renna, qui chevauchait à sa droite, en fronçant les sourcils. Tu ne penses pas ce que tu dis.

— Et comment ! Elle secoua la tête, écumant d’une rage trop longtemps contenue. Calma Lemère m’a vendue à la bande de Tizbé comme si j’étais une gueuse de fonte ! Qu’elle crève !

Thalla et Kiel échangèrent un regard gêné. Maïa se sentit parcourue par un frisson délicieux et pervers à l’idée qu’elle les avait choquées. Renna pinça les lèvres et se tut. Mais Baltha éclata d’un rire sardonique et fouilla dans ses fontes.

— Stratos t’a entendue, Pu-pucelle ! Tiens ! fit-elle en lui tendant un mince tube gainé de cuir : une longue-vue.

Maïa la pointa avec une soudaine répugnance dans la direction qu’indiquait Baltha.

— Le long de cette crête, un poil au nord. Tu vois ?

Quand elle eut réussi à compenser les petits mouvements que faisait le cheval en respirant, les images instables, floues, devinrent des éclairs de couleur puis des lambeaux de tissu aux teintes vives qui claquaient au vent au bout de longues perches souples : des drapeaux. « Des bannières de prière », comprit-elle enfin. On les sortait lors des fêtes et des cérémonies. Ou pour annoncer les naissances…

… et les morts.

— Elle est crevée, ta Calma Lemère. Avec la moitié d’ses sœurs. On risque d’manquer d’acier dans la Vallée pendant un an ou deux, si tu veux mon avis.

— Mais… qu’est-il arrivé ? Que s’est-il passé ? insista Maïa comme les deux autres baissaient le nez sans répondre.

— Juste une mauvaise grippe, répondit enfin Thalla. Ça s’est mis à éternuer en ville, y a une semaine ou deux. Puis c’est arrivé à la citadelle. L’une des ouvrières vars est restée quelques jours au lit, mais…

— Mais les Lemères ont toutes claqué, les unes après les autres. Comme ça ! s’exclama Baltha avec un claquement de doigts gourmand.

Maïa éprouva une sensation nauséeuse au creux de l’estomac qu’elle s’efforça de dissimuler. Du coin de l’œil, elle vit Renna frissonner.

« Ça, je le comprends. S’il se sent aussi mal que moi…»

Elle songea aux histoires macabres que les Mères lamaïs racontaient à leurs enfants d’été et dont la morale semblait souvent être : « Attention aux vœux que tu fais. Tu pourrais bien être exaucée. » Elle n’était pour rien dans le désastre qui avait frappé le clan métallurgiste, mais elle était un peu épouvantée par la violence dont elle avait fait preuve un instant plus tôt. Si elle avait pu ordonner à la foudre de s’abattre sur ses ennemies, elle l’aurait fait sans pitié. Moralement, n’était-ce pas comme si elle les avait tuées de sa propre main ?

« Ce ne serait pas le premier clan à moitié exterminé par la maladie », se dit-elle, en essayant de se raisonner. Un proverbe disait : « Quand une clone éternue, ses sœurs prennent leur mouchoir. » La résistance ou la sensibilité à la maladie était souvent affaire de génétique, Maïa et sa sœur jumelle en savaient quelque chose. Et l’éloignement des centres médicaux de Longue Vallée n’avait rien arrangé. Qui avait pu s’occuper de toutes ces Lemères alitées au même moment ? Des vars, qui ne débordaient pas d’affection pour leurs patronnes ?

« Quelle sale mort… Finir balayées comme ça, victimes de ce dont elles étaient le plus fières : leur uniformité. »

Le groupe poursuivit son chemin en silence. Un peu plus tard, Maïa se tourna vers Renna dans l’espoir de se changer les idées, mais il regardait dans le vide, les sourcils froncés, l’air perdu dans des réflexions moroses.

Ils remontèrent dans la plaine par une piste étroite qui longeait les hauts fourneaux noirs, silencieux, des Lemères. Il faisait plus froid dans la plaine, mais sortir de ces ravins était un soulagement. Iris, la petite lune porte-bonheur, brillait d’un éclat réconfortant dans le ciel nocturne.

Voyant une grande plaque de givre de gloire sur un rocher, Thalla et Kiel mirent pied à terre et se roulèrent dedans en riant. Quand elles se remirent en selle, Maïa vit dans leurs yeux une lueur qui ne lui plut qu’à moitié. Elles se rapprochèrent de Renna et engagèrent la conversation en lui effleurant le genou, l’air passionné par tout ce qu’il racontait.

Maïa était tellement absorbée par ses pensées qu’elle ne mesura même pas le déplacement des constellations. Elle avait l’impression qu’il se passerait bien des jours avant qu’elles n’aperçoivent les montagnes côtières et ne puissent se mettre à la recherche d’un accès à la mer. À condition, encore, que les Perkinistes ne les repèrent pas en cours de route.

« Et même si nous y arrivons, que ferons-nous ensuite ? »

La liberté n’a pas que des avantages. En prison, Maïa savait quoi espérer. Se retrouver, jeune et pauvre var à la recherche d’une niche dans un monde hostile, était par certains côtés plus effrayant que la captivité. Elle mesurait le handicap que constituait sa gémellité. Au lieu de lui apporter des avantages, cet accident biologique avait entretenu en elle l’illusion qu’il y aurait toujours quelqu’un pour l’aider. Les autres estiviennes savaient la vérité quand elles partaient : aucun plan, aucune amitié, aucun don ne suffirait à lui seul à réaliser les rêves. Il fallait aussi avoir de la chance.

Ils s’arrêtèrent tard dans la nuit pour bivouaquer à l’abri d’une ravine. Kiel alluma un feu de brindilles. Ils mangèrent froid, à part une tasse de thé. Les provisions commençaient à se raréfier dans leurs fontes. Avant de se coucher, Renna s’éloigna avec quelques objets pris dans sa trousse bleue dont une étroite brosse comme Maïa n’en avait jamais vu, sa pelle, une gourde et des feuilles de takawq. Baltha le laissa partir sans un regard. Parce qu’il ne pouvait fuir à cet endroit, ou parce qu’elle avait obtenu de lui ce qu’elle voulait ? Maïa aurait pu lui parler de son curieux comportement, mais elle éprouvait à nouveau une certaine réserve envers lui, surtout depuis que Thalla et Kiel s’étaient vautrées dans le givre de gloire et mises à agir de façon franchement hivernale.

— Te perds pas, surtout ! cria Thalla. Tu veux que j’t’accompagne pour te tenir la main ?

— C’est peut-être pas ça qu’il a besoin qu’on lui tienne, commenta Kiel, et les autres éclatèrent de rire.

Toutes sauf Maïa. La réaction de Renna l’ennuyait. Il rougit d’un air visiblement gêné et en même temps un peu flatté de l’attention dont il était l’objet.

— Tiens, reprit Kiel en lui lançant sa lampe-stylo. La confonds pas avec autre chose !

— Je ne devrais pas avoir de mal à faire la différence, fit Renna en examinant le cylindre de bois d’un air dubitatif.

Les trois femmes s’esclaffèrent de plus belle.

« Il ne se rend pas compte qu’il les encourage ? » songea Maïa que ces plaisanteries scabreuses faisaient grincer des dents. Sans aurores estivales pour déclencher le rut masculin, ça n’irait sûrement pas très loin et l’ambiance était encore bon enfant. Mais s’il continuait, ça risquait de tourner mal.

Comme il passait à côté d’elle, elle réprima un mouvement de surprise. Il lui avait semblé un bref instant apercevoir une dilatation, un renflement que, grâce à Lysos, les autres n’avaient apparemment pas remarqué.

Le feu baissa. La grande lune, Durga, se leva. Thalla ronflait près de Kiel. Baltha était couchée à côté des chevaux. Maïa s’assoupissait en rêvassant aux flèches de Port Sanger dressées sur les eaux de la baie quand un bruit la réveilla. Quelque chose de lourd était tombé vers la gauche, sur la couverture de Renna. Il s’assit à côté et se déchaussa.

— J’ai trouvé quelque chose d’intéressant, chuchota-t-il.

— Quoi donc ? fit-elle en se redressant.

— Une brique. J’ai découvert un vieux mur érodé. J’en ai vu plein d’autres, le long du chemin, aujourd’hui.

Il enleva sa chemise. Il ne s’était ni rasé ni lavé depuis des jours. Les derniers hommes aussi virils qu’elle avait vus, c’était sur le Wotan, en mer. En ville, dans cet état, il se ferait arrêter pour attentat aux bonnes mœurs. Étant étranger, peut-être Renna ne connaissait-il pas les règles de pudeur qu’on apprenait aux garçons dès leur plus jeune âge, et qui s’appliquaient particulièrement quand le givre de gloire était tombé. Révélée au mauvais moment, la séduction pouvait être un sérieux inconvénient.

— Je n’ai pas vu de murs, répondit-elle d’un air absent. Tu veux dire que des gens vivaient par ici ?

— Hon-hon. Il y a bien cinq cents ans, d’après l’érosion.

— Je croyais que…, commença Maïa, stupéfaite.

— Que cette vallée n’était colonisée que depuis cent ans, hein ? Et la planète, depuis quelques siècles tout au plus.

Renna appuya sa tête contre sa selle et soupira. Il tourna et retourna la brique entre ses mains. Les muscles de ses bras et de sa poitrine roulaient sous sa peau. Maïa ne trouvait plus son odeur aussi âcre. L’effet de l’hiver, peut-être…

— Oui, fit-elle l’effort de répondre. Je me trompe ?

Il sourit. Une lueur affectueuse s’alluma dans son regard et Maïa sentit un petit frisson la parcourir.

— Ce n’est pas ta faute. Les Savantes brouillent exprès les pistes. Elles ne mentent pas à proprement parler, mais elles laissent entendre des choses erronées et affirment que les dates exactes n’ont pas d’importance. Il est vrai que Longue Vallée a été colonisée il y a un siècle par les ancêtres des actuelles Perkinistes, mais des centaines d’années auparavant, une population importante vivait dans cette plaine. Pour moi, cinq ou six vagues de colonisation ont dû se succéder ici…

— Hé, une minute ! fit Maïa, un peu plus fort qu’elle n’aurait voulu. Qu’est-ce que tu veux dire ? reprit-elle un ton plus bas. Que Stratos serait habitée depuis… mille ans ?

Renna souriait toujours, mais son front se plissa.

— D’après ce que j’ai pu déterminer en parlant avec tes Savantes, Lysos et ses disciples seraient arrivées sur cette planète il y a plus de trois mille ans. Ça coïncide avec la date de leur départ de Florentine, encore que tout dépende du moyen de transport qu’elles ont utilisé.

Maïa accusa le coup. Renna aurait aussi bien pu lui dire que la femme descendait de la salamandre des rochers.

— Elles voulaient que ce qu’elles avaient fondé perdure, poursuivit-il en contemplant le ciel. Et de ce côté-là, elles ont réussi. Allez, Maïa, dors bien, fit-il en posant sa brique et en se coulant sous sa couverture.

— Bonne nuit, répondit-elle machinalement en s’allongeant.

Elle ferma les yeux, mais le tumulte de ses pensées mit un moment à s’apaiser. Quand enfin elle s’endormit, elle rêva de formes mystérieuses sculptées dans des pierres anciennes. Des cubes et des formes allongées, ornementées, qui grouillaient comme des serpents sur une muraille énigmatique.

Maïa s’était demandé si, maintenant qu’ils étaient à découvert, ils resteraient terrés durant la journée pour ne sortir qu’au crépuscule. Après cette course frénétique, elle aurait apprécié un peu de repos. Mais ce n’était pas ce qui était prévu. Le soleil était encore bas quand Baltha la réveilla.

— Allez, Pu-pucelle, avale ton thé et tes biscuits. On dégage tout de suite après.

Thalla s’occupait du feu pendant que Kiel préparait les montures. Renna était près du ruisseau, au milieu d’un tas d’objets hétéroclites. En s’approchant, deux tasses de tcha à la main, Maïa reconnut la brique de la veille et d’autres, en aluminium : un gond, une chose qui avait dû être une grosse vis et plusieurs blocs impossibles à identifier. Sur ses genoux, il tenait son jeu de la Vie. Il examinait les objets un à un, prenait un stylet, inscrivait des points sur l’écran et appuyait sur un bouton pour le stocker en mémoire.

— Salut ! fit-il joyeusement. Il y en a une pour moi ?

— Oui. Tiens. Qu’est-ce que tu fais ?

— Mon boulot, répondit l’homme avec un haussement d’épaules. J’ai trouvé le moyen d’utiliser cette machine comme bloc-notes. Ce n’est pas très pratique, mais c’est mieux que rien.

— Ton boulot, répéta-t-elle d’un ton rêveur. Je n’ai jamais pensé à te demander : c’est quoi, ton boulot ?

— Je suis ce qu’on appelle un Itinérant. Je vais d’un monde hominien à l’autre pour négocier le Grand Pacte. Ça a l’air glorieux, comme ça. Mais en fait, c’est juste une occupation. Mon vrai travail, c’est… eh bien, de bouger tout le temps et de rester en vie.

Maïa eut l’impression de comprendre, plus ou moins.

— On dirait un peu ce que je fais. Bouger. Rester en vie.

— Vu comme ça, j’imagine que ça vaut pour pas mal de monde, fit en riant l’homme qui avait été en prison avec elle. C’est le grand jeu de l’humanité.

Maïa songea à la nuit précédente. Elle avait mal dormi et s’était réveillée la tête appuyée sur la poitrine de l’homme qui lui avait, lui, passé un bras autour de ses épaules. Ce matin, il avait réussi, Lysos sait comment, à se laver et à tailler le chaume qui lui couvrait le bas du visage, ce qui lui faisait une ébauche de barbe presque nette. Maïa sentait plus sa propre odeur que celle de l’homme. Elle se déplaça pour se mettre sous le vent.

— Alors, tu n’es pas venu pour nous envahir ? demanda-t-elle par jeu, ironisant sur les rumeurs alarmistes propagées depuis que le vaisseau était apparu dans le ciel, une longue année auparavant.

Mais c’est avec un mince sourire que Renna répondit :

— Dans un certain sens, c’est exactement pour ça que je suis là… pour vous préparer à une invasion.

Maïa déglutit. Ce n’était pas la réponse qu’elle attendait.

— Mais tu…

Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase.

— Magnez-vous le train, vous deux ! beugla à Thalla. Le jour se lève à toute vitesse, alors au boulot !

— Oui m’dame ! fit Renna avec un salut un peu moqueur.

Il replia le jeu et se leva, abandonnant ses trouvailles sur place. Maïa attacha son paquetage sur son cheval en ruminant. « Qu’avait-il voulu dire ? L’Ennemi s’apprêtait-il à revenir ? Serait-il venu des étoiles pour nous prévenir ? »

C’est alors que Kiel passa entre eux et, d’un geste fluide, tendit la main et pinça les fesses de l’homme.

— Hé là ! s’écria-t-il en se frottant le postérieur, l’air plus surpris qu’offensé.

Son sourire trahissait même un vague amusement, ce qui fit pouffer Kiel. « Lysos, quelle allumeuse », grommela intérieurement Maïa, l’irritation chassant toute autre pensée.

Fâchée sans bien savoir pourquoi, elle dédaigna les regards de l’homme et chevaucha presque tout l’après-midi en compagnie de Baltha. Sa contrariété ne fit qu’augmenter quand elle vit qu’il montrait ses ruines à Kiel et à Thalla, et leur expliquait que l’une devait jadis être une maison, l’autre un atelier. Les deux femmes en faisaient tellement que c’en était gênant.

— Quelles gourdes, renifla Baltha. S’monter la tête à draguer un homme… Ces rades sauraient même pas quoi faire d’une amorce si ça leur arrivait maintenant.

— Tu ne crois pas qu’elles essaient de…

— Tu parles ! C’est rien qu’un flirt. Pour ce que ça sert. Tu connais le proverbe : « La Niche, une Maison, v’là l’plus important, puis les sœurs et les alliées qu’on comprend. Enfin seulement un homme qu’on va flattant. »

— Mouais, fit Maïa sans se mouiller. C’est quoi, une rade ?

— T’es vraiment innocente, hein ? ricana Baltha en lui jetant un coup d’œil. Qu’est-ce que tu sais, en fin de compte ?

Maïa se sentit rougir. « Je sais ce que tu caches dans tes fontes », eut-elle envie de dire, mais elle se retint.

— Rade, ça veut dire « radicale », reprit la grande femme. C’est qu’une bande de vars des villes qui croient tout savoir et qui ont des envies brumeuses de changer le monde. Elles se croient plus malignes que Lysos, les idiotes.

Radicales… C’est comme ça que la radio clandestine appelait les femmes qui appelaient à repenser la société stratoïne tout entière. Par bien des côtés, elles étaient radicalement opposées aux Perkinistes, puisqu’elles luttaient pour donner le pouvoir à la sous-classe des vars par le biais d’une restructuration de toutes les règles, politiques et biologiques.

— C’est de mes amies que tu parles, rétorqua Maïa sur un ton qu’elle espérait sévère.

— Elle est bonne, celle-là ! répliqua sarcastiquement Baltha. Tes amies. Merci de me prévenir.

Elle éclata de rire, et Maïa se sentit ridicule sans savoir pourquoi. Elle serra les dents et regarda un moment droit devant elle, mais sa curiosité fut plus forte que sa rancœur.

— Si je comprends bien, reprit-elle sur un ton soigneusement neutre, tu n’as pas envie de changer le monde ?

— Si, mais pas trop. Juste secouer un peu le cocotier, pour faire tomber les branches mortes et laisser passer assez de lumière pour un arbre ou deux.

— Dont toi, je suppose.

— Pourquoi pas ? lança-t-elle en levant fièrement la tête. J’ai pas une gueule de mère fondatrice ? Tu m’vois pas portraiturée au-dessus de la cheminée d’une grande belle salle ?

Oh si, Maïa la voyait très bien. Les fondatrices de bien des clans devaient être des pirates aussi dures et impitoyables que cette fruste var.

— D’accord. Admettons que tu dégages une clairière. Tu y sèmes tes graines, l’arbre de ta famille grandit, devient un géant, avec des centaines de branches clones qui partent dans toutes les directions. Quelle serait la politique de ton clan si un nouvel arbuste tentait de s’enraciner à proximité ?

— Ma politique ? Ce serait pas compliqué, s’esclaffa Baltha. Étendre encore mes branches et lui couper la lumière !

— Les autres n’ont pas droit à une place au soleil ?

Baltha regarda Maïa, stupéfaite de tant de naïveté.

— Elles ont qu’à se battre pour l’avoir, comme moi. Y a que comme ça que c’est juste. Lysos était sage, conclut-elle avec ferveur en traçant le cercle rituel sur sa poitrine.

Mouais. C’était une vision, une interprétation des textes qui justifiait commodément l’état des choses, se dit Maïa.

La conversation ne reprit pas. De temps en temps, Baltha consultait sa boussole et rectifiait leur cap. Ou bien elle se dressait sur ses étriers et balayait l’horizon avec sa longue-vue, pour voir si on les poursuivait. Mais il n’y avait que des arbustes aux branches noueuses qui évoquaient des femmes pétrifiées après avoir regardé l’Homme-Méduse de la légende.

Elles s’arrêtèrent au crépuscule pour se dérouiller les jambes et manger un morceau. Maïa s’attendait à ce qu’on leur fit monter le camp, mais ce n’était apparemment pas prévu. « On ne me dit jamais rien », soupira-t-elle intérieurement. Enfin, au moins Renna avait-il l’air aussi las et ignorant qu’elle.

Deux heures après la tombée de la nuit, alors que le petit point argenté d’Aglaé montait dans la constellation de la Louche, Baltha retint brusquement sa monture et leur fit signe de se taire. Elle scruta les ténèbres et imita un cri d’oiseau.

Plusieurs secondes passèrent. Un, puis deux ululements lui répondirent. Une lanterne révéla, à quelques centaines de mètres de là, une grosse forme vague entourée d’ombres mouvantes. Ils s’en approchèrent. L’objet émettait un faible sifflement, il se tenait sur deux lignes droites qui venaient de l’horizon, sur la gauche, et filaient sans dévier d’un pouce vers la droite. Maïa reconnut tout à coup une petite machine d’entretien du chemin de fer solaire, entourée de chevaux à l’attache et de femmes qui chuchotaient entre elles.

Baltha partit au galop rejoindre ses amies. Des cris de joie l’accueillirent. Thalla et Kiel étreignirent Kau. Renna aida Maïa à mettre pied à terre. Elle était moulue. Ils menèrent leurs bêtes de l’autre côté de la machine et remirent les rênes à une femme aux épaules carrées qui portait la livrée du clan Musseli. Une des Musselies donna à Renna un paquet contenant l’uniforme d’une guilde ferroviaire masculine.

Les Musselies n’étaient donc pas en cheville avec les Perkinistes du coin. Ça se comprenait, certains hommes des guildes étant leurs propres frères ou leurs fils. « Je me demande à quoi la vie peut bien ressembler dans un clan comme ça. Ça doit être curieux de connaître si bien certains hommes. »

Alors, comme ça, ces femmes allaient emmener Renna à cap Grange par le train. S’il n’y avait pas de barrages, ils y seraient dès le lendemain midi. Thalla, Kiel et les autres toucheraient leur récompense avant le dîner. Maïa se dit qu’elles accorderaient peut-être un repas et un lit à leur pucelle de mascotte avant de la remettre sur le bord du chemin.

Renna pressa affectueusement les épaules de Maïa en souriant, mais intérieurement, elle commençait à se blinder en prévision d’un nouvel et pénible adieu.

Itinérant – Journal de bord Mission Stratos
Arrivée + 40 177 Ms

Caria, la capitale, est construite sur treize collines, autour du delta de trois fleuves. Ses habitants l’appellent la cité d’Or à cause de ses toits de tuile jaune. Mais, du ciel, j’ai vu un spectacle qui justifie bien mieux ce nom : à l’aube et au crépuscule, ses murs de pierre cristalline renvoient les rayons du soleil vers l’espace, et leur luminosité est décrite sur les livres de bord de Cy comme un halo ambré. C’est une merveille, même pour qui a vu les baleines volantes paître les nuages de creill écumeux entre les métro-tours de Zaminine.

Caria est entourée de murailles qui marquent très efficacement la frontière entre l’extérieur et l’intérieur, manifestement bâties dans un but défensif plutôt que décoratif. On les franchit par un majestueux portail de granit orné d’un bas-relief représentant Athéna Polias, l’antique protectrice et principale Fondatrice de cette colonie. Hélas, le sculpteur n’a pas réussi à rendre le sourire sarcastique que j’ai découvert à l’étude des archives de Lysos, celui du professeur de Florentine qui philosophait sur les choses qu’elle mettrait plus tard en pratique. Nous passâmes sous le caducée d’Athéna, dont les serpents entrelacés figurent une hélice d’ADN, et notre escorte s’éloigna discrètement. Sans être un secret d’État, la nouvelle de mon atterrissage n’avait pas fait l’objet d’un grand battage médiatique. Il en va souvent ainsi sur les mondes à vocation pastorale. Les émissions soigneusement censurées du Conseil présentaient cette reprise de contact avec le Phylum comme un événement mineur et même vaguement menaçant.

Ce n’est pas en écoutant la radio que j’apprendrai ce que pense la femme de la rue, et je me demande si j’aurai jamais l’occasion de le savoir.

Quand j’imaginais la vie sur un monde de clones, je ne pouvais m’empêcher de voir des multitudes de visages identiques, de bipèdes semblables marchant au pas, l’œil vide, sans mot dire. Une caricature de ruche, ou de fourmilière humaine.

J’étais loin de la vérité. Parmi les innombrables femmes qui bavardaient, bayaient aux corneilles et riaient dans les rues et sur les places, je ne reconnus que peu de paires, de trios ou de quintettes de clones, et encore étaient-elles rarement du même âge ou habillées de la même façon. Statistiquement, la plupart d’entre elles devaient appartenir à un clan parthénogénétique ou à un autre, mais ma première impression fut celle d’un mélange hétéroclite de types. Les gens ne sont pas des abeilles et une cité humaine n’est pas une ruche.

La seule constante remarquable était l’absence quasi totale d’hommes, en dehors de quelques gamins et d’une poignée de vieux qui arboraient le brassard vert des « retraités ». C’était l’été, et les hommes dans la force de l’âge étaient plus rares que des albinos en plein midi. Le premier que je vis semblait mal à l’aise, gêné de sa grande taille, et s’écartait pour laisser passer les femmes. J’eus l’impression que, comme moi, il était ici en invité, et qu’il le savait.

Cette ville n’a été construite ni par ni pour notre espèce.

L’architecture des édifices publics, avec leurs larges escaliers et leurs fontaines ouvragées, rappelle la Vieille Terre. On s’y déplace à pied ou à cheval, comme dans les cités planifiées de Dido. Les rares véhicules à moteur empruntent des voies invisibles pour préserver le calme des grandes avenues. C’est ainsi que notre auto traversa les rues bordées d’immeubles de faible hauteur et les marchés animés d’un quartier populeux que Iolanthe appela Varville, gravit une côte et passa derrière de véritables châteaux, avec leurs jardins et leurs tourelles, au sommet desquels flottaient des bannières.

Nous nous arrêtâmes un moment devant le mur d’enceinte de l’acropole. C’est là que je vis pour la première fois des lugars, ces créatures à fourrure blanche issues du protosinge végan. Lysos les aurait créés pour remplacer les hommes dans les rares cas où la seule force physique était exigée. Les robots auraient nécessité un environnement industriel dangereux pour le programme des Fondatrices. Ce système autosuffisant servait bien mieux leurs desseins.

En regardant ces lugars charrier d’énormes blocs de pierre sous la surveillance d’une contremaîtresse, je me sentis bien chétif… ce qui faisait peut-être aussi partie du plan.

Il ne m’appartient pas de juger la solution pastorale que les Stratoïnes ont choisie pour résoudre l’équation humaine. En tant qu’itinérant, je me contente d’apprécier, au sens propre du terme, ce que je vois dans les mondes du Phylum.

Je ne suis pas tenu de l’approuver.

Les bâtisse uses de Caria avaient exploité le relief naturel du plateau pour y ériger Temples, théâtres, cours, écoles et stades. Mes guides me décrivirent avec fierté les bâtiments majestueux plantés le long du boulevard central, bordé d’arbres. Nous passâmes devant l’Autorité de l’Équilibre planétaire et la majestueuse Université, puis nous arrivâmes à deux citadelles de marbre précédées de colonnes, les cœurs jumeaux de Caria : la Bibliothèque et le Temple dédié à Mère Stratos.

… Et Lysos est son prophète…

La visite avait atteint son but. Cette capitale aurait fait la gloire de n’importe quel monde. J’étais impressionné, et je le fis savoir à mes guides.

Chapitre XV

La mécanicienne musselie massa ses passagers à l’écart des commandes, près des piles solaires qui faisaient marcher la locomotive. Maïa fronça le nez en reconnaissant l’odeur de la poussière de charbon, mais pour la forme. La liberté avait un parfum plus fort, grisant comme un alcool. Elle ouvrit une petite fenêtre poussiéreuse, laissant entrer un courant d’air qui accéléra les battements de son cœur.

À la lueur nacrée de Durga défilaient des goulets et des ravins, des clôtures et des bataillons désordonnés de meules de foin, parfois des bois, là où le sol poreux retenait assez d’eau de pluie. Maïa en était venue à haïr ces hautes plaines, mais à présent qu’elle pouvait croire en son salut, ce pays semblait lui chuchoter sa propre version de l’histoire, pour la persuader de sa beauté sévère.

« Les orages d’été jouent de moi à leur guise. Le vent et le soleil brûlent mon sol. En hiver, le gel réduit mes pierres en poussière. Mon pauvre terreau fuit et suinte. Je saigne.

« Et ce que laissent le vent, le soleil et le gel, les humains le brisent avec leurs charrues d’acier, en font des briques ou du grain doré qu’ils emportent au-delà des mers.

« Où sont mes lingarous bondissants ? Mes nuées de pantothères et de gazelles à chignon ? Ils ne pouvaient lutter contre le bétail et les souris. Les humains avaient choisi les espèces qu’ils voulaient élever. De nouveaux sabots marquent mes pistes, tandis que les anciens disparaissent dans les zoos.

« Peu importe. Que l’envahisseur fasse fuir mes créatures. Elles en avaient chassé d’autres avant. Qu’il transforme ma terre en roc, en sable et de nouveau en terre. Quelle importance, une fois tous ces changements passés au crible du temps ?

« J’attends, je demeure. J’ai la patience de la pierre. »

Renna, puis Kiel, invitèrent Maïa à rejoindre une demi-douzaine de femmes couchées les unes contre les autres, telles des cuillères rangées dans un tiroir, faute de place. Ça ne les empêchait pas de dormir. Comme disait Thalla, ce n’étaient pas de petites clones élevées dans du coton. Leurs ronflements couvraient la vibration des moteurs électriques.

Maïa déclina aimablement l’offre de ses amis.

— Pas tout de suite. Je ne pourrais pas fermer l’œil.

Kiel s’assit dans un coin, près de la boîte de freinage, et commença à somnoler. Renna devait être épuisé lui aussi, car après avoir assailli la mécanicienne de questions pendant une demi-heure, il s’écroula sur les couvertures jetées à son intention sur le plus grand espace libre, un panneau d’accès à la boîte de vitesses. Bercé par son ronronnement, il se mit bientôt à ronfler comme les autres.

Grâce à son sextant, et malgré l’imprécision du relevé due à l’épuisement et aux vibrations de la machine, Maïa vérifia qu’ils allaient dans la bonne direction. Ça n’excluait pas toute possibilité de trahison (« deviendrais-je cynique avec l’âge ? » se demanda-t-elle froidement), mais il était rassurant de savoir que chaque seconde qui passait la rapprochait de la mer. Elle fit taire ses inquiétudes. « Kiel et les autres en savent plus long que moi et elles ont l’air assez sûres d’elles. »

Baltha ne dormait pas non plus. Elle montait la garde près de l’autre fenêtre et caressait son pied-de-biche comme si elle rêvait d’en flanquer un bon coup sur une ennemie avant la fin de leur équipée. Une fois, la fruste femme échangea un long et énigmatique regard avec Maïa, puis elle se remit à scruter ce qui les attendait vers l’avant tandis que Maïa faisant semblant d’en faire autant de son côté.

Comme si ça avait la moindre utilité, dans l’obscurité et à cette vitesse… « Même s’il y avait un-obstacle, on rentrerait dedans avant d’avoir vu quoi que ce soit. »

Les rails renvoyaient les reflets de la lune qui filtraient entre ses paupières sur un rythme hypnotique. Maïa ferma les yeux – « juste une minute ou deux » – sans arrêter les images. La locomotive continuait sa ruée dans une reproduction chimérique de la steppe, d’abord pareille à elle, puis de plus en plus chimérique. La prairie immobile se mit à tanguer, à rouler, et ses ondulations devinrent des vagues qui léchaient les rails.

Elle eut une vision prémonitoire : il y avait quelque chose devant, dans le noir. Elle vit avec une clarté terrifiante la machine lancée à toute vitesse vers un énorme rocher placé sur la voie par une Tizbé Bellère au sourire de sorcière.

— Tu peux toujours courir, lui disait son ancienne tortionnaire avec une douceur inquiétante. Tu croyais vraiment pouvoir échapper à la puissance des grands clans ?

Maïa gémit, incapable de bouger ou de s’éveiller. Le barrage fantôme grandissait, effroyablement réel. Puis, dans l’instant d’éternité précédant l’impact, les pierres se transformèrent en œufs luisants d’où s’échappèrent de gigantesques oiseaux blafards. Ils étendirent leurs immenses ailes et montèrent, en crachant du feu, rejoindre leurs sœurs, les étoiles.

Loin d’être soulagée par leur départ, Maïa fut au contraire assaillie par une vague de solitude et de désespoir.

« Pourquoi ? se demanda-t-elle. Ils volent, eux… Pourquoi devrais-je, moi, rester à terre ? »

Maïa dormait à poings fermés, enroulée dans une couverture qui fumait dans les premiers rayons du soleil, quand Renna la secoua doucement et lui mit une tasse de tcha brûlant entre les mains. Elle lui adressa un sourire reconnaissant.

— Je crois qu’on va y arriver, fit-il avec une confiance touchante, et il ne disait pas ça pour la réconforter.

Elle se fit tout à coup l’impression d’être une adulte émue par un enfant à l’optimisme charmant, naïf. Elle n’avait pas idée de son âge, mais elle doutait qu’il devînt un jour assez vieux pour perdre cet enthousiasme délirant pour la nouveauté.

Ils prirent un petit déjeuner composé de millet et de sucre brun additionnés d’eau chaude prise à la chaudière de la loco. Le train filait sans s’arrêter, sans même ralentir, entre les herbages où paissaient des troupeaux. De temps à autre, une gardeuse de vaches levait un bras et saluait le convoi.

Tout en vérifiant ses instruments, la mécanicienne musselie leur raconta ce qu’elle avait entendu dire la veille, avant de venir au rendez-vous. Il y avait eu de la bagarre au sanctuaire-prison, la nuit où Maïa et Renna avaient vu un appareil dans le ciel. Des agentes de l’Autorité planétaire s’étaient posées sur la tour et emparées de l’ancienne geôle. « Trop tard pour nous, se dit Maïa avec amertume. Enfin, ça aura toujours distrait les Perkinistes. Ça nous a peut-être un peu aidés. »

Le lendemain, on avait battu le rappel des milices de Longue Vallée. Les matriarches des clans agricoles avaient juré « de défendre la souveraineté régionale et nos droits sacrés contre toute ingérence des autorités fédérales ». On s’était jeté des accusations à la tête, mais il n’avait pas été question du Visiteur des étoiles. Les fuyards n’avaient donc aucune aide à espérer de Caria avant qu’ils n’arrivent à la mer.

Pour tout arranger, la population se densifiait à mesure qu’ils approchaient de la côte. La loco traversa des hameaux et des villages endormis, puis des centres commerciaux et des zones plus industrialisées. Ils durent plusieurs fois ralentir pour laisser passer des wagons de grain. Mais le plus souvent, la voie semblait se dégager magiquement devant eux. Dans les agglomérations, ils étaient presque toujours salués par la cheffe de gare qui, se dit Maïa, devait être du complot. Il lui semblait entrevoir l’entreprise dans toute son envergure.

« Tous les clans ferroviaires sont-ils dans le coup ? Ils ne sont pas perkinistes, mais ils auraient pu préférer rester dans une prudente neutralité. Ça doit être sacrément sérieux pour que ces têtes de mules de Musselies mettent en jeu leurs bonnes relations avec leurs clientes. »

Quelque chose lui échappait… « Je pensais que toute l’affaire tournait autour de cette drogue qui fait agir les hommes en hiver comme si c’était l’été. Mais ça ne doit être qu’une partie du problème… moins importante que Renna, par exemple.

« Et s’il n’était, lui aussi, qu’une pièce du jeu ? Pas un simple pion comme moi, mais pas le roi non plus. Je pourrais me faire tuer sans que personne ne m’explique pourquoi…»

Ça, ce n’était pas nouveau. Au moins l’éducation lamaï ne les avait-elle pas élevées, sa sœur et elle, dans l’illusion de la justice. « Accompagne le coup ! » criait la Savante Claire en les frappant avec un bâton matelassé durant ce qui était censé être des « exercices de combat » pour vars, en fait d’interminables séances de torture. Et puis, un jour, Maïa avait appris à accompagner le coup, et non à s’y opposer.

« Je te hais encore, Claire. Si tu savais comme je te hais… Mais je commence à comprendre ce que tu voulais dire. »

La traversée de la plaine se poursuivait selon un rythme syncopé : de longues périodes d’ennui ponctuées de minutes d’angoisse au passage des villes. Tout alla bien jusque vers midi, puis, dans un bourg appelé Épi d’Or, ils furent arrêtés par une barrière abaissée sur la voie. Au lieu de la cheffe de gare musselie, une escouade de grandes rouquines vêtues et armées comme des miliciennes les attendaient sur le quai. Elles comparèrent les numéros de la machine avec ceux mentionnés sur leurs papiers. Maïa et les vars se jetèrent à plat ventre, mais malgré les récriminations de la mécanicienne, les gardes exigèrent d’inspecter la locomotive. Elles montèrent à bord par les deux côtés.

Pendant un moment interminable, les deux groupes de femmes se dévisagèrent, les yeux écarquillés, dans un silence crépitant. Une des gardes repéra Renna, ouvrit la bouche…

Un ululement strident retentit au-dessus d’elle. La cheffe des rouquines leva les yeux… mais ne put éviter le pied-de-biche de Baltha, qui l’atteignit à la mâchoire. La grande Méridionale sauta du toit de métal sur les miliciennes.

Ce fut aussitôt la mêlée générale dans la cabine exiguë. Il n’y avait pas assez de place pour jouer de la pique treppe, aussi les deux parties les délaissèrent-elles pour échanger en hurlant des horions et des coups de gourdin improvisé.

Maïa et Renna restèrent d’abord pétrifiés. Maïa hésitait encore à livrer sa première vraie bagarre. Elle avait l’estomac noué et les battements de son cœur couvraient le vacarme. Elle vit que Renna ouvrait de grands yeux. La sueur lui perlait au front et ses veines se gonflaient. Ce n’était pas de la peur qu’elle lut en lui, mais une autre sorte de trouble.

C’est alors qu’une rouquine flanqua violemment Kau, l’amie de Thalla, par terre, et leva le pied pour l’achever.

— Non ! cria Renna en fonçant sur elle, les poings serrés.

— Écarte-toi ! hurla Maïa en s’interposant entre l’homme et la garde.

Un poing heurta sa tempe, lui faisant tinter les oreilles. Elle prit un autre coup dans les côtes et enfonça son coude dans quelque chose de mou. Indifférente à la douleur, frappant aveuglément, elle traîna enfin Kau hors de la mêlée.

— Occupe-toi d’elle, cria-t-elle à Renna. Et ne te bats pas ! Un homme ne doit pas se battre !

Elle le laissa digérer cette déclaration et replongea dans la bagarre. Ce fut un combat épuisant, sans merci. Par bonheur, les deux camps étaient faciles à distinguer, même dans cette pénombre : d’abord, les ennemies étaient lavées et ne sentaient pas mauvais, elles. Maïa puisa dans cette observation une raison de cogner plus fort.

Il apparut bientôt que le camp de Maïa avait le dessus. Elle aida à maintenir une rouquine pendant que Thalla la ligotait. En se relevant, elle vit Baltha frapper les têtes de deux clones l’une contre l’autre. Comme elle n’était pas utile de ce côté-là, elle vola au secours d’une de ses amies qui empêchait une dernière milicienne de bondir par la portière.

Kiel sauta vivement du convoi qui avançait au pas et courut lever la barrière. Des mains se tendirent pour l’aider à remonter tandis que la mécanicienne accélérait.

À la sortie de la ville, les fugitives ralentirent pour jeter le long de la voie les rouquines dûment saucissonnées. Puis la Musselie actionna le régulateur, le moteur émit un gémissement et la loco repartit à pleine vitesse vers l’ouest.

Maïa et les autres tournaient en rond, trop énervées pour se détendre, tandis que Renna affectait un calme glacial. Il apportait les premiers secours aux blessées. Sa présence fut apaisante, tant qu’il y eut quelque chose à faire, mais quand ce fut fini, il se mit à suer et à frissonner. Il s’approcha avec raideur de la portière ouverte à côté de la mécanicienne afin de se rafraîchir au vent de la course.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Maïa en regardant ses poings crispés, ses muscles tendus comme la corde d’un arc.

— Je… je préfère me taire, fit-il en secouant la tête.

Elle croyait comprendre. Sur les autres mondes, c’étaient les hommes qui se battaient. On disait qu’ils livraient encore des combats terribles, sanglants. La bagarre avait éveillé en lui quelque chose qu’il n’appréciait guère.

— Je crois que Lysos n’avait pas complètement tort, tout compte fait, dit Maïa à voix basse.

Renna lui jeta un regard en coin. Puis, lentement, un sourire détendit son visage. Un sourire ironique qui exprimait un mélange de respect et d’affection.

— Non, répondit-il. Pas complètement.


Ils traversèrent enfin la dernière vraie ville avant la côte. La locomotive dut décélérer dans une montée, mais leurs éventuelles poursuivantes devraient en faire autant. Kiel et Baltha étudiaient une carte comme si elles s’inquiétaient de ce qui les attendait vers l’avant. En jetant un coup d’œil par-dessus leurs épaules, Maïa comprit que les Perkinistes pouvaient encore les arrêter près d’un village nommé Surplomb, où un défilé semblait propice à l’installation d’un barrage.

Trop propice, en effet. Les clans locaux, alertés par les miliciennes d’Épi d’Or, leur avaient bien tendu une embuscade. Mais tout danger était écarté quand le train arriva : les vars des environs leur étaient tombées dessus à bras raccourcis et les avaient mises en déroute.

Cette contre-attaque n’était pas aussi spontanée qu’il y paraissait : sitôt les dernières barrières levées, plusieurs des cheffes vars, des amies de Kiel et de Thalla, se joignirent aux fugitifs pour la dernière étape de leur voyage.

« Pigé. Kiel et ses copines savent aussi bien lire une carte que les Perkies. Un endroit qui se prête aux embuscades est aussi idéal pour piéger les embusquées. »

Maïa apprit que les nouvelles venues s’étaient récemment faites embaucher au village, pour parer à ce genre de problème. Comment ces vars pouvaient-elles être aussi organisées ? Ce genre de réflexion à long terme passait pour réservé aux familles clonales, qui avaient des générations d’expérience et dont la vision de la vie surpassait celle de l’individu.

« Enfin, peu importe. L’essentiel, c’est que ça ait marché ! »

Les fugitives quittèrent Longue Vallée avec des hurlements de joie. La locomotive était bourrée à craquer, mais personne ne s’en plaignit. Le premier aperçu de l’océan déclencha une explosion de chansons qui ne s’arrêtèrent qu’à cap Grange.

Les femmes remercièrent la mécanicienne, quittèrent la gare et allèrent à l’auberge de l’Évangile des Fondatrices. Kiel retrouva deux autres amies vêtues comme des marinières, ce qui n’avait rien d’étonnant dans un port. Elles étaient manifestement venues ici en travaillant sur des cargos.

« L’une d’elles pourra peut-être me pistonner pour trouver un boulot sur un de ces bateaux », se dit Maïa.

Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas réfléchi sérieusement à l’avenir. En prison, puis en fuite, elle avait vécu comme une feuille emportée par le vent. Avec la liberté revenait l’angoisse d’avoir à prendre des décisions.

Kiel installa les aventurières à l’auberge et partit avec Baltha « régler quelques affaires », autant dire négocier avec la magistrate du coin et les autorités situées à l’autre bout du monde. Le reste de la bande devait rester là, et ensemble, surtout. Elles n’étaient pas à l’abri des Perkies et d’une tentative désespérée des clans de Longue Vallée.

Maïa n’avait rien contre. Elle ne retournerait pas en prison. Ses craintes s’étaient évaporées quand elle avait vu la mer. Même les tristes entrepôts de brique du port lui paraissaient plus gais que la dernière fois qu’elle les avait vus, innocente cinq-ans en proie au désespoir.

L’hôtel donnait sur le port, mais pas sur les docks qui puaient le poisson. Quand Maïa apprit qu’elle aurait une chambre à elle, avec un vrai lit, elle se précipita pour aller la visiter. Quel luxe ! Elle n’en revenait pas. On pouvait faire le tour du lit, les bras écartés, sans toucher les murs !

L’impression d’espace était renforcée par le fait qu’elle n’avait rien. « J’accrocherais bien quelque chose aux patères, si j’avais autre chose que la pelure que j’ai sur le dos ! »

Ses amies s’étaient installées sur la terrasse et regardaient s’allonger les ombres en compagnie de quelques bouteilles de bière. Elles avaient acheté un journal, le Clipper de cap Grange, et ironisaient sur le fait qu’il ne rapportait que les cours des matières premières et les querelles entre candidates aux élections qui devaient avoir lieu le mois suivant.

— Des Perkies contre des Orthodoxes, dit Kau avec un reniflement. Tu parles d’un choix ! Et c’est tout juste si elles parlent des problèmes mondiaux. C’est pas ça qui va inciter les vars ou les hommes à voter. Et rien, évidemment, sur un Visiteur de l’espace qu’aurait disparu !

Thalla évoqua avec nostalgie les deux pages hebdomadaires que leur organisation sortait à Ursulaborg.

— Ça, c’est du journal ! commenta Kau.

Maïa les écoutait à peine, grisée par sa liberté retrouvée. Tout le monde savait que ces histoires étaient arrangées d’avance par de vieilles mères vivant dans des châteaux nacrés à Caria. Elle préférait scruter les collines bordant la baie. Le sanctuaire blanc du Temple orthodoxe de Mère Stratos étincelait dans le soleil de l’après-midi. Elle se promit d’aller voir la révérende mère. Pour lui présenter ses hommages, et… lui demander s’il y avait des messages pour elle.

Il n’y en aurait pas, bien sûr. Malgré tout ce qui lui était arrivé et qui aurait dû apaiser sa douleur, elle savait ce qui se passerait quand la Prêtresse secouerait la tête d’un air compatissant. Elle se retrouverait au bord du gouffre béant qui avait failli l’engloutir à la mort de sa sœur.

Cette visite attendrait un ou deux jours. Pour l’instant, il lui suffisait de rester assise là, à boire de la bière fadasse et à s’occuper l’esprit avec ces histoires simples.

« Tout ce que j’attends de la vie pour le moment, c’est une bonne douche chaude et un lit où dormir quelques nuits. »

Par galanterie, elles laissèrent Renna prendre son bain en premier. Il commença par protester, puis il gloussa et prononça une phrase énigmatique où il était question de ce qu’on doit faire quand on est « à Rome ». Deux femmes l’accompagnèrent afin de monter la garde à la porte de la salle de bains.

Après leur départ, les autres commandèrent d’autres bouteilles de bière. En dehors de Thalla, Maïa ne connaissait pratiquement personne. L’amie de Kiel, Kau, polissait une matraque de bois à la pointe et au tranchant tout juste licites en effleurant de temps en temps le bandage qu’elle avait à l’oreille droite. Une des camarades de Baltha, une femme au fort accent des îles du Sud, rongeait manifestement son frein.

Maïa ne pouvait s’empêcher de se gratter. La seule idée de prendre un bain lui avait fait prendre conscience de démangeaisons qu’elle avait jusqu’alors ignorées. Heureusement, Renna ne traîna pas trop, pour un homme. Il revint, vêtu d’un court peignoir, transformé par sa barbe taillée, ses cheveux qui bouclaient naturellement en séchant et le teint rosé de sa peau nette. Il s’inclina devant les sifflets approbateurs des Méridionales, et accepta une chope de bière des mains de Kau.

— C’est fou le bien que peut faire un bon décrassage, dit-il avec un soupir d’aise. Alors, à qui le tour ? À Maïa ?

Les autres approuvèrent chaleureusement.

— Après tout, tu as dû en baver, toi aussi, dans cette prison perkie, dit affectueusement Thalla.

— Vous êtes sûres… ?

— Mais oui, on est sûres. T’inquiète pas pour l’eau chaude, Pu-pucelle. On pourra bientôt s’en payer tout un lac. Marine tout le temps que tu voudras.

— De toute façon, on va être occupées, ajouta Kau en se rapprochant de Renna.

— Occupées à vous soûler comme des dic-truies, railla Maïa, et un éclat de rire amical lui répondit.

— Vas-y, Maïa, fit Renna avec un clin d’œil. Je veillerai à ce qu’elles se tiennent bien.

De nouvelles huées saluèrent cette déclaration. En partant, Maïa dégrafa son sextant de son poignet et le donna à Renna.

— Tu arriveras peut-être à empêcher le filtre solaire de jouer. Ça t’occupera les mains, et ça devrait être un jeu d’enfant pour un super-voyageur des étoiles comme toi, ironisa-t-elle tandis que les autres s’étranglaient sur leur bière.

— Tu rigoles ? protesta-t-il. Dans mon vaisseau, c’est tout juste si j’arrive à retrouver les chiottes sans ordinateur !

— Est-ce qu’il serait là, avec nous, s’il était pas si manche ? lança Thalla avant de héler l’aubergiste.

La salle de bains était au deuxième étage. La porte fermée, Maïa entendait encore les femmes qui s’esclaffaient en bas et, par moments, la voix plus grave de Renna. Il se contentait le plus souvent de poser des questions qui déclenchaient des tempêtes de rire, mais il avait l’air de bien le prendre.

Maïa éprouva un curieux sentiment d’étrangeté en se déshabillant dans cette salle de bains superbement carrelée. C’est tout juste si elle se souvenait comment on se servait de ce genre d’endroit. D’un coup de pied, elle poussa ses hardes dans un coin et prit d’abord une douche brûlante. Elle eut une pensée saugrenue : « Elles utilisent probablement du bon vieux charbon de Port Sanger. » Le savon était manifestement fait maison et pas acheté à un clan spécialisé, mais c’était un luxe pour elle. Elle commença par décaper sa peau des couches de crasse accumulées dessus, puis elle s’attaqua à ses cheveux.

« Ils sont dans un tel état que j’aurais aussi vite fait de les couper », se dit-elle.

Après s’être soigneusement rincée, elle se dirigea vers la grande baignoire de bois et souleva le couvercle, découvrant l’eau d’où montaient des volutes de vapeur. Ouf ! Elle était propre. Les marins avaient la réputation d’oublier – ou de n’avoir jamais appris – comment on s’en servait, et de se laver dedans, la laissant pleine de crasse et de savon pour ceux qui venaient après. Avec les hommes, on pouvait s’attendre à tout, et Renna étant étranger, en plus… Enfin, peut-être les êtres civilisés s’y prenaient-ils tous de la même façon, si barbares que soient leurs schémas sexuels non modifiés.

Elle n’aurait pas le temps de se renseigner à ce sujet, ni sur aucun autre. On allait venir de l’ouest le chercher sous bonne escorte. Dommage. Il lui était arrivé, durant leur fuite, de rêver qu’elle allait avec lui à Caria, voir les merveilles de cette cité ; elle aurait aussi bien pu demander à l’accompagner quand il repartirait pour les étoiles.

« Je me demande s’il pensera à moi quand il sera avec les Savantes ou entre deux planètes, bien après que j’aurai nourri les asticots. » C’était une vision grimaçante, qui allait bien à la femme dure, matérialiste, qu’elle avait décidé de devenir : une femme prête à tout, que rien ni personne n’émouvait.

Le bain était si chaud qu’il aviva ses égratignures. Elle s’y enfonça jusqu’à ce que l’eau s’évacue par la bonde.

Un vrai paradis ! La chaleur faisait fondre ses bosses et ses cals et détendait ses muscles noués. Ses problèmes et ses inquiétudes étaient toujours là, mais ils perdaient de leur vigueur en même temps que son corps. Le Plaisir qu’il y avait à rester ainsi allongée, complètement immobile, valait toutes les joies de toutes les activités connues.

Elle leva ses membres, l’un après l’autre, et examina les marques qui étaient apparues dessus au cours des derniers mois. Une petite cicatrice sur un tibia, une griffure en voie de guérison sur une cheville, quelques courbatures dues aux interminables chevauchées, une petite blessure qu’elle avait intérêt à nettoyer si elle ne voulait pas qu’elle s’infecte. Même ici, au cœur de la « civilisation », la Loi de la jungle régnait dans le domaine des soins médicaux, et elle avait tout juste de quoi s’en payer.

On frappa à la porte, qui s’entrouvrit. C’était Thalla.

— Tout va bien ? demanda-t-elle.

— Oh ! Très bien. Je vais sortir, soupira-t-elle en tendant la main vers le bord de la baignoire.

— Dis pas de bêtises. Tu viens d’arriver ! L’aubergiste lance une lessive. On lui a filé nos pelures. Tu veux que je lui donne les tiennes ?

Maïa fit la grimace à l’idée de remettre ces oripeaux, mais elle n’en avait pas d’autres.

— Oui, s’il te plaît, tu seras vraiment gentille.

— De rien, fit-elle en ramassa le tas de vêtements. Profite bien de ton bain. Et je te souhaite tout le bonheur du monde.

Elle referma la porte et Maïa se laissa à nouveau envahir par la chaleur délectable. Pourtant, tout n’était pas soluble dans l’eau chaude : elle n’arrivait pas à évacuer le bruit du moteur électrique de la locomotive, des roues sur les rails. Ils restaient présents à son esprit. Et elle avait beau faire, elle n’arrivait pas non plus à chasser toutes ses angoisses.

Si elle restait à terre, Tizbé et les Joplandes finiraient par lui remettre la main dessus. Elle devait reprendre la mer. Peut-être un capitaine se laisserait-il convaincre de la prendre comme moussaillonne à son bord. Un petit trou où se planquer jusqu’à la fin du printemps, quand la saison du rut obligerait les femmes à redescendre à terre. À ce moment-là, elle aurait bien économisé un crédit ou deux.

En toute justice, elle devrait toucher une petite part – une toute petite part, compte tenu du nombre de gens qui les avaient aidées – de la récompense que Kiel et Baltha étaient allées chercher. Renna défendrait sûrement ses intérêts.

Il y avait aussi le rendez-vous avec l’enquêtrice de l’AEP, longtemps ajourné pour des raisons indépendantes de sa volonté. Était-il trop tard pour s’y rendre ? Un simple témoignage devant une magistrate locale suffirait-il ? Une part de sa détermination était d’ordre personnel : « Tizbé Bellère voulait m’empêcher de parler. Donc, c’est exactement ce que je vais faire ! » Ce bain voluptueux n’était pas seul à la réchauffer ; il y avait aussi la vengeance. « Les Bellères et les Joplandes vont regretter de m’avoir cherché noise », se jura-t-elle.

C’est le silence qui attira son attention. Il y avait déjà un moment qu’elle n’entendait plus le murmure des conversations, le tintement des bouteilles, les questions de Renna. Soudain, le bain ne lui fit plus l’effet d’un luxe mais d’un piège. « De toute façon, je dois être déjà changée en pruneau », se dit-elle. Elle sortit péniblement de la baignoire et se sécha, en proie à un mauvais pressentiment. Quelque chose n’allait pas. Elle referma la baignoire et monta dessus pour jeter un coup d’œil par la fenêtre. Elle essuya la buée et s’écrasa le nez sur la vitre. Des bouteilles vides s’alignaient sur la balustrade, mais il n’y avait plus personne sur la terrasse.

« Kiel et Baltha ont dû revenir avec des nouvelles fraîches », se dit-elle. Mais il n’y avait personne près de l’entrée non plus. « Elles sont peut-être rentrées pour manger ? »

Maïa ouvrit la fenêtre à contrepoids. Un air pur et froid envahit la pièce, lui donnant la chair de poule. Elle passa la tête par la fenêtre et cria :

— Hé ! Où êtes-vous passées ?

Des femmes chargeaient une charrette près d’un entrepôt. Plus à gauche, vers les quais, un groupe s’approchait d’une jetée. Le cœur lui manqua quand elle reconnut au milieu la silhouette trapue de Thalla et la tignasse blonde de Baltha.

« Non ! Elles ne me feraient pas ça ! »

Puis elle vit Renna. Plus grand que Baltha, il marchait en titubant, les bras passés sur les épaules de deux femmes.

— Lysos ! s’écria Maïa en reprenant pied sur le carrelage.

Voilà donc pourquoi elles lui avaient pris ses vêtements…

Elle songea aux derniers mots de Thalla, des paroles d’adieu, rétrospectivement…

Elle se drapa dans une serviette, sortit en coup de vent de la salle de bains et dévala l’escalier. L’aubergiste lui barra le chemin, un sac en tissu et une enveloppe à la main.

— Ah, mademoiselle. Vos amies m’ont dit de vous remettre…

Maïa la repoussa, franchit la porte d’entrée d’un bond, vola par-dessus les marches et atterrit sur les gravillons du chemin. Des commerçantes ouvrirent de grands yeux et des clones de trois ans gloussèrent, mais il en aurait fallu davantage pour arrêter Maïa. Elle partit en courant vers les quais, indifférente au vent froid venu de la mer. Prenant un virage trop serré, elle glissa et tomba à quatre pattes. Elle se releva aussitôt sans prendre le temps de ramasser sa serviette. Elle passa en courant, nue comme un ver, devant des grues de chargement et des navires amarrés, sous les regards stupéfaits des marins et des habitantes de la ville.

Deux chaloupes s’éloignaient de la jetée, les rameuses souquant ferme. Quand Maïa atteignit le bout du quai, elle cria à Kiel, assise près de la barreuse de la deuxième chaloupe :

— Menteuse ! Salope ! Tu n’as pas le droit…

Elle tapa du pied, incapable de trouver les mots pour exprimer sa fureur. Kiel resta bouche bée de surprise, tandis que plusieurs vars auprès desquelles Maïa avait combattu éclataient de rire de la voir ainsi nue et tremblante de colère.

Un peu remise de son étonnement, la Noire mit ses mains en porte-voix et répondit :

— On peut pas t’emmener, Maïa ! Tu es trop jeune et c’est dangereux ! On t’explique, dans la lettre…

— Tu peux te la carrer où je pense, ta lettre ! hurla Maïa, écumante de rage. Et Renna, qu’est-ce qu’il en dit, lui, de…

Elle vit alors seulement que l’homme venu de l’espace avait l’air triste et le regard vitreux, comme perdu dans le vague.

— C’est un enlèvement ! s’écria-t-elle d’une voix rauque.

— Non, Maïa, c’est pas ce que tu…

Kiel ne finit pas sa phrase. Maïa avait plongé dans l’eau glacée. Elle remonta à la surface en toussant et en crachant, avala une goulée d’air qui lui râpa douloureusement la gorge et se mit à nager de toutes ses forces vers la chaloupe.

Itinérant – Journal de bord Mission Stratos
Arrivée + 41 051 Ms

Le clonage était un mode de reproduction connu bien avant l’émigration de Florentine. Un ovule, soigneusement préparé à partir du matériel génétique d’une donneuse, est implanté dans un utérus chimiquement stimulé, ou dans la matrice artificielle mise au point sur la Nouvelle Terre. Ce processus délicat et coûteux est d’ordinaire réservé aux individus particulièrement créatifs, riches ou respectés. Je ne connais pas de monde où les clones représentent une part importante de la population, à part Stratos, où ils sont plus de quatre-vingts pour cent !

La reproduction parthénogénétique n’est ni plus ni moins compliquée ou coûteuse que le mode normal de conception. Les conséquences de cette innovation se font sentir dans toute la culture de la planète. Nulle part je n’ai rencontré une tentative aussi radicale de prise en main de la destinée humaine.

Tel fut le sens de mon allocution au Conseil régnant de Caria (transcrire en annexe). J’avais privilégié la diplomatie et réservé à une autre occasion les questions qui me préoccupaient. Le temps, l’observation révéleront sûrement des failles dans ce nirvana féministe, mais a-t-on jamais vu une civilisation parfaite ? La perfection est l’autre nom de la mort.

Une partie des femmes de l’assistance semblaient avides de m’entendre encenser les réalisations de leurs Fondatrices. D’autres souriaient, l’air doucement amusées d’entendre un homme évoquer un sujet qui lui passait loin au-dessus de la tête. Beaucoup me regardaient d’un œil vide, mais je lisais une rancœur muette, polie, sur les visages d’une grosse minorité. Lysos était aussi la cheffe d’un groupe de militantes révolutionnaires, et, des siècles plus tard, il demeure sur Stratos un fort courant de ferveur idéologique.

La saison ne joue pas en ma faveur. Est-ce un hasard si l’autorisation d’atterrir ne m’a été donnée qu’à la mi-été, quand les hommes sont si mal vus ? Les opposantes au contact espéraient-elles me voir mal agir et ainsi saboter ma mission ?

Elles comptent peut-être sur l’aide de l’étoile de Wengel, ou des aurores boréales. Dans ce cas, les Perkinistes vont être déçues. Les signaux de leur ciel sont sans effet sur moi.

Je dois quand même être prudent. Les hommes de ce monde sont habitués à être minoritaires dans une société de femmes et je viens de passer deux années de mon temps subjectif à naviguer entre les étoiles, seul dans un espace restreint.

Chapitre XVI

Des formes incisées dans un mur de granit… géométriques, imbriquées… une énigme, gravée dans une roche ancienne…

— On peut pas rester ici. Je te l’avais bien dit. Y vaut pas un crachat de Lamaï, ton code !

Mise au point sur une image… une main d’enfant… tendue vers le ciel, vers un nodule de pierre en forme d’étoile.

— La ferme, Leie. Je ne m’entends pas penser. C’était celle-là, non ? Je ne me rappelle plus.

… oui, le bouton en forme d’étoile. Il doit toucher la pierre. Tourne-le d’un quart de tour vers la droite.

Elle avait l’impression d’être engluée dans une jarre de bec-miel. Elle tendit le bras au prix d’un effort surhumain. On étouffait dans cette cave et elle n’arrivait pas à sortir de sa torpeur. L’étoile de pierre recula devant sa main.

… une étoile de pierre, clé de la séquence d’ouverture…

L’image vacilla. Sa main se brouilla, déformée par des vagues ondoyantes. Les dessins gravés s’animèrent, se mirent à ramper, à grouiller les uns sur les autres tels des serpents.

— Trop tard, gazouilla la voix de Leie, d’un endroit invisible, avec un mélange de tristesse et d’irritation, puis un grincement les avertit que les murs se refermaient sur elles sans leur laisser d’issue. Elles allaient périr emmurées.

— Tu ne peux jamais être à l’heure, aussi…

Le pire, c’était cette vague impression d’avoir été trahie, non par sa sœur mais par les hauts-reliefs. Elle avait cru en eux, et voilà qu’ils ne voulaient plus jouer le jeu.

Des dessins flous. Des formes fugitives, imprécises, gravées dans une pierre vivante, mouvante…

— … est-ce… qu’elle… va… mieux ? fit une voix lointaine, féminine, qui montait et refluait, chaque mot issu du brouillard semblant inclus dans une bulle frémissante.

Lui répondirent enfin des accents beaucoup plus graves, tels ceux d’un dieu marin psalmodiant du fond des océans.

— … crois, oui… docteur… a dit… devrait… bientôt.

Au début, les voix étaient des intruses bienvenues qui dissipaient les lambeaux tenaces de cauchemar, puis elles finirent par l’agacer avec leur mirage de sens soudain évanoui qui l’empêchait de dériver dans le sommeil.

Le soprano féminin revint, plus ferme, moins tremblotant.

— Tant mieux… ou ces… lopes… tains de criminelles.

Me… pardonnerai jamais, tonna le dieu de la mer après un long silence.

— … pour rien… là-dedans ! Bande d’imbéciles, essayer… la semer, comme une gosse… aurais pu leur dire qu’elle… supporterait pas… Du cran… petite var.

Au moins, c’étaient des voix amies, se dit-elle. Apaisantes, rassurantes. On s’en faisait pour elle. La sagesse lui conseillait de ne pas se poser de questions pour le moment. Chaque chose en son temps.

L’ennui, c’est que la sagesse n’était pas de taille à lutter contre la grande fautrice de troubles : la Curiosité.

« Où suis-je ? » se demanda-t-elle. « Qui sont ces gens ? »

Dès lors, chaque mot lui parvint nettement défini. Chargé de sens, relié au contexte.

— J’ignorais tout ça, reprit la voix grave. Nous nous sommes un peu raconté notre vie en prison, mais je n’avais aucune idée de ce par quoi elle était passée. Pauvre gosse.

La voix d’homme… c’était celle de Renna. Un petit nœud d’inquiétude se défit. « Je ne l’ai pas encore perdu. »

— Ouais, ben j’aurais mieux fait d’garder les yeux et les oreilles ouverts et d’aller à terre vérifier certaines rumeurs, au lieu d’rester sur mon cul dans c’bateau.

La voix féminine était familière, elle aussi, et éveillait chez Maïa de lointains souvenirs d’une autre vie.

— Et moi, alors ? J’avale un casse-pattes et je me fais embarquer par ces femmes comme un ballot de linge sale !

— Un casse… ? Tu veux dire un calmant pour l’été ?

« Naroïne ! hoqueta Maïa. Mais qu’est-ce qu’elle fait ici ?

« Et ici, au fait, c’est où ? »

— Ouais. Pas futé, ça. Moi qui croyais que les voyageurs de l’espace étaient des cerveaux.

— Des cerveaux ? Pas spécialement ! Sûrement pas si je me réfère aux critères de certains des endroits que j’ai visités. Le premier critère requis des itinérants, c’est la patience. Hé, mais j’ai l’impression qu’elle se réveille.

Maïa sentit une main fraîche se poser sur sa joue.

— Ohé, Maïa ? Tu m’entends, petite ? C’est moi, ta vieille maîtresse d’armes du Wotan. Ela ! À l’assaut !

La main était plutôt calleuse, et pourtant, que sa caresse était agréable ! Quelqu’un lui voulait du bien… Maïa faillit feindre le sommeil, pour prolonger ce contact.

— Je…, croassa-t-elle. P-peux pas… ouvrir les yeux…

Elle avait l’impression que ses paupières étaient collées, mais on lui passa un linge humide sur le front et le monde lui apparut sous la forme d’une lumière éclatante. Elle cligna des yeux, aveuglée. Elle porta machinalement ses mains, lourdes comme du plomb, à son visage et se frotta les yeux.

Deux têtes familières, d’abord floues, puis plus nettes, se découpèrent sur les boiseries et le sabord d’un navire.

— Où… où on va, là ? fit-elle en passant sur ses lèvres sa langue parcheminée.

— Tu nous as fait peur, soupira Renna, soulagé. Tout va bien. On va vers l’ouest sur l’océan Mère, sans doute vers l’un des grands ports du continent de l’Arrivée. Ça doit mieux les arranger que la cambrousse où elles nous ont trouvés.

— Elles ? Kiel, Thalla et Baltha ?

Elle avait les yeux qui se croisaient, si bien que l’homme et la femme formaient quatre silhouettes qui se chevauchaient.

— Baltha est payée pour ça, comme moi, rectifia Naroïne. On fait pas partie du Grand Plan. On dirait qu’une bande de rades ont des projets pour ton bonhomme venu des étoiles.

— Qu’est-ce qu’on rigole, sur Stratos, ironisa Renna.

— Tu pourrais peut-être écrire un guide de voyages, suggéra Maïa en s’efforçant d’ajuster son regard.

Renna éclata de rire, surtout quand Naroïne les regarda d’un air intrigué et demanda ce qu’était un guide de voyages.

— Que faites-vous ici ? demanda Maïa à la boscotte. Ce n’est pas le Wotan ?

Il y manquait, en effet, la pellicule noire de poussière d’anthracite. Naroïne fit la grimace.

— Nan. Le Wotan a bugné un phare, à l’anse d’Artémise, et j’ai dû chercher un aut’rafiot. L’a fallu que j’tombe sur un bateau qui transbahutait la plus bizarre des marchandises de contrebande atype. Sauf vot’respect, Homme des étoiles.

— Il n’y a pas d’offense, fit paisiblement Renna. Vous croyez que nous pourrons débarquer en cours de route ?

— Ça, m’sieur Muscle, ça m’étonnerait. Les vars qui vous cornaquent vous lâcheront pas comme ça. Maint’nant, si j’étais vous, je m’demande si j’laisserais pas courir. Y a pire qu’elles, dans l’coin. Et j’parle pas d’ces dingues de Perkies.

— Que voulez-vous dire ? demanda Renna, intrigué.

— V’z’êtes pas au courant ? Bon, fit-elle très vite, comme pour changer de sujet, j’vais dire à mes clientes qu’la souris des quais qu’avait bu la tasse s’est réveillée. En attendant, vous deux, oubliez pas la première règle d’survie des estiviennes : fermer sa gueule et ouvrir les oreilles.

Elle sortit sur un dernier clin d’œil à Maïa.

— Tu veux un peu d’eau ? demanda Renna.

— Je veux bien, acquiesça Maïa.

Il l’aida à se redresser, porta une tasse de terre cuite à ses lèvres et lui reposa la tête sur la couverture pliée qu’on lui avait donnée en guise d’oreiller.

Ou plutôt, prêtée. « Je n’ai absolument rien à moi », se dit-elle en songeant à la trahison de Kiel et de Thalla, et à son plongeon dans les eaux glacées de la baie. « Et mon meilleur et peut-être seul ami au monde est un étranger qui en sait encore moins que moi ». Il y avait de quoi hurler de rire, seulement elle n’avait pas de forces à gaspiller. Elle livrait un combat perdu d’avance contre ses paupières qui se fermaient.

— Tu peux dormir, dit Renna. Je reste à côté de toi.

— Combien de temps…, commença-t-elle en secouant la tête.

— Tu es restée évanouie près de trois jours. Tu as bien recraché un demi-litre d’eau quand on t’a remontée à bord.

« Autant pour les leçons de natation des mères », songea Maïa. Ces séances l’avaient aussi bien préparée aux dures réalités de la vie que le reste de l’éducation lamaï…

— Tu es resté avec moi tout ce temps-là ? demanda Maïa d’une voix empâtée par le sommeil.

— J’ai dû aller une ou deux fois aux chiottes, fit-il avec un geste désinvolte. Tiens, je t’ai gardé ça. Je me suis dit que ça te ferait peut-être Plaisir quand tu te réveillerais.

Il lui glissa un petit objet froid et lisse dans la main. « Mon sextant ! » se dit-elle avec joie. C’était ridicule. Il était à moitié démantibulé, mais c’était un objet familier, qui lui rappelait des tas de souvenirs, et il était à elle. Des larmes lui picotèrent les yeux.

— Maintenant, repose-toi, reprit-il, apaisant. Je suis là.

Elle n’eut ni la force ni l’envie de se récrier qu’elle n’avait besoin de personne pour veiller sur elle.

Il posa sa main sur celle de Maïa. Elle était tiède, et moins calleuse que celle de Naroïne. Sans doute faisait-il un travail moins pénible. Puis elle sombra dans le sommeil en se disant que c’était ce qu’elle avait de mieux à faire.

— Je ne vais pas rester éternellement au lit ! s’exclama Maïa, faisant reculer le médecin et son stéthoscope.

— Voyons, je vous conseille juste d’éviter les efforts pendant quelque jours, mais rien ne vous empêche de vous lever.

— Ela ! s’écria Maïa en se levant d’un bond.

Elle fut prise de vertige, mais refusa de le laisser voir.

— Quelqu’un aurait-il des vêtements à me prêter ? Je vous les rembourserai en travaillant.

— Pas la peine, fit Kiel. On va te donner ce qu’on t’avait laissé à l’hôtel. Un peu d’argent et des vêtements. Gratis.

— Je ne veux pas la charité, répliqua-t-elle sèchement.

— Te fâche pas, Maïa, protesta Thalla en fronçant les sourcils, l’air malheureux. On voulait juste…

— Qui se fâche ? coupa Maïa entre ses dents. Je comprends : vous comptez utiliser Renna à des fins politiques et vous ne teniez pas à m’avoir dans les pattes. Moi, une var comme vous.

— On est embarquées dans un truc dangereux, balbutia Kiel.

Les deux femmes avaient l’air peiné, et en même temps soulagé que Renna soit sorti pendant l’examen médical.

— Trop dangereux pour moi, mais pas pour Renna ?

— Il vaut probablement mieux pour sa santé qu’on l’emmène avec nous que de le livrer à l’AEP de cap Grange. Tout le monde à Caria n’est pas animé de bonnes intentions à son endroit.

Ça, Maïa voulait bien le croire…

— Alors que vous, les rades, vous n’avez pas de projets, peut-être ?

— Bien sûr que si. On veut un monde meilleur. Mais les buts du Visiteur sont pas incompatibles avec nos…

Le médecin leur jeta un regard noir qu’il avait dû apprendre au Scolarium médical.

— Pardon de vous interrompre, mesdames, mais vous n’aviez pas parlé de prêter des vêtements à cette pauvre gosse ?

La médecine était une des rares disciplines supérieures ouvertes aux hommes. Ils faisaient d’excellents praticiens, qui laissaient rarement les états d’âme propres à leur sexe interférer avec leur métier. Thalla acquiesça docilement.

— Je vais les chercher, docteur. En attendant, Maïa, va pas courir à poil sur le pont. C’est pas des trucs à faire dans les grandes villes où on va !

Elle rit de sa bonne blague et sortit. Maïa vit l’air soulagé de Renna quand elle lui fit signe que tout allait bien.

— Cette jeune fille est sous-alimentée, reprit le médecin à l’adresse de Kiel, tout en poursuivant l’examen de Maïa. Je vais dire au cuistot de lui donner double ration pendant une semaine. Veillez à ce qu’elle mange tout.

Kiel approuva servilement, mais sitôt qu’il eut refermé la porte derrière lui, elle imita sa mine austère et ses claquements de langue. En d’autres circonstances, Maïa aurait trouvé la caricature hilarante, mais elle conserva un masque sévère et lança à la var ce qu’elle espérait être un regard noir.

— Ça va, fit celle-ci avec un haussement d’épaules. Remets-toi sous tes couvertures. Je vais répondre à tes questions.

Maïa décida de prendre son ton maternaliste pour de la condescendance. Elle resta debout et leva un doigt.

— D’abord, qu’est-ce que vous voulez faire de lui ?

— Ma foi, pas grand-chose. On aimerait avoir des informations sur certains domaines technologiques. Même s’il connaît pas tous les détails, ils pourront nous dire, son ordinateur de bord ou lui, c’qu’est possible et c’qui l’est pas. Mais ce qu’on veut surtout, c’est l’emmener quelque part où il sera en sécurité, pendant qu’on papotera avec des gens à Caria.

— Papoter ? Mais de quoi ?

— De comment l’ramener d’abord à la Maison d’Accueil d’État puis dans son vaisseau sans qu’il lui arrive un accident en route. Y sera pas vraiment hors de danger avant.

— Hors de danger, répéta Maïa. Mais qui pourrait… ?

— Toutes celles qui croient pouvoir empêcher l’inévitable. Celles qui pensent qu’une reprise de contact signifie la fin du monde. Et qui s’y opposeront en tuant le messager.

C’était bien ce que Maïa pensait. Mais c’était tout de même effrayant de se l’entendre confirmer.

— Oh, elles sont pas toutes comme ça au gouvernement, continua Kiel. Disons que la majorité des Savantes et pas mal de membres du Conseil s’contentent de discuter des moyens de retarder le changement qu’arrive, elles le savent bien…

— Et vous, vous ne voulez pas qu’elles le ralentissent.

— Nous, on veut l’accélérer ! Y en a beaucoup chez nous qui refusent d’attendre deux ou trois générations, la venue du prochain vaisseau ou Lysos sait quoi. Il est plus que temps de renverser l’ordre établi.

— Donc, Renna sert de monnaie d’échange.

— À long terme, nos buts se rejoignent. Il aurait peut-être lieu de se plaindre de nos méthodes, mais y peut pas dire qu’il est pas entouré d’amies. Nous, on veut qu’il vive et qu’il accomplisse sa mission. Le reste, c’est du détail.

Maïa se surprit à la croire. « Je suis sûrement trop crédule. Pourquoi est-ce que je l’écoute, après ce qu’elle m’a fait ? »

— Aidez-le à appeler sa navette, qu’on vienne le chercher.

Maïa n’apprécia pas le sourire indulgent de Kiel, comme si sa suggestion était naïve.

— Le seul moyen de le renvoyer dans l’espace passe par le spatioport de Caria.

— Pratique, fit-elle en s’asseyant sur son lit. Donc Renna est coincé ici, où il vous aide à lutter contre vos ennemies.

— T’en as rencontré quelques-unes à Longue Vallée. De vieilles citadelles puissantes, qui préservent un ordre social statique et s’arrangent pour supprimer tout ce qui pourrait amener du changement au lieu de se faire librement concurrence, comme le voudrait la logique lysienne. Prends c’trafic de drogue que t’as découvert. Imagine que ces clans arrivent à modifier le mode de reproduction sur Stratos. Y naîtrait presque plus d’estiviennes ! Y aurait plus que des clones et quelques mâles bien gentils, qui s’feraient traire à mort l’hiver.

— J’y avais déjà pensé, grommela Maïa, mal à l’aise.

— C’que tu sais p’t’être pas, c’est que si les Perkies ont pas éliminé notre Visiteur des étoiles dès qu’elles ont mis la main d’sus, c’est parce qu’elles ont l’intention de lui arracher des informations, comme on pompe un marin drogué.

— Et alors ? Vous voulez des renseignements, vous aussi.

— Mouais, mais nous on cherche pas à savoir comment abattre les vaisseaux hominiens. Ou à résoudre un problème que même Lysos a séché dessus : comment amorcer une grossesse clonale sans sperme.

— Mais…, bredouilla Maïa, le placenta…

— Je sais. Ça fait partie des Faits essentiels de la Vie qu’on apprend quand on est petites : il faut du sperme pour déclencher le développement placentaire. C’est la base de notre système. Autant dire qu’il a fallu arranger les choses pour qu’il y ait quelques grossesses « normales », par voie sexuelle, qui donnent les garçons nécessaires à l’amorçage de la génération suivante. Les vars, comme toi et moi, ne sont qu’un accident de parcours, ma pu-pucelle.

Maïa secoua la tête. Kiel allait peut-être un peu loin dans la simplification, mais si les grands clans trouvaient le moyen de se reproduire sans mâles, la drogue à rut de Tizbé Bellère aurait l’air d’un fond de théière tiède.

— Renna en a parlé, quand il était à Caria ?

— Ouais. Ce grand nigaud ne comprend pas qu’il y a des moments où il ferait mieux de la boucler.

Ça… Il semblait parfois à Maïa d’une naïveté suicidaire.

— T’as compris à qui on avait affaire, conclut Kiel. Les changements qu’on propose, nous, les rades, vont dans l’autre sens. On voudrait ramener Stratos vers des modes de vie plus normaux pour l’espèce humaine… vers une vie faite pour les gens, et pas constituée de ruches d’un pôle à l’autre.

— Vous voudriez nous ramener à une époque où les hommes faisaient… cinquante pour cent… ?

— On est pas dingues à ce point-là ! s’esclaffa Kiel. Notre but à court terme, c’est d’abord de débloquer le processus politique. Engager des débats. Faire entrer des députées estiviennes au Conseil. Ça, tu peux pas être contre, même si t’es pas tout à fait d’accord avec nos projets à long terme, hein ? Maïa, j’voudrais pouvoir dire aux autres que t’es avec nous.

Maïa détourna les yeux. Elle resta silencieuse un long moment, puis elle eut un bref hochement de tête.

— Pas encore. Mais je… je veux bien écouter la suite.

— Allez, j’espère qu’avec le temps tu nous pardonneras de t’avoir bêtement sous-estimée, fit-elle en lui flanquant une claque sur l’épaule. C’est la dernière fois, promis. En attendant, maintenant qu’on sait que t’es une femme d’action, on t’charge d’veiller sur notre invité. Tiens-le à l’œil, fais gaffe à c’qu’on lui mette rien dans sa bouffe, comme nous à cap Grange ! Tu vois un meilleur moyen de t’prouver notre sincérité ? Ça te va ?

L’enthousiasme de Kiel était un peu forcé, mais sa proposition paraissait de bon aloi.

— Ça marche, répondit-elle à mi-voix, un peu agacée de penser que Kiel lisait en elle à livre ouvert.

Des pions étaient disposés sur le panneau de cale, petits carrés noirs et blancs munis de palpeurs semblables à des moustaches de chat pointant des côtés et des angles. Au début, Renna s’était émerveillé de la précision avec laquelle ils étaient fabriqués. Mais après avoir passé toute une matinée à remonter les mécanismes, son enthousiasme était un tantinet douché. Quelques tours de clé suffisaient à les remonter, et pourtant Renna et Maïa n’avaient préparé que la moitié des mille six cents pièces du jeu quand on annonça le déjeuner.

« Comment je fais pour me laisser toujours embobiner dans des trucs comme ça, moi ? se demanda Maïa en frictionnant ses bras ankylosés. Je vais être à ramasser à la petite cuillère, ce soir. » Enfin, c’était toujours mieux que de peler des légumes et autres « petites corvées » qu’on lui assignait depuis qu’elle pouvait se lever. Et la perspective de sa première vraie partie de jeu de la Vie l’intriguait.

Elle s’assura comme il convenait que les aliments servis à Renna venaient de la marmite commune. Elle ne craignait point une tentative d’assassinat mais plutôt qu’un membre de l’équipage tente de le droguer, ne fût-ce que pour tarir le flux incessant de ses questions. Il n’était pas difficile à repérer : il était toujours à l’endroit où les matelots se comportaient bizarrement. Sur le gaillard d’arrière, par exemple, où le capitaine Poulandres et ses officiers finissaient par prendre l’air de bêtes traquées après un long interrogatoire. Ou perché dans la mâture, en train de regarder par-dessus l’épaule des marins qui travaillaient, au grand affolement de ses anges gardiens, Thalla et Kiel, qui l’observaient d’en bas.

Le jeu de la Vie était une trouvaille de Poulandres pour distraire un moment son étrange passager. Une partie aurait lieu le soir même : Renna et Maïa contre le premier mousse et l’aide-cuistot.

« Hé là, se dit alors Maïa, j’étais volontaire, moi ? »

Enfin, elle avait beau ne plus sentir ses poignets, elle n’était pas mécontente. Le vent d’est faisait tourner le générateur du Manitou et craquer les mâts, gonflait les voiles et emplissait les poumons de Maïa d’un espoir grandissant. « Les choses vont peut-être s’arranger, maintenant.

« Je vais voir le continent de l’Arrivée.

« Si seulement Leie était là, qu’on puisse le voir ensemble…»

Le Manitou était un vaisseau rapide, conçu pour transporter du fret léger et des passagers. L’équipage était bien vêtu, comme il convenait à une guilde prestigieuse. Les mousses vaquaient à leur tâche avec empressement. Maïa trouvait la tenue des officiers à la fois impressionnante et un peu pompeuse.

Elle n’était pas habituée à voir tant d’hommes autour d’elle. Et maintenant qu’elle connaissait l’existence de la drogue des Bellères, elle n’osait se fier à la promesse hivernale de docilité masculine. Comment était-ce, avant Lysos ? On ne pouvait jamais savoir quels hommes étaient dangereux, ni quand…

Elle comparait discrètement les marins et Renna. Chez lui, même les choses les plus simples étaient étonnantes : ses yeux, par exemple, étrangement écartés et marron foncé, couleur rare sur Stratos. Son long nez lui donnait l’air d’un oiseau à la curiosité insatiable. « Si Renna ne vient pas des étoiles, en tout cas, il est originaire d’un endroit vraiment bizarre. »

Et puis il plissait toujours les paupières pour regarder ce qui l’entourait, comme si la lumière de Stratos était moins forte que celle à laquelle il était habitué. Cela compensait une ouïe très fine. Maïa savait qu’il entendait les plaisanteries que les gens faisaient sur lui dans son dos.

Personne ne se moquait de sa barbe brune et bouclée, avec laquelle peu d’hommes pouvaient rivaliser à cette époque de l’année, mais on le taquinait un peu sur son régime. S’il n’avait rien contre les bouillies de grain et de légumes ou le ragoût de poisson, il refusait poliment la viande rouge du réfrigérateur du bord, en alléguant une « allergie aux protéines », et ne buvait pas d’eau de mer. Le coq dut mettre un baril d’eau douce en perce pour « ce pinailleur de terrien ».

Maïa avait surmonté les émotions douloureuses qui avaient empli sa solitude à la prison-sanctuaire. À part sa bonté fondamentale, Renna n’avait rien à voir avec la personne qu’elle s’était imaginée tandis qu’ils échangeaient des messages codés dans le noir. Elle en avait fait son deuil, une fois de plus.

Alors, pourquoi éprouvait-elle parfois un pincement de jalousie irrationnel quand Renna parlait un moment avec Naroïne, Kiel ou une autre var ? « Serais-je attirée vers lui… sexuellement ? » C’était peu probable ; elle était trop jeune.

« Et quand bien même, qu’est-ce que la jalousie viendrait faire là-dedans ? » Elle s’interrogea. Certaines pensées lui nouaient les entrailles. D’autres provoquaient de déconcertantes vagues de chaleur, ou de tristesse. « Allez, je me fais sûrement une montagne de rien du tout. » Si seulement elle avait pu exprimer son trouble… Mais elle n’osait se confier à des étrangers. Pour ça, elle avait toujours eu Leie.

C’était la mer qui l’avait, maintenant. Cette immensité qui entourait Maïa, et qu’elle aimait si peu regarder.

Après déjeuner, Renna s’excusa et se rendit sur la plateforme tendue de rideaux qui prolongeait le pont avant au-dessus de l’eau. Il mettait toujours plus de temps que les autres pour se laver, et on rapportait que d’étranges sons s’échappaient de derrière les tentures.

— On dirait qu’ça frotte pis qu’ça crache, là-n’dans, dit un marin.

Maïa veillait à ce que personne ne le dérangeât. Quels que fussent ses besoins, l’étranger avait droit à son intimité. Au moins, il était plus propre que la plupart des hommes !

Parmi les femmes du bord, toutes vars, Maïa distinguait trois types : une demi-douzaine de matelotes expérimentées, dont Naroïne, qui n’avaient pas l’air gênées de travailler avec un équipage en majorité masculin et paraissaient plus amusées qu’intéressées par les idées des passagères payantes.

Ensuite, il y avait vingt et une « rades » déterminées à faire évader Renna. Thalla et Kiel avaient dû chercher du boulot à la citadelle Lemère pour découvrir où les Perkies retenaient leur prisonnier. Maïa se demanda si elles l’avaient retrouvé toutes seules ou si elles ne formaient qu’une équipe parmi de nombreuses autres envoyées d’un bout à l’autre du globe. En tout cas, elles semblaient bien organisées.

Remontées par leur expédition réussie, les rades se montraient bavardes, excitées et manifestement plus instruites que la moyenne des vars. Leur accent citadin impressionnait peu le troisième groupe, huit femmes d’apparence coriace dont la plupart parlaient le dialecte traînant des îles du Sud. Comme l’avait dit Naroïne, Baltha et ses amies étaient des « mercenaires » qui méprisaient ostensiblement ces idéalistes, mais ne crachaient pas sur leur argent.

Renna sortit de la plate-forme de toilette en fermant sa bourse bleue. Il s’étira et inspira profondément.

— Je n’aurais jamais cru que je m’habituerais à respirer ce sirop. Enfin, c’est peut-être grâce au symbionte.

— Au quoi ? releva Maïa.

Renna battit des paupières et resta un instant songeur.

— Un truc que j’ai pris avant d’atterrir, pour m’adapter à la pesanteur. Tu savais que seules trois autres populations hominiennes connues vivaient sous une telle pression atmosphérique ? C’est grâce à ça que Stratos est habitable. Ça empêche la chaleur de partir. Lysos a pris un sacré pari en venant vers ce petit soleil, et elle l’a brillamment gagné.

« Presque aussi brillamment que tu as changé de sujet », songea Maïa, satisfaite de le voir apprendre à contrôler ses paroles. À ce train-là, d’ici quelques saisons, on pourrait peut-être le laisser jouer au poker avec des quatre-ans.

— On a encore des pions à remonter, lui rappela-t-elle.

Ils retournèrent vers le panneau de cale, et il ramassa une des pièces carrées en soupirant.

— Je ne comprends toujours pas pourquoi ils refusent de se servir du jeu qu’on a rapporté de la citadelle.

— C’est la tradition, expliqua Maïa. Ces jeux fabriqués en série sont puissants, mais moins prestigieux que ceux fabriqués à la main. Ils sont faits pour l’été, quand les hommes sont dans les sanctuaires. Quand ils ne peuvent plus voyager.

— À cause de la météo ?

— Et des restrictions des clans locaux. C’est une sale période pour les hommes qui ne sont pas invités en ville. Wengel et les aurores boréales déclenchent des sensations frustrantes. Ils préfèrent fermer les volets et bricoler, ou se lancer des défis. À mon avis, les jeux électroniques leur rappellent trop une période qu’ils préfèrent oublier.

— Possible, admit Renna. Mais il y a peut-être une autre explication : j’ai dans l’idée qu’on n’est pas considéré comme un homme, un vrai, si on n’est pas capable de fabriquer ses propres outils, de ses propres mains.

— C’est vrai. Les marins ne peuvent se permettre de se spécialiser, comme les femmes des clans, fit Maïa en englobant dans un ample geste du bras le gréement complexe, le mât du radar, le générateur éolien. Chacun doit disposer du maximum de compétences nécessaires, et pour ça, les marins débutants s’efforcent de toutes les acquérir, les unes après les autres.

— Mouais. On sacrifie le souci du détail à l’intérêt général. Mais je suis persuadé que ça va plus loin que ça. Prends ton sextant miniature, par exemple : il est mieux décoré et fini que ne l’exige l’usage auquel il est destiné.

Maïa ouvrit l’étui de cuivre sur lequel était gravé un énorme vaisseau aérien. À côté des bras de visée repliés, des roues finement dentées, on voyait des prises pour des connexions électroniques, apparemment inutilisées depuis une éternité. Renna tendit la main vers un minuscule écran noir.

— Ne te laisse pas impressionner par ces vestiges de haute technologie, Maïa. On pouvait tout faire à la main dans des ateliers, grâce à des techniques transmises d’une génération à l’autre. C’est cette transmission du savoir qui m’intéresse.

Maïa eut l’impression fugitive de l’écouter répéter le rapport qu’il remettrait en un temps et un lieu éloignés, et qui décrivait les coutumes de quelque obscure tribu aux franges de la civilisation. « Et que sommes-nous d’autre, au fond ? » Elle inspira, et l’air lui parut soudain visqueux. Était-il vraiment si lourd, par rapport aux autres mondes ? Malgré ce qu’avait dit Renna, le soleil rouge lui paraissait si éclatant qu’elle ne supportait pas de le regarder plus de quelques minutes.

— Je trouve intéressant que des connaissances aussi sophistiquées soient transmises avec tant de soin, poursuivit Renna, et dépassent ce que les officiers attendent de leurs hommes.

— Je n’avais jamais vu ça sous cet angle, admit Maïa en rangeant son sextant. On nous apprend que les hommes n’ont pas de… de continuité. Les jeunes que les capitaines adoptent comme aspirants sont rarement leurs propres fils ; ils ne font pas de projets d’avenir pour eux. La transmission d’autre chose qu’un simple métier est réservée aux clans.

— Pour moi, ce n’est pas un hasard. Il est normal que les familles de clones réussissent mieux, puisque chaque génération forme la suivante. C’est une variation sur le thème du maître et de l’apprenti, un système qui a prévalu durant la majeure partie de l’histoire de l’humanité. Le progrès provenait d’améliorations successives apportées à des modèles éprouvés.

Maïa songea aux ateliers des maroquinières Yeo, ou des horlogères Samesines où elle allait jeter un coup d’œil en douce avec Leie. Les sœurs aînées, les mères apprenaient le métier aux jeunes clones, comme on le leur avait appris à elles-mêmes. Et Renna sous-entendait qu’un processus identique aurait pu exister chez les hommes bien qu’aucun ne partageât exactement les mêmes dons ou les mêmes intérêts que les autres…

— C’est un système traditionnel, facteur de stabilité, continua le voyageur des étoiles en posant un pion remonté pour en prendre un autre. Il y a un prix à payer. La connaissance s’additionne, elle ne se multiplie presque jamais.

— Et il doit quelquefois lui arriver de se perdre.

— En effet. C’est un des dangers des sociétés artisanales. La tendance est parfois négative.

Elle baissa le regard, comme honteuse tout à coup.

— Nous avons oublié tant de choses…

— Ce n’est pas sûr. J’ai vu votre bibliothèque, j’ai parlé avec vos Savantes. Vous ne vivez pas au Moyen-âge, Maïa. Ce que tu vois autour de toi résulte d’un projet délibéré. Lysos et les Fondatrices ont soigneusement pesé les risques. En tant que produits d’un monde scientifique, elles étaient résolues à en empêcher un nouveau d’apparaître ici.

— Mais… Comment, pourquoi des scientifiques voudraient-elles empêcher la science de se développer ?

Le sourire de Renna était chaleureux, mais quelque chose dit à Maïa que le sujet lui était personnellement pénible.

— Leur but n’était pas de bloquer la science en tant que telle mais d’empêcher une sorte de fièvre scientifique. Une folie culturelle, le genre d’époque où l’interrogation devient rituelle. Où toutes les certitudes de l’existence se diluent, où les gens remettent compulsivement toutes les valeurs en cause, sans s’inquiéter de leur validité. Le moi, la réalisation personnelle prennent le pas sur des valeurs fondées sur la communauté et la tradition. Ce genre d’époque amène une agitation terrifiante. L’accroissement des connaissances et des moyens s’accompagne de menaces écologiques, à cause de la surpopulation et des abus de la technologie.

Ces propos n’évoquaient rien pour Maïa ; leur contenu était totalement abstrait, pourtant, elle était épouvantée.

— Ça a l’air… affreux.

— Oh, ça présente des avantages, soupira-t-il. L’art, la culture s’épanouissent. Les anciennes répressions, les vieilles superstitions volent en éclats. Un nouvel esprit affiné apparaît et participe de notre héritage. Il n’y a pas plus exaltant que de vivre une renaissance, mais ça ne dure jamais. Jadis, avant la Diaspora du Phylum, l’effondrement du premier âge scientifique a failli nous tuer autant que nous libérer.

Maïa eut la certitude que par sa voix ne s’exprimait pas seulement l’érudit, l’historien. Elle voyait une souffrance dans son regard, comme une nostalgie, un regret plus profonds et plus irrémédiables que les siens à elle.

— Votre fameuse Lysos s’est persuadée, au cours d’une de ces périodes, le Renouveau florentinien, que les sociétés stables sont plus heureuses, poursuivit-il. La plupart des humains préfèrent vivre environnés de certitudes confortables, guidés par des mythes rassurants, dans l’idée qu’ils comprennent leurs enfants et que ceux-ci les comprendront. Lysos voulait créer un nouveau monde où la satisfaction ne serait pas réservée à quelques privilégiés mais au plus grand nombre.

— C’est ce qu’on nous apprend, approuva Maïa, mais il avait une façon dérangeante d’exprimer des concepts familiers.

— Pour moi, Lysos a adopté le séparatisme sexuel parce que les scissionnistes perkinistes formaient le plus important groupe de mécontentes prêtes à la suivre en exil. Elles ont fourni à Lysos la matière première nécessaire pour son monde stable, isolé du ferment bouillonnant du royaume hominien.

Jamais Maïa n’avait entendu parler des Fondatrices avec ce respect presque confraternel, comme si Renna avait personnellement connu Lysos. Une chose était sûre, en tout cas : cet homme venait effectivement d’une autre étoile. Il contempla la mer un long moment, comme s’il y voyait des choses dont Maïa n’avait pas idée. Puis il haussa les épaules.

— Je m’égare. Nous parlions du dédain qu’on inculque aux marins envers ceux qui se fient à des instruments qu’ils ne comprennent pas. C’est pour ça aussi qu’ils me méprisent. J’ai eu beau traverser l’espace interstellaire, ils savent que mon vaisseau a été construit par des robots, dans d’immenses usines, et que je ne pourrais le contrôler sans l’aide de machines presque plus intelligentes que moi, dont je comprends à peine le fonctionnement. Les Savantes ont répandu des contes qui me tournent en dérision. Tu sais ce qu’est un larveux ?

Maïa hocha la tête. C’est de ça que se traitaient les garçons lorsqu’ils se bagarraient.

— Le larveux, c’est moi, reprit Renna avec un petit rire sans joie. Un fou envoyé par des déments, esclave de ses instruments. Sauvé par des vars, après avoir salué les quasars.

La partie du jeu de la Vie de ce soir-là fut un désastre.

Les mille six cents pièces dûment remontées avaient été divisées en deux tas de part et d’autre du panneau de cale strié de quarante lignes verticales et de quarante horizontales. Après le dîner, qui leur fut servi dans des bols de faïence ébréchés, une heure avant le coucher du soleil, Maïa et Renna allèrent à l’arrière attendre leurs adversaires. Le mousse et le cuistot arrivèrent peu après, le premier en s’essuyant les mains sur son tablier. « Ils ne nous prennent pas très au sérieux », se dit Maïa. Elle ne pouvait pas le leur reprocher.

En tant que visiteurs, Renna et elle furent invités à jouer en premier. Maïa déglutit nerveusement, mais Renna lui sourit, l’air de dire : « N’oublie pas, ce n’est qu’un jeu. »

Elle lui rendit son sourire du mieux qu’elle put et lui donna le premier pion, remonté à bloc. Il le plaça au coin droit, la face blanche en l’air.

Plus tôt, ils avaient discuté stratégie. « Faisons simple, avait dit Renna. J’ai appris quelques trucs, en prison. Enfin, je tentais surtout d’écrire des messages. Je n’avais personne en face de moi pour foutre en l’air ce que je faisais. »

Renna avait dessiné ce qu’il appelait un modèle « très conservateur ». Maïa reconnut certaines formes primitives. Un essaim de pions noirs dans le coin gauche « vivrait » éternellement si aucun carré noir ne l’approchait. Leur stratégie consisterait à protéger cette oasis de vie jusqu’à la fin du temps imparti et à limiter leurs incursions en territoire ennemi avec des Planeurs, des Coins ou des Découpeurs. Un résultat ex aequo serait tout à fait satisfaisant.

Les deux garçons se poussaient du coude et pouffaient en regardant Renna disposer la première rangée. Qu’ils aient repéré quelque naïveté dans le motif ou qu’ils s’efforcent juste de l’énerver, c’était très démoralisant. Maïa ressentait plus durement encore les piques des spectatrices. Surtout de Baltha et des Méridionales, qui trouvaient cet exercice digne du pauvre intellect des hommes. Une matelote chuchota quelque chose à l’oreille d’une camarade, et elles éclatèrent de rire. Maïa était sûre que c’était d’elle qu’elles se moquaient.

Il n’en résulterait rien de bon pour elle, et ce que Renna en retirerait restait vague. « Alors, pourquoi le faisons-nous ? »

La première rangée terminée, le coq et le mousse alignèrent quarante de leurs pièces sans consulter aucune note.

Quelques marins désœuvrés les regardaient en taillant des animaux marins dans des bouts de bois tendre.

Quand ils eurent fini, Renna considéra ce qu’ils avaient fait, puis haussa les épaules.

— Ça ressemble bien à notre première rangée. C’est peut-être une coïncidence. Peu importe ; on continue comme prévu.

Ils placèrent donc à nouveau quarante pions, blancs pour la plupart, et quelques noirs disposés afin de former, quand le jeu commencerait, un ensemble géométrique doté d’une « existence » autonome et qui prendrait part à la brève écologie du jeu.

« Enfin, espérons-le…»

Ils poursuivirent ainsi pendant que le soleil descendait derrière le foc ondoyant : chaque équipe plaçait quarante pièces puis observait l’autre en essayant de deviner ce qu’elle manigançait. Il y eut une interruption quand le vent tourna et que le bosco envoya tout l’équipage dans la mâture. La manœuvre de bordée fut effectuée avec efficacité, et tout se calma avant que Maïa eût respiré quarante fois. Naroïne sauta sur le pont, lui fit un grand sourire en levant le pouce et rejoignit d’un pas nonchalant les femmes de l’équipage qui fumaient la pipe et bavardaient près du bastingage bâbord.

— C’est pas vrai ! s’exclama Renna quand huit rangées eurent été disposées.

À part d’infimes variations sur la gauche, leurs adversaires avaient manifestement copié leur formation en « oasis ». « Ils singent ce que nous faisons ! se dit Maïa. Mais pourquoi font-ils ça ? Pour se moquer de nous, ou quoi ? »

Des différences apparurent tout à coup après la dixième rangée : le coq et le mousse mirent en place un dessin complètement différent. Maïa reconnut un Canon conçu pour tirer des Planeurs à l’autre bout de l’échiquier. Elle vit aussi ce qui ne pouvait être qu’un Cyclone, une configuration qui avait la particularité d’aspirer toute forme mobile passant à proximité. Elle l’indiqua à Renna qui réfléchit et hocha la tête.

— Ça risque de mettre notre Gardien en danger. Il faudrait peut-être le déplacer sur un côté. Vers la droite, non ?

— Ça gênerait notre Petite Barrière, objecta-t-elle. Nous avons déjà placé deux rangées de cette figure.

— D’accord. Alors on va passer le Gardien à gauche.

Maïa tenta de visualiser l’échiquier une fois rempli. Elle voyait déjà comment évolueraient certaines entités au cours des deux, trois, voire cinq ou six tours à venir. Telle zone serait traversée par un Vaisseau Mère, dans telle autre puiseraient des tourbillons noirs et blancs, une Graine de Moutarde se mettrait à tourner… et c’est là qu’elle s’aperçut avec horreur qu’un groupe de Planeurs irait heurter le bord-miroir et reviendrait en diagonale vers le coin qu’ils s’étaient donné tant de mal à protéger ! Elle le signala à Renna.

— On dirait que c’est cuit, fit-il en soupirant, puis il grimaça : Maïa lui avait enfoncé les ongles dans le bras.

— Non, écoute ! souffla-t-elle d’un ton pressant. On pourrait placer notre propre Canon à Planeurs – là-bas ! et le régler pour tirer vers notre territoire et intercepter leurs…

— Quoi ? coupa Renna, et Maïa craignit un instant de s’être immiscée dans ce qui était essentiellement le plan de Renna, mais il acquiesça avec empressement. Oui-oui-oui, je crois que ça pourrait marcher… Ça devrait aller si on chronomètre bien le truc. Évidemment, il y a toujours le problème des débris, après l’explosion des Planeurs…

Ils eurent juste la place d’insérer ces modifications de dernière minute. Le Canon à Planeurs de Maïa était coincé le long de la bordure mais leurs adversaires n’installèrent pas d’autre Cyclone. Quand le dernier pion fut posé, elle était épuisée. « Et moi qui croyais que c’était un jeu de paresseux. On ne peut pas savoir ce que c’est tant qu’on n’a pas essayé. »

Le soleil était depuis longtemps couché. On avait allumé des lanternes. Thalla lui tendit un manteau. Le temps avait fraîchi, mais elle était tellement absorbée qu’elle ne s’en était pas rendu compte.

Le capitaine Poulandres s’avança, vêtu d’une robe à capuchon et portant un bâton noueux, symbole de son rôle de Maître et d’Arbitre. Derrière lui, tout le monde se trouva un perchoir pour assister au jeu, parfois avec une expression amusée. Maïa ne vit personne prendre des paris.

« Qui voudrait miser sur nous, à quelque cote que ce soit ? »

Le capitaine s’approcha du jeu, où le chronomètre attendait d’envoyer aux mille six cents pièces l’impulsion qui amènerait chacune à retourner ses volets ou rester immobile, selon ce que ses palpeurs lui apprendraient sur ses voisines. La même décision se reproduirait quelques secondes plus tard, avec l’envoi d’une nouvelle impulsion. Et ainsi de suite.

— La Vie est la continuation de l’existence, psalmodia le capitaine d’une voix grave, caverneuse.

— La Vie est la continuation de l’existence, répondit tout le monde, passagères et équipage.

— La Vie est la continuation de l’existence, mais rien ne dure. Nous sommes tous des dessins qui cherchent à se propager, en mettent d’autres à jour et disparaissent comme s’ils n’avaient jamais existé.

Maïa avait souvent entendu cette invocation, en bien des endroits, mais c’était la première fois qu’elle participait à une partie. Elle se demanda combien d’autres femmes s’étaient trouvées à sa place. Sûrement pas plus de quelques milliers. Peut-être quelques centaines seulement.

Renna écoutait ces paroles antiques d’un air extasié.

— … Sans contrôle sur notre progéniture, nos inventions ou les conséquences lointaines de nos actes, nous devons nous contenter de bien prévoir puis de laisser faire les choses.

— Tout est dans la préparation et dans l’instant de l’acte.

— Le reste est postérité.

Le capitaine plaça son bâton sur le chronomètre palpitant.

— Deux équipes se sont préparées. Que l’acte s’accomplisse. Maintenant… observons la postérité.

Le bâton retomba. Le chronomètre compta les huit mesures habituelles. Maïa, qui s’y attendait pourtant, ne put s’empêcher de sursauter quand les mille six cents pièces noires et blanches semblèrent soudain exploser.

En fait, un peu moins de la moitié retournèrent leurs volets, changeant d’état, mais cette frénésie cliquetante, mouvante, fit bondir le cœur de Maïa avant qu’une seconde vague, puis une troisième, balayât l’échiquier.

Par bonheur, elle n’était pas obligée de réfléchir. Le jeu de la Vie était terminé à l’instant où il commençait. Elle ne pouvait plus qu’en observer, sans bouger, le déroulement.

Itinérant – Journal de bord Mission Stratos
Arrivée + 43 271 Ms

J’ai eu du mal à surmonter certains préjugés la première fois que je suis entré dans une maison stratoïne. Pas à cause du concept de matriarchie, que j’ai déjà rencontré sur Florentine et la Nouvelle Terre. Ni parce que les hommes forment une sous-espèce parfois utile, souvent irritante, heureusement rare. J’étais préparé à tout ça. Mon problème vient de ce que j’ai été élevé dans une société obsédée par l’individualité.

La variété, la diversité, étaient notre religion. La différence l’emportait sur l’uniformité. L’autre passait toujours avant. Une époque malade, disent les psycho-historiens, même si sa courte gloire a produit des voyageurs des étoiles idéaux.

J’ai rencontré de nombreuses sociétés stabilisées, mais jamais aussi contraires à mon éducation que sur Stratos. Le déroutant paradoxe de ce monde, c’est son enracinement dans la non-évolution. Les générations ne sont pas déchirées par des changements de valeurs. La ressemblance n’est pas une malédiction, la variété n’est pas automatiquement une alliée.

Il vaut mieux que nous ne nous soyons jamais rencontrés, Lysos et moi. Nous ne nous serions guère entendus.

J’ai été enchanté quand la Savante Iolanthe m’a invité pour quelques jours dans la propriété de sa famille. Cet honneur, rare pour un homme en été, était sans doute une affirmation politique : sa faction est la moins hostile à une reprise de contact. On m’a quand même prévenu que ma visite serait « chaste » : l’étoile de Wengel ne serait pas visible de ma chambre.

J’ai dit à Iolanthe que ça ne posait aucun problème. Je détournerais les yeux, mais pas du ciel.

La citadelle nitocrisse est très ancienne. La lignée de Iolanthe occupe cet immense château depuis près de six cents ans et le site était occupé dès la fondation de Caria par des familles apparentées.

Notre voiture franchit un portail imposant, suivit une longue avenue et s’arrêta devant un porche de marbre sculpté où nous accueillit cérémonieusement un trio de gracieuses Nitocrisses pareilles à Iolanthe : dans la majesté de l’âge mûr et vêtues de strictes robes de soie jaune, crissante. Une jeune sœur prit mon sac. D’autres parentes aux yeux doux et au nez étroit comme elles s’empressèrent en silence, déplaçant la voiture, refermant la porte et nous précédant dans la maison.

Ainsi, pour la première fois, j’entrais dans le sanctuaire d’un clan parthénogénétique, l’unité première de la vie sur Stratos. « Abandonne toute idée préconçue. Ce ne sont ni des abeilles ni des fourmis », me répétais-je, résistant à l’envie de faire des comparaisons faciles.

La Savante me fit visiter cours, jardins et salles superbes sans se laisser démonter par la meute d’enfants qui chuchotaient et gloussaient dans notre sillage. Les Nitocrisses n’ont pas de domestiques vars pour effectuer des tâches qu’elles jugeraient indignes d’elles. Elles se répartissent les corvées fatigantes ou salissantes – et les travaux plus intéressants – en fonction de l’âge et pour une durée déterminée.

Pas étonnant que fillettes et jeunes filles se déplacent avec grâce et assurance. Chacune grandit dans l’exemple de ses aînées qui vaquent à leurs activités avec une calme efficacité héritée d’une pratique plusieurs fois séculaire. Elle connaît le mouvement à faire avant d’être appelée à l’exécuter elle-même. « Mon tour viendra » semble être la philosophie du lieu.

Tel est du moins le message qu’elles cherchaient à faire passer. Il diffère sans doute d’un clan à l’autre, et il se peut que ça ne marche pas parfaitement même chez les Nitocrisses. Quand même, je me pose des questions…

Les utopistes ont toujours imaginé des sociétés idéales où la compétition serait inconnue et l’harmonie la seule Loi. La nature humaine et un principe génétique égoïste ont toujours repoussé ce rêve hors d’atteinte. Mais dans un clan stratoïn, la tyrannie des Lois biologiques peut se relâcher. Fini l’égoïsme : ce qui est bon pour l’individu est bon pour tous.

La maison Nitocrisse est pleine d’amour et de rires. Elle paraît autosuffisante et heureuse.

Il ne faisait pas froid, mais j’ai réprimé un frisson. Enfin, je ne crois pas que mes hôtesses l’aient remarqué.

Chapitre XVII

Le lendemain matin, le pont, les bastingages et le gréement étaient couverts de gloire fraîchement tombée des nuages stratosphériques, et le Manitou transformé en vaisseau de conte de fées brillait de mille reflets dans le soleil levant.

Debout sur l’étroit escalier de la cabine qu’elle partageait avec neuf autres femmes, Maïa admira le scintillement des innombrables points lumineux. « Que c’est joli », se dit-elle avec une émotion presque douloureuse.

Quand le givre tombait sur Port Sanger, tout fermait, les boutiques et les entreprises, et les femmes sortaient en hâte ramasser les boules cotonneuses qu’elles conservaient dans des jarres isothermes. Un saupoudrage de gloire bouleversait bien plus la vie quotidienne qu’une banale chute de neige qui obligeait simplement à sortir bottes et pelles – même en grognant.

Les hommes préféraient la vraie neige, bien sûr. Le verglas qui rendait les rues traîtresses les dérangeait moins que cette impalpable dentelle. Les matelots se réfugiaient sur leur bateau ou fuyaient la ville en attendant que le soleil ait tout nettoyé et que les femmes aient retrouvé une humeur moins folâtre.

« Mais ça, c’est à terre, se souvint Maïa. Ici, ils n’ont nulle part où se cacher, les pauvres. »

Maïa sentit une odeur fraîche, vivifiante, qui évoquait la cannelle. Ce n’était pas un petit saupoudrage, comme à Longue Vallée. Un picotement lui parcourut l’échine. Cette sensation lui rappelait vaguement d’autres hivers, mais en plus fort.

Elle n’était pas adulte, alors. Elle se demandait avec un mélange d’impatience et de répulsion si ce parfum lui ferait plus d’effet, maintenant qu’elle avait cinq ans.

Sur le pont, des marins traînaient les pieds avec la nonchalance de ceux qui travaillent à l’aube. Bien que la pellicule glacée ne les affectât pas, le capitaine avait l’air en rogne et s’adressait à eux d’un ton bourru.

La plus mécontente était la seule femme visible, la plus jeune des rades de Kiel, une fille de l’âge de Maïa. Armée d’un balai, elle remplissait un seau de givre, le vidait par-dessus bord et recommençait.

Quelqu’un bougea derrière Maïa. Elle se retourna et, d’un hochement de tête, salua Naroïne qui s’approcha.

— Ça vaut l’coup d’œil, non ? fit la var en humant la brise glacée. Dommage qu’il faille tout balancer…

La boscotte tourna les talons, replongea quelques instant dans la pénombre de l’étroite cabine, farfouilla sur la couchette de Maïa et lui rapporta son manteau.

— À toi d’jouer, dit-elle gentiment avec un mouvement de menton en direction de la fille qui balayait le pont d’un air morne. C’est la Loi d’la mer. Les femmes restent sous l’pont en attendant qu’le givre ait disparu. Mais pas les pucelles.

— Comment pouvez-vous savoir…, fit Maïa en rougissant.

— C’est qu’une façon d’parler. La moitié d’ces vars (du pouce, elle indiqua la cabine) ont jamais connu d’hommes, et elles en auront jamais. C’est juste une question d’âge : c’est les jeunes qui nettoient. Vas-y, gamine. Ela.

— Ela, répondit machinalement Maïa en enfilant son manteau.

Elle faisait confiance à Naroïne pour ne pas lui mentir sur un sujet pareil, mais ça lui paraissait injuste. Elle alla, en traînant les pieds et en frictionnant ses mains déjà engourdies, chercher un balai dans le placard à fournitures.

L’autre fille lui adressa un regard qui semblait dire : « Qu’est-ce que tu attendais ? » auquel Maïa répondit dans le même langage muet – d’un haussement d’épaules signifiant : « Je n’étais pas au courant. Comme d’habitude. »

C’était logique, en y réfléchissant. La gloire inspirait aux femmes d’âge pubère des idées lubriques au moment où les hommes avaient plutôt envie d’un bon bouquin. Ce que les mâles trouvaient énervant mais évitable sur terre ne pouvait être fui si aisément en mer. Les cinq-et six-ans, moins affectées et de toute façon sans intérêt pour les hommes, étaient naturellement chargées du nettoyage.

La corvée ne tarda pas à perdre la nouveauté qui faisait son attrait, si faible soit-il, et Maïa trouva le petit picotement de ses narines moins obsédant qu’on ne le disait. Elle avait l’impression désagréable que les marins se la montraient du doigt en ricanant. Et pas à cause de la chute de gloire mais du fiasco qu’avait été le « tournoi » de la veille. Comme s’il ne lui suffisait pas d’être une jeune var du bas de l’échelle, embarquée dans un voyage qu’elle n’avait pas voulu, le jeu de la Vie avait fait d’elle la risée du navire.

Pour tout arranger, un des ses adversaires, l’aide-cuistot, allumait son four sous le gaillard d’avant. Il lui sourit en la voyant approcher. Deux dents en moins le faisaient zozoter.

— D’accord pour une aut’partie ? Quand vous voulez, l’Homme des étoiles et toi. Kari et moi, on est prêts.

Maïa fit la sourde oreille. Le gamin n’était pas une lumière, mais avec son copain le mousse, ils avaient anéanti en moins de deux le plan minutieusement pensé de Renna. La déroute était devenue évidente au bout de quelques tours.

La grille de quarante par quarante n’était pas, et de loin, la plus grande qu’eût vue Maïa. On parlait d’échiquiers infiniment plus vastes, dans certaines villes et d’anciens sanctuaires de la côte Méchante. Le mal qu’ils s’étaient donné, Renna et elle, pour mettre en place une configuration de départ viable n’avait servi à rien. Elle s’était presque aussitôt désagrégée.

Une des figures de leurs adversaires avait commencé à tirer à travers l’échiquier des Planeurs autonomes qui avaient obliqué en battant des ailes vers le bord, d’où ils avaient rebondi vers l’Oasis que Renna et Maïa devaient préserver. Maïa avait regardé, la gorge nouée, leur propre Canon à Planeurs – son apport au plan de Renna – lancer des Intercepteurs, lesquels avaient rasé leur Petite Barrière juste à temps pour…

Oui ! Elle avait regardé avec jubilation leurs antimissiles frapper les projectiles de l’ennemi au moment prévu, projetant en tous sens des débris simulés.

— Ela ! s’était-elle écriée, tout heureuse de voir s’éloigner la menace, quand un soudain rugissement de rire l’avait rappelée aux dures réalités. Qu’y a-t-il ? avait-elle demandé en se tournant vers Renna.

Son partenaire lui avait indiqué, navré, le Gardien dont les bras et les jambes décrivaient des moulinets et sur lequel ils comptaient pour tenir le centre du terrain. Une entité en forme de barre avait émergé de l’autre bord de l’échiquier et s’en approchait inexorablement. À cet instant, elle avait eu une bizarre impression de déjà vu qui remontait peut-être à sa petite enfance. Elle avait assisté à tant de parties sur les quais de Port Sanger… Elle avait été frappée par l’évidence de la nouvelle forme. « Elle va forcément absorber…»

L’intrus palpitant avait établi le contact avec les dessins arborescents qui formaient les bras du Gardien, commencé à en aspirer les pièces une à une pour les intégrer à son propre organisme.

« C’est une forme si simple que les garçons doivent la mémoriser avant d’avoir quatre ans », se dit-elle, comme engourdie.

Pour tout arranger, le dessin envahisseur avait entrepris de déplacer le cœur intact du Gardien. Pulsation après pulsation, il avait été repoussé en arrière, pris de convulsions, et avait enfoncé toutes leurs barrières. Maïa avait assisté, impuissante, à cette retraite destructrice qui l’avait mené jusqu’au coin gauche, où leur vulnérable Oasis avait été irrémédiablement écrasée. Toute « vie » s’était dissipée de leur territoire. Les rires et les huées moqueuses du public avaient fait fuir Maïa dans sa cabine.

« Ce n’est qu’un jeu », se répétait-elle le lendemain matin, tandis que le soleil levant achevait de dissiper le givre de gloire. « C’est ce que pensent les femmes, et ce sont elles qui comptent. » Mais elle n’arrivait pas à chasser ce souvenir humiliant. Enfin, le capitaine Poulandres s’approcha du bastingage avec une répugnance manifeste et fit tinter une petite cloche.

Le pont grouilla bientôt de femmes qui jouaient des narines en regardant autour d’elles, les yeux brillants. Une var pinça les fesses d’un marin qui étouffa un petit cri de surprise. L’homme, pourtant costaud, se retourna, vexé, émit un petit rire et se réfugia en haut du premier mât. C’est fou le nombre de marins qui avaient à faire dans le gréement, ce matin.

Cela dit, d’autres avaient l’air d’apprécier les attentions de ces femmes excitées. Et qu’y avait-il de mal à ça, après tout ? L’aide-cuistot, par exemple, ne devait pas avoir beaucoup de succès en été. Un petit flirt lui ferait des souvenirs pour les mois qu’il passerait cloîtré dans un sanctuaire.

Maïa se retourna pour voir ce qui faisait glousser deux vars, une petite blonde et une rousse mince comme un fil.

« Renna », soupira-t-elle intérieurement. Il s’était approché d’un seau encore à demi plein de givre de gloire. Il en prit un peu dans le creux de sa main et le huma délicatement, avec curiosité. Il parut un instant intrigué, puis il renvoya la tête en arrière en écarquillant les yeux, s’épousseta soigneusement les mains et les fourra dans ses poches.

Les deux rades éclatèrent de rire. Maïa n’aimait pas la façon dont elles le regardaient.

— Bof, si on pouvait vraiment pas faire autrement…, dit l’une.

— Je sais pas, répondit l’autre. Je le trouve un peu exotique. Peut-être qu’une fois à Ursulaborg…

— T’as le moral ! L’Comité a déjà choisi celles qui y tâteront en premier. T’attendras ton tour, en mâchant un kilo d’ovop si t’as du pot.

— Berk ! grimaça la seconde, mais elle suivit d’un regard empreint de convoitise l’homme qui s’éloignait.

Les pensées de Maïa se bousculaient dans sa tête. Les rades avaient donc des projets pour Renna pendant qu’elles négociaient avec le Conseil. Elle fut d’abord scandalisée. Qu’est-ce qui leur permettait de croire qu’il serait d’accord ?

Puis elle tenta de voir les choses plus calmement. « Au fond, il a une dette envers elles. » Il serait grossier de refuser de faire un effort pour ses libératrices, même en plein hiver. L’organisation radicale avait sans doute promis des récompenses aux membres du groupe de sauvetage si elles réussissaient, peut-être la garantie d’une amorce d’hiver, un appartement et de quoi assurer la scolarité d’une clone. « Les cheffes, Kiel et Thalla, seront servies les premières », se dit-elle. Étant donné son niveau et ses dons, Kiel pourrait fonder un clan d’avenir.

« Ce n’est donc pas qu’une histoire politique, se dit Maïa. Oh, et puis ce ne sont pas mes oignons », ajouta-t-elle tout en reconnaissant que ça l’intéressait quand même prodigieusement.

— Enfin, il aurait peut-être son mot à dire, reprit la première rade. L’égalité des droits, ça existe. Et puis, on sait jamais, les étrangers ont parfois de drôles de goûts…

Elle se tourna vers Maïa et lui fit un clin d’œil.

Maïa se détourna en rougissant et s’absorba dans la contemplation des vagues. L’autre mouche du coche abordait une question que Maïa elle-même n’osait se poser : « Que peut-il aimer dans une femme ? » Elle fit un effort pour chasser cette pensée. Ce genre de divagations étaient on ne peut plus chimériques, et elle s’était juré d’être réaliste.

« Allez, elles vont l’emmener, tu te retrouveras livrée à toi-même et il faudra bien que tu apprennes à te débrouiller…

« Quels sont tes atouts ? Que sais-tu faire d’exploitable ? » Elle essaya de dresser un catalogue mental de ses compétences et se retrouva face à un vide déconcertant.

Ce vide n’en resta pas là. Né d’un instant d’angoisse, il s’étendit et colora la vision de Maïa, saturant le paysage marin, le barbouillant de couleurs barbares, primitives. Il lui sembla tout à coup qu’un orage menaçait, que l’avenir la menaçait, et son cœur se mit à battre la chamade.

Elle ferma les yeux pour échapper à cette affolante épiphanie, mais l’impression persista, accompagnée d’une sensation familière de vertige. Des taches noires et brillantes tremblotaient, fugitives, derrière ses paupières. Le phénomène l’effrayait et la fascinait à la fois par son aspect prémonitoire, qui l’emmenait vers une chose magnifique et terrifiante.

Elle soupira et s’obligea à rouvrir les yeux. Des mouchetures violettes palpitèrent et disparurent, emportant cette impression sinistre et surnaturelle. Elle subsista pourtant un long moment en elle. Elle regardait la mer sans la voir. Elle continuait d’imaginer un paysage aux dessins mouvants, qui se prolongeait au-delà de l’horizon, jusqu’à l’infini. Pendant quelques secondes, le ciel lui parut animé de formes allégoriques, éphémères, qui se mouvaient pour tisser l’illusion de solidité qu’on lui avait appris à nommer réalité.

Cet instant passa, la laissant soulagée et vaguement nostalgique. L’air redevint humide et lourd. La rambarde de bois sous ses mains était ferme. Le tout n’avait sûrement pas duré plus de quelques secondes.

« Là, c’est sûr, je deviens folle », se dit-elle sardoniquement. Comme si elle n’avait pas déjà assez d’ennuis.

On annonça le petit déjeuner. Maïa alla en hésitant, comme si le pont allait se dérober sous ses pas, faire la queue. Le cuistot lui servit deux rations de bouillie d’avoine, une pour Renna et une double pour elle, conformément aux ordres du médecin. Elle chercha le Visiteur des yeux et le trouva en grande conversation avec le capitaine, apparemment oublieux des rires qu’il avait provoqués la veille. Elle attira son attention vers son écuelle qu’elle posa sur la table des cartes. Il sourit et fit mine de s’adresser à elle, mais Maïa affecta de ne pas le voir et emporta son bol de bouillie jusqu’au beaupré. Peu confortable si on y restait debout, l’endroit était idéal pour qui voulait se pelotonner à l’abri des embruns.

À défaut d’avoir bon goût, la bouillie était épaisse, chaude et nourrissante. C’était toujours ça. Maïa retrouva lentement son calme et réfléchit à ce qu’elle ferait à terre.

« Ursulaborg, perle de la côte Méchante… Des clans si puissants qu’ils dominaient des pyramides d’autres clans, et ainsi de suite. Des clones qui servent les clones des mêmes femmes qui employaient déjà leurs ancêtres, des siècles auparavant. Tout le monde connaissait sa place dès la naissance, et tous les conflits potentiels étaient réglés depuis des éternités. »

Maïa se remémora une comédie vidéocinématique qu’elle avait vue avec Leie et qui se passait à Ursulaborg, dans le magnifique palais d’un de ces grandioses multiclans. Une mauvaise étrangère tramait un plan pour semer la zizanie entre des familles amies. Le stratagème commençait par fonctionner. Soupçons et querelles éclataient, alimentés par des quiproquos dus à la rupture des communications. Puis, alors que la brouille paraissait irréparable, le drame se dénouait dans un geyser de révélations, de réconciliations et enfin de rires.

— Nous sommes faites pour nous entendre, disait une vieille et sage matriarche lors du très moral dénouement. Si nous étions des vars, à l’instar de nos aïeules, nous deviendrions des amies inséparables. Mais nous nous connaissons mieux que ne se connaîtront jamais des vars. Nous formons, nous autres, Blaines et Chennes, Hanleys et Wedjettes, une famille immense, immortelle, comme si Lysos l’avait façonnée elle-même !

Cette fin dégoulinante de bons sentiments avait laissé Maïa extrêmement soulagée d’avoir Leie dans sa vie… même si celle-ci s’était gaussée à mi-voix de l’invraisemblance de l’intrigue et de la psychologie rudimentaire des personnages.

« Leie aurait adoré voir Ursulaborg. »

Elle regarda vers l’ouest, comme si la terre était en vue, en clignant des yeux dans les embruns qui cachaient l’amertume de ses larmes.

Tout à coup, Renna l’appela du haut du mât de misaine.

— Ah, Maïa, tu es là !

Elle s’essuya les yeux et le regarda descendre.

— Comment ça va ? demanda-t-il d’un ton enjoué.

Il s’assit en face d’elle et lui pressa la main.

— J’ai connu pire, répondit-elle, un peu déroutée.

Sa cordialité réduisait la distance protectrice qu’elle s’était efforcée de mettre entre eux. Elle retira sa main en prenant garde à ne mettre aucune brusquerie dans ce geste.

— Belle journée, hein ? reprit-il en ouvrant les bras pour embrasser l’immensité de soleil et d’ombres projetées par les nuages qui jouaient sur la mer. Je me suis levé à l’aube, et j’ai cru voir un essaim de grands pontozes sur l’horizon, au sud, mais quelqu’un m’a dit que ce n’étaient que des zoors-flotteurs. Ils étaient si gracieux, si majestueux, que…

— Les pontozes sont devenus très rares.

— C’est ce qu’il paraît. Tu sais, cette planète serait parfaite pour voler. Vous avez des tas d’oiseaux et de créatures pareilles à des baudruches. Pourquoi avez-vous si peu d’aéronefs ? Pas des spationefs qui risqueraient de troubler votre stabilité pastorale, mais des zep’lins, des avions ? Quel mal y aurait-il à ce que les gens se déplacent plus librement ?

Maïa se demanda comment un homme pouvait être aussi bavard, si tôt le matin. « Il se serait mieux entendu avec Leie. »

— On dit qu’il y en avait davantage autrefois.

— On dit aussi que c’étaient les hommes qui les pilotaient, comme les navires, et qu’ils ont été interdits de vol. Tu sais pourquoi ?

— C’est à eux qu’il faudrait demander ça, fit Maïa en secouant la tête.

— J’ai essayé, mais on dirait que c’est un sujet tabou. Je tâcherai de trouver des informations à la Bibliothèque, à Caria. Dis donc, fit-il en se retournant vers elle, je crois avoir compris quelque chose. Tu peux me dire si je me trompe ?

— D’accord, soupira Maïa, sans se mouiller.

Ce Renna allait entamer, par son enthousiasme irrésistible, l’apathie derrière laquelle elle s’était réfugiée.

— Génial ! Bon, d’abord, vérifions quelques données de base, fit-il en levant un doigt. L’accouplement estival donne des enfants normaux, génétiquement différents les uns des autres : des variants, ou vars. Au fait, ce terme est-il péjoratif ? Je l’ai entendu utiliser ainsi, à Caria.

— Je suis une var, dit Maïa d’une voix atone. C’est un fait. Il n’y a pas de quoi se sentir insultée.

— Mouais. On pourrait dire que je suis un var, moi aussi.

« Ben tiens. Tous les garçons sont des vars. » Seulement, ce terme ne leur colle pas à la peau comme la gale. Mais elle savait que Renna ne voulait pas lui faire de peine, même quand il remuait maladroitement le couteau dans la plaie.

— Bien. En automne, en hiver et au printemps, les Stratoïnes ont des clones parthénogénétiques. En fait, il est rare qu’elles arrivent à concevoir en été tant qu’elles n’ont pas eu un enfant d’hiver. Le clonage exige la participation des hommes comme déclencheurs, puisque le sperme induit la…

— On dit amorceurs, rectifia Maïa à mi-voix.

— D’accord. Ce que je me demande, c’est comment Lysos s’est dépatouillée avec l’attirance sexuelle. Sur la plupart des mondes hominiens, le sexe est la grande passion des individus de la puberté à la sénilité, ils y consacrent un temps et un argent fous, et ça les amène parfois à agir d’une façon fort déplaisante, tout ça à cause d’une obsession innée, génétique.

— À t’entendre, ça a l’air affreux.

— Pas toujours. Mais le système stratoïn a l’air conçu pour réduire l’énergie centrée sur la sexualité. C’est bien conforme, d’ailleurs, à l’idéologie herlandiste bon teint.

— Continue, dit-elle, intéressée malgré elle.

« Les gens des autres planètes pensent-ils vraiment plus à l’amour que moi ? Comment arrivent-ils à faire autre chose ? »

— Les mâles de chez vous sont stimulés par des signaux célestes au moment où les Stratoïnes sont le moins excitées, reprit Renna. J’ai vu le drôle de givre qui tombe en hiver…

— La gloire.

— C’est ça. Le produit naturel d’un processus stratosphérique ahurissant. Et ça stimule les femmes ?

— Il paraît, fit Maïa, sentant monter en elle une bouffée de chaleur. D’après la légende, Lysos a ôté l’Ancienne Folie des hommes et des femmes, et l’a mise dans le ciel. Mais un été, l’étoile de Wengel a volé un peu de folie et en a fait un drapeau brillant qui ranime le vieux rut chez les hommes.

— Et pendant l’hiver, la folie revient sournoisement aux femmes sous forme de givre de gloire… Jolie fable. Quand même, tu ne trouves pas curieux que le désir des femmes et des hommes soit si mal synchronisé ?

— Pas tout à fait, ou il n’y aurait jamais de naissances.

— D’accord, j’exagère. Mais les hommes ont envie d’amour en hiver et les femmes en été. Il est tout de même bizarre que les hommes soient tellement empressés une saison, puis si farouches quand les femmes les cherchent.

— L’homme et la femme sont opposés. Peut-être le compromis est-il ce que l’on peut espérer de mieux, fit Maïa, désabusée.

Renna hocha la tête d’une façon qui rappela à Maïa la Savante Burbridge qui apprenait la trigonométrie aux vars.

— Si soigneusement que Lysos ait modifié les gènes de tes ancêtres, le temps et l’évolution auraient dû gommer les manipulations instables. Les rares individus qui y auraient coupé auraient transmis leurs gènes plus souvent que les autres, et leurs enfants à leur tour. Au fil du temps, les pulsions des hommes et des femmes se seraient resynchronisées, avec toutes les conséquences que ça implique. Le coup de génie, c’est que sur Stratos, une femme a plus intérêt, sur le plan biologique, à avoir des clones que des enfants normaux, porteurs de la moitié seulement de ses gènes. D’où renforcement du caractère qui incite les femmes à s’accoupler l’hiver.

— Et… ce raisonnement s’appliquerait aux hommes ? demanda Maïa, les paupières papillotantes.

— Eh oui ! L’homme ne retire aucun bénéfice de la procréation hivernale, l’enfant engendré n’étant pas le sien. Le cycle tend à étayer les signaux que Lysos a mis en place. Il faudrait un modèle informatique pour savoir si ce système est aussi stable qu’il en a l’air. Il n’est pas dépourvu de problèmes, comme la consanguinité. Avec le temps, chaque famille clonale agit comme un individu unique et inonde Stratos de…

L’enthousiasme de Renna était contagieux. Maïa n’avait jamais rencontré quelqu’un d’aussi peu inhibé, d’aussi libéré des conventions. « Est-il toujours comme ça ? Tout le monde est-il comme lui, là d’où il vient ? »

— Bon, mais que devient, dans tout ça, le monde stable et heureux que voulait Lysos ? Sommes-nous heureuses ? Plus heureuses que les habitantes des autres planètes ?

— Que veux-tu que je te réponde ? éluda Renna en souriant. Qui suis-je pour en juger ? J’ai visité des mondes qui te sembleraient paradisiaques. Les terribles expériences que tu as vécues cette année auraient été impossibles sur Passion ou la Nouvelle Terre. La Loi, la technologie, un État omniprésent les auraient empêchées, ou y auraient immédiatement remédié. D’un autre côté, ces mondes ont des problèmes inconnus ici : les bouleversements économiques et sociaux. Le suicide. Les crimes passionnels. L’esclavage de la mode. Des pseudo-guerres, et quelquefois des vraies. La plaie du solipsisme. Le cyberdysonisme et la semi-mortalité. L’ennui…

Maïa le regarda en se demandant s’il se rendait compte que la plupart des termes qu’il employait ne voulaient rien dire pour elle. Décidément, l’univers était immense, d’une insondable étrangeté, et lui demeurerait à jamais inaccessible.

— Ce que je vais dire n’engage que moi, poursuivit Renna à voix basse.

Il regarda un moment la mer éclaboussée de soleil et d’ombres. Le coin de ses yeux se plissa étrangement, il se retourna vers Maïa et lui pressa brièvement la main en souriant.

— En cet instant précis, je suis heureux. Heureux d’être ici, vivant, et de respirer l’air d’un ciel sans limites.

Puis la conversation s’orienta vers d’autres sujets et Maïa se rasséréna. Elle s’efforça de satisfaire sa curiosité et de lui expliquer les mystérieuses activités de l’équipage du Manitou, autrement dit les tâches toujours recommencées qui ponctuaient la vie en mer. Renna s’émerveillait des détails qu’elle lui fournissait et parlait avec admiration d’« arts perdus, préservés et magnifiquement améliorés ».

Ils parlèrent encore un peu d’eux-mêmes. Maïa lui raconta quelques-unes de leurs frasques, à Leie et elle, et s’aperçut que la joie du souvenir apaisait un peu son chagrin. À son tour, Renna lui narra brièvement sa capture, alors qu’il visitait une maison de Plaisir de Caria, suivant la suggestion d’une vénérable Conseillère d’État à qui il faisait confiance.

— Elle ne s’appelait pas Odo, par hasard ? demanda-t-elle.

— Comment le sais-tu ? rétorqua Renna, surpris.

— Tu te rappelles le message que tu as envoyé de ta cellule et que j’ai intercepté ? fit Maïa en souriant. Tu disais qu’il ne fallait pas faire confiance à une dénommée Odo.

— Exact, et que ça me serve de leçon, soupira-t-il. Il ne faut jamais laisser ses gonades prendre le pas sur sa tête.

— On ne saurait mieux dire, lança sèchement Maïa.

Renna hocha la tête, la regarda, surprit son expression et tous deux éclatèrent de rire.

Le Visiteur des étoiles lui parla ensuite des mondes extraordinaires et lointains du Grand Phylum humain, puis Maïa lui raconta comment, assistée de Leie, elle s’était introduite dans le lieu le plus secret de la citadelle de Lamatie et avait résolu l’énigme d’une étrange serrure à combinaison. Renna se dit honoré quand elle lui confia que c’était la première fois qu’elle l’avouait à quelqu’un.

— Douée comme tu es pour reconnaître des schémas…

L’opératrice radar poussa un cri. Deux garçons escaladèrent le grand mât et scrutèrent l’horizon. L’un d’eux hurla quelque chose. Bientôt, tout le monde s’accouda au bastingage bâbord et observa les flots en se protégeant les yeux du soleil.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit Renna.

Maïa secoua la tête, perplexe. Un murmure parcourut la foule, suivi d’un silence soudain. Louchant à cause des reflets sur l’eau, Maïa aperçut enfin un objet flottant.

— Ma parole ! On dirait un grandiflora – un arbre !

Ça ressemblait plutôt à une petite île. Une île couverte de bannières déchiquetées, comme si des légions s’étaient battues pour un petit bout de terre déserte perdue au beau milieu de l’océan. Sauf que cette terre venait vers eux, par le sud. Et que les hampes étaient des troncs d’arbre maigrelets et les pennons en lambeaux non point des bannières, mais des pétales.

— C’est bien ça, confirma Maïa. Le grandiflora se nourrit de créatures marines unicellulaires qu’il attrape en étendant des filaments transparents sous la surface. C’est pour ça que Poulandres a donné l’ordre de nous écarter. Ce ne serait pas bien de le blesser rien que pour satisfaire notre curiosité.

— Il a déjà l’air en assez mauvais état, commenta Renna en remarquant les fleurs effrangées dont les couleurs chatoyantes semblaient ne rien devoir à la lumière du soleil. Et ça, c’est quoi ? Des oiseaux qui mangent la plante ? Elle est morte ?

Des nuées de créatures volantes, aux ailes parfois transparentes dont l’envergure dépassait celle des espars du Manitou, grouillaient en effet sur les parties bleutées de l’île flottante comme des mouches sur une charogne.

— Ils l’aident à se perpétuer, au contraire, rectifia Maïa. Ils transportent le pollen d’un arbre à l’autre.

C’est alors qu’un petit détachement de formes sombres s’approcha en tourbillonnant du Manitou. Le capitaine lança un ordre et les hommes d’équipage saisirent des frondes avec lesquelles ils éloignèrent les gracieuses bêtes de crainte qu’elles n’infligent des dommages aux voiles avec leur bec hérissé de dents pointues. Elles s’enfuirent à tire-d’aile mais auparavant l’une d’elles tenta d’attraper la chevelure flamboyante d’un des garçons perchés dans le gréement, ce que tout le monde, sauf la victime, trouva hilarant.

Le grandiflora passa à cent mètres du bateau. Des vrilles labyrinthiques, multicolores s’étendaient sous l’eau, dans son sillage. Des poissons filaient entre ces frondaisons aquatiques, en contrepoint des oiseaux qui voletaient au-dessus.

— Dommage qu’on ne l’ait pas vu à la fin de l’été, quand ses fleurs sont si grandes que les arbres s’en servent comme de voiles, pour éviter d’être ramenés vers les côtes, soupira Maïa. Les courants doivent suffire maintenant et elles fanent. Est-ce un exemple de ce que tu appelles l’adaptation ! Ce doit être une forme de vie originaire de Stratos, sinon tu en aurais vu ailleurs, non ? demanda-t-elle en regardant Renna.

— C’est tellement magnifique que je l’aurais forcément remarqué s’il y en avait eu ailleurs, acquiesça le Visiteur des étoiles, extasié. C’est indigène, pas de problème. Même Lysos n’aurait pu créer ça.

Un second grandiflora apparut à l’horizon. Il était plus frais et ses pétales diffractaient la lumière du soleil d’une façon que Renna, tout excité, qualifia d’holographique. Maïa lui parla d’un peuple de marins qui naviguaient sur les grandifloras. Ils en recueillaient le nectar, prenaient des poissons et des oiseaux au filet. Un naufragé, de temps en temps, amorçait leurs filles pour la génération suivante. Ces gens avaient vécu ainsi, sauvages et libres, jusqu’à ce que les autorités planétaires et les guildes maritimes les parquent dans une réserve en les qualifiant d’« irresponsables écologiques ».

— C’est une histoire vraie ? s’émerveilla Renna.

Elle s’était inspirée de récits venant des îles du Sud, mais c’était elle qui les avait rattachés aux grandifloras.

— À ton avis ? rétorqua-t-elle en haussant le sourcil.

— À mon avis, tu es parfaitement remise de ta quasi-noyade, et je ne sais pas ce que le médecin te donne, mais il vaudrait mieux qu’il arrête.

Le dernier grandiflora disparut à l’horizon, et chacun retourna à ses occupations. Renna et Maïa se remirent à bavarder. Maïa éclata de rire quand Renna gonfla les joues et imita le cuistot annonçant d’une voix couinante que le déjeuner serait retardé, parce que du givre de gloire était tombé dans le pudding, et que ça lui ferait mal de donner ça à « une bande ed’vars qu’ont tellement l’feu au cul qu’a fraient pus la différence entre un homme et un lugar » !

— Ça me rappelle une histoire, répondit-elle, et elle lui raconta comment un capitaine avait laissé ses passagères se rouler dans de la gloire tombée un soir, et avait été réveillé par des flammes : les femmes avaient mis le feu aux voiles ! Il y en a qui croient que des flammes dans le ciel peuvent simuler les aurores, expliqua-t-elle devant son air interdit. Les femmes envapées par le givre avaient incendié le bateau…

— En espérant que ça exciterait les hommes ? releva-t-il, l’air épouvanté. Mais… est-ce que ça marche ?

— C’est de la blague, nigaud ! s’esclaffa Maïa.

Elle l’observa tandis qu’il se figurait la scène grotesque et éclatait de rire à son tour. Elle n’avait pas été aussi détendue depuis… depuis combien de temps ? Elle ressentit même une pointe de ce qu’elle avait éprouvé dans sa cellule et qui n’était pas une simple sympathie. C’était bon d’avoir un ami.

Mais la question suivante de Renna la prit au dépourvu.

— Bon, tu veux m’aider à préparer un autre jeu de la Vie ? Poulandres est d’accord pour nous laisser faire un second essai. Cette fois, c’est la partie adverse qui remontera les pièces ; ça nous laissera le temps d’imaginer une stratégie.

— Tu veux rire, hein ? fit Maïa en clignant des yeux.

— Je n’aurais jamais cru que la version de compétition impliquait autant de permutations tordues. C’est un défi à relever, de résister même contre des juniors.

C’était un euphémisme, et Maïa n’en croyait pas ses oreilles. Au moment où elle pensait commencer à le comprendre, ce Renna trouvait encore le moyen de la surprendre.

— Tout ce qu’ils veulent, c’est nous humilier. Je refuse.

— Voyons, Maïa, ce n’est qu’un jeu.

— Si tu crois ça, c’est que tu ne sais pas grand-chose des hommes de Stratos !

Son emportement fit hésiter Renna. Il réfléchit un instant.

— Eh bien… raison de plus pour étudier sérieusement la question. Tu es sûre de ne pas vouloir… ? Dans ce cas, soupira-t-il comme elle secouait vigoureusement la tête, je ferais mieux de me mettre au boulot si je veux avoir un plan prêt pour ce soir. Allez, à tout à l’heure, conclut-il en se levant.

— Hon-hon, répondit-elle en repliant les bras de visée de son sextant pour s’occuper les mains et les yeux.

Elle était aussi troublée, à vrai dire, par son obstination à jouer à ce jeu ridicule que par la gentillesse avec laquelle il avait pris son refus.

« Je devrais me réjouir d’avoir au moins un ami, soupira-t-elle. Il faut que je me fasse à l’idée que je ne serai jamais indispensable à personne. »

En fait, il avait encore moins besoin d’elle qu’elle ne le pensait. Quand on annonça le déjeuner, Maïa lui apporta son écuelle, comme d’habitude, et le trouva au milieu d’un essaim de jeunes rades, l’échiquier électronique sur ses genoux.

— Vous comprenez, expliquait-il, si on veut créer une simulation d’écologie qui fasse les deux choses – résister aux invasions de l’extérieur et continuer à vivre de manière autonome –, il faut s’assurer que tous les éléments interagissent de telle sorte que… Ah, Maïa ! s’exclama-t-il avec un Plaisir indéniable. Je suis content que tu aies changé d’avis. J’ai une idée. Tu vas me dire si c’est une bêtise.

« Ne me tente pas », songea-t-elle dans un éclair de jalousie parfaitement déplacé. Renna était trop absorbé par sa théorie, quelle qu’elle soit, pour remarquer que les vars ne se pressaient pas autour de lui par amour de l’abstraction. Elle lui tendit son écuelle.

— La spécialité du chef, annonça-t-elle d’un ton qu’elle espérait dégagé. Maintenant, si quelqu’un d’autre a faim…

Elles se gardèrent bien de saisir la perche. Par un accord tacite, deux d’entre elles se dévouèrent pour aller chercher à manger afin que les autres puissent rester auprès de Renna.

« Ce sont elles qui sont stupides », songea Maïa en remarquant d’autres femmes qui collaient les officiers au train. Tout ça à cause de la chute de gloire de ce matin. Elle doutait qu’aucune d’elles eût vraiment envie de se retrouver enceinte ici et maintenant, sans niche ni ressources pour élever convenablement un enfant. Maïa avait vu des femmes se fourrer des feuilles d’ovop dans les joues pour prévenir toute conception.

Et même si leur seul objectif était le Plaisir, elles pouvaient toujours courir. Les grands clans dépensaient des fortunes pour mettre les hommes en condition en hiver. Sans stimulants, la plupart des hommes du Manitou préféreraient jouer ou bricoler plutôt que d’assurer gratuitement ce service éreintant. « Enfin… il y a des exceptions », convint Maïa. Mais la drogue de Tizbé Bellère devait être bien trop chère pour des rades, en supposant qu’elles sachent où s’en procurer.

— Continue, Renna, susurra la mince blonde dont Maïa avait surpris la conversation un peu plus tôt, et qui était collée sur son épaule dans l’espoir manifeste de détourner son attention de Maïa. Tu parlais d’écologie, reprit-elle tout bas. Dis-moi quel rapport ça a avec les dessins des pièces.

« Elle fait l’idiote. » Maïa vit Renna changer de position, l’air mal à l’aise. « Et ça va lui retomber sur le nez. »

En effet, Renna leva les yeux au ciel en étouffant un soupir excédé et regarda Maïa d’un air entendu.

— Eh bien, chaque organisme individuel d’un écosystème interagit d’abord avec ses voisins, comme dans le jeu. Évidemment, les règles sont infiniment plus complexes…

Maïa vécut un instant de triomphe. Renna préférait sa conversation à elle aux avances des autres, pourtant plus âgées et physiquement plus mûres. Certes, il aurait eu une autre réaction en été, quand le rut transformait les hommes en…

« Une seconde. » Le cours de ses réflexions bifurqua soudain. « Quand nous évoquions la sexualité saisonnière de Stratos, j’avais supposé, inconsciemment, qu’il était concerné, lui aussi, mais est-ce bien le cas ? L’été et l’hiver ont-ils une influence sur ses sensations ? »

Maïa le regarda expliquer patiemment comment les configurations noires et blanches imitaient grossièrement la « vie ». Il semblait s’obliger à ne regarder que l’échiquier et éviter tout contact avec ses auditrices. Maïa remarqua une pellicule luisante de transpiration sur son front.

— Elles ont des projets pour lui, tu sais.

Maïa fit volte-face. Baltha se curait les dents avec un bâtonnet, appuyée à un cabestan.

— Ton Terrien a beaucoup plus de valeur pour ces rades qu’elles ne veulent bien le dire, fit-elle en souriant.

— Je sais. Elles ont besoin des informations contenues dans la bibliothèque de son vaisseau, releva Maïa, partagée entre la curiosité et son aversion pour la grande blonde. Elles espèrent y trouver de quoi les aider à faire de Stratos un monde plus semblable aux autres.

— Moi j’te parie qu’elles cherchent un genre d’aide plus rapide, fit Baltha en haussant un sourcil peut-être moqueur.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Réfléchis, Pu-pucelle, reprit la grande Orientale en balançant son cure-dents par-dessus bord. Tu vois comment elles l’asticotent. E’vont lui d’mander d’gagner sa croûte et son logis, à Ursulaborg. Et j’te parie qu’il y arrivera très bien.

Maïa se sentit devenir écarlate.

— Et quand bien même il amorcerait quelques…

— Amorcer, mon cul ! coupa l’autre. T’as rien compris, minette. C’t’un étranger ! Évidemment, y s’pourrait qu’y soit trop différent pour amorcer des Stratoïnes comme nous. Tant qu’on a pas essayé, on en sait rien. Mais imagine qu’sa s’mence prenne, qu’ça marche, même en hiver ?

— Tu veux dire que son sperme pourrait ne pas amorcer des clones… mais des vars ? risqua-t-elle en battant des paupières. Quelle que soit la saison ?

— Hon-hon. Et qu’est-ce qui se passerait si ses fils vars héritaient de lui ? Et leurs fils après eux, et ainsi de suite ? Tu crois pas qu’ça foutrait l’plan d’Lysos en l’air ?

Maïa secoua la tête, abasourdie.

— Je trouve qu’il y a quelque chose qui cloche là-dedans…

— Tu parles que ça cloche ! ironisa la grande var en crachant dans la mer. Elles veulent foutre le bordel dans les plans d’nos ancêtres, ces connasses qui croient tout savoir !

En fait, ce n’était pas ce que Maïa entendait par clocher. Elle ne pouvait mettre le doigt dessus, mais elle était sûre qu’il y avait une faille dans le raisonnement de Baltha. Elle doutait que la semence d’un homme venu des étoiles suffise à détourner le schéma vital de Stratos.

— Je croyais que tu détestais l’état des choses autant que les rades, dit-elle, curieuse de savoir d’où venait la hargne de Baltha. Tu les as aidées à arracher Renna aux Perkies.

— C’était une alliance de raison, ma Pu-pucelle. D’accord, mes copines et moi, on déteste les Perkies. C’est qu’des mijaurées qui veulent tout avoir sans rien faire. Lysos a jamais voulu c’genre de chose. Mais en dehors de ça, on est pas d’accord avec les rades. Toutes des saloperies d’hérétiques. On veut juste secouer un peu le cocotier, pas changer les Lois d’la nature !

« Pourquoi me raconte-t-elle tout ça ? » se demanda Maïa, puis elle vit avec quelle intensité Baltha regardait Renna.

— Vous aussi, vous avez des projets pour lui, dit-elle.

— Comment ça ? lança la blonde en se tournant vers elle.

— J’ai vu ce que tu as ramassé dans ta petite boîte, bluffa Maïa. Dans le canyon, quand on s’enfuyait.

— Espèce de petite…, gronda la femme, puis un sourire s’inscrivit lentement sur ses traits ingrats. Bien joué. Espionner, c’est un art, un vrai. À condition d’arriver à faire la différence entre les ennemies et les amies, mignonnette.

— Je la connais, merci.

— T’es sûre ?

— Aussi sûre que je sais que tu n’hésiterais pas à exploiter Renna à tes propres fins, au moins autant que les rades.

— Tout le monde exploite tout le monde, gamine, soupira Baltha. Tes amies, Kiel et Thalla se sont bien servies de toi. Elles t’ont vendue aux Bellères, en espérant suivre ta trace jusqu’à la prison et trouver ton Homme des étoiles.

— Je croyais que c’était Calma Lemère…, commença Maïa en ouvrant de grands yeux.

— Crois ce que tu veux, citoyenne. J’vais pas m’crever l’melon à essayer d’expliquer des choses à une cinq-ans qui sait tout, et d’abord à r’connaître ses amies d’ses ennemies.

Elle se détourna et alla nonchalamment engager la conversation avec une grande blonde qui servait à bord du Manitou. En dessous, sur le pont principal, Naroïne ordonnait à un petit groupe de femmes de fiche un peu la paix aux marins et de venir participer aux exercices de combat obligatoires. Baltha ramassa sa treppe et rejoignit les autres. Des bruits de bâtons qui s’entrechoquaient montèrent bientôt jusqu’à Maïa, suivis du choc sourd de corps tombant sur le pont.

Maïa ne savait plus quoi penser. Elle vit Thalla prendre une pique dans le râtelier et s’approcher de la zone d’exercice. Elle leva les yeux, lui sourit, et Maïa sentit brutalement ses doutes se confirmer. « Cette salope de Baltha a raison ! Kiel et Thalla ont dû se servir de moi. »

Elle ferma les yeux, emportée par une vague de désespoir qui rendait douloureuse chacune de ses inspirations. Elle leur en avait voulu d’essayer de la lâcher à cap Grange, mais ça, c’était pire que tout. « Je ne peux faire confiance à personne. »

L’impression de trahison était atroce, pourtant, étrangement, le sentiment le plus vif était le regret d’avoir maudit Calma Lemère et son clan sous le coup de la colère. « Pardonnez-moi », songea-t-elle. Même si elle devait apprendre un jour que Baltha se trompait, ou mentait, elle s’en voulait d’avoir appelé la malédiction sur cette malheureuse famille de forgeronnes qui ne lui avait jamais réellement fait de mal au fond.

Contrastant avec ses sombres pensées, la voix joyeuse de Renna continuait à décrire sa stratégie pour le match à venir.

— … alors je me suis dit que si je mettais un Rouet à chaque bout de l’échiquier, près de la bordure…

Irritée, elle dissipa la fange de culpabilité dans laquelle elle se vautrait. « Même si Baltha a menti, je ne pourrai plus jamais faire confiance à Thalla et à Kiel. Je suis aussi seule qu’en prison. »

Elle ferma les yeux. Le cliquetis des bâtons était ponctué par les beuglements de Naroïne. Et Renna palabrait toujours.

— … évidemment, ils seront heurtés par les projectiles de mes adversaires. La plupart seront déviés par les bras du Rouet, mais certaines formes de base m’inquiètent…

Les caprices du vent amenèrent l’homme de barre à ordonner un léger changement de cap, et le soleil sortit de derrière une voile pour frapper les yeux clos de Maïa. Elle retrouva l’étrange vertige qu’elle avait éprouvé le matin même. Le soleil mettait en évidence les taches qui dansaient, omniprésentes, sous ses paupières fermées… danse sans fin, compagne de tous ses rêves. Privée de volonté, sa conscience s’abandonna à leur tourbillon, indifférente à ses problèmes, comme si tous ses soucis étaient éphémères.

Ces mouchetures étaient la seule chose durable, importante.

— Vous voyez comment un simple Planeur, frappant en diagonale, désagrégera mon Rouet…

Elle songea aux jours et aux nuits qu’elle avait passés en prison, au ravissement qu’elle avait éprouvé lorsque les dessins mystérieux de Renna s’étaient déployés devant ses yeux, sur l’écran du jeu de la Vie. C’était un exercice bien plus subtil qu’une vraie partie qui consistait à envoyer des formes simulées contre celles de son adversaire. Mais il avait triché, puisqu’il utilisait un jeu réversible. C’était la machine qui faisait tout. Pas étonnant qu’il eût des problèmes avec les concepts les plus courants de la version de compétition.

Elle n’avait pas besoin de regarder l’échiquier pour voir les formes qu’il décrivait. Dans son état actuel de conscience, elle ne pouvait s’empêcher de les voir.

« Ces pots de colle de rades doivent en avoir plein le dos », songeait perversement une partie d’elle-même. Une partie mineure. Le reste avait fui un malheur insoutenable pour se réfugier dans l’abstraction et avait disparu dans un maelström de formes cabriolantes.

— … Je pensais donc déployer de simples Balises autour du Rouet, comme ça… vous voyez ? Ça devrait le protéger au moins de la première destruction…

— Ça ne marchera pas ! s’écria Maïa en ouvrant les yeux.

Renna et les femmes la regardèrent, abasourdis, s’approcher à grands pas et écarter brutalement une var pour accéder à l’échiquier. Elle prit le stylet de la main de Renna et effaça rapidement une partie de son dessin.

— Tu ne comprends pas ? Même moi, j’y arrive. Pour se protéger des Planeurs, il ne faut pas attendre d’être frappé. Ta barrière doit venir à leur rencontre. Tiens, regarde…

Elle esquissa un tourbillon de carrés sur l’échiquier puis déclencha le chronomètre. La configuration se mit à puiser en envoyant des ondes ovales, concentriques, de points noirs à huit carrés du centre. Ça rappelait les ondes formées par les gouttes tombant d’un robinet. Si on n’y touchait pas, le petit dessin palpiterait éternellement.

— Je ne connaissais pas ce truc-là, avoua Renna, étonné. Comment est-ce que ça s’appelle ?

— Je… je n’en sais rien. J’ai dû le voir quand j’étais petite. Mais c’est assez évident, non ?

— Mouais…

Il reprit son stylet, dessina un Canon à Planeurs de l’autre côté de l’échiquier et relança le chronomètre. Une série de missiles filèrent droit sur la figure qu’avait tracée Maïa. Ils la heurtèrent… et furent engloutis les uns après les autres, sans déclencher une ride !

— Alors là, je suis scié, fit admirativement Renna en secouant la tête. Tu pourrais protéger ça contre quelque chose de plus gros, comme ce truc qu’on nous a envoyé hier soir ?

— Comment veux-tu que je le sache ? répliqua Maïa d’un ton cassant. Tu me prends pour un garçon ?

Plusieurs rades gloussèrent d’un air indécis, mais Maïa se fichait de savoir si elles riaient avec elle, ou d’elle. L’une des filles se leva en reniflant et s’en alla. Maïa se frotta le menton en étudiant l’échiquier.

— Enfin, puisque tu le demandes, je vois un moyen de parer le Bulldozer que le coq et le mousse ont utilisé contre nous.

— Oui ? fit Renna en se décalant sur le banc, et une autre var céda bon gré mal gré sa place à Maïa.

— Je ne connais pas la terminologie, dit-elle en retrouvant un peu de son indécision habituelle. Mais il est évident que cette espèce de Pied-de-biche doit renvoyer les figures qui…

Tout en parlant, elle dessinait. Renna glissait de temps en temps une remarque, ou, plus souvent, une question. Maïa se rendit à peine compte que les autres vars s’éloignaient l’une après l’autre. Leur opinion n’avait plus aucune importance, et il lui était égal d’être pincée à s’intéresser à cette idiotie de jeu d’hommes. Renna la prenait au sérieux, ce que n’avait jamais fait aucune femme. Il était attentif, apportait ses idées, et partageait le Plaisir que lui inspirait cet exercice abstrait.

À l’heure du dîner, ils pensaient avoir un plan.

Itinérant – Journal de bord Mission Stratos
Arrivée + 45 290 Ms

Qu’est-ce que l’intelligence pour l’univers ? Des instants de lucidité ? Des éphémères qui se regardent le nombril ?

À quoi sert l’existence humaine, avec son enfance et son adolescence interminables, consacrées au pénible apprentissage des connaissances nécessaires à la compréhension et à la création, et son long déclin menant à la mort ? Heureux celui ou celle qui parvient à l’excellence, même brièvement. La lumière brille, aveuglante, pendant un bref instant, puis s’éteint.

Sur certains mondes, le formidable allongement de la vie se justifie par la préservation de dons rares. Cette louable intention aboutit trop souvent à une gérontocratie d’esprits confits dans l’habitude, jaloux de toute pensée étrangère.

Les Stratoïnes croient avoir trouvé une meilleure voie : si une femme fait ses preuves dans un domaine donné, elle continue – génétiquement, ce qui préserve ses dons innés, et dans une perpétuité éducative que seul permet le clonage. L’épanouissement des dons de la première mère se poursuit, mais chaque fille est un renouveau, une nouvelle explosion d’enthousiasme. Préservation ne veut pas forcément dire sclérose.

Les Stratoïnes ont trouvé un arrangement avec la mort. Il y a un prix à payer, mais les avantages sont évidents.

Je passe beaucoup de temps avec les Savantes de l’Université, mais je préfère encore observer le déroulement de la vie sur Stratos, souvent guidé/gardé par Iolanthe Nitocrisse.

Hier, à ma grande joie, elle a enfin obtenu l’accréditation nécessaire pour m’emmener au festival d’Été de Caria.

Il a lieu sur les hauteurs, à l’ombre de l’acropole. Des bannières claquent au-dessus des pavillons de soie, des arches fleuries et des zennarbres. Des odeurs piquantes, exotiques, montent des étals des marchandes entre lesquels cabriolent des jongleuses. Hors des murs de Caria, les citoyennes abandonnent leur allure sereine et compassée pour un pas plus alerte.

J’avais l’impression d’attirer les regards, et pas seulement parce que je suis étranger. J’étais pour ainsi dire le seul homme d’âge mûr. Il y avait des garçonnets en culottes courtes, comme sur tous les mondes, et quelques vieillards, mais les adultes pubères étaient dans leurs sanctuaires d’été. Iolanthe, qui était responsable de moi, dut plusieurs fois montrer mes papiers à des gardes. Sans doute craignaient-elles que je me mette à hurler en arrachant mes vêtements. Iolanthe avait l’air satisfaite de mon air calme et pondéré.

Si elle savait combien je suis parfois mal à l’aise ici…

La parade du jour était conduite par un char représentant la Sainte Patronne de la fête, et dans laquelle je crus reconnaître la déesse des portes de la cité. Derrière venaient des musiciennes et des danseuses qui effectuaient des acrobaties fantastiques, comme si cette énorme planète ne pesait pas plus qu’une lune. Leurs robes flottantes semblaient gonflées d’air.

De nombreux clans défilèrent ainsi, puis un brusque changement de tonalité musicale annonça une formation de cavalières en armure étincelante, suivies de lugars portant des palanquins abritant des dignitaires couvertes de médailles. Dans la foule, les aînées se penchèrent sur les plus jeunes pour leur expliquer ce qui leur avait valu ces distinctions.

Puis la foule excitée envahit l’avenue, noyant la queue du défilé, et le carnaval commença. Une averse d’été passa, douchant les têtes, les costumes et la décoration florale, mais pas la joie de la fête. Certaines femmes restèrent un instant pétrifiées à ma vue, alors que d’autres me lançaient un sourire complice et m’invitaient à me joindre à elles. C’était réjouissant et amusant, mais la moiteur, la promiscuité…

Je demandai à lolanthe de m’emmener ailleurs, ce qu’elle fit aussitôt, malgré la déception des jeunes Nitocrisses qui nous accompagnaient. Nous quittâmes l’avenue principale pour visiter le reste de la fête.

Au champ de courses, des éleveuses de chevaux exposaient leurs plus belles bêtes. Elles les débarrassèrent de leurs rubans et de petites femmes jockeys issues de clans spécialisés les montèrent pour une course d’obstacles. Les montures ardentes bondirent au coup de trompe, franchirent plusieurs haies et abordèrent au grand galop une dernière ligne droite. Les gagnantes furent accueillies avec des accolades et des mots tendres qui auraient fait fondre n’importe quel amant.

Nous visitâmes une foire agricole comme il y en a sur tous les mondes. Bien des plantes et des animaux ornés de cocardes m’étaient inconnus, mais pas la fierté que je lisais dans les yeux de leurs éleveuses. Certaines créatures étaient sélectionnées pour leur beauté, d’autres pour leur parfum ou leur faculté d’apprendre des tours. Obéissant au coup de sifflet, des oiseaux aux plumes éclatantes ramassaient des boutons ou des rubans multicolores et les portaient aux concurrentes qui misaient sur les numéros gagnants.

De nombreux clans industriels de la côte avaient envoyé leurs meilleurs éléments pour participer à des concours d’artisanat consistant à fabriquer des objets finis à la main, à partir de charbon, d’argile, de minéraux et autres matières premières. L’événement était couvert par des caméras holovids, contrairement aux courses de chevaux.

Le fleuve était le théâtre de joutes nautiques mettant en scène différents types d’embarcations, la plupart maniées par des femmes bronzées et musclées. L’épreuve la plus spectaculaire était une régate de sloops à voile qui louvoyaient entre des bancs de sable. À mon grand étonnement, ces bateaux de fort tonnage étaient manœuvrés par des équipages de jeunes gens. Quand je sus pour quelle récompense ils s’échinaient ainsi, je compris qu’ils se donnent tant de mal.

C’était une lutte acharnée qui combinait l’habileté, la force et la chance. Les deux embarcations de tête se heurtèrent, leurs voiles s’emmêlèrent et elles s’échouèrent sur un haut fond. Sur quoi un équipage plus prudent passa la Bouée des Juges, déclenchant les gloussements des spectatrices. Des représentantes des clans qui avaient choisi d’avoir des estiviennes emmenèrent les douze heureux vainqueurs.

Ces étalons en laisse, piaffant d’impatience à l’idée de la saillie promise, me rappelèrent la course de chevaux… À cette pensée, je détournai les yeux.

Iolanthe et ses sœurs me menèrent ensuite à l’autre bout de la foire, vers un pavillon de toile grossière, défraîchi, manifestement destiné à durer plusieurs saisons. Je me demandai un instant ce qu’il y avait à la fois d’étrange et de familier chez les femmes qui tenaient les divers stands, puis je compris : elles étaient presque toutes différentes ! Après les semaines que j’avais passées à rencontrer des femmes en plusieurs exemplaires identiques, c’était déconcertant. Il y avait même quelques hommes dans la force de l’âge, venus exposer le produit de leur artisanat.

— Cet endroit est réservé aux vars, risquai-je.

— Ou aux membres uniques envoyés par des clans jeunes et pauvres, acquiesça Iolanthe. Si quelqu’un a quelque chose de nouveau à montrer, c’est l’occasion de faire ses preuves.

Qu’essayait-elle de me dire ? Que la société stratoïne acceptait le changement ? Que les Fondatrices avaient prévu de permettre à la nouveauté de se faire jour ? Ou bien était-ce plus subtil ? En allant d’un stand à l’autre, je constatai un certain manque d’aisance… celle que donne l’assurance de sa compétence, et qu’arborent les filles des clans plus anciens.

Ces vars étaient avides de montrer le fruit de leur travail et de leur ingéniosité aux hautaines acheteuses des grandes maisons qui déambulaient dans les allées. Ici, le succès pouvait frapper comme la foudre. Les vars avaient une chance de trouver la fortune qui leur permettrait de fonder leur clan.

C’était visiblement le rêve qu’elles faisaient toutes. Et tout aussi visiblement, peu d’entre elles le verraient se réaliser.

Les Terriens disaient, pour se consoler de l’inéluctabilité de la mort, qu’ils trouvaient une forme d’immortalité dans leurs enfants.

Mais sur Stratos… je ne sais plus que penser. J’ai senti, sous ce dais, quelque chose de familier qui paraissait bien loin du clan Nitocrisse et des salles de marbre de l’acropole.

Sous le pavillon des vars, j’avais reconnu le parfum de la mortalité.

Chapitre XVIII

Leurs adversaires proposèrent de modifier les règles.

Maïa savait que ça se faisait souvent. Les changements pouvaient aller des limites du terrain de jeu de la Vie à l’utilisation de plus de deux couleurs, en passant par la façon dont les pions réagissaient au statut de leurs voisins.

Cette fois-ci, l’aide-cuistot et le mousse suggérèrent que chaque camp aligne quatre rangées à chaque tour au lieu d’une seule. Étant donné qu’ils devaient commencer, c’était une concession généreuse, un peu comme de laisser l’avantage d’une tour à l’adversaire aux échecs. Maïa et Renna pourraient ainsi voir apparaître de larges bandes de la grille du côté de leurs compétiteurs, et éventuellement revoir en conséquence la façon de disposer leurs propres pièces.

Maïa regarda avec angoisse les deux jeunes gens placer leurs pions. Leur oasis était déjà visible, protégée par une variante hérissée de pointes d’une figure standard appelée Longue Barrière. Elle sentit peu à peu un nœud se défaire au creux de son estomac. « Au fond, ils n’ont pas tant d’imagination que ça, se dit-elle. Ou alors, c’est de la paresse. » Elle trouvait captivant de déchiffrer ainsi l’échiquier. La veille, pendant le premier match, elle avait eu une ou deux inspirations, mais elle était trop tendue pour les apprécier ou pour observer le jeu dans son ensemble. Tout avait changé depuis l’épiphanie qu’elle avait connue cet après-midi, et durant les moments qu’elle avait passés avec Renna à explorer les différentes possibilités du jeu. Elle éprouvait à présent un étrange sentiment de détachement.

Ce phénomène avait presque certainement été déclenché par les cruelles paroles de Baltha, qui avaient conduit Maïa à désespérer même de la solidarité des femmes. Mais ça ne suffisait pas à expliquer sa subite passion pour ce jeu.

« Regarde les choses en face : tu dois être anormale. »

Ça ne datait pas de ce voyage, ni de la rencontre avec Renna. À trois ans, déjà, elle adorait descendre sur les quais pour regarder jouer, les marins. Bien des femmes aimaient voir cliqueter les rangées de pions, mais elles y mettaient une indulgence voisine du mépris que la jeune Maïa avait imitée, pour faire comme les autres, et qui, elle s’en apercevait aujourd’hui, avait réprimé sa fascination naissante.

« J’ai toujours adoré les codes, les énigmes. Peut-être toute ma vie est-elle une erreur. J’aurais dû être un garçon. »

Mais elle ne le pensait pas sérieusement. Elle se sentait profondément femme. C’était plutôt la manifestation d’un talent sauvage. Un don qui n’avait pas grand intérêt dans la vie, hélas. À sa connaissance, il n’existait pas de niche lucrative pour une navigatrice sachant jouer aux jeux masculins.

« Pas de niche. Pas de voie royale vers la matriarchie. Mais peut-être un moyen de vivre. Naroïne a l’air de très bien s’en sortir en passant la plus grande partie de l’année en mer. »

Elle s’imagina un instant faisant carrière comme marinière. La camaraderie qui unissait la boscotte, les autres vars et les matelots ne manquait pas d’attraits. D’un autre côté, passer sa vie à tirer sur des bouts et à tourner des cabestans…

Les spectateurs vinrent regarder les garçons disposer leurs pions, en aligner une rangée, s’arrêter, discuter un moment et reprendre leur tâche. Maïa étouffa un bâillement, enfonça ses mains dans les poches de son manteau, et dansa d’un pied sur l’autre pour activer sa circulation sanguine. Cette soirée de la mi-hiver était douce. Les nuages bas, noirs, conservaient un peu de la chaleur de la journée, mais il fallut bientôt allumer des lanternes au-dessus de la zone de jeu.

Sur le gaillard d’arrière, le timonier huma l’air, consulta le capitaine du regard et tourna la barre de quelques degrés. Le navire changea légèrement de ballant et les mâts craquèrent un peu différemment. Deux marins tournèrent un treuil à tribord, tendant une voile.

Les mâles avaient-ils une sensibilité particulière aux signes du vent et des vagues ? Était-ce pour ça qu’il n’y avait pas d’officières sur les navires océaniques ? Maïa avait toujours pensé que c’était une question de génétique. « Mais je croyais aussi que les hommes ne pouvaient monter à cheval, et ils volaient dans le ciel, avant qu’on ne le leur interdise.

« Peut-être n’est-ce encore qu’un mythe. »

De toute façon, même si elle était douée, à cinq ans il était trop tard pour apprendre à naviguer. « Tu as beau savoir repérer les étoiles, tu ne mettras pas à bas mille ans de traditions. Et puis les marins feraient un foin de tous les diables si une femme était plus que boscotte. » Rares étaient les niches réservées aux hommes. Ils rechigneraient à ouvrir ce bastion à l’écrasante majorité féminine.

« Enfin… Il y a une minute, tu te serais contentée d’une petite vie peinarde comme Naroïne, et voilà que tu râles parce qu’on te refuse tes galons d’officière ! Encore une preuve du fait qu’une éducation lamaï conduit à un ego de taille lamaï. »

— Bon. À vous, maintenant.

Renna et Maïa regardèrent les quatre rangées de pièces que leurs adversaires avaient alignées sur l’échiquier. Malgré son expérience limitée, elle vit qu’il s’agissait d’une configuration banale. C’était sans importance, étant donné la stratégie qu’ils avaient arrêtée, Renna et elle. Il partit disposer les pièces dans le coin gauche, elle dans le coin droit.

Naroïne lui passait un par un les pions pré-remontés que Maïa plaçait en s’interrompant souvent pour consulter le plan mis au point avec Renna, en prenant garde à ce que les spectateurs accrochés dans le gréement ne puissent le voir.

« Il faut que je fasse gaffe à ne pas manquer une rangée ou une colonne…» D’aussi près, la structure d’ensemble était difficile à voir. Un seul pion posé au mauvais endroit et ça pouvait être la mort pour un dessin vivant, un peu comme si les reins d’un individu étaient mal reliés, ou si ses cellules produisaient une protéine malformée. Maïa approcha, en se rongeant les sangs, du milieu où son travail rencontrait celui de Renna. Quand elle eut fini, elle attendit avec angoisse qu’il place ses derniers pions, puis ils vérifièrent leur dessin.

Tout collait, et ils avaient laissé peu de temps à la partie adverse pour réfléchir. À vrai dire, les deux jeunes gens fronçaient les sourcils, manifestement intrigués par la séquence qu’ils avaient créée, son équipier et elle.

« Ouf ! J’avais peur que ce soit trop évident… du genre de ce que les garçons apprennent dès leur première année en mer. »

Ça ne voulait pas dire que c’était gagné, mais ils avaient l’avantage de la surprise. Le coq et le mousse commencèrent, l’air un peu ébranlé, à placer leur quatre nouvelles rangées. Naroïne poussa Maïa du coude et lui indiqua le gaillard d’arrière, d’où, la veille, les officiers avaient assisté d’un air détaché à l’humiliation des amateurs. Ce soir, l’atmosphère n’était pas à l’indifférence. Enseignes et aspirants tournaient les pages de grands livres dorés sur tranche en indiquant l’échiquier du doigt. À gauche, trois hommes plus âgés semblaient ne pas avoir besoin d’ouvrages de référence. Le navigateur et le médecin échangeaient des regard entendus tandis que le capitaine Poulandres tirait sur sa pipe, le visage inexpressif mais une petite étincelle dans l’œil.

Les garçons finirent leur tour et parurent surpris que Maïa et Renna, au lieu de s’attarder à analyser ce qu’ils avaient fait, entreprennent immédiatement de disposer leur quatre rangées de pièces. Maïa trouva cela plus facile, cette fois.

Quand ils eurent fini, elle observa avec satisfaction l’air déconcerté de leurs adversaires. En posant leurs pions, ils loupèrent une de leurs figures, s’attirant des rires dans le gréement. Le capitaine se racla la gorge, rappelant au public de ne pas se mêler de la partie. Les garçons se hâtèrent de rectifier et poursuivirent. Ils avaient élaboré un système de défense complexe, à base de formes puissantes mais peu subtiles, conçues pour neutraliser toute attaque. Ils allaient sans doute passer aux systèmes offensifs au tour suivant.

Enfin, ils reculèrent et indiquèrent que c’était au tour de Maïa et de Renna. Ce dernier fit signe à Maïa d’avancer.

— Non ! souffla-t-elle. Je ne peux pas. Vas-y, toi.

Il se contenta de sourire et de lui faire un clin d’œil.

— C’était ton idée, dit-il.

Maïa fit un pas en avant en déglutissant pour éliminer la boule qu’elle avait dans la gorge, et prononça un seul mot.

— Passe.

Un silence abasourdi s’établit, ponctué par le claquement de la main d’un officier subalterne sur un livre ouvert.

— Qu’esse-ça veut dire ? demanda le cuistot, abasourdi.

Sa réaction rompit la tension. Quelques hommes éclatèrent de rire. Maïa se sentit presque navrée pour les deux jeunes gens. Elle avait vu des parties où l’un des camps sautait une rangée et laissait les espaces vides, mais quatre rangs d’un coup, comme ça… c’était plus qu’audacieux.

Poulandres fournit des explications à la ronde tandis que Naroïne et quelques volontaires aidaient Maïa et Renna à aligner cent soixante pions, tous blancs. Quelques instants plus tard, les garçons mirent nerveusement en place un formidable arsenal de dessins d’artillerie. Quand enfin ils relevèrent les yeux, Maïa s’avança de nouveau et redit : « Passe ! » Les volontaires répétèrent la manœuvre. « Même si ça ne marche pas, ç’aura valu le coup…» Dans l’autre camp, les garçons se remirent au travail en suant et transpirant. Maïa, quant à elle, commençait à avoir froid. L’inactivité, sans doute. Dans son dos, plusieurs marins s’approchèrent d’un aspirant pour lui poser des questions, auxquelles il répondit à voix basse.

« Notre stratégie doit donc se trouver dans les livres, mais ça doit être un coup peu connu, comme le coup du berger aux échecs. C’est facile à contrer, si on sait quoi faire. Espérons que nous sommes dans le rôle du berger, Renna et moi. »

Quoi qu’il arrive, elle s’estimait amplement satisfaite d’avoir ébranlé leur suffisance. Ils accepteraient peut-être de lui prêter certains de ces livres au lieu de supposer avec condescendance qu’elle n’y comprendrait rien.

Le camp de leurs adversaires se remplissait de figures extravagantes, d’une ambition démesurée, à l’effet parfois contradictoire et que Maïa trouva peu élégantes. Dans leur propre camp, en attendant, huit énigmatiques rangées de pions noirs et blancs s’achevaient par un vaste espace blanc, dégagé.

« J’ai hâte de savoir comment s’appelle notre dessin. » Maïa était impatiente de consulter les volumes. « C’est un concept assez simple, même s’il s’avère qu’il y a une erreur dedans. »

Elle avait eu, cet après-midi-là, l’intuition fulgurante que la bordure était un élément à part entière du jeu. Elle jouait un rôle crucial en réfléchissant les dessins. « Dans ce cas, pourquoi ne pas la modifier ? »

Elle avait d’abord imaginé de recréer à l’intérieur de leur terrain une bordure qui absorberait les coups tirés par leurs adversaires. Mais ça ne suffirait pas. Tous les dessins devaient être auto-régénérateurs, or celui de la bordure n’était pas stable. Recréé ailleurs, il se dissoudrait rapidement.

Et si le dessin agissait comme une bordure une partie du temps et devenait le reste du temps transparent à la plupart des projectiles et Planeurs ? Il les renverrait huit coups sur dix, et tant que les points d’ancrage aux deux extrémités resteraient intacts, il se régénérerait toujours. Renna et Maïa s’attendaient à ce que leurs adversaires sortent la grosse artillerie et les criblent de projectiles… dont presque tous leur seraient renvoyés en pleine poire ! Avec un peu de chance, leurs adversaires s’occasionneraient plus de dégâts à eux-mêmes qu’au dessin de Renna et Maïa.

Un marin portant un brassard de service sortit d’une cabine située derrière la barre et alla dire quelque chose à l’oreille du capitaine. Celui-ci fronça les sourcils, demanda au médecin de le remplacer et fit signe au navigateur de le suivre.

Les garçons finirent leur dernière rangée et écoutèrent, résignés, Maïa dire : « passe ! », une dernière fois. Tandis qu’on alignait des pions blancs, le médecin enfila la robe à capuchon rituelle et descendit dignement les marches menant au panneau de cale. Des hommes consultaient des textes de référence en gesticulant d’un air excité. Beaucoup, à l’instar du cuistot et du mousse, avaient l’air simplement perdu.

— La Vie est la continuation…, commença le médecin.

Un bruit de pas pressés interrompit l’invocation. Le capitaine du Manitou apparut, suivi d’un marin qui souffla dans une trompe d’airain – deux coups brefs, un coup long –, et le silence se fit. Tout le monde retenait son souffle.

— Nous relevons la trace radar d’un bateau, annonça Poulandres. Sa trajectoire coupe la nôtre, et il a l’air assez rapide pour nous rattraper. J’ai essayé de le joindre, mais il ne veut pas répondre. Je me dois de supposer que nous sommes la cible de pirates et donc de poser la question aux passagères payantes : résisterez-vous, et défendrez-vous notre fret ?

Stupéfaite, Maïa vit Kiel s’avancer.

— Y a intérêt ! Vous pouvez compter sur nous.

— Bien, acquiesça l’officier. Je vais manœuvrer en conséquence. Notre équipage féminin vous aidera, conformément au code de la mer. Tout le monde aux postes de combat !

La trompe retentit à nouveau. Les marins se précipitèrent dans le gréement et les femmes s’assemblèrent près du gaillard d’avant. Maïa regardait l’échiquier avec consternation. « Juste au moment où on allait savoir si…»

Thalla la prit par le bras et la tira vers le placard aux armes où on lui donna une pique treppe. Maïa se retourna pour jeter un coup d’œil à Renna. Il contemplait le remue-ménage avec stupeur. « Il est encore plus sonné que moi », se dit-elle avec une pointe de compassion pour son ami des étoiles.

Il tenta de la rejoindre, mais un marin le retint. Maïa le vit dire : « les hommes ne se battent pas » et l’entraîner. Elle se retrouva dans une file de vars armées comme elle.

— Vous suivrez mes ordres ? demanda Naroïne à Kiel et à Thalla, qui représentaient le groupe rade. Parfait. Inanna, Lullin, Charl, préparez-vous à emmener vos équipes.

Naroïne répartit les passagères entre ses trois lieutenantes qui leur firent prendre position le long des plats-bords. Maïa suivit la boscotte vers la proue, où le tangage était le plus sensible. Elle sentit que le navire modifiait son cap, probablement pour tenter d’éviter la collision.

— Autant nous détendre, dit Naroïne à son escouade. Elles sont p’t-être plus rapides que nous, mais la chasse risque d’être longue. L’aube pourrait bien être là avant elles. On va nous apporter de la soupe chaude. En attendant, r’posez-vous. Allez, tout le monde assis, à l’abri du vent.

Sur quoi, elle envoya deux vars chercher des couvertures.

— Y en a qu’ont eu du pot, reprit-elle à l’adresse de Maïa. D’après c’que j’ai vu, votre p’tit système allait marcher.

— On n’en saura probablement jamais rien, soupira Maïa en haussant les épaules.

Un bruit de grêle à l’arrière lui indiquait que le capitaine avait ordonné de ranger les pions dans leurs boîtes.

— À tous les coups, ils ont magouillé cette histoire pour vous empêcher d’humilier deux de leurs garçons, ajouta la boscotte, mais elle souriait et Maïa comprit qu’elle plaisantait.

Le jeu était une affaire d’honneur, et les capitaines considéraient les parties organisées à leur bord comme presque aussi importantes que la sécurité de leur navire.

Les femmes s’emmitouflèrent dans les couvertures et se préparèrent à une longue attente. On leur apporta bientôt de la soupe. L’aide-cuistot ne regarda pas Maïa en la servant, mais le contenu du bol se renversa à moitié quand elle le prit et lui ébouillanta les doigts. Elle serra les dents et réussit à ne rien manifester. Au moins, le potage était bon et sa chaleur bienvenue. Des trouées apparaissaient entre les nuages et l’air nocturne fraîchissait. Une femme jouait de la flûte – mal. D’autres tentèrent de bavarder. Ça ne dura pas longtemps.

— Dis donc, murmura Naroïne, j’ai découvert un truc qui pourrait t’intéresser.

Maïa leva les yeux. Elle caressait le manche de son arme en songeant à ce qui risquait d’arriver d’ici peu.

— Ah bon ? Quoi ? demanda-t-elle, un peu décontenancée.

— J’ai découvert c’qu’il fait derrière le rideau… Tu sais, après les repas.

Maïa mit un moment à comprendre qu’elle parlait de Renna.

— Après les… ?

— Il se lave la bouche !

La curiosité le disputa chez Maïa à la colère de savoir que la boscotte avait espionné Renna.

— Il se lave… la bouche ?

— Ouaip. T’as d’jà vu la p’tite brosse qu’il a ? Eh ben, il la plonge dans l’eau de mer qu’y veut pas boire, y s’la colle dans le bec et y fait comme s’y briquait l’pont. Et que j’te récure les p’tites quenottes bien comme il faut, et que j’souffle, et que j’crache ! J’ai jamais vu ça.

— Mouais. Eh bien, j’en connais qui sentiraient moins mauvais si elles faisaient pareil de temps à autre.

— Ça, c’est pas faux, s’esclaffa la boscotte. Mais après tous les repas ?

— Il est étranger, qu’est-ce que vous voulez ! fit Maïa en secouant la tête. Il a peut-être peur d’attraper des maladies.

— Y mange tout comme nous. J’vois pas bien c’que ça change de se laver après.

Maïa haussa les épaules. En d’autres circonstances, il aurait pu être intéressant d’explorer le sujet, mais en ce moment, elle aurait préféré que Naroïne la laissât tranquille. Par bonheur, elle sembla le sentir et la conversation tomba.

Durga se leva derrière les nuages, révélant des coins de mer houleuse. Les endroits éclairés et les trouées situées au-dessus correspondaient entre eux comme les pièces d’un puzzle et les emplacements qu’elles devaient occuper. Maïa devina, aux fragments de constellations qu’elle apercevait, que le navire fuyait au sud devant le vent. Le bâtiment palpitait comme un cœur lent, régulier, les emportant par-delà les flots ténébreux, loin dans le temps. Chaque instant qui passait tirait des vieilles configurations de bois, d’eau et de chair de nouveaux schémas qui en amenaient d’autres à leur tour.

Ce n’était pas une simple abstraction. Quelque part dans le noir, un navire muni d’un radar se rapprochait, et vite.

— N’y pensez pas, dit Naroïne, sentant l’inquiétude des femmes de son équipe. Essayez de dormir un peu.

C’était une idée risible, mais Maïa feignit d’obéir. Elle s’enroula dans sa couverture tandis que la proue montait et descendait, lui rappelant les mouvements du cheval qui l’avait emportée à travers la plaine de Longue Vallée. Elle ferma les yeux, juste une minute… et une douleur aiguë dans la cuisse la réveilla. Elle se redressa en clignant des yeux.

— Je… qu’est-ce que… ?

Des femmes tournaient en rond sur le gaillard d’avant, en marmonnant dans la pénombre grisâtre. L’air sentait la fumée et la suie. Maïa se retourna, et son regard remonta la courbe impertinente d’une chaussure de pont, puis une jambe couturée de cicatrices, jusqu’à un visage : celui de Baltha. La grande blonde ne portait qu’un bustier de cuir. Ses cheveux étaient retenus en arrière par un ruban rose qui paraissait d’une gaieté incongrue par rapport à la lueur farouche qui brillait dans ses yeux. Elle sourit à Maïa.

— C’est parti, Pu-pucelle. Prête pour la fête ?

— Retourne à ton poste, toi ! lança sèchement Naroïne.

La grande blonde var haussa les épaules et rejoignit nonchalamment ses amies près du cuistot qui surveillait une marmite fumante. Les revêches mercenaires des îles du Sud jouaient avec leurs piques et ne manifestaient aucun signe de nervosité.

Un mousse tendit à Maïa une tasse de tcha brûlant qui lui donna un coup de fouet suivi d’une brève impression de froid. Les derniers lambeaux de ses songes se dissipèrent, lui laissant le sentiment d’un danger vague mais terrible.

Une faible brise soufflait, mais une vibration haletante révélait que les machines auxiliaires fonctionnaient, aidant le bateau dans sa fuite maladroite. Maïa resserra les coins de sa couverture sous son menton et jeta un coup d’œil à la mer.

Un archipel d’îles dressait vers le ciel des pics effilés comme des aiguilles de pierre que les vagues avaient polies bien longtemps avant que l’humanité ne soit arrivée sur Stratos. Jaillissant des abysses, ces flèches vertigineuses étiraient leur chaîne sinueuse du nord-ouest au sud-est et s’évanouissaient mystérieusement au loin dans la brume. Les flancs moussus des îles les plus proches s’étageaient en corniches couvertes d’arbres d’où s’échappaient de minces cascades alimentées par les pluies de printemps.

— Poulandres espérait les atteindre et échapper au radar des pirates là-dedans, expliqua Kau quand Maïa s’approcha d’elle. Mais le vent nous a laissés tomber, et le soleil s’est levé trop tôt. Maintenant, va falloir se battre. Tu veux voir l’ennemi ? lui demanda-t-elle gentiment.

« Parce que j’ai le choix ? » Maïa se détourna à contrecœur et regarda dans la direction qu’indiquait Kau, vers une aurore trompeusement rose. Elle eut un hoquet de surprise.

« Qu’il est près ! »

Un navire crasseux tranchait les vagues en faisant jaillir des embruns de son étrave. Une fumée noire et grasse s’échappait de ses cheminées. Des silhouettes s’agitaient sur le pont. Les machines du Manitou, généralement réservées aux manœuvres portuaires, ne pouvaient rivaliser avec ce monstre.

— Les pirates cachent souvent de gros moteurs dans des clippers à l’air anodin. À mon avis, on n’y coupera pas.

Les deux jeunes filles entendirent un soupir. Non loin d’elles, regardant le navire ennemi, Naroïne récitait :

Comme ils vont vite. Mère ! Sauras-Tu nous dire,

Sur tes lèvres éternelles un divin sourire,

Quelle nouvelle épreuve il nous faudra subir ?

Le soupir de la boscotte était sincère, mais Maïa vit les muscles rouler sous la peau de ses bras. À son regret se mêlait un Plaisir anticipé.

— Allez, dit-elle avec un mouvement du menton vers l’équipe de Baltha. Elles ont raison. Il faut nous préparer.

Elle réunit le premier détachement de passagères, inspecta leurs treppes, leur distribua des lassos qu’elles passèrent à leur ceinture, puis leur fit faire des exercices d’assouplissement, auxquels Maïa participa. Le tcha chaud plus la gymnastique activèrent sa circulation et le sang se mit à battre à ses oreilles. Toutes les odeurs prirent une intensité inhabituelle, le charbon brûlé, les odeurs salées de la mer et de la sueur. Les couleurs revêtirent un éclat presque pénible.

— Yaah ! cria Naroïne en agitant sa pique, et les autres l’imitèrent.

Tout en s’exerçant, Maïa sentit sa peur se dissiper, mais elle n’avait pas plus envie de combattre pour autant. Il fallait être folle pour ne pas voir que c’était le désastre qui les attendait. Elles avaient affaire à des professionnelles, pas aux miliciennes d’occasion de Longue Vallée.

Enfin, être une var amenait souvent à jouer les guerrières. Et ses compagnes n’étaient pas les premières venues. Elles savaient que l’entreprise comportait des risques. Pour la première fois, Maïa se sentit proche de ces rades. L’une d’elles lui sourit et lui donna une tape dans le dos. Maïa lui rendit son sourire, un peu plus détendue.

— Ohé, du Manitou ! fit une voix masculine amplifiée par un porte-voix. Ici le Téméraire. Arrêtez-vous !

Maïa se précipita vers le bastingage et retint son souffle. L’étrave du navire ennemi était au niveau de leur poupe.

— De quel droit nous accostez-vous ? rétorqua Poulandres.

— Par la Loi de Lysos et le code de la mer, capitaine. Acceptez-vous de partager votre cargaison ?

Le capitaine du Manitou consulta Kiel, qui secoua vigoureusement la tête. Il accepta sa réponse avec un haussement d’épaules résigné et leva de nouveau son porte-voix.

— Mes employeuses tiennent à défendre leur bien. La cargaison ne peut être partagée !

« Ce serait difficile », se dit Maïa. Renna tournait en rond, l’air stupéfait. « Est-ce qu’il se rend compte que c’est de lui qu’il s’agit ? Enfin, pendant la bagarre, il sera en sécurité sur le territoire neutre du gaillard d’avant. »

Le Téméraire se rapprocha encore. Il était plus petit que le Manitou, et ses machines plus puissantes. Toute manœuvre défensive était vouée à l’échec. Aucun des deux capitaines ne prendrait le risque d’endommager son cher bateau dans une collision. Pas sans une assurance que ni les pirates ni les rades n’avaient les moyens de payer.

Une meute de femmes armées de piques, de matraques et de lassos étaient massées le long du bastingage du navire pirate, à califourchon sur les espars ou accrochées dans le gréement. Toutes arboraient l’infamant bandana rouge. Un frisson parcourut les omoplates de Maïa.

— Compris, capitaine, répondit le commandant du bateau pirate. Acceptez-vous dans ce cas le jugement des championnes ?

Kiel hocha la tête en signe de dénégation. Les pirates employaient souvent des professionnelles triées sur le volet. Les rades avaient de meilleures chances dans une mêlée, quoi qu’il arrive. Il ne s’agissait pas de partager une cargaison. Leur chargement valait la peine qu’elles se battent.

Poulandres transmit le refus de Kiel.

— Très bien, répondit l’autre capitaine. Alors, mes passagères vous conseillent de vous préparer à l’abordage !

Tout était dit. Tandis que le petit bâtiment s’approchait, Kiel serra la main du capitaine, sauta sur le pont avec sa pique et hurla un ordre à ses camarades. Poulandres fit immédiatement évacuer vers l’arrière ses hommes qui hurlaient des encouragements à leurs collègues féminines.

Maïa jeta un coup d’œil aux vars qui attendaient fébrilement et vit Renna en train de discuter avec le médecin du bord. Le vieil homme lui parlait comme à un enfant. Maïa traduisit mentalement ses explications : seules combattaient les passagères et les femmes d’équipage, conformément aux préceptes de Lysos elle-même.

Le regard de Renna rencontra celui de Maïa. Il secoua la tête, les poings serrés par une rage impuissante. Maïa lui répondit par un mince sourire et songea au verset si souvent chanté dans la chapelle de la citadelle de Lamatie : « Garde-toi de susciter la colère de l’homme, car elle est terrible et point aisée à contenir. »

Maïa regarda l’autre navire qui se rapprochait toujours. Il y avait aussi des hommes, à bord, qui observaient le spectacle d’un œil sombre et pensif, depuis leur zone réservée.

« C’est peut-être mieux ainsi », se dit-elle.

Renna croisa les bras et se tirailla le lobe des oreilles. Le signe stratoïn destiné à chasser le mauvais œil fit sourire Maïa. Il avait intérêt à boucher ses oreilles sensibles, car l’affaire risquait de faire du boucan…

— ELA ! rugirent les femmes de l’autre navire.

Kiel leva sa pique et les rades répondirent en chœur :

— ELA !

Soudain, des grappins sifflèrent dans les airs, des cordes se tendirent et les coques se heurtèrent avec un craquement sinistre. Les pirates sautèrent en hurlant sur le Manitou.

— Attendez, les filles ! cria Naroïne. Allez, maintenant !

Maïa fut sauvée de sa peur paralysante par ses réflexes.

Les exercices rappelèrent à ses membres ce qu’elle devait faire, mais sa volonté de bouger venait de ce qu’elle se refusait à laisser tomber les autres en restant en arrière.

Sa pique bloquée contre une hanche, hurlant à tue-tête même si ses cris se perdaient dans le vacarme croissant, elle avança, à côté de Naroïne, dans la bataille qui s’engageait.

Il en arrivait sans cesse. Le navire pirate devait être bondé car il en sortait sans arrêt de nouvelles guerrières.

Néanmoins, la première vague n’avait pas eu la partie facile. Professionnelles ou non, elles avaient eu du mal à passer sur le pont du Manitou, plus élevé que le leur, pendant que leurs passagères leur faisaient tomber sur la tête des filets et des poulies de bois. Naroïne accrochait les pirates sous les aisselles à la gaffe et les faisait choir sur leurs camarades. Elle saisit par les cheveux une pirate qui avait réussi à passer le bastingage du Manitou et la balança sur le pont où les autres la ligotèrent et l’évacuèrent vers l’arrière. Kiel et une grande rade de Caria l’imitèrent tandis que Maïa et les autres tapaient sur les doigts des assaillantes pour leur faire lâcher prise et assommaient celles qui montaient à bord. Maïa exultait chaque fois qu’une ennemie tombait. Elle éprouvait une impression viscérale d’invincibilité.

Mais elle savait que cette impression était illusoire. Les pirates se déversaient du Téméraire comme une nuée d’insectes et allaient les submerger. Elle affronta une grande corsaire baraquée, aux dents cassées et aux cicatrices effrayantes, qui avait réussi à passer la jambe par-dessus le bastingage. Elle s’efforça d’oublier la sueur qui lui piquait les yeux et tenta de repousser la pirate écumante, mais elle prit un coup sur la main gauche, poussa un cri et faillit lâcher son arme. Elle réagit ensuite de plus en plus lentement…

Le bout d’une pique surgit de nulle part et passa sous son bras pour heurter bruyamment la poitrine cuirassée de la pirate, la déséquilibrant. Maïa réprima une grimace, car le coup avait dû être atroce, mais son adversaire poussa seulement un juron, écarta les bras, tomba en arrière et resta accrochée au bastingage, par une jambe couturée de cicatrices, tronçon noueux de muscles balafrés.

Une autre tête ceinte de rouge apparut aussitôt : une nouvelle pirate qui utilisait sa camarade comme une échelle. Maïa se résigna à décrocher son adversaire du bastingage avec sa pique et les deux femmes churent… sur le pont de l’autre navire, espéra-t-elle. Cela dit, si elles tombaient entre les coques qui s’entrechoquaient, c’était pareil. Comme disait le code de la mer : « Un juste risque dans un juste combat. »

« Vous n’aurez pas Renna ! » Ce cri muet lui rendit ses forces et, oubliant ses douleurs, elle vola au secours de Thalla qui l’avait aidée un instant plus tôt. Elle était à présent au corps à corps avec une pirate au visage sinistre, plus grande et plus massive qu’elle. Maïa lui porta un coup violent à la cuisse et la femme s’effondra. Thalla en profita pour la clouer sur le pont avec l’extrémité fourchue de son arme. Elle remercia Maïa d’un bref clin d’œil.

— Attention, Pu-pucelle !

Maïa n’eut que le temps d’éviter un lasso lancé par une des femmes à cheval sur les espars du navire ennemi. Elle saisit la corde et tira violemment dessus. La pirate hurla longtemps avant de s’écraser au milieu d’une mêlée de bandanas rouges.

Le vacarme changea alors de tonalité. La marée montante des pirates perdit de sa violence. Une seconde, le bastingage près de Maïa resta désert sur plusieurs mètres.

— Bien joué ! cria Naroïne avec un sourire radieux.

Maïa n’eut pas le temps de se réjouir que la voix de Renna hurlait un mot angoissant :

— Trahison !

Maïa eut juste le temps de regarder en arrière avant d’être heurtée par Thalla qui reculait devant un assaut violent. Tout en s’efforçant de reprendre son équilibre, Maïa reconnut son agresseuse avec un hoquet de surprise…

Baltha ! La treppe de la mercenaire tournoyait comme les pales d’une éolienne, se jouant des efforts de Thalla. Avec un coup au cœur, Maïa constata que les mercenaires des îles du Sud avaient mis des bandanas rouges et assaillaient les défenderesses par-derrière. Plusieurs se dirigèrent vers l’endroit où Naroïne et les rades repoussaient, inconscientes de cette nouvelle menace, les mains qui s’agrippaient au bastingage.

— Attention ! hurla Maïa, mais le tumulte noya son cri.

Coincée derrière Thalla, elle ne pouvait rien faire pour ses camarades. Le temps parut s’étirer à l’infini tandis qu’elle se frayait un chemin entre les silhouettes mouvantes. Elle vit, impuissante, Naroïne s’écrouler comme un bouvillon à l’abattoir, frappée à la tête.

Maïa poussa un hurlement de rage. Elle trouva une ouverture et, déchaînée, se précipita sur les assaillantes de la boscotte. D’un coup au ventre, elle en fit rouler une sur le pont, le souffle coupé. L’autre réagit avec amusement en reconnaissant la cinq-ans qui jouait à des jeux d’hommes.

Son sourire s’effaça sous les coups puissants, sinon experts, de Maïa qui l’éloignait du corps prostré de Naroïne.

De nouveaux bandanas rouges apparurent. Maïa balaya quelques mains sans relâcher la pression sur la renégate. Un nouveau visage se hissa au-dessus du bastingage. Un visage jeune, couvert de suie, rouge d’échauffement et d’adrénaline.

Maïa bloqua l’arme de son adversaire, lui imprima un mouvement de torsion et l’arracha aux mains de son ennemie.

« Ce visage…»

La Méridionale affolée esquiva l’assaut de Maïa en sautant par-dessus le bastingage. Maïa détourna aussitôt son coup vers la nouvelle venue qui tentait de lever sa propre arme.

Maïa s’arrêta net, pétrifiée. Aveuglée par la sueur en dehors d’un tunnel rougi par la terreur et la rage, elle scruta le visage de l’ennemie. Un visage qui était le reflet du sien.

— Le… Le…, bredouilla-t-elle, les yeux exorbités.

Une lueur s’alluma dans les yeux de la jeune pirate.

— Ça alors ! Que je sois bombardée Mère de clan ! s’exclama-t-elle avec un sourire familier. Mon atype de jumelle !

Trop abasourdie pour bouger, Maïa entendit le cri de Renna. Mais l’apparition de Leie lui avait vidé la tête. Jetant un coup d’œil derrière l’épaule de Maïa, sa sœur dit :

— Tu ferais bien de te baisser, minette.

Maïa voulut se retourner, mais elle était plus raide qu’un bloc de glace. Au loin, elle entendit un bruit de matraque frappant un crâne. Elle commençait à reconnaître les sons de ce genre et elle plaignit la pauvre victime.

La suite lui parvint comme dans un brouillard. Elle vit le pont monter vers elle à toute vitesse et se demanda pourquoi ses muscles et ses sens ne répondaient plus. Elle essaya de parler, mais n’émit qu’un gargouillis.

« Dommage, se dit-elle avant de ne plus penser à rien. Je voulais demander à Leie… On a tellement de choses à…»

Itinérant – Journal de bord Mission Stratos
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Le lien mâle-femelle est bardé de mythes. Des générations après avoir dompté leurs instincts, la plupart des hominiens se cramponnent à des concepts d’amour romantique et de conception naturelle. Même quand la société encourage l’expérimentation d’autres styles de vie, l’idée demeure que le couple parental – un homme, une femme – constitue le pivot de la continuité.

Ce qui est ailleurs une obsession est peu célébré sur Stratos. Les hommes sont utiles, parfois appréciés, mais restent des êtres périphériques, un peu baroques. Anachroniques.

La passion y a ses saisons, brèves au demeurant. D’un autre côté, elle ne paraît pas manquer à ce monde.

Il existe, certes, des associations, souvent d’ordre commercial ou culturel. L’orchestre symphonique de Caria est composé de musiciennes provenant de clans spécialisés, les uns dans les instruments à cordes, d’autres dans les bois, certains encore dans les cuivres ou les percussions. (J’espère les entendre si je suis encore là en automne, au début de la saison.)

À l’occasion, des clans nouent des liens plus étroits encore, presque amoureux, ou maritaux. Il leur arrive même de partager une descendance : deux clans s’arrangent pour avoir des couvées d’estiviennes. Si l’un des clans a un enfant mâle, il l’élève comme d’habitude, puis le confie à une guilde maritime. L’enfant promet de revenir un été, quand il aura grandi.

Pendant ce temps, l’une des filles de l’autre clan suit les meilleures études ouvertes aux variantes. On lui octroie une niche et même une grossesse d’hiver, afin qu’elle soit prête à payer sa dette quand le fils de l’autre maison reviendra de ses voyages. L’enfant résultant de cette union est donc techniquement le petit-fils hétérozygote des deux clans.

Si on compare les clans à des individus, l’intermédiaire-fille à un ovule et le garçon à un spermatozoïde, les deux clans jouent le rôle d’amants.

Par moments, je trouve tout ça effarant.

Je crois que je vais craquer. Je dois me concentrer sur mon boulot, mais il consiste à étudier le fonctionnement intime de cette sous-espèce humaine. Je suis confronté, du matin au soir, au problème du sexe. Je suis parfois pris de vertige.

Pourquoi les femmes de ce monde sont-elles si belles ?

Et merde !

Chapitre XIX

— Comment vous allez manœuvrer c’truc-là ? Y va péter dès qu’vous allez l’balancer par-dessus la falaise.

— Toi, la boscotte, tu la fermes, fit Inanna en lâchant la pierre qui lui servait de marteau. T’y connais rien, et d’toute manière, c’est plus toi qui donnes les ordres.

— C’est votre peau, convint Naroïne avec un haussement d’épaules.

— Exactement, confirma la grande marinière. On vous empêche pas d’venir, toutes les deux. On crache pas sur les bonnes combattantes. Mais les discussions, les votes, tout ça, c’est fini. Ou vous obéissez ou vous allez traîner vot’cul ailleurs.

Naroïne s’apprêtait à répliquer vertement lorsque Maïa la prit par le bras et s’efforça de l’entraîner à l’écart.

— On va y réfléchir, répondit-elle à sa place.

La dernière chose dont elles avaient besoin, c’était bien que l’engueulade tourne à la bagarre. Un long moment, la boscotte sembla enracinée dans la pierre, puis elle se laissa enfin fléchir et repartit à grands pas sur la piste forestière qui menait au camp. Des femmes abattaient des arbres et les élaguaient à l’aide d’outils primitifs, après quoi elles les traînaient jusqu’à une zone délimitée à la craie le long de la falaise. Tous ces bruits et ces cris n’arrangeaient pas la migraine qui tenaillait Maïa depuis qu’elle s’était réveillée, plusieurs jours auparavant, captive des pirates.

— Même si leur plan est mauvais, ça les occupe, dit-elle en pressant le pas pour rester à la hauteur de Naroïne. Sans ça, elles n’arrêteraient pas de se bouffer le nez.

— Le principe numéro un du commandement : occuper la troupe, ricana la boscotte. C’est juste que ça m’met les nerfs en boule de les voir faire un truc aussi débile, ajouta-t-elle en indiquant du pouce, derrière son dos, ses ex-compagnes du Manitou qui s’activaient avec une demi-douzaine de rades de Kiel autour d’une ébauche d’embarcation de fortune.

Certes, mais qu’y faire ? Le plan avait été arrêté après que les pirates les eurent abandonnées sur cet îlot en forme de flèche dont le nom, s’il en avait jamais eu un, leur était inconnu. Naroïne avait plaidé pour la construction de canots à voiles à bord desquels des volontaires seraient allées chercher de l’aide. C’est l’idée du radeau qui avait été retenue.

— On s’en va toutes ensemble ou pas du tout ! avait décrété Inanna, suivie par toutes les autres.

Personne ne savait très bien comment elles entendaient rendre un si gros bâtiment navigable, puis lui faire descendre les cinquante mètres de falaise à pic et franchir la barrière de récifs écumants entourant l’îlot. Le seul moyen de quitter ce promontoire déchiqueté semblait être le treuil par lequel on les y avait hissées. Inanna et ses amies se proposaient de l’utiliser, malgré sa gaine de métal, ses serrures et le fait qu’il fût peut-être piégé. Mais il se pouvait qu’elles soient obligées de se rabattre sur une grue de bois et de lianes.

— Les imbéciles. Elles y arriveront pas, et moi j’refuse de m’noyer avec elles, marmonna Naroïne en cinglant le feuillage du bord du chemin avec une badine qu’elle s’était taillée.

Elle paraissait plus l’aise avec une arme dans les mains.

Maïa commençait à se lasser de ses récriminations mais elle n’avait pas envie de se retrouver seule. Trop d’idées noires la menaçaient quand la solitude se rapprochait.

— Qu’en savez-vous ? Après tout, leur plan peut marcher…

— Saignerie ! fit Naroïne en envoyant voltiger une volée de feuilles. Ces allumées de jortes devraient bien voir qu’elles vont s’faire cueillir comme des melons à la baille. Si les pirates décident pas plutôt d’les envoyer droit chez la Maligne.

— On n’a pas vu une seule voile depuis qu’on est là. Comment les pirates sauraient-elles où les trouver, quand bien même… Vous ne voulez pas dire… ?

— Non, j’veux pas le dire, fit-elle, les lèvres pincées.

— Mais c’est ignoble !

— Tu ferais pareil, à leur place. L’ennui, c’est que j’sais pas laquelle – ou lesquelles – c’est. J’les connaissais pas quand j’les ai engagées. J’peux m’fier à aucune d’elles.

— Pas même à moi ?

Naroïne pivota et regarda Maïa dans les yeux, puis un sourire apparut lentement sur le visage de la boscotte.

— Tu me surprendras toujours, gamine. Mais j’parierais ma petite framboise envolée sur toi, même si t’es pas une var.

— Je vous ai déjà expliqué. C’est ma jumelle.

— Mouais. C’est c’que vous disiez, toutes les deux, sur le Wotan. J’reconnais que quand elle t’a laissée ici, c’est pas la douceur qui caractérise les clones qu’j’ai vue.

Maïa réussit à ne pas défaillir une deuxième fois. Elle voyait encore le visage maculé de suie de Leie à travers la brume du coup qu’elle avait pris sur la tête, et qui lui expliquait sèchement la nécessité de ce qu’elle allait faire.

— Je suis contente de te savoir vivante, Maïa, mais ta présence ne m’arrange pas. Mes associées ont une dent contre les gens qui se ressemblent trop, si tu vois ce que je veux dire. Même si elles me croyaient, le doute subsisterait et je ne peux pas me permettre de te laisser tout foutre en l’air.

Maïa avait senti qu’elle lui passait quelque chose sur le visage et les cheveux. Elle avait désespérément tenté de parler à sa sœur miraculeusement retrouvée, mais elle était bâillonnée. Elle n’avait compris que plus tard ce que Leie lui avait fait : elle lui avait noirci la peau et les cheveux au charbon, modifiant radicalement son apparence.

— Ça ne trompera personne très longtemps, avait murmuré Leie en examinant son œuvre. Mais personne ne regardera les prisonnières de près. Un vrai coup de pot que votre capitaine ait choisi de fuir droit vers notre base.

Leie lui avait rapidement expliqué que les pirates avaient établi leur quartier général dans un archipel hérissé de pics que l’on appelait les Dents du Dragon et qu’elles prévoyaient de débarquer leurs captives par petits paquets sur des îlots isolés. Les premières à être abandonnées devaient être les marinières du Manitou. Leie avait inclus Maïa dans ce groupe.

— Tu ne pourrais pas croire ce qui m’est arrivé depuis que la tempête nous as séparées, avait dit Leie. Tu n’aimerais pas l’endroit où on emmène les rades et leur monstre de l’espace, alors je vais faire en sorte qu’on te débarque à un endroit où tu seras mieux. Reste tranquille pendant que je règle tout, Maïa. En été, je t’emmènerai jusqu’à une ville. On réfléchira à un moyen pour que tu m’aides à réaliser mon plan.

Les yeux de Leie brillaient d’un enthousiasme que Maïa connaissait bien, amplifié par une nouvelle et farouche détermination. Dans la confusion où elle était plongée, Maïa s’était demandé quelles aventures avaient pu la changer à ce point.

Puis le sens de ses paroles lui était apparu. Leie et les pirates allaient la débarquer et repartir avec Renna, Kiel, Thalla et les hommes du Manitou. Elle s’était débattue et mise à grogner pour lui faire comprendre qu’elle devait parler.

— Arrête, Maïa, ou je vais être obligée de… Ah, merde, tu as toujours été une plaie de Wengel !

Leie lui avait plaqué un chiffon humide sur la figure. Une odeur écœurante d’alcool et d’herbes lui avait envahi le nez. Sa sœur l’avait embrassée sur le front en murmurant : « bonne nuit, sœurette », et les ténèbres l’avaient engloutie.

Le souvenir de cette trahison tourmentait Maïa, assombrissant la joie de savoir Leie vivante, et il y avait autre chose, un fait qui cristallisait toutes ses pensées conscientes : un homme innocent, impuissant, était retenu prisonnier quelque part sur une de ces îles, sans une amie au monde.

« Sauf moi. Il faut que je retrouve Renna ! »

Elle suivit Naroïne le long d’un chemin qui surplombait la mer, vers l’endroit où les pirates avaient laissé des vivres et du matériel en promettant d’en renvoyer plus tard. Des tentes de fortune formaient un cercle, non loin des arbres. Une des femmes qui avait eu la cheville cassée dans la bagarre touillait une marmite de lentilles sur un feu.

Naroïne écorçait une branche d’arbre à l’aide de silex tranchants pour en faire un arc primitif. Ce n’était pas une arme légale. Mais de quel droit les pirates les avaient-elles abandonnées sur cette île, aussi ? Après avoir arraisonné le Manitou, elles auraient dû diviser la cargaison, puis laisser repartir son équipage et ses passagères.

Seulement voilà… Toutes les forces politiques de la planète recherchaient ardemment ladite « cargaison ». La dernière fois que Maïa avait vu le capitaine Poulandres, il était sur le gaillard d’avant de son bateau, les mains liées et la figure rouge comme s’il s’apprêtait à piquer une crise d’été. Le pauvre homme ignorait visiblement dans quel pétrin il était.

— C’est pour chasser, dit Naroïne en parlant de son arc.

On n’avait vu que des musaraignes sur l’île, mais personne ne protesta. De toute façon, les autorités étaient loin.

Maïa se laissa tomber sur la couverture dont elle avait entouré un matelas d’herbe et de feuilles. Elle avait trouvé un petit recueil de poésie dans une de ses poches. Elle tenta de se concentrer sur une page choisie au hasard.

Ai-je entendu appeler mon nom, ô ma sœur ?

Quel but, Sapho, revendique ton vaste cœur ?

Dis-nous qui, de la passion, doit payer le prix ?

Dis-nous son nom, ô nomme-nous ton ennemi !

Qui te fuit aujourd’hui demain te poursuivra.

Qui refuse tes dons, demain te donnera,

Qui te hait aujourd’hui, ce que tu veux fera.

Quoi qu’il en soit aujourd’hui, demain t’aimera.

Ça ne pouvait être qu’un cadeau de Leie. Leie, qui avait toujours aimé les mots, alors que Maïa préférait les énigmes et les codes secrets. On pouvait y voir une offrande propitiatoire, une promesse, ou un geste impulsif sans plus de signification qu’une tape amicale sur la tête.

Elle parcourut quelques poèmes, mais l’odeur tenace de la drogue avec laquelle on l’avait endormie l’incommodait. Et puis, si Leie estimait avoir de bonnes raisons d’agir comme elle l’avait fait, sa trahison se fondait dans le cœur de Maïa avec celles de Tizbé Bellère, Kiel, Thalla et des sbires de Baltha. La liste invitait au désespoir, et Maïa refusa de s’y plonger.

Elle préféra s’intéresser à la jaquette du livre, faite d’un matériau synthétique, conçu pour protéger l’ouvrage de l’humidité des longues traversées. Elle l’ôta et posa des pierres aux quatre coins, obtenant ainsi une surface plane sur laquelle elle avait tracé de fines lignes perpendiculaires. Avec un bout de charbon de bois, elle avait noirci certaines cases. Elle cracha sur un chiffon, effaça l’ancien dessin et en recréa un différent.

« Ce n’est pas une simple question de forme », songea-t-elle, en s’efforçant de retrouver les idées qui lui étaient venues la veille, près du feu. Tout était si clair, alors.

« Il faut élever la réflexion, ne pas se contenter de se demander comment un groupe de cases va évoluer sur l’échiquier. Il y a une relation entre le nombre d’îlots vivants par zone, leur densité, et le nombre de voisins immédiats nécessaires à la survie. En changeant ce point de la règle, on joue sur…»

Le problème, c’est qu’elle manquait de la syntaxe nécessaire pour exprimer les concepts qui passaient, tels des objets rougeoyants, à la limite de sa conscience. Les rudiments d’algèbre qu’on lui avait inculqués à la citadelle lamaï n’y suffisaient pas. Elle regrettait que les Mères l’eussent détournée des mathématiques et autres abstractions pour lesquelles elle était douée rien qu’en rendant ces matières fastidieuses.

« C’est encore plus beau si on inclut des cellules au-delà des voisines immédiates », se dit-elle en faisant un effort de concentration, mais on ne pouvait poursuivre longtemps le processus. Elle avait visualisé brièvement un jeu de la Vie en trois dimensions, qui avait produit des structures en dentelle d’une beauté stupéfiante, évanescente, des rangées cristallines, mobiles, qui s’enroulaient en dessins brumeux, tournoyants, impossibles à imaginer plus de quelques instants.

Maïa ferma le livre, s’allongea, un bras sur les yeux, et se laissa dériver. Le silex de Naroïne raclant le bois lui rappela quelque chose. C’était une longue année auparavant, loin d’ici, dans les caves de la citadelle de Lamatie. Leie appuyait un appareil contre une énorme porte décorée…

— À moi d’essayer, ronchonnait-elle. Tes calculs subtils n’ont pas marché, alors maintenant on va entrer à ma façon !

Maïa revit les rangées de symboles mystérieux, les serpents entrelacés, l’étoile de pierre qui aurait dû tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, si l’énigme avait un sens…

Il y eut un bruit de pas. Un vrai, pas un souvenir. Maïa ouvrit les yeux. Une silhouette mince occultait le soleil.

— J’ai trouvé quelque chose dans les ruines, dit une voix jeune, flûtée, qui aurait pu être celle d’une fille si, de temps en temps, elle ne se cassait, tombant d’une octave. Tu devrais venir, Maïa. Je n’ai jamais rien vu de pareil.

Elle s’assit. Un jeune garçon dégingandé la regardait. La blague des pirates, comme l’avait appelé Naroïne. Ce petit Brod était bien sympathique. Il avait à peu près le même âge que Maïa, mais à cinq ans, les garçons étaient puérils, pas finis. Celui-ci aurait dû être encore dans son clan maternel.

Officiellement, Brod était un otage sur lequel les pirates comptaient pour s’assurer la coopération des marins du Téméraire. Mais Naroïne avait sûrement raison : le jeune aspirant avait été laissé là par plaisanterie. Une plaisanterie tordue.

— Profitez bien de la prochaine chute de gloire, s’était gaussée une des femmes au bandana rouge avant d’abandonner les prisonnières sur cet îlot perdu au bout du monde.

Maïa se leva lentement, en soupirant. Elle aurait préféré rester tranquille, avec sa migraine. « Enfin, ça ne me fera pas de mal de bouger un peu », songea-t-elle.

— Je te suis, dit-elle à haute voix.

Il avait un gentil sourire inoffensif qui lui donnait vraiment des airs de chiot. Quand le givre recouvrirait l’herbe et les arbres, il serait fort à plaindre avec ces rudes femmes d’équipage. Même si, par chance, il était apte, ça ne soulagerait en rien la tension. Il n’y avait pas d’ovop dans les provisions.

— Viens ! dit Brod en s’enfonçant sous les arbres.

Maïa poussa un profond soupir et suivit le jeune chien fou qui s’était pris d’amitié pour elle.

L’île avait jadis été colonisée, les détenues en avaient vite eu la preuve. Une première exploration leur avait permis de découvrir des murs écroulés, envahis par les lianes. Les ruines de vastes bâtiments se dressaient juste avant la forêt qui coiffait la crête. Brod avait décidé de les inspecter.

Il avait voulu appuyer Maïa et Naroïne de son vote dans l’histoire du radeau et appris que son avis n’était ni requis ni bienvenu. Les femmes d’équipage estimaient en savoir assez long sur la navigation pour se dispenser des conseils d’un aspirant novice et venu de la ville. Pour Maïa, c’était une vexation inutile.

— C’est par là, dit-il en se frayant un chemin dans les broussailles. Je me demandais si la catastrophe s’était produite d’un seul coup ou si la colonie avait été abandonnée peu à peu à la nature.

Maïa eut un sourire indulgent. Il s’était présenté par inadvertance sous le nom de « Brod Terredure », du nom de son clan maternel, une grande maison d’Enheduanna, ville des environs d’Ursulaborg. Il n’aurait jamais dû le mentionner. Il avait intérêt à se débarrasser de son accent classieux de la côte Méchante et à apprendre vite fait le dialecte masculin.

Si ça se trouve, il avait été laissé sur cette île avec l’accord de ses compagnons d’équipage, pour l’aguerrir un peu, ou juste pour avoir un peu la paix. Il ne devait pas être très utile aux pirates. « Nous sommes pareils, lui et moi : personne n’a particulièrement besoin de nous, ni envie de nous voir. »

Le chemin passait entre de grands arbres aux racines noueuses, parmi lesquelles apparaissaient des pierres délitées.

— On y est, annonça le gamin. Prépare-toi à une surprise.

Les arbres s’éclaircissaient vers l’avant. Sans doute les ruines d’un grand édifice aux pierres si grosses qu’ils ne pouvaient y pousser. Elle avait vu ça à Longue Vallée. La citadelle de Lamatie aurait peut-être la même allure dans quelques siècles. Ça valait le coup d’y jeter un œil.

Au sortir des arbres, Brod s’effaça pour laisser passer Maïa et tendit un bras protecteur devant elle.

— Fais attention…

Maïa s’arrêta net et n’entendit plus rien. Rien que le vertige qui rugissait silencieusement à ses oreilles tandis que son regard plongeait dans le précipice béant à ses pieds.

La seule raideur des parois ne l’aurait pas stupéfiée. Les falaises qui bordaient l’île-prison étaient aussi abruptes, et encore plus hautes. Mais elles n’avaient pas la texture de ce gouffre, violemment creusé au centre exact du pic. La surface en était lisse comme du verre, comme si la roche s’était vitrifiée, telle de la mélasse se refroidissant.

« Que s’est-il passé ? Un volcan ? Est-il encore actif ? »

Le matériau obscurément translucide lui rappelait les Glaces Austères des confins septentrionaux. Çà et là, elle distinguait des formes déchiquetées, à croire que la roche, sous la couche vitrifiée, s’ordonnait en strates géologiques elles-mêmes fracturées dans un lointain passé.

Telles étaient les réflexions qui occupaient son esprit tandis que ses lèvres balbutiaient : « Ah… ah…»

— C’est exactement ce que j’ai dit, moi aussi, acquiesça solennellement Brod. Exactement ça.

Ils ne parlèrent pas de cette découverte aux autres, peut-être parce qu’on les tenait pour quantités négligeables et que ceux et celles qu’ils considéraient plus ou moins comme leur « famille » les avaient lâchés. De toute façon, il semblait douteux que l’une des autres prisonnières fût capable de leur expliquer l’origine de ce surprenant cratère. Les fourrés semblaient inquiéter les femmes, qui évitaient de s’y enfoncer.

Naroïne, qui s’aventurait assez loin quand elle allait chasser, n’avait apparemment rien vu d’inhabituel. Avait-elle la vue basse, ce qui paraissait peu probable, ou savait-elle aussi bluffer ? mystère…

Depuis sa conversation avec Naroïne, Maïa ruminait, de sombres soupçons. Même le monde ascétique mais chamarré des abstractions du jeu de la Vie où elle se réfugiait en était troublé. Elle avait du mal à se concentrer sur les dessins mentaux, mouvants, quand elle imaginait Renna dépérir quelque part dans ce semis d’îles. Sans parler de la discussion si longtemps remise qu’elle devait avoir avec Leie.

Les jours passaient. Les prises de Naroïne complétaient les vivres laissés par les pirates, apaisant un peu la tension qui avait suivi le vote sur la fabrication du radeau. Ce dernier projet connaissait des hauts et des bas. Plusieurs plates-formes faites de troncs élagués séchaient au soleil, qui tendait leurs liens d’écorce. Maïa commençait à se demander si Inanna, Lullin et les autres savaient vraiment ce qu’elles faisaient.

Charl, une grande marinière originaire du Nord-Ouest, parvint à l’aide d’un long bâton à accrocher le câble qui pendait sous le treuil et le passa délicatement – car le système était peut-être piégé – dans une poulie de sa confection. En théorie, on pouvait maintenant descendre des choses jusqu’au milieu de la falaise avant de devoir recourir à des lianes tressées. C’était déjà quelque chose.

Les compétences des candidates à l’évasion n’impressionnaient guère Naroïne, mais Maïa, en dépit de ses doutes, fit de son mieux quand Inanna lui demanda d’étudier le moyen de sortir de l’archipel puis de mettre le cap au nord-ouest. En cette saison, les courants dominants n’étaient pas idéaux mais les vents étaient bons et ils pouvaient espérer atteindre le continent de l’Arrivée en moins de deux semaines. Elle passa une soirée à expliquer aux autres comment s’orienter de nuit à partir des étoiles et de jour en mesurant l’angle du soleil. Les femmes l’écoutèrent attentivement, sachant qu’elle n’était guère pressée de quitter le chapelet d’îles, alors que Leie et Renna étaient probablement à quelques lieues à peine de là.

Elle fit ensuite le tour de l’île – Brod à la remorque –, lâcha des bouts de bois dans l’eau à différentes heures et les regarda dériver afin d’obtenir une carte des courants autour des falaises.

— Le treuil n’est pas situé au meilleur endroit pour lancer une embarcation aussi fragile, conclut-elle. Il a dû être placé là à cause du surplomb, mais si le moment est mal choisi, le radeau va se retrouver changé en un gros tas d’allumettes.

— J’aurais dû y penser, fit Brod d’un ton résigné. J’ai l’impression que je ne vaux pas grand-chose comme marin.

— Tu es pourtant officier.

— Aspirant. Tu parles ! Il suffit de réussir quelques tests et d’avoir une famille influente. Mais je suis nul pour tout ce qui est pratique, les nœuds, la pêche…

Ça ne devait pas être un aveu facile. Autant dire qu’il n’était pas un homme. Il n’y avait guère d’emplois possibles à terre, même pour un garçon aussi instruit.

— Je me plaisais bien à la citadelle de Terredure, lui confia-t-il à un moment, le regard perdu dans le vague. Oh, je n’étais pas du genre à rester dans les jupes de ma mère, mais c’était chouette. Les mères, les sœurs étaient… sont sympa. Elles me manquent. C’était un problème pour nos vars.

— J’aurais aimé que les Lamaïs soient comme ça.

— Vaut mieux pas. D’après ce que tu m’as dit, elles étaient plutôt distantes. Ça présente des avantages.

Son regard triste incitait Maïa à le croire. Il était bien humain de se prendre d’affection pour les enfants sortis de sa matrice, même s’ils n’étaient qu’à moitié soi-même. Certains clans, à Port Sanger, avaient du mal à laisser partir leurs estiviens. La séparation était facilitée par le fait que les jeunes avaient intérêt à quitter ce port perdu. Grandir dans une cité animée, vivante, ne devait pas faciliter le départ.

« Enfin, j’aurais bien aimé avoir ce genre de problèmes…»

— Mais ce n’est pas tellement ça qui m’embête, reprit Brod. Je finirai bien par surmonter ça. Et puis Terredure organise parfois des réunions, contrairement à d’autres clans. Non, ce qui me manque le plus, finalement, c’est la bibliothèque.

— Mais il y a des bibliothèques dans les sanctuaires…

— C’est vrai. Des kilomètres d’étagères couvertes de volumes. N’empêche que la bibliothèque de la balise de Trentinger tiendrait dans cinq boîtes de données de l’Université d’Enheduanna. L’Ancien Réseau y passe toujours, tu sais. Terredure était directement connectée. C’est une famille de bibliothécaires. Et j’étais doué. La Mère Cil disait toujours que j’avais dû me tromper de saison en naissant. J’aurais fait la fierté du clan si j’avais été un clone.

Maïa soupira. Elle ne le comprenait que trop. Ses propres dons n’étaient adaptés à aucune des carrières qui s’ouvraient à elle. Ils allèrent un peu plus loin en silence, jetèrent un rameau dans l’eau écumante et calculèrent, en prenant leur pouls, le temps qu’il mettait à s’éloigner.

— Tu peux garder un secret ? fit Brod après un long silence. Ils ont une autre raison de m’empêcher de prendre la mer… le capitaine et les officiers, je veux dire. Je… j’ai le mal de mer, souffla-t-il. Je n’ai rien vu de la bataille où tu as été capturée, parce que j’étais penché par-dessus le bastingage. Pas très encourageant pour un futur officier.

Elle le regarda en essayant d’imaginer ce qu’il avait dû lui en coûter de lui raconter cela, mais elle eut beau faire, elle dut se couvrir la bouche pour étouffer un son étranglé. Brod pinça les lèvres et laissa échapper un reniflement. Maïa se balança d’avant en arrière en se tenant les côtes, puis éclata d’un rire tonitruant. La seconde d’après, le garçon en faisait autant, en poussant entre chaque inspiration des braiments qui n’avaient rien à voir avec des sanglots.

Le lendemain matin, Maïa regarda, du haut de la falaise, passer une vaste formation de zoors. Elle songea à la dernière fois où elle en avait contemplé. C’était depuis l’étroite fenêtre de sa cellule, à Longue Vallée. Elle croyait Leie morte, n’avait pas encore rencontré Renna, et se croyait seule au monde. Aujourd’hui, Leie était vivante et avait juré de venir la rechercher. Maïa s’en faisait pour Renna, mais il y avait peu de risques que les pirates lui fassent du mal, et l’espoir demeurait de le secourir. Elle avait même trouvé des amis, d’une certaine façon, en Naroïne et en Brod.

« Alors pourquoi est-ce que je me sens plus mal que jamais ? »

Tout est relatif, et la douleur présente est toujours pire que le souvenir des chagrins passés. Cette captivité confortable n’apaisait pas l’amertume qu’elle ressentait envers Leie, son angoisse pour Renna et son sentiment d’impuissance.

— Regardez ! s’écria Brod en pointant le doigt vers l’ouest d’où venaient les zoors.

Les femmes étouffèrent un hoquet de surprise. Au milieu de l’armada volante venaient d’apparaître trois majestueuses formes cylindriques, telles des baleines dans un banc de méduses.

— Des pontozes, souffla Maïa.

Longs de centaines de mètres, les animaux aux flancs chatoyants évoquaient les chimériques zep’lins gravés sur l’étui de son sextant. Ils plongeaient de minces appendices dans les vagues pour y puiser leur nourriture et de l’eau à fractionner, sous l’action de la lumière solaire, en hydrogène et oxygène.

Malgré les Lois édictées par le Conseil et l’Église, ces créatures disparaissaient de la face de Stratos. Il était excessivement rare d’en apercevoir près des régions habitées.

« Toutes les choses que j’aurai vues ! se dit Maïa, un peu consolée de ses avanies. Tout ce que j’aurais pu raconter à mes petits-enfants si j’en avais eu un jour ! » Elle songea aux mondes dont lui avait parlé Renna et à leurs merveilles inimaginables. Elle éprouva soudain un sentiment de perte. Elle n’avait jamais convoité les étoiles avant de le rencontrer et elle savait maintenant qu’elles étaient hors de sa portée.

— Ils sont attirés par l’odeur du sucre brûlé, fit le jeune Brod d’un ton songeur. On pourrait en mettre sur le feu.

— Pour quoi faire ? ironisa Naroïne. Tu veux les inviter à dîner, peut-être ?

— Non, mais je me disais qu’on pourrait s’évader d’ici en volant plutôt qu’avec le radeau. C’était une idée comme ça.

Les femmes éclatèrent de rire ou se mirent à gémir devant cette idée complètement folle. Maïa ne put qu’être d’accord avec elles, même si cette idée avait un charme fascinant. Elle aurait pu y réfléchir si le vent avait soufflé vers un abri sûr, ou la terre ferme. Ce Brod n’avait aucun sens pratique.

Son air avide, puis penaud et confus acheva de convaincre Maïa qu’il n’était pas un espion laissé par les pirates pour les surveiller. Personne ne pouvait feindre de passer si vite du désir ardent à l’embarras. La pensée transparente de Brod avait plus de points communs avec celle de Maïa que n’en avait jamais eu celle du vieux Bennett. Ou même celle des femmes de sa connaissance. Il était moins mystérieux et romantique que son ami étranger mais il était sympa, lui aussi.

« Tu commences à drôlement aimer les hommes, se dit Maïa en tapotant Brod sur l’épaule. Les Perkies qui ne s’en servent que pour le sexe et l’amorce ne savent pas ce qu’elles ratent. »

Le radeau avait été fabriqué en quatre morceaux qui devaient être réunis au pied de la falaise, à marée haute. Les vars s’exercèrent à répéter les mouvements nécessaires près du treuil reconverti. Ce serait sans doute plus difficile sur des flots agités, mais elles finirent par s’estimer prêtes. Le premier lancement aurait lieu tôt le lendemain matin.

Leur hâte avait une raison. Elles seraient à court de provisions d’ici une huitaine de jours. Quand la chaloupe de ravitaillement arriverait, elles avaient intérêt à être loin. Et si la chaloupe n’arrivait jamais ? Raison de plus pour ne pas traîner là. Elles seraient affamées en atteignant la côte, mais elles n’en mourraient pas.

Elles n’essayèrent pas de convaincre Maïa et Naroïne de les accompagner. Ainsi, elles donneraient le change quand la chaloupe viendrait, si elle venait, laissant le temps au radeau de prendre du large.

— Nous vous enverrons de l’aide, leur promit Inanna.

Maïa n’avait pas l’intention de se tourner les pouces en attendant. Celles qui restaient s’attelleraient immédiatement au plan de Naroïne et construiraient un canot grossier, mais elle n’irait pas jusqu’au continent de l’Arrivée. Elle comptait déterminer dans quelle île les pirates détenaient Renna et les rades, coincer Leie et lui dire son fait, pour changer.

La veille du départ, ils restèrent plus longtemps autour du feu, à chanter et à raconter des histoires. Les vars charriaient le jeune Brod : quel dommage qu’il soit tombé si peu de gloire ! Était-il certain de ne pas vouloir les accompagner, en fin de compte ? S’il était d’une certaine façon soulagé, il paraissait aussi vaguement regretter d’avoir échappé de justesse à la chute de gloire. Maïa se dit qu’au fond il aurait été curieux de relever le défi, s’il s’était présenté.

« Ne t’en fais. Un mâle aussi intelligent que toi aura d’autres occasions, et bien meilleures. »

Les deux plus jeunes femmes, une six-ans blonde et souple de Quinnland et une sept-ans exotique d’Hypatie, firent tinter des cuillères contre leurs tasses sur un rythme entraînant et entonnèrent une chanson que toutes reprirent.

— Viens, viens… Non, va-t’en ! disait l’aspirant.

— Je sais, j’ai promis,

Mais j’sais plus y faire,

J’ai perdu le pli.

Ferai-je l’affaire

Quand viendra l’printemps ?

Viens, viens, viens, viens-t’en,

Oh, viens… Non, va-t’en !

C’était une chanson à boire très connue, et tant pis s’il n’y avait rien à boire. Les chanteuses se penchaient vers Brod puis reculaient en riant, au grand embarras du garçon. Chacune à son tour ajoutait un vers plus paillard que le dernier.

Maïa passa la main en souriant. Mais quand vint le tour de Brod, il se leva et se mit à chanter d’une voix ferme et assurée.

— Viens, viens… Non, va-t’en ! disent les Mèr’s de clan.

— C’était pas pour jouer,

On voulait pas t’gêner,

S’il avait neigé,

Mais il pleut maint’nant.

Viens, viens, viens, viens-t’en,

Oh, viens… Non, va-t’en !


La plupart des femmes saluèrent par des rires et des applaudissements l’à-propos de sa réponse, mais d’autres parurent ne pas l’apprécier : celles qui, quelques jours auparavant, avaient refusé de prendre son vote en compte.

D’autres chansons suivirent, puis Maïa remarqua que l’ambiance devenait progressivement plus songeuse. À un moment, la fille d’Hypatie entonna une belle et triste mélodie qui racontait comment une vieille compagne de foyer avait conquis une niche, fondé un clan et disparu en laissant des filles clones indifférentes aux amours de jeunesse de leur fondatrice var.

Je vois son visage et j’entends sa voix,

Image et son d’une jeunesse enfuie.

Elle vit toujours mais point ne me voit,

Immortelle, tandis que la mort me suit.

Un coup de vent ranima les braises. Il y eut un silence, puis Charl et Trotula entonnèrent une ballade que Maïa avait entendue chanter par des missionnaires perkinistes. C’était une épopée relatant comment des tyrannies hérétiques appelées « les Royaumes » s’étaient autoproclamées dans les îles tropicales où elles se trouvaient en ce moment. Cette période était peu étudiée en classe et on n’en parlait guère dans les romans d’aventures que lisait Leie. Mais chaque printemps, la menace et la mystique tragique de cette chanson retentissaient dans les rues.

Force, puissance et audace,

Retour des voies paternelles

Comme au temps jadis, hélas,

Force au pouvoir, legs mortel.

Au flamboiement de Wengel,

Les yeux embrasés de haine,

Ils vinrent, de feu et de fiel,

D’l’été proclamer le règne…

Entre la Grande Défense et l’Ere du Repos, mille ans auparavant, la rébellion faisait rage sur l’océan Mère. Enhardis par le renom qu’ils avaient acquis en repoussant l’envahisseur étranger, des conjurés mâles avaient juré de rétablir le patriarcat. S’emparant des routes maritimes, ils brûlaient les vaisseaux, noyaient ceux qui refusaient de se rallier à leur cause, levaient, dans les villes qu’ils prenaient, toutes les barrières des Lois et de la tradition. La saison des aurores était une époque de licence débridée sinon d’horreur.

… Empire d’été, jamais voulu

Par les femmes.

Toute l’infamie

D’un sombre destin révolu.

Vigilance, entends-tu mon cri ?

La Savante Claire, interrogée par Maïa, avait eu un rictus de dégoût :

— Les gens simplifient à outrance. Les Perkies ne parlent jamais des alliées des Rois, et pourtant…

— Qui s’était allié avec eux ? avait relevé Maïa, choquée.

— Des femmes, évidemment. Des quantités de femmes. Des opportunistes qui savaient comment tout ça se finirait.

Elle n’avait pas voulu lui en dire plus, et il n’y avait pas grand-chose sur le sujet à la bibliothèque municipale. Elles avaient alors tenté, Leie et elle, de se faire passer pour des clones et de s’introduire dans un meeting perkiniste… mais elles s’étaient fait repérer et jeter dehors.

Maïa vit l’attitude des vars se refroidir encore envers Brod. Les femmes assises près de lui trouvèrent des prétextes pour se lever et s’asseoir plus loin. Même la Quinnlandaise, qui flirtait maladroitement avec lui depuis des jours. Bientôt, seules Maïa et Naroïne demeurèrent près de lui. Le jeune homme affecta bravement de ne rien remarquer.

C’était vraiment trop injuste. Il n’avait rien à voir dans ces crimes du temps jadis. Quel dommage que Charl et Trotula aient choisi cette fichue chanson… Encore une chance qu’aucune de ces vars ne soit perkiniste. Sacrés préjugés !

… Garder les Fondatrices donnantes,

Ne pas oublier le fatum.

Femmes à venir, passées, présentes,

À sauver du regret de l’Homme.

Plus personne ne dit grand-chose après. Le feu s’éteignit. Une à une, les futures aventurières allèrent se coucher. En revenant des latrines, Maïa passa devant l’abri de Brod, dressé à l’écart des autres, lui souhaita bonne nuit, se rassit près du feu et s’absorba dans la contemplation des braises.

Un peu plus loin, vers la forêt, Naroïne leva la tête.

— T’arrives pas à dormir, flocon ?

Maïa répondit d’un haussement d’épaules. Naroïne dut comprendre qu’elle n’avait pas envie de parler car elle se retourna. Bientôt, de légers ronflements s’élevèrent des vagues formes sombres qui l’entouraient. Le feu se mourait. Seuls points lumineux dans le noir complet, des constellations brillaient entre les nuages, puis même ces trouées se refermèrent. Alors Maïa regarda comment, attisées par un coup de vent, les braises fleurissaient, crachaient une soudaine gerbe d’étincelles et s’apaisaient. Il lui apparut que la répartition des zones allumées et éteintes ne devait rien au hasard. La quantité de combustible, d’air, de chaleur déterminait un flux et un reflux continuels. Qu’une région s’embrase, consumant tout l’oxygène alentour, et ses voisines s’obscurcissaient, et vice versa. Encore une forme d’écologie en soi. Ou une sorte de jeu. Un jeu subtil, aux règles particulières, qui donnait des dessins superbes. Elle sentit s’annoncer une nouvelle transe géométrique et fut un moment tentée de s’y abandonner, mais elle avait besoin de toute son attention pour autre chose.

Elle prit un bâton, fit rouler un gros tison dans sa tasse, la recouvrit avec une soucoupe et attendit une bonne heure en pensant à Leie, à Renna… et surtout, en se demandant si elle ne se faisait pas une montagne de rien du tout. Après tout, ce n’était qu’une idée fondée sur un raisonnement, sans la moindre preuve.

— Eh ben, c’est demain le grand jour, fit une voix basse, presque inaudible, mais que Maïa reconnut tout de suite.

« J’en étais sûre », se dit-elle tandis qu’Inanna s’accroupissait à sa gauche.

— T’es bien la dernière personne qu’j’aurais cru trop énervée pour dormir, à voir ta façon d’faire bande à part, reprit l’autre d’un ton détaché. On va te manquer tant que ça ?

Maïa lui jeta un coup d’œil et la trouva un peu trop détachée, justement.

— Les amis me manquent toujours.

— Ouais, acquiesça Inanna. Faudra qu’on s’trouve une poste restante, dans une ville de la côte, peut-être, et qu’on s’débrouille pour se r’trouver. On descendra quelques bières et on fera baver les gens du coin avec notre histoire. Au fait, si t’as envie d’un p’tit gorgeon, ajouta-t-elle sur le ton de la conspiration en lui tendant un objet mince qui glougloutait. Ça te dit ? Pour se quitter bonnes amies ?

— Vaudrait mieux pas. L’alcool me monte à la tête et je ne serai bonne à rien au moment du lancement.

— Tu seras bonne à rien non plus si tu dors pas cette nuit.

Elle déboucha la flasque, s’administra une longue rasade, s’essuya la bouche et tendit la flasque à Maïa.

— Ah ! Ça fait du bien. Ça t’remet du poil où y faut, et ça t’l’enlève là où il en faut pas.

— Juste un coup, alors.

Maïa porta le goulot à sa bouche, laissa un filet d’alcool lui couler dans la gorge et se mit à tousser de bon cœur.

— Hein qu’ça réchauffe les tripes ! Du givre pour le nez et des flammes pour le ventre, y a pas meilleur mélange.

Maïa se sentit en effet envahie par une vague de chaleur. Quand Inanna insista pour qu’elle en prenne encore une gorgée, elle eut beau faire, un peu de liquide tomba sur sa langue. On aurait dit du feu. La troisième fois, elle parvint à retenir l’alcool, mais ses seules vapeurs lui firent tourner la tête.

— Merci. On dirait que… ça marche, dit-elle du ton pincé d’une femme soûle qui ne veut pas le montrer. Je… crois que je devrais aller me coucher.

Elle prit sa tasse et s’éloigna en traînant les pieds vers son sac de couchage, à la périphérie du camp.

— Dors sur tes deux oreilles, Pu-pucelle, fit la femme, dans son dos, d’un ton indéniablement satisfait.

Maïa s’écroula avec un soulagement ostensible, mais tous les sens en éveil. Elle était à présent presque certaine que ses soupçons étaient fondés. Elle surveilla discrètement la femme qui gagnait sa propre couche, à l’autre bout du camp. Elle ne s’allongea pas mais s’assit et attendit.

« Je n’aurais jamais imaginé tout ça avant. Avant que Tizbé, Kiel, Baltha – et Leie – ne m’apprennent que les gens peuvent jouer un double jeu. C’est tellement évident, maintenant…»

Naroïne avait raison. Dans cet archipel, un canot avec une voile et une dérive pouvait naviguer entre les hauts-fonds et les îlots avec une bonne chance de s’en tirer, même si on le repérait. La décision de construire plutôt un radeau n’était pas due au hasard : une fois vu, il ferait une proie facile.

À condition que les pirates patrouillent régulièrement dans le coin, or les vigies n’avaient aperçu que deux voiles depuis leur abandon sur l’île. Il faudrait une énorme coïncidence pour que les pirates arrivent juste au moment où le rafiot prendrait la mer. « À moins qu’elles ne soient prévenues…» Tout bien réfléchi, c’était une idée ridicule.

« Pourquoi nous auraient-elles laissés là sans surveillance ? Elles devaient bien se douter que nous tenterions de fuir, d’aller chercher de l’aide, d’alerter les autorités. »

Les récriminations de Naroïne après le vote avaient mis la puce à l’oreille de Maïa. Il devait y avoir une espionne parmi elles ! Quelqu’un qui veillerait à ce que l’inévitable tentative d’évasion soit vouée, à l’échec. Quelqu’un qui avertirait les pirates que le moment était venu de préparer l’embuscade.

Les reprendre et les ramener sur l’île leur saperait sûrement le moral et couperait court aux tentatives ultérieures mais ne les empêcherait pas irrémédiablement. « Elles doivent avoir l’intention de nous transférer dans une prison plus sûre, comme celle où elles ont emmené Renna et les rades. Bon, mais pourquoi ne pas nous y avoir enfermées depuis le début ? »

Restait une seule réponse logique, que Maïa envisagea froidement. « Aussi dénuées de scrupules qu’elles soient, elles ne pouvaient se permettre de tuer des prisonniers de sang-froid devant tant de témoins : les hommes du Téméraire, Renna… Elles ne pouvaient compter sur eux pour garder un tel secret. »

Mais plus tard, elles pouvaient prendre un petit bateau, armé de femmes sûres. Et si elles tombaient, par hasard, sur un radeau sans défense, elles n’auraient qu’à lui jeter quelques blocs de pierre. Aucune trace. Quelle tristesse…

La fureur de Maïa chassa son commencement d’ivresse. Immobile et les paupières mi-closes, elle guettait le moindre mouvement d’Inanna.

Elle aurait pu vérifier ses soupçons d’une manière plus subtile, en faisant semblant d’aller se coucher en même temps que tout le monde, mais ça risquait de prendre des heures et elle craignait de s’endormir. Et si elle se trompait ?

Mieux valait démasquer l’espionne le plus tôt possible en donnant l’impression qu’elle allait rester éveillée toute la nuit. Ce contretemps la pousserait peut-être à s’affoler.

Ça avait marché. Maïa avait maintenant une cible à surveiller. Savoir qu’elle avait vu juste l’aidait à se concentrer.

Mais l’autre ne bougeait pas. Le temps semblait s’écouler avec une lenteur géologique. Les secondes, les minutes passaient, léthargiques. Les yeux lui piquaient à force de chercher des contrastes dans le noir. Elle les ferma l’un après l’autre. La tache d’ombre demeurait aussi immobile qu’un roc.

Une volute de fumée montant des braises flotta jusqu’à elle. Maïa dut fermer les deux yeux un peu plus longtemps.

Quand elle les rouvrit, elle fut prise de panique. Qui sait combien de temps elle avait perdu l’autre de vue. Elle s’était peut-être même endormie ! Elle scruta les ténèbres et sentit l’incertitude la gagner. Ce n’était peut-être pas cette vague forme-là qu’elle devait surveiller mais une autre. Sa cible avait disparu. Si seulement une lune, une seule brillait !

« Si seulement j’avais découvert comment elle envisageait de prévenir les autres…» C’est pour ça qu’elle avait fait tous ces tours de l’île, sous prétexte d’étudier les courants. Elle avait regardé partout, en vain. À présent elle devait faire un choix : attendre encore ou s’enfoncer dans les bois à la recherche de quelqu’un dont l’avance ne faisait que croître ?

« La barbe. Depuis le temps, elle doit être loin.

« Allez, j’y vais…»

Elles s’apprêtait à se lever lorsqu’elle se figea. L’ombre avait bougé ! Il y eut un bruit imperceptible, et l’ombre se redressa et s’éloigna lentement. Les étoiles furent occultées par une chose qui avait vaguement la forme d’une femme trapue.

« C’est parti ! » Maïa roula sur le côté et prit les objets qu’elle avait cachés sous sa couche : un bâton au bout entouré de lianes, un couteau de pierre, la tasse contenant la braise tiède, à peine lumineuse. Suivant un chemin soigneusement mémorisé, elle s’enfonça sans bruit dans la forêt, s’arrêta à un endroit prévu à l’avance et tendit l’oreille.

Vers l’est, des pas écrasaient le gravier, sans précaution particulière à mesure que la femme s’éloignait du camp. Maïa s’obligea à attendre un peu pour s’assurer qu’elle ne s’arrêtait pas afin de guetter tout signe de poursuite.

Enfin rassurée, Maïa engagea la filature. La piste s’enfonçait dans la forêt. Pas étonnant que ses recherches sur les falaises n’aient rien donné… Elle s’était dit que le système de signalisation devait se trouver en un point visible d’une autre île, mais Inanna était trop rusée pour le laisser traîner à un endroit où n’importe qui risquait de tomber dessus.

Maïa marcha sur une branche qui fit un bruit à réveiller Perséphone au fin fond de l’Hadès, à ce qu’il lui sembla. Elle tendit l’oreille mais fut assourdie par le martèlement de son cœur. Au bout d’un long moment, le bruit de pas reprit enfin devant elle. Les étoiles dessinèrent une forme entre les arbres. Elle reprit la poursuite en redoublant de prudence.

Elle eut de la chance. Comme les nuages masquaient les étoiles, la brise tourna, lui apportant une odeur différente. Elle s’arrêta net. Sa proie obliqua brusquement vers la gauche, et Maïa comprit soudain pourquoi.

Juste devant elle, les étoiles un instant reparues arrachèrent mille reflets scintillants aux parois d’un gouffre : le cratère, beaucoup plus impressionnant que de jour. Le précipice vitreux ouvrait à quelques mètres d’elle sa gueule de monstre antique, avide d’un casse-croûte nocturne. Maïa déglutit péniblement et repartit en observant le sol avec plus d’attention que jamais. Par bonheur, la piste s’écartait de l’abîme. Un bruit pareil à celui de deux pierres raclées l’une contre l’autre la fit s’arrêter. Le son se répéta. Elle écouta.

Plus un bruit. Que le silence et le vent dans les branches. Redoutant un piège, elle compta jusqu’à soixante et reprit sa marche prudente dans la direction du dernier bruit qu’elle avait entendu. Elle contourna les arbres et autres obstacles en se repérant à un bout de la constellation du Cycliste apparue entre les nuages, près de l’horizon, et conclut au bout d’un moment que quelque chose ne tournait pas rond. « J’ai dû aller trop loin. Ou je me suis trompée quelque part…»

Elle ne voyait ni n’entendait rien. L’éventualité d’une embuscade n’était pas à écarter.

Tout à coup, ses pieds s’enfoncèrent dans un sol sablonneux, creusé de sillons. Elle était entourée de formes massives, dans une clairière où ne poussait pas un arbuste. Elle tendit la main vers un tas de pierres éboulées. Des pierres taillées, aux angles érodés. C’était l’un des bâtiments en ruines qui jonchaient l’île. L’endroit idéal pour tendre un piège.

Elle alla à tâtons jusqu’au bout du mur et vérifia que personne ne l’attendait au coin. Tout allait bien, du moins à cet endroit. Maïa s’agenouilla, posa ce qu’elle tenait à terre et ferma un œil pour ne pas se déshabituer de l’obscurité – un truc qu’elle avait appris en observant le ciel avec le vieux Bennett. Elle abrita d’une main la tasse contenant la braise, souffla dessus pour la ranimer et la remit à terre, le bout entouré de lianes sèches de son bâton par-dessus. Une odeur de brûlé monta à ses narines et la torche s’embrasa.

Elle se releva en la tenant au-dessus de sa tête, un peu en arrière pour que la lumière ne tombe pas sur ses yeux. Les ombres fuirent les murs et les troncs d’arbres illuminés. Elle se hâta de faire le tour des ruines pendant qu’Inanna, si elle était là, battait encore des paupières, aveuglée.

Rien. Maïa refit le parcours, en examinant cette fois les endroits où quelqu’un aurait pu se cacher, prête à utiliser le bout de bois enflammé comme une arme.

« Merde. Inanna devait être juste assez loin pour se cacher quand j’ai allumé la torche. Dommage. Je croyais avoir enfin réussi mon coup. Il faut croire qu’on ne se refait pas. »

Déconfite, elle s’assit sur une pierre plate. La pierre bougea légèrement sous son poids. Elle se releva et l’examina à la lueur de la torche. Bah, un morceau de mur comme les autres, un peu branlant. « Du calme. Pas de conclusions hâtives. »

Un coup de vent souffla la flamme vers le haut.

Vers le haut ? Maïa tendit la main et sentit un petit courant d’air. Elle appuya sur la dalle avec le pied, pour voir. Elle bougeait beaucoup trop librement.

— Je suis vraiment une paumée d’atype, moi. Évidemment…

Elle revit le cratère vitrifié tel qu’il lui était apparu à la lumière du jour. Elle avait distingué un réseau sous la couche de verre, mais elle avait rejeté cette image comme une vue de son esprit trop prompt à voir des schémas partout. La vision de ces couches qu’elle avait rationnellement classées comme sédimentaires s’imposait maintenant à elle comme un dédale de pièces et de couloirs. Creusé de main d’homme. Peut-être par souci de sécurité. Mais en vain. Ça n’avait servi à rien contre ce qui avait fait ce… ce trou.

Maïa décida de découvrir le secret de la pierre. « Une poussée vers la gauche… on soulève, et le tour est joué ! »

La dalle de pierre pivota, révélant une charnière rustique mais solide. Un escalier aux marches grossières plongeait sous les racines des arbres. Maïa posa prudemment le pied sur la première et descendit avec circonspection dans les ténèbres.

« Ma torche est à moitié consumée. J’ai intérêt à me magner. »

Les marches menaient cinq mètres plus bas dans un boyau courant sous une voûte primitive, de faible hauteur. Maïa rentra la tête dans les épaules et la flamme de sa torche lécha le plafond. Puis le tunnel déboucha sur une vaste salle.

Tout était couvert de poussière et de gravats. Une table et une chaise de bois étaient entourées de traces de pas. Dans un coin s’élevait un tas de détritus, dont des pelures d’orange et de chicfruit encore odorantes. « Il y en a une qui mangeait mieux que les autres », se dit-elle avec amertume. Dans une boîte en bois, elle trouva des biscuits au sésame et une orange moisie. « Je comprends que tu aies été pressée de lancer le radeau. Tu étais à court de friandises, hein, Inanna ? »

Une couverture accrochée à des clous masquait un escalier. Maïa déchira le tissu en bandelettes, en prit la moitié pour envelopper la torche sous sa partie embrasée, fourra le reste dans sa ceinture avec son couteau de silex et se mit en route.

Une impression d’éternité poussiéreuse s’empara d’elle à mesure qu’elle descendait l’escalier en colimaçon. Il était ancien à en juger par ses marches finement taillées, usées sur plusieurs centimètres en leur milieu. Chacune avait la forme d’une part de tarte dont la pointe reposait sur celle du dessous. Au milieu, des saillies en forme de disques issues du nez de chaque marche s’empilaient les unes sur les autres, formant une rampe à laquelle elle se cramponna.

À une dizaine de mètres de profondeur, sur un palier, une porte s’ouvrait sur des salles obscures. La lumière de sa torche lui montra des plafonds voûtés, certains effondrés, qui se perdaient au loin dans le noir et le silence absolus. L’absence de traces dans la poussière indiquait que personne n’était passé par là depuis des années. Se sentant bizarrement glacée, elle reprit sa descente, passa un deuxième palier, un troisième, puis un quatrième. C’est alors qu’un bruit faible, indistinct, monta vers elle.

« Mon royaume pour un monte-charge », se dit-elle avec ironie en songeant qu’elle devrait remonter toutes ces marches. Et que ferait-elle si sa torche s’éteignait ? En théorie, il ne devait pas être difficile de ressortir. Il suffisait de remonter l’escalier puis de se diriger à tâtons vers la source d’air frais. En pratique, elle aurait probablement une peur bleue. « Je me demande de quel genre de lampe dispose Inanna…»

La cage d’escalier était maintenant fissurée, comme si les parois avaient été ébranlées par un tremblement de terre. Les marches elles-mêmes étaient fendues. Le dessous avait lâché çà et là, faisant pleuvoir des débris de pierre sur les marches inférieures. Certaines oscillaient d’une façon inquiétante.

Maïa en était sûre, à présent : ce cratère vitrifié n’était pas d’origine naturelle, volcanique ou autre. C’était un fait de guerre. Des gens s’étaient creusé un terrier ici et d’autres étaient venus les débusquer, ébranlant le sol à une profondeur inimaginable. L’ampleur du cataclysme la terrifiait. C’était bien la dernière chose dont elle avait besoin.

Le bruit se rapprochait. C’était un tintement lointain, intermittent. Et un courant d’air. Frais et indéniablement pur.

Maïa trébucha, surprise, au bas de l’escalier. La spirale débouchait dans une salle où s’ouvraient trois portes. Elle s’humecta un doigt, observa le vacillement de sa torche et scruta le sol à la recherche de traces de pas. « Celle-là. »

Derrière la porte s’étendait une galerie taillée dans le roc et sur laquelle donnaient des pièces ténébreuses, aussi loin que portait la lueur de la torche. Maïa tendit le brandon dans la première. Elle était vide, en dehors d’un énorme banc poli dont le dessus était orné de trous réguliers, comme destinés à recevoir les chevilles d’un jeu étrange. Pourtant, Maïa eut le sentiment qu’on ne jouait pas dans cette espèce de crypte. Elle en eut la chair de poule.

Elle repartit. Le tintement était maintenant accompagné d’un murmure qui s’enflait et retombait. La torche se mit à crachoter. C’était le moment d’y rajouter des bandes, à moins qu’elle ne la laisse s’éteindre comme l’imposait la prudence.

Elle poursuivit son chemin en tenant le mur à sa gauche et en essayant de mémoriser les lieux avant que… Puis la torche s’éteignit. Plongée brutalement dans l’obscurité totale, elle ralentit mais, serrant les dents, continua d’avancer en levant les pieds pour éviter tout bruit intempestif.

Tout à coup, ses doigts perdirent contact avec le mur, envoyant en elle une onde de panique. « Pas d’affolement. C’est juste une porte. Avance bras tendu, tu vas retrouver le mur. »

Ça lui prit une éternité… ou quelques secondes, et elle avait dû se retourner, car lorsqu’elle reprit contact avec le mur, elle se cogna le coude. Ça lui fit mal, mais la rassura quand même. Elle se réjouit aussi d’avoir dépassé la porte. Dans les ténèbres, on avait vite fait d’imaginer des monstres, des êtres qui n’avaient pas besoin de lumière.

« Les vrais Stratoïns », se dit-elle en espérant, par la dérision, échapper à la terreur. Les grandes sœurs racontaient à leurs cadettes que les habitants originels de Stratos avaient fui l’invasion hominienne en se réfugiant sous terre où ils vivaient toujours, avides de vengeance. Mais ce n’étaient que des histoires. Il n’y avait aucune trace de leur existence.

« Cela dit, je n’avais jamais entendu parler non plus de cratères de cent mètres de diamètre forés dans la roche. »

Une nouvelle porte engloutit la main de Maïa, la persuadant définitivement que des mâchoires allaient lui arracher le bras. Elle retrouva le mur avec un indicible soulagement.

« Arrête. Pense à autre chose. À la Vie – au jeu de la Vie. »

Elle avait de quoi faire : les taches qui dansaient devant ses yeux par manque d’informations visuelles créaient des motifs éphémères qui clignotaient comme la console de jeu de Renna. Il était tentant de penser que ce tir d’artillerie aveugle recelait un sens, un secret, un grand principe.

Maïa franchit encore deux portes, et il lui sembla que le bruit était plus fort. Ses premiers soupçons se confirmèrent peu après. Ce ne pouvait être que le flux et le reflux de la marée. « Je dois être tout en bas, près de la mer. »

Elle sentit de l’air frais. Plus important, elle aurait juré que, loin au-dessus d’elle, une faible lueur dissolvait l’affreuse obscurité. Une vague source lumineuse. Avant même de distinguer le sol, elle marcha avec plus d’assurance.

Levant les yeux, elle vit ce qui ne pouvait être qu’un reflet. Un mur éclairé par une source encore hors de vue.

Maïa s’approcha avec circonspection. Le couloir formait un T. Elle longea la barre de droite, et coula un œil au coin.

Une nouvelle galerie débouchait à vingt mètres de là dans une vaste pièce éclairée. Alors qu’elle avançait d’un pas furtif, Maïa s’aperçut que d’étranges reflets ondoyants jouaient sur le plafond de la salle. Le bruit était à présent très net : c’était celui d’un liquide coulant goutte à goutte. Au loin, les vagues grondaient, martelant le roc.

« C’est donc ça ! » Maïa hésita à l’entrée de la salle, où une double porte autrefois monumentale pendait de guingois sur ses gonds rouillés. Dedans, une lampe à huile était posée sur une table. Le fond de la pièce disparaissait sous l’eau. Dix mètres plus loin, la surface passait sous une corniche rocheuse, donnant sans nul doute vers la mer. Une barque était amarrée à un quai, mât couché et voiles ferlées, mais parée au départ.

Maïa prit son bâton à deux mains, prête à en faire usage, mais il n’y avait personne. Et aucune issue n’était visible. L’absence était plus effrayante qu’une confrontation directe.

« Où est-elle passée ? »

Maïa s’approcha de la table. Près de la lampe était posé un boîtier fonctionnel avec ses boutons et un petit écran : une console-com d’où partait un mince câble venu du tunnel marin, sans doute une antenne, ou une liaison directe avec une autre île. Ça paraissait extravagant, mais pourquoi pas, après tout, si cet îlot-prison devait souvent servir ?

Une ligne de caractères illuminait l’écran. Maïa posa son bâton sur la table et se pencha pour les déchiffrer.

LA CURIOSITÉ, ÇA SE PAIE…

« Oh, Saignerie…»

Il y eut un bruit fracassant, derrière elle. Maïa saisit vivement son arme et fit volte-face. L’antique porte vola en éclats tandis qu’une furie fonçait sur elle. Le hurlement d’Inanna ébranla les murs de pierre et fit reculer Maïa, qui fendit l’air de son bâton, mais rata son but. La pirate la prit par sa chemise, sa ceinture, et l’envoya si loin qu’elle eut le temps de voir ce qui l’attendait.

Et de respirer un bon coup avant de tomber dans l’eau glacée. Le choc lui coupa le souffle, mais elle trouva la présence d’esprit – et la volonté – d’attendre avant de remonter à la surface. Elle s’éloigna à grands battements de pieds. Si elle arrivait à prendre assez de distance, elle réussirait peut-être à améliorer ses chances de mener un combat égal : l’énergie du désespoir et la jeunesse contre l’expérience.

« Un combat égal ? Tu rêves ! »

N’y tenant plus, Maïa refit surface au bord du bassin, jeta en hoquetant les bras sur le bord, puis une cheville, et opéra un rétablissement. Une douleur lui tarauda la jambe, et elle retomba à l’eau. Clignant des yeux à cause du sel, elle vit son ennemie au-dessus d’elle, prête à frapper à nouveau.

Aiguillonnée par l’urgence de la situation, elle plongea en avant, lui attrapa le pied et le tordit. Inanna poussa un cri et tomba lourdement sur le sol de pierre. Maïa en profita pour mettre un genou sur le bord du bassin et se hissa au-dessus…

Mais l’autre roula sur elle-même et heurta Maïa, qui retomba dans l’eau. Inanna lui fit alors pleuvoir une grêle de coups sur le crâne, la prit par les cheveux et lui enfonça la tête sous l’eau. Maïa essaya désespérément de s’éloigner vers le tunnel, bien qu’au bout, ce fût la mer – et la mort.

Elle n’alla pas loin. Inanna la tenait par les cheveux !

Maïa creva la surface en inspirant frénétiquement, puis se sentit attirée vers le bord. Elle s’arc-bouta contre la pierre dans l’espoir d’entraîner Inanna avec elle. Mais la garce la tenait bien. Elle lui enfonça à nouveau la tête sous l’eau.

Maïa agrippa alors sa ceinture. Elle était presque à bout de forces lorsqu’elle parvint enfin à dégager son couteau de pierre des plis de sa ceinture. Elle décrivit un arc avec le bras et, sans prendre la peine de viser, elle frappa.

Un cri retentit, qu’elle entendit même sous l’eau. La pression se relâcha et Maïa refit le plein d’air. Mais presque aussitôt les mains revinrent. Maïa les frappa à coups redoublés, puis une poigne solide lui emprisonna le poignet.

— Bien joué, la Pucelle, gronda la pirate entre ses dents, en ravalant sa douleur. Maintenant, on va y aller lentement.

Elle lui remit la tête sous l’eau et la laissa ressortir le temps d’aspirer une goulée d’air. Le visage brouillé de la pirate exprimait une joie malsaine. Puis l’instant de rémission prit fin et Maïa replongea. Elle tenta de prendre appui sur la paroi, mais Inanna était trop lourde et trop bien plantée sur ses jambes pour se laisser entraîner.

Le froid engourdissait Maïa, calmant la douleur de ses plaies et de ses poumons brûlants. Elle remarqua distraitement qu’une tache rouge grandissait à la surface de l’eau. Inanna saignait. Elle devait commencer à s’affaiblir. C’était une bonne nouvelle, si le combat devait se poursuivre.

Il était terminé. Maïa sentait ses forces l’abandonner. La lame de pierre tomba de sa main molle. Quand Inanna lui ressortit la tête de l’eau, elle eut à peine la force de respirer. Elle vit confusément la pirate la regarder d’un air narquois puis se pencher en avant pour la dernière fois.

Elle se prit tout de même à s’interroger vaguement.

« Pourquoi tout ce sang ? »

La femme se pencha plus qu’il n’était nécessaire assurément. Était-ce pour jouir de sa victoire ? Lui murmurer des paroles d’adieu ? Lui donner un baiser d’adieu ? Tout à coup, elle s’affala dans l’eau, entraînant sa proie vers le fond.

Maïa secoua la surprise qui la paralysait et retrouva un regain d’énergie. Le dernier choc qu’elle reçut de la pirate fut l’image indélébile de la flèche saillant de son cou.

Elle remonta à la surface et inspira un mince filet d’air mais elle était trop faible et sombra de nouveau… pour sentir, très loin, une autre main se refermer sur ses cheveux.

Elle n’eut pas d’autre pensée avant un bon moment.

— Je sais, j’aurais pu l’assommer, ou trouver aut’chose. Mais j’avais une flèche prête à partir. Et puis, ça paraissait une bonne idée sur le coup.

Maïa ne voyait pas pourquoi Naroïne s’excusait.

— Je vous dois la vie, dit-elle en frissonnant, enveloppée dans un hectare, semblait-il, de toile à voile, tandis que la boscotte fouillait le corps d’Inanna à la recherche d’indices.

— Ben on est quittes. Sans toi, si t’avais pas allumé ta torche à c’moment-là, j’tombais dans l’cratère. J’avais eu l’idée d’suivre cette salope, moi aussi, mais j’l’avais paumée. N’empêche, j’ai pas rigolé pour retrouver l’escalier. Steak et patates de lugar ! jura-t-elle en se redressant. Que dalle ! C’était une pro, y a pas à dire.

Elle s’approcha de la table et examina la console-com.

— Jorte et double jorte ! sacra-t-elle à nouveau.

— Qu’y a-t-il ?

— Y a qu’c’est pas une radio. Ce truc doit être une liaison par câble. P’t’êt reliée à un signalisateur à infrarouge installé sur les rochers, à l’extérieur.

— Je… n’avais p-pas pensé à ç-ç-ça, fit Maïa en claquant des dents, et il n’y avait rien à faire : les vêtements de la morte étaient mouillés, et ceux de Naroïne beaucoup trop petits pour elle. Alors, on ne peut pas appeler la police ?

Avec un soupir, Naroïne s’assit sur le coin de la table.

— Flocon, t’es en train de lui parler.

— Ben voyons, fit Maïa en battant des yeux.

— T’en sais si long maintenant qu’j’ai intérêt à tout t’raconter si j’veux pas qu’tu t’mettes à gueuler « Eurêka ! » dès qu’on s’ra dehors.

— La drogue… vous enquêtiez…

— À Lanargh, ouais. Mais après on m’a collée sur un truc plus important.

— Renna.

— Hon-hon. J’aurais jamais imaginé une affaire comme celle-là. Y a tout un tas de gens qui voudraient bien mettre la main sur ton homme des étoiles, quoi qu’il en coûte.

— Y compris vos patronnes ? demanda Maïa malicieusement.

— Y en a à Caria qui redoutent une nouvelle invasion de Stratos. J’suis à peu près sûre qu’il est inoffensif. Mais ça nous garantit pas qu’il représente pas un danger…

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, vous le savez bien.

— Ouais. Excuse. J’peux parler qu’pour ma cheffe directe. Elle est nette. Mais les politicardes au-d’sus d’elle, j’en sais rien. Pourtant, j’donn’rais cher pour l’savoir ! Enfin, soupira-t-elle en se penchant à nouveau sur la console. On est bien obligées de faire comme si Inanna a eu l’temps d’les prév’nir d’la tentative d’évasion de d’main. Donc, pas question d’utiliser c’canot. C’qu’est sûr, Maïa, c’est qu’t’as sauvé un tas de vies. Les autres, là-haut, iront pas s’jeter dans la gueule du loup. Mais en attendant, on est coincées ici.

Maïa s’extirpa de sa voile et se mit à faire les cent pas entre le bassin et la table. Par le tunnel leur parvenait le bruit de la marée qui se retirait.

— Pas sûr, dit-elle après un long silence. Il y a peut-être un moyen de s’en sortir, tout compte fait.

Itinérant – Journal de bord Mission Stratos
Arrivée + 52 364 Ms

Et si je m’étais complètement trompé, si cette énorme expérience ne portait pas sur le sexe ? La volonté de minimiser la violence inhérente aux hommes n’était qu’un leurre. Le vrai problème, c’était le clonage, permettre aux humains de se dupliquer. Pour moi, si les hommes avaient pu porter des répliques d’eux-mêmes, Lysos les aurait inclus dans son programme.

Les psychologues d’ici parlent du Désir de Matrice des mâles. Si doué soit-il, un Stratoïn ne peut qu’espérer se reproduire par procuration, pas personnellement et jamais par duplication. C’est vrai partout, mais plus encore sur Stratos.

Les résultats préliminaires des biotests sont arrivés. Je ne suis porteur d’aucun germe interstellaire. Aucun, du moins, qui soit transmissible aux Stratoïns par contact direct. Tant mieux. Je n’aimerais pas être l’instrument d’une tragédie comme celle que l’itinérante Lirta Wu a provoquée sur Reichsmonde.

Certaines factions stratoïnes souhaiteraient néanmoins me maintenir en semi-quarantaine, pour « réduire le risque de contamination culturelle ». Heureusement, la majorité du Conseil est moins stricte envers moi. Depuis quelque temps, je reçois des délégations de divers mouvements. Groves, du Conseil de Sécurité, n’aime pas beaucoup ça, mais elle n’y peut rien.

Aujourd’hui, j’ai eu droit à une députation d’hérétiques qui voulaient repartir avec moi afin de répandre la parole de Stratos dans le Phylum hominien. La contamination culturelle dirigée vers l’extérieur, ça s’appelle « l’illumination ».

La capacité de ma navette étant limitée, je leur ai proposé d’emporter des enregistrements. Elles finiront bien par avoir des missionnaires qui délivreront leurs sermons de vive voix.

Quand on m’a envoyé sur ce système approfondir les études effectuées à distance, je pensais qu’on attendrait mon rapport pour lancer les vaisseaux cryogéniques. Mais le Stellophylum de Florentine n’a pas perdu de temps. Cy m’informe que ses instruments ont détecté le premier cryovaisseau. On dirait que le Phylum va arriver plus vite que prévu pour sceller la réunification. Et rendre caduques toutes les discussions des femmes de ce monde sur la préservation de leur noble isolement.

Bientôt, malgré leurs moyens de plus en plus déficients, les Savantes sauront. Et elles poseront des questions.

Il vaut mieux que je les mette tout de suite au courant.

Mais avant, j’ai un autre problème à régler, d’ordre psycho-glandulaire. Mes symbiontes entrent périodiquement en conflit et je suis obligé de m’aliter un jour ou deux. C’est rare, heureusement. La plupart du temps, j’ai bon pied bon œil.

Mon statut de visiteur mâle est ambigu. Même les clans qui approuvent ma mission se montrent réservés en privé. Inutile de rêver qu’elles pourraient me traiter comme les mâles privilégiés qu’elles accueillent à la saison des aurores. Aucune ne veut risquer une grossesse accidentelle avec un étranger dont les gènes pourraient perturber le Plan des Fondatrices.

Cette froideur quasi paranoïaque a eu l’avantage de contribuer à calmer mes pulsions latentes, quoique je ne cherche jamais à séduire, à moins que l’on ne s’intéresse à moi.

Avec la venue de l’automne, toutefois, les rapports sociaux se font plus chaleureux. Les femmes me parlent, me sourient. Je commence à en considérer quelques-unes comme des amies. Ma présence ne semble plus les hérisser mais au contraire les attirer. Il leur arrive de me toucher le bras, de faire des plaisanteries légères. Ô ironie ! Alors que je suis moins isolé, ma gêne augmente. De jour en jour. D’heure en heure.

Elles ont beau savoir que je ne fonctionne pas comme leurs hommes, Iolanthe, Groves et la plupart des autres doivent penser que la diminution de luminosité de l’étoile de Wengel apaise mes propres feux. Seule la Conseillère Odo comprend ce qui se passe. Pour elle, c’est un problème que réglerait aisément une visite à une maison de Plaisir, où l’on saurait prendre les précautions qui s’imposent avec un étranger lubrique.

Je suis dans une situation embarrassante. Malgré le pourcentage de femmes dans la population, Stratos n’est pas un rêve d’adolescent devenu réalité mais une société complexe, pleine de contradictions et de subtilités. La situation est assez délicate comme ça sans que j’en rajoute.

Je suis un diplomate. Comme tant d’autres ambassadeurs, prêtres ou autres, avant moi, je maîtriserai mes instincts.

Mais combien de célibataires, à travers le temps et l’espace, auront été autant sollicités, du nerf optique jusqu’au tréfonds des moelles ?

Allons, Renna. Ce n’est qu’une affaire de signaux sexuels. Certaines espèces sont excitées par des phéromones, ou par la démarche. Les chimpanzés sont émoustillés par le rose de l’œstrus, les Stratoïns mâles par la lumière. Les humains réagissent aux signaux les plus incommodes de tous : des signaux que les femmes ne peuvent s’empêcher de lancer quelles que soient leur condition, la saison, ou leurs intentions.

On n’y peut rien. La nature, il y a bien longtemps, avait ses raisons. Néanmoins, je comprends que Lysos et ses alliées aient décidé de modifier des règles aussi gênantes.

Pour la millième fois, pourquoi n’est-ce pas une itinérante qui est tombée sur cette mission ?

Je sais bien que je divague, mais je suis embrasé, submergé par cette fécondité intouchable qui m’environne. Je n’arrive pas à dormir, à me concentrer. Ce n’est pourtant pas le moment de perdre la tête. Je vais plus que jamais en avoir besoin.

Est-ce un prétexte ? Peut-être. Mais pour la réussite de la mission, je ne vois pas d’autre possibilité.

Demain, je vais demander à Odo… d’arranger quelque chose.

Chapitre XX

— Ces salopes doivent piaffer d’impatience, fit Naroïne en scrutant l’écran. J’ai encore aperçu leur proue, et un reflet sur des jumelles. Elles attendent que l’moment propice.

Maïa répondit par un grognement. Des courants violents tentaient de fracasser la petite embarcation contre la falaise. Les efforts des quatre rameurs ne leur servaient souvent qu’à rester sur place. Ils s’aidaient parfois de longues gaffes pour éviter les écueils. Pendant ce temps, une main sur la barre, Naroïne surveillait, grâce à l’appareil d’Inanna, ce qui se passait de l’autre côté de l’île. L’ennui, c’est que les fibres menant aux microcaméras n’étaient pas infinies. Ils devaient rester près de l’entrée de la caverne, avec ses courants contraires, s’ils voulaient conserver leur mince avantage. Leur plan – un plan destiné à piéger des piégeuses professionnelles – était déjà assez désespéré.

« Je regrette juste que personne n’ait eu une meilleure idée. »

— Trot et son équipe ont presque fini, reprit Naroïne après avoir changé de canal. Les derniers éléments du radeau ont été mis à l’eau. Ça d’vrait plus être bien long.

Maïa jeta un coup d’œil à l’écran et vit une image floue de femmes s’activant autour d’une plate-forme de rondins. Comme elle l’avait prévu, la mer était calme là-bas, à cette heure-ci. Contrairement, hélas, à ce qui se passait à l’entrée du tunnel. Il y eut enfin une accalmie. Maïa, Brod, Charl et Tress lâchèrent leurs rames avec soulagement. Ils n’avaient pas eu une minute de répit depuis l’affrontement avec Inanna.

Il avait d’abord fallu réveiller les femmes d’équipage et leur annoncer que l’une des leurs était une espionne. Leur incrédulité n’avait pas résisté à la visite des grottes secrètes de l’île, et surtout aux messages enregistrés sur l’unité com d’Inanna. Il y avait eu d’interminables palabres autour du plan de Maïa, auquel personne n’avait proposé d’alternative constructive, puis des heures de préparation fébrile qui avaient abouti à cette agitation matinale. Plus Maïa y réfléchissait, plus la situation lui semblait absurde.

« N’aurait-il pas mieux valu attendre ? Éviter simplement de tomber dans le piège d’Inanna ? Laisser les pirates s’en aller et tenter de fuir de nuit avec le bateau ? »

Seulement ils ne tenaient pas à dix-huit dedans. Et à la nuit tombée, les pirates s’interrogeraient sur le sort de leur espionne. Sans nouvelles d’elle, elles supposeraient le pire et prendraient d’autres mesures. Or le petit bateau n’échapperait pas à un blocus de navires équipés de radars. Quant à celles qui seraient restées sur l’île, la faim en viendrait à bout plus lentement mais aussi efficacement que la violence.

« Non, il fallait que ce soit maintenant, avant qu’elles s’étonnent de ne pas recevoir de nouvelles d’Inanna. »

— Ela ! s’écria Naroïne. Les voilà ! Toutes voiles dehors et fendant l’écume !… Les jortes patriarcales ! Elles ont un ketch à voile latine. Ça file comme le vent, avec un équipage d’au moins douze femmes. Ça va être coton.

— C’est pas nouveau, gronda Charl en crachant dans l’eau.

— On ne va pas faire demi-tour ? s’inquiéta Tress.

— Attendons d’voir. Elles ont passé l’cap et elles sont plus dans l’champ d’la première caméra. Va falloir qu’la suivante les cadre. Ah, l’équipe d’Lullin les a r’pérées…

Sur le petit écran apparurent les femmes qui tentaient de mettre le radeau à l’eau avant que les pirates ne soient sur elles. Manœuvre désespérée à en juger par les dernières images du puissant navire fendant les flots.

— Elles vont les arraisonner ? reprit Tress.

— J’aimerais bien. Mais à mon avis, c’est pas pour faire des prisonnières qu’elles sont là aujourd’hui.

Le courant se remit de la partie. Maïa et les autres recommencèrent à ramer tandis que Naroïne réglait son appareil.

— Ça y est, j’les ai ! Elles doivent pas être à plus d’trois kilomètres. Elles approchent à toute vitesse.

« Approchez…», se dit Maïa en regardant l’appareil sur lequel apparut une vaste surface de toile blanche. « Allez, plus près. »

L’équipe du radeau largua enfin les amarres. Les unes poussaient sur des branches tandis que deux autres hissaient une voile faite de couvertures agrafées. On aurait juré qu’elles s’efforçaient vraiment de s’échapper. Soit elles étaient bonnes comédiennes, soit elles crevaient de trouille.

Naroïne continuait à leur annoncer la position du bateau pirate. Il ne fut bientôt plus qu’à deux kilomètres du radeau, puis un, puis huit cents mètres, et il avançait toujours.

Sur le radeau, c’était l’angoisse. Une silhouette balançait des caisses par-dessus bord, comme pour l’alléger. Elles restèrent derrière le radeau, sans s’en écarter sensiblement.

— Six cents mètres, dit Naroïne.

— On ne devrait pas s’approcher, maintenant ? risqua Brod.

Il paraissait étrangement détendu compte tenu des confidences qu’il avait faites à Maïa. En fait, il avait insisté pour les accompagner.

— Lysos n’a jamais dit que les hommes ne devaient pas se battre, avait-il argumenté la veille. Les hommes sont réservistes de la milice et susceptibles d’être appelés en cas de danger. Pour moi, ces félonnes entrent dans la catégorie !

Maïa n’avait jamais entendu un tel raisonnement. Qu’en pensait Naroïne, qui était de la police ? Eh bien, la boscotte avait d’abord cillé, puis acquiescé d’un hochement de tête.

— Y a des précédents. Et puis, elles doivent pas s’attendre à tomber sur un mâle. Ce sera un élément de surprise.

Il avait donc été autorisé à les accompagner. De toute façon, il serait plus en sécurité avec elles que sur le radeau.

— Du calme, et ferme-la, coupa Naroïne. Quatre cents mètres… J’ai hâte de voir comment ces salopes comptent s’y prendre. Trois cents mètres…

Brod prit la rebuffade avec équanimité. Maïa comprit pourquoi. Il était un peu verdâtre. Il luttait contre le mal de mer. S’il entendait montrer qu’il en avait dans le ventre, elle espérait que ce ne serait pas d’une façon trop littérale.

Si le combat paraissait désespéré, l’esquif devait tenter de fuir devant le vent et s’abriter derrière l’île. C’était la seule façon de venger celles qui se sacrifieraient sur le radeau. Mais l’ennemi avait un radar et Maïa savait qu’elles auraient du mal à lui échapper. Le plan consistant à attirer les pirates dans un piège restait encore le meilleur.

— Deux cent quatre-vingts mètres… Saignerie de jortes !

Le poing de Naroïne fit trembler la lisse. Un lointain coup de tonnerre retentit, anormal sous un ciel dégagé.

— Qu’est-ce que c’est ? s’écria Maïa.

Elle eut juste le temps d’apercevoir sur l’écran une gerbe d’eau à côté du radeau, éclaboussant son équipage éperdu.

— Elles ont un canon ! hurla Naroïne. Ces nom d’Lysos de faces de lugar de têtes de jortes ! C’était pas prévu, ça !

Se sentant coupable parce que l’idée venait d’elle, Maïa se dévissa le cou pour regarder l’écran. Un éclair jaillit de la proue du navire pirate, au milieu de la fumée du premier tir.

— Qu’est-ce que tu r’gardes, toi ? cracha Naroïne. Occupe-toi plutôt d’tes rames ! J’vous dirai c’qui s’passe !

Maïa obéit comme une lame drossait le canot sur un écueil.

— Souquez ! hurla Brod en ramant de toutes ses forces.

Ils évitèrent la catastrophe de justesse. Puis, aussi vite qu’elle était venue, la vague se retira en les entraînant.

— Naroïne ! Attention ! s’écria Maïa.

Mais la boscotte, absorbée par le spectacle de l’écran, ne vit pas le faisceau de câbles se tendre, lui arrachant l’appareil des mains. Il disparut dans les flots.

La policière se leva, faisant tanguer le bateau, et lança un chapelet de jurons tandis que de nouveaux roulements de tonnerre leur parvenaient de l’autre côté de la falaise. Puis elle reprit son empire sur elle-même, se rassit et tint la barre à nouveau.

— C’est pas grave. Ça d’vrait plus être long, maintenant.

— Lullin et les autres vont être pulvérisées ! cria Tress.

— Elles savaient qu’ça pouvait arriver. En s’montrant maint’nant, on réussirait qu’à s’faire tuer nous aussi.

— Alors on essaye d’s’échapper ? hasarda Charl.

— Elles nous r’péreraient tout d’suite. Et avec leur canon, on aurait aucune chance. Et puis, j’veux ma revanche. On va s’approcher en attendant l’dernier tir pour hisser la voile.

Ils se laissèrent emporter par le courant vers un endroit où les flots étaient moins tumultueux. Des explosions leur ébranlaient les tympans. Alors qu’ils s’approchaient, un autre son leur glaça le cœur : des cris aigus, désespérés.

— Il faut qu’on…, commença Tress.

— Ta gueule ! cracha Naroïne.

À cet instant leur parvint un bruit qui rappela à Maïa celui des cloisons du Wotan en train de se briser. Une explosion de bois et d’os. D’air et de chair sauvagement déchiquetés. À ses échos succéda un long silence stupéfait, rompu seulement par le fracas des vagues heurtant les rochers. Maïa avait la bouche et la gorge si sèches qu’elle ne put même pas déglutir.

— Elles vont attendre d’être sûres avant d’bouger, fit Naroïne, dominant sa colère. Charl, tiens-toi prête. Les autres, hissez la voile et planquez-vous !

Ils obtempérèrent. Charl prit la barre. Elle s’était affublée d’une perruque de fortune qui lui donnait l’air vaguement blonde.

— J’vois c’qu’y reste du radeau, dit la boscotte en regardant discrètement par-dessus la lisse. Baisse la tête, toi !

Un coup d’œil lui avait suffi. Pour le reste, Maïa se contenterait de la description de Naroïne. La mer était jonchée de débris de rondins et de cordes. Et puis il y avait un corps grotesquement déformé. Le spectacle lui soulevait le cœur.

— J’vois pas encore le pirate. Y a une, non, deux survivantes qui s’cachent derrière des caisses. J’espérais qu’y en aurait plus… Ela ! Voilà leur étrave. Prépare-toi, Maïa !

Elles avaient longuement débattu de cette partie du plan. Naroïne estimait devoir se charger de cette tâche dangereuse. Maïa avait rétorqué qu’elle était trop petite pour que ce soit vraisemblable. Et puis, elle avait plus important à faire.

« Tu l’auras voulu », se dit Maïa en rampant vers l’arrière.

Charl se mit à gesticuler et à crier pour attirer l’attention des pirates. « Tout ça repose sur des suppositions. Pourvu que les pirates n’éventent pas la ruse tout de suite…

« Enfin, Inanna n’avait aucune raison de rester sur l’île une fois le radeau détruit. Il est normal qu’elle vienne chercher des renforts pour achever les survivantes restées dans l’île. »

C’était un raisonnement logique, corroboré par les derniers événements. Mais était-il exact ? Les pirates s’attendaient-elles à voir une grande blonde dans un petit bateau à voile ?

— Sont à environ cent cinquante mètres, décrivait Charl, entre ses dents. Ah, quelqu’un m’montre du doigt… on m’fait signe. Une autre prend des jumelles. À toi de jouer, vite !

Maïa respira un bon coup et fit semblant de se jeter sur Charl, laquelle la repoussa. Le bateau se mit à tanguer. Puis elles s’empoignèrent comme si elles tentaient de s’étrangler mutuellement tout en se débrouillant pour que Charl tourne le dos aux pirates. Tout ce qu’elles pouvaient voir à présent, c’était une grande blonde en train de se défendre contre une adversaire qui avait survécu à la destruction du radeau.

Des cris se firent entendre. « Si elles se doutent de quoi que ce soit, elles vont nous achever au canon, se dit Maïa. Ou si, chez elles, les espionnes comptent pour du beurre. »

Se bagarrer, même pour la frime, était épuisant. Le roulis du bateau forçait les combattantes à s’agripper solidement. Au bout de quelques minutes, Charl resserra sa prise sur la gorge de Maïa, déclenchant des ondes d’authentique douleur.

— Maïa ! appela Naroïne, tapie à l’arrière. Où sont-elles ?

Maïa fit mine de flanquer un coup sur l’oreille de Charl et regarda par-dessus son épaule. Le vaisseau pirate vira de bord et son foc se gonfla, lui donnant un peu d’élan.

— À moins… moins de cent mètres, hoqueta Maïa alors que Charl la jetait contre le mât de l’esquif. Elles arrivent…

Charl prit une rame et lui en destina un coup si réaliste qu’elle se baissa avant d’avoir pu lui dire le reste : deux des pirates massées à la proue du ketch tenaient des objets qui ressemblaient de façon terrifiante à des fusils. La seule chose qui pouvait sauver Maïa était sa proximité avec une femme que ces félonnes prenaient pour leur complice.

— Quatre-vingts mètres…, reprit Maïa en donnant un coup de coude dans les côtes de Charl, qui lâcha sa rame et la prit à bras-le-corps. Eh, pas si fort !… Soixante mètres…

Le ketch était d’une beauté terrifiante. On aurait dit un rapace qui fondait sur elles, rejetant de part et d’autre de son étrave les débris de l’infortuné radeau qui roulaient dans son sillage. Les falaises à pic de l’île étaient à présent derrière l’esquif. Toute retraite leur était interdite.

— Cinquante mètres…

Soudain, la perruque de Charl glissa. Les deux femmes se hâtèrent de la remettre en place, mais une des pirates poussa des cris outragés. « C’est fichu », se dit Maïa en levant les yeux sur l’ennemi qui approchait. Une carabine pointa sur elles.

Il n’y eut pas un bruit, rien. Juste une ombre fugitive qui courut le long de la falaise et sur un coin de mer inondé de soleil. Une des corsaires du ketch leva la tête et ouvrit la bouche pour crier. On aurait dit qu’un énorme nuage noir, confus, tombait sur le gracieux navire, suivi d’une caisse de métal hérissée de protubérances qui heurta le bastingage, rebondit… et explosa.

Maïa fut d’abord aveuglée par les flammes, puis la déflagration projeta Charl sur elle, l’écrasant contre le mât. L’onde de choc s’empara de la voile qui se mit à claquer et envoya les deux femmes au fond du bateau où elles restèrent à moitié estourbies, ballottées par les flots en furie.

Maïa sentit qu’on la tirait vers la proue. Le sang battait à ses oreilles. Le temps semblait s’étirer et se rompre à intervalles irréguliers. Puis elle entendit la voix lointaine de Brod lui dire d’étranges choses sur un ton rassurant.

— Ça va, Maïa. Tu n’as rien. Il faut que tu te prépares. Debout, Maïa ! Allez, Naroïne nous amène vers Tanière…

Mouais… Seulement elle commençait à avoir l’habitude de ce genre de situation et elle savait qu’il lui faudrait quelques minutes pour reprendre ses esprits. Se mettant à genoux, elle sentit qu’on lui glissait un bâton entre les mains. Ses doigts se refermèrent machinalement dessus. La treppe d’Inanna… Si seulement elle se rappelait comment on s’en servait !

Brod la tourna dans le bon sens, vers une énorme chose noire de suie qui était, un instant plus tôt, blanche, orgueilleuse et superbe et gisait à présent au milieu d’un enchevêtrement de câbles et de cordages. Ses voiles avaient été déchiquetées par la bombe artisanale, catapultée à l’instant propice par deux prisonnières restées au sommet de la falaise.

— Parées !

Dans les terribles échos qui retentissaient encore à ses oreilles, Maïa reconnut la voix de Naroïne. Elle décochait des rafales de flèches avec son arc pendant que Tress faisait franchir les derniers mètres à leur bateau…

Le choc fut rude. Brod poussa un cri et bondit, un bout de corde entre les dents, sur le bastingage du navire pirate. Il grimpa à bord et fit rapidement un nœud, assurant l’esquif.

— Attention ! cria Maïa, sortant de sa léthargie.

Elle visa une femme qui se jetait sur Brod en brandissant une treppe. Hélas, sa propre arme ricocha sur le bastingage.

Brod se retourna juste à temps. Avec un soupir, il écarta l’arme de la pirate, l’attrapa par son bustier et l’envoya rejoindre celles qui nageaient parmi les débris du radeau.

Tress et Naroïne rejoignirent Brod, suivies par une Charl sonnée. Maïa dut s’y reprendre à deux fois avant d’arriver à jeter une jambe par-dessus le bastingage, puis elle se laissa rouler sur le pont du bateau corsaire. Mais, dans le mouvement, elle lâcha la pique d’Inanna, qui retomba dans l’esquif. « Saignerie… J’y retourne ou pas ? »

Elle secoua la tête. « Basta ! En avant. Et bats-toi. »

Elle vit vaguement les survivantes du radeau grimper à bord et prendre part au combat tandis que les pirates se hâtaient vers l’arrière. Des coups de feu claquaient, des pieds raclaient le pont. Levant les yeux, elle vit deux femmes attaquer Brod et une autre balancer un poignard en direction de Naroïne. La scène stupéfia Maïa. Elle n’avait jamais vu des visages aussi haineux, même à Longue Vallée ou sur le Manitou. Les combats y obéissaient à des règles tacites. La mort était une issue possible, mais non voulue. Ici, c’était le but recherché. L’affaire s’était envenimée jusqu’à l’abomination : l’utilisation de poignards, de flèches, de fusils et d’hommes.

La main de Maïa tomba sur une poulie cassée en deux par l’explosion et l’abattit sans réfléchir derrière le genou d’une des adversaires de Brod. La femme poussa un cri et lâcha un poignard rouge de sang – pourvu que ce ne fût pas celui du garçon. Maïa lui en flanqua un coup sur l’autre genou. La pirate s’écroula en hurlant de douleur. Maïa s’apprêtait à répéter l’opération sur l’autre adversaire de Brod quand celle-ci s’éclipsa purement et simplement. Brod lui-même n’était plus nulle part. Le combat s’était déplacé à tribord.

Maïa se retourna. Acculée contre le bastingage, Naroïne tapait avec son arc sur deux pirates, une qui l’asticotait avec son poignard tandis que la seconde s’efforçait d’éjecter une cartouche coincée dans son fusil. Avant que Maïa ait réagi, le flingue récalcitrant céda. La cartouche vide sauta. La femme en inséra une nouvelle, referma la culasse, leva son arme…

Maïa poussa un cri et bondit. La pirate la vit arriver du coin de l’œil, fit tourner le mince canon de son fusil.

Une nouvelle explosion ébranla l’oreille droite de Maïa tandis qu’elle empoignait la pirate. Elles s’affalèrent sur le bastingage qui céda et elles tombèrent par-dessus bord.

« Je venais juste d’arriver », gémit intérieurement Maïa. Puis l’océan la gifla et l’engloutit dans son obscurité sirupeuse.

« Lamatie et Longue Vallée m’exécraient, ce putain d’océan me hait. On dirait que le monde entier a une dent contre moi. »

Elle creva la surface et inspira avidement. Elle se retourna dans l’espoir de repérer son ennemie avant d’être elle-même repérée mais ne vit personne. Peut-être l’autre avait-elle si peur de lâcher sa précieuse arme qu’elle l’avait suivie jusqu’au fond. Malgré tout ce qui lui était arrivé, c’était la première fois que Maïa tuait sciemment quelqu’un.

Elle regagna tant bien que mal le navire pirate environné de débris et de fumée. Elle n’en pouvait plus, mais au moins ses pensées commençaient à s’éclaircir. Et lui rappelaient tous les endroits où elle avait mal. « Oui, eh bien, ce n’est pas le moment de te lamenter. Il est peut-être déjà trop tard ».

En effet. Quand elle remonta à bord du bateau, le combat était terminé.

Il y avait du câble enchevêtré partout. Le treuil, ou ce qui en restait, avait été l’élément décisif de leur piège : un filet assez grand pour prendre un bateau, même lancé par une catapulte improvisée et peu précise. C’est Brod qui avait eu l’idée d’utiliser le mécanisme piégé comme une arme supplémentaire. Ç’avait été le coup de pouce providentiel.

Malgré les dommages causés par l’explosion puis le combat, le ketch ne semblait pas prendre l’eau, mais le gréement était dans un sale état. Il faudrait des heures pour le remettre en état de reprendre la mer. Lysos ait pitié d’eux si un autre bâtiment pirate arrivait sur ces entrefaites. En écartant cette déplaisante éventualité, ce qu’il leur fallait à présent, c’étaient une bonne avance et des vents favorables. Les blessées semblaient ragaillardies par l’idée de réussir à fuir, vengeant ainsi leurs mortes.

Il eût fallu que les quatre femmes et l’adolescent fussent fous pour attaquer seuls les pirates, même sonnées. Mais ils comptaient sur des renforts provenant d’une source que les pirates ne pouvaient imaginer : seules quelques-unes des passagères du radeau étaient encore à bord quand l’ennemi avait commencé à les bombarder. Les autres – les cinq meilleures nageuses du Manitou – étaient cachées sous les caisses jetées à l’eau sous prétexte d’alléger l’embarcation. En réalité, elles étaient attachées et flottaient un peu plus loin, à un endroit où l’ennemi ne penserait pas à tirer.

Quand l’esquif avait abordé le navire, attirant les pirates vers l’arrière, les nageuses avaient contourné l’étrave et subrepticement grimpé à bord. Elles avaient eu l’avantage de la surprise, mais l’entreprise n’en était pas moins risquée.

Le sort de ce genre de batailles dépend parfois de détails mineurs, se dit Maïa. Les deux dernières femmes d’équipage du Manitou, qui manœuvraient la catapulte, avaient peut-être été les plus courageuses de toutes. Leur tâche accomplie, elles avaient sauté dans l’eau du haut de la falaise. Survivre à ce plongeon était déjà un exploit. Mais se mettre instantanément à nager pour rejoindre le ketch endommagé et prendre part au combat… Cette seule idée emplissait Maïa d’un infini respect. C’étaient vraiment de sacrées bonnes femmes.

Le temps que Maïa revienne de sa propre excursion aquatique, la dernière vague de renforts avait inversé le sort de la bataille et changé un sanglant match nul en victoire. À présent, elles préparaient le vaisseau captif au départ, aidées de trois prisonnières sous étroite surveillance. Brod, malgré ses plaies et ses bosses, était en haut du mât. Il triait les cordages et les voiles utilisables et éliminait le reste.

Maïa balançait des longueurs de câble par-dessus bord quand Naroïne s’approcha avec une carte et la déroula devant elle.

— Tu r’lèves bien la latitude avec le truc de Pegyul ?

Maïa opina du chef. Elle n’avait pas eu le temps d’examiner son mini sextant depuis ses deux plongeons dans l’océan, mais elle avait procédé à plusieurs bons relevés du haut de l’île.

— Voyons… on doit être…, commença-t-elle en étudiant la carte, qui montrait un long archipel d’îlots déchiquetés, en travers desquels était inscrit un nom en lettres cursives. Ça alors ! J’en reviens pas ! On est dans les Dents du Dragon !

— Ouais. Ça fait drôle, hein ? J’te raconterai des trucs intéressants sur ces îles légendaires, un d’ces jours. Mais pour l’instant, tu vois où on est ?

— Ah oui. Elles ont dû nous laisser là, sur… euh, Grimké.

— Mouais. Alors ça, reprit Naroïne en tendant le doigt vers une masse embrumée à l’ouest, c’est De Goumay. Le meilleur passage pour sortir de là s’rait donc juste au nord. Deux bonnes journées et on devrait retrouver les routes maritimes.

— Exact. J’espère que vous y arriverez.

— Quoi ? Tu viens pas ?

— Non. Je prendrai le petit bateau, si ça ne vous dérange pas. Je n’ai pas fini ce que j’avais à faire ici.

— Renna et ta sœur… Mais tu sais même pas où chercher !

— Brod m’accompagnera. Il sait où est le sanctuaire d’hommes du phare d’Hasley. De là, on trouvera peut-être une indication de l’endroit où est détenu Renna, soupira Maïa en omettant de rappeler que Leie faisait partie de ses geôlières. En fait, cette carte nous serait plus utile qu’à vous, puisque…

— Sûr, prends-la. Y en a d’autres en dessous, fit Naroïne d’un ton bourru en indiquant le pont avec le parchemin roulé. Évidemment, Renna risque de plus être dans l’archipel.

— Elles ne se seraient pas donné tout ce mal pour se débarrasser de nous si elles avaient fui au loin. Non, je suis convaincue qu’ils sont encore par ici, Leie et lui.

Suivit un silence seulement troublé par les coups de hache, de marteau et de rabot. La boscotte était manifestement en proie aux mêmes sentiments qui gonflaient la poitrine de Maïa. Elle se sentit un peu réconfortée à cette idée.

— Si jamais t’arrives à Ursulaborg, ou à une autre grande ville, trouve une console com et compose AEP 5496, reprit enfin Naroïne. En PCV. Donne-leur mon nom.

— Et si vous ne… si vous… enfin…, bredouilla Maïa.

— Si je m’en sors pas ? s’esclaffa la boscotte, comme soulagée de pouvoir rire de quelque chose. Ben, tu diras à ma patronne où tu m’as vue en dernier et tout c’qui s’est passé. Et aussi que j’te devais une ou deux bonnes manières. P’t’êt qu’elle t’aidera à trouver un bon boulot.

— Merci. Tant qu’il ne s’agit pas de charbon…

— Ni d’eau salée ! s’exclama-t-elle en serrant Maïa dans ses petits bras musclés. Bonne chance, flocon. Évite les prisons, arrête d’essayer d’te noyer et de t’faire taper sur la tête comme ça et tu d’vrais t’en sortir.

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