PREMIERE PARTIE

Ne minimisons jamais le voyage que nous avons entrepris ni ce à quoi nous avons sciemment renoncé. Les partenaires que la nature nous a imposés ont accompli de grandes choses, reconnaissons-le, mes sœurs. La force des hommes avait son utilité, ne serait-ce que pour nous défendre contre leurs pareils. Mais ce qu’ils ont de meilleur vaut-il qu’on le paie si cher ?

Si le code qui régit la Nature, notre Mère, avait un intérêt quand nous étions des animaux, il l’a maintenant perdu. Nous appréhendons tous ses secrets. Et avec le savoir vient le besoin de changement. Les femmes exigent une vie meilleure.

C’est pourquoi nous avons cherché ce monde éloigné du Phylum hominien et de son carcan contraignant. Améliorer l’esquisse qu’est l’humanité actuelle, tel est le défi lancé à notre génération fondatrice.

Lysos, extrait du Discours du Jour de l’Arrivée.

Chapitre I

Une tresse de cheveux bruns brillait dans un trapèze de lumière, sur la table de nuit branlante. Un mètre de natte nouée aux deux bouts par des rubans bleus. Le bleu du Coquillage stellaire, la couleur du départ. À côté étincelaient des ciseaux, une pointe enfoncée dans le bois telle une danseuse en équilibre sur une jambe. Maïa regarda ces signes cabalistiques en s’efforçant de les séparer du rêve d’où elle émergeait.

— Nom de Lysos ! Elle l’a fait ! souffla-t-elle tout à coup en repoussant ses couvertures.

Elle frissonna. Le vent descendu des Glaces austères gonflait les rideaux de la petite mansarde, y apportant des cris de mouettes et l’odeur de glaces lointaines. Leie avait laissé la fenêtre ouverte ! En se précipitant pour la fermer, Maïa aperçut le reflet du soleil levant sur les toits d’ardoise des clans nobles. Le goût des petits matins blêmes était un vice qu’elle partageait avec sa jumelle.

— Aïe ! fît-elle, portant la main à la tête. C’est vraiment moi qui ai tenu à travailler hier soir ?

Ça paraissait pourtant une bonne idée, sur le coup.

— Autant nous mettre au courant des dernières nouvelles avant de partir, avait-elle suggéré en les inscrivant, sa sœur et elle, comme serveuses dans la maison d’hôtes du clan. Nous apprendrons peut-être quelque chose d’utile. Et puis, un peu d’argent de plus ne nous fera pas de mal.

Les officiers de l’Hirondelle de Mer avaient, en effet, beaucoup parlé en buvant force vin doux de Lamatie. Mais pas avec elles, les morveuses variantes : avec les jolies Lamaïs d’hiver, toutes pareilles, bien habillées et aux manières raffinées, qui avaient passé la soirée, jusque bien après minuit, à claquer des doigts à l’attention des jumelles pour qu’elles leur apportent des cruches de boissons capiteuses.

La fenêtre ouverte devait être une basse vengeance de Leie.

« La barbe ! » pesta intérieurement Maïa. Leie aussi en avait connu, des plantages, pendant les années qu’elles avaient passé à ourdir leur plan. « Je n’ose imaginer combien de corvées nous allons devoir nous taper avant de trouver notre niche. »

Elle songeait à se recoucher quand la cloche de la tour nord éveilla le coin miteux de l’enceinte lamaï où vivaient les jumelles. Les hiverniennes des beaux quartiers ne se lèveraient pas avant une heure, mais les estiviennes étaient – ô ironie – habituées à sortir par les froids matins d’hiver. Maïa enfila en soupirant sa nouvelle tenue de voyage : collant noir en stretch, corsage blanc et bustier, bottes et veste de cuir gras. Tous les clans n’en donnaient pas autant à leurs vars quand elles partaient, ainsi que le rabâchaient les mères. Maïa fit de son mieux pour se sentir privilégiée.

Tout en s’habillant, elle contemplait la tresse coupée, incongrue, comme si c’était la tête tranchée de Leie. Elle eut un frisson et retint un geste destiné à conjurer le mauvais sort. Ce genre de superstition trahirait ses origines rustaudes dans les grandes villes du continent de l’Arrivée.

Au même moment, dans les chambres voisines, Miri, Kirstin et les autres cinq-étés devaient se préparer à la cérémonie de Séparation à laquelle Leie avait décidé de couper. « Elle croit sans doute que ça lui confère une sorte de droit d’aînesse, se dit Maïa. Mamie Modine dit pourtant bien que je suis sortie la première du ventre de notre maman porteuse. »

Elle contempla une dernière fois la mansarde où elles avaient passé cinq longues années stratoïnes – quinze selon l’ancien calendrier – à rêver secrètement de gloire hivernale. C’est aujourd’hui que l’Oiseau de Mauvais Augure devait les emporter vers les terres occidentales où l’on disait que tout était possible pour les brillantes jeunes filles comme elles.

C’est aussi dans cette direction qu’était parti le navire de leur père, des années auparavant, et Maïa se demanda pour, la énième fois : « Si nous rencontrons jamais notre père biologique, de quoi pourrons-nous bien parler ? »

Une eau tiède coulait encore du robinet du coin, ce que Maïa prit pour un bon signe. « Le petit déjeuner est même compris, songea-t-elle en se débarbouillant. À condition d’arriver à la cuisine avant ces frimeuses d’hiverniennes. »

Assise devant le minuscule miroir de table – propriété du clan qui lui manquerait cruellement –, Maïa tressa ses cheveux à la mode du clan de Lamatie et attacha sa natte en haut et en bas, avec des rubans bleus qu’elle avait payés de sa poche. Elle croisa son regard – encore assombri par des sourcils qui n’avaient rien de lamaï, à l’évidence un don de son géniteur inconnu – et lut avec consternation dans ses prunelles ce qu’elle ne voulait surtout pas y voir : une lueur humide de peur. La crainte du vaste monde qui l’attendait au-delà de la baie familière, à la fois attirant et notoirement impitoyable pour les jeunes vars qui manquaient de débrouillardise ou de chance. Elle croisa les bras sur la poitrine et combattit un frémissement de rébellion. « Comment pourrais-je jamais quitter cette chambre ? Comment peut-on m’obliger à partir ? »

Une terreur soudaine se referma sur elle comme un étau de glace, paralysant ses membres et sa respiration, mais pas son cœur qui battait la chamade. Puis une pensée rompit le maléfice : « Et si Leie revenait et me trouvait ainsi ? » Cette perspective était pire que tout ce que le vaste monde pouvait lui réserver ! Maïa eut un petit rire tremblant et essuya un pleur. « Allons, je ne pars pas toute seule dans l’inconnu. Si Lysos le veut, j’aurai toujours Leie. »

Elle regarda l’étincelant défi des ciseaux fichés dans la table et se demanda si elle s’agenouillerait humblement devant les matriarches du clan. Se laisserait-elle chapitrer, donner le baiser de Bénédiction et couper la natte, ou s’en irait-elle hardiment, faisant fi de ces adieux hypocrites ? Ce qui, ironiquement, la faisait hésiter était une considération pratique : pas de tresse, pas de petit déjeuner…

Elle arracha les ciseaux à la table et fit tourner les lames dans un rayon de soleil. Sa décision était prise.

Maïa et Leie étaient, au sens propre du terme, le reflet l’une de l’autre : le petit grain de beauté que Maïa avait sur la joue droite, Leie l’avait sur la gauche. La raie de leurs cheveux était inversée, et tandis que Maïa était droitière, sa sœur était gauchère, ce en quoi elle affectait de voir le présage d’un grand destin. Pourtant, la Prêtresse de la ville les avait examinées ; elles avaient bien les mêmes gènes.

Elles avaient bientôt songé à profiter de cette caractéristique. Ce plan était risqué. Elles auraient du mal a le faire avaler à une Savante, ou aux grandes maisons marchandes du continent de l’Arrivée, où les clans riches avaient encore recours aux sorcelleries de l’Ancien Réseau. Aussi avaient-elles décidé de passer un moment en mer en attendant de trouver une ville bien rustique, avec des mères crédules et des visiteurs mâles taciturnes, pas comme les crétins barbus et bavards qui sillonnaient la mer de Parthéno.

« À la grâce de Lysos…» Son sac sur l’épaule, Maïa descendit l’étroit escalier situé derrière la crèche d’Été de Lamatie. Une brise glacée frappait sa nuque fraîchement dégagée, faisant naître en elle le sentiment inquiétant d’être suivie. Le sac était lourd, et Maïa en conçut un noir soupçon : Leie avait dû y glisser quelque chose pendant qu’elle avait le dos tourné. Si elles avaient gardé leur tresse une heure de plus, les mères leur auraient peut-être accordé un lugar pour porter leurs affaires jusqu’aux quais. D’un autre côté, en mer, il n’y aurait pas de géants dociles pour alléger leur fardeau.

Dans la cour, une silhouette voûtée balayait les feuilles mortes entre les austères effigies de pierre d’anciennes mères de clan lamaïs. Pépé Bennett n’étant plus aux yeux de la Loi un homme mais un « retraité », la Lamatie l’avait récupéré quand sa guilde marine avait cessé de s’occuper de lui.

Il était officiellement tuteur des rares enfants mâles du clan, mais il était vite devenu la coqueluche de tous les petits estiviens grâce aux histoires excitantes qu’il racontait sur la grande mer sauvage. Cette année-là, il s’était entiché de Maïa, l’encourageant dans son intérêt pour les constellations et l’art purement masculin de la navigation.

Ils n’avaient évidemment jamais parlé, comme l’auraient fait deux femmes, de la vie, des sentiments et de tous ces sujets fondamentaux. Pourtant, Maïa conservait un souvenir attendri d’une étrange amitié que même Leie n’avait jamais comprise. Hélas, le feu s’était bientôt retiré du regard de Bennett. Il avait cessé de raconter des histoires cohérentes et passait désormais ses journées dans un silence maussade, à fabriquer et à décorer des flûtes dont il ne jouait même pas.

Maïa se demanda, en regardant le vieillard courbé sur son balai, si les mère lamaïs ne lui avaient pas fait quelque chose pour s’assurer qu’il était vraiment « à la retraite ». Elle eut envie d’en savoir plus sur les sanctuaires où la plupart des hommes se rendaient pour mourir et où ne pénétraient que de rares femmes.

Deux saisons plus tôt, pour tenter de sortir Bennett de sa léthargie, Maïa lui avait fait gravir l’escalier en spirale menant au petit dôme abritant le télescope à réflecteur du clan. La vue de l’instrument avec lequel ils avaient passé des heures à scruter les cieux avait semblé lui faire Plaisir.

Elle lui avait alors montré le vaisseau extérieur qui venait d’arriver dans le ciel de Stratos. Tout le monde en parlait, même dans les émissions de télé, pourtant sévèrement censurées. Bennett avait sûrement entendu parler du messager, l’« itinérant », qui avait traversé l’espace pour mettre un terme à la longue séparation entre Stratos et le Phylum humain.

Apparemment pas. Il mit un long moment à comprendre que ce n’était pas un des satellites de navigation servant aux capitaines à se repérer en mer mais un vaisseau spatial.

— Boîte de gelée ! avait-il crié. Valise boîte de gelée !

— Tu veux dire balise ? Comme un phare ? avait-elle suggéré en lui montrant la flèche qui marquait l’entrée du port, mais le vieillard avait secoué la tête d’un air éperdu.

— Modeleur !… Modeleur boîte de gelée !

Avaient suivi des phrases incohérentes, en dialecte masculin, puis l’idiot s’était frappé le crâne à coups redoublés, tandis que des larmes ruisselaient sur ses joues défaites.

— Me rappelle pas ! Modeleur… parti… peux pas…

Affolée, Maïa l’avait regardé se débattre avec ses souvenirs morcelés et marmonner des paroles où il était question de « garder » quelque chose et de dragons dans le ciel. Elle avait songé au seul « dragon » qu’elle connût, une sculpture allégorique, inquiétante, qui surplombait l’autel du Temple de la ville et censée représenter l’esprit maternel de la planète.

— Tu m’entends ? demanda doucement Maïa en scrutant les yeux hantés du vieillard. Tu es là ?

Elle se pencha pour déposer un baiser sur sa joue piquante en se demandant si l’affection confuse qu’il lui inspirait était tout ce qu’elle pouvait attendre d’un homme. Pour la plupart des femmes d’été, la chasteté perpétuelle n’était qu’un symbole parmi d’autres d’une lutte que peu remportaient.

Maïa s’apprêtait à s’éloigner quand une cloche retentit. Des enfants envahirent la cour en criant. Toutes, des plus petites aux grandes de trois et quatre ans, portaient le tartan de Lamatie et leurs cheveux étaient tressés à la mode du clan, mais ces tentatives d’élégante uniformité étaient vouées à l’échec : chaque estivienne était une manifestation criante d’individualité, d’une douloureuse unicité.

Les garçons, qui formaient le quart de la population enfantine, couraient comme leurs sœurs, mais avec un air crâne qui disait : « Moi, je sais où je vais. » Les fils de Lamatie devenaient souvent officiers et même capitaines.

Et ils finissaient idiots. Le vieux Bennett balayait toujours, le regard vide, indifférent au vacarme. Les femmes et les hommes avaient au moins une chose en commun : le vieillissement. Dans sa grande sagesse, Lysos avait décrété que toute existence devait comporter une fin.

Des enfants regardèrent Maïa en ouvrant des yeux ronds. Avec ses vêtements de cuir, ses cheveux courts, mince comme elle était, ils la prenaient peut-être pour un homme !

Jemanine, Loïz et le gentil petit Albert, qui avait été son élève et connaissait mieux, maintenant, les constellations que les ruelles tortueuses de Port Sanger, lui sautèrent au cou. Leurs baisers avaient plus de valeur à ses yeux que toutes les bénédictions des mères. Pourtant, la prochaine fois qu’elle les rencontrerait dans le vaste monde, ce serait en rivaux.

La cloche retentit à nouveau. Un grand lugar à la fourrure blanche et au mufle pendant déboula dans la cour en agitant une cloche, mais les enfants ne lui prêtèrent aucune attention et continuèrent à bombarder Maïa de questions sur ses cheveux, sur le voyage qu’elle projetait de faire et sur la raison pour laquelle elle avait décidé de snober la cérémonie d’adieu. Maïa se sentit comme émoustillée à jouer ce que les mères appelaient les « mauvais exemples ».

C’est alors qu’apparut une silhouette plus petite mais plus redoutable que celle du lugar : celle de la Savante Claire. Elle flétrit du regard ces petits-morveux-de-vars-qui-devraient-être-en-classe – lesquels détalèrent, certains téméraires se risquant tout de même à faire au revoir de la main à Maïa – et braqua sur elle ses prunelles dédaigneuses.

Au lieu de conclure comme prévu son examen par une expression scandalisée à la vue de ses cheveux coupés, les lèvres ordinairement pincées de la directrice se fendirent d’un sourire inattendu.

— Bien, fit mère Claire en opinant du chef. Tu profites de la première occasion pour revendiquer ton héritage. Parfait.

— Je… je ne comprends pas, bredouilla Maïa, confondue.

— Les mioches des chaleurs comme toi nous empoisonnent, reprit Claire avec ce mépris dans lequel étaient toujours englobés les choses et les individus non lamaïs. Je regrette parfois que les Fondatrices de Stratos n’aient pas été plus radicales et n’aient pas choisi de se passer de votre espèce.

Maïa étouffa un hoquet de surprise. C’était une remarque hérétique, presque perkiniste. Si Maïa avait eu le malheur de faire un commentaire si peu irrespectueux que ce soit sur les premières mères, elle aurait reçu le martinet.

— Mais Lysos était sage, soupira Claire. Les estiviennes de ton espèce sont nos graines sauvages. Notre héritage emporté par le vent. Si tu veux ma bénédiction, prends-la, petite var. Enracine-toi et fleuris, si tu le puis.

— Vous nous jetez dehors, sans rien nous donner…, commença Maïa, les narines frémissantes.

— Nous vous donnons beaucoup, au contraire. Une éducation pratique et aucune illusion sur un monde qui ne vous doit rien ! Tu aurais préféré être élevée dans du coton, orientée vers un travail qui ne mène à rien, ou préparée pour un examen de fonctionnaire et te retrouver à Caria, à jouer les gratte-papier jusqu’à la fin de tes jours ? Tu te vois économiser sur ton maigre salaire pour t’acheter un appartement et fonder un microclan d’un seul membre ? Tu es quand même à moitié lamaï ! Trouve-toi une niche et accroche-toi. Si tu réussis, écris-nous. Peut-être le clan y prendra-t-il une participation.

Maïa trouva la force d’exprimer ce qui lui brûlait les lèvres depuis des années.

— Espèces de profiteuses hypocri…

— C’est ça ! coupa mère Claire, toujours souriante. Écoute ta sœur Leie. Elle sait, elle, que la vie est une jungle. Allez, maintenant. Va affronter le vaste monde.

Sur ces mots, l’exaspérante femme tourna les talons, passa devant le vieil idiot au regard vide et regagna la salle de classe d’où montaient des bribes de récitations.

Maïa eut soudain l’impression que la cour qui était jusque-là tout son environnement se refermait sur elle. Les statues de pierre des Lamaïs d’autrefois semblaient plus froides et plus inflexibles que jamais. « Merci, maman Claire, se dit-elle, en repensant à ses paroles d’adieu. C’est ce que je vais faire, comptez sur moi. Et si nous fondons un jour notre clan, Leie et moi, notre première règle sera : pas de statues ! »

Maïa retrouva Leie en train de manger une pomme volée, adossée à la Porte des Marchands, le regard tourné vers les remparts de la citadelle. Au loin, une nuée de zoors-flotteurs iridescents planait au-dessus du port, guettant les déchets des flottes de pêche. Ces créatures donnaient à la matinée des couleurs rares et gaies, comme les ballons-cerfs-volants que les enfants faisaient voler lors de la fête de mi-hiver.

— Par Lysos ! fit Maïa en voyant la coupe hirsute et la tenue de sa jumelle. J’espère que je ne ressemble pas à ça !

— Ton vœu est exaucé, rétorqua Leie avec un haussement d’épaules amusé. Tu es beaucoup moins bien. Attrape !

Maïa saisit une deuxième pomme au vol. Leie en avait évidemment fauché une pour elle. Sa sœur pensait toujours à elle. Leur plan ne marcherait que si elles étaient deux.

— Regarde.

Du menton, Leie lui indiquait les cinq-étés groupées devant la chapelle du clan, avec leurs robes d’emprunt et leurs tresses impeccables, qui attendaient le coup de ciseaux de l’archiviste du clan. Leie paria cyniquement que les mères, toujours pragmatiques, fourguaient ces cheveux lustrés à des colonies cavernicoles contre quelques pintes de zec-miel. Elles se ressemblaient car elles étaient de la même mère que Maïa et Leie. Mais leurs demi-sœurs n’avaient pas de jumelles ; elles étaient vraiment uniques. « Elles doivent être encore moins rassurées que moi », songea Maïa, compatissante.

Dans l’ombre du porche, elle distingua les doyennes lamaïs et la Prêtresse qui était venue du Temple de la ville. Elle imagina la flamme vacillante des cierges illuminant les versets du Livre des Fondatrices gravés autour de l’autel et l’Énigme de Lysos qui ornait tout un pan de mur. Elle sentait presque la rugosité des piliers de pierre et l’odeur de l’encens. Elle se félicita d’avoir décidé de suivre l’exemple de Leie et de refuser cette hypocrisie.

— Lèche-cul, cracha Leie. Tu veux voir la suite ?

Maïa marqua une hésitation. Deux vers de Passante, la poétesse, lui revinrent :

L’été amène le soleil, qui sur terre se répand.

Mais demeure l’hiver, pour celle qui comprend.

— Non. Fichons le camp d’ici.

Lamatie avait des intérêts dans les transports maritimes, la finance et l’administration de la cité. C’était l’une des plus importantes des dix-sept matriarchies majeures et des quatre-vingt-dix mineures.

On ne s’en serait pas douté, à déambuler dans le marché. Quelques Lamaïs rousses et plantureuses dans leur kilt de tissu fin marchaient fièrement devant des lugars en livrée, croulant sous les paquets. Mais devant les éventaires, elles étaient aussi rares que les estiviennes – ou que les hommes.

On voyait davantage d’Ortynes au nez épaté, pâles et trapues, qui chargeaient et déchargeaient des marchandises. Elles étaient toutes identiques en dehors des cicatrices individuelles laissées par la vie, et peu loquaces. Elles n’avaient pas besoin de se parler. Rares étaient celles qui devenaient Savantes, mais leur force physique et leur habileté à dompter les ombrageux chevaux-baudriers qui tiraient les attelages rendaient ce clan imbattable dans sa niche.

Une charrette bloquait l’allée du Musicien. Six de ces clones trapues se débattaient avec une poulie accrochée au chevron d’un atelier en étage. Comme de nombreux bâtiments dans cette partie de la ville, celui-ci surplombait la rue, chaque étage saillant par rapport à celui du dessous et supporté par des encorbellements. Dans certains quartiers, les maisons se rejoignaient par-dessus les ruelles étroites, formant des arches qui empêchaient de voir le ciel.

Un groupe de Pamsargues, ces artisanes musiciennes reconnaissables à leur teint olivâtre et à leurs longs doigts, regardaient descendre vers le sol la clavépinette droite qu’elles avaient construite et incrustée de bois fin. Peut-être était-elle destinée à l’exportation vers l’une des lointaines cités de l’Ouest. Si ça se trouve, elle partirait avec Maïa et Leie sur l’Oiseau de Mauvais Augure… À condition que les Ortynes l’amènent au sol sans incident.

Pour les autres spectatrices, cette parenthèse de suspense illuminait une morne matinée d’automne. Des vendeuses d’encens et de noix grillées s’approchèrent et les échangèrent contre des baguettes d’argent, parfois brisées en guise de monnaie.

— L’hiver arrive, ne vous laissez pas surprendre ! criait une marchande d’ovop en montrant son panier d’herbes contraceptives, amères. Les hommes se calment enfin, mais vous, que ferez-vous quand le givre de gloire sera là ?

Dans des cages d’osier, des oiseaux vivants et des lézards siffleurs stratoïns dressés gazouillaient des airs populaires. Une jeune clone charnasse parvint à mener un troupeau de lamas dégingandés de l’autre côté de la charrette et se retrouva coincée par une femme-sandwich qui faisait la propagande d’une candidate aux prochaines élections du Conseil.

Leie acheta une pâtisserie couverte d’un glaçage pendant que Maïa regardait les Ortynes décoincer le treuil. C’était un appareil rare, qui marchait sur batteries. Aucun clan de Port Sanger n’étant spécialisé dans la réparation de ce genre de choses, elle ne fut pas surprise de les voir, sans échanger un mot ou aucun signe visible, renoncer à l’utiliser. Avec un ensemble parfait, elles se retournèrent et saisirent la corde de leurs mains calleuses. Il n’y eut ni un cri ni une parole pour rythmer le mouvement. Chacune semblait savoir exactement ce que faisaient ses sœurs. Sans heurt, avec une régularité trompeuse, la charge descendit dans la charrette. Il y eut des applaudissements et quelques murmures de dépit. Des baguettes de crédit changèrent de mains, réglant les paris. Les jumelles reprirent leurs sacs, Leie finissant sa tarte tandis que Maïa se détournait d’un air songeur. « Les Ortynes sont presque télépathes. Comment pourrions-nous feindre un truc comme ça, Leie et moi ? »

Quand elles étaient plus jeunes, il leur arrivait de finir la phrase que l’autre avait commencé, ou de savoir quand et où l’autre avait mal. Mais ça n’avait rien à voir avec le lien qui unissait ces clones, dont les mères, les tantes et les grands-mères partageaient depuis des générations les mêmes gènes et la même éducation. En outre, ces derniers temps, les jumelles semblaient diverger plutôt que se fondre. Maïa sentait que d’elles deux, c’était sa sœur qui avait l’essentiel du sens pratique nécessaire pour réussir dans ce monde.

— Des Ortynes, des Jorusses, des Kroebères, des Sloskies, marmonnait Leie. Ce que je peux en avoir marre de leurs tronches ! J’embrasserais un dragon sur la bouche si ça pouvait me dispenser de les revoir !

Maïa approuva chaleureusement tout en se demandant comment on devinait qui était qui dans une ville étrangère. Ici, c’est au berceau qu’on apprenait ce qu’on devait savoir sur chaque clan. Comme celui des Sheldonnes, ces grandes femmes frisées, à la peau mate, dont la niche traditionnelle était la chasse aux animaux à fourrure dans les marais de la toundra, mais qui, souvent, entre trente et quarante ans, portaient l’uniforme de la Guardia et assuraient la sécurité à Port Sanger.

Ou ces Poeskies qui s’étaient spécialisées dans l’extraction de la glande à colorant des escargots stellaires. Elles avaient si bien réussi dans le commerce des teintures que des branches cadettes s’étaient installées dans d’autres ports de la mer de Parthéno, où l’on péchait les coquilles craquelées.

De proches cousines à elles, les Groeskies, ou « Grossettes », faisaient des mécaniciennes hors pair. Elles formaient une jeune matriarchie qui s’était enracinée quelques générations plus tôt. Elles n’étaient encore qu’une quarantaine, mais il fallait déjà compter avec elles. Elles descendaient par clonage d’une demi-Poeskie, une estivienne qui avait eu la chance et le talent de saisir une niche, conquérant une place dans la pyramide sociale compacte de Port Sanger et s’assurant une postérité. C’était le rêve de toutes les petites vars : fonder une nouvelle lignée. Ça arrivait une fois sur mille.

Leie lui enfonça son coude dans les côtes en souriant.

— N’oublie pas : on a un atout, nous.

— Ouais, acquiesça Maïa.

Puis elle ajouta, par-devers elle : « Enfin, espérons-le. »

Plus loin, sous une enseigne à l’image d’une tricorne cabrée, on vendait des friandises importées de la lointaine Vorthos. La boutiquière, une Mizora, les regarda avec espoir. Les Mizoras coiffaient toujours leurs cheveux selon la coutume des grandes familles, mais c’était la déconfiture. Elles en étaient réduites à faire du commerce pour accueillir les marins, comme jadis leurs aïeules, mais elles étaient moins douées que les Usisies ou les Oeschies, deux clans qui montaient. La Mizora les regarda tristement s’éloigner.

Bien des enseignes arboraient des animaux disparus comme le dragon et la tricorne, créatures stratoïnes qui n’avaient pas survécu à l’arrivée des formes de vie terriennes. Lysos et les Fondatrices s’étaient efforcées de préserver la faune locale, mais les télés montraient encore, après tant de siècles, les cérémonies mélancoliques au cours desquelles on inscrivait, dans le grand Temple de la lointaine Caria, les nouvelles espèces disparues à honorer lors de la fête du Soleil lointain.

Maïa se demanda si c’était par culpabilité que tant de clans choisissaient comme symboles des espèces éteintes ou si c’était une façon de dire : « Vous voyez ? Nous continuons. Nous arborons les emblèmes du passé vaincu et nous prospérons. » Dans quelques générations, les Mizoras risquaient d’être aussi rares que les tricornes.

« Lysos n’a jamais promis de stopper le changement, mais juste de le ralentir jusqu’à une allure supportable. »

Au coin d’une rue, les jumelles faillirent rentrer dans une Sheldonne. Elle était en sueur et elle avait ouvert le col de sa vareuse.

— Excusez-moi, marmonna la garde en s’écartant pour les laisser passer, puis elle se ravisa. Mais c’est vous ! J’ai failli ne pas vous reconnaître !

— Non, mais j’hallucine, capitaine Jounine ! fit Leie avec un salut moqueur. Vous nous cherchiez ?

La Sheldonne s’épongea le front avec un mouchoir soyeux. La vie citadine avait adouci les traits angulaires de son clan.

— Je vous ai ratées à la citadelle de Lamatie, fit-elle. Vous savez que vous avez manqué votre cérémonie d’adieu, bien sûr ? Vous l’avez fait exprès ? Enfin, peu importe. Je voulais vous demander si vous aviez réfléchi à…

— Nous enrôler dans la Guardia ? continua Leie à sa place. Vous devez être vraiment…

— Votre proposition nous flatte, bien sûr, capitaine, coupa Maïa. Mais nous avons des billets…

— Vous ne trouverez rien là-bas, fit Jounine en indiquant la mer, qui vous offre une vie plus sûre, plus réglée…

— … et plus ennuyeuse, marmonna Leie.

— … qu’un contrat avec votre ville natale. C’est la décision la plus intelligente à prendre, je vous assure !

Maïa connaissait la suite : des repas et un lit assurés, un avancement pas trop rapide et l’espoir d’économiser suffisamment pour avoir un enfant. Un enfant d’hiver… sur une paie de soldate ? Elle songea à l’allusion ironique de mère Claire au « micro clan d’un seul membre ». Certaines décisions intelligentes n’étaient que des cages aux barreaux dorés.

— Mille mercis pour votre proposition, ironisa Leie, en pure perte d’ailleurs. Si un jour nous sommes assez désespérées pour revenir dans ce trou perdu…

— Oui, merci, capitaine, coupa Maïa en prenant sa sœur par le bras. Lysos vous ait en Sa Sainte Garde.

— Enfin… promettez-moi au moins de ne pas vous approcher des îles Pallas. On dit qu’il y a des pirates…

Sitôt passé le coin de la rue, Maïa et Leie éclatèrent de rire. Les Sheldonnes étaient impressionnantes par certains côtés, mais elles se prenaient tellement au sérieux ! Maïa se dit que si ça continuait, elles finiraient par lui manquer.

— C’est quand même bizarre, murmura-t-elle en reprenant son sérieux. Jounine avait l’air plus empressée que d’habitude.

— Ouais, ben, qu’elle compte pas sur moi pour l’aider à tenir son quota de recrutement. Elle a qu’à prendre des lugars.

— Ils ne peuvent pas lutter contre les humains, voyons.

— Alors, qu’elle enrôle des vars sur les quais. Y en a toujours plein là-bas. Et puis, à quoi bon renforcer la Guardia ? C’est qu’une bande de parasites, comme les Prêtresses.

— Là, je suis bien d’accord, commenta Maïa.

Mais l’expression de la soldate ressemblait à celle de la confiseuse mizora : un air déçu. Désorienté.

Et surtout effrayé.

Un mois plus tôt, il y avait des gardes à la porte de Getta, qui séparait la cité de Port Sanger de la zone portuaire.

Maïa se rappela comment, un été, elle avait quitté en courant la file de jeunes vars que les Mères-Maîtresses emmenaient de la crèche de Lamatie au Temple et s’était précipitée vers le mur d’enceinte dans l’espoir d’apercevoir les gros bateaux dans le port. Son escapade s’était terminée par une bonne fessée. Après, entre ses sanglots, elle avait entendu une mère expliquer que, à cette époque de l’année, les quais n’étaient pas sûrs pour les petites à cause des « hommes en rut ».

Plus tard, quand les placides constellations de l’automne avaient succédé aux aurores boréales dans le ciel septentrional, les portes s’étaient rouvertes. Les enfants pouvaient à nouveau courir sur les quais où des mâles barbus déchargeaient des cargaisons ou jouaient avec des pions à ressort. Maïa s’était demandé à cette époque si ces hommes étaient différents de ceux « en rut ». Oui, sans doute. Toujours souriants, prêts à raconter des histoires, ils semblaient aussi inoffensifs que les lugars auxquels ils ressemblaient un peu.

Inoffensif comme l’homme, quand les étoiles scintillent, disait une comptine qui finissait ainsi : Mais sois prudente, femme, quand l’étoile Wengel brille.

Maïa et Leie franchirent la porte pour la dernière fois et s’engagèrent dans la foule bigarrée où les hommes formaient une minorité importante. Attirée par cet endroit idéal, une Perkiniste juchée sur une caisse haranguait la foule tandis que deux de ses clones distribuaient des tracts aux passantes. Maïa ne reconnut pas leur type facial. Ces femmes aux joues creuses devaient être des missionnaires récemment arrivées.

— Mes sœurs ! lança l’oratrice. Vous qui appartenez à des maisons et à des clans inférieurs ! Ensemble vous surpassez les Dix-sept qui contrôlent Port Sanger ! Unissons-nous et brisons la mainmise des Grandes Maisons sur l’assemblée municipale, sur la région, et même sur Caria ! Ensemble, nous pouvons rompre la conspiration du silence et révéler la vérité…

— Quelle vérité ? demanda une voix dans l’assistance.

La Perkiniste toisa le jeune marin nonchalamment appuyé sur une barrière avec plusieurs de ses collègues, et qui s’amusait de la déconvenue provoquée par sa question. Fidèle à son idéologie, l’oratrice décida de ne pas prêter attention à un simple mâle. Aussi, pour rire, Leie entra-t-elle dans la danse.

— Ouais ! C’est quoi, cette fameuse vérité, Perkie ?

Le sarcasme fit rire plusieurs spectatrices. Les Perkinistes se prenaient, elles et leur cause, très au sérieux et détestaient le diminutif dont on les affublait. La « Perkie » lança un regard noir à Leie et aperçut Maïa à ses côtés. Au grand ravissement des jumelles, elle en tira une conclusion hâtive et leur tendit les mains dans un geste emphatique.

— Que les petits clans comme le vôtre et le mien sont toujours laissés pour compte, ici comme partout, et surtout à Caria, où les grandes maisons sont en train de vendre notre planète aux Extérieurs et à leur Phylum masculiniste…

Maïa dressa l’oreille à la mention du vaisseau étranger. Hélas, il fut bientôt évident que la femme ne venait pas avec des nouvelles mais seulement des récriminations contre l’arrivée en masse de main-d’œuvre var à bon marché qui ruinait les petits clans, contre le laxisme ambiant qui empêchait l’application des codes de Lysos et la régulation du « péril mâle ». Ces platitudes se fondaient dans le thème paranoïaque à la mode, qui jouait sur l’inquiétude populaire : et si les visiteurs de l’espace étaient les précurseurs d’une invasion plus horrible encore qu’à la lointaine époque de l’Ennemi ?

Le bref Plaisir que les jumelles avaient éprouvé à être prises pour des clones s’évanouit rapidement. La venue de l’automne annonçait les élections, et des groupuscules tentaient d’obtenir un siège ou deux face aux citadelles comme Lamatie. Le perkinisme attirait les petites matriarchies qui s’estimaient brimées par les clans établis, mais peu de vars, et encore moins les hommes, qui voyaient d’ici ce qui se passerait si le perkinisme s’imposait sur Stratos. Si cette perspective se précisait, on risquait d’assister à un spectacle inédit : des mâles faisant la queue aux urnes, exerçant un droit inscrit dans la Loi mais dont on les voyait user à peu près aussi souvent que givre de gloire en été.

— Allez, fit Maïa, coupant court aux gloussements de Leie qui lisait le tract des Perkinistes. On a mieux à faire de notre dernière matinée ici, tu ne crois pas ?

Quand elles arrivèrent au port, le soleil levant avait dissipé le brouillard matinal, mais aussi les zoors-flotteurs qui planaient sur l’horizon comme une chaîne disloquée de fleurs ovoïdes aux couleurs éclatantes. On racontait que de jeunes mousses tentaient parfois de monter sur des zoors et de flotter avec eux Lysos sait où, inspirés peut-être par des légendes d’un temps où les zep’lins et les avions grouillaient dans le ciel et où les hommes avaient le droit de voler.

Par-delà le dôme doré du Temple municipal, une forme argentée descendait vers le sol : le dirigeable hebdomadaire qui apportait le courrier, les paquets trop précieux pour être acheminés par voie maritime, et quelques passagères qui devaient être aussi riches que la Déesse de la Planète pour se payer la traversée. Maïa et Leie soupirèrent. Il faudrait un miracle pour qu’elles voyagent un jour ainsi, parmi les nuages. Peut-être cela arriverait-il à leurs filles, si les vents capricieux de la chance soufflaient dans la bonne direction.

Cela expliquait peut-être aussi pourquoi les garçons tentaient parfois de partir sur un zoor. Les mâles étaient, par nature, incapables de se reproduire seuls. Ils parvenaient à un semblant de pérennité par la paternité. S’ils voulaient vraiment quelque chose, ils devaient l’obtenir de leur vivant.

Près des quais, les estiviennes étaient plus nombreuses : des femmes de taille et de morphologie diverses, arborant souvent une ressemblance avec un clan connu – les cheveux des Sheldonnes ou la mâchoire des Wylees –, car elles devaient une partie de leurs gènes à une famille illustre, tout comme les jumelles tenaient des lamaïs.

Une demi-ressemblance ne comptait pas pour grand-chose hélas, et les estiviennes allaient dans la vie comme autant d’entités solitaires, uniques au monde. Cela ne les empêchait pas de marcher la tête haute et de s’acquitter avec allant des tâches rebutantes qui entouraient le commerce maritime.

« Avant Lysos, sur les mondes du Phylum, les clones étaient rares et les vars comme nous étaient la norme. Tout le monde avait un père et grandissait parfois avec lui. »

Maïa imaginait souvent une planète grouillant d’une humanité variée, sauvage et imprévisible. Ce genre d’idées, que les mères lamaïs qualifiaient de « fixation malsaine », lui venait plus fréquemment depuis l’arrivée du vaisseau Extérieur. Elle se demandait souvent si beaucoup de gens vivaient encore dans un chaos désuet, sur les autres mondes.

Le commerce, impossible pendant la saison des tempêtes, avait repris, et une activé fébrile régnait sur les quais, dans les entrepôts, les chapelles, les maisons de Plaisir et les magasins de fournitures pour navires. Très tôt, Maïa et sa sœur avaient été attirées par les cuivres luisants et l’odeur de l’huile. Leie était surtout fascinée par la mécanique et Maïa par les cartes, les sextants, les longues-vues et les chronomètres, dont certains étaient si anciens qu’ils portaient une rondelle extérieure divisant le calendrier stratoïn en un peu plus de trois Années terrestres standard. Même les semonces des garçons de cinq ans – aspirants itinérants qui savaient souvent mieux cracher dans le vent que calculer une latitude – ne parvenaient à les tenir longtemps à l’écart.

La gérante de l’un des magasins, une Félique bourrue, repéra Maïa. Elle remarqua sa coupe de cheveux et son sac, car sa grimace habituelle s’illumina lentement d’un sourire. Elle fit un bref geste de la main pour lui souhaiter bonne chance.

« Et bon débarras, hein ? » Songeant combien elles avaient pu être exaspérantes, sa sœur et elle, Maïa répondit par une révérence exagérée, que la magasinière écarta d’un grand rire.

Leie discutait plus loin, avec une dockère aux pommettes saillantes qui ravaudait une voile.

— Nan, nan, disait la femme d’une voix fortement accentuée. J’ai entendu parler d’aucun jugement du Conseil d’Caria.

— Un jugement à quel propos ? s’enquit Maïa.

— À propos des Extérieurs, expliqua Leie. En écoutant ces Perkies, je me suis demandé s’il y avait du nouveau. Le bateau de cette var est bien équipé, fit-elle en indiquant un navire arborant une antenne dirigeable, et je me disais qu’en tripotant un peu les boutons on pouvait capter des bribes d’infos.

— Vous croyez p’t’êt qu’les proprios m’invitent à prend’le thé et à r’garder la télé ! ironisa la voilière en crachant entre ses dents dans l’eau couverte d’écailles de poisson.

— Vous n’avez rien entendu ? Même pas officieusement ? On dit toujours qu’il ne s’est posé qu’un seul Extérieur ?

Maïa soupira. Caria était loin, ses Savantes n’émettaient que de rares comptes rendus et les Mères lamaïs interdisaient souvent aux estiviens de regarder la télé, de peur que les émissions ne les « perturbent ». Ce qui ne faisait qu’attiser l’intérêt des jumelles, bien sûr. Mais Leie poussait la curiosité un peu loin, comme le pensait manifestement la voilière.

— Pourquoi vous m’demandez ça, à moi, p’tites pimbêches ? Pourquoi j’écouterais les menteries d’la radio des proprios ?

— Vous venez du continent de l’Arrivée…

— Ma province, al’tait à quatre-vingt-dix gis d’Caria ! Y a dix ans qu’j’y ai pas mis les pieds et j’y r’tournerai jamais. Maint’nant, débarrassez-moi l’plancher !

— Vas-y mollo, Leie, fit Maïa quand elles furent hors de portée de voix. Tu fais tourner les gens en bourrique…

— Pas plus que toi ! Qui est-ce qui a essayé d’embarquer clandestinement à bord d’une goélette, juste pour savoir comment on effectue un relèvement sur un horizon mouvant ?

Maïa ne put retenir un sourire. Elle n’avait pas toujours été la plus timorée des deux. L’année précédente, les rôles étaient inversés. « Pas de doute, nous avons vraiment été coulées dans le même moule – mais nous ne sommes jamais en phase. Enfin, c’est peut-être aussi bien. Il vaut mieux qu’il y en ait toujours une qui soit raisonnable pour les deux. »

— Oui, mais ce n’est plus un jeu, répondit-elle en essayant de rester dans le sujet. C’est pour de vrai, maintenant.

— Pour de vrai ! Regarde-moi ces débiles, fit Leie en lui indiquant du menton un groupe de marins qui regardaient les petits jetons noirs ou blancs disposés à terre. Ils appellent ça le jeu de la Vie, et je te garantis qu’ils y jouent sérieusement. Est-ce que c’est pour de vrai pour autant ?

Maïa refusa d’entrer dans la controverse. Les hommes jouaient à ce jeu antique avec une passion qui n’avait d’égal que leur intérêt saisonnier pour le sexe. Ils portaient des chemises grossières, sans manches. Des anneaux autour des bras annonçaient leur rang. Certains levèrent la tête au passage des deux sœurs. Deux des plus jeunes leur sourirent.

En été, elles auraient prudemment détourné le regard, mais l’étoile de Wengel était sur le déclin et le sang chaud des mâles refluait. Ils étaient plus calmes et d’une société plus agréable. C’est pourquoi l’automne était la meilleure saison pour s’embarquer. Mais elles avaient intérêt à trouver leur niche et à fonder leur embryon de nid avant les vingt mois standard – à cause du rut. Leie soutint hardiment les œillades des marins. Un jeune aux cheveux filasse parut intéressé. Bah, même s’il avait quelque libido de reste à cette époque de l’année, il n’irait pas la gaspiller avec deux vierges pauvres comme des rats de Temple ! Le jeunot éclata de rire ; elle l’imita et remonta son sac sur son épaule.

— Allez, Maïa, amène-toi. La marée ne va plus tarder. Il est temps d’oublier cette ville.

— Comment ça, vous ne partez pas ? Et dans combien de temps, alors ?

Maïa n’en croyait pas ses oreilles. Ce vieux con de commissaire donna un coup de coude au tonneau sur lequel était posé leur argent… avec un petit supplément « en dédommagement ».

— Sais pas, ma p’tite. Un mois, p’t’êt deux…

— Un mois ! fit Leie d’une voix brisée. Espèce de dégueulis d’asticot de fumier ! Le temps est superbe, vous avez du fret, des passagères payantes ! Alors, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Un gros clan a affrété l’navire juste pour qu’on parte pas, rétorqua l’homme en haussant les épaules. Z’ont l’air d’ben aimer nos p’tits gars. Veulent pus les lâcher.

— Il y a des mères qui sont pressées de se reproduire, cet hiver, subodora Maïa, l’estomac noué. C’est risqué, mais si elles mettent la main sur des hommes encore un peu en rut…

— Quelle maison ? coupa Leie, qui n’était pas d’humeur à trouver une raison à cette catastrophe.

— Tendez voir, fit le marin en se grattant la panse. C’était-y les Tildennes ou les Lam…

— Les Lamaïs ? C’est donc pour ça qu’elles ont ouvert la maison d’hôtes avec des semaines d’avance et qu’elles nous ont fait abreuver ces andouilles jusqu’à l’aube ! hurla Leie, et Maïa n’eut que le temps de retenir son bras pour l’empêcher de jeter son tabouret à la tête de l’homme.

Maïa enviait parfois la faculté qu’avait sa sœur de piquer des colères noires. Tout casser devait être plus satisfaisant que le recours à la logique qui était son propre système.

— Écoute, Leie, dit-elle d’une voix pressante. Ça ne peut pas être les Lamaïs. Tu penses bien qu’elles ne traitent pas avec le genre de minables auprès de qui nous pouvons nous offrir une traversée. Viens, nous allons nous arranger avec des gens honnêtes, ajouta-t-elle en notant avec satisfaction la moue du commissaire. Il y a d’autres bateaux.

— Ah ouais ? cracha Leie. Tu penses aux bouquins qu’on a potassés, au temps de transmission qu’on a acheté pour trouver les ports où cette barcasse s’arrêtait ? On avait un programme pour chaque escale, des gens à voir, des questions à poser, des espoirs. Et tout ça pour rien ?

Maïa songea aux heures qu’elles avaient passées à étudier l’archipel d’Oscco et l’océan Occidental et se rendit compte qu’elle ne réagissait pas mieux que sa sœur à ce coup dur.

— Allons-nous-en, décréta-t-elle en récupérant leur argent. On va trouver un autre bateau, Leie. Un meilleur, tu verras.

C’était plus facile à dire qu’à faire. Il y avait des navires de toutes sortes, à Port Sanger. Elles ne perdirent pas leur temps auprès des yachts élancés, équipés de panneaux solaires, amarrés aux quais diplomatiques. On y aurait repoussé avec mépris leurs misérables baguettes de crédit. Elles tentèrent leur chance auprès de cargos arborant la bannière de la guilde de la Baleine des Nuages ou du Héron bleu – les commodores venaient parfois chez les Lamaïs en parler aux garçons les plus brillants et leur faire miroiter une carrière en mer.

Selon certaines légendes, jadis, les garçons comme Albert, et même des filles d’été, rejoignaient simplement la guilde de leur père et partaient vers un avenir plein de promesses…

Enfant-clone chez lui doit rester.

Garder la ruche, toujours ici.

Enfant-var doit lutter, gagner,

Mi-maman, mi-homme, c’est ainsi.

Que s’en aillent les vents du cœur,

Givre d’hiver, lumière d’été.

Choisis des choses de valeur,

À suivre dans l’obscurité.

Mère Stratos et Fondatrices,

Vos dons et vos mains passionnées,

Vraies faveurs, chance élévatrice,

Billet pour les terres éloignées.

La Savante Judeth, une vieille Lamaï débonnaire, leur avait assuré que ces fables étaient fondées sur la réalité.

— À l’époque, les marins qui transportaient les marchandises du clan y étaient bien accueillis, été comme hiver. Quand une var atteignait cinq ans, son père l’emmenait, tel un véritable trésor, et l’aidait à s’installer en terre lointaine.

Balivernes romantiques, s’était dit Maïa, mais Leie avait demandé :

— Pourquoi n’en est-il plus ainsi ?

Et le sourire nostalgique de la Savante Judeth lui avait fait perdre un instant sa sévérité typiquement lamaï.

— Ça…, avait-elle soupiré. C’est peut-être dû au nombre des naissances d’été. Nous en sommes aujourd’hui à une sur quatre. Il y a tant de vars… Mais nous savions quels hommes logeraient ici, pour amorcer des clones à la saison fraîche, procréer des fils durant le bref été et vous engendrer, vous, les estiviennes. Enfin, c’est du passé.

Leie avait alors demandé si Judeth connaissait son père.

— Clevin ? Oh oui. Il voguait sur l’Otarie. Il était bien, pour un homme. Votre mère porteuse – que Lysos l’ait en Sa Sainte Garde – ne voulait que lui. On finissait par connaître les hommes, alors. C’était agréable, curieusement.

Et difficile à imaginer. Les individus bruyants qui se claquemuraient dans les maisons de Plaisir pour y assouvir leur rut en été comme les hôtes taciturnes avec qui les sœurs lamaïs jouaient aux échecs ou à la Vie durant les saisons calmes s’en allaient tous si vite… Leur nom oublié, seule restait leur semence. Pourtant, longtemps après l’histoire de la Savante Judeth, Maïa avait cherché parmi les mâts la bannière de l’Otarie et tenté d’imaginer le visage hâlé de son père.

Puis elle avait appris que la guilde des Pinnipèdes ne croisait plus sur la mer de Parthéno. Les petites vars que ses hommes avaient engendrées, cinq ans plus tôt, étaient seules.

Aucun navire n’avait de place pour les jumelles. La plupart étaient déjà surchargés d’uniks – des femmes aux yeux durs qui les regardaient d’un air moqueur. Les capitaines refusaient platement ou exigeaient des sommes inimaginables.

Et puis, il y avait autre chose. Maïa n’aurait su dire quoi au juste, mais l’atmosphère était… électrique. Elle essaya de s’ôter cette idée de la tête en se disant qu’elle projetait sa propre nervosité sur les autres.

Ne trouvant rien d’intéressant, épuisées, les jumelles commençaient à envisager de retourner en ville, louer une chambre. Ces refus en série ne pouvaient être qu’un mauvais présage. Ça irait mieux d’ici quelques jours, conclut Leie.

Comment, protesta Maïa, se terrer dans un hôtel quand elles pourraient naviguer vers une terre exotique, un endroit où elles auraient l’occasion de mettre leur plan en pratique ?

Enfin, dans un estaminet bizmish, elles rencontrèrent les capitaines de deux navires charbonniers qui partaient pour le sud avec la marée du matin.

Le monde des hommes avait lui aussi ses hiérarchies. Ceux à l’œil vif, qui réussissaient et faisaient de bons étalons, étaient recherchés par les matriarchies les plus riches. Les ruches moins fortunées accueillaient des classes inférieures. Les Bizmishes voûtées, au teint grisâtre, souvenir des mines où elles travaillaient naguère, allaient et venaient dans la taverne en portant des cruches de bière plate dont les hommes, peu exigeants, raffolaient. Les jumelles rencontrèrent les deux matelots dans la salle commune, étouffante et humide.

— L’coin nous manquera, c’est sûr, fit le capitaine Ran en reposant bruyamment sa chope sur la table. Sont gentilles, les filles, ici. À la saison chaude, c’est pas les poulettes d’la haute qui nous paieraient un coup à boire, et j’parle pas d’un bon coup de roulis. Mais ici, on a tout c’qui nous faut.

Maïa le croyait volontiers. La moitié de ces Bizmishes portaient manifestement de futurs enfants d’été. Ses narines se dilatèrent de dégoût. Comment ce pauvre clan pourrait-il nourrir, vêtir, éduquer tous ces vars ? La plupart seraient probablement supprimés, peut-être abandonnés dans la toundra… « aux mains de Lysos » – au mépris de la Loi, mais quelle Loi avait plus de poids que la survie du clan ?

D’un autre côté, beaucoup de grossesses d’été avortaient spontanément, par suite de malformations génétiques. Tel était du moins ce que leur avait expliqué la Savante Judeth :

— Les clones sont pour ainsi dire des modèles éprouvés alors que chaque estivien est une expérience nouvelle. Et d’innombrables expériences ratent.

N’empêche qu’il naissait de plus en plus de vars. Les bas quartiers étaient pleins d’« expériences » comme Maïa et Leie.

— C’est pour ça qu’on va pas loin, ce coup-ci, disait le capitaine Pegyul, plus mince, un peu plus âgé et sans doute plus futé que son compagnon. On emmène d’l’anthracite à Queg, Lanargh, cap Grange et Gremlin. On est p’t’êt pas une grande guilde fortunée, mais on a d’l’honneur. Les Bizmishes veulent qu’on s’arrête en revenant, à la mi-hiver, et on l’fera, vu qu’elles ont été gentilles avec nous quand y f’sait chaud !

Les hommes avaient tendance à faire du sentiment avec les femmes qui portaient leurs enfants – des rejetons qui avaient la moitié de leurs gènes. Et d’ici là, ces idiots remarqueraient-ils seulement que peu de ces bébés étaient nés ?

— Gremlin, ça nous irait très bien, acquiesça Leie.

C’était au sud et non à l’ouest, comme prévu, mais elles pourraient rectifier la trajectoire par la suite et elles arriveraient mieux préparées à l’archipel d’Oscco.

— Hon-hon, fit le plus jeune en frottant sa joue hirsute. Du moment qu’vous obéissez aux ordres.

— On travaillera dur, comptez sur nous, capitaine.

— J’espère qu’vous avez appris tout c’qu’y faut dans vot’clan : l’combat au bâton, par exemple ?

Maïa était sûre que Leie avait aussi remarqué l’air faussement désinvolte du marin. Comme s’il avait posé une question sur la couture, la maréchalerie ou tout autre technique.

— Nous savons tout faire, capitaine. Celui de vous deux qui nous prendra à son bord ne le regrettera pas.

Les deux marins se regardèrent.

— Euh, c’est avec nous deux qu’vous partez, annonça le plus petit en se penchant.

— Comment ça ? fit Leie en clignant des yeux.

— Voilà, reprit le grand. Vous êtes jumelles. C’est sympa, mais à chaque escale, y a des filles de grandes familles qu’ont réservé l’passage d’un port à l’autre sur nos bateaux. Si elles vous voient en train d’briquer l’pont et d’faire des sales boulots, elles risquent de se faire des idées…

Maïa et Leie échangèrent un coup d’œil. Elles avaient prévu de profiter de leur ressemblance pour se faire passer pour des clones ; pas que ça pourrait être un inconvénient.

— Ça ne nous dit trop rien de nous séparer, répondit Leie. Je pourrais me teindre les cheveux…

— Vos vaisseaux voyagent bien de conserve ? coupa Maïa. Nous ne serions donc pas séparées très longtemps. Et puis nous serions recommandées par deux capitaines au lieu d’un seul. Écoute, Leie, ça ne me plaît pas plus qu’à toi, mais tâchons de voir le côté positif des choses : nous doublerons notre expérience pour le même prix, et puis nous ne pourrons pas être toujours ensemble. Autant nous y préparer.

L’étonnement de sa sœur lui en dit long sur leur relation et lui fit vaguement Plaisir : d’abord elle n’avait pas souvent l’occasion de la surprendre, ensuite elle n’était pas mécontente d’échapper un moment à son emprise. « Elle ne s’attendait pas à ce que j’accepte si facilement la séparation. Eh bien, ça ne nous fera pas de mal à toutes les deux. »

— Allons, ce n’est pas si grave, décréta Leie pour dissimuler sa déconvenue.

À cet instant, un éclair blanchit leurs visages, projetant des ombres sur les murs. Une fusée monta du port, traça une parabole dans le ciel puis explosa, illuminant les quais et les forteresses claniques de mosaïque noire et blanche. Les ombres tournoyèrent autour des piétons pétrifiés par ce brutal flamboiement, tandis qu’un grondement sourd gravissait toutes les notes de la gamme et balafrait la nuit de son ululement.

Maïa et Leie se levèrent, imitées par les deux capitaines. Pour l’avoir entendue une fois, elles avaient reconnu la sirène de Port Sanger qui battait le rappel de la milice et prévenait les citoyens de se tenir sur le pied de guerre.

Quelles devraient être nos exigences pour une nouvelle race humaine ? De quoi rêvons-nous pour nos descendants ?

D’une longue et heureuse existence ?

Fort bien. Mais en dépit des miracles techniques dont nous sommes capables, cette simple requête risque de se révéler irréalisable. Darwin et Malthus ont jadis mis le doigt sur le paradoxe fondamental de la vie : toutes les espèces sont mues par des pulsions qui les portent à se reproduire à outrance. Elles peupleraient l’Éden même au point d’en faire un enfer.

La Nature, dans son infinie sagesse, avait prévu des systèmes de régulation de la vie. Les prédateurs, les parasites et les aléas de l’existence palliaient automatiquement les excès. Les survivants de chaque génération obtenaient une récompense : le droit de refaire un tour.

Puis vint l’humanité. Elle extermina les carnivores qui la chassaient et combattit les maladies. Animées d’une ferveur morale toujours croissante, les sociétés jurèrent de supprimer la compétition sauvage et de garantir à tous le « droit de vivre et de prospérer ».

Nous voyons, avec le recul, quelles terribles erreurs nous avons commises avec les meilleures intentions du monde sur notre pauvre Terre Mère. Privée de freins naturels, la population de nos ancêtres l’a submergée. Mais le seul choix qui s’offre à nous est-il d’en revenir à la Loi de la jungle ? Et le pourrions-nous, même si nous le voulions ?

L’intelligence est lâchée sur la galaxie. Le pouvoir est entre nos mains, pour le meilleur ou pour le pire. Nous pouvons modifier les Lois de la Nature, si nous en avons l’audace, mais nous ne pouvons ignorer ses leçons.

Lysos, extrait de l’Apologie.

Chapitre II

Une âcre odeur de fumée. Une brume grisâtre montant de madriers calcinés. Des pavillons de détresse flottant à l’artimon noirci d’un bâtiment avarié voguant cahin-caha vers un havre, tout cela attisé par la nuit, et par Durga, la lune, qui faisait brasiller les eaux de Port Sanger.

Sous les projecteurs de la forteresse, un cargo gagnait péniblement le port, aidé par le navire qui l’avait arraisonné. La moitié de la ville était là, y compris les milices de tous les grands clans, leurs filles bardées de cuir, armées de piques treppes. Des officières plus âgées en cuirasse d’acier hurlaient des ordres à des descendantes et des nièces identiques à elles. Le contingent de Lamatie arriva au pas de gymnastique, arborant des casques ornés de plumes de gaeo, et se déploya rapidement le long de l’entrepôt familial avant d’envoyer un détachement aider à la défense de la ville elle-même.

Maïa et Leie n’avaient pas été à pareille fête depuis leur troisième anniversaire. Les commandantes des compagnies claniques, elles, étaient moins ravies du remue-ménage qu’avait déclenché une guetteuse un peu trop nerveuse en appuyant sur le mauvais bouton, lâchant ainsi des fusées dans la paisible nuit d’automne quand quelques coups de sirène auraient suffi. Et une capitaine Jounine fort confuse passa une demi-heure à faire des excuses à des officières d’autant plus grognonnes qu’elles étaient boudinées dans des armures prévues pour des versions plus jeunes et plus minces d’elles-mêmes.

Pendant ce temps, on envoyait des lignes au Prosper et on balançait des seaux d’eau sur les braises de l’incendie qui avait failli l’envoyer par le fond. Des cordages calcinés et des grappins ennemis festonnaient le gréement.

Le combat a dû être rude, se dit Maïa.

Leie scrutait le petit bateau haletant qui remorquait le Prosper, puis le navire corsaire.

— La Calamité ! ironisa-t-elle. Les pirates espéraient probablement que ce nom frapperait leurs victimes de terreur. Je parie qu’elles vont en changer après, ce coup-ci.

Maïa n’avait pas le don de sa sœur de passer instantanément de la surexcitation au simple intérêt. Un instant auparavant, la ville se préparait à une attaque. Il lui faudrait un moment pour se faire à l’idée que toute cette panique n’était qu’une simple affaire de piraterie quasi légale.

— Elles n’ont pas l’air heureuses, tes pirates, observa-t-elle en regardant les femmes à l’air coriace, la tête ceinte de bandanas rouges, massées à l’avant de la Calamité.

Leur cheffe discutait âprement avec une officière de la Guardia. Une scène similaire se déroulait à la proue du Prosper, où des femmes aux riches atours noirs de suie montraient l’autre navire en récriminant. Quand les vaisseaux furent amarrés, le capitaine du Prosper fit le tour du bâtiment arraisonné. Il fut bientôt rejoint par le commandant de la Calamité qui lui tendit la main avec commisération.

Pendant que Leie allait écouter les rumeurs qui circulaient sur le quai, Maïa tenta d’imaginer les circonstances de l’accident. Un fanal avait dû se briser, mettant le feu au navire alors que les pirates et les propriétaires de la cargaison se battaient, après quoi les équipages masculins avaient déclaré une trêve et conjugué leurs efforts pour sauver le bateau. Apparemment, ils l’avaient échappé belle tout de même.

Il y avait relativement peu de pirates sur la mer de Parthéno, si près de Port Sanger et de ses puissants clans. Mais ce n’était pas le seul élément curieux de l’affaire.

Quelle idée d’écumer les mers si tôt dans l’automne, se dit Maïa. Avec la fin des tempêtes et la reprise du trafic, c’était tentant, mais en cette saison, les mâles étaient encore pleins d’hormones. Elle se demanda ce qui avait pu pousser ces jeunes pirates vars à prendre de tels risques.

Une fois, Maïa avait assisté au combat de deux chevaux-baudriers entiers. La leçon de ce déchaînement de violence était évidente. Les feuilles à scandale perkinistes répandaient des histoires d’épouvante où les humeurs masculines s’embrasaient, faisant resurgir des instincts remontant à l’époque animale terrienne. « Prends garde, femme, disait un poème souvent cité par les Perkies. Car un homme qui se bat peut tuer…»

Ce à quoi Maïa ajoutait en son for intérieur : « Surtout si son précieux bateau est en danger. »

La milice escorta les pirates et les passagères du Prosper vers la forteresse où commencerait un long et lent processus de jugement. Maïa surprit le cri de la cheffe des pirates :

— Elles ont mis le feu exprès parce qu’on allait gagner !

La porte-parole des armatrices, une clone du riche clan Vunerri, se récria avec véhémence. Si le fait était avéré, elle risquait plus que la perte de sa cargaison : une amende, la réparation du Prosper et le boycott de sa famille par les guildes maritimes. En de telles occasions, la hiérarchie normale de Stratos s’inversait et l’on voyait les Mères de puissants clans implorer la clémence auprès d’hommes de rien.

Mais jamais auprès d’une var. Il faudrait une véritable révolution pour qu’on voie des estiviennes juger des clones.

La procession passa juste devant Maïa. Le combat avait fait pas mal de victimes. Des infirmières fermaient la marche, portant des civières. Un des corps était complètement recouvert.

« Les Perkies disent que les femmes sont moins sanguinaires », songea-t-elle. C’était aussi pour créer un monde plus paisible que Lysos et les Fondatrices étaient venues ici. « Je me demande ce qu’en penserait celle qui gît sous cette couverture. »

Leie revint, haletante, ajouter des détails au scénario que Maïa avait imaginé. Celle-ci l’écouta en ponctuant son compte rendu d’exclamations adéquates, mais les détails importaient peu. Ce qu’elle retenait, c’était l’expression de Jounine tandis que la commandante de la Guardia escortait tout le monde vers la forteresse. Sale temps pour la Sheldonne…

Tandis qu’elles gagnaient l’appontement où les cargos charbonniers, le Zeus et le Wotan, s’apprêtaient à larguer les amarres, Maïa jeta un coup d’œil à sa jumelle. Elle lui trouva soudain l’air bien jeune et bien désemparé. « Enfin, c’est l’époque où nous vivons, se dit Maïa. Nous avons intérêt à nous y faire. »

Les lunes n’avaient qu’un effet modeste sur les énormes océans de Stratos, mais la tradition voulait qu’on prît la mer avec la marée de Durga. Après toutes les émotions de la veille, le départ fut moins poignant que ne l’avait pensé Maïa. Pendant toutes ces années, elle avait imaginé la cascade d’émotions qui la submergerait en voyant rapetisser derrière elle les bâtiments de granit rose de Port Sanger et les forteresses claniques accrochées aux pentes, et en pensant que c’était peut-être la dernière fois qu’elle les contemplait.

Mais elle n’eut pas le temps de s’apitoyer sur son sort. Officiers et boscos beuglèrent des ordres, et, comme les dix ou quinze autres vars qui complétaient le prix de leur traversée en participant à la manœuvre, elle se mit à tirer sur des aiguillettes et à fixer des écoutes trop tendues. Malgré le rigoureux entraînement que Lamatie imposait à ses estiviennes, elle avait du mal à garder la cadence.

D’autant que le soleil eut vite chassé le froid mordant de l’aube. Les vêtements de cuir tombèrent, et Maïa se retrouva bientôt en pagne et bustier. Son corps luisait de sueur, mais elle préférait devoir s’éponger plutôt que de geler.

Quand elle put enfin regarder en arrière, le brouillard engloutissait les jetées de Port Sanger et l’antique forteresse juchée sur la falaise sud. De l’autre côté de la baie, la flèche du phare-sanctuaire resta un moment visible, tel un mystérieux obélisque gris, puis elle se fondit à son tour dans la grisaille, et le petit monde de Maïa se réduisit à quelques planches et des cordages égarés au milieu d’une immensité mouvante piquetée de blocs de glace.

Pendant des heures, lui sembla-t-il, elle courut tirer sur des cordes rugueuses, leur donner du jeu et les rattacher. Elle eut bientôt les mains à vif et les épaules en feu, puis elle apprit quelques trucs, comme de ne pas essayer de retenir un câble qui ondulait comme un serpent, au risque d’aller s’écraser contre une cloison ou de passer par-dessus bord, mais à faire une boucle autour d’une pièce de bois et à laisser ce fichu cordage se bloquer sous sa propre tension.

Ce qui ne résolvait pas le problème consistant à lui donner du mou. Elle avait déjà failli se faire cingler le visage par deux fois quand un marin lui montra la manœuvre. Elle essaya maladroitement d’imiter ce qui, dans des mains expérimentées, était un mouvement parfaitement fluide.

— Ça viendra, tu verras, lui assura l’homme, avant de filer tout en criant pour empêcher un autre marin d’eau douce de se faire prendre la jambe dans une boucle et entraîner à la mer.

« Moi qui voulais apprendre des choses ! » Maïa comprenait à présent pourquoi bien des hommes étaient amputés d’un ou deux doigts. Un moment d’inattention et pfutt ! Elle s’obligea à ralentir ses mouvements et à réfléchir avant d’agir. Les cris des boscos étaient moins terrifiants que cette vision atroce.

La poussière de charbon qui recouvrait tout n’arrangeait rien. Heureusement, elle n’avait pas à monter dans le gréement où les matelots grimpaient comme des singes.

Quand sa tâche l’appelait à bâbord, elle jetait un coup d’œil au Zeus qui voguait à même allure, deux cents mètres plus à l’est. Une fois, elle crut voir la mince silhouette de Leie qui courait gauchement sur le pont, mais elle n’osa pas lui faire signe. Elle était visiblement en plein travail.

Enfin, les deux navires quittèrent les eaux côtières et mirent le cap sur le large. Le vent soufflait du nord, gonflant les voiles et faisant tourner le générateur électrique de la poupe. Les officiers déclarèrent une pause.

Maïa se laissa tomber sur le pont, bras et jambes rompus. « Vous avez intérêt à vous y faire, leur dit-elle. L’aventure, c’est quatre-vingt-dix pour cent de souffrance et d’ennuis. » L’adage se poursuivait, disait-on, par : « et dix pour cent d’horreur absolue », mais ça, elle espérait encore y couper.

Un vieil homme apparut devant elle avec un seau et une louche. Prenant soudain conscience de la soif qui la tenaillait, elle but avidement… et s’étrangla. « De l’eau de mer ! »

Elle sentit des regards se tourner vers elle et tenta avec embarras de dissimuler sa réaction. Elle n’était plus la fille d’un clan riche qui possédait son propre puits artésien. Dans les quartiers pauvres de la ville, les vars et même les clones de basse caste buvaient de l’eau de mer toute leur vie.

Bénie soit notre Mère Stratos pour les douces eaux de ses océans, disait une parabole ironique qui n’appartenait à aucune liturgie. Et bénie soit Lysos pour nos reins qui les supportent. Sa soif l’emporta et elle termina la louche. Le vieil homme la surprit alors en lui dédiant un sourire et en passant affectueusement sa main dans ses cheveux hirsutes.

Maïa se raidit, sur la défensive, puis se raisonna. Il en fallait un peu plus pour déclencher le rut chez un mâle. Et puis il faudrait qu’il ait vraiment un besoin pressant pour perdre son temps avec une vierge comme elle. En fait, le vieux lui rappelait un peu Bennett à l’époque où dans ses yeux brillait encore une lueur. Elle lui rendit timidement son sourire. Le marin s’éloigna en riant pour donner à boire aux autres.

Un coup de sifflet retentit, mettant fin à la pause, mais les ordres se succédaient désormais à un rythme moins rapide. Les nouvelles corvées consistaient à ranger le pont et à ajuster les panneaux. Maintenant qu’elle avait le loisir de regarder autour d’elle, Maïa s’étonna de trouver les matelots beaucoup moins mystérieux et étranges qu’elle ne pensait. Ils vaquaient à leurs tâches avec le sérieux et l’efficacité de n’importe quelle artisane dans son atelier. Ils partaient de grands éclats de rire contagieux, et Maïa, en faisant attention, parvenait à suivre leur dialecte gouailleur, mais le sens de la plupart de leurs plaisanteries lui échappait.

Par-delà l’agitation ou l’indolence qui caractérisait, selon la saison, leur comportement à terre, Maïa savait que les hommes menaient des existences épuisantes et dangereuses en mer. Même l’équipage de ce sabot crasseux devait, pour survivre, faire preuve non seulement de force mais aussi d’intelligence et de concentration – deux des plus grandes qualités féminines –, et elle se posait quantité de questions quant aux tâches qu’elle leur voyait accomplir avec tant de diligence.

Cela dit, elle s’interrogeait encore davantage sur les femmes du bord. Nées en été ou en hiver, elles étaient de son espèce, alors que les hommes étaient d’une autre race.

Sur le gaillard d’arrière, on voyait les passagères de première classe, reconnaissables à leurs vêtements de qualité. Seules des clones pouvaient se permettre de payer leur traversée, même sur des navires comme celui-ci. Maïa repéra deux Ortynes, trois Bizmishes et plusieurs femmes de types inconnus, sûrement originaires de villes situées plus au nord.

Les passagères qui travaillaient pour payer leur passage étaient toutes des vars comme elle-même. Elles formaient un groupe disparate, à l’air plus âgé et plus endurci qu’elle.

Pour certaines, toujours en quête de l’endroit spécial où elles trouveraient leur niche, ce devait n’être qu’une étape parmi tant d’autres sur les mers de Stratos.

Maïa se dit qu’elles avaient bien fait de voyager séparément, sa sœur et elle. Elle n’avait déjà que trop l’impression d’attirer les regards quand le repas de midi fut servi.

— Tiens, Pu-pucelle, dit une var noueuse, entre deux âges, en versant du ragoût dans une écuelle cabossée. Tu veux une serviette ? ajouta-t-elle avec un clin d’œil à ses compagnes.

Elle se payait la tête de Maïa, bien sûr. Il traînait çà et là des chiffons graisseux, mais le dos de la main semblait être le système d’essuyage en vigueur sur ces eaux.

— Non merci, répondit Maïa d’une voix presque inaudible, ce qui ne fit qu’accroître l’hilarité des femmes.

Maïa se sentit rougir et regretta de ne pas ressembler davantage à ses mères et ses demi-sœurs lamaïs dont le visage ne trahissait jamais les émotions. Elle profita de ce que les femmes faisaient passer une cruche de vin et buvaient à la régalade pour s’éloigner avec le mystérieux ragoût.

« Personne ne te regarde. Et quand bien même, quelle importance ? » se répétait-elle, lorsqu’elle entendit marmonner :

— C’est d’jà pas marrant de d’voir respirer c’foutu charbon jusqu’à Gremlin, s’y faut en plus qu’je m’paye la puanteur d’une morveuse lamaï !

Maïa croisa le regard hargneux d’une var de huit ou neuf ans. Sa blondeur et sa mâchoire agressive rappelaient celles des Chuchyinnes, un clan rival de Lamatie. Était-ce une demi ou une quart Chuchyinne qui remâchait de vieilles rancœurs ?

— Reste sous l’vent, Lamaï, grogna la var, et elle eut un reniflement de satisfaction quand Maïa détourna les yeux.

« Lysos ! Jusqu’où devrai-je aller pour échapper à Lamatie ? » Maïa n’avait-elle reçu en héritage que la haine envers un clan connu pour son égoïsme ? Elle était tellement absorbée qu’elle sursauta quand on la poussa du coude. Elle tourna les yeux vers deux prunelles vert pâle, ombrés par un bandana bleu marine. Une petite femme à la peau tannée et aux cheveux noirs, vêtue d’un short et d’un bustier rapiécé, lui tendit la cruche de vin avec un petit sourire et lui dit tout bas :

— Du calme. Elles sont comme ça avec toutes les cinq ans.

Maïa la remercia d’un bref signe de tête, porta la cruche à ses lèvres… et se retrouva pliée en deux par une quinte de toux. Ce qui relança les rires, mais ils avaient maintenant une tonalité différente, plus indulgente. « Elles ont toutes eu cinq ans et elles s’en souviennent, comprit Maïa. Il faut que j’y passe, moi aussi. »

Maïa se détendit un peu et écouta les conversations. Les femmes comparaient divers endroits, évoquaient les opportunités qui pourraient se présenter au sud et ironisaient sur l’incident de Port Sanger. L’idée qu’une ville entière avait été appelée aux armes par la faute de pirates maladroites les faisait mourir de rire. « Ça n’avait rien de drôle pour celle qui est morte », songea Maïa. Mais ne disait-on pas que la tragédie était l’une des bases de l’humour ?

À certains détails glanés çà et là, Maïa comprit que certaines de ces vars avaient elles-mêmes porté le bandana rouge. Imaginons qu’une bande d’estiviennes au bout du rouleau signent un pacte, louent une goélette rapide et que des hommes acceptent d’amener leur précieux bateau contre un cargo, leur donnant l’occasion de risquer le tout pour le tout… La Savante Judeth avait dit pourquoi la piraterie était tolérée :

— C’est une soupape de sûreté. Lysos s’est contentée d’édicter des règles pour éviter que la piraterie n’échappe à tout contrôle. Et si des pirates allaient trop loin, avait-elle ajouté avec une assurance inquiétante, nous avons les moyens d’y remédier.

Maïa ne lui avait pas demandé comment. Elle préférait songer aux légendes qui circulaient sur la toute première Lamaï, la var qui avait fait d’un embryon de ruche un empire commercial. On ne savait pas très bien comment elle s’était procuré sa mise de fonds. Peut-être un bandana rouge gisait-il au fond d’un tiroir, dans les archives poussiéreuses du clan…

Quelques-unes des vars du bord semblaient faire partie de l’équipage régulier du Wotan. Maïa trouvait étrange que des femmes se commettent avec l’autre race intelligente de la planète pour se reproduire. Des femmes et des hommes pouvaient-ils vraiment vivre et travailler côte à côte sans se rendre mutuellement dingues ? Tout en faisant la vaisselle, elle observa ces femmes d’équipage. De quoi pouvaient-elles bien parler avec les hommes, dans le dialecte chantant de la mer ?

Maïa vit que la petite femme brune qui lui avait parlé avec gentillesse faisait partie de ces matelotes professionnelles. Elle tenait une pique treppe, un modèle d’exercice de cinq pieds de long muni d’une fourche matelassée en Y à un bout et d’un crochet capitonné à l’autre. Elle avait l’air de lancer un défi à deux camarades mâles, qui le relevèrent en souriant.

D’un placard, un homme tira des jetons blancs d’un côté et noirs de l’autre. Il en prit un et vérifia les huit pales disposées sur les bords et aux coins. Maïa reconnut les pions à ressort avec lesquels les marins jouaient au jeu de la Vie. Les pales servaient aux pièces à « reconnaître » la position de ses voisines, à savoir si elle devait montrer sa face blanche ou sa face noire. Un pion isolé ne servait à rien ; alors pourquoi l’homme insérait-il une clé dedans pour le remonter ?

Programmée normalement, cette mécanique rudimentaire faisait tomber en douceur une rangée de petits panneaux à volets, exposant son côté blanc, sauf si trois de ses pales – et pas deux, quatre ou huit – étaient en contact avec des pions dans un intervalle de temps donné. Dans ce cas, il restait inerte.

Le marin s’approcha de la petite femme, plaça le pion sur le pont devant elle et posa légèrement le pied dessus pour l’empêcher de se déclencher. De la pique treppe qu’elle tenait à deux mains, elle lui fit signe qu’elle était prête.

Le marin recula et le pion se mit à cliqueter. Au huitième battement, la femme donna trois petits coups de sa lance au pion. Un battement passa sans que le pion réagisse, puis la mesure de huit battements reprit, mais plus vite. La femme refit les mêmes gestes en choisissant trois autres pales. Elle donnait une impression d’aisance, mais la pièce avait été programmée pour accélérer son rythme et elle émettait des rafales de cliquetis. Le bâton de la petite femme dansait de plus en plus vite et son extrémité ne fut bientôt plus qu’un brouillard.

Soudain, les pales basculèrent avec un déclic retentissant et le pion devint blanc. Un marin cria « Vingt-huit ! » et la femme éclata d’un rire dépité devant ce maigre score.

— Voilà c’que c’est que d’se pinter et d’fainéanter à terre ! ironisèrent ses camarades.

L’un des hommes s’apprêtait à remonter le pion lorsque le second du Wotan descendit du gaillard d’arrière et prit la petite brune à part. Ils échangèrent quelques paroles, puis l’officier repartit. La femme souffla dans un sifflet.

— Les passagères de seconde classe à l’arrière ! ordonna-t-elle en faisant signe aux vars de se ranger à tribord. J’m’appelle Naroïne. J’suis boscotte, comme Jum et Rett, et v’z’avez intérêt à vous en souv’nir. J’suis aussi maîtresse d’armes.

Maïa la croyait sans peine. Ses jambes étaient couturées de cicatrices, elle avait eu le nez cassé au moins deux fois, et sa musculature, sans être comparable à celle d’un homme, était imposante.

— V’z’avez toutes vu hier soir qu’les rumeurs étaient fondées : y a des pirates au nord, et elles pourraient bien s’intéresser à nous un d’ces jours.

Pour Maïa, c’était tirer des conclusions un peu hâtives d’un incident isolé, mais Naroïne prenait son rôle au sérieux. Elle le fit savoir, en tenant sa pique en travers de son dos.

— L’capitaine veut qu’on s’tienne prêtes en cas de pépin. On s’laissera pas bouffer toutes crues. Si une bande d’uniks croit pouvoir nous piquer c’bateau…

— Qui c’est qu’en voudrait ? murmura la var qui avait débiné les « morveuses lamaïs », déclenchant des rires étouffés. Faudrait êt’dingue pour faucher une cargaison d’charbon !

— Les cours montent, et l’manque à gagner pourrait ruiner les proprios…

Les explications de la boscotte furent interrompues par un bruit obscène. Elle foudroya la Chuchyinne du regard, mais celle-ci bâillait nonchalamment. Naroïne fronça les sourcils.

— À quoi bon expliquer les ordres du capitaine à des gourdes d’vot’espèce ? Un équipage qui veut rien apprendre…

— Qui c’est qu’a b’soin d’apprendre ? reprit la grande var en prenant ses compagnes de voyage à témoin. Si des pirates s’amènent, on les renverra vite fait chez leurs papas chéris.

— D’accord, fit la boscotte. Attrape une pique et montre-moi comment tu t’battras, si elles te tombent dessus.

Reniflement. La variante chuchyinne cracha sur le pont.

— J’préfère r’garder, si ça t’dérange pas.

— Écoute-moi bien, merdouille d’été, fit Naroïne d’une voix âpre. Tant qu’t’es à bord, t’obéis aux ordres, sinon tu sautes à la baille et tu rentres chez toi à la nage !

La grande femme et ses camarades lancèrent à la boscotte des regards haineux. La confrontation paraissait inévitable.

— Un problème, maîtresse d’armes ? fit une voix grave.

Le capitaine Pegyul, qui ne payait pas de mine à la taverne bizmishe, était maintenant impressionnant. Trois anneaux de cuivre, emblèmes de son rang, entouraient un biceps gros comme la cuisse de Maïa. Il était flanqué de deux hommes encore plus baraqués que lui. Tous trois étaient moulés dans des maillots de corps bleus, ce qu’ils ne se seraient jamais permis à terre. Maïa était fascinée par ces torses. On disait que parfois, dans la chaleur de l’été, les mâles se battaient avec des lugars pour le Plaisir et qu’il leur arrivait d’avoir le dessus.

— Non, non, capitaine, répondit calmement la boscotte. J’expliquais aux passagères de seconde classe qu’elles devaient s’entraîner pour défendre la cargaison.

— Vous avez le soutien de vos compagnons d’équipage, fit le capitaine d’un ton affable avant de se détourner.

Maïa eut un frisson qui ne devait rien au vent du nord. Les hommes qui étaient, les quatre cinquièmes de l’année, aussi placides que des lugars, étaient aussi des êtres intelligents, capables de décider de se mettre en colère, même en hiver.

— J’peux toujours m’entraîner un poil, histoire d’pas perd’la main, marmonna la Chuchyinne en s’approchant du râtelier d’armes, mais au lieu de choisir l’autre pique d’exercice rembourrée, elle saisit une treppe de combat, en bois de yarri.

Naroïne recula contre le panneau de cale arrière. La grande var la suivit, marquant la poussière de ses sandales. Les deux femmes commencèrent à tourner l’une autour de l’autre.

Maïa jeta un coup d’œil aux deux grands marins avec un mélange de curiosité et de dégoût envers les choses du sexe. Son ignorance était normale. Peu de clans laissaient leurs filles entrer dans leur palais de la Joie, où les danses de séduction entre marins et futures mères aboutissaient à diverses consommations, selon la saison. Une des ambitions qu’elles nourrissaient, Leie et elle, était de bâtir un palais à elles, où elles pourraient découvrir les délices improbables consistant à unir son corps à un autre corps comme ceux, énormes et velus, qu’elle avait sous les yeux. Cette seule idée lui donnait de curieux maux de tête.

Naroïne ne paraissait pas pressée de prendre l’offensive. Peut-être était-elle désavantagée par son arme. La Chuchyinne, qui faisait tournoyer sa treppe d’une main, bondit pour faucher les jambes de son adversaire… et se retrouva soudain avec ces mêmes jambes autour du cou. La boscotte avait coincé sa pique contre le pont et s’en était servie comme d’une perche pour sauter sur l’autre femme. La var chancela, lâcha sa treppe et tenta de griffer son adversaire, mais deux poings d’acier lui paralysèrent les mains. Ses genoux fléchirent et son visage commença à s’empourprer.

Maïa reprit enfin son souffle quand Naroïne sauta à terre, laissant l’autre s’écrouler. La boscotte saisit la lance que son adversaire avait lâchée et lui coinça la gorge contre le pont avec la fourche. Elle était à peine essoufflée.

— Bas-toi comme ça contre des pirates, et elles front pas qu’nous prend’le fret ou t’vendre pour une saison d’travaux forcés. Elles t’foutront à la mer, avec tes copines. Et personne lèvera le p’tit doigt pour les en empêcher ! Ela !

— Ela ! reprit en chœur l’équipage féminin.

La boscotte jeta la pique sur le pont. Le souffle court, maculée de suie, la Chuchyinne s’éloigna piteusement sous les regards amusés des clones qui observaient la scène depuis les premières classes.

— À qui le tour ? demanda Naroïne, et Maïa lui trouva tout à coup l’air moins petite.

« Je sais bien ce que ferait Leie, se dit-elle. Elle attendrait que les autres fatiguent Naroïne, elle repérerait ses faiblesses et lui rentrerait dans le lard. »

Mais elle n’était pas Leie. Elle n’aimait pas la bagarre. Elle n’avait qu’une envie : se trouver un coin peinard.

L’ennui, c’est qu’en même temps son esprit rationnel disait : « Finis-en une bonne fois pour toutes. » Si Naroïne voulait encourager les vertus féminines au combat, Maïa pouvait constituer un bon contraste avec la Chuchyinne, et elle tenait l’occasion de surprendre celles qui l’appelaient « Pu-pucelle ».

Elle s’avança en réprimant un tremblement nauséeux, prit la deuxième pique d’entraînement dans le râtelier, racla trois fois la poussière avec le pied, et s’inclina rituellement. Sa courtoisie lui valut un sourire bienveillant de la maîtresse d’armes. Les deux femmes tendirent leur pique, le crochet en avant, pour le premier et traditionnel contact…

On lui jetait de l’eau au visage. Maïa toussa et cracha. Une forme brumeuse devint lentement le visage d’un vieil homme… celui qui lui avait ébouriffé les cheveux.

— Ça va mieux ? Y a rein d’cassé, là-n’dans ? fit-il d’une voix lourdement accentuée.

— Je… je ne crois pas.

Elle voulut se lever, mais une douleur aiguë lui arracha un sifflement. Elle avait une estafilade au mollet gauche.

— C’est pôs ben grave. J’vas t’mett’qu’êt’chose ed’sus.

Maïa étouffa un gémissement. Le vieux lui appliqua un baume et la souffrance disparut par vagues, comme la marée descend. Son pouls se calma et sa blessure arrêta de saigner.

— Not’guilde est p’t’êt pôs riche, mais on a quèqu’gars qui s’débrouillent ben, aux labos du sanctuaire.

Certains hommes occupaient leur temps, entre deux traversées, à bricoler dans des laboratoires. Rares étaient les inventions qui attiraient l’attention des Savantes de Caria, mais cet onguent… Maïa aurait voulu en avoir un échantillon et savoir si quelqu’un en détenait les droits commerciaux.

Elle se redressa et regarda autour d’elle. Deux couples de passagères de seconde classe s’entraînaient sous la direction de la maîtresse d’armes. Plusieurs autres gisaient sur le pont, comme elle. Deux femmes d’équipage s’étaient installées près du capot avant, l’une jouant de la flûte tandis que l’autre chantait d’une voix d’alto douce et triste.

— Tss, fit le vieux loup de mer. Rein qu’des minab’, c’t’année. Des têt’ en l’air qui sav’pôs s’bat’.

— Mouais, marmonna Maïa, sans se mouiller.

Elle s’assit, puis, en se cramponnant à un bastingage, se leva sur une jambe. Allons, elle survivrait. La vraie douleur était rarement aussi insupportable qu’on le croyait.

Au fait, c’était drôle, mère Claire n’avait-elle pas dit la même chose à propos de l’accouchement ? Maïa frissonna.

Elle scruta la mer et découvrit le Zeus, un peu en arrière. Jusque-là, ce voyage avait constitué un véritable apprentissage, comme sa sœur l’avait promis. « Je lui souhaite de le trouver aussi intéressant que moi », songea-t-elle amèrement.

Deux semaines plus tard, à Queg, leur première escale, les jumelles se revirent enfin après la plus longue séparation de leur vie, et elles eurent la même réaction. Elles se toisèrent de la tête aux pieds… et éclatèrent de rire simultanément.

En bas de la jambe droite de Leie, en un endroit qui était le reflet de sa jambe gauche, Maïa vit une bande de tissu cicatriciel rose et neuf, en train de guérir sous l’influence bénéfique du soleil, du grand air et de l’eau salée.

Les humains, qui ignorent la limitation naturelle des naissances, pulluleront jusqu’à ce que Stratos ne puisse plus subvenir à leurs besoins. Aurons-nous quitté la Terre et fait tout ce chemin pour répéter ici la même catastrophe ?

La persuasion, en ce domaine, est sans effet à long terme. Les temps, les mœurs changent, et les instincts naturels finissent toujours par l’emporter sur la morale.

Nous pourrions limiter génétiquement chaque femme à deux naissances, mais les réfractaires au programme se multiplieraient plus vite que les autres, vouant ce projet à l’échec. De plus, nous ne pouvons interdire à nos descendants le recours à un renouvellement rapide de l’espèce en cas de besoin.

Notre seul espoir consiste à lier pour toujours l’intérêt individuel au bien commun.

Cela vaut pour l’autre problème, celui qui a déterminé cette coalition vouée à en finir avec les demi-mesures et les compromis, le problème auquel nous comptions trouver une solution durable en venant sur ce monde lointain.

Le problème de la sexualité.

Lysos, extrait de l’Apologie.

Chapitre III

Lanargh, leur seconde étape, n’était pas un grand port, par comparaison avec ceux du continent de l’Arrivée, mais les jumelles qui venaient de passer des semaines en haute mer à louvoyer entre les icebergs hésitèrent un moment.

Les propriétaires du Zeus et du Wotan n’avaient trouvé à Queg que peu de clientes pour le charbon de Port Sanger, et les deux bâtiments étaient repartis dans les énormes vagues, avec pour seul allié un vent inconstant. Maïa avait étouffé plus d’un soupir de soulagement au passage de ces terribles îles de glace flottante, en songeant que le Zeus était assez près pour leur porter secours en cas de malheur.

Quand elle revit la terre pour la seconde fois, à la monotonie de la toundra avaient succédé des forêts de conifères et de séquoias géants dont les ancêtres étaient arrivés sur Stratos en même temps que les siens. Des générations de forestières avaient aidé les arbres terriens à remporter leur combat silencieux contre la végétation indigène. Des clans de bûcheronnes envoyaient maintenant les troncs, par flottage, vers la mythique Lanargh.

Au cap du Défi, un dragon de pierre étendait ses ailes protectrices sur le port. Cette statue qui symbolisait l’amour de Mère Stratos commémorait la victoire sur l’Ennemi venu de l’espace au temps où femmes et hommes combattaient côte à côte pour sauver leur colonie, leur vie et leur progéniture. Maïa savait peu de chose de cette ténébreuse époque ; on n’insistait guère sur l’enseignement de l’histoire chez les Lamaïs.

Les cinq fameuses collines de Lanargh apparurent, avec leurs cinq cents citadelles claniques de pierre claire et leurs jardins. Port Sanger était une grande ville cosmopolite, dont le commerce dominait la mer de Parthéno, mais Maïa comprit pourquoi on appelait Lanargh « la porte de l’Orient ».

Une fois les navires au mouillage, les propriétaires bizmishes de la cargaison allèrent rencontrer des clientes potentielles, puis marins et officiers descendirent à terre. Maïa retrouva Leie sur le quai et elles partirent bras dessus, bras dessous, à la découverte de la ville.

Les rues et les places grouillaient de clones aux coiffures compliquées, élégamment vêtues et magnifiquement identiques. Les jumelles humèrent des parfums inconnus et virent des créatures qu’elles ne connaissaient que par les livres, comme les singes hurleurs rouges et les dragons d’eau douce aux ailes diaphanes juchés sur l’épaule de leur propriétaire, et qui sifflaient à la face des passants ou volaient des raisins aux étalages. Elles achetèrent des friandises à une colporteuse, rirent aux bouffonneries d’un petit clan de jongleuses, évitèrent les harangues de candidates aux élections, s’étonnèrent de l’étrangeté du monde et de ses merveilles. Jamais Maïa n’avait vu autant de faciès inconnus. Port Sanger comptait des milliers d’âmes, mais guère plus de quelques centaines de types faciaux différents.

Des vars leur laissaient le passage avec déférence, comme à des hiverniennes, leur donnant un avant-goût de ce que pourrait être leur vie si leur plan secret réussissait.

— Je le savais ! souffla Leie. Les jumelles sont assez rares pour que les gens se méprennent. Notre plan peut marcher !

Tout en partageant l’enthousiasme de Leie, Maïa savait que le succès dépendrait d’une infinité de détails. Elle insista pour que, au lieu de bayer aux corneilles, elles en profitent pour quadriller le port à la recherche d’informations utiles.

Mais la ville était un creuset de langages inconnus, de dialectes familiaux rauques et incompréhensibles, transmis de mère en fille. D’abord, cela énerva Leie : à Port Sanger, tout le monde parlait la même langue. Puis elle s’en réjouit.

— Nous aussi nous aurons notre jargon secret, quand nous fonderons notre clan.

Elles s’étaient amusées, quand elles étaient petites, à inventer des codes, des cryptogrammes et un langage secret. Maïa n’avait jamais cessé de créer des anagrammes ou de découvrir des schémas dans les cubes de la crèche. Peut-être était-ce ce qui l’avait amenée à s’intéresser aux constellations dont les schémas scintillants laissaient entrevoir le code personnel du Créateur, ouvert à qui voulait bien le déchiffrer.

Devant le Temple municipal, une Prêtresse orthodoxe à la robe gansée de pourpre bénissait des marins agenouillés. Elle appelait sur eux l’esprit protecteur des mers, des vents et des îles afin qu’ils trouvent un havre au bout de leur voyage. La psalmodie se termina par un passage cryptique des Écritures où il était question de la camaraderie sacrée dans le danger. À en croire la prononciation saccadée de la sainte femme, le clergé avait lui aussi son « langage » particulier.

— Ains idonc… leurn avires… souven tesfois… danleb esoin… invoqueeeq… idemeurec… aché…

Le Quart Livre des Écritures, rebaptisé « Enigme de Lysos », était écrit dans un alphabet particulier de dix-huit lettres. Maïa s’était souvent amusée à réfléchir sur les passages sibyllins qui ornaient les murs de la chapelle de Lamatie.

— Faut que je retourne au boulot, soupira Leie en regardant l’horloge du Temple. Corvée de nettoyage. Le privilège des vars ! Notre capitaine aimerait que ce vieux Zeus rafle plus de clientes que le Wotan, même si tout finit dans la poche des mêmes proprios et de la même guilde. Tes boscos sont aussi pénibles que les nôtres ?

Maïa trouvait qu’elle apprenait beaucoup aux côtés de Naroïne et des autres, et elle s’aguerrissait de jour en jour. Surtout, elle aurait parié que sa sœur était punie, probablement pour avoir ouvert son clapet quand elle aurait mieux fait de le fermer, mais elle se garda bien de le lui dire.

— Allez, nos mères seraient fières de nous voir trimer tout en bas de l’échelle, comme ça, fit-elle avec bonhomie.

— Nous n’y resterons pas longtemps, et nous reviendrons avec assez de baguettes de crédit pour acheter le palais ! repartit Leie en riant, et Maïa ne put retenir un sourire.

Maïa poursuivit sa promenade, mais Leie lui manquait. Elle aurait aimé lui montrer des choses, sentir qu’elle n’était pas seule dans cette mer de visages inconnus. D’un autre côté…

C’était comme si ses sens étaient exacerbés, car tout lui apparaissait avec une acuité nouvelle : les manœuvres vars qui suaient sous leur fardeau, les mendiants qui agitaient leur sébile portant le sceau du Temple, les femmes qui paraissaient se demander si sa bourse était bien attachée… « C’était une bonne idée de prendre des bateaux différents, se dit Maïa. Pour moi, en tout cas. J’en avais besoin. »

Des enseignes ornées d’armoiries prétentieuses vantaient des clans et des produits dont elle n’avait jamais entendu parler. Quelques échoppes étaient tenues par des femmes seules, associées dans l’espoir d’entamer une lente ascension vers la réussite. À l’opposé, l’hôpital de la ville semblait en même temps moderne et terne, les toubibes en blouse blanche n’ayant nul besoin de mettre en avant leur origine clanique.

Une petite procession fendait la foule à coups de trompes, de cymbales et de tambours : une société secrète d’hommes qui défilait dans des atours flamboyants en portant sur leurs épaules des maquettes de bateaux, des zep’lins en bois et de mystérieux totems. Les passantes s’écartaient de bon gré. Seul un petit groupe de femmes refusa hargneusement de faire un pas de côté, obligeant le cortège à les contourner.

« Sacrées Perkinistes ! songea Maïa. Elles ne peuvent pas fiche la paix à ces pauvres hommes et s’en prendre à des adversaires à leur taille ? »

Elle remarqua des échoppes de chiromanciennes, de sorcières et de phrénologues avec leurs instruments de mesure : compas, cartes crâniennes bigarrées et mètres à ruban. Elle songea un instant à consulter, mais les tarifs l’en dissuadèrent. De toute façon, on ne pouvait rien changer à la forme de sa tête.

Plus loin, trois rouquines montraient à des clientes des catalogues reliés de cuir. Sans doute des conceptrices de slogans publicitaires et de langages secrets. Pour réussir, il suffisait souvent de lancer un produit ou un service inédit.

— Ça, c’est une niche, murmura-t-elle, admirative. Dommage qu’elle soit déjà prise. Je l’aurais bien explorée…

— Tout est déjà pris, ma sœur. Tu ne le savais pas ? C’est pourtant dans les signes.

Maïa se retourna et se retrouva face à une jeune femme vêtue de la robe à capuchon gansé d’un ordre religieux. Une Prêtresse, ou une novice, qui tenait des brochures jaunes et la dévisageait à travers d’épaisses lunettes.

— Euh… quels signes, ma sœur ? bredouilla-t-elle.

— Les signes annonçant que nous entrons dans une Ère de changement. Tu as sûrement remarqué la tension actuelle ? Les dirigeantes de clans se plaignent de l’augmentation de la natalité estivale, mais qu’y peuvent-elles ? C’est une force venue de Stratos elle-même, au mépris des conséquences.

— Les conséquences ? fit Maïa, réfrénant l’envie de fuir que lui inspiraient ordinairement les ecclésiastiques.

— Des conséquences néfastes pour les grandes maisons, les bureaucrates de Caria et ces hordes d’estiviennes, pour lesquelles il n’y a pas de place sur cette planète – sauf une.

Aha ! se dit Maïa. Une racoleuse ! La Prêtrise n’était pas plus sélective que la Guardia de Port Sanger. Prononcer ses vœux était, pour une var, l’assurance de ne pas mourir de faim. Cela impliquait, certes, de renoncer à porter des enfants ou à fonder son propre clan, mais combien d’estiviennes y arrivaient, de toute façon ? Et puis Stratos tout entière devenait l’amante de qui prenait la robe, et toutes les Stratoïnes ses filles. Elles étaient tous les jours plus nombreuses à choisir cette voie, la voie de la sécurité. Résultat, à Lanargh, on marchait sur les Prêtresses et les diaconesses.

— Ne le prenez pas mal, dit Maïa en reculant, mais je ne crois pas que ma place soit au Temple.

La Prêtresse ne parut pas découragée.

— Mon enfant, il suffit de te regarder pour le savoir.

— Alors, que… ?

L’autre lui fourra un papier dans la main. Maïa lut les premières lignes :

Les Extérieurs : menace ou défi ?

Sœurs de Stratos ! Les sages et les Conseillères de Caria ne nous disent pas la vérité sur le vaisseau spatial qui est apparu dans nos cieux. Il amènerait des émissaires du Phylum hominien, que nos ancêtres ont abandonné depuis si longtemps, mais pourquoi nous en dit-on si peu ? Les Savantes et les autorités invoquent la « dérive linguistique » et de prudentes « mesures de quarantaine », mais il est évident que les grandes de ce monde qui siègent orgueilleusement au Conseil, au Temple et à l’Université, ne sont que des lâches…

La harangue, écrite dans un style ampoulé, était difficile à suivre, mais il était évident qu’elle n’était pas favorable à l’autorité établie. Maïa releva les yeux sur la jeune femme.

— Vous êtes une hérétique, souffla-t-elle.

— Petite futée. Il n’y en a pas, là d’où tu viens ?

— Nous sommes un peu à l’écart, répondit Maïa avec un vague sourire. Nous avons des Perkinistes…

— Il y en a partout, surtout depuis que le vaisseau Extérieur leur donne un prétexte pour répandre leurs histoires de croque-mitaine : le Phylum nous envoie des vaisseaux pleins de mâles stupides et velus, pis que les Ennemis de jadis.

— Euh… c’est peut-être un peu caricatural.

— En tout cas, la hiérarchie du Temple est dans tous ses états à l’idée que des humains venus de l’extérieur puissent débarquer sur Stratos et la changer pour toujours, ironisa l’hérétique. Ces idiotes n’imaginent évidemment pas que c’est peut-être le moment que Lysos attendait depuis le début !

— Pour vous, le vaisseau stellaire n’est pas une menace ?

— Pas pour mon ordre, les Sœurs de l’Aventure. Dans les premiers temps de Stratos, une reprise de contact aurait pu être dangereuse. Mais notre mode de vie a fait ses preuves. Tu sais comment se passaient les choses dans les Anciens Mondes, avant l’Exode de nos Fondatrices ? C’était un chaos bestial ! fit la femme avec passion. Une vie pleine de violence et d’incertitudes, surtout pour les femmes et les enfants. Et c’est sûrement encore le cas dans les mondes qui n’ont pas été détruits par l’Ennemi ou par l’agressivité des mâles humains.

— Mais l’Extérieur prouve qu’il reste des colonies qui…

— Exactement ! Des dizaines de mondes agonisants nous supplient peut-être de leur apporter le salut.

— Vous croyez que nous devrions accepter le contact… et envoyer des missionnaires ? demanda Maïa partagée entre l’envie de prendre la fuite et la fascination.

— Il y a une raison à tout, y compris à l’augmentation des naissances d’été alors que les niches sont si rares. Enfin, rares sur Stratos, mais pas là-haut ! fit la novice avec ferveur en levant un doigt vers le ciel. C’est l’appel du Destin, et les imbéciles timorées de Caria nous barrent la route !

« Si tu découvrais que tu comptes pour du beurre, que tu n’es rien pour les grandes de ce monde, tu t’inventerais peut-être, toi aussi, un complot destiné à te priver de la place qui te revient de droit, celle de la cheffe menant le monde vers la lumière, se dit Maïa. Sauf que des lumières, il y en a tant…»

Maïa réserva son jugement sur l’idée grandiose de l’Aventuriste. Elle valait peut-être la peine qu’on se penche dessus.

— Je vais lire ça, dit-elle en indiquant le tract. Mais…

La jeune Prêtresse regardait par-dessus son épaule.

— Très bien, dit-elle distraitement. Mais je dois partir. Aux étoiles, ma sœur, fit-elle en se fondant dans la foule.

— Ela !, ma sœur, répondit Maïa à ce salut inhabituel, puis elle se retourna pour voir ce qui l’avait effrayée.

Quatre solides femmes approchaient en balançant nonchalamment des cannes qui ne devaient pas servir qu’à marcher. Des gardiennes du Temple. L’hérésie n’était pas un délit officiel, mais la hiérarchie du Temple avait des moyens de la rendre moins agréable à suivre que le dogme classique. De tous les mouvements marginaux, seul le perkinisme était assez fort pour que personne ne se risque à molester ses adhérentes.

« Allons, il doit bien rester quelques niches », songea Maïa en observant les femmes à l’air sévère qui obligeaient même les Gardes de la Cité à leur laisser le passage. « Des vars motivées trouveront toujours du travail dans ce monde. »

Mais elle devait regagner le Wotan avant le crépuscule. Corvée de popote. Elle n’avait pas intérêt à être en retard !

Elle fourra le tract hérétique au fond d’une de ses poches et fendit la foule vers l’odeur distinctive des quais.

— Au travail ! Tu rêvasseras plus tard ! brailla Naroïne, la boscotte, à la fin de leur quatrième jour au port.

Maïa, qui s’était laissé distraire par quelque chose, sur les quais, se reprit rapidement, dit « Oui, cheffe », et se concentra sur l’ajustement de la bande convoyeuse qui montait le charbon des cales du navire et le déchargeait dans un vilain camion cabossé. Il l’emporterait dans une usine pétrochimique où il serait transformé en matière plastique, laquelle serait moulée par d’autres clans de Lanargh. Quand tout parut en ordre, Maïa regarda à nouveau par-dessus le bastingage.

Une voiture marchant au méthane passait en pétaradant le long de la baie, vers le quai où était amarré le Wotan.

« Une voiture particulière ! » se dit-elle. Il y en avait deux à Port Sanger, qui servaient au transport des dignitaires en visite, et très peu d’autres véhicules motorisés. Mais à Lanargh, on voyait des camions à moteur dans presque toutes les rues. Maïa ne les aimait pas beaucoup. Ils l’impressionnaient.

La voiture s’était arrêtée mais personne n’en était descendu. Curieux. Elle se retourna pour vérifier que les godets qui remontaient à vide ne heurtaient pas le panneau de cale.

— Stop ! cria-t-elle.

Naroïne répercuta l’ordre à pleins poumons. Les godets dentelés s’arrêtèrent à grand bruit, Maïa dégagea deux taquets d’un coup de pied, redressa la bande convoyeuse avec une barre à mine et remit les taquets en place à coups de poing.

— C’est bon !

Naroïne poussa un levier et la précieuse électricité des accumulateurs se déversa dans la machine balafrée qui repartit dans un grondement d’engrenages.

Le travail était éprouvant mais Maïa était heureuse d’être sur le pont. Remplir les godets, dans les soutes, était infernal. La poussière de charbon entrait partout, dans la bouche, sous les vêtements. Elle avait fini toute nue, comme les autres. Et encore, elle pouvait s’estimer privilégiée. La plupart des navires faisaient appel à la main-d’œuvre humaine pour les manœuvres de déchargement. Même les cargos équipés de treuils électriques ou à vapeur ne les utilisaient qu’avec parcimonie et se reposaient surtout sur l’huile de coude.

— Ça économise les machines, lui avait expliqué Naroïne. Et les vars reviennent moins cher qu’les pièces de r’change.

Les estiviennes n’étaient pas seules à trimer. Des hommes s’arrachaient parfois à leurs précieux bateaux pour mettre leurs compétences spécifiques au service des clones. Ces clones aux yeux desquelles vars et hommes étaient égaux dans l’infériorité. Leur seul point commun, avec le fait qu’ils connaissaient leur père – à défaut de connaître son nom.

Comme tout allait bien, Maïa retourna à bâbord pour fuir la poussière. Un homme vêtu de dentelles et coiffé d’un chapeau à large bord descendit de la voiture à moteur, s’approcha nonchalamment du Wotan, examina la peinture écaillée de la proue, astiqua ses chaussures et lorgna le ciel en sifflotant. « Voilà donc l’air qu’on a quand on essaie de n’avoir l’air de rien », se dit Maïa avec amusement. Ce client-là n’était pas un marin, et il n’avait pas la tête d’un homme qu’on fait poireauter.

Trois hommes d’équipage descendirent avec une indifférence étudiée, un du bateau où elle se tenait et deux de celui de Leie. Ils saluèrent l’inconnu qui les mena avec un geste élégant derrière le camion de charbon. « Qu’est-ce qu’ils peuvent bien mijoter ? » se demanda Maïa. Comme si ça la regardait…

Un cri montant de la soute l’envoya rajuster la bande convoyeuse, puis un autre, poussé cette fois par la conductrice du camion, la fit courir vers l’autre mât de charge. Elle imagina avec quel Plaisir elle plongerait par-dessus bord dès que le déchargement serait fini. Au point où elle en était, l’eau écumeuse du port lui paraissait prodigieusement attirante.

Le dernier taquet restait coincé. Elle se glissa sous le convoyeur pour taper dessus avec sa main déjà endolorie.

— Tu vas céder, bougre de saleté ! marmonnait-elle, quand une douleur cuisante dans une portion particulièrement intéressante de son anatomie la fit sursauter.

Elle se cogna la tête sur un godet qui sonna comme un gong.

— Aïe ! Patriarcat de merde ! Qu’est-ce que… ?

Elle sortit de sous l’appareil en se frottant la tête d’une main, la fesse gauche de l’autre, et se retrouva face à trois marins hilares : ceux qui étaient allés bavarder avec le gandin à l’air si ridiculement désinvolte. Deux d’entre eux souriaient en minaudant ; le troisième partit d’un rire suraigu.

— Vous… vous m’avez pincée ? bredouilla Maïa, ahurie.

— Et y a du rab, si ça t’dit, s’esclaffa le plus proche d’elle, un grand gaillard bien bâti, pas rasé.

— Qui pourrait avoir envie de souffrir ? rétorqua Maïa.

Celui qui riait, un petit bonhomme à la poitrine de taureau, se mit à glousser de plus belle.

— Ça fait mal qu’au début, poulette, et c’est vite oublié !

— T’oublieras tout, sauf le bien qu’ça fait ! renchérit le premier, accroissant la confusion de Maïa.

— Allez, les gars, c’est qu’une pucelle, fit le troisième, un gaillard à la peau sombre, aux yeux brillant d’une lueur sauvage. On va s’laver avant d’aller chez les Belles.

— Ça t’botte, va-var ? reprit Poitrine-de-Taureau. On vous emmène, ta sœur et toi. Pomponnez-vous. Ça f’ra comme si un joli p’tit clan organisait une fête du givre à lui tout seul. Vot’palais d’la Joie rien qu’à vous, et à bord, en plus !

Il la déshabillait du regard en respirant très fort, une trace de poudre au coin de ses lèvres humides. Maïa sentit son étrange odeur douceâtre et comprit. Les filles apprenaient dès leur plus jeune âge à reconnaître les signes du rut masculin.

Mais la saison des Aurores était passée depuis des mois. La libido des mâles ne se mettait pas forcément en veilleuse avec le début de l’automne, mais de là à faire des avances aussi lourdingues à une var, couverte de poussière de charbon et qui ne sentait manifestement pas l’hormone de fécondité des naissances passées ?… C’était inconcevable.

— Bouclez-la et giclez d’ici, fit une voix hargneuse.

Le grand marin continua à lancer des œillades à Maïa, mais les deux autres reculèrent devant la boscotte du Wotan.

— Holà, fit le gaillard. On a fini l’travail, alors on…

— Alors foutez l’camp, qu’mon équipe puisse s’arrêter à son tour, d’accord ? suggéra Naroïne avec une douceur trompeuse.

— Euh… ouais, c’est ça. Allez, Eth, viens. Eth !

Il entraîna celui qui reluquait Maïa et ils s’éloignèrent, d’une démarche animale, presque gracieuse. Maïa s’efforça de dominer le flot d’adrénaline qui l’avait envahie. Son cœur battait la chamade et elle avait la bouche sèche, pas seulement à cause de la poussière de charbon.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? balbutia-t-elle.

— Cherche pas à comprendre, répondit la boscotte.

Elle se glissa sous la bande convoyeuse et tapa sur le taquet récalcitrant, laissant à Maïa le temps de se remettre.

C’était gentil, mais pourquoi ce : « Cherche pas à comprendre » ? Ce n’était pas une réponse évasive mais un ordre. Il n’en fallait pas plus pour attiser la curiosité de Maïa.

Peu avant le crépuscule, les deux sœurs se promenèrent dans le marché. Elles s’amusèrent à imaginer, en écoutant les bavardages cacophoniques des passantes, les alliances, les complots et les intrigues qui se tramaient autour d’elles.

— Si ça se trouve, ce changement d’itinéraire est ce qui pouvait nous arriver de mieux ! s’exclama Leie. Nous en saurons beaucoup plus sur les perspectives commerciales en arrivant à l’archipel. Nous pourrions peut-être chercher du travail dans une usine de plastique, l’été prochain…

Maïa laissait jacasser sa sœur. Les différents incidents de la journée l’avaient troublée. Elle se disait que l’activité fébrile ambiante n’était pas nécessairement « normale », même pour une grande ville portuaire. L’économie n’avait pas l’air florissante : les panneaux d’affichage publics ne proposaient que des contrats à durée déterminée, à des salaires ridicules. Seule la Garde municipale recrutait des fonctionnaires. « C’est comme chez nous, songea-t-elle. En plus grave. »

Elle n’avait jamais vu tant d’hommes si loin des quais. Il n’y avait pas une rue de la ville où l’on n’en voyait au moins deux ou trois marcher d’un air affairé parmi les femmes. Bon, l’importance du trafic maritime pouvait expliquer ce phénomène. Mais pourquoi y en avait-il tant de jeunes ? Dans la nature, le fait d’être de sexe mâle réduisait l’espérance de vie d’un animal. Il en allait de même pour les hommes de Stratos. Les tempêtes, les écueils, les icebergs, le mauvais entretien du matériel envoyaient chaque année bien des navires par le fond. Peu d’hommes atteignaient l’âge de la retraite, mais ici la concentration de jeunes était tout simplement effrayante.

La plupart des marins se tenaient bien, dans les rues, les boutiques ou leurs tavernes. Pourtant, il ne se passait pas un jour qu’on n’entende raconter une histoire de cadavre ensanglanté découvert dans une ruelle et de tueur fuyant, les yeux exorbités, devant les gardes armées de tridents paralysants.

Maïa se rendit compte qu’elle réagissait avec excès aux sourires anodins et aux avances de pure forme que les jeunes gens faisaient aux femmes à cette époque de l’année. Elle répondit d’un regard noir au clin d’œil d’un jeune homme dégingandé qui accusa le coup. Elle en éprouva aussitôt un vague remords. « Faut-il avoir peur de tous les hommes parce que quelques-uns deviennent fous ? » D’autant qu’ils n’étaient pas seuls à poser problème. Les trois espèces, hiverniennes, hommes et vars, cohabitaient pacifiquement la plupart du temps, mais il arrivait que des voyoutes estiviennes – physiquement différentes mais unies dans la pauvreté – harcèlent de petits groupes de clones. C’est ce qui arrivait quand la marmite débordait.

Étaient-ce des signes ? L’hérétique avait parlé d’une « Ère de changement », expression popularisée par les télédrames et la mauvaise littérature. La stabilité, le grand cadeau de Lysos et des Fondatrices, n’était jamais acquise. Les Écritures le disaient bien. « Est-ce partout ainsi, sur Stratos ? » Maïa décida de regarder les nouvelles à la télé, ce soir-là.

Sur la place principale, les femmes qui avaient passé la journée à l’ombre des loggias sortaient pour profiter des derniers rayons du soleil.

— C’est pas ta boscotte, là-bas ? fit Leie en lui indiquant les élégantes maisons situées de l’autre côté de la place.

Maïa repéra la silhouette de Naroïne, appuyée à une colonne, l’air de ne pas y toucher. « Qu’est-ce qu’elle mijote ? Elle est toujours sur la brèche. » Comme si elle avait lu ses pensées – ce qui lui arrivait trop souvent – Leie la poussa du coude.

— On dirait qu’elle surveille ces gens-là.

— Mouais. Possible.

La boscotte semblait, en effet, observer discrètement un groupe assis à la terrasse d’un café : des hommes un peu trop bien habillés pour des marins et des femmes trop maquillées, sans doute issues des clans spécialisés dans le soulagement de certaines tensions. D’ailleurs, la place était entourée de maisons de Plaisir reconnaissables à leurs enseignes : un lapin bondissant, un flocon de neige, un taureau souriant tenant une cloche entre les dents. Dans la maison au-dessus du café, des servantes changeaient la décoration, passant des teintes chaudes des aurores boréales aux couleurs froides du givre.

Les clients qui venaient du port en été et des hauteurs de la ville en hiver se retrouvaient dans ce genre d’endroits en automne, ce qui expliquait le groupe mixte du café. Maïa se demanda de quoi ils pouvaient bien parler. Puis, par association d’idées, ce qui motivait la surveillance de Naroïne. Simple curiosité ? C’était peu probable. Surtout quand Maïa remarqua parmi les clients un homme coiffé d’un grand chapeau.

— C’est lui ? murmura Leie. Je ne sais pas ce que Lem et Eth fricotaient avec lui, mais ils se sont mis dans un drôle de pétrin. Tu crois que ta boscotte va chercher la bagarre ? Le gommeux fait deux fois son poids.

Mouais… Maïa n’aurait pas parié contre la petite matelote. « Ne cherche pas à comprendre », avait dit Naroïne. Traduction : « Ne fourre pas ton nez là-dedans. » Et Maïa savait que la sagesse conseillait de mettre sa curiosité en veilleuse…

Les cloches du beffroi qui dominait la place tintèrent et ses portes de bronze s’ouvrirent. Les fameux personnages de l’horloge de Lanargh allaient entamer leur danse : cinq minutes de chorégraphie automatique conclues par la sonnerie des Trois Quarts du Jour. Le don du sanctuaire de Gollancz accomplissait son rite vespéral, selon les impulsions du satellite relayées par l’Université de Caria, à l’autre bout du monde.

Maïa ne s’était pas rendu compte qu’il était si tard.

— Viens, dit-elle à Leie. On va rater les nouvelles.

— Laisse-moi regarder le début et on y va.

Maïa soupira, sachant qu’il était inutile de discuter avec sa sœur. Elles regardèrent donc le singe, qui marchait plié en deux, tenant sous son bras un quadrupède tressautant, une pierre taillée dans la gueule. Le singe fit trois tours sur lui-même, se dressa sur ses pattes de derrière et se changea miraculeusement en un homme debout, enchaîné, tandis que la pierre était devenue la protubérance phallique stylisée de la Bombe. C’était l’une des plus célèbres allégories de Stratos, la métaphore d’un aspect de l’évolution.

Une autre porte s’ouvrit devant la guenon porteuse du chargement traditionnel de fruits. « Toujours la même histoire », songea Maïa. Son regard tomba sur la terrasse du café. Quelques secondes à peine s’étaient écoulées, mais le groupe indolent avaient disparu. Naroïne n’était plus là, elle non plus. « Enfin, ce ne sont pas mes affaires. Et puis il est temps d’aller à la ville haute. » Elle tira sa sœur par la manche.

— Ça fait deux fois qu’on voit ce truc-là ! Et je ne voudrais pas rater les infos.

— C’est bon, fit Leie avec un soupir à fendre l’âme. On va les voir, tes nouvelles.

« Je voudrais qu’elle arrête de faire comme si elle passait son temps à se sacrifier pour moi…», se dit Maïa.

Une Mère Lysos géante apparut au-dessus des autres automates, un bioscope dans une main. Elle prit le rouleau de la Loi qu’elle tenait dans l’autre et en assena un coup qui rompit à jamais les chaînes liant la Femme à la volonté de l’Homme.

Une longue queue s’étirait, un peu plus loin, devant l’amphithéâtre en bois. Maïa poussa un gémissement de désespoir.

— Il va falloir attendre notre tour. Enfin, c’est comme ça, dit Leie, toujours prompte à s’emporter contre les autres et philosophiquement fataliste envers ses propres fautes.

Maïa se dévissa le cou dans l’espoir d’apercevoir l’avant de la file. Une cheffe de la Guardia était plantée près de la cabine de l’ouvreuse, à la fois pour maintenir l’ordre et pour empêcher toute estivienne de moins de cinq ans de se faufiler à l’intérieur. Des femmes appuyées contre le mur écoutaient ce qui se passait à l’intérieur et allaient en vitesse le raconter à leurs amies. Des informations progressivement dégradées se propageaient en cercles concentriques jusqu’aux jumelles. Leie tendait l’oreille à ces bribes de nouvelles pourtant tellement altérées qu’elles en perdaient tout intérêt.

— Il y avait un reportage sur les Extérieurs, mais pas encore d’images de celui qui a atterri, rapporta-t-elle à la grande déception de Maïa. Le fait que le Conseil distribue les nouvelles au compte-gouttes ne l’avait jamais gênée, mais elle se demandait aujourd’hui si l’hérétique n’avait pas raison. Les Savantes, les Conseillères, les Prêtresses semblaient renâcler à en dire trop. Que craignaient-elles ?

« J’imagine que, pour une clone, toute personne qui n’est pas une sœur constitue une incertitude, un problème potentiel. C’est pareil pour nous, les vars, sauf qu’on s’en fiche. » Il était curieusement réconfortant de se dire que, dans le fond, les hiverniennes affrontaient la vie avec plus de craintes que les estiviennes, qu’elles vivaient dans la menace permanente.

La lune du milieu, Athéna, se leva à l’ouest. Le soleil sombra et les premières étoiles apparurent dans le ciel.

La file avançait par à-coups vers les caisses, tenues par des femmes au regard condescendant derrière leurs lunettes. « Je me demande pourquoi elles ne construisent pas plus de salles. Se seraient-elles laissé dépasser par le succès ? »

Quand les jumelles purent gagner les places debout, au fond de la salle, les gros titres et les principales nouvelles du jour étaient déjà passés, et on en était à une rubrique intitulée « Commentaire ». La jeune journaliste à l’écran avait un visage familier. Forcément, puisqu’elles recevaient la même émission à Port Sanger. Son invitée était une femme d’âge mûr, sans doute une Savante de l’Université.

— … quelles garanties avons-nous que nos amis Extérieurs sont inoffensifs, comme ils le prétendent ? Stratos se rappelle avec horreur la dernière invasion de l’espace…

— Quand l’Ennemi est arrivé, Savante Sydonia, c’était dans un vaisseau géant, aussi gros qu’un astéroïde ! intervint la journaliste. Toutes celles qui vivent dans des villes dotées de clubs d’astronomie ont pu voir que le vaisseau Visiteur était beaucoup trop petit pour y cacher des armées.

Quelle chance ! se dit Maïa avec un frisson d’exaltation.

Elles parlaient des étrangers. La Savante hocha la tête d’un air entendu et la lumière des projecteurs souligna ses rides de sagesse. Rides peut-être dues au maquillage, se dit Maïa.

— La société est menacée par des dangers autres que l’invasion. La conscience n’est pas tout. L’espèce est parfois plus sage que les individus. Il y a des signes, des présages. Par exemple, l’augmentation, depuis quelques saisons, de…

L’image sauta. Si Maïa avait cligné des yeux à cet instant, elle ne l’aurait pas vu. L’entretien avait été remonté en studio. On avait coupé quelque chose avant la diffusion.

— … interdisent de rejeter toute éventualité de danger venant d’une reprise de contact avec le Phylum, même si nous déplorons certaines campagnes visant à exacerber les craintes, campagnes orchestrées par des groupes radicaux…

Ces coupes étaient fréquentes dans les émissions de Caria. Maïa n’y aurait sans doute guère prêté attention si la réponse ne l’avait tant intéressée. Seulement voilà… « L’hérétique n’avait pas tort. Les vars sont élevées dans l’idée qu’on ne leur dira jamais tout. Mais ne sommes-nous pas des citoyennes à part entière, concernées par les mêmes problèmes que les autres ? » À cette pensée, elle se sentit envahie d’une indignation et d’une révolte inconnues d’elle.

— … veiller à conforter les bases du monde que nous ont laissé Lysos et les Fondatrices. Il éprouve nos filles mais les rend fortes. Même le Visiteur interstellaire s’émerveille de nos réalisations, de notre remarquable stabilité sociale, bien supérieures à celles des autres colonies hominiennes.

La Savante semblait donc confirmer la rumeur selon laquelle un seul visiteur s’était posé sur Stratos…

— Nous ne devons pas perdre l’essentiel de vue. Notre monde, notre culture valent que nous les défendions avec l’esprit de sacrifice dont nous avons fait la preuve.

C’était un discours émouvant, dit avec passion et éloquence. Maïa vit acquiescer les spectatrices qui la séparaient de l’écran. Celles qui avaient les moyens de se payer une place dans les premiers rangs devaient avoir un intérêt matériel au maintien de l’ordre social, mais les autres semblaient à peine moins émues. Même Leie avait l’air convaincue…

Pour elle, évidemment, ce n’était qu’une question de temps avant qu’elles ne fondent leur propre clan. Elles seraient un jour les grands-mères vénérées d’une grande ruche. Un système qui permettait de s’élever ainsi pouvait être taxé de rigoureux, mais pouvait-on dire qu’il était injuste ?

— … c’est pourquoi nous demandons à chacun, des citadelles aux sanctuaires, de rester vigilant. Quiconque remarquerait quelque chose d’insolite aurait le devoir d’en informer immédiatement la Guardia de sa ville ou de se rendre dans un clan majeur et d’en avertir les doyennes. Tout renseignement servant l’intérêt général en ces temps troublés donnera lieu à une récompense allant jusqu’à une sinécure de Niveau Trois.

— Merci à la Savante Sydonia, du clan Jeune sang et de l’université de Caria, reprit la jeune journaliste avec un sourire engageant. Nous passons maintenant au résumé des jugements tech du mois. Eilene Yarbro, depuis le palais des Brevets…

Leie prit Maïa par le poignet et l’entraîna au-dehors, puis vers l’un des innombrables canaux de Lanargh.

— Tu as entendu ? demanda-t-elle, tout excitée. Une sinécure de Niveau Trois rien que pour raconter un ou deux trucs !

— Mouais. Ça suffirait à fonder un clan, dans une ville pas trop chère. Mais je trouve qu’elles sont restées dans le vague, comme si elles avaient envie d’apprendre quelque chose tout en craignant qu’on découvre ce qu’elles cherchent.

— Exact, acquiesça Leie, les yeux brillants. Ou comme si elles ne voulaient pas dire jusqu’où elles sont prêtes à aller : une sinécure pour des renseignements… et combien pour se taire après ? Un beau petit capital, je parie !

« Ouais. Ou un lacet autour du cou, dans un coin sombre. » Des histoires d’épouvante circulaient sur d’anciens clans auxquels les filles avaient apporté la fortune en se louant comme assassins. Et il n’y avait pas de fumée sans feu… Mais elle garda ses réflexions pour elle. Après tout, Leie ne vivait que d’espoir, et Maïa avait besoin de son enthousiasme. Elle différait de sa sœur, même si elles étaient aussi semblables génétiquement que deux clones. La timide Maïa lui devait d’avoir accepté la notion d’individualité chez les hiverniennes.

— Il faut ouvrir l’œil ! reprit Leie avec un ample mouvement du bras embrassant la voûte céleste, à présent piquetée de points étincelants comme des diamants – la roue galactique – et de têtes d’épingle pulsatives – des satellites géostationnaires, vitaux pour les navigateurs.

Maïa ne vit pas le vaisseau du Visiteur mais elle repéra la Griffe, dont on disait aux petites filles désobéissantes que c’était la main du croque-mitaine. C’était en fait une nébuleuse de poussière, proche en termes astronomiques mais qui masquait la Terre et tout le Phylum hominien. Les Fondatrices avaient dû la trouver rassurante, car elle leur offrait un rempart supplémentaire contre toute ingérence du monde antique et de ses coutumes. Et voilà qu’en avait émergé une chose dont Maïa doutait que même les plus grandes Savantes sachent s’il fallait s’inquiéter ou se réjouir. La forme noire la fit frémir, ses croyances d’enfant se heurtant à ses connaissances scientifiques, certes limitées, mais qui faisaient sa fierté.

— Si seulement j’avais une idée de ce que cherchent les Savantes, murmura Leie. Je me raserais la tête pour le savoir !

Si elles cherchaient quelque chose, il était peu probable que deux pauvres vars comme elles tombent dessus, se dit Maïa.

— Le monde est si vaste, soupira-t-elle.

Naturellement, Leie se méprit sur le sens de ses paroles.

— Ça oui ! Il est même grand ouvert, et il n’attend qu’une chose : que nous en fassions la conquête !

Pourquoi la sexualité ?

Pendant trois milliards d’années, la vie terrestre s’en est passée. L’organisme désireux de se reproduire se divisait en deux copies presque conformes qui se perpétuaient à leur tour.

C’est ce « presque » qui fit la différence. Dans la nature, la perfection mène à une impasse : l’extinction. De légères variations, dues à la sélection, permettaient à des espèces même unicellulaires de s’adapter à un monde changeant. Cependant, malgré des éternités d’innovation biochimique, les progrès étaient lents. La vie resta humble et simple jusqu’à ce changement crucial survenu il y a un demi-milliard d’armées.

Les bactéries échangeaient déjà, de façon rudimentaire, des informations génétiques. Le système d’échanges s’organisa, multipliant par dix mille les variations possibles. La reproduction sexuée était née, et bientôt apparurent les organismes multicellulaires : poissons, arbres, dinosaures, humains.

Mais est-ce parce que la nature a organisé les choses d’une certaine façon que nous devons la suivre pour concevoir notre nouvelle humanité ? Le génie génétique moderne peut aller dix mille fois plus loin que le système sexué. Les mammifères limités que nous sommes peuvent inventer des couleurs inconnues de notre pauvre biologie aveugle.

Nous pouvons tirer les leçons des erreurs de Mère Nature, et faire un meilleur travail qu’elle.

Lysos, Les Méthodes et les moyens.

Chapitre IV

Le coup de vent se changea bientôt en une tempête rageuse. Le Wotan roulait sur les flots houleux, dévalant des pentes vertigineuses. La tempête faisait levier sur ses mâts, le couchant sous des rafales de plus en plus violentes.

Le second accusait son capitaine d’avoir embarqué trop peu de lest à Lanargh. Avant, il l’engueulait parce qu’ils étaient trop chargés pour affronter les grains. Indifférent à ses imprécations, le capitaine envoya des marins dans le gréement pour ôter tout ce qui pouvait donner prise au vent. Frissonnant dans les embruns glacés, les matelots marchaient en crabe sur les vergues glissantes, une machette entre les dents, pour couper les cordages, déchirer les voiles claquantes, supprimer tout ce qui pouvait offrir un prétexte au vent vicieux pour faire chavirer le bateau. Agrippée au bastingage, les yeux rougis par des aiguilles d’eau salée, Maïa regardait les marins prendre des risques effrayants pour la survie de tous. Il n’y avait pas que des hommes là-haut. Des cris plus aigus révélaient que des femmes étaient elles aussi à califourchon sur les vergues agitées comme des serpents dans la bourrasque.

Des vars comme elle. Comment des êtres humains pouvaient-ils faire des choses pareilles ? Maïa en était malade – malade de honte aussi, de ne pouvoir les aider.

— Gare dessous ! brailla une voix.

Du chaos de la mâture tomba un fouillis de poulies et de cordages qui rebondit avec fracas sur le pont et s’abîma dans les eaux noires, avides. Maïa l’avait échappé belle. Un pas de plus et elle disparaissait avec. Mais elle ne voyait pas où elle serait plus en sûreté que là, entre les mâts. En tout cas, elle n’irait pas rejoindre les autres passagères dans les cales. Elle affronterait la tempête, elle regarderait en face les montagnes d’eau et les ravins abyssaux en perpétuel mouvement. Car au milieu de la tourmente elle apercevait parfois le Zeus. Sa sœur était à bord de cette coque de noix. Si elle ne savait comment aider l’équipage du Wotan, elle pouvait au moins monter la garde et crier si elle voyait quelque chose.

Ce qu’elle distinguait se résumait à des éléments aquatiques, conspiration de mer écumante et d’air saturé d’humidité déterminés à les tuer. Les montagnes vertes, plus hautes et plus abruptes que celles de Port Sanger, se succédaient, accentuant la gîte du navire. Au passage d’une crête, le Wotan se coucha sur tribord, au-dessus du vide, prêt à verser dans une pente terrifiante. Le bateau tout entier frémit.

Une autre rafale redressa l’énorme bâtiment, faisant gémir ses mâts. Éperdu, il pencha de l’autre côté et dévala la vague, plaquant Maïa contre le bastingage. Une de ses jambes passa à travers et pendit dans le vide. Horrifiée, elle vit la mer tendre vers elle ses tentacules lépreux, tavelés d’écume.

Le temps s’arrêta. Elle entendit les eaux crier son nom…

Comme troublée par son impuissance, la bête-océan se figea à quelques mètres d’elle et braqua sur elle son regard aveugle de prédateur patient, la transperçant jusqu’à l’âme. « La prochaine fois… Ou la suivante…» Le fossé se combla. Le cœur battant à tout rompre, Maïa sentit le cargo rouler lentement vers l’autre bord sur les eaux affamées, la ramenant vers le pont. Soudain, des profondeurs monta un terrible craquement. Une vibration horrible, sauvage, comme si des côtes de bois éclataient. Des cris de terreur retentirent.

— Ela ! La cargaison s’est déplacée !

Maïa imagina les tonnes de charbon roulant en noires vagues d’un côté de la cale à l’autre, assaillant la coque de l’intérieur pendant que la mer la martelait de l’extérieur. « Le Wotan sanglote », se dit-elle en écoutant l’atroce bruit. Des formes obscures passèrent devant elle, glissèrent des barres d’acier sous le panneau de cale, le firent sauter comme une feuille emportée par le vent et s’engouffrèrent dans le trou.

La mer remonta au niveau du bastingage et recula comme à regret. Quelques oscillations encore, et le Wotan était perdu. Les coups de hache s’accélérèrent, les cris des marins dans la mâture devinrent frénétiques, en écho à ceux de l’équipe sous le pont. Au milieu de la pluie, une hache scintilla dans le rayon d’une lampe-tempête et tomba dans la mer furieuse.

— Je… j’arrive, croassa Maïa, bien qu’elle fût seule.

Elle surmonta sa nausée, pourtant aussi violente que la tempête, lâcha le bastingage vibrant et remonta le pont glissant, en pente abrupte, vers l’obscurité béante de la cale.

À l’intérieur, le spectacle était infernal : les cloisons destinées à retenir le chargement avaient éclaté, dont une au pire endroit possible, à la proue. De faibles lampes alimentées par des batteries de secours se balançaient follement, projetant des ombres tournoyantes. Maïa se cramponna à une passerelle grinçante longeant d’énormes compartiments à demi pleins de charbon. Des embruns noirs s’en élevaient, la suffoquant et l’obligeant à fermer les paupières au moment où elle aurait tant eu besoin d’y voir.

Elle dévala un éboulis et se retrouva au milieu de planches éclatées qui libéraient des tonnes de charbon. D’autres vars s’étaient déjà jointes aux hommes, s’acharnant à maîtriser la cargaison rebelle. Quelqu’un lui tendit une pelle et elle joignit ses pitoyables forces à l’effort collectif. Un trio de clones peinait aussi dans la cale. Leur clan avait dû leur apprendre qu’il valait mieux se salir que mourir.

« C’est à retenir pour l’éducation de nos filles », se dit-elle dans un coin de son esprit où était relégué tout ce qui en elle hurlait de terreur, tandis qu’elle s’activait consciemment, avec détermination.

Un officier organisa une chaîne à grands coups de gueule. Les femmes, au milieu, se passaient des seaux que les hommes remplissaient à un bout et vidaient par-dessus une cloison à l’autre. Maïa veillait à ce que les mâles aient toujours un récipient vide à leur portée, puis à le faire repartir, une fois plein. Elle s’activait avec l’énergie du désespoir, mais elle avait du mal à tenir l’effrayante cadence. Les torses des marins se soulevaient comme des soufflets de forge, et elle se prit à craindre que leur chaleur n’embrase la poussière de charbon, envoyant tout le monde dans les enfers patriarcaux.

La souffrance irradiait de ses mains dans ses bras et jusque dans son dos. Ceux qui l’entouraient étaient plus âgés, plus vigoureux, plus expérimentés qu’elle, mais la vie de tous était en jeu. Seul importait le travail d’équipe. Maïa laissa tomber un seau et crut que c’était la fin du monde.

« Concentre-toi, bon sang ! »

Personne ne lui fit de reproche et elle se retint de pleurer. Ce n’était pas le moment. Un nouveau seau remplaça l’autre et elle reprit le travail en tâchant d’aller plus vite.

Ils grignotaient l’éboulement, seau par seau, mais en dépit de leur acharnement la gîte semblait s’accentuer. La montagne noire montait toujours plus haut sur la cloison tribord et, pis que tout, le compartiment qu’ils remplissaient à bâbord commençait à craquer et ses planches à s’incurver. Combien de temps la cloison tiendrait-elle face à ce désaccord gravitationnel qui croissait à chaque baquet ? Soudain, un bruit terrifiant retentit sur le pont. Une lourde masse avait dû tomber du gréement, saluée par un concert de hourras. Maïa sentit que le Wotan échappait à l’emprise du vent furieux. Le gouvernail répondit avec un gémissement audible et le navire se retourna, fuyant devant la tempête. L’affreuse inclinaison se réduisait enfin. Une var poussa un long soupir. Une des clones se mit à rire et lâcha sa pelle. Maïa prit une grande claque dans le dos. Elle laissait tomber son seau en souriant quand quelqu’un hurla en montrant la montagne de charbon sur sa droite :

— Attention !

Leurs efforts avaient été payants. Trop payants. La gîte sur tribord s’atténua, entraînée par sa masse, la montagne de charbon frémit puis bascula en sens inverse.

— Fichez le camp ! cria inutilement un officier, alors que tous bondissaient vers les échelles, escaladaient les cloisons de bois ou couraient droit devant eux. Tous, sauf ceux qui étaient près de l’avalanche et pour qui il était déjà trop tard. Maïa vit une expression de stupeur passer sur le visage de l’énorme marin debout à côté d’elle tandis que la vague noire se ruait en grondant sur eux. Il cligna des yeux, puis son hurlement fut étouffé par le seau que Maïa lui flanqua sur les épaules pour lui couvrir la tête. Comme elle avait, pour cela, sauté en l’air, le raz de marée ne l’engloutit pas immédiatement. L’homme la protégea un instant, puis elle se retrouva en train de nager désespérément vers la surface sous une cataracte de charbon. Sa main heurta le manche d’une pelle. Elle n’eut que le temps d’en lever le fer devant son visage. À un bruit apocalyptique succéda une brutale obscurité.

Une terreur intense, animale, la souleva convulsivement. Elle était broyée par les ténèbres. Elle aurait voulu hurler, déchiqueter la masse ennemie qui la pressait de tous côtés.

Puis la crise d’angoisse passa. Elle avait beau se démener, rien ne bougeait. Elle reprit son empire sur elle-même parce que la panique s’avérait inutile. Sa conscience était la seule partie d’elle-même qui pouvait prétendre à la mobilité.

Sa première pensée consciente fut de se dire qu’il y avait des choses pires que l’acrophobie ou le mal de mer. La seconde figurait au nombre des surprises : « Je ne suis pas morte. »

Pas encore. À mi-chemin de l’évanouissement et de l’hystérie, elle tenta de comprendre. Le fer de la pelle ne l’avait pas protégée de l’engloutissement mais lui avait préservé une poche d’air au cœur du charbon. Elle avait donc des chances de mourir étouffée plutôt que submergée. Allons, elle préférait avoir dans le nez l’odeur du métal plutôt que l’horrible poussière noire.

Le temps passa. Des secondes ? Des fractions de seconde ? Sûrement pas des minutes. Elle n’avait pas assez d’air.

Le navire avait cessé de rouler, Stratos soit louée, sinon la cargaison l’aurait écrabouillée. Mais si le charbon restait immobile, il lui semblait que chaque centimètre carré de son corps était broyé sous des pierres tranchantes. Chaque bloc entrant dans son corps avait une personnalité sadique définie. Il y avait aiguille, pince, et tout ce qui s’ensuit.

Comme les fractions de seconde s’étiraient en secondes et que les secondes s’ajoutaient les unes aux autres, elle prit conscience d’une pression ferme et pulsative, à la fois douce et résolue. Quelqu’un lui tenait la jambe. Un frisson d’espoir la parcourut : un de ses pieds devait dépasser du charbon, et ces pressions signifiaient que les secours arrivaient.

Puis elle comprit. « C’est le grand marin ! »

Il avait dû lui attraper le pied au moment où la vague de charbon les avait engloutis. Et maintenant, conscient ou agonisant, il maintenait ce contact ténu dans leur tombe commune.

Quelle ironie ! Enfin, ce n’était pas plus bizarre que le reste. Et c’était toujours une compagnie.

Maïa était surtout triste pour Leie. « Quand elle apprendra ça, elle s’imaginera que ma mort a été plus horrible qu’elle ne l’est en réalité. Ça pourrait être pire. Je ne sais pas à quel point, mais je suis sûre que ça pourrait être pire. »

Tout à coup, des convulsions effroyables décuplèrent les forces du marin, l’attirant vers le bas. Cent coups de poignard la déchiquetèrent, lui arrachant des hoquets d’angoisse. Puis la traction se relâcha. Les spasmes faiblirent et cessèrent tout à fait. Elle entendit un vague bruit de ferraille.

« Qu’est-ce que je te disais ? » songea-t-elle, et des larmes lui brûlèrent les yeux dans le noir absolu. « Je savais bien que ça pouvait être pire. » Elle s’apprêta calmement à connaître le même sort. Des bribes de catéchisme lui revinrent à l’esprit : des versets où il était question de l’esprit du monde, à la fois informe et maternel, aimant, indulgent et sévère. Bref, la liturgie scientodéiste dont la citadelle de Lamatie gavait les estiviennes durant l’office hebdomadaire.

Que peut espérer un « moi » vivant isolé,

Esprit fugitif mais imbu de lui-même,

Cramponné à la vie comme à un bien durable ?

Enfin, se demanda Maïa, si l’âme survit vraiment après la fin de la vie organique, quelle différence peuvent faire quelques paroles marmonnées dans le noir pour Mère Stratos ? Ou pour l’étrange et omniscient Dieu de tonnerre que les hommes adorent secrètement ? Ni l’un ni l’autre ne lui en voudrait d’économiser son souffle pour vivre quelques secondes de plus.

La souffrance qui lui était infligée de toutes parts avait maintenant un effet anesthésiant, comme si elle se contentait d’annihiler lentement toute sensation. La seule impression qui augmentait avec le temps était auditive. Elle entendait des chocs sourds et des bruits métalliques lointains.

Maïa entrouvrit la bouche, pour voir, pour faire sentir à sa langue ce que ne percevait plus son visage contusionné et couvert de poussière. Un mince filet d’air frais paraissait couler sur le fer de la pelle, en provenance d’un endroit situé non loin de la racine de ses cheveux… Il devait pourtant y avoir plus d’un mètre de charbon au-dessus d’elle, et sans doute bien davantage !

Incapable de résoudre ce mystère, elle s’efforça de ne pas y penser. Pas plus qu’aux pas crissants et aux raclements qui se faisaient entendre au-dessus d’elle. Cet engourdissement résigné, protecteur, lui était trop précieux. Si l’espoir devait accélérer son métabolisme, elle n’en voulait pas.

« Il vaudrait peut-être mieux que je dorme un peu. » Elle sombra dans une torpeur due au manque d’oxygène, dont la tiraient de temps en temps des bruits de pelle. Les secours approchaient lentement. « Comme si ça avait de l’importance. »

La pelle qui l’avait sauvée se déplaça soudain, manquant lui trancher la gorge. Maïa se tordit, terrifiée, et la gangue de charbon l’écrasa de plus belle. L’hystérie que sa résignation avait si longtemps tenue en respect agita son corps immobilisé. Elle retint farouchement le cri qui gonflait sa gorge.

Puis une lumière fulgurante lui frappa les yeux, belle, pure, éblouissante, chassant toute pensée et même la terreur. Les oreilles pleines de bruits – tintements, crissements et cris rauques –, Maïa reprit son souffle en hoquetant pendant que les formes vagues qui l’entouraient se précisaient, devenaient des marins et des passagères noirs de suie qui lui dégageaient la tête à mains nues. Quelqu’un apporta un chiffon, de l’eau, lui nettoya le visage et lui donna à boire.

Enfin, elle parvint à articuler quelques mots.

— V-vous… occupez… p-pas d-de m-moi, dit-elle en hochant la tête, s’écorchant le cou. Un… h-homme… d-dessous.

Elle se demanderait toujours ce qu’on avait pu comprendre à ses gargouillis, mais tous se mirent à creuser furieusement à l’endroit qu’elle leur indiquait du menton. Lorsqu’elle fut presque entièrement dégagée, un seau jaune retourné apparut en contrebas, et les sauveteurs redoublèrent d’efforts. En pure perte, Maïa aurait pu le leur dire. La main qui tenait toujours sa cheville était maintenant froide. Mais elle ne voulait pas y croire. Il y avait toujours un espoir…

Elle ne connaissait même pas son nom. Il n’était pas de sa race. Pourtant, elle ne put retenir ses larmes quand elle vit son visage violacé et ses yeux exorbités. Des mains lui libérèrent la jambe et elle eut la tragique certitude qu’ils n’auraient plus jamais de contact de ce côté de la mort.

Les oiseaux de mer étaient trop occupés à éloigner à grands cris leurs congénères de leurs nids forés dans les falaises de cap Grange pour prêter attention aux bipèdes pendus sur la paroi abrupte comme des araignées au bout de leur fil et qui ramassaient les plumes de la dernière mue tout en taillant dans la pierre d’autres nichoirs pour les nouveaux couples de l’année. De loin, et même sans doute depuis ces nids, les minces femmes brunes, à la peau mate, qui se livraient à cette étrange tâche, paraissaient toutes identiques. Elles l’étaient.

Maïa les regardait d’un œil distrait. C’était une niche comme une autre, bien sûr, mais il ne lui serait jamais venu à l’idée de l’occuper. Pourtant, ce qui l’attendait à présent était probablement aussi marginal. Tous les espoirs et les projets ambitieux qu’elle nourrissait depuis l’enfance étaient réduits à néant, et elle en avait gros sur le cœur.

Elle baissa les yeux sur ses calculs. Avec précaution, parce que chaque mouvement lui faisait encore mal, elle retourna l’ardoise et la fit glisser en travers de la table des cartes.

— J’ai fini, capitaine Pegyul.

Le grand gaillard leva le nez de ses propres chiffres et se gratta la nuque, sous sa casquette verte, informe.

— Tu m’laisses encore une minute, d’accord ?

Naroïne, la boscotte, la regarda en tirant sur sa pipe.

« N’enfonce pas les officiers. » Maïa l’entendait d’ici.

« Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? » répondit-elle d’un haussement d’épaules. Le navigateur et le lieutenant avaient été emportés par la tempête. Le second était alité avec une commotion cérébrale. Une seule personne à bord du Wotan était désormais capable d’aider le capitaine à gouverner ce sabot. Maïa avait fait d’un passe-temps un talent utile. Elle avait vite compris pourquoi la tradition exigeait la contre-vérification de tous les relevés. La coutume s’était révélée grandement utile au cours de ces deux dernières et affreuses semaines, alors que le navire rebroussait chemin. Chacun avait fait sa dose d’erreurs susceptibles de les mener au désastre si personne n’avait été là pour s’en apercevoir.

« Mais on y est arrivé. C’est tout ce qui compte, j’imagine. »

Elle se prêtait volontiers à cet exercice de calcul, dans la sécurité de ce port dont la position était connue au centimètre près. Ça faisait passer le temps en attendant la guérison de ses blessures, tout en surveillant la mer dans l’espoir de repérer une voile qui ne viendrait jamais, elle le savait.

Le capitaine jeta son crayon sur la table, souleva le cache masquant la carte et chercha les coordonnées de cap Grange.

— Ben t’as raison. Mon rel’vé de c’matin était faux à cause du satellite rouge d’la Charrue. C’est l’Cinq-Pulsations, pas l’trois. C’est pour ça qu’ma longitude était fausse.

— C’est le crépuscule qui vous a trompé, capitaine, dit généreusement Maïa. Les Extérieurs ont installé le nouveau strobo cet été, histoire de faire une fleur au Service de navigation de Caria, quand le vieux phare Cinq-Secondes a cramé.

— Mouais. Un nouveau satellite strobo, voyez-vous ça ! On a ben dû en causer à la télé. Y a eu des pannes de courant, au sanctuaire, mais c’est pas une excuse, cré sabord. Enfin, on a été peinards pendant un bon bout d’temps, soupira-t-il. Bizarre qu’une tempête d’été s’pointe si tard dans l’année.

« À qui le dis-tu », songea Maïa. Les planches et autres débris flottant sur des eaux encore houleuses, le lendemain, quand les vents s’étaient enfin apaisés, disaient assez que le Wotan n’avait pas été le seul à vivre une tragédie. Le pire était arrivé quand une planche avait été remontée à bord et retournée, et qu’on y avait lu les lettres Z-E-U…

Tous les avaient regardées les yeux écarquillés, muets d’horreur. Le silence de la radio avait changé l’inquiétude en désespoir. En aidant l’équipage à ramener le navire endommagé au port, Maïa avait trouvé un dérivatif à son chagrin.

« Il faut que je débarque. Peut-être que je me sentirai mieux sur la terre ferme. »

— Merci pour tout, capitaine, dit Maïa d’une voix atone. La barge est chargée. Je ne veux pas la faire attendre.

Elle se baissa avec précaution pour attraper la courroie de son sac, mais Pegyul le ramassa et se le mit sur l’épaule.

— T’es sûre qu’tu veux pas rester ?

— Comme vous disiez, répondit-elle en faisant doucement non de la tête, il y a toujours une chance que ma sœur soit vivante, que son bateau rentre au port sur trois pattes ou qu’elle ait été repêchée par un autre navire. Nous devions nous retrouver ici. C’est ici qu’elle viendra. Si elle peut.

L’homme la regarda d’un air dubitatif. Lui aussi avait subi des pertes cruelles avec la disparition du Zeus.

— Tu s’rais la bienvenue chez nous. T’aurais où loger jusqu’au printemps, et tous les trois quarts d’année après.

Ce n’était pas une offre ridicule. D’autres femmes, telle Naroïne, avaient suivi cette voie, vivaient et travaillaient à la périphérie de l’étrange monde masculin. Mais Maïa refusa.

— Il faut que je reste ici, au cas où Leie reviendrait.

Il soupira et elle se demanda comment cet homme pouvait être le même que celui qu’elle avait jugé de façon si simpliste à Port Sanger. Il semblait étonnamment complexe pour une de ces frustes créatures. Il tendit le sac de Maïa au pilote de la barge et tira de sa poche un petit instrument de cuivre.

— C’est mon meilleur sextant, avec çui que j’me sers, dit-il à Maïa en lui montrant comment on dépliait les trois bras de visée. L’est portable. Y a deux sangles de cuir pour l’attacher à son bras. Ça, ça sert à caler l’réflecteur principal, comme ça, vu ? Y a même une visée pour l’Ancien Réseau, là.

Maïa s’extasia devant la miniaturisation de l’instrument. Les vieux cadrans de lecture ne serviraient plus jamais, bien sûr. Ils témoignaient de l’ancienneté de cette relique, qui ne rivaliserait jamais avec les appareils minutieusement fabriqués dans les ateliers des sanctuaires. Ce n’en était pas moins un objet aussi utilitaire que vénérable.

— Il est très beau, dit-elle.

Le capitaine replia l’instrument. L’étui portait une gravure représentant un vaisseau aérien. Un engin imaginaire et flamboyant qui ne pouvait à l’évidence voler.

— Il est à toi.

— Je… ne peux pas accepter, bredouilla Maïa, abasourdie.

— On m’a dit qu’t’avais essayé d’sauver Micah avec le seau, fit-il en haussant les épaules comme pour dédramatiser la situation. Bonne idée. Ç’aurait pu marcher, avec un peu d’chance. C’était mon gars, Micah. Un grand balourd d’gamin toujours partant pour la rigolade. Seulement y t’nait un peu trop des Ortynes. L’aurait jamais su s’servir de ça comme y faut.

Il prit la main de Maïa dans sa grosse patte calleuse, posa le sextant dans sa paume et referma ses doigts dessus.

— Dieu veille sur toi, fit-il d’une voix étranglée.

— Lysos vous ait en Sa Sainte Garde, balbutia Maïa, la cervelle embrumée. Ela.

Il eut un bref hochement de tête et tourna les talons.

La barge chargée de charbon traversa la baie vitreuse. Cap Grange n’avait rien d’impressionnant, se dit lugubrement Maïa. Il y avait peu d’industries. Rien que du négoce destiné aux citadelles agricoles disséminées dans les plaines intérieures, reliées à la mer par des trains solaires. Le soleil ne suffisait pas à leur faire franchir les raides collines littorales, aussi une petite centrale électrique offrait-elle un débouché régulier au charbon de Port Sanger. Mais l’unique jetée manquait de tirant d’eau pour permettre au vieux Wotan d’aborder. Sa cargaison devait être acheminée à terre par barge.

— J’voulais t’dire, fit, au bout d’un moment, Naroïne en tirant sur sa pipe. C’était bien joué, pour l’avalanche.

Maïa se prit à regretter d’avoir raconté, encore à demi inconsciente, l’histoire du seau à ses sauveteurs. Son geste n’avait pas été assez réfléchi pour qu’on pût le qualifier de généreux, et encore moins d’héroïque. Elle avait agi machinalement et n’avait même pas réussi à sauver le pauvre gars.

Mais ce n’était apparemment pas à ça que songeait Naroïne.

— T’as eu une drôle de présence d’esprit de t’servir de la pelle comme ça, pour respirer. Et lever l’manche d’la pelle pour signaler où t’étais, c’était aussi une bonne idée. Tu savais donc qu’les manches de pelle sont faits d’bambou creux et qu’ça t’ferait un canal pour laisser passer l’air ?

Maïa se demanda où Naroïne passait l’été, pour éviter de se retrouver coincée dans la même ville qu’elle.

— La chance, boscotte, et rien d’autre. Si vous y voyez autre chose, vous vous mettez le doigt dans l’œil.

— J’pensais bien qu’tu dirais ça, fit-elle, puis elle laissa tomber le sujet, au grand soulagement de Maïa qui put achever la traversée en silence. Quand la barge heurta le quai, avec ses grues en bois, la boscotte se releva et beugla :

— C’est bon, pouilleux, on y va. Tâchons d’dégager d’ce trou avant la marée !

Maïa attendit que la barge soit solidement amarrée et que les autres aient débarqué pour s’engager sur la passerelle avec son sac, et elle partit vers la ville sans un regard en arrière. Avec sa prime, elle pouvait prendre le temps de se remettre avant de chercher du travail, mais elle se voyait avec angoisse passer les prochaines semaines à scruter la mer, les mains crispées sur son petit sextant chaque fois qu’une voile contournerait les falaises déchiquetées, et à lutter pour empêcher la dépression de l’envelopper comme un suaire.

— Au r’voir, morveuse lamaï ! lança quelqu’un dans son dos.

Sans doute la var au visage acéré qui s’était montrée si hostile le premier jour de mer. Cette fois, ça n’avait rien de méchant, ce n’était qu’une apostrophe un peu désinvolte. Mais Maïa ne répondit pas, même par le geste obligatoire, d’une obscénité convenue. Elle n’en avait vraiment pas le cœur.

Autrefois, les hommes obligeaient leurs femmes et leurs filles à adorer un dieu mâle, vengeur, aux Lois strictes, qui hurlait et tempêtait avant de sombrer dans un sentimentalisme larmoyant et de pardonner à tout le monde. Un seigneur des extrêmes, qui ressemblait aux hommes. Des prêtres teigneux interprétaient les arrêts incompréhensibles de leur Créateur. D’abstraites querelles menaient à la persécution et la guerre.

Lysos, disait-on, poursuivait ainsi : Les femmes auraient pu les aider, si les hommes avaient cessé de se chamailler et leur avaient demandé leur avis. La Création aurait pu être une œuvre géniale, donner le coup d’envoi à des Lois audacieuses. Mais gérer quotidiennement le monde est une tâche où l’ordre n’est pas de mise, et qui rappelle davantage le chaos inspiré d’une cuisine que la précision stérile d’une salle de navigation ou d’un cabinet de travail.

La brise soulevait la page qu’elle était en train de lire. Appuyée au mur éboulé du verger d’un Temple, Maïa leva les yeux et contempla, par-delà les toits d’ardoise pentus de cap Grange, la mer où filait l’ombre des nuages. La vue était magnifique. Mariée aux odeurs portées par le vent, elle régalait tous les sens. C’était une beauté sans délicatesse, brutalement consolatrice. Maïa reçut le message : « La vie continue. »

Elle reprit sa lecture en soupirant.

Une planète vivante constitue une métaphore plus complexe de la divinité qu’un Père simplement plus grand que l’homme, doté d’un poing plus gros. Si un Papa omniscient, tout-puissant ne répond pas aux prières, on s’en offusque personnellement. Que l’on n’entende que le silence, et l’on s’interroge aussitôt sur Sa puissance, Sa justice et Son existence même.

Mais si une Mère-Monde ne répond pas, Son excuse est simple : Elle n’a jamais prétendu être omnipotente. D’innombrables êtres se cramponnent aux pans de Son tablier, y compris des myriades d’espèces incapables de s’exprimer. À l’aîné de Ses rejetons, Elle dit : Va te servir dans le frigo. Va jouer dehors. Trouve-toi un boulot. Ou mieux, donne-moi un coup de main. Je n’ai pas le temps de t’écouter pleurnicher.

Maïa referma-le mince volume avec un soupir. Elle avait passé l’après-midi à méditer sur ce passage – attribué à la Grande Fondatrice – tout en travaillant dans le jardin du Temple. La Prêtresse-Mère Kalor lui avait prêté le livre dans l’espoir qu’il apaiserait sa douleur, et ça avait marché. Le ton, plus familier que celui de la liturgie, était parfois d’un humour poignant. Pour la première fois, Maïa vit en Lysos une personne qu’elle aurait pu aimer connaître. Après des semaines d’abattement, elle parvint à esquisser un sourire.

Ses blessures étaient plus graves qu’il n’y paraissait. Ou bien c’est qu’elle n’avait pas la volonté de guérir. Quand la directrice du petit hôtel crasseux l’avait trouvée un matin au fond de son lit, en nage et fiévreuse, elle avait envoyé chercher les sœurs du Temple local, pour qu’elles l’emmènent.

— Tous nos regrets, jeune sœur, lui disait-on rituellement, chaque matin. Le Zeus n’a pas donné signe de vie. Aucune femme te ressemblant n’a abordé.

La Mère du Temple avait même payé de sa poche des appels par Réseau à Lanargh. Le Zeus était porté disparu. Sa guilde avait déposé un dossier à l’assurance et ordonné un deuil officiel. Maïa avait remercié mère Kalor pour sa bonté, regagné sa cellule et s’était jetée sur son étroit lit de camp. Elle avait pleuré, gémi et frappé son matelas de ses poings serrés jusqu’à en avoir les mains endolories. Elle avait passé des jours et des nuits à dormir, sans pratiquement s’alimenter.

« J’avais envie de mourir », se rappela-t-elle.

Mère Kalor n’avait pas eu l’air inquiète. « C’est normal. Ça va passer. Quand nous nous attachons à quelqu’un, nous autres vars, nous y tenons infiniment. Les clones ne peuvent comprendre que notre deuil soit si pénible.

« Sauf quand une clone perd toute sa famille d’un coup. Ni toi ni moi ne pouvons imaginer quel drame c’est pour elle. »

Oh si, Maïa l’imaginait très bien. Avec Leie, c’est tout son clan qu’elle avait perdu. Leie avait toujours été là, parfois exaspérante, voire étouffante, mais elle était sa compagne, son alliée, son image miroir. Maïa avait vu dans le voyage séparé une occasion de développer des talents indépendants, mais leur but avait toujours été commun, un rêve partagé.

Elle s’en était maudite. Si elles étaient restées ensemble, elles seraient unies aujourd’hui, dans la vie ou la mort.

La Prêtresse lui avait dit tout ce qu’on dit dans ces cas-là, que ce n’était pas sa faute, que Leie aurait voulu qu’elle réussisse, que la vie continuait. Maïa lui avait été reconnaissante d’essayer de la sortir du marasme. En même temps, elle en voulait à cette var de s’immiscer dans son malheur, d’avoir choisi de devenir « Mère », de sa vie protégée.

Et puis, à bout de forces, Maïa s’était laissée aller. Sa jeunesse, la bonne chère, avaient hâté la guérison de son corps. La méditation théologique avait ensuite joué son rôle.

« Je m’étais toujours demandé pourquoi les hommes adoraient encore ce Dieu de tonnerre. Une divinité qui voit tout, observe chaque acte et s’ingère dans toutes les pensées. »

Le vieux Bennett lui avait parlé de sa foi, qu’il jugeait compatible avec la dévotion à Mère Stratos. Apparemment, elle se transmettait dans les sanctuaires des mâles, et les Savantes, les Conseillères et les Prêtresses auraient toujours pu essayer de l’éradiquer ; elles s’y seraient cassé les dents.

Mais comment cela avait-il commencé ? Il n’y avait pas d’hommes parmi les Fondatrices, dans les dômes qui fleurissaient sur le continent de l’Arrivée. Des générations étaient sorties des labos avant la fin des Grands Changements. « Nos ancêtres ne savaient rien en dehors de ce que les Fondatrices voulaient bien leur dire. Alors, comment ces premiers Stratoïns avaient-ils entendu parler de Dieu ? »

Ce n’était pas un simple exercice intellectuel. « Si Leie est morte, peut-être son âme s’est-elle jointe à l’esprit de la planète. Peut-être fait-elle partie de cet arc-en-ciel, là-bas. » D’un autre côté, la foi du vieux Bennett avait quelque chose d’assez tentant. Il croyait en une vie après la mort, en un lieu appelé « ciel » où était assurée une forme de continuation incluant une mémoire, une conscience individuelle. D’après lui, les morts entendaient les prières des vivants.

« Leie ? projeta-t-elle solennellement. Si tu m’entends, envoie-moi un signe ! Comment c’est, de l’autre côté ? »

Il y eut peut-être une réponse dans les reflets sur l’eau ou dans les cris des mouettes, mais elle fut trop subtile pour Maïa. Elle prit un Plaisir pervers à imaginer la réponse qu’aurait apportée sa jumelle à une question aussi déplacée.

— Laisse-moi le temps d’arriver, pauvre pomme. Et puis si je te le disais, ça te gâcherait le Plaisir.

Maïa pêcha un sécateur dans la poche de son sarrau. Elle aidait à soigner le verger, composé d’arbres natifs de Stratos que tous les Temples avaient obligation de sauvegarder, en signe de reconnaissance envers la planète. C’était un travail paisible, et qui semblait porter en lui sa propre leçon.

— On est tous les deux en danger, toi et moi, hein ? dit-elle à la chétive ombelle dont elle s’occupait avant que ses pensées ne se mettent à vagabonder.

Des millions d’années d’évolution avaient fourni au jacar les moyens de tenir en respect les herbivores indigènes. Ces moyens s’étaient révélés inefficaces contre les créatures d’origine terrienne qui, des lapins aux oiseaux en passant par les daims, le trouvaient toutes délicieux. De plus il était difficile à cultiver. Les cinq spécimens de ce jardin étaient catalogués dans la lointaine Caria.

— Peut-être notre vraie place à tous les deux est-elle dans ce genre d’endroit, ajouta-t-elle en donnant un dernier coup de sécateur puis en reculant pour regarder son travail.

« C’est un peu tard pour avoir des regrets, maintenant que tu as annoncé ton départ. »

En allant à la cabane à outils, elle passa devant les murs écroulés d’un ancien bâtiment. Un Temple précédent, lui avait expliqué une des sœurs. En explorant les ruines, Maïa avait remarqué un bas-relief érodé enfoui sous un lierre avide. La figure la plus reconnaissable était celle d’un farouche dragon protecteur aux ailes déployées, un des symboles les plus courants de la divinité planétaire. Des flammes jaillissaient de sa gueule ouverte vers un objet volant en forme de roue.

En y regardant de plus près, Maïa avait découvert que le feu était constitué de fines lignes s’échappant des dents du dragon. Au pied du bas-relief, elle avait mis au jour une bataille de démons – dont un groupe portait des cornes et l’autre des barbes – si farouches que la sculpture, même adoucie par l’âge, l’avait fait frémir. Plus tard, elle avait appris qu’il s’agissait d’une œuvre antique, créée peu après la venue de l’Ennemi qui avait failli détruire la culture hominienne sur Stratos. Et non, les vrais ennemis n’avaient pas de cornes. C’étaient des représentations allégoriques.

Maïa avait ensuite demandé, en montrant à mère Kalor les visages barbus à demi effacés, si c’étaient des hérétiques.

— Les bâtisseurs de ce Temple ? Je ne pense pas. Il y a des Perkinistes et d’autres du même genre dans les terres, mais à ma connaissance, cap Grange a toujours été orthodoxe.

Mère Kalor avait proposé à Maïa de consulter les archives du Temple. L’offre l’aurait peut-être tentée en d’autres circonstances, mais elle ne voyait pas l’intérêt de se laisser consumer par le chagrin et elle s’était promis de faire preuve d’esprit pratique et de vivre au jour le jour.

Elle ôta son sarrau et rendit le sécateur à la Jardinière cheffe qui soignait de jeunes plants, assise à une table. Son sourire montrait quelle paix on pouvait atteindre en suivant cette voie. La douce voie qui passait par le Refuge de Lysos.

Mère Kalor n’avait pas eu l’air blessée que Maïa refuse d’endosser la robe des novices. Elle voyait dans son départ un hommage rendu aux soins qu’elle avait reçus au Temple.

— Ta place est au cœur de la vie, avait-elle dit. Le destin et le monde ont un rôle à te faire jouer, j’en suis sûre.

La bonté et la gentillesse qui lui avaient été prodigués ici lui avaient réchauffé le cœur. « Je n’oublierai jamais ce Temple. » Elle avait rangé ce souvenir dans le grenier de sa mémoire. Peut-être le ressortirait-elle de temps en temps pour y jeter un coup d’œil, mais jamais pour y revenir.

En d’autres temps, quand une idée, une personne ou quelque chose de nouveau lui inspirait une réaction particulière, elle se faisait une joie de le raconter à sa jumelle. L’anticipation était autrement délicieuse que le simple souvenir de l’événement. Quoi qu’il lui arrive de bien désormais, il lui faudrait apprendre à l’apprécier seule. Cette vérité sans fard la consumerait encore longtemps. La douleur s’apaiserait avec le temps, mais cette absence béante resterait en elle aussi longtemps qu’elle vivrait, et elle lui donnerait le nom d’enfance.

Que voit un enfant quand il fait un cauchemar, ou vous-mêmes, quand vous avez peur ? Des fantômes ? Des prédateurs ? Ou vos pires craintes prennent-elles la forme d’hommes qui vous guettent dans l’ombre, animés d’ignobles intentions ? Pour tous, la peur revêt souvent des traits masculins.

Le secours aussi, c’est vrai. Nous n’avons jamais dit que tous les mâles étaient des fauves sanguinaires. L’Histoire est pleine d’hommes de bien. Mais songez au temps et à l’énergie qu’ils ont investis dans la lutte contre les méchants. Éliminez les uns et les autres, et que reste-t-il ? Bien des problèmes pour pas grand-chose.

Telle était l’analyse qui présida aux premières expériences de parthénogenèse tenues sur Herlandia – sans succès. Même les techniques les plus avancées ne permettent pas d’éliminer totalement le mâle du processus de reproduction humaine.

Ce fut une déception, mais nos échecs nous guident. Si nous ne pouvons exclure les hommes de notre nouveau monde, faisons en sorte qu’ils nous gênent le moins possible.

Lysos, Fonder la Destinée.

Chapitre V

« Tournez le dos aux montagnes côtières et vous entrez dans les prairies de Longue Vallée, pareilles à un océan aux vagues immobiles, festonnées de pourpre. Dans cette ondoyante monotonie, le regard cherche en vain un poteau, une borne évoquant le concept de topographie…

« Puis, à l’horizon se dressent, isolées, des colonnes de basalte taillées par le vent, des monolithes couronnés de verdure : les lointaines Aiguilles de Pierre, témoignage de la puissance et de la persévérance de l’érosion naturelle qui les sculpta longtemps avant l’arrivée des humains sur Stratos.

« Le gouvernement de Longue Vallée a ordonné récemment la construction de sanctuaires masculins sur les Aiguilles, rompant ainsi la tradition de bannissement saisonnier instaurée par les premières Perkinistes…»

Maïa se laissait bercer par le ronronnement des rails magnétiques et par la voix apaisante de l’autre passagère du fourgon à bagages, une certaine Tizbé Bellère. Elle lisait un « guide de voyage », comme elle disait, élégamment relié de cuir. Maïa s’interrogeait sur l’intérêt de lire la description de ce qu’on voyait. Cela dit, l’éducation artistique que lui avait prodiguée le clan de Lamatie était assez rudimentaire.

« Tous les hommes en âge de se reproduire sont bannis de la vallée pendant la saison du rut…»

Tizbé avait les cheveux blonds, relevés sur la tête. Elle était habillée comme une clocharde, mais ses vêtements se révélaient, à l’examen, de bonne qualité et démentaient les paroles de leur propriétaire qui se disait pauvre. Elle était censée payer son voyage en aidant Maïa à préparer les paquets jusqu’à Sainte-Ecluse. Jusque-là, elle ne lui avait pas fait une impression formidable.

« Mais il faut se garder de juger trop vite », se dit-elle.

En quittant cap Grange, Maïa avait laissé à mère Kalor une lettre à remettre à toute jeune femme lui ressemblant. Après tout, le dogme ne réfutait pas les miracles, même dans ce monde régi par le hasard et les affinités moléculaires…

— Tu veux vraiment aller à Longue Vallée ? lui avait demandé mère Kalor. Ces Perkinistes sont des fanatiques rigides et prétentieuses, qui n’aiment ni les hommes ni les vars.

— Ça ne les empêche pas d’en engager, avait répondu Maïa.

— Pour des travaux qu’elles refusent de faire elles-mêmes.

— Je n’ai pas les moyens d’être difficile, avait rétorqué Maïa, mettant fin à la discussion.

Si Leie réapparaissait, il ne serait pas dit que Maïa n’avait rien fait d’utile pendant leur séparation.

Par chance, un clan ferroviaire cherchait quelqu’un de doué en calcul. On ne lui demandait pas de résoudre des intégrales, juste un peu de comptabilité, mais ça lui permettait de mettre ses compétences à profit. Leie aussi aurait vite trouvé du travail, elle qui aimait les machines. Si seulement…

Tizbé interrompit ce lugubre enchaînement d’idées.

— Écoute ça : « Les voyageuses seront spécialement intéressées par le système de transport, parfaitement adapté à une sous-culture pionnière, lut-elle avec componction. Le chemin de fer solaire, dirigé conjointement par les clans Musseli, Fontana et Brackett, vous mènera à destination sans retard excessif. » Le Fontana avait quatre heures de retard, hier, et ce tortillard musseli ne vaut guère mieux ! s’esclaffa Tizbé.

Maïa lui retourna un sourire forcé. Sa compagne était un peu injuste : les trains arrivaient à l’heure pendant les saisons calmes, quand les hommes de la guilde des Cheminots conduisaient les locomotives, mais l’été, ils étaient bannis. Les clans auraient pu engager des mécaniciennes du même niveau – des vars itinérantes, ou même un clan de spécialistes, ce qui leur aurait permis de se passer des hommes pour ça comme pour tout le reste. Mais les autorités de la région étaient coincées entre leur idéologie séparatiste radicale et les contraintes biologiques. Elles avaient besoin de mâles de l’automne au printemps pour amorcer la conception des clones. Or il n’y avait rien de tel que le travail pour occuper ces mâles entre les brèves périodes d’amorce. Dans ces plaines, les locomotives jouaient le même rôle que les bateaux sur la côte : garder un contingent d’hommes disponibles à portée de main.

Seulement si les mécaniciens, notoirement susceptibles, prenaient ombrage des remplacements d’été, ils risquaient de ne pas revenir l’année suivante. Ce serait la catastrophe. Alors, l’été, les clans ferroviaires faisaient avec…

Les jeunes gens commençaient à rentrer des sanctuaires côtiers, la guilde des Cheminots reprenait du poil de la bête. Les horaires seraient bientôt respectés. Mais Maïa ne se cassa pas la tête à expliquer tout cela à sa compagne.

— « Les trois clans ferroviaires dirigent des lignes concurrentes, chacun en association avec une guilde masculine qui détient une quote-part du capital, conformément à une Loi du Conseil planétaire…»

Drôle de relation professionnelle entre les sexes, songea Maïa. Enfin, la citadelle de Lamatie accueillait bien, année après année, la guilde des Pinnipèdes, en lui consentant toutes sortes de droits allant du commerce à la procréation…

« Et si l’hérétique de Lanargh avait raison ? Nous vivons peut-être une époque de changement…»

À chaque arrêt, les jeunes gens portant la tenue orange de la guilde des Cheminots s’affairaient autour de la locomotive à énergie solaire tandis que les petites Musselies s’occupaient des marchandises. Beaucoup de ces garçons ressemblaient étonnamment aux clones femelles en salopette rouge foncé.

« Ça alors ! Des sœurs qui connaissent encore leurs frères et des mères leurs fils, longtemps après que la vie en a fait des hommes. » Maïa pensa au gentil petit Albert à qui elle avait appris à naviguer. Elle aurait bien aimé savoir ce qu’il était devenu… Une pensée en entraînant une autre, elle se remémora ses rêves d’enfance où elle retrouvait son père. Comme si la rencontre fortuite d’un spermatozoïde et d’un ovule avait un sens dans ce monde sans pitié. Un monde capable de briser des liens plus solides que la maternité. « Ah, tu ne vas pas commencer à t’apitoyer sur toi-même ! Leie n’aurait pas supporté ça. »

— Ça, c’est génial ! s’exclama Tizbé. Écoute : « Longue Vallée est typique de la Frontière, avec ses petites villes rustiques, leurs silos à grain et leurs panneaux solaires…»

« Rustique… Autant dire arriéré, aux yeux d’un touriste citadin. Tizbé me trouve-t-elle rustique, moi aussi ? »

— « Vous remarquerez des étendues de kuoum, une herbe protégée par des Lois plus strictes que celles de Caria…»

Maïa avait remarqué, en effet, les immenses étendues de tiges ondulantes ponctuées de fleurs violettes. Les Perkinistes adoraient une Mère Stratos dont l’exécration du mâle n’avait d’égal que la colère envers les violences infligées à la nature. Maïa soupçonnait toutefois que ce bel idéal écologique visait aussi à limiter la concurrence.

Quand Longue Vallée avait été ouverte à la colonisation, de jeunes vars avaient dû venir de toute la planète pour dompter la terre et former de puissantes alliances interclaniques. Elles avaient fondé leur niche, élevé leurs filles et monnayé leurs récoltes. D’où la construction du chemin de fer, pour expédier les surplus et faire venir d’autres produits.

« Et des hommes. » L’utopie perkiniste n’avait pas longtemps tenu le coup. « On ne lutte pas contre la biologie. On peut tout juste infléchir un peu les règles. »

— Ça c’est intéressant ! Tu savais qu’il y a quarante-sept espèces de zahu ? On en fait des tas de choses, comme…

Un coup de sifflet interrompit l’exposé de Tizbé. Soulagée, Maïa jeta un coup d’œil à la carte murale.

— On arrive à Argile, annonça-t-elle en ouvrant son livre de comptes. Bon, tu me lis les numéros, je vais chercher les paquets.

Elle garda le doigt sur la première ligne en attendant Tizbé qui s’approchait nonchalamment, puis elle s’engagea dans l’allée centrale du wagon, bordée de hautes étagères.

— Le premier numéro, c’est quoi ?

Un long silence.

— Euh… 4 176, non ?

Maïa fit la grimace. C’était le dernier numéro de l’arrêt précédent, une heure plus tôt.

— Celui d’après ! Il y a marqué « Argile » dans la marge.

— Ah ! 5 396, c’est ça ?

— C’est ça !

Maïa dénicha le colis sur les étagères, le fixa à un crochet coulissant sur un rail au plafond et l’amena à un endroit dégagé sur le plancher du wagon.

— Suivant !

— Euh… Ça doit être le… voyons… le 6 178 ?

Maïa alla en soupirant chercher le colis. Par chance, le système de rangement des Musselies n’était pas trop compliqué.

— Après ?

— Déjà ? J’ai perdu la ligne… Ah si ! 9 254.

Normalement, Maïa aurait dû tenir le livre et son assistante manipuler les colis, mais Tizbé avait gémi qu’on lui faisait faire un travail « de lugar ou d’homme ». Elle n’avait jamais réussi à faire marcher le palan et s’était planté une écharde dans le doigt. Maïa se disait qu’elle devait sortir d’un grand clan urbain, riche et décadent, dont les mères élevaient leurs vars dans du coton et les envoyaient à l’aventure complètement désarmées dans la lutte pour la survie. Peut-être Tizbé comptait-elle sur son charme pour s’en sortir.

« Mais c’est drôle, j’ai l’impression de l’avoir déjà vue. »

Malgré l’aide de Tizbé, ou peut-être à cause d’elle, le tri des colis n’était pas terminé quand le second coup de sifflet retentit. Il y eut un grincement de freins. Dans sa hâte, Maïa manqua laisser tomber le dernier paquet par terre.

Hors d’haleine, elle ouvrit la porte du wagon sur un décor de fours réfractaires, de cheminées et de palettes de tuiles. Tout était rouge ou brunâtre. Ça sentait le chaud.

— Bienvenue à Argile, plaque tournante du comté de Glaise ! entonna Tizbé avec un enthousiasme feint.

Puis le quartier des fours laissa place à des rangées de maisonnettes. À Longue Vallée, les matriarchies importantes bâtissaient leurs citadelles près de leurs exploitations agricoles, laissant les villes aux plus petites, appelées par dérision « micro citadelles ». Une femme tenait par la main une petite fille, manifestement sa clone. La moitié de la population de la vallée était composée de femmes seules, nées en hiver mais qui trimaient comme des vars pour payer leurs frais fixes et élever une unique hivernienne destinée à poursuivre la lignée. Une chaîne fragile, qui se poursuivait malgré tout.

Une immortalité plus simple et moins présomptueuse que le ça passe ou ça casse des Grandes Maisons. « Ça pourrait être pire », songea Maïa. En fait, il y avait quelque chose de doux, d’intime chez cette mère seule avec son enfant. Depuis que ses rêves de gloire s’étaient effondrés, Maïa avait revu sa façon de penser. Les Musselies traitaient les célibataires à leur service comme des membres de leur communauté. Peut-être Maïa obtiendrait-elle un contrat à long terme qui lui permettrait de se faire bâtir une maison. Resterait le problème des mâles, ou du mâle, pour amorcer une naissance d’hiver. On avait du mal à concevoir à un autre moment de l’année tant qu’on n’avait pas eu de clone. Mais il ne suffisait pas de descendre dans la rue en disant : « Hé, vous, là-bas ! »

« Bon, ce n’est pas le moment. Une chose à la fois. »

Le train entra en gare. Des passagères montèrent et descendirent. Des hommes et des lugars déchargèrent une lourde machine agricole. Une contremaîtresse musselie s’approcha, suivie d’un immense lugar chargé de ballots. « Souris, se dit Maïa. Tu n’as plus cinq ans. Tu es une grande fille. »

— C’est tout ? demanda sèchement la femme en indiquant le tas de colis près de la porte.

— C’est tout, répondit Maïa en lui montrant les reçus.

— Pardon, fit Tizbé d’un ton dégagé en se faufilant entre elles, son sac de voyage à la main. Je vais faire un tour.

— Il n’y a que trente minutes d’arrêt ! lui lança Maïa. Ne va pas trop…

Mais Tizbé avait déjà disparu au coin d’un bâtiment.

— Je ne vous dérange pas, non ?

Maïa se retourna d’un bloc, rouge comme une pivoine.

— Excusez-moi, madame. Je suis à vous.

Elle pencha le nez sur les papiers pour pointer les colis tout en se morigénant. « Qu’est-ce qui me prend de me mêler des affaires d’une idiote de var sans cervelle comme tant d’autres ? Leie ne s’en serait pas occupée, elle. »

Leie se serait dit « bon débarras » et voilà tout.

Mais quand la contremaîtresse l’eut remerciée du bout des lèvres, dix minutes avant le départ, Maïa partit à la recherche de son assistante. Elle arrivait au bout de la plate-forme lorsqu’un coup de sifflet annonça l’arrivée d’un autre train.

Maïa remarqua un jeune homme qui s’apprêtait à actionner un aiguillage magnétique. Deux jeunes femmes gloussaient non loin de là, devant une maison aux rideaux rouges. Elles ouvrirent leur corsage en regardant ostensiblement le garçon qui rougit.

— Pas maintenant ! souffla-t-il. Attendez-moi une minute.

Il ramena son attention sur le train qui approchait dans un hurlement de freins. L’une des femmes montra quelque chose du doigt avec jubilation. Le pantalon du garçon moulait une protubérance grossissante. Il leva les yeux sur Maïa et se détourna, gêné. Les femmes se mirent à rire de plus belle.

— Hé, Gam, cria l’une, t’es sûr de tenir le bon manche ?

— Barrez-vous ! répliqua-t-il d’une voix rauque.

— Oh, allez ! Tiens, t’en veux encore ?

Elle agita avec un sourire aguicheur un flacon de poudre bleue. Maïa remarqua, au coin des lèvres du garçon, une tache de la même teinte.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Tout le monde se tourna vers la maison aux rideaux rouges. À la porte se tenaient un homme d’âge mûr et… Tizbé !

Mais une Tizbé qui aurait, en l’espace de vingt minutes, changé de vêtements, teint ses cheveux, et vieilli de dix ans.

« Lysos ! songea Maïa. Nous projetions de nous faire passer pour des clones, Leie et moi. Si on m’avait dit qu’une clone s’amuserait à se faire passer pour une var ! »

— Elles t’agacent, ces poules, Gam ? demanda le gaillard.

— N-non, Jacko, c’est juste que…

— Lennie, Rose, rangez-moi votre matériel de bandaison ! pesta la femme qui ressemblait à Tizbé. Personne ne doit voir ça, et encore moins en distribuer des échantillons gratuits !

— C’était juste pour rire, Miri, geignit une des filles en courant vers la maison, et la dénommée Miri lui prit la bouteille des mains au passage.

« Tizbé n’est donc pas une var », se dit Maïa comme la femme se tournait vers elle et lui jetait un regard noir.

— Et toi, par tous les diables vrils, qui es-tu ?

— Euh… personne, fit Maïa, interloquée.

— Alors, dégage, Personne. T’as rien vu.

— Gam ! cria l’homme.

Le garçon, troublé, avait oublié le train qui approchait et malencontreusement appuyé sur le levier. Il y eut un lourd déclic. Désemparé, il poussa le levier dans l’autre sens, trop tard. Deux cliquetis grinçants. Il le tira en sens inverse…

Un mécanicien terrorisé actionna un frein de secours et regarda, impuissant, la locomotive s’engager, dans un ululement strident, sur une voie déjà occupée par un autre train.

Le garçon sauta sous la plate-forme. Ce fut la débandade.

Dans la foule qui contemplait bouche bée le désastre, Maïa revit la femme qu’elle avait prise pour sa compagne de voyage. Elle discutait avec la vraie Tizbé. Elles offraient deux versions du même visage à deux âges différents.

Maïa se rappela alors où elle avait déjà vu ces traits : à une terrasse de Lanargh, devant une maison à l’enseigne d’un taureau souriant tenant une cloche entre ses dents. La même enseigne ornait la façade du bâtiment dominant les voies.

On trouvait des maisons de Plaisir dans la plupart des villes, pour répondre aux désirs humains de l’hiver et de l’été. La Savante Judeth les appelait des « soupapes de sûreté ». « Des bordels », rectifiait la Savante Claire, d’un ton qui ne donnait pas envie de demander des précisions. En réalité, ces maisons accueillaient les marins qui n’étaient pas invités dans les clans quand les aurores boréales faisaient bouillir leur sang. Et même au cœur de l’hiver, alors que les hommes s’intéressaient plus au Jeu de la Vie, qu’aux jeux de la chair, certaines sœurs lamaïs éprouvaient le besoin d’être « réconfortées ». Surtout quand le givre de gloire tombait du ciel.

Les clans spécialisés qui tenaient ces établissements employaient souvent de la main-d’œuvre var. Maïa et Leie ne se trouvaient pas assez jolies ou évaporées pour se lancer dans cette carrière, mais ça ne les empêchait pas d’essayer d’imaginer ce qui pouvait s’y passer. Maïa tourna le dos à Tizbé et Miri. « Que font ces filles de la haute dans ce coin paumé ? »

À voir l’enchevêtrement de tôles, il était miraculeux que personne n’ait été tué dans l’accident. Des toubibes arrivaient de la clinique locale. Le mécanicien du deuxième train invectivait un Gam effondré. Jacko, le collègue de Gam, lui répondit un ton plus haut en serrant les poings d’un air menaçant, puis il tendit le bras et repoussa le mécanicien qui fit deux pas en arrière, surpris. Cela sembla attiser sa colère. Il avança sur le mécanicien et lui flanqua en plein visage un coup qui l’envoya à terre. La foule eut un hoquet de surprise.

Le mécanicien tenta de fuir, une main sur son nez ensanglanté. Maïa eut l’impression que le pauvre homme essayait désespérément de se rappeler une chose qu’il avait sue et oubliée : comment serrer le poing…

La femme que Maïa avait prise pour Tizbé retint Jacko, mais il ne s’aperçut même pas de sa présence. Il fallut qu’elle lui tire l’oreille pour attirer son attention. Il grimaça et se tourna vers elle. Ses paroles apaisantes firent leur effet, car il se laissa entraîner vers la maison à l’enseigne du taureau. « Évidemment. Ça fait aussi partie de leur boulot. » Malgré toutes les Lois, les sanctuaires et les asiles tenus par les grands clans, il y avait toujours des problèmes en été, dans les villes côtières, quand les aurores et l’étoile de Wengel réveillaient la bête qui sommeillait chez les mâles. On voyait des hommes en rut brailler et se chamailler. Les femmes des clans de Plaisir savaient régler les problèmes de ce genre, heureusement pour le pauvre mécanicien.

« Mais on n’est pas en été ! songea Maïa, abasourdie. Ça n’aurait pas dû arriver. » Dans la foule qui se dispersait, Maïa aperçut Tizbé – la vraie – qui la regardait d’un air songeur.

Les humains ne fonctionnent pas comme ces plantes ou ces poissons pour lesquels la sexualité n’est qu’une option. Le sperme est indispensable à la formation du placenta qui nourrit l’enfant dans la matrice. La reproduction sans intervention du mâle – la parthénogenèse – semble impossible chez les mammifères. Nous ne pouvons qu’imiter le processus de reproduction de certaines créatures terriennes, appelé amazonogenèse. L’accouplement avec un mâle est nécessaire pour amorcer la conception, mais les rejetons sont des clones génétiquement identiques à la mère.

— Parfait ! dirent les premières séparatistes d’Herlandia. Nous concevrons des mâles dans ce but et nul autre.

Vous rappelez-vous les drones d’Herlandia, ces petits êtres dociles et soumis, programmés pour un bonheur éternel ? Prendre des êtres pleins de vigueur, de curiosité et d’amour de la vie pour en faire ces monstres léthargiques était une erreur, une abomination. Leur création fut un échec, bien sûr. Des pères maladifs n’engendreront jamais qu’une race maladive.

Par ailleurs, devons-nous totalement exclure la diversité ? Il se pourrait que nous ayons de temps en temps besoin de la magie du brassage des gènes, induite par la sexualité normale.

L’arrivée de l’Ennemi mit brutalement fin à l’expérience. Les femmes défendirent courageusement leur nouvelle civilisation, mais elles se rendirent compte, au moment où elles auraient eu besoin d’hommes mus par la hargne qui fait les guerriers, qu’elles en avaient délibérément tari la source. Les chiens de manchon sont sans utilité face aux monstres.

Voilà, mes sœurs, une autre raison de ne pas éliminer entièrement l’élément mâle de notre société.

Nos descendantes risquent d’en avoir besoin.

Chapitre VI

Le train repartit et Tizbé poursuivit sa lecture, mais en silence, cette fois. Maïa trouvait son mutisme déconcertant, comme tout ce qu’elle avait vu, et encore, elle n’avait sûrement pas tout vu. Elle n’arrivait pas à évacuer les étranges incidents auxquels elle avait assisté en les mettant sur le compte du vieil adage : « Autres ports, autres mœurs. » Elle avait l’impression angoissante qu’il se passait quelque chose. « Et mon petit doigt me dit que ça ne va pas me plaire. »

Elle avait toujours été plus curieuse que Leie, en particulier de ces choses qui « ne regardaient pas une estivienne ». Elle s’était juré de se réfréner, surtout depuis la tempête. « Question de bon sens. Une var seule au monde ne peut pas se permettre de prendre de risques. » Mais ce mystère irrésolu la tourmenterait jusqu’à la folie, comme une rage de dents.

Chaque fois qu’elle pensait que son « assistante » ne la regardait pas, Maïa jetait un coup d’œil vers sa valise, qui contenait à coup sûr autre chose que de simples habits.

« Ce n’est pourtant pas le moment de m’attirer des ennuis ! »

La jeune femme bâilla, posa son livre et s’allongea sur les sacs de jute. Maïa vit les racines sombres de ses cheveux décolorés. Elle savait maintenant que ce n’était pas une estivienne gâtée qui faisait du tourisme à la recherche d’une niche peinarde, mais une clone en mission pour sa famille.

« Un clan riche, puissant, qui tire ses revenus des maisons de Plaisir. Une entreprise complexe, lucrative qui exige autre chose que des mains vigoureuses et un joli minois. »

Maïa avait parfois vu, à Port Sanger, de ces femmes qui se pavanaient dans des robes de voyage élégantes, traitant avec les meilleurs clans, et rendant même visite aux mères lamaïs.

« Un service spécial de massage à domicile ? » se demanda Maïa. C’était trop simple. Et pas l’hiver, ou en plein été. Les Lamaïs étaient très maîtresses d’elles-mêmes ; elles ne pensaient guère à l’amour charnel le reste de l’année.

Des courriers, alors ? Un service de messages à domicile ? Elles disposaient de la couverture rêvée pour livrer des missives entre clans alliés, par exemple. Mais quels messages mériteraient d’être ainsi transmis ?

Des messages sacrément dangereux, estima Maïa. Ou bien des marchandises dangereuses.

Ce flacon de poudre bleue, qui clapotait comme un liquide, manifestement destinée aux hommes… Un produit en rapport avec l’érection embarrassante d’un adolescent, ou la colère déplacée d’un homme. Maïa se rappela comment, à bord du Wotan, des marins avaient paru excités par sa nudité – en automne, et bien qu’elle ne fût qu’une var, vierge, et crasseuse par-dessus le marché. Cette fois-là, le mystérieux courrier était un homme, mais elle savait maintenant que les hommes et les femmes pouvaient coopérer pour des entreprises complexes.

« Y compris criminelles ? »

La jeune femme blonde ronflotait, un bras sur les yeux. Maïa se leva en soupirant. « Je sais que je vais le regretter. »

Elle fit un pas. Puis un autre. Une planche craqua sous son pied. Elle repartit en redoublant de précautions et s’agenouilla enfin près de la jeune fille endormie.

C’était une mallette de tissu grossier. Un léger bourdonnement trahissait la présence d’un élément métallique vibrant en harmonie avec le propulseur magnétique de la locomotive. En examinant la fermeture de la valise, elle repéra trois petits boutons sur le côté. Contrairement aux apparences, c’était un article de technologie coûteuse. Il devait falloir les presser selon un certain ordre, sans quoi une alarme se déclenchait.

Maïa recula prudemment et revint avec un bout de fil de fer qui servait normalement à fermer les bagages récalcitrants. Après s’être assurée que son « assistante » dormait toujours, elle enfonça le bout du fil de fer entre les fils du tissu. Il rencontra quelque chose de mou, probablement des vêtements. Elle insista, sans grand succès, et répéta son geste quelques centimètres plus loin, avec le même résultat.

« Je me trompe peut-être… sur beaucoup de choses. » Elle s’assit par terre et réfléchit. La prudence lui conseillait de laisser tomber. La curiosité et l’obstination l’emportèrent. Elle se déplaça pour attaquer la valise sous un autre angle…

Le plancher gémit comme un animal agonisant. Maïa retint son souffle. Elle regarda la clone du coin de l’œil et se demanda ce qu’elle dirait si Tizbé se réveillait et la trouvait à côté d’elle. La voyageuse changea légèrement de position et se remit à ronfler de plus belle. La bouche sèche, Maïa planta son fil de fer à un nouvel endroit de la valise. Il y eut une résistance, puis un cliquetis. « Aha ! »

Elle renouvela plusieurs fois l’expérience, dessinant une carte grossière de l’intérieur de la valise. Pour une var en vadrouille, Tizbé semblait transporter bien peu d’effets personnels et beaucoup de lourdes bouteilles de verre.

Maïa regagna son bureau sur la pointe des pieds. « Bon. Tizbé est une messagère qui transporte quelque chose de mystérieux. Mais ce n’est pas forcément illégal. » Tous ces airs de conspirateur, ces rendez-vous secrets sur les quais, cette riche clone qui se fait passer pour une pauvre var, ont peut-être des raisons parfaitement légitimes, des impératifs de discrétion.

Par ailleurs… « Ce qui s’est passé à Lanargh est peut-être lié à cette affaire. L’accident d’Argile l’est indéniablement. Quelque chose de légal pourrait-il créer tant de problèmes ? »

En théorie, la Loi était au point de concours des trois ordres sociaux. En pratique, on ne naviguait pas aisément entre les codes planétaire, régional et local, sans parler de la jurisprudence et des traditions léguées par les Fondatrices et la Vieille Terre. Dans les grandes familles, il était fréquent qu’une ou plusieurs clones étudient la Loi afin de défendre le clan devant les tribunaux. Même si une jeune var avait accès aux recueils de Lois poussiéreux, qu’en ferait-elle ? Tout se passait comme si le système était conçu pour exclure les basses classes, sauf que les clones étaient bien plus nombreuses que les vars, de toute façon, alors pourquoi se tracasser ?

Maïa ne voyait pas auprès de qui chercher un conseil avisé. Il n’y avait même pas de Guardia à Longue Vallée. À quoi bon ? Les pirates et les agités de la côte étaient loin, et les hommes étaient bannis durant la période du rut. Il y avait bien un endroit où elle pouvait aller. Un endroit où une jeune var comme elle devait rapporter les problèmes qui la dépassaient.

Mais elle décida d’essayer autre chose avant.

Le train s’arrêtait une dernière fois à Sainte-Ecluse. Cette fois, Tizbé ne fit même pas mine d’aider Maïa à charrier les colis, à se taper les comptes puis à subir l’examen d’une contremaîtresse tatillonne. Elle s’éclipsa sur un « Salut, à la revoyure ! » désinvolte. « Bon débarras », se dit Maïa. Que quelqu’un d’autre s’occupe de ces mystérieuses bouteilles.

Sainte-Ecluse était un agglomérat d’entrepôts, de silos et de parcs à bestiaux d’un côté de la voie, et un foisonnement de petites maisons pour vars seules et micro clans de l’autre. Il n’y avait rien qui évoquât même le modeste « centre-ville » de Port Sanger. Maïa s’arrêta devant les bureaux de la gare, où une Musselie d’âge mûr, l’air pas trop grincheux, bavardait avec une femme robuste, à la peau cuivrée par le soleil. La cheffe de gare la regarda en haussant le sourcil.

— Excusez-moi, bredouilla Maïa, puis elle se jeta à l’eau. Savez-vous s’il y a une Savante en ville ? Quelqu’un qui ait accès au Réseau ? Je voudrais acheter une consultation.

Les deux femmes échangèrent un coup d’œil. La cheffe de gare ricana.

— Une Savante, tu dis ? Une Savante. Voyons voir… Ç’aurait pôs qu’êt’chose à voir avec la météo, des fois ?

Son imitation ironique du parler masculin fit rougir Maïa.

— Allez, Tess, fit l’autre, et des ridules apparurent autour de ses yeux. L’embête pas, c’te p’tite var. T’imagines ce que va lui coûter sa consulte ? Elle a pas de réduc, comme les clans ! Faut qu’elle en ait sacrément besoin. Écoute, pu-pucelle, y a pas de Savantes diplômées de c’côté de la vallée, mais j’vais te dire : j’passe devant la citadelle de Joplande en retournant à la mine. J’peux te prendre à bord.

— Hon-hon. Est-ce qu’elles sont…

— Reliées au Réseau ? Pour sûr. C’est l’clan l’plus riche du coin. Elles ont la console et tout l’nécessaire. Mais t’en auras peut-être pas besoin. Tout c’qu’y t’faut, j’parie, c’est un bon conseil de mère. Ça t’économisera la consulte.

Un conseil de mère : juste ce qu’on lui avait appris à demander si jamais elle avait des problèmes. Théoriquement, tout le monde pouvait aller trouver les mères du clan local, même les hommes et les vars dans le besoin. Seulement Maïa n’avait pas très envie d’entendre une bande de vieilles clones lui débiter des platitudes et la gratifier de pages entières du Livre des Fondatrices.

« D’un autre côté, si elles ont une console…»

— D’accord. L’ennui, reprit-elle en se tournant vers la cheffe de gare, c’est que…

— Je vois. Tu risques de pas être là pour le 6 h 02, fit la Musselie en bâillant ostensiblement. Ça fait rien, vas-y. Y aura bien une autre var dans le tas. Quand tu r’viendras, on te mettra sur la liste d’attente pour une autre tournée.

« Génial. Je perds mon ancienneté et j’ai de bonnes chances de poireauter une semaine avant le prochain train. Je sens que cette petite histoire va me coûter cher. »

Elle avait le sentiment nauséeux que ce n’était pas fini.

Nous sommes programmées pour prendre du Plaisir à faire l’amour parce que les animaux qui s’accouplent ont des petits. Tout ce qui résulte en une reproduction féconde se renforce et se transmet. L’évolution n’est pas plus compliquée que ça.

Il ne sert à rien de se plaindre que les hommes aient des pulsions agressives. Chez nos ancêtres, l’agressivité permettait aux mâles d’avoir plus de rejetons que leurs rivaux. Le « bien » et le « mal » n’ont pas grand-chose à voir là-dedans.

Ils ont commencé à compter à partir du moment où nous avons développé une conscience. Des comportements excusables chez des animaux bornés ont été jugés pervers et criminels de la part d’êtres pensants. Ce n’est pas parce qu’une caractéristique est « naturelle » qu’elle doit être préservée.

Les radicales d’Herlandia sont allées trop loin, mais on peut sûrement faire mieux que les collaboratrices timorées de la Nouvelle Terre ou de Florentine. Sans éliminer complètement la hargne masculine, on peut la limiter à de courtes périodes, comme chez le cerf et l’élan. Les autres caractéristiques dangereuses ou importunes pourraient être isolées, afin que nos filles n’y soient pas confrontées en permanence.

Nous devrons faire preuve de hardiesse et de perspicacité, en même temps que de compassion en songeant au combat que nos descendantes auront à mener.

Chapitre VII

Le soleil se couchait quand la femme à la peau cuivrée finit de charger son chariot. Elle s’arrêta devant l’hôtel le temps que Maïa y dépose son sac. Il n’y avait pas grand-chose dedans : des vêtements et quelques souvenirs, dont un éphéméride que Leie lui avait offert pour son anniversaire et un petit caillou noirâtre, cadeau du vieux Bennett qui lui avait affirmé que c’était une authentique météorite. Maïa ne voyait pas l’intérêt d’emporter tout ça jusqu’à la citadelle de Joplande juste pour une nuit. Fourrant quelques objets dans ses poches, elle prit le reçu que lui tendait l’employée musselie et se hâta de rejoindre la femme.

La charrette lourdement chargée se traînait sur le chemin de terre creusé d’ornières par les orages d’été. La poussière faisait pleurer Maïa, lui brouillant la vue.

— Les cul-terreuses du Conseil de la vallée font traîner la réparation des routes, se plaignait la propriétaire du chariot. Elles se plaignent toujours d’être fauchées. C’est les agricultrices qui règnent ici, et on a intérêt à s’en souvenir si on veut pas avoir d’ennuis.

« Des agricultrices perkinistes », compléta Maïa in petto. La secte attirait les petits clans sortis depuis peu du statut ingrat de vars. Les riches clans de Longue Vallée étaient modestes par rapport à ceux de la côte, à moins que ce ne soient des branches cadettes de ruches plus importantes ailleurs.

La bienfaitrice de Maïa était une Lemère. Maïa connaissait cette famille, qui avait essaimé dans tous les endroits du continent Oriental où l’on trouvait des gisements de minerai trop maigres pour attirer les grosses exploitations minières, et des communautés dont une petite entreprise métallurgique pouvait satisfaire les besoins. Les Lemères avaient découvert leurs limites à la dure : quand une de leurs affaires devenait assez grande pour attirer la concurrence, elles la vendaient.

« C’est une niche tout de même », se dit Maïa. Rares étaient les vars qui fondaient leur propre lignée matronymique, et avec un tel succès. Qui était-elle pour les juger ?

La Lemère s’appelait Calma. C’était une femme sympathique avec ses grosses pattes rugueuses comme les lingots d’alliage qui venaient par train de cap Grange et que Maïa l’avait aidée à charger. Ils seraient mélangés au fer local selon une recette transmise de mère en fille depuis des générations, et donnerait l’acier Lemer, un produit de qualité raisonnable.

Les Lemères de Port Sanger n’avaient pas sa peau hâlée, pourtant Maïa avait l’impression d’avoir déjà croisé cette femme. Cette impression était à sens unique, bien sûr. Il y avait peu de chances que Calma reconnaisse Maïa si elle la revoyait un jour. La plupart des gens ne prenaient pas la peine de mémoriser, ni même de remarquer, un visage unique.

Pendant que le chariot avançait cahin-caha dans la campagne rougeâtre, Calma lui parla de la vie sur cette vaste plaine alluviale. Les Lemères creusaient la terre au nord de Sainte-Ecluse, où une dislocation du terrain avait fait remonter à la surface un filon prometteur. Trois apprenties d’une citadelle lemère étaient venues au début du peuplement de cette partie de la vallée pour s’attaquer à ces minces veines et installer des forges. Les quatre générations suivantes avaient connu de dures épreuves et quelques années de prospérité. Le clan miniature comprenait aujourd’hui six adultes, quatre clones, un petit estivien et une dizaine d’employées vars de passage.

En apprenant que Maïa avait fait un peu de chimie, Calma se montra plus chaleureuse et s’étendit à loisir sur les défis et les délices de la métallurgie, sur les joies de transformer la matière première afin de répondre aux besoins humains.

— Tu n’imagines pas les satisfactions qu’on peut en retirer, dit-elle en tendant les bras vers l’horizon, où le soleil couchant semblait embraser une mer de céréales. Et ça offre d’énormes possibilités pour une jeune qui en veut.

Par courtoisie, et parce que sa compagne commençait à lui être sympathique, Maïa réprima un éclat de rire. La pauvre Calma lui décrivait une belle voie de garage.

— J’y réfléchirai, répondit-elle prudemment.

Elle se rendit compte avec un pincement au cœur qu’elle avait mémorisé les paroles de la clone comme pour les répéter à Leie. Elle n’y pouvait rien. Les vieilles habitudes ont la vie dure. Parfois plus que les fragiles êtres humains.

Elle se rappela un hiver où elle se plaignait à sa jumelle, tandis qu’elles tournaient la manivelle d’un monte-charge.

— Elles ont assez bu pour un enterrement, je trouve. Elles ne vont quand même pas nous faire monter et descendre comme ça toute la nuit ?

— Il y avait du givre de gloire sur le bord de la fenêtre, ce matin. Tu sais bien que ça leur donne envie de faire la fête, avait répondu Leie. Si tu veux mon avis, les Lamaïs ont autre chose en tête que la mise au trou de trois grands-mères.

Maïa se rappelait avoir tiqué devant ce terme sarcastique. Les Lamaïs étaient froides avec leurs filles vars, mais elles s’adoucissaient avec l’âge, certaines allant parfois jusqu’à manifester une réelle affection vers la fin de leur vie. Deux des mamies défuntes étaient presque gentilles. Et puis ce n’était pas bien de dire du mal des morts. « On dit que Stratos réutilise tous les atomes qu’on lui restitue et que chaque partie de nous-mêmes sert à une nouvelle vie. »

C’était son premier contact direct avec la mort. On étouffait dans l’étroit monte-charge qui descendait en se balançant entre les parois de pierre humides, et les échos de leur voix voletaient contre les murs du conduit comme des âmes prises au piège. Quand la boîte de bois avait touché le fond, elles en étaient sorties avec soulagement. Des coffres scellés contenaient assez de grain et de provisions pour tenir un siège. Des tonnelets et des bouteilles cachetées à la cire s’alignaient sur un nombre incalculable d’étagères.

Leie s’était approchée des rangées de bouteilles, sa liste à la main, pour chercher celles qu’on leur avait demandées pendant que Maïa enfilait une autre allée menant à un porche de pierre encadrant une porte bardée d’acier.

Dans le roc était gravé un labyrinthe d’entailles et de sillons. Certaines incisions étaient sinueuses, d’autres droites et assez larges pour y glisser une lame. Quelques protubérances s’enfonçaient un peu si on appuyait dessus, en émettant des cliquetis trahissant l’existence d’un mécanisme caché.

La seule fois où elle avait parlé de la porte à une Lamaï, Maïa avait reçu une gifle mémorable. Leie rêvait souvent aux mystérieux trésors qui devaient se trouver derrière, tandis que Maïa était attirée par l’énigme elle-même. Elle avait subrepticement recopié les contours du labyrinthe et passé des heures ensuite à imaginer des combinaisons et des codes secrets. Ils devaient être durs à déchiffrer pour que les Lamaïs les envoient à la cave sans surveillance.

Ce soir-là, après avoir chargé les bouteilles dans le monte-charge, Leie avait pris Maïa par les épaules.

— Te laisse pas abattre par ce fichu casse-tête ! On descendra un vérin hydraulique en douce, morceau par morceau, et boum ! Fini le mystère !

— C’est pas ça, avait répondu Maïa. Je pensais à ces grands-mères. On les connaissait depuis qu’on était toutes petites. Elles étaient toujours là, comme l’air ou le soleil. Et maintenant, elles sont dans la chapelle, toutes raides, et… et toutes les autres au premier rang, on aurait dit qu’elles se disaient que ce serait bientôt leur tour.

Elle avait frissonné. C’étaient les premières obsèques auxquelles elles assistaient. Elles avaient quatre ans.

Les clones lamaïs vivaient vingt-huit ou vingt-neuf bonnes années stratoïnes. Mais que l’une d’elles s’en aille, et toutes celles de la même classe d’âge en faisaient généralement autant dans les semaines suivantes. Ce n’étaient pas les dernières funérailles de la saison, ni même du mois.

— Je sais, avait répondu Leie d’une voix inhabituellement songeuse. Ça me flanque la trouille, à moi aussi.

Maïa avait appuyé sa tête contre celle de sa sœur, réconfortée de savoir que quelqu’un partageait son trouble.

En remontant de la cave, Leie avait essayé de lui changer les idées en lui racontant une histoire que lui avait rapportée une autre var : plusieurs jeunes clones du clan Saxton avaient fait du grabuge au port, asticotant les marins jusqu’à ce qu’ils soient obligés d’appeler la Guardia, et…

Une compagnie de gous hérissés de piquants traversa soudain la route, faisant hennir et se cabrer les bêtes de trait. Calma tira sur les rênes tout en les apaisant de la voix. Les oiseaux disparurent dans la cannaie, poursuivis par un renard.

Maïa mit quelques instants à reprendre pied dans le présent poussiéreux. Le flot de ses souvenirs lui avait semblé tellement réel… Était-ce le balancement de la voiture qui lui avait rappelé le monte-charge ou bien une odeur, ou la lumière crépusculaire, qui avait déclenché ce retour en arrière ?

C’était drôle. Maïa était incapable à présent de se rappeler quel ragot savoureux Leie avait partagé avec elle ce jour-là, entre la cave et l’office. Elle se souvenait seulement de s’être couvert la bouche de la main pour empêcher son rire de porter dans toute la maison. Après, elle avait eu mal aux côtes pendant des heures, tant à cause de son rire que des efforts qu’elle avait faits pour l’étouffer. Une bouteille de vin s’était renversée et cassée, répandant son contenu sur le fond du monte-charge. La flaque bordeaux s’était insinuée entre les lattes et avait goutté jusqu’en bas.

« Laissez-moi tranquille ! » geignit intérieurement Maïa en retenant ses larmes. Elle ne voulait pas de ces souvenirs. Ils lui brûlaient l’âme et les yeux comme un acide.

D’un autre côté, si ce chagrin réitéré lui faisait mal, ce rire partagé semblait répandre sur sa blessure un baume d’une amère douceur. Elle ne put s’empêcher d’esquisser un sourire.

« Et si la vie n’était faite que de courts instants ? » se dit-elle, et elle décida de ne plus résister si un nouveau souvenir heureux se présentait.

Calma n’avait rien dit depuis un moment, peut-être pour respecter son mutisme, et Maïa sursauta quand elle annonça :

— La citadelle de Joplande est juste après ce verger.

Des rangées disciplinées d’arbres fruitiers aux minces troncs formaient un mouvant treillis. Le chariot franchit le pont de planches qui enjambait un ruisseau babillant, et la plantation parut exploser autour de Maïa en une orgie de géométrie planifiée, une étude cristalline de bois vif. La lumière déclinante amplifiait chaque point de vue en substituant à la distance visible une impression d’infini.

Des petites lumières brillaient dans les arbres. Maïa crut d’abord que c’était un éclairage artificiel, puis elle s’aperçut que c’étaient des lampyres qui illuminaient le verger de leurs amours. Des ondes chatoyantes parcouraient les allées. On pouvait les suivre, observa-t-elle, de la même façon qu’on pouvait suivre les harmonies parallèles d’une fugue à quatre voix rien qu’en se laissant aller.

« Ça doit être quelque chose, la nuit. » Elle se prit à regretter de ne pouvoir rester à jamais dans cette galaxie de poche.

Elles sortirent de la forêt et retrouvèrent la lumière plus calme d’une petite lune tombant sur une jolie ferme au milieu de laquelle s’élevait une maison d’adobe. Des antennes pointaient vers les satellites en orbite.

— La citadelle de Joplande, dit la Lemère. Vu l’heure, on te mettra sans doute dans une grange, à cause du code d’Hospitalité. Si elles t’envoient balader, t’inquiète pas. Suis les traces de mes roues et, à partir du grand saule, sers-toi de ton nez. Y paraît qu’on sent la citadelle Lemère de loin. Moi, je m’en suis jamais aperçue.

— Merci. Vous croyez qu’elles risquent de me rembarrer ?

— Par ici, tout le monde finit, tôt ou tard, par aller à Joplande pour une histoire de jugement, répondit Calma en haussant les épaules. Fais gaffe à ce que tu dis, c’est tout.

Le chariot ralentit devant un haut portail. Maïa descendit en marche et suivit la voiture sur quelques mètres.

— Merci. Merci pour tout.

— De rien. Bonne chance pour ta consulte !

La grande femme lui fit un signe amical de la main et le chariot disparut dans un nuage de poussière.

De grosses voitures étaient garées dans l’allée devant la demeure. Une servante var étrillait des chevaux près d’un abreuvoir. « Ce doit être le centre social du comté », se dit Maïa en frappant à la porte d’entrée. Un grand lugar apparut, vêtu d’un gilet rayé qui avait connu des jours meilleurs. Il inclina sa tête grisonnante et poussa un miaulement interrogateur.

— Une citoyenne cherche la sagesse, dit Maïa en détachant bien ses mots. Je requiers conseil des mères de Joplande.

Le lugar émit un bruit de gorge et fit signe à Maïa de le suivre.

L’intérieur du manoir était richement lambrissé de bois vernis, manifestement importé. Des bras de lumière diffusaient une pâle lumière électrique, éclairant un blason prétentieux au-dessus du grand escalier : une charrue entourée de gerbes de blé. « Au moins, il n’y a pas de statues », songea Maïa.

Le lugar la conduisit dans une pièce mieux éclairée. De la fumée lui piqua les yeux. « Des hommes ! » Une dizaine de mâles portant la tenue rouge, orange ou noire des trois guildes ferroviaires étaient vautrés sur des canapés et des coussins un peu râpés. Ils lisaient, regardaient une retransmission sportive sur un télécran tremblotant, jouaient à un jeu de la Vie miniature ou rêvassaient en fumant la pipe et en buvant de la bière. Maïa se dit que tous les hommes à cinquante kilomètres à la ronde devaient être là, ce soir. « Les clans commencent leur cour d’hiver tôt, comme à Port Sanger », songea-t-elle.

Par deux fois alors qu’elle balayait la pièce du regard, Maïa avait vu des hommes bâiller. Sans doute avaient-ils travaillé toute la journée avant de venir. Seulement ce n’était pas de la fatigue qu’ils manifestaient, mais de l’ennui.

« J’ai l’impression que j’arrive au mauvais moment. »

Il n’y avait pas une seule femme adulte. Sauf l’été, les hommes préféraient généralement les soirées tranquilles. Les Joplandes choisies devaient donc être encore dans les coulisses, en train de troquer leur tenue de fermière pour des atours susceptibles, à en croire les catalogues de vente par correspondance, d’éveiller l’étincelle du désir masculin. Maïa regarda les quatre jeunes servantes qui déambulaient parmi les invités. Deux d’entre elles, bien que d’âge différent, avaient le même teint olivâtre et les mêmes cheveux noirs, longs et lustrés, malgré la poussière de la vallée.

Sans doute des hiverniennes, estima Maïa, qui leur donna entre quatre et cinq ans. Les deux autres, plus âgées et moins affriolantes, devaient être des employées vars.

Plusieurs hommes levèrent les yeux sur Maïa et s’en désintéressèrent aussitôt. Seul un jeune homme bien rasé et plus soigné que les autres continua à la regarder et lui fit même un petit sourire. Maïa se prit à redouter qu’il s’approche pour lui parler. Que pourrait-elle bien lui dire ?

Un courant d’air lui apprit que les portes coulissantes s’étaient rouvertes dans son dos. Le regard du jeune homme se porta sur un point situé derrière elle, puis il se laissa retomber sur son fauteuil, l’air déçu. Maïa se retourna machinalement pour voir ce qui avait provoqué cette réaction.

— Qui es-tu, et que fais-tu ici ? lança, d’un ton impérieux, la petite vieille mal fagotée debout devant elle.

Les Joplandes avaient manifestement tendance à l’embonpoint, encore que la carrure de la femme suggérât une force peu commune pour son âge. Elle avait la peau boucanée sous la soie noire des cheveux. Contrairement aux femmes normales, les vars ignoraient de quoi elles auraient l’air en vieillissant, et Maïa se demanda si elle ne préférait pas ça.

— Une citoyenne venue chercher assistance, répondit-elle en s’inclinant courtoisement. J’ai vu, ô Mère, que vous étiez reliée au Réseau, or je dois consulter les Sages de Caria.

Elle n’avait pas eu l’intention de parler fort, mais sa voix portait. Le silence relatif de la salle devint total. Une lueur d’intérêt s’alluma dans les prunelles des hommes alentour, à la grande irritation de la matriarche joplande.

— Voyez-vous ça ! Tu crois donc, variante, avoir quelque chose à dire qui puisse intéresser les Savantes ?

— Oui, Mère. Je vois que votre système est opérationnel, fit-elle en indiquant l’antique télévision, et d’après l’expression de la vieille femme Maïa comprit qu’elle venait de lui fournir une raison supplémentaire de détester cet appareil pourtant bien utile pour attirer les mâles. Par les anciens codes, je requiers votre aide afin de passer mon appel.

De profondes rides barrèrent le front de la matriarche. Elle n’appréciait visiblement pas que cette jeunette de rien du tout invoque les codes devant elle.

— Hmf. Tu tombes mal. Nous ne sommes pas tenues de payer ta communication, ajouta-t-elle après un silence. J’espère que tu as de quoi payer. Pas ici, jeune imbécile ! siffla-t-elle comme Maïa sortait sa bourse. N’as-tu donc aucune pudeur ?

Maïa cilla, déconcertée. Une coutume perkiniste locale interdisait-elle de manier de l’argent devant les hommes ?

— Pardonnez-moi, ô Mère, dit-elle en s’inclinant bien bas.

— Grmblch. C’est bon. Toi, là-bas ! fit-elle avec un claquement de doigts. Le verre de ce monsieur est vide !

Elle conduisit Maïa le long d’un couloir. Elle aperçut, en passant, des jeunes femmes en train de se préparer. Les Joplandes étaient de belles plantes dans leur jeunesse. Quand on aimait les mâchoires solides et les fronts hardis. Mais il ne fallait pas chercher à comprendre les hommes, qui devenaient de plus en plus difficiles à mesure que l’étoile de Wengel pâlissait et que les aurores boréales s’estompaient.

Des clones d’autres familles s’affairaient aux côtés des jeunes Joplandes. La citadelle de Joplande devait partager les frais d’accueil avec quelques clans alliés. À en juger par le manque d’enthousiasme des hommes affalés dans le salon, elles devaient être obligées d’organiser pas mal de ces soirées pour obtenir quelques malheureuses grossesses d’hiver.

Maïa s’attendait à voir davantage de Joplandes pubères dans cette grande demeure, puis elle se rappela : « La population qui croît partout ailleurs est en baisse dans la vallée…»

Évidemment. L’accroissement de la natalité, sur la côte, était surtout dû à l’augmentation des naissances d’été, or ces Perkinistes tenaient les hommes à distance en été, justement pour éviter ce genre de grossesses. Voilà pourquoi elle n’avait pas vu une seule var. Elle se serait bien attardée pour voir comment ces femmes réussissaient dans un domaine où même la puissante citadelle de Lamatie avait du mal à…

— Par ici, siffla la vieille Joplande d’un ton pressant.

— Excusez-moi, ma Mère, fit Maïa en courbant l’échine.

En fait de salle de communication, son hôtesse malgré elle la mena vers un réduit meublé d’un tabouret, d’une table bancale et d’une console standard alimentée par des paquets de câbles passant par un trou dans le mur. Des sièges confortables, réservés aux Mères pour leurs appels à longue distance, étaient alignés le long d’un mur. La Joplande alluma l’écran.

— Appel d’hôte. Paiement en fin de communication, dit-elle à la machine, puis elle se tourna vers Maïa. Si tu ne peux pas couvrir la taxe, tu la rembourseras en travaillant. Cent unités par mois, d’accord ?

Maïa fut envahie par une bouffée de colère. Cette proposition était scandaleuse. « La dernière des estiviennes de Port Sanger est mieux élevée que toi, « Mère ». » Enfin, ce n’était pas avec de la classe que l’on pouvait fonder sa niche dans la prairie… Et qui était-elle, encore une fois, pour en juger ?

— D’accord, dit-elle entre ses dents.

La Joplande sourit. « Je n’ai pas intérêt à ce que ça me coûte trop cher ! Travailler pour des clones de cet acabit, ça doit être le diable et son patriarcat ! »

Maïa s’assit devant la console. Elle avait entendu dire que c’était l’un des neuf, pas un de plus, appareils photoniques qui faisaient encore l’objet d’une fabrication de masse dans les vieilles usines du continent de l’Arrivée, les autres étant des moteurs qui servaient à tout, des trains solaires ou des jeux de la Vie. C’était la première fois qu’elle utilisait une console. Elle tenta de se rappeler les leçons de la Savante Judeth. « Voyons… elle est en mode vocal, donc si j’énonce ma demande…» Elle s’avisa soudain qu’elle n’avait pas entendu la porte se refermer. Elle se retourna. La matriarche joplande était adossée au chambranle, les bras croisés.

— Je requiers le droit à la confidentialité, articula Maïa avec un sursaut de rage.

— Le compteur commence à tourner, pu-pucelle, répondit la mère avec un sourire affecté. Amuse-toi bien.

La porte se referma derrière elle avec un cliquetis.

« Bon sang ! » Le chronomètre inscrit en haut et à gauche de l’écran indiquait déjà onze crédits !

— Euh…, dit-elle fébrilement à la machine. Il faut que je parle à quelqu’un… une Savante, ou quelqu’un de la Guardia.

C’était mal parti…

— Ah oui ! À Caria !

Des cases apparurent sur l’écran qui était jusque-là resté vierge. « Des boîtes de dialogue », songea-t-elle avec un soupir. Elle lut :

Champ Adresse – Caria Recherche – référence catégorielle Indications insuffisantes – « Savante » et/ou « Guardia »

Précision requise – OBJET ?

Maïa sentit qu’elle n’arriverait à rien en essayant de présenter sa question de façon logique. Elle perdrait en temps de connexion ce qu’elle gagnerait en traitement des données. Elle allait parler à la machine ; elle verrait bien.

— Je ne sais pas par où commencer… J’ai vu de drôles de choses, à Lanargh et Argile. Des hommes agissaient comme si c’était l’été. Je crois qu’ils avaient pris une espèce de poudre bleue, dans des flacons de verre…

L’écran tremblota et les cases se réorganisèrent. Certaines contenaient un ou plusieurs des mots qu’elle avait prononcés. Elles étaient raccordées par des lignes qui bougeaient à mesure qu’elle parlait. Maïa fit un effort de concentration pour ne pas se laisser distraire par cette aveuglante énigme.

— Il y avait une fille d’un clan de Plaisir. Leur emblème est un taureau avec une cloche. Elle transporte les bouteilles comme un courrier…

La disposition des cases changea à nouveau, comme si ses pensées s’étaient brusquement résolues en cubes bien nets agencés selon une configuration logique et cohérente. L’image s’évanouit presque aussitôt, à la grande déception de Maïa.

Au diagramme succéda une belle femme entre deux âges, aux cheveux châtains retenus par une élégante barrette d’or. Elle regarda un instant Maïa et prit la parole d’une voix ferme.

— Vous êtes en communication avec les Services de sécurité de l’équilibre planétaire. Veuillez décliner votre nom et votre famille d’origine.

Maïa n’avait jamais entendu parler de cette organisation. Crispée, elle s’exécuta. Les vars s’identifiaient en citant le nom de leur clan maternel, mais elle trouva tout drôle de s’entendre dire : « Maïa des Lamaïs ».

— Très bien. Répétez votre histoire, s’il vous plaît. En commençant par le début.

Maïa constata avec désespoir que la communication avait déjà dévoré la moitié de ses maigres économies.

— Tout a commencé quand ma sœur et moi avons embarqué sur deux bateaux, le Wotan et le Zeus. Sur les quais, à Lanargh, j’ai vu un homme curieusement habillé, enfin, pas un marin. Il a rencontré trois de nos hommes et après ils ont eu une drôle d’attitude : ils m’ont pincée et m’ont dit le genre de trucs qu’ils disent en été, alors que j’étais couverte de crasse et qu’ils n’avaient rien pu sentir. Enfin, je veux dire, je ne suis que…

— Une vierge. Je comprends, dit la femme. Continuez.

— En fait, ma sœur et moi…, fit Maïa en déglutissant.

Elle s’égarait. Et ce satané chrono qui tournait de plus en plus vite…

— On a vu des hommes se comporter comme ça dans toute la ville et c’était pareil devant une maison de Plaisir de Sainte-Ecluse tenue par le même clan et Tizbé…

— Attendez un peu ! fit la femme à l’écran en secouant la tête comme si elle avait perdu le fil. Vous allez trop vite !

Maïa regarda avec consternation le compteur engloutir ses dernières économies. Elle était bonne pour un mois de travaux forcés au service des Joplandes…

— Je n’ai plus d’argent pour vous parler. Je ne savais pas que ce serait si cher. Excusez-moi.

Elle tendit la main vers l’interrupteur.

— Arrêtez ! Mais que faites-vous ? s’écria la femme en levant la main. Attendez… je ne vous demande qu’une seconde !

Elle se pencha, sortant de l’écran. Le chronomètre défila encore un instant, puis il s’arrêta et, devant les yeux sidérés de Maïa, revint à zéro.

— Ça va mieux ? demanda la femme en réapparaissant. Vous vous sentez plus à l’aise pour parler, maintenant ?

— Je… je ne savais pas que vous pouviez faire ça.

— Vos mères ne vous ont jamais dit que si vous aviez quelque chose d’important à signaler aux autorités vous pouviez le faire en PCV ?

Maïa fit non de la tête.

— Elles… elles devaient penser que ça nous inciterait à la dépense, ou à la paresse.

La femme eut un reniflement dédaigneux.

— Eh bien, vous le savez maintenant. Bon, vous êtes calmée ? Alors reprenons : ces bouteilles de poudre bleue…

En fin de compte, Maïa s’aperçut qu’elle n’avait pas grand chose à raconter.

Elle avait tout imaginé, du désastre – si son histoire se révélait sans importance ou ridicule – au miracle, s’il s’agissait du genre de renseignements pour lesquels la Savante de la télé, à Lanargh, avait promis une belle récompense.

La vérité se situait probablement à mi-chemin. La femme – l’inspectrice Foster – promit à Maïa une petite somme pour se présenter à cap Grange d’ici deux semaines afin de raconter son histoire à une magistrate qui devait s’y rendre à ce moment-là. Ses frais lui seraient remboursés, dans des limites raisonnables. L’inspectrice Foster ne lui donna aucune explication. Maïa eut toutefois l’impression, à voir son attitude attentive mais pas inquiète, que son témoignage constituait une piste parmi bien d’autres dans une affaire en cours.

« Quelqu’un tripatouille le cycle sexuel saisonnier et ça ne leur fait ni chaud ni froid », se dit-elle. Il y avait déjà eu un accident, et qu’arriverait-il si la situation dérapait ?

La femme lui donna un numéro à rappeler au cas où et coupa la communication en laissant sur l’écran une demande au clan Joplande de gîte et de couvert pour une nuit, au nom de Maïa, aux frais de la Colonie. Encore une chose dont Maïa n’avait jamais entendu parler.

La matriarche l’attendait derrière la porte, un grand sourire aux lèvres.

— Tu as fini ta consultation, ma fille ? susurra-t-elle comme si elle suçait un bonbon.

— Oui, oui. Merci, ma Mère.

— Bien. Une servante va te montrer la grange. Nous verrons demain quel travail te confier en remboursement de ta dette.

Maïa sourit. Pour la première fois depuis des semaines, elle éprouva un sentiment de Plaisir. Leie aurait adoré ça.

— Pardon, ma Mère, dit-elle avec des airs de chat qui a de la crème sur les moustaches, mais la grange ne saurait convenir. Et demain matin, après un bon petit déjeuner, c’est du moyen de transport que vous mettrez à ma disposition pour me ramener en ville que nous discuterons.

La Joplande blêmit puis rougit, ce qui donna un résultat étonnant sur sa peau sombre. Elle écarta brutalement Maïa et regarda l’écran en émettant des borborygmes de rage.

— Comment as-tu réussi ce tour-là ? Je te préviens, si c’est une plaisanterie de la ville…

— Vous pouvez toujours appeler les Services de sécurité de l’équilibre planétaire, si vous voulez vérifier.

Maïa ignorait ce que ces mots signifiaient, mais ils eurent un effet spectaculaire sur la vieille femme. Qui réussit tout de même à articuler, au prix d’un effort manifeste :

— Je vais te montrer ta chambre.

Dans le couloir, Maïa entendit de la musique et des rires. La soirée avait enfin démarré. La vieille lui fit descendre un escalier menant dans la cour de la ferme. Deux chiens vinrent montrer les dents à Maïa et détalèrent sur un ordre sec de leur maîtresse.

— Je te fais faire le tour de la maison. Je ne tiens pas à ce que tu déranges mes invités.

Des mâles riaient à gorge déployée dans la pièce du devant, bien éclairée. Plus loin, de chambres plongées dans la pénombre montaient des souffles rauques, sans équivoque. « Eh bé, songea Maïa en sentant ses oreilles devenir brûlantes, les Joplandes doivent être contentes. Elles en ont pour leur argent, ce soir. » C’était bien le diable si ces braves travailleurs ne leur faisaient pas au moins une clone d’hiver.

La matriarche la mena vers un groupe de bungalows à entrée indépendante. Les portes n’avaient ni clé ni serrure. Elle ouvrit le dernier et se dressa sur la pointe des pieds pour visser une ampoule nue. Elle émit une lumière si faible qu’un interrupteur était superflu ; elle ne risquait pas de chauffer. Deux couvertures étaient pliées sur un matelas bourré de paille. Maïa haussa les épaules. Elle avait vu pire.

— Petit déjeuner à l’aube. Après, ceinture, décréta sa gracieuse hôtesse en tournant les talons.

Maïa ferma la porte et déplia les couvertures. Avisant une cruche sur une table bancale, elle but un bon coup, se passa le visage à l’eau, leva la main, tourna l’ampoule et éteignit.

De tous les coins du complexe agricole émanaient des harmonies puissantes, atonales. La musique de l’allégresse, comme disaient les poètes. Pour Maïa, c’était beaucoup plus sérieux.

Les rythmes changeaient selon les époques. En été, c’étaient les hommes qui cherchaient passionnément à séduire des femmes peu empressées. Maïa connaissait ces schémas depuis toujours. C’étaient les voies de la Nature.

« Enfin, la voie que Lysos et les Fondatrices ont choisie pour nous, rectifia Maïa, les oreilles grandes ouvertes dans les ténèbres. Difficile d’en imaginer une autre. »

Maïa avait réfléchi à l’amour physique – deux partenaires qui s’unissaient par désir, ou par soumission au désir de l’autre. L’acte paraissait à la fois sublime et refléter un besoin frénétique, humide, de se raccrocher à la vie, lié à la conscience de la brièveté de l’existence. Une fusion qui visait à l’immortalité, disaient certains.

Jeune vierge, Maïa ne ressentirait le soubresaut hormonal du désir qu’au cœur de l’hiver. Oh, elle avait déjà éprouvé des sensations qui devaient avoir un rapport avec ça. Une vague envie, comme un vide. La sexualité contribuerait peut-être à combler ce vide. Un peu.

Soupirs et cris étouffés… C’était fascinant. Et s’il y avait derrière tout ça autre chose que le simple frottement d’épidermes l’un contre l’autre, qu’une émission et un mélange de fluides ? Une union qui magnifiait l’apport de chacun ?

« Et si j’étais tout simplement naïve ? » Elle n’avait jamais partagé, même avec Leie, ce doute secret.

— Tu voudrais d’un homme puant et qui gratte en guise d’animal favori ? aurait ironisé sa sœur jumelle.

Maïa ne savait pas ce qu’elle voulait vraiment.

Une heure ou deux plus tard, les choses s’étaient calmées. Le silence l’avait emporté par défaut. Mais Maïa n’arrivait pas à dormir. Elle était énervée par les événements de la journée. Elle finit par repousser ses couvertures et sortit faire un tour sous les étoiles.

L’air sentait plus fort que dans le Nord où elle avait grandi. Elle reconnut tout de suite l’odeur des lugars, ces créatures velues, d’une douceur obsédante, qui dormaient blotties les unes contre les autres. Elle avait lu quelque part que leur odeur faisait partie des caractères programmés par les Fondatrices, qui les avaient dotés d’une grande force physique afin de s’affranchir de la dépendance aux mâles.

Ils sentiraient toujours moins fort que les marins du Wotan, quand un effort pénible faisait apparaître un film de sueur sur leur peau. Les hommes suaient-ils quand ils faisaient l’amour ? Cette pensée accrut l’ambivalence attirance/répulsion que lui inspirait le sexe.

Elle salua d’un sourire ses amis l’Aigle et le Marteau. Les constellations familières lui répondirent en clignotant. Sans réfléchir, elle défit deux attaches de cuir, sortit le sextant de cuivre attaché à son poignet, le déplia et prit des visées angulaires sur l’horizon, sur Ophir, l’étoile polaire, puis Amaterasu. Si seulement elle avait un bon chronomètre…

Une créature passa en voletant au-dessus d’elle. Le vent agitait les arbres près de la rivière, où les lampyres s’accouplaient avec une frénésie qui dépassait celle des humains. Ces myriades d’unions s’accompagnaient d’ondes scintillantes, extatiques, au rythme mystérieux. Des sections entières de la forêt s’allumaient et s’éteignaient à l’unisson. « Je me demande s’il y a un schéma d’ensemble là-dedans », se dit Maïa, fascinée par ce spectacle vivant, complexe, énigme labyrinthique telle celle des constellations qui l’avaient toujours attirée…

Tout à coup, le vent tomba et, dans le silence soudain, un murmure de voix se fit entendre :

— Tu ne sais pas ce qu’elle a raconté à la Sep ?

— Non, et c’est bien ce qui m’inquiète. D’autant qu’elles l’ont prise en PCV. Ça devait être sérieux. Nos cousines de la côte nous ont parlé d’une inspectrice qui fouinait partout. Ça sent mauvais. Vous nous aviez promis la discrétion, aussi !

Oubliées, les lucioles… Maïa se rapprocha dans l’ombre et reconnut la deuxième interlocutrice. C’était la mère Joplande. Quant à l’autre… Maïa eut un choc en l’entendant rire.

— Je doute qu’elle leur ait parlé de notre petit secret. Je la connais, la gamine ; elle n’arriverait pas à sortir d’un sac de jute toute seule !

« Merci, Tizbé », se dit Maïa en frissonnant. Soudain, les pièces du puzzle s’assemblèrent. Pas étonnant que les Joplandes réussissent si bien leurs soirées de séduction, malgré leur démarrage cafardeux ! Pendant qu’elle parlait aux autorités de Caria, Tizbé avait dû se pointer avec ses bouteilles d’été concentré. Que ne donneraient certains clans pour voir s’inverser la courbe de leur natalité, simplement et en douceur ? Surtout ces dévotes Perkinistes, qui détestaient les hommes.

« Elles projetaient de revenir sur la règle du bannissement estival. Les Conseils de la vallée s’apprêtaient à construire des sanctuaires, comme sur la côte. Mais avec la poudre de Tizbé, plus besoin de biaiser avec la doctrine radicale…» Elle qui se demandait si cette poudre avait un intérêt pratique… Elle avait la réponse.

« Les incidents de Lanargh et la collision ferroviaire d’Argile ont eu lieu parce que des gens ont exagéré avec la poudre, parce que c’est nouveau. Si on s’en sert avec précaution, pour faciliter les fécondations d’hiver, où est le mal ? Les hommes de ce soir n’avaient pas l’air de se plaindre. » Les Perkinistes n’arriveraient jamais à leur but. Drogue ou pas drogue, si elles espéraient rendre les hommes aussi rares que les jacarbres, elles pouvaient toujours attendre. Et si en attendant, justement, elles trouvaient le moyen de faire ce qu’elles voulaient dans cette vallée ? Des clans aussi conservateurs que Lamatie essayaient bien de stimuler leurs hôtes mâles durant l’hiver, avec des boissons et des lumières évoquant les aurores boréales de l’été. Cette poudre était-elle fondamentalement différente ?

Elle fut tentée de s’approcher, rien que pour voir la tête que ferait Tizbé. Peut-être, une fois la surprise passée, lui expliquerait-elle, de femme à femme, pourquoi elles faisaient tout ça, ou pourquoi on s’intéressait à elles à Caria. Elle se ravisa en entendant son ex-assistante reprendre la parole.

— Ne vous en faites pas pour notre petite indique var. Je m’en occupe. Elle ne remettra pas les pieds à cap Grange.

Maïa repartit sur la pointe des pieds avec une sensation nauséeuse. Elle s’était fourrée dans de drôles d’ennuis…

« Saignerie ! Je ne connais personne dans le coin, Leie a disparu et maintenant je suis dedans jusqu’au cou ! »

Reste à savoir pourquoi la reproduction sexuée s’est imposée aux formes de vie supérieures. C’est un mystère. Selon la théorie de l’optimisation, il devrait en être autrement.

Prenez un poisson ou un lézard femelle, idéalement adaptée à son environnement, dotée de tout ce qu’il faut pour rester saine, sauve et féconde : elle ne peut transmettre l’ensemble de ses caractéristiques dans leur perfection. Ses descendants seront un méli-mélo résultant de la moitié de son capital génétique et d’une autre moitié de gènes venant d’on ne sait où.

La reproduction sexuée interdit la perfection. La parthénogenèse semble mieux fonctionner, au moins en théorie. Dans un environnement statique, on sait que les lézards femelles qui produisent des répliques d’elles-mêmes sont avantagées par rapport à celles qui ont recours à la sexualité.

Pourtant, peu d’animaux complexes utilisent l’auto clonage. Il y en a dans des déserts anciens, stables, toujours près d’espèces voisines à reproduction sexuée. La sexualité s’est développée parce que l’environnement est rarement statique. Le climat, la concurrence, les parasites sont facteurs de changement. Pouvoir s’adapter, c’est avoir une chance de se défendre dans des conditions extrêmes. La descendance aura peut-être les atouts nécessaires pour relever les défis de la vie.

Chaque système a ses avantages. Le clonage offre la stabilité et la préservation de la perfection. La sexualité donne l’adaptabilité dans les périodes de changement. Dans la nature, c’est généralement l’un ou l’autre. Seules des créatures inférieures comme les pucerons passent de l’un à l’autre.

Mais à présent que les instruments de la création sont entre nos mains, refuserons-nous ce choix à nos filles ? Le choix entre le meilleur des deux mondes ?

Donnons-leur les moyens de choisir leur voie entre la prévisibilité et l’adaptabilité. Qu’elles soient prêtes à affronter l’uniformité aussi bien que la surprise.

Chapitre VIII

Calma avait raison. On pouvait s’orienter vers la citadelle Lemère rien qu’à l’odeur. Un coup de chance.

Maïa savait où était le nord grâce aux étoiles que les nuages masquaient peu à peu, mais sans carte, et comme elle ne connaissait pas le coin, ça lui faisait une belle jambe. Elle suivit une piste défoncée menant à une bifurcation. Une odeur piquante, métallique, effleura ses narines. Elle s’engagea, le cœur battant, sur une pente abrupte où les eaux de ruissellement avaient creusé un labyrinthe de ravins.

Elle descendit à tâtons dans le canyon en se cramponnant d’abord à la terre meuble puis à une argile dure, formant des crêtes qui donnaient l’impression inquiétante que la peau de Stratos avait été déchirée par de gigantesques griffes.

Les strates alternées d’argile et de calcaire brillaient ou absorbaient la maigre lueur d’iris, la plus petite des lunes. Au gré, se dit Maïa, des microscopiques créatures marines qui étaient tombées au fond de l’océan durant les ères sédimentaires. Puis les bandes sinueuses des parois du canyon laissèrent place à une roche sombre, tordue et convulsée par des mouvements continentaux qui s’étaient produits bien avant l’apparition des proto-humains sur la lointaine Terre. Elle songea aux Aiguilles de Pierre, vestiges de montagnes altières qui se dressaient là autrefois et que les orages, les fleuves et le temps avaient complètement érodées.

Le temps : voilà une chose qui manquait à Maïa. Après avoir surpris cette sinistre conversation dans la cour, elle avait décidé de ne pas rester pour savoir si Tizbé projetait d’attendre le matin ou si elle comptait venir la chercher pendant la nuit, accompagnée d’une douzaine de Joplandes musclées…

Elle avait quitté la citadelle de Joplande en prenant bien garde à ne pas réveiller les chiens. Elle avait marché sur un bon kilomètre dans l’eau glacée du ruisseau qui longeait le verger puis, quand la demeure avait été hors de vue, elle avait massé ses pieds gelés, remis ses chaussures, pris à travers champs en grelottant, et enfin retrouvé la piste.

Jusque-là, tout s’était relativement bien passé, mais elle n’arrivait pas à se concentrer sur sa situation. Après ces semaines de dépression et de léthargie, ces soudaines décharges d’adrénaline l’exaltaient et l’étourdissaient.

Elle avait l’impression d’être dans l’un de ces films que les Lamaïs permettaient à leurs estiviennes de regarder pendant la saison chaude, quand elles ne voulaient pas être dérangées. Ou aux livres défendus que Leie empruntait aux jeunes vars de clans plus permissifs. Dans ces histoires, l’héroïne, généralement une belle hivernienne de six ans issue d’un clan en pleine ascension, affrontait une maison décadente, qui ne reculait devant rien pour préserver sa fortune et sa puissance. Pour faire bien dans le décor, il y avait immanquablement un homme, ou un équipage de marins aux yeux clairs et bien élevés, que la méchante ruche menaçait de léser. Ça finissait toujours de la même façon : après avoir été sauvés par la courageuse et perspicace héroïne, les hommes promettaient de revenir voir le petit clan vertueux chaque hiver aussi longtemps que les mères et les sœurs de l’héroïne voudraient d’eux.

Sur le papier ou à l’écran, c’était très joli. Mais, dans la réalité, Maïa n’avait personne vers qui se tourner. Elle était une var de cinq ans, seule au monde. Tizbé et ses clientes joplandes pouvaient faire d’elle ce qu’elles voulaient.

« À condition de m’attraper », se dit Maïa, les poings serrés. Défier l’ennemi était un puissant antidote contre la peur.

« Holà ! »

Elle s’arrêta juste à temps. La piste qui tournicotait le long d’une corniche à mi-hauteur de la paroi du canyon s’arrêtait net après un virage. Un peu plus et elle tombait dans le vide. Elle aperçut un peu plus loin un pont suspendu délabré.

« J’ai dû me tromper. Calma n’aurait jamais pu passer par là avec son chariot ! »

Maïa examina la situation. Le pont enjambait un ravin semé de monticules de scories menant à une rangée de constructions en forme de ruches édifiées sur le versant opposé. Çà et là brasillaient des feux qu’on avait couverts pour la nuit.

« Des fours à minerai », comprit-elle, soulagée. Elle était donc bien à la citadelle Lemère. Calma avait dû prendre une route moins périlleuse, au fond du canyon.

Même de jour, s’engager sur ce pont vermoulu aurait été une épreuve terrifiante. « Je n’ai jamais été douée pour ce genre de trucs », se dit-elle en songeant aux camps qu’elles faisaient, Leie et elle, dans les environs de Port Sanger. Elles adoraient ces expéditions, malgré les piqûres d’insectes et le froid mordant. Mais traverser un gouffre sur des rondins branlants, c’était une autre paire de manches.

Elle se cramponna à la main courante tendue au-dessus du ravin à hauteur de la taille et posa prudemment, l’un après l’autre, les pieds sur les planches gémissantes. Elle ne savait ce qu’elle devait redouter le plus : entendre les cris de ses poursuivantes ou le bruit d’un câble qui se rompait. Le silence surnaturel ajoutait à cette torture interminable.

Arrivée sur le versant opposé – enfin –, elle se retourna et regarda derrière elle. La moindre lumière aurait été visible à des kilomètres, mais rien ne bougeait. « Tu t’en fais trop, va. Pour elles, tu n’es qu’une petite var stupide qui est allée fourrer son nez là où il ne fallait pas. Reste planquée un moment et elles t’oublieront. »

Mouais. Sauf qu’elle était peut-être trop stupide, justement, pour comprendre à quel point elle était dans le pétrin.

Pendant qu’elle reprenait son souffle, le vent se leva à nouveau. Elle réprima un frisson et se frictionna les bras tout en cherchant du regard l’endroit où vivaient les Lemères de la branche locale. Elle finit par le repérer.

C’était assez décevant. On aurait pu croire que ce puissant clan industriel se serait bâti un imposant édifice aux arches d’acier, surligné de pierre ou de verre. Or elle distinguait un clapier de tourbe bâti de plain-pied sur un demi-hectare de terrain. Les fenêtres de devant donnaient sur une cour jonchée d’un bric-à-brac où dominaient des débris de ferraille.

Les fenêtres étaient obscures. Sans le sifflement des fours – et leur odeur –, Maïa aurait pu croire le lieu abandonné.

Elle se fraya prudemment un chemin dans la cour, entre les tas de ferraille, et tourna au coin de la bâtisse. Elle découvrit un fouillis de maisonnettes encore plus croulantes que la « demeure », et d’où montaient de minces panaches de fumée. « Les logements des employées, sans doute. »

La plus éloignée paraissait différente des autres. La lueur qui filtrait à travers le rideau de la fenêtre éclairait un chemin de gravier soigneusement ratissé et un petit parterre de fleurs bien soignées. En s’approchant, Maïa distingua des accents musicaux et sentit une alléchante odeur de cuisine.

Elle avait trop froid pour hésiter. Elle leva la main et frappa à la porte.

Thalla et Kiel ne travaillaient à la fonderie que depuis un mois, mais ça leur avait suffi pour transformer leur modeste cadre de vie. Les autres ouvrières étaient convaincues qu’elles laisseraient bientôt tomber, mais les deux femmes y consacraient une heure par jour, après leur travail éreintant.

C’est Thalla, grande femme aux larges épaules, qui lui avait ouvert la porte, ce soir-là. Elle lui avait mis une couverture sur les épaules, une tasse de thé dans les mains, et l’avait installée près du feu. Kiel, avec ses yeux d’une blancheur étonnante sur sa peau d’ébène, était allée trouver les Mères du clan le lendemain matin, et avait annoncé à Maïa qu’elle pouvait rester.

— Tu vas commencer à l’enlèvement des scories, tu passeras une semaine avec nous pour apprendre à surveiller la coulée, et Calma Lemère dit que si t’es encore là après ça, elle te proposera des cours du soir au labo des alliages. Des cours du soir ! répéta la Noire avec un rire méprisant. Elle est bonne, celle-là !

Travailler dans une fonderie n’était pas la vocation de Maïa, mais tant qu’elle n’aurait pas trouvé la stratégie géniale qui lui permettrait de regagner cap Grange sans tomber sur Tizbé ou les Joplandes, elle s’en accommoderait. Et puis ça n’avait rien de déshonorant.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à faire son apprentissage, rétorqua-t-elle. Après tout…

— Tu crois sans doute que c’est une façon de prendre du galon, releva Kiel avec un geste dédaigneux de sa main calleuse, couturée de cicatrices. C’est peut-être comme ça à la ville, à condition de pouvoir engager une clone d’une ruche juridique pour lire les petites lettres du contrat, mais chez les Lemères… Suivre des cours du soir, ça veut dire travailler sans toucher de salaire ni de points de logement et de nourriture. Autrement dit, payer pour avoir le privilège de bosser en heures sup au labo !

— Y a pas mieux pour se retrouver dans le cycle infernal des dettes, renchérit Thalla. À part les paris.

Le cycle infernal des dettes : Thalla et Kiel n’avaient que cette expression à la bouche, comme si elles craignaient de tomber dans le piège si elles changeaient de sujet. Il fallait une volonté de fer et un solide sens de l’économie pour éviter d’y succomber. De même qu’elles binaient chaque soir leur jardin, elles comptaient rituellement leurs baguettes de crédit.

— On peut s’en sortir, même après avoir déduit le manger et le logement, dit Thalla, le deuxième soir, en aidant Maïa à soigner les brûlures causées par la chaleur des fours, malgré les lunettes de protection et l’épais tablier de cuir.

Le transport des lourdes cuillères de minerai fondu était encore plus pénible que le travail à bord d’un navire. Ça exigeait une force d’homme, une patience de lugar, une rapidité et une discipline dignes d’une clone d’hiver. Pourtant, seules des vars l’effectuaient parce que seules des vars au chômage pouvaient accepter de travailler dans cet enfer miniature.

— Je croyais que les employeuses étaient tenues par la Loi de payer suffisamment pour qu’on puisse mettre un peu d’argent de côté, murmura Maïa en humectant son gant de toilette dans la petite cuvette contenant sa ration d’eau.

— C’est la Loi, comme tu dis, répondit Talla en haussant les épaules. La Loi de Lysos…

Au nom de la Première Mère, Maïa leva la main pour tracer le signe circulaire mais elle suspendit son geste. Kiel et Thalla n’avaient pas l’air très pieuses.

— Mais c’est limite, poursuivit la femme trapue. On achète quelques trucs de luxe au magasin de la compagnie, on perd quelques crédits au jeu… tu vois le tableau. On commence à s’endetter et on en a jusqu’à la fin du printemps, la fête de l’Amnistie. Je vais pas m’éterniser ici jusqu’à mon septième anniversaire. J’ai mieux à faire.

Maïa se retint d’objecter qu’elles faisaient des dépenses superflues. Elles payaient l’électricité pour faire marcher leur petite radio, parfois tard le soir. Elles achetaient des fleurs et des plants de légumes pour leur jardin.

Mais était-ce vraiment du superflu ? Après tout, ces rognures de civilisation, aussi dérisoires soient-elles, faisaient peut-être la différence. Peut-être était-ce ce qui permettait de garder le cap et de ne pas se fourvoyer dans la demi-vie à laquelle semblaient condamnées les autres employées vars. Ça, pour trimer, elles trimaient. Elles riaient, elles chantaient et dépensaient une énergie considérable dans des jeux de hasard. Mais elles n’allaient nulle part. La preuve s’en trouvait dans la vallée voisine, dans la crèche et les terrains de jeu où étaient logés et scolarisés les enfants d’hiver et d’été – tous nés de mères lemères. Aucun ventre var n’avait jamais enfanté ici.

Maïa commença, elle aussi, à compter ses baguettes de crédit. Elle en investit quelques-unes dans des vêtements de seconde main, un pain de savon et autres objets de première nécessité. Elle payait le tiers de l’électricité. Ça ne lui laissait pas grand-chose. Elle se prit à regretter la mer.

Elle songea avec désenchantement à la petite somme que la policière lui avait proposée en échange de son témoignage, si elle allait à cap Grange. C’était ce qu’elle touchait ici pour un travail harassant. « Il y a presque une semaine que je suis là. Je pourrais peut-être essayer de fiche le camp…»

Ses compagnes ne lui avaient rien demandé, mais elles avaient bien compris que Maïa avait de gros ennuis. Elle prit le risque de leur raconter, en omettant certains détails, que les Mères du clan Joplande en avaient après elle, ce qui lui valut apparemment un certain prestige à leurs yeux. Kiel se proposa d’aller enquêter le grirdi suivant, jour où le chariot de ravitaillement allait en ville. S’il n’était pas trop chargé, les employées vars qui ne travaillaient pas pouvaient monter à bord contre un petit pourboire.

— Je voudrais bien savoir ce que t’as pu faire à ces m’as-tu-vu pour les mettre sur les dents comme ça, dit-elle à son retour. En attendant le train, j’ai vu deux Joplandes tramer dans la gare, aussi discrètes qu’une paire de charrues. Elles faisaient semblant d’attendre quelqu’un mais elles examinaient toutes les vars qui entraient ou qui sortaient. Y en avait deux autres qui patrouillaient à cheval sur la route. Elles te cherchent encore, vestale.

Maïa soupira. Elle n’était pas sortie de l’auberge. « Que ça te serve de leçon. La prochaine fois que tu t’en prendras à plus fort que toi, choisis un endroit avec plusieurs portes de sortie. » Sainte-Ecluse était à peu près au bout du monde et le chemin de fer était le seul moyen rapide de quitter la vallée. Voler un cheval ne servirait qu’à la faire repérer bien avant les montagnes de la côte, sans parler de cap Grange.

— T’as eu raison de venir ici au lieu d’aller vers la côte, constata Thalla. C’est pas dans cette citadelle puante qu’on viendra te chercher.

À quoi bon ? Les poursuivantes de Maïa n’avaient pas besoin de fouiller la région. Il leur suffisait d’en surveiller les issues…

— Elles posaient des questions ? Elles donnaient mon signalement ? demanda-t-elle.

— Quelle var irait en dénoncer une autre à une Perkie ? rétorqua la femme en haussant les épaules. Elles sont trop futées pour interroger les gens.

Mouais. L’antagonisme qui opposait les clones aux estiviennes était vif dans la vallée, mais elle ne croyait pas beaucoup à la solidarité entre vars. Les autres ouvrières lemères la vendraient sans hésiter pourvu que la récompense soit suffisante. Par bonheur, Thalla et Kiel ne semblaient pas indifférentes à son sort. Elle n’avait qu’un espoir, ou plutôt deux : la ladrerie notoire des Joplandes et le fait que les Lemères n’étaient pas perkinistes et avaient pour coutume de ne pas se mêler des querelles politiques.

« On m’aura peut-être oubliée dans une semaine ou deux. Je pourrais essayer de partir à pied, par étapes, en voyageant de nuit et en proposant mes services contre un repas…»

La perte de son sac, resté à l’hôtel de Sainte-Ecluse, était un crève-cœur pour elle. Il contenait ses derniers souvenirs de Leie. Enfin, elle s’était fait deux nouvelles amies. Elles ne remplaçaient pas Leie, mais leur chaleur lui manquerait. Le travail était dur, mais cette pauvre maisonnette était ce qu’elle avait eu de plus proche d’un « foyer » depuis une éternité. Depuis qu’elle avait quitté sa chambre mansardée de Port Sanger.

Les jours passèrent. Elle oublia la puanteur, les cadences infernales, le rugissement des laminoirs et même la chaleur. Le jour prévu pour son rendez-vous à cap Grange vint et passa, mais Maïa ne pensait pas manquer beaucoup à la magistrate. Elle avait fait son devoir en parlant à l’inspectrice de Caria.

D’ailleurs, à force d’entendre Kiel et Thalla, elle commençait à se poser des questions. Que devait-elle à cette société qui faisait si peu pour les vars comme elle pendant que d’autres femmes se prélassaient pour la seule raison qu’elles étaient nées à la bonne saison ? Ses camarades ne semblaient pas trouver hérétique de s’interroger sur l’ordre des choses. C’était un sujet de conversation qui revenait souvent.

Parfois, le soir, elles tournaient les boutons de leur radio à la recherche d’une étrange station. « On ne peut espérer aucune justice de la part des autorités corrompues de Caria, qui sont à la solde des grands clans du continent de l’Arrivée. C’est aux classes opprimées de se prendre en main et de changer les choses…», disaient des voix grêles, pleines de colère, presque de rébellion.

Maïa soupçonnait la station d’être illégale, mais elle fut surtout étonnée de n’être pas scandalisée. Elle demanda à Kiel si les « classes opprimées », c’étaient elles.

— Tu parles ! Avec ces clans omnipotents, quelle chance de pauvres vars comme nous ont-elles d’avoir un jour une niche à elles ? La seule façon d’y arriver, c’est de nous unir et de changer l’état des choses.

«… Les moyens de répression sont nombreux », disait la voix de la radio, comme en écho à leurs idées. Nous avons vu instaurer une tradition d’apathie, si bien que lors des dernières élections, sur le continent Oriental, les non-clones ont tout juste atteint les sept pour cent, malgré les efforts du Parti radical et de la Société des graines au vent…

C’était le terme par lequel la Savante Claire désignait les jeunes vars que la citadelle de Lamatie lâchait, chaque année, dans le vaste monde : des graines au vent. En théorie, elles devaient chercher le métier pour lequel elles étaient nées, et réussir dans cette branche. Mais combien se retrouvaient dans des culs-de-sacs, au sein de l’Église ou à trimer chez des Lemères pour gagner de quoi se payer d’infimes Plaisirs.

— Il paraît qu’il y a beaucoup plus de naissances d’été que d’habitude, ces derniers temps, dit-elle. C’est pour ça qu’on est si nombreuses.

— C’est de la propagande de merde ! pesta Thalla. Un prétexte pour nous payer une misère. Quand on réussit à trouver du boulot, c’est généralement des corvées tout juste dignes d’un homme, et jamais pour longtemps.

Ça répondait à sa question suivante : les mâles faisaient-ils partie des « classes opprimées » ? Mais Kiel n’avait pas tort. Certes, les Lemères étaient fortes dans leur domaine. Regarder une Lemère travailler le métal était tout un spectacle, et elles ne devaient pas être souvent prises au dépourvu. D’un autre côté, cela leur donnait-il le droit de s’arroger le monopole des petites fonderies partout où ça présentait un intérêt économique ?

— Les Perkies sont les plus enragées, marmonna Thalla. Si elles pouvaient, elles rouvriraient les vieux labos génétiques, elles n’auraient que des clones, et pas une seule var.

— Elles pourraient bien y arriver sans ça, lâcha Maïa.

— Que veux-tu dire ? demandèrent les deux femmes d’une seule voix, et Maïa s’aperçut qu’elle avait failli se trahir.

« Me trahir ? songea-t-elle. L’inspectrice ne m’a pas demandé le secret. En plus, Thalla et Kiel sont plus proches de moi que cette clone planquée à des milliers de kilomètres d’ici. »

— Bon, commença-t-elle en baissant la voix. Vous savez que j’ai eu des ennuis à la citadelle de Joplande ?

— Pour moi, s’esclaffa Thalla, c’est pas dur à deviner : t’as voulu profiter d’une de leurs soirées pour te trouver un homme sans payer !

Kiel la poussa du coude pour la faire taire.

— Vas-y, Maïa. Raconte-nous si t’as envie.

Elle respira un bon coup et se lança.

— Eh bien, on dirait que certaines au moins des Perkinistes ont trouvé le moyen d’obtenir ce qu’elles veulent…

Elle leur raconta son histoire et vit avec satisfaction les yeux de ses compagnes s’écarquiller à mesure qu’elle avançait dans ses révélations. Elles ne voyaient sûrement pas en elle une intrigante qui avait déjà connu plus d’aventures et de sensations fortes que la plupart des femmes dans toute leur vie. Quand elle eut fini, elles échangèrent un regard.

— Tu ne crois pas qu’on devrait…, commença Thalla.

— Peut-être, répondit Kiel. On verra ça demain. Pirate ou pas, cette gamine devrait déjà être au pieu.

Elle ébouriffa la toison hirsute de Maïa avec une désinvolture qui trahissait un respect nouveau et éteignit la radio.

Maïa réfléchit encore un long moment dans le noir.

« Moi ? Une pirate ? » Pourquoi pas, après tout ? Elle s’endurcissait chaque jour un peu plus. Plus qu’elle ne l’aurait jamais cru possible. Voilà qu’elle écoutait des radios interdites et qu’elle partageait des secrets policiers avec des vars radicales ! « Où tout ça va-t-il me mener ? se demanda-t-elle. Si seulement Leie était là…»

Sa dureté nouvellement acquise ne résista pas à une nouvelle vague de chagrin. Elle dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas renifler. « Merde de merde ! » se dit-elle. La gentillesse de ses compagnes ouvrait des brèches dans la cuirasse qu’elle s’était forgée depuis son départ de cap Grange. « Je m’en sortirais mieux toute seule, finalement. »

Des maisons voisines lui parvenaient des bruits de dés, de gros rires et des bribes de chanson paillarde, mais dans leur masure tout était calme. Thalla se mit à ronfloter puis, un moment plus tard, Maïa entendit Kiel se lever. Elle garda les yeux fermés mais il lui sembla qu’elle la regardait. La porte s’ouvrit. À demi endormie, Maïa supposa que Kiel était allée aux cabinets. Mais au matin, la Noire n’était pas revenue.

Thalla n’avait pas l’air de s’en faire.

— Elle a dû aller en ville. Le chariot de grirdi sera plein, alors il prendra personne, mais on a un peu d’argent de côté, toutes les deux. Bien planqué pour qu’il s’évapore pas. Ça arrive, tu sais. Les baguettes disparaissent, comme ça. À ta place, je laisserais pas les miennes sous mon oreiller.

Maïa se demanda comment elle pouvait être au courant. Tout en résistant à l’envie de vérifier que ses maigres économies étaient toujours là, elle nota avec quelle habileté son aînée avait changé de sujet. « Enfin, ça ne me regarde pas. »

Le dix-huitième jour de son arrivée à la citadelle Lemère, Maïa et la plupart de ses collègues furent affectées au transport du minerai de fer venant d’une mine tenue par un clan de femmes albinos dont l’oxyde de fer avait progressivement rougi la peau naturellement livide.

Le lendemain, une caravane de lamas arriva avec un chargement de charbon destiné aux hauts fourneaux. Les grandes femmes aux yeux enfoncés qui menaient les bêtes ne participèrent pas au travail, sans doute indigne d’elles. Maïa et les autres vars traînèrent les lourds sacs d’anthracite vers les fours et, quelques heures plus tard, la caravane était prête à repartir. Son trajet la ferait passer devant trois piliers de pierre qui se dressaient sur l’horizon, au nord-est, puis dans une région mamelonnée où un autre clan avait fondé une petite niche qui vivait de l’abattage des arbres et de leur transformation en charbon de bois. C’était une vie rustique, mais qui ne laissait guère de place à de nouvelles arrivantes.

Maïa se débarbouillait quand Calma Lemère lui rendit sa visite quotidienne. Elle « faisait un saut » tous les soirs, avant le dîner, avec une obstination qui commençait à forcer le respect de Maïa. Cette femme ne renonçait jamais.

— Je vois bien que t’as de l’instruction pour une var. Je parie que tu sors d’un clan de la haute. Faut que tu fasses quelque chose de ta vie, vraiment.

« C’est bien mon intention, répondit mentalement Maïa. Je compte me tirer d’ici dès qu’il n’y aura plus de danger, et il fera chaud le jour où on me verra approcher de quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à un morceau de charbon. »

Mais pourquoi se montrer inutilement blessante ? Cette femme était plutôt sympathique, au fond.

— Je mets de l’argent de côté pour partir, expliqua-t-elle.

— Je croyais que t’étais venue apprendre la métallurgie, comme on disait l’autre jour, fit la Lemère, un peu déconcertée. Si c’est pas pour ça, pourquoi t’es ici ?

Maïa préféra éluder. Jusque-là, ni Tizbé ni les Joplandes n’avaient donné signe de vie. Elles avaient dû penser qu’elle était partie vers la mer. Mais les questions de Calma, ou même de simples bavardages, pouvaient tout remettre en cause.

— Écoutez, je vais réfléchir. C’est juste que… je ne sais pas, mais les conditions…

Calma changea de tête et Maïa eut l’impression de lire dans ses pensées : « Aha ! La petite essaie de marchander ! Je pourrais peut-être lâcher un peu de lest. Négocier un contrat à durée déterminée, par exemple ? »

— Bon, on en reparlera quand tu seras prête, répondit-elle à haute voix, ce que Maïa traduisit immédiatement ainsi : qu’elle sue encore huit jours à la forge ; une ou deux concessions de notre part et elle acceptera.

En fait, Calma était si transparente que Maïa comprit pourquoi une famille si douée n’arrivait pas à grand-chose en fin de compte. « Elles pourraient aller loin en s’associant avec un clan commercial. » Mais certaines familles étaient incapables de s’entendre avec d’autres sur plus d’une ou deux générations.

Maïa rangea cette information pour usage ultérieur. Plus dans le but de la partager avec Leie, hélas. La disparition de sa sœur laissait un gouffre béant en elle, mais la douleur s’apaisait un peu chaque jour. Malgré son chagrin, elle commençait à entrevoir les contours d’un avenir dépouillé du verre déformant de ses rêves d’enfant. Si elle se montrait tenace et futée, elle réussirait peut-être, comme Kiel et Thalla, à économiser sou à sou et à trouver une minuscule faille dans la muraille de la société stratoïne. Un endroit où vivre confortablement, dans un minimum de sécurité. « Ça pourrait être pire. On a vu des gens s’en sortir moins bien que ça. »

Un deuxième puis un troisième soirs passèrent. « Peut-être qu’en revenant, Kiel me dira que je peux gagner la côte sans danger », se disait Maïa. Elle ne se sentait liée en aucune façon aux Lemères, mais ses amies lui manqueraient. Elle avait vaguement envie de rester pour elles.

Au dîner du lendemain, elle eut droit à un ragoût odorant que, Maïa en avait la certitude, Thalla avait préparé en prévision du retour de Kiel. Mais la Noire ne revint pas. Thalla éclata de rire quand Maïa lui fit part de ses craintes.

— Oh, elle est comme ça. Il lui arrive de disparaître une semaine ou deux. Les Lemères sont bien obligées de faire avec parce qu’il y a personne qui lui arrive à la cheville pour le laminage des plaques à froid. T’en fais pas, elle va revenir.

« D’accord, je ne m’en fais pas. » Ce fut étonnamment facile. C’est fou comme Maïa avait vite appris à vivre au jour le jour. Même la Prêtresse du Temple n’avait pas réussi à le lui apprendre. Cela dit, la fatigue physique l’aidait beaucoup.

Maïa prit la petite lanterne à huile et sortit dans le crépuscule. Elle avait pris l’habitude d’attendre pour aller aux cabinets que les autres aient fini. Question de pudeur. Sur le chemin de l’édicule, elle regarda le ciel où les constellations hivernales commençaient à se déployer. La saison froide ne débuterait que dans quelques semaines, mais Stratos ralentissait déjà sur sa longue ellipse.

En tournant au coin de l’un des innombrables cabanons des ouvrières, Maïa vit quelqu’un appuyé à la porte des cabinets. La femme lui tournait le dos. « Tant pis… Chacun son tour. »

Elle s’approcha et posa sa lanterne par terre.

— Il y a longtemps que vous attendez ?

L’autre secoua la tête en signe de dénégation.

— Il n’y a personne.

— Alors pourquoi…

Maïa se tut. Quelque chose n’allait pas. Cette voix…

— Pourquoi j’attends ? Mais c’est toi que j’attends, petite fouineuse, fit la femme en se retournant.

Maïa resta bouche bée.

— Tizbé !

L’hivernienne du clan de Plaisir sourit et lui fit un salut désinvolte.

— Eh oui, ta fidèle assistante bagagiste. Je crois qu’il est temps qu’on ait une petite conversation, patronne.

— Commence, fit Maïa, et malgré son cœur qui battait la chamade, elle fut fière de la fermeté de sa voix. Choisis un sujet. Celui que tu voudras.

— Pas ici. Je connais un endroit.

— Très bien. Où…

Elle s’interrompit en sentant un mouvement derrière elle. Plusieurs clones vêtues de noir se jetèrent sur elle et lui plaquèrent sur le visage des chiffons malodorants.

« Des Joplandes. » Maïa sentit leur surprise – de courte durée – devant sa résistance. Mais ces paysannes étaient plus fortes qu’elle. Maïa réussit, en se débattant, à éviter les chiffons humides assez longtemps pour apercevoir une autre silhouette derrière elles.

Les lèvres pincées, Calma Lemère regarda ses clones la plaquer au sol et lui couvrir le nez et les yeux. Un parfum douceâtre, écœurant, étouffa Maïa, envahissant son cerveau et éteignant toute pensée.

Elle s’éveilla d’un profond sommeil hypnotique, vit, dans une sorte de brume, les étoiles sautiller dans le ciel comme des lampyres et se dit vaguement que ce n’était pas normal. Puis elle se fit confusément la réflexion que ça pouvait être une question de perception. Elle avait du mal à se concentrer, couchée et attachée comme ça au fond d’un chariot cahotant.

Au cours de la nuit, elle sortit plusieurs fois de sa torpeur pour téter le chiffon humide qu’on tenait au-dessus de ses lèvres desséchées. Elle fit des rêves anarchiques, débridés – que son inconscient débarrassé de toute entrave parait de couleurs inouïes.

Elle avait un petit peu plus de trois années stratoïnes – neuf ou dix ans selon l’ancien calendrier. C’était la fête de la Mi-Hiver. Les estiviennes de Lamatie attendaient dans leurs chambres le gong signalant le repas du soir. Mais les jumelles avaient un plan. À midi, elles savaient que toutes les clones lamaïs seraient dans la grande salle pour la cérémonie d’initiation. Depuis des semaines, les six-ans pariaient avec excitation sur celles qui recevraient la maturation et celles qui devraient encore attendre un hiver, sinon deux. Les clones qui parvenaient à concevoir lors du premier solstice de leur puberté marquaient un avantage sur leurs semblables, et il n’était pas rare qu’elles grimpent dans l’échelle sociale au point d’arriver à tenir un rôle dirigeant dans le clan.

Les vars n’avaient pas le droit de participer aux cérémonies, mais Maïa et Leie comptaient bien assister à celle-ci. Elles avaient passé des heures à repérer un itinéraire discret qui les amenait à sortir par la fenêtre de leur chambre, passer devant un dortoir, descendre une gouttière, se faufiler le long d’un mur crénelé, s’insinuer par une fenêtre mal fermée du grenier et enfin se laisser glisser dans une cheminée condamnée à l’aide d’une échelle de corde…

Maïa éprouvait en revivant cette aventure toutes les émotions qu’elle avait ressenties à l’époque. Elles craignaient moins de tomber et de se rompre les os que d’être surprises. Mais le pire aurait encore été de ne rien voir.

L’accès à la position finale était la partie la plus périlleuse de leur escapade. Il fallait contourner le dôme en pente raide de la salle des fêtes, dôme dont les nervures de béton armé s’ornaient par endroits d’énormes lentilles de verre teinté. Rampant sur le ventre afin de ne projeter aucune ombre dans la salle, Maïa et sa sœur prirent leur courage à deux mains et tendirent la tête au-dessus d’une fenêtre colorée afin de jeter un premier coup d’œil à la cérémonie.

La salle était un théâtre d’ombres et de lumières tourbillonnantes. Le dôme de verre filtrait la lumière hivernale et lui conférait l’éclat de la plus belle nuit d’été. Des panneaux multicolores projetaient des simulacres d’aurores boréales sur les murs, tandis que d’autres flamboyaient aussi fastueusement que l’étoile de Wengel, quand ce petit compagnon du Soleil illuminait le ciel estival de son intense éclat. Un feu de joie était teinté par des additifs censés simuler le spectre des lumières septentrionales.

Le spectacle valait bien le mal qu’elles s’étaient donné pour le voir. Ni l’une ni l’autre n’aurait trouvé le courage de venir seule. Elles eurent tout de même quelque difficulté à se convaincre que personne n’aurait l’idée de lever la tête vers elles en un moment pareil. Elles passèrent plus de temps à se pousser du coude et à pouffer qu’à regarder discrètement par les lentilles polies.

Des danseuses se trémoussaient devant l’estrade centrale en agitant des bandes de tissu transparent, imitant elles aussi les manifestations ioniques du firmament. La troupe avait été louée au clan Oosterwyck, célèbre pour la beauté et la sensualité de ses clones. On se les arrachait, et il fallait être très riche pour se les payer à cette époque de l’année.

Des encensoirs émettaient des vapeurs censées stimuler les phéromones qui excitaient le plus les mâles. Derrière un rideau, on devinait la présence des mères et des sœurs de pure race de la citadelle de Lamatie, discrètement tapies dans les coulisses pour ne pas déranger leurs hôtes.

— Là-bas ! chuchota Maïa – bien inutilement : elles ne percevaient de la musique qu’un faible murmure, aussi était-il peu probable qu’on les entende d’en bas.

— Tiens, qu’est-ce que je te disais ! Le commodore de la guilde du Pingouin et deux jeunes marins. Tu me dois…

— J’ai jamais parié ! coupa Maïa. Tout le monde sait que la guilde du Pingouin doit à Lamatie le gros paquet d’argent que les mères lui ont prêté l’année dernière !

— Viens, on va essayer de se rapprocher, dit Leie en tirant Maïa par la manche, la faisant dangereusement vaciller sur le dôme en forte pente.

— Hé, fais attention !

Mais Leie s’était déjà glissée devant une grande lentille en saillie sur la voûte. Maïa entendit sa sœur hoqueter, puis étouffer un rire nerveux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? souffla-t-elle en s’approchant.

— Non, ne regarde pas tout de suite, fit Leie. Trouve-toi une bonne prise pour les pieds et les mains. Ça y est ? Bon, ferme les yeux et approche-toi encore un peu. Tu les ouvriras quand je te dirai !

C’était un de ces rites qui paraissent parfaitement naturels quand on a trois ans. Sa sœur tira sur une de ses tresses pour lui orienter la tête. Elle sentit bientôt le verre froid sur son nez.

— Vas-y, tu peux regarder, fit Leie en gloussant tout bas.

Maïa ouvrit les yeux. Elle ne vit d’abord qu’une image floue à cause des bulles du verre. Elle changea un peu de place et l’image devint nette. Et même extraordinairement grossie. Elle ne vit pourtant, au premier abord, qu’un amas de chair semé de fourrure noire en plusieurs points. Surtout à un endroit où un petit appendice rose s’accrochait à l’intersection de deux autres, plus gros. Des jambes, finit-elle pas comprendre. Et le petit, au milieu…

— Oh ! s’exclama-t-elle, en reculant si précipitamment qu’elle manqua perdre l’équilibre.

Leie la rattrapa en riant de sa surprise. Maïa plaqua son visage sur le verre pour revoir la scène.

— Non, laisse-moi voir, maintenant. C’est mon tour ! protesta sa sœur.

Mais elle tint bon et Leie alla en bougonnant se trouver une autre place, qu’elle décréta aussitôt « encore meilleure ». Seulement Maïa était trop absorbée pour l’écouter.

« Voilà donc à quoi ressemble un homme nu. » L’effet du verre dépoli était gênant, et elle avait du mal à rapprocher ce qu’elle voyait des schémas abstraits qu’on lui avait montrés à l’école. « Où est-ce qu’ils le mettent quand ils marchent ? Ça ne doit pas être pratique, ce truc pendouillant. »

Des pensées si embarrassantes qu’elle n’osa même pas les formuler lui traversèrent l’esprit. La fascination l’emportant sur la répulsion, elle regarda attentivement dans l’espoir de voir la chose changer. « Ça devient vraiment plus gros que ça ? »

Une main entra dans son champ de vision et alla gratter une cuisse poilue a côté de l’appendice flasque. Maïa recula la tête afin d’englober du regard le bras, le torse et le visage de l’homme qui regardait les danseuses, allongé sur le lit aux draps de satin. Il dit quelque chose à un autre homme étendu à sa droite, qui se mit à rire, puis se redressa et se pencha comme s’il essayait de suivre le spectacle. Près d’eux étaient posées des friandises et des boissons. Le premier homme prit un verre de vin et le vida. Il ne prit pas garde à la femme aux habits affriolants qui s’approcha pour le remplir, ni aux autres qui attendaient non loin de là, prêtes à installer des rideaux d’intimité, si besoin était.

— Regarde les six-ans ! souffla Leie. Là-bas.

Maïa s’arracha à son poste et se glissa à côté de sa sœur.

Le verre rosâtre était plein de bulles et moins grossissant que la lentille incolore. Elle mit un moment à trouver la bonne position, mais elle finit par apercevoir une bande de filles qui patientaient en retrait, vêtues de robes translucides. On les avait maquillées afin de leur donner l’air moins virginal, et sans doute inondées de parfum pour tromper l’odorat des mâles. Ils étaient plus attirés par les femmes qui avaient déjà porté une ou deux fois. Enfin, cette cérémonie était réservée aux six-ans. C’était leur jour, et les mères n’avaient pas dû lésiner. Maïa n’avait pas besoin de les compter. Elles étaient treize. Une classe d’hiverniennes lamaïs, virginales, délicieusement identiques et avides d’êtres choisies quand le moment viendrait, s’il venait.

Ce serait bien beau si deux ou trois étaient élues cette année. On n’attendait pas grand-chose des six-ans : à cet âge, le corps des humbles vars comme des clones hautaines ne fabriquait les éléments nécessaires à la reproduction qu’au cœur de l’hiver. Même à sept ans, la période de fécondité était brève. La plupart des femmes n’atteignaient pas la maturité avant huit ans. Elles étaient alors fécondes pendant assez longtemps pour profiter de la passion d’été qui persistait pendant l’automne chez les mâles, ou qui commençait à s’éveiller au printemps.

Lamatie n’espérait pas grand-chose de cette cérémonie du solstice, mais elle avait tout de même son importance. C’était un rite de passage pour les nouvelles adultes du clan, et il avait valeur d’augure pour l’année à venir.

Les unes après les autres, les six-ans lamaïs se joignirent à la danse des Oosterwyckes, exécutant les pas qu’elles avaient étudiés avec un soin typiquement lamaï. Les mouvements fluides des professionnelles à la peau sombre semblèrent attirer l’attention des hommes vers les néophytes aux cheveux clairs. La danse était chorégraphiée pour donner à toutes le même temps de passage devant le public, mais Maïa voyait bien comment chacune tentait discrètement de dépasser les autres. Ce qui, paradoxalement, les unissait dans la ressemblance.

Maïa songea subitement que, quelques mois plus tôt, ces hommes auraient tué pour se trouver là. En été, quand les portes de la ville étaient fermées et que les patrouilles de la Guardia tenaient farouchement à l’œil les rares mâles auxquels les sanctuaires de la région accordaient des sauf-conduits, ils hurlaient pour qu’on les laisse entrer.

À présent, les femmes étaient au comble de l’émoi et les mâles restaient inertes, à croire qu’ils auraient préféré un bon bouquin, ou regarder la télé. Devant ce spectacle dont elle n’avait jamais eu que de vagues descriptions, Maïa éprouvait un étonnement mêlé d’une intuition discordante.

Ironie. Elle aimait ce mot, sa sonorité autant que son côté insaisissable, indéfinissable. Ce qu’elle avait sous les yeux était un bel exemple d’ironie.

« Je me demande pourquoi Lysos a fait ça… que personne ne réalise vraiment son désir. Pas au moment voulu, en tout cas. »

— Pst, Maïa ! appela Leie. Viens voir !

— Il y en a un qui l’a grosse ? demanda Maïa, le souffle court, en s’approchant au risque de perdre l’équilibre.

Un frisson étrangement excitant, d’attirance et de répulsion mêlées, la parcourut quand elle rejoignit sa sœur.

Mais au lieu du mystérieux appendice, elle vit le visage barbu d’un homme qu’elle connaissait : le beau et viril capitaine de l’Impératrice. Son rire chaleureux et sa voix tonitruante étaient un régal, quand les mères les invitaient, ses officiers et lui. La moitié des estiviens voulaient embarquer un jour avec lui, et la moitié des estiviennes rêvaient qu’il était leur père. Seulement, à cette époque de l’année, les six-ans ne cherchaient pas des pères pour leurs enfants. L’acte physique était le même, mais il avait plus de valeur en hiver qu’en été parce que la paternité n’avait rien à y voir.

Ce que les six-ans voulaient, c’était l’insémination, le catalyseur qui déclencherait la formation du placenta. Le coup d’envoi d’une maturation clonale. Et on disait que ce capitaine avait déclenché à lui tout seul sept, huit estiviennes et parfois plus certaines années. Comme dans la comptine…

Papa d’Été, sperme jeté.

Papa pressé, var assurée.

Amorce d’Hiver, sperme starter,

Ô toi si cher, si salutaire !

Le capitaine suivit, en étrécissant les yeux, les danseuses qui évoluaient maintenant à portée de sa main. Son corps luisant, musclé, rappelait à Maïa celui d’un cheval de course, mû par une force prodigieuse. Son visage hirsute, mais illuminé par cette étrange intelligence masculine, semblait concentré sur une pensée qui l’absorbait entièrement. Alors qu’une six-ans passait près de lui en virevoltant, il ferma à demi les yeux et ses mâchoires bougèrent, esquissant une amorce de sourire, exprimant une ébauche de désir. Il leva la main…

Et la porta à sa bouche, dans l’espoir galant, mais vain, de dissimuler un formidable bâillement.

Le magma onirique et les souvenirs déformés laissèrent place à une brumeuse réalité. L’aube se levait. L’aube de quel jour, Maïa n’en savait rien. Elle avait mal partout, comme si elle s’était battue pendant des nuits d’affilée. Elle s’aperçut qu’elle avait les mains et les jambes attachées. Elle était ficelée comme un paquet au fond d’un chariot cahotant.

Brisée de fatigue, Maïa se redressa tant bien que mal en prenant appui sur ce qui devait être des sacs de grain, jusqu’à ce que ces yeux soient à la hauteur des ridelles du chariot. Elle vit le dos des deux femmes qui conduisaient l’attelage. Ça n’avait pas l’air d’être des Joplandes. Elles ne lui dirent rien. Elles ne lui accordèrent pas même un regard.

Elles étaient dans une steppe ondulée, inculte. Des cirrus rouges et orange filaient dans le ciel d’un bleu intense que veloutaient des restes de nuit. Un oiseau croassa, peut-être un corbeau ou un mawu indigène.

Elle avait encore dans le nez l’affreuse odeur du chiffon que les femmes lui avaient plaqué sur la figure. Elle n’arrivait pas à se désengluer des rêves qui stagnaient dans les circonvolutions de son cerveau embrumé. Ses pensées coulaient lentement, visqueuses comme un sirop.

« Un chariot. Elles m’emmènent. Quelque part vers le nord. »

C’était assez facile à deviner, en fait, d’après la position du soleil levant. Elle s’assit, non sans mal. Elle tendait le cou pour voir ce qui se passait vers l’avant, et, quand la voiture prit un virage, un pic aux dimensions monumentales apparut brusquement. Il montait à l’assaut du ciel, masse conique striée de bandes claires et sombres. Malgré son abrutissement, Maïa estima sa hauteur à plus de deux cents mètres et son diamètre à près de soixante-dix mètres à la base.

L’aiguille était balafrée par endroits. Des excavations y avaient été récemment creusées, à en juger par les échafaudages et les monticules de débris abandonnés au pied. Une rangée de fenêtres voûtées taillées dans le roc suivait la bande de pierre claire qui ceignait cet obélisque naturel à mi-hauteur. Une deuxième série d’ouvertures plus petites apparaissait quelques mètres plus bas. Une large rampe en pente raide partait de la base du monolithe et menait à une porte béante.

Les ravisseuses de Maïa l’y conduisaient tout droit.

Nous eûmes de la chance de trouver un monde habitable dans ce système binaire éloigné de tout. Ses particularités orbitales, sa taille, la densité de son atmosphère devraient longtemps dissimuler notre colonie.

Nous devrons effectuer les manipulations génétiques qui permettront aux colons de sortir des dômes et de vivre et respirer sur Stratos. Tout en procédant à des changements ambitieux dans des domaines fondamentaux comme la sexualité, nous ajusterons la tolérance de l’être humain au dioxyde de carbone et sa sensibilité au spectre visuel. Heureusement, avant notre départ du Phylum, nous avons acquis de nouveaux modèles de reins, de foies et de capteurs sensoriels améliorés.

L’orbite lente et complexe de cette planète présente des défis, tels que l’augmentation des ultraviolets quand sa compagne naine, l’étoile de Waenglen, se rapproche. Cette variation saisonnière nous fournira peut-être le signal nécessaire à notre projet de cycle reproductif à deux phases – si les humains et autres mammifères parviennent à s’acclimater ici.

Lysos, extrait du Discours du Jour de l’Arrivée.

Chapitre IX

La pyramide était creuse. Les ouvrières y avaient foré, à partir, peut-être, de cavernes ou de fissures naturelles, un réseau de salles reliées par des boyaux. La construction du sanctuaire pour hommes touchait à sa fin lorsque les travaux avaient été brutalement stoppés, abandonnant cette coquille vide aux échos.

Le chariot gravit une longue rampe de terre et s’arrêta devant une porte. L’une des femmes sauta à terre et frappa sur le panneau de bois pendant que l’autre déliait les chevilles de Maïa et lui rattachait les mains devant elle. Encore embrumée, celle-ci vit que la rampe était bordée de gravats jetés des ouvertures qui ceignaient la tour à mi-hauteur. Ces trous donnaient sur une galerie assez large pour laisser entrer l’air, en été, quand le sanctuaire était censé être le plus peuplé.

Un sacré investissement à passer par pertes et profits, se dit-elle confusément tandis qu’on la traînait comme un chien en laisse. Elle entra dans le monolithe en titubant sur ses jambes flageolantes. Les deux grandes femmes revêches hochèrent sèchement la tête en passant devant une troisième représentante de leur famille, qui referma la porte derrière elles et les suivit. Maïa ignorait toujours le nom de leur clan.

Ses ravisseuses lui firent monter d’interminables volées de marches, parcourir des enfilades de corridors déserts puis traverser une vaste salle où s’ouvrait une énorme cheminée et meublée de tréteaux en bois. Elles empruntèrent un large tunnel éclairé par des ampoules anémiques et passèrent devant une arène intérieure capable d’accueillir des centaines de spectateurs. Au centre était tracée une gigantesque grille.

Elles arrivèrent enfin devant une porte de bois bardée de fer et munie d’un solide cadenas. Dans le brouillard qui lui obscurcissait les idées, Maïa éprouva une fierté parfaitement incongrue en s’apercevant que les ferrures et la clé que tourna la gardienne provenaient des forges des Lemères.

— Écoutez, bredouilla-t-elle, la langue sèche comme un coussin de peluche, vous ne pourriez pas me dire…

— Tu la boucles et t’attends, rétorqua brusquement l’une des clones en l’envoyant valdinguer dans la pièce obscure.

Maïa s’affala au milieu de ce qui, au toucher, ressemblait à des tas de tissu grossier et rugueux.

— Atypes ! Pouffiasses ! cria-t-elle, et sa voix se brisa.

À ses invectives répondit le claquement sinistre du cadenas que l’on refermait. Bruit qui retentit longtemps dans le labyrinthe embrumé de son esprit.

Le silence et l’obscurité revenus, elle voulut se lever, mais elle fut prise d’un vertige. Elle resta un moment allongée en se forçant à respirer régulièrement. Puis, quand sa nausée se fut estompée, elle s’assit. Des ondes douloureuses parcoururent ses bras et ses flancs. Elle réprima un sanglot. « Je ne leur ferai pas ce Plaisir ! »

Quelques semaines plus tôt, elle se serait roulée en boule, frémissante de douleur, mais elle découvrait en elle, à présent, des ressources inattendues. Elle se défendrait avec la dernière énergie ; elle renverserait, par la volonté, la tyrannie de la souffrance. Elle affronterait plus tard l’abîme d’accablement béant devant elle. « Une chose à la fois. »

Ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, Maïa explora sa prison du regard. Une maigre lumière filtrait par une meurtrière située en haut du mur, face à la porte. Le long des autres murs s’empilaient des caisses de bois et des paquets emballés de toile. Maïa avait eu la chance de tomber sur des ballots de tissu destiné à la literie ou à des rideaux, allez savoir.

Les constructrices du sanctuaire avaient fait des stocks avant l’annulation du projet. Essayaient-elles à présent de rentabiliser cet endroit en l’utilisant comme prison ? Maïa n’avait pas vu trace d’autres occupants. Quelle dérision si tout ceci ne servait que pour elle ! Une énorme et coûteuse prison pour une petite var comme ça…

Elle se releva tant bien que mal et, sans s’accorder une pause qui risquait de briser son élan, se mit aussitôt à la recherche d’un moyen de se débarrasser de ses liens.

Les caisses étaient marquées au pochoir : VÊTEMENTS HOMMES, VAISSELLE, PAPETERIE. Elle n’avait jamais pensé que les hommes puissent avoir envie d’écrire, pourtant elle trouva plusieurs caisses comme cette dernière. Elle réfléchit intensément. Avec des tessons d’assiette elle aurait pu couper les chiffons qui lui entravaient les poignets, mais les couvercles des caisses étaient solidement cloués. Le petit sextant attaché à son bras gauche présenterait peut-être des parties assez tranchantes, mais il était inaccessible, toujours à cause des liens.

Elle s’assit sur une caisse et les examina attentivement en maugréant. Juste sous ses poignets, le tissu était simplement noué. Une bouffée d’adrénaline l’envahit.

Elle leva les bras et se tordit le cou pour attraper les bouts du tissu avec ses dents. Après quelques instants d’efforts, le nœud lâcha et elle retira une à une les spires de tissu. Enfin libérée, elle revint sur sa première impression : la façon dont elle avait été attachée n’était pas un hasard. Ses geôlières voulaient qu’elle se libère, une fois seule.

Elle jeta les lambeaux de tissu par terre en pestant. Elle avait des fourmis dans les mains. Elle se les frictionna, s’étira, fit des moulinets avec ses bras et arpenta la pièce pour se dérouiller les jambes.

Sur une table bancale, près de la porte, étaient posées une cruche d’eau et une tasse ébréchée. Elle la remplit, en essayant de ne pas trop renverser d’eau car elle tremblait, et but avidement. Elle vida ainsi la moitié de la cruche.

« Il n’y a rien à manger, j’imagine ? »

Non, en effet. Mais sous la table elle trouva un pot de céramique muni d’un couvercle et orné de voiliers affrontant des flots déchaînés. Elle souleva le couvercle et s’accroupit sur la froide porcelaine, réglant ainsi un autre de ses problèmes.

Ses besoins les plus immédiats étant satisfaits, d’autres malheurs revinrent au-devant de la scène. Le désespoir releva la tête et s’enquit poliment : « Maintenant ? » Maïa le repoussa fermement. « Il faut que je m’occupe. Que j’arrête de ruminer. »

Elle entreprit de pousser les lourdes caisses puis de les empiler sous la meurtrière, ne s’interrompant que lorsqu’elle était prise de vertige. Elle grimpa dessus, jeta un coup d’œil par l’étroite fenêtre et découvrit une immense prairie. L’ouverture était trop exiguë pour qu’elle s’y faufile, et même dans ce cas, il lui faudrait un plein entrepôt de tapis et de rideaux noués bout à bout pour atteindre le pied de la colonne. Cette pièce n’avait peut-être pas été conçue pour servir de prison mais elle faisait parfaitement l’affaire.

« Dire que je rêvais de visiter un sanctuaire d’hommes », se dit-elle ironiquement en redescendant.

Elle tenta vainement de soulever le couvercle de quelques caisses puis se résigna à dérouler des tapis et se fit une sorte de nid dans un coin. Elle mourait de faim. Elle but, utilisa le pot à nouveau… et ne vit rien d’autre à faire.

— « Maintenant », décréta la voix du désespoir d’un ton sans réplique, et Maïa enfouit son visage dans ses mains.

« Pourquoi moi ? » se demanda-t-elle. La solitude, sa pire ennemie, ne désarmait jamais. Chacun de ses assauts était plus brutal que le précédent. Elle avait cru que la tempête qui l’avait séparée de sa sœur jumelle était ce qui pouvait lui arriver de pire. Elle se trompait lourdement.

Elle s’enroula dans une pièce de tissu à rideau et attendit qu’on lui apporte à manger. Ou qu’on lui dise, au moins, quel sort on lui réservait. « Thalla et Kiel vont s’inquiéter », songea-t-elle, et l’idée que quelqu’un sur Stratos puisse tenir à elle au point de remarquer sa disparition la consola un peu.

Elle dormit mal et fut réveillée par un bruit : ses geôlières avaient laissé tomber un plateau sur la table. Elle se demanda vaguement si c’étaient elles qui l’avaient amenée de la Citadelle Lemère ou d’autres exactement semblables à elles avec leurs grands yeux de génisse, bruns, ronds, inexpressifs.

Elle s’enquit, entre deux bouchées d’un ragoût insipide, de ce qu’elles comptaient faire d’elle. Elles lui répondirent laconiquement qu’elles n’en savaient rien et s’en fichaient. Elles lui lâchèrent tout de même le nom de leur clan : Guel.

Quel talent ou quelle capacité avait permis à l’aïeule de ces femmes au front bas et à l’air morne de fonder son clan ? Sûrement pas l’amabilité ou l’intelligence. Pourtant, le trio qu’avait vu Maïa faisait partie d’une ruche spécialisée issue d’une mère Guelle qui s’était montrée douée pour…

Pour rendre les prisonnières folles par sa seule morosité ? Peut-être les Guelles dirigeaient-elles des prisons sur les trois continents, pour ce qu’en savait Maïa. Après tout, c’était la première fois qu’elle se retrouvait en prison…

Comme elles repartaient en traînant les pieds et en fourrageant maladroitement dans la serrure, elle envisagea une autre hypothèse. C’étaient peut-être les uniques clones d’une ouvrière agricole dont la bêtise au front de taureau était, aux yeux d’un clan d’employeuses locales, qualité utile.

Sa faim apaisée, Maïa pensa à des problèmes secondaires.

— Hé ! cria-t-elle en martelant la porte jusqu’à ce qu’une voix grognonne se fasse entendre de l’autre côté.

Maïa demanda du savon, un gant de toilette et des feuilles de takawq que le peuple de la vallée – pas les riches – utilisait comme papier hygiénique. Un grognement lui répondit, suivi d’un bruit de pas lourds qui s’éloignaient.

Après réflexion, à moins que ces brimades ne soient voulues, elles trahissaient l’amateurisme de ses geôlières. Ce n’étaient que de grosses brutes engagées pour une tâche particulière. Au souvenir de certaines déclarations radicales entendues à la radio de Thalla, Maïa se promit de ne leur témoigner aucune des marques de respect auxquelles les vars étaient normalement tenues envers les clones, même de bas étage.

« Elles ne peuvent quand même pas me retenir éternellement ici. Enfin, j’espère…» L’ennui, c’est qu’elle avait beau réfléchir, elle ne voyait pas pourquoi elles s’en priveraient.

Autre question pénible : pourquoi Calma l’avait-elle trahie, vendue aux Joplandes ? Elle en avait gros sur le cœur. Même si elles ne s’étaient pas juré loyauté, elle avait cru que la Lemère l’aimait bien.

« Comme si les clans riches faisaient du sentiment…»

À l’évidence, tout tournait autour de la drogue qui mettait les mâles en rut hors saison. Les Mères de clan de la vallée ne toléraient aucune ingérence dans leur trafic. « Les Perkinistes rêvent d’un joli monde bien prévisible, où l’avenir de chacune était tracé d’avance au sein du clan, sans mélanges génétiques, sans vars et avec aussi peu d’hommes que possible. »

D’après la Savante Judeth, l’aristocratie de la Vieille Terre justifiait l’oppression des classes inférieures par des « différences innées », hypothèse qui ne tenait pas quand on donnait les mêmes chances aux enfants de riches et de pauvres. Dans le monde tel que le voyaient les Perkinistes, chaque famille trouverait sa niche, à son niveau, en faisant ce qu’elle faisait le mieux, dans le respect et la confiance. Elles prêchaient une utopie qui verrait la fin de la violence et du désordre. Un monde stratifié mais juste.

Les hommes et les vars, même en minorité, étaient le poil à gratter de cette sereine équation.

À Port Sanger, le perkinisme n’était qu’une hérésie marginale. Chaque été, les clans invitaient des marins choisis dans les guildes de marins, en partie pour avoir quelques vars et quelques garçons, mais surtout pour conserver de bonnes relations avec les hommes et les inciter à faire de leur mieux une demi-année plus tard. Et puis, même en été, ils n’étaient pas désagréables, du moment qu’ils se tenaient bien.

Les Perkies de Longue Vallée étaient d’un autre avis ; elles ne voulaient voir des hommes que pour amorcer des clones.

« Seulement, frustrés par le bannissement estival de ce dont ils se languissaient le restant de l’année, les hommes ne faisaient guère de zèle en hiver…»

Sans compter que cette vision du monde les privait des fils dont ils avaient besoin pour reconstituer leurs guildes. Pas la peine d’être géniale pour voir le piège dans lequel les ségrégationnistes étaient tombées. « Le faible taux de naissance provoque une pénurie de main-d’œuvre qui attire des femmes de l’extérieur comme moi, avec tous les troubles que ça entraîne. »

C’était un cercle vicieux que les Perkinistes avaient tenté de rompre en bâtissant ce sanctuaire où les hommes auraient pu vivre toute l’année. Le changement s’accélérerait à mesure que des vars naîtraient plus nombreuses et que les Perkinistes apprendraient à les apprécier, et les choses finiraient par ressembler à ce qui se passait ailleurs sur Stratos.

La poudre bleue des Bellères leur fournissait une porte de sortie : quelques dizaines de mâles dopés, qu’elles feraient bosser de clan en clan comme des abeilles, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent, le sourire aux lèvres. C’était cruel et stupide.

Quel genre de mâle pourrait tenir le coup plus d’une semaine ou deux ? Et surtout, quel genre de vars engendreraient-ils l’été ? Rien de bon, assurément.

Mais les Perkinistes ne cherchaient pas des « pères ». En hiver, n’importe quel sperme ferait l’affaire. « Ça pourrait marcher », songea Maïa. Des clones à volonté et plus d’estiviennes pour brouiller les cartes du génome. La population de la vallée pourrait être planifiée selon les spécifications établies par les clans les plus riches. Pour remplacer la main-d’œuvre var, il suffirait de sélectionner quelques estiviennes particulièrement robustes et stupides et de leur faire pondre des clones. Une classe ouvrière sur mesure…

Ce n’était pas ce que les Fondatrices avaient prévu. Les Prêtresses de Caria n’aimeraient pas ça. Les guildes masculines et les vars combattraient cette tentative. Surtout les radicales comme Thalla et Kiel. Les Perkinistes avaient besoin de temps avant d’être en mesure d’affronter leur hostilité.

Maïa avait nourri l’espoir que les commanditaires de Tizbé la laisseraient partir après l’avoir dûment sermonnée. Cette éventualité lui paraissait des plus improbables.

Ses geôlières revinrent avec le repas du soir alors que l’étroit trapèze de lumière projeté par la meurtrière arrivait à mi-hauteur du mur opposé. Elles apportaient les feuilles de takawq mais avaient oublié le reste. Elles écoutèrent ses récriminations sans mot dire et repartirent, l’abandonnant à sa solitude et à la nuit tombante.

L’inactivité forcée fit remonter à la surface toute la fatigue accumulée pendant les semaines qu’elle avait passées à trimer pour les Lemères, les séquelles de la drogue qu’on lui avait administrée et les contusions provoquées par les cahots du chariot. Elle avait mal partout. Elle s’étira et sombra dans une torpeur qui oscillait entre sommeil et angoisse.

Elle rêva que le robinet de sa chambre gouttait. Satanée Leie ! Son lit était plus près du robinet, elle ne pouvait pas se lever et le fermer, non ? Elle se réveilla en essayant de se fourrer la tête sous son oreiller pour étouffer le bruit.

— Leie… commença-t-elle en s’apprêtant à lui raconter son cauchemar, puis tout lui revint. Ô Lysos…

Si seulement elle pouvait replonger dans le rêve, aussi irritant qu’il ait pu être, se retrouver dans sa petite mansarde, sa sœur à côté d’elle dans son lit. Et si seulement tout ça pouvait être vrai.

Quand ses geôlières revinrent avec le petit déjeuner, elles lui apportèrent tout ce qu’elle avait demandé, plus une chemise et un pantalon de rechange en gros tissu râpeux mais propre. À leur air penaud, Maïa devina qu’elles auraient dû lui fournir ce nécessaire dès le début, mais que ça leur avait échappé. Peut-être même s’étaient-elles fait passer un savon. Ce n’étaient donc pas des matonnes professionnelles.

Se sentant plus en forme que la veille, Maïa explora sa prison. Elle n’y découvrit aucun passage secret, contrairement à la plupart des châteaux de contes de fées, mais ce n’était qu’une forteresse de construction récente, bien sûr…

De construction récente, car ses matériaux étaient anciens, eux. Vue de près, la pierre se révéla être un agglomérat complexe de cristaux de différentes textures. Elle songea aux cours de géologie de la Savante Claire et aux planches vieillottes, tout juste bonnes pour des estiviennes, qu’elle leur faisait passer. Elle identifia les mouchetures grises de la biotite, la hornblende sombre et vitreuse. Dommage que la roche fût métamorphique et non sédimentaire ; elle aurait pu explorer les murs à la recherche des formes de vie fossilisées qui avaient vécu sur Stratos avant que les colons terriens modifiés n’en modifient à leur tour l’écosystème.

Elle fit quelques mouvements de gymnastique, se lava, tenta de nouveau, sans succès, d’ouvrir certaines caisses, et décida de ne pas attendre que ses gardiennes prennent l’initiative.

— À partir de maintenant, leur dit-elle en déjeunant, toi, tu t’appelleras Ronchon, et toi Ronflon.

Elles échangèrent un regard décontenancé qui la ravit.

— Bon, je vous donnerai peut-être de meilleurs noms si vous êtes sages.

Elles remportèrent le plateau en maugréant. Au dîner, Maïa intervertit leurs noms, ajoutant à leur confusion. « Tant mieux », songea-t-elle. C’est bien leur tour de se sentir mal à l’aise.

« Crépuscule, deuxième jour », se dit-elle, en traçant, avec un clou, une seconde marque dans le bois de la porte. Le trapèze de lumière rosée monta sur le mur, s’assombrit et disparut. Les ombres s’épaissirent et devinrent plus mystérieuses. La veille, elle était trop abrutie pour y faire attention, mais avec la venue des ténèbres, tout ce qui l’entourait prenait un aspect effrayant, impitoyable et menaçant.

« Ne fais pas la bête », se gourmanda-t-elle. Le cœur battant, elle s’obligea à s’approcher de la forme la plus redoutable, celle de la pyramide qu’elle avait elle-même dressée sous la meurtrière. « Tu ne vas pas te laisser impressionner par ça », pensa-t-elle en effleurant le flanc rugueux d’une caisse.

Elle tripota nerveusement son seul bien, le petit sextant. Des étoiles scintillaient par l’ouverture dans le mur. Elle se sentit tentée. Mais grimper là-haut dans le noir… ?

Elle prit son courage à deux mains. « Ou tu pisses sur le monde, ou c’est lui qui te pissera dessus. » C’était ce qu’aurait dit Naroïne, la boscotte. Il fallait qu’elle le fasse.

Elle escalada prudemment le monticule artificiel, s’arrêtant parfois pour assurer sa prise lorsqu’un craquement ou une brusque oscillation lui faisait battre le cœur à tout rompre. La montée lui prit plusieurs fois le temps qu’elle aurait mis en plein jour, mais elle s’obstina et jeta enfin un coup d’œil par l’ouverture. Une brise glacée charriait des odeurs d’herbe folle et de pluie. Elle reconnut la constellation de Sapho qui scintillait entre les nuages ténébreux.

« Bon, maintenant on redescend », lui demandait tout son corps.

« Non. » Elle s’obligea à prendre le temps d’effectuer un relevé. L’horizon était indistinct et elle eut du mal à lire le cadran du sextant, mais elle se promit de faire mieux le lendemain soir. Elle redescendit avec soulagement – et avec le sentiment d’avoir remporté une victoire sur elle-même.

Elle se recouchait, épuisée mais un peu apaisée, lorsque le cliquetis recommença. Celui qu’elle avait associé, la veille, à un robinet qui gouttait. Ce n’était donc pas un fantasme mais une cause supplémentaire d’agacement.

D’un haussement d’épaules, elle écarta ce bruit lointain et les silhouettes menaçantes que son imagination forgeait à partir des ombres, se retourna et s’endormit.

— Il n’y a pas de livres, ici ? Vous n’avez rien à lire ? hurla-t-elle à ses geôlières, le lendemain matin.

Elles la regardèrent, les yeux papillotants, l’air de ne pas comprendre ce qu’elle racontait. « Bande d’analphabètes ! se dit-elle. Enfin, même si les architectes du sanctuaire avaient prévu une bibliothèque, ç’aurait été aux hommes d’apporter leurs livres et leurs cassettes…»

Elle fut donc surprise d’en voir une revenir, un peu plus tard, avec quatre livres aux pages cornées, et les lui tendre l’air de dire « ne sois pas méchante avec nous et tu ne seras pas maltraitée ». Maïa la remercia d’un hochement de tête.

Elle décida de se rationner à un livre par jour et commença par celui à la couverture la plus criarde. On y voyait une fille armée d’un arc et de flèches menant une bande de camarades et quelques hommes sous leur protection, entre des ruines envahies de lianes. « De la littérature pour vars », se dit-elle. La plupart de ses consœurs raffolaient des histoires racontant la victoire sur l’adversité d’une jeune femme intelligente et qui n’avait pas froid aux yeux.

Dans ce livre, la planète changeait d’orbite sans prévenir.

Les glaces des pôles fondaient, provoquant la chute de clans inamovibles et ouvrant la voie à d’autres, plus aventureux. Mais surtout, les problèmes comportementaux des hommes se trouvaient résolus comme d’un coup de baguette magique puisque, désormais, les aurores boréales apparaissaient en hiver !

De la sous-littérature, mais merveilleusement distrayante. Tout finissait par s’arranger pour la jeune héroïne et ses amies. Elles semblaient destinées à vivre éternellement heureuses, avec des tas de filles adorables, toutes semblables. « Thalla et Kiel adoreraient ça », pensa Maïa en refermant le roman. Il avait dû être abandonné là par une var de l’équipe de construction. Aucune clone n’apprécierait ce genre d’histoire.

Ce soir-là, Maïa fit une nouvelle marque sur la porte et gravit sa pyramide de caisses avec plus d’assurance. Le vent d’ouest poussait les nuages vers les montagnes au loin, où brillait une rangée de minuscules globes luminescents : « un petit vol de zoors-flotteurs », se dit-elle, le cœur serré par cette vision de liberté. Elle les observa jusqu’à leur disparition dans les ténèbres et l’apparition des constellations.

Elle balaya le ciel de son sextant et nota le moment où certaines étoiles touchaient l’horizon à l’ouest. Elle connaissait la date, et maintenant l’heure. « La prochaine fois, je pourrai peut-être calculer la latitude », songea-t-elle. Comme ça, elle saurait au moins en partie où elle se trouvait.

Le fait de savoir l’heure lui apprit une chose : le cliquetis reprit, cette nuit-là, à minuit. Il cessa une demi-heure plus tard à peu près. Après ça, elle resta un moment les yeux grands ouverts dans le noir, à s’interroger.

— Qu’en penses-tu, Leie ? demanda-t-elle mentalement à sa sœur, et elle imagina sans peine sa réponse : « Oh, Maïa, tu vois une logique dans tous les trucs un peu bizarres. Dors. »

C’était un bon conseil. Elle ne tarda pas à rêver d’aurores boréales qui frémissaient tels des rideaux de gaze au-dessus des grands glaciers de son pays natal. Des météores frappaient la glace en cadence, faisant un bruit de pluie…

Le second livre était un manifeste perkiniste. L’équipe d’ouvrières devait être mélangée. Et l’ambiance plutôt tendue.

« C’est clair : le siège de l’âme humaine se trouve dans les mitochondries, qui sont les véritables éléments moteurs de la cellule vivante. Certes, les hommes possèdent des mitochondries, héritées de leur mère. Mais les gamètes sont trop petits pour en contenir, si bien qu’un bébé d’été, mâle ou femelle, ne reçoit pas l’essentiel de son âme de son parent mâle. La maternité est le seul acte authentiquement créateur.

« Nous avons vu que l’âme se continuait et croissait grâce au miracle du clonage, qui augmente l’essence de l’âme à chaque régénération du soi clonal. Cette amplification progressive n’est possible que par la répétition. Une existence unique laisse l’âme féminine à peine formée, non éclairée. C’est l’une des raisons pour lesquelles il serait absurde, sur le plan biologique, de consentir l’égalité de vote aux vars.

« L’homme étant dépourvu d’âme, la paternité est un non-sens. Le seul rôle du mâle est de servir et d’amorcer. »

Le raisonnement était trop alambiqué pour Maïa, toutefois il en ressortait que les humains mâles n’étaient que des animaux domestiques qu’il était dangereux de laisser en liberté. La seule erreur que les Perkinistes avaient commise sur leur chère Herlandia avait été de ne pas aller assez loin.

C’était une hérésie qui allait à l’encontre de plusieurs des Grandes Promesses faites par Lysos et les Fondatrices : elles avaient limité les hommes en nombre mais leur avaient conservé leurs droits de citoyens et d’êtres humains. En théorie, tout mâle pouvait aspirer au pouvoir et à la réussite individuelle, à égalité avec les mères des plus grands clans. Maïa n’en connaissait pas d’exemple, mais c’était possible. Or l’auteur du pamphlet ne voulait pas d’une citoyenneté partagée avec des formes de vie inférieures.

Une autre Grande Promesse ordonnait qu’on laisse s’exprimer les hérétiques, de peur que l’esprit des femmes ne se sclérose. « Même pour écrire des conneries comme ça ? » se demanda Maïa. Dans un louable souci de compréhension d’un point de vue différent du sien, Maïa continua sa lecture. Mais quand elle tomba sur un passage où l’on proposait d’élever les mâles afin qu’ils se laissent traire docilement, comme des vaches, elle balança le livre à l’autre bout de la pièce et se défoula en faisant des pompes et des tractions jusqu’à ce que le martèlement de son cœur couvre l’écho de ces odieuses propositions.

Elle dîna. La nuit tomba. Elle s’allongea et ferma les yeux en attendant minuit. Quand le cliquetis commença, elle l’écouta attentivement dans l’espoir d’y découvrir un schéma organisé. Il suivait un rythme, en effet ; c’étaient de petits claquements séparés par des pauses d’une, deux mesures ou plus.


clic clic, pause, clic, pause, pause, clic clic clic…


Peut-être s’était-elle emballée. Ça ne ressemblait à aucun code connu. Il n’y avait pas d’espaces clairement définis intercalés entre des mots, par exemple. Mais pourquoi les cliquetis se répétaient-ils chaque soir à la même heure ?

Peut-être était-ce une horloge d’une des grandes salles qui faisait du bruit, ou un détail aussi trivial. « Je me demande comment les murs transmettent le son, ici…»

Le sommeil la prit par surprise. Elle rêva de mécanismes d’horlogerie en cuivre, qui tournaient au rythme de la nature.

Le troisième livre n’était pas meilleur. C’était un roman d’aventures situé dans l’ancien Phylum homino-stellaire. Maïa en avait beaucoup lu quand elle avait quatre ans. Ces récits, qui racontaient un mode de vie archaïque, auraient pu être instructifs. Ils étaient souvent décevants.

Comme bien d’autres, celui-ci était situé sur Florentine, le monde du Phylum d’où étaient parties les Fondatrices. Perseph, l’une des plus proches disciples de Lysos, y faisait une brève apparition, mais l’exode était encore à l’état de projet. L’héroïne, une citoyenne de Florentine, vivait dans une société patriarcale où les hommes étaient si nombreux et si primitifs que l’existence y était un véritable enfer.

« — Je ne l’ai PAS encouragé ! cria Rabaka en se cachant le visage pour que son mari ne vit pas ses bleus. Je lui ai juste souri parce que…

« — Tu as SOURI à un inconnu ? rugit-il. Tu es folle ! Le moindre geste, le moindre signe est un encouragement pour un homme ! Pas étonnant qu’il t’ait suivie et poussée dans cette ruelle pour faire ce qu’il voulait.

« — Mais je me suis débattue… Il n’a pas réussi…

« — Peu importe. Maintenant, il va falloir que je le tue !

« — Non, je t’en supplie…

« — Tu le DÉFENDS ? cracha Rath, les yeux embrasés. C’est peut-être lui que tu préfères ? Tu te sens peut-être prisonnière dans cette petite maison, liée à moi par des vœux indissolubles ?

« — Non, Rath, dit Rabaka, implorante. Seulement je ne veux pas que tu risques…

« Mais il était trop tard pour l’apaiser. Rath tendait déjà la main vers la sangle de punition accrochée au mur…»

Maïa avait du mal à poursuivre sa lecture. Le style était exécrable, mais ce n’était pas ce qui la gênait le plus. C’était la violence du texte. « Quelles sont les masochistes qui lisent ce genre de trucs ? »

Si le but du livre était de montrer une société différente, c’était une réussite, dans le genre vomitif. Sur Stratos, jamais un homme n’oserait lever la main sur une femme. Les Fondatrices avaient imposé au niveau chromosomique une aversion qui se renforçait génération après génération. L’accouplement d’été était la seule chance qu’avait un homme de transmettre ses gènes, et les Mères de clan qui envoyaient les invitations durant la saison des aurores avaient bonne mémoire.

Sur Florentine, l’arrangement était différent : le mariage. Un homme. Une femme. Unis pour l’éternité. Les femmes avaient l’air de préférer ce quasi-esclavage au célibat, parce que des meutes d’hommes toujours en rut rôdaient dehors, prêts à fondre sur leurs victimes. Les conséquences de ce système, décrites avec un luxe de détails, laissèrent Maïa écœurée.

Elle n’avait évidemment aucun moyen de dire si la description de la vie dans cet ancien monde du Phylum était fidèle ou non, mais elle soupçonnait l’auteur d’exagérer un peu. Si la vie était tout le temps si dure pour les femmes, elles auraient assurément empoisonné leurs maris bien avant que les manipulations génétiques ne leur offrent une autre solution. « Louée soit Lysos », songea Maïa dans un soudain regain de foi.

Ce soir-là, elle refit une séance de gymnastique et retourna à sa meurtrière. Elle se faufila dans le trou. Des idées d’évasion germèrent dans son esprit. Puis elle arriva à la paroi extérieure, d’où elle pouvait voir le sol… à la verticale, cent mètres plus bas. « Il faudrait que j’arrive à ouvrir ces caisses. Je pourrais peut-être tisser une corde avec des fils tirés des tapis ? » Autant de possibilités, toutes risquées. Enfin, elle avait le temps d’y réfléchir.

Ce soir-là, au coucher du soleil, des oiseaux passèrent devant la fenêtre et se perchèrent quelques instants au bord comme pour narguer cette idiote d’humaine incapable de voler, coincée dans son nid de pierre. Maïa redescendit de sa pyramide, s’endormit tôt et fit d’étranges rêves. Des rêves de fuite. Des rêves ambivalents, où elle avait envie/pas envie de vivre avec quelqu’un jusqu’à la fin de ses jours. Leie ? Clones ? Un homme ? Des images d’une Florentine romancée, pleine de vie, l’emplirent de répulsion et de fascination mêlées.

Plus tard, elle émergea d’un rêve où elle était enterrée vive et se retrouva emberlificotée dans les rideaux qui lui servaient de couvertures. « Je hais cette prison », se dit-elle en s’en extirpant. « Je me demande comment on fait pour détisser un tapis », ajouta-t-elle par association d’idées.

La constellation de l’Enclume était visible par la meurtrière. La moitié de la nuit était donc passée. « J’ai loupé le cliquetis », commenta une partie d’elle-même. L’autre s’en fichait royalement. Elle replongea dans un sommeil sans rêves.

Elle avait gardé pour la bonne bouche ce qui devait être le meilleur livre des quatre. « Un grand classique », proclamait l’hologramme de la reliure. Édité plus de cent ans auparavant, d’après le copyright. Maïa n’en avait jamais entendu parler, mais ça n’avait rien d’étonnant. Les Lamaïs privilégiaient l’éducation pratique sur la culture générale.

L’action se passait sur Stratos, à l’époque actuelle. Deux jeunes clones voyageaient de conserve. Elles concluaient des accords de ville en ville, gagnaient de l’argent pour leur clan. Le style était meilleur que celui des autres ouvrages et l’auteur rendait bien les nombreux problèmes de la vie errante et de la bureaucratie. Les amusantes caricatures des Mères lui arrachèrent son premier sourire depuis longtemps. On devinait la tension latente sous ces rencontres picaresques.

Les deux héroïnes n’étaient pas ce qu’on croyait. Maïa découvrit leur secret dès le chapitre trois. Leur « clan » était pure invention. Ce n’étaient que deux vars. Des jumelles…

Maïa cligna des yeux, sidérée. « C’était notre idée ! C’est ce que nous avions l’intention de faire, Leie et moi ! »

Sa révolte se mua rapidement en confusion. « Combien de gens avaient pu lire ce livre ? » Retournant à la page de garde, elle apprit que les tirages sur papier, à eux seuls, se comptaient par centaines de milliers. Plus les versions sur disquette et autres moyens de diffusion…

« On se serait bien fichu de nous, la première fois qu’on aurait tenté le coup », songea Maïa, horrifiée. Puis elle réfléchit. Il était inévitable que d’autres, d’innombrables autres, aient cette idée, sans même lire ce roman. « Les mères lamaïs devaient être au courant. Elles auraient pu nous prévenir ! »

« Au fait…» Elle revint en arrière et relut les noms des deux héroïnes. « Reie et Naïa ? » Pas étonnant qu’ils lui aient paru familiers. Elle n’en revenait pas. « Nos… nos noms ont été tirés de ce satané bouquin ? » Maïa enrageait à la pensée de la farce méprisable que les Mères leur avaient jouée. Leie ne saurait jamais à quel point elles avaient été gourdes. Au moins, ça lui avait été épargné. Elle envoya promener le livre et se jeta sur son lit improvisé en pleurant. Elle ne s’était jamais sentie aussi seule et abandonnée de sa vie.

Elle resta prostrée pendant deux jours. Le cliquetis nocturne ne l’intéressait plus. Plus rien ne l’intéressait.

Et puis l’ennui eut raison du morne apitoiement où elle s’était réfugiée. Elle redemanda à ses geôlières quelque chose pour passer le temps. Elles lui répondirent d’une même voix qu’elles étaient désolées ; il n’y avait que ces livres. Maïa soupira et se remit à manger du bout des dents. Ses gardiennes avaient l’air un peu embêtées, mais elle s’en fichait.

Elle avait rêvé que l’inspectrice de l’Équilibre planétaire à qui elle avait parlé allait venir à son secours. Ou la Prêtresse du Temple de cap Grange, ou un escadron de la milice de Lamatie. Mais elle se berçait d’illusions. On ne viendrait même pas l’interroger. Il n’y avait plus de place pour l’espoir dans l’image qu’elle se faisait désormais du monde.

Elle revoyait Calma, debout sous la lune tandis que les Joplandes se jetaient sur elle. Elle l’avait prise pour une femme bien, un peu maladroite et transparente, mais pas mauvaise. « Maintenant, je ne me ferais plus avoir… une clone est toujours une clone. Thalla et Kiel avaient raison. C’est tout le système qui est pourri ! »

C’était une pensée sacrilège, mais elle n’en avait cure. Ses amies lui manquaient. Elle ne les connaissait pas depuis longtemps, mais elles partageaient avec elle la malédiction d’être uniques. Elles auraient compris sa détresse.

Pour en sortir, Maïa relut le roman d’évasion et y prit un peu plus de Plaisir. Peut-être parce qu’elle ressentait mieux le désir de voir tout s’écrouler autour d’elle. Cela dit, une troisième lecture n’aurait eu aucun intérêt. Quant aux autres ouvrages, ils ne valaient pas une seconde chance.

Elle passa l’après-midi sur sa pyramide de fortune, à regarder la plaine. On se serait aisément perdue dans cet océan d’herbe. Elle imaginait voir çà et là des formes régulières évoquant les fondations de bâtiments disparus. Mais personne à sa connaissance n’avait jamais vécu sur ce plateau désert.

Le lendemain matin, ses geôlières lui apportèrent une grosse mallette, comme les attachés-cases des riches voyageuses.

— Y en a plein dans une aut’pièce. Paraît qu’ça sert à s’distraire. Tu peux toujours essayer, lui dit l’une d’elles avec un soupir, comme si ce discours l’avait épuisée.

Après leur départ, Maïa fit jouer la serrure. La boîte s’ouvrit en deux, puis les deux moitiés se déplièrent à leur tour. Un ingénieux dispositif de charnières l’invita à continuer, et elle se retrouva devant une vaste surface plane, de couleur claire, striée de lignes entrecroisées.

« Un jeu de la Vie…» Elle n’en avait jamais vu de pareil. Il était manifestement trop beau pour être emporté en mer. Les hommes devaient y jouer quand ils étaient en quarantaine au sanctuaire, pendant la saison de rut.

« Elles m’ont apporté un de ces satanés jeux de la Vie ! »

C’était trop absurde. Elle éclata de rire, un rire à la limite de l’hystérie, puis elle s’essuya les yeux et soupira, enfin détendue. Et, comme elle n’avait pas mieux à faire, elle chercha l’interrupteur et mit la machine en marche.

Pourquoi, dans la nature, le rapport homme/femme est-il si souvent d’un pour un ? Les matrices sont si précieuses comparées au sperme… Pourquoi tous ces producteurs de sperme ?

C’est une question d’équilibre biologique. Si une espèce produit moins de femelles que de mâles, les filles seront plus fécondes que les fils. Tout individu ayant plus de filles sera avantagé et transmettra ce caractère à ses héritiers jusqu’à ce que le ratio s’équilibre à nouveau.

À contrario, si nous, les conceptrices, nous contentons de programmer un faible taux de natalité masculine, les premières générations récolteront les fruits de la paix et de la sérénité, mais la sélection favorisera la production de fils et nous nous retrouverons à notre point de départ. En quelques siècles à peine, cette planète sera comme les autres : pleine d’hommes et du bruit et de la fureur qui les accompagnent.

Pour sortir nos descendantes de ce cul-de-sac, donnons-leur l’option du clonage. Le succès récompensera celles qui parviendront à se reproduire non sexuellement. Avec le temps, le désir d’avoir des filles identiques à soi saturera le fonds génétique, qui se stabilisera et s’auto-génèrera.

Cela nous permettra au moins de régler définitivement le problème de la surpopulation masculine.

Chapitre X

Maïa connaissait les règles du jeu. Toutes les Lamaïs, d’hiver comme d’été, étaient au courant de « l’étrange obsession des mâles pour les jeux », et il fallait savoir entretenir de bonnes relations avec les guildes masculines.

Certains jeux, comme le poker, le défi ou la quenouille, étaient aussi populaires chez les femmes que chez les hommes. Et si les échecs avaient traditionnellement la faveur de ceux-ci, la petite lignée intellectuelle des Terrilles avait produit quatre générations de grandes maîtresses planétaires. D’où, peut-être, l’engouement des mâles pour le jeu de la Vie.

Techniquement, la partie était finie avant d’avoir commencé. Deux hommes – ou deux équipes – s’affrontaient de part et d’autre d’un plateau strié de lignes perpendiculaires dont le nombre allait de quelques dizaines à plusieurs centaines. Durant la phase cruciale de préparation, chaque camp disposait ses pions dans les cases délimitées par les lignes, face blanche ou face noire en l’air, au choix, jusqu’à ce que le damier soit rempli. Des règles simples étaient intégrées dans les pions, ou parfois dans le plateau lui-même, selon le modèle de jeu qu’on avait les moyens de s’offrir.

Petite fille, Maïa passait des heures à regarder les marins remonter des pions à ressort ou récupérer ceux à énergie solaire qu’ils avaient mis à recharger sur les toits, près des jetées. Les équipes pouvaient discuter stratégie pendant des heures, puis, au coup de sifflet de l’arbitre, les hommes de la première équipe disposaient frénétiquement leurs pions de leur côté de la grille, après quoi ils faisaient un pas en arrière et regardaient, les bras croisés, un sourire supérieur aux lèvres, l’équipe adverse placer ses propres pions de son côté, jusqu’à ce que toutes les cases vides soient remplies. Alors les joueurs reculaient, l’arbitre déclamait une ancienne invocation et approchait sa baguette de la case-chrono.

Les femmes trouvaient généralement ces préliminaires fastidieux, mais qu’une partie importante s’apprête enfin à débuter et la foule affluait : modestes ouvrières vars et hautaines filles de clans se pressaient autour de la grille, en attendant le coup de baguette de l’arbitre… Et tout à coup, les pièces inertes s’animaient. Maïa aimait surtout les pions à ressort qui bourdonnaient et retournaient leurs volets en fonction de leurs voisins à chaque battement du chronomètre. Le blanc laissait place au noir, le noir devenait blanc ou restait mystérieusement immobile en attendant le tour suivant.

Le processus obéissait à des règles préétablies, ridiculement simples dans la version classique du jeu : une case portant un pion noir était considérée comme « vivante » ; une face blanche signifiait « non vivante ». L’état d’un pion durant un tour dépendait de celui de ses voisins au tour précédent. Un pion blanc devenait « vivant », c’est-à-dire noir, si trois des huit carrés adjacents (y compris les coins) étaient noirs au tour d’avant. Un emplacement déjà noir pouvait le rester au tour suivant à condition d’avoir deux ou trois voisins vivants. Un de plus ou un de moins et il redevenait blanc.

Maïa avait entendu dire que le jeu simulait les écosystèmes vivants : dans la nature, quand une espèce végétale ou animale croissait trop vite, elle ne tardait pas à dépérir. Il en allait de même si les individus se raréfiaient exagérément. La vie prospère dans la modération, tel était le message du jeu.

Pour Maïa, c’était une justification a posteriori. Elle attribuait plutôt le nom du jeu de la Vie aux figures qui s’y inscrivaient dès que l’arbitre avait donné le coup d’envoi. Les soudains revirements des pions formaient des ondes noires et blanches qui se déplaçaient à toute vitesse, selon un schéma hypnotique. Même les missionnaires perkinistes, juchées sur leurs piédestaux portables, cessaient de dénigrer les choses masculines pour les regarder sans mot dire.

Certains dessins initiaux semblaient animés d’une volonté propre. Un « planeur » compact, s’il ne rencontrait aucun obstacle, traversait la surface de jeu en changeant de forme selon un schéma en quatre étapes répétitives. D’autres groupes de pions puisaient sur place, ou projetaient des pseudopodes qui lâchaient des graines lesquelles germaient à leur tour.

Il arrivait que la compétition récompense le dessin final le plus complexe, ou l’image la plus pure obtenue après vingt, cinquante, ou cent battements. Des variantes du jeu avec des pions multicolores, par exemple, produisaient des résultats encore plus sophistiqués. Mais le plus souvent, les deux équipes plaçaient leurs pièces de telle sorte qu’elles nettoient le territoire adverse et que les dernières oasis de « vie » subsistantes soient de leur côté.

Ces affrontements pouvaient paraître violents, comme la nature. En dehors des « planeurs » et autres configurations peu actives, il y avait des « dévoreurs » qui engloutissaient les formes adverses et revenaient balayer le terrain avec un appétit renouvelé. Ils étaient avalés par des dessins plus compliqués qui épargnaient la plupart des autres formes !

Les guildes maritimes se constituaient des recueils de techniques et de procédés empiriques, mais la disposition des pions avant la partie relevait plus de l’art que de la science. Souvent, les deux équipes étaient sidérées par les figures qui apparaissaient et disparaissaient pendant près d’une heure. Il n’était pas rare que l’équipe gagnante soit tirée au sort. Les accusations de tricherie et les rixes étaient fréquentes, bien que Maïa se soit souvent demandé comment on pouvait tricher au jeu de la Vie. Elle reconnaissait quelque chose d’esthétique à la simplicité fondamentale du jeu et à l’infinie complexité des combinaisons qu’il générait. Enfant, elle lui trouvait un attrait surnaturel et avait essayé d’en savoir davantage. Puis elle en était arrivée à la même conclusion que tant d’autres femmes. Une conclusion en forme de question : à quoi bon ?

Le jeu ne manquait pas d’intérêt, certes. Jusqu’à un certain point, au-delà duquel la passion que les mâles y mettaient devenait emblématique de l’abîme qui séparait les sexes. Les cartes, au moins, impliquaient que les gens se parlent. Il était difficile de comprendre qu’on puisse traiter de petits objets comme s’ils étaient vivants. Mais elle était là, en prison, sans personne à qui parler, sans rien d’autre à faire que de contempler le plateau déplié. « J’ai fait des choses que toutes les filles ne font pas, comme étudier la navigation…» Bon, mais ça n’avait rien d’extraordinaire, alors que ça… Si certaines femmes étaient passées expertes au jeu de la Vie, elles passaient sûrement pour très bizarres.

« Enfin, mieux vaut être bizarre que cinglée, estima-t-elle. Et je vais devenir dingue si je n’ai rien pour m’occuper. » Le plateau était lisse au toucher. Il n’y avait pas de pions au sens strict du terme. Les cases blanches viraient au noir sur instruction d’une cellule photoélectrique intégrée. Elle songea avec nostalgie aux claquements des systèmes traditionnels. Celui-ci était froid et impersonnel.

« Voyons si j’y comprends quelque chose…»

Des inscriptions apparurent sur l’écran :

MEM. PROG, SAUV. JEU PREC.

Elle verrait plus tard ce que ça signifiait. Dès qu’elle avait allumé l’appareil, une case sur deux, tout autour du damier, était devenue noire, formant une séquence en quinconce. Elle reconnut l’une des nombreuses façons d’attaquer le problème des Bords, autrement dit : que faire quand des configurations mobiles atteignent la périphérie ?

Dans l’idéal, il n’y avait pas de bords. La surface de jeu était illimitée et les dessins croissaient et réagissaient librement les uns aux autres. Les grands tournois se déroulaient sur d’immenses plateaux dont l’installation prenait des jours, voire des semaines. Le vieux Pépé Bennett lui avait un jour raconté que des versions sophistiquées du jeu de la Vie se poursuivaient loin au-delà du terrain de jeu, comme si les figures continuaient leur existence artificielle dans un espace imaginaire. Maïa s’était demandé si une autre qu’elle était au courant, et elle avait éprouvé le même frisson d’excitation.

Les Savantes qui fabriquaient ces jeux dans leurs usines devaient être au courant, mais elles se fichaient de ces objets imaginaires existants dans un monde fictif, invisible. Autant dire un mensonge multiplié par lui-même, manipulant des répliques de symboles représentant, à leur tour, des simulacres, qui étaient eux-mêmes des allégories… Certains clans mathématiciens de Caria devaient étudier ce genre d’abstractions, mais il y avait peu de chances qu’ils commettent l’erreur masculine de les croire réelles.

Pour en revenir au problème des Bords, les hommes disposaient parfois des rangées de pions noirs ou blancs inertes sur le pourtour du plateau, afin de limiter le champ d’action. Cette bordure en quinconce était appelée « miroir ». Pourtant, rares étaient les configurations qui s’y reflétaient et repartaient en sens inverse. Elles étaient généralement absorbées.

Cette ouverture facilitait également le démarrage du jeu, puisque tout carré de la première rangée avait déjà soit un, soit deux voisins « vivants » juste en dessous de lui.

Prenant le stylet fourni avec le jeu, elle effleura un carré de la première rangée qui devint noir.

Ce carré noir solitaire avait deux voisins noirs aux coins. Maïa en plaça un troisième à sa gauche. Maintenant doté de trois voisins noirs, ou vivants, le premier carré activé resterait « vivant » jusqu’au troisième tour au moins.

« Je vais tâcher de faire une échelle simple », songea-t-elle.

Elle noircit certains carrés de la première rangée et laissa les autres en blanc. Elle ne se sentait pas encore de taille à compliquer le jeu. Elle s’arrêta après avoir noirci une quarantaine de cases, laissant le reste de la grille intacte.


En comptant leurs voisins noirs, Maïa arrivait à imaginer le sort d’une dizaine de carrés un ou deux tours plus tard. Au-delà, elle perdait trace de leur avenir. Elle ne le connaîtrait qu’en mettant le jeu en route.

Une touche portait le dessin d’un homme encapuchonné tenant une longue baguette et symbolisant l’arbitre. Elle appuya dessus et le compte à rebours démarra. À la huitième pulsation la partie s’amorça. Des changements affectèrent la rangée active. Les cases disposant du nombre de voisins voulu tremblotaient, puis tous les carrés concernés devenaient ou restaient noirs. Ceux qui rataient le test devenaient ou restaient blancs. Le dessin en quinconce de la bordure ne bougea pas.

Quelques cases noires apparurent sur la deuxième rangée active comme sur la première. Elles répondaient aux conditions nécessaires pour « prendre vie ».

Lors du tour suivant, il « mourut » plus de cases qu’il n’en « naquit ». Maïa dut attendre le quatrième tour pour que certaines cases de la troisième rangée deviennent vivantes. Elle découvrit avec un vague dépit qu’elle avait défini une séquence initiale perdante. Elle attendit l’expiration du dernier agglomérat de cases noires et fit un nouvel essai.

Cette fois, une entité prit forme à l’extrême gauche : un petit groupe de cellules qui passaient sans cesse du noir au blanc. « Un « microbe » », songea Maïa.

La configuration se renouvelait tandis que des unités individuelles clignotaient à leur rythme, passant du blanc au noir et inversement. Vingt pulsations plus tard, tout le damier était vide à l’exception de cette petite tache tenace. Maïa éprouva un certain Plaisir à l’idée d’avoir réinventé dès son deuxième essai une forme de vie élémentaire. Elle réessaya, créant des microbes tout le long du bord. Ils pourraient toujours virevolter ainsi jusqu’à l’épuisement de la batterie.

Elle passa les deux heures suivantes à faire des expériences sans trouver d’autre forme auto-génératrice. C’était d’autant plus rageant que certaines formes classiques étaient ridiculement simples, elle le savait.


Ses gardiennes lui apportèrent son déjeuner. Maïa se leva, s’étira et s’aperçut, à leur regard étonné, qu’elle fredonnait tout bas. « Qu’est-ce qui m’arrive ? » se dit-elle, comme s’il était surprenant qu’elle se fût laissé distraire un moment de son ennui. Puis elle ajouta in petto : « Jeu de la Vie ou pas, si jamais vous baissez votre garde, je ne vous raterai pas. Un de ces jours, vous ferez un faux pas. Moi, je serai prête. »

Après avoir avalé la tambouille de « ses grosses Guelles », elle fit des mouvements de gymnastique jusqu’à ce qu’une agréable lassitude l’envahisse des épaules aux orteils. Alors, elle se déshabilla et se passa une éponge mouillée sur le corps. Elle se rendit compte que ces mois de labeur l’avaient musclée et lui avaient couvert les bras de fines cicatrices. Plus étonnant était le développement de sa poitrine. Ses seins étaient passés de menus à appréciables. C’était un gène dominant que les mères lamaïs transmettaient à leurs clones et souvent à leurs filles vars. Cela dit, c’était un événement qu’elle avait prévu de fêter avec Leie, pas en prison.

Mais elle refusait de sombrer dans la morosité. Elle retourna au simulateur électronique du jeu de la Vie.

« Si seulement il était accompagné d’un manuel ou d’une notice…» Maïa avait souvent vu les hommes des quais s’absorber dans d’épais ouvrages de référence. Des anthropologues avaient écrit sur le sujet de nombreux traités qui étaient archivés à l’Université de Caria et dans les bibliothèques des grandes villes. Ce qui lui faisait une belle jambe, dans sa prison…

Les deux messages qu’elle avait déjà vus attirèrent à nouveau son attention, MEM. PROG, le premier, indiquait sans doute le programme de la machine. L’autre disait SAUV. JEU PREC.

Sauvegarde Jeu Précédent ? Elle avait présumé que le jeu était neuf, mais le message clignotait. Peut-être y avait-il une partie précédente en mémoire…

« Je vais essayer de la rejouer. J’en tirerai peut-être un ou deux tuyaux », se dit-elle, avant de remarquer une suite de caractères énigmatiques : RÈGLE ALTERNATIVE : RVRSBL CA 897W. Les hommes changeaient parfois les règles du jeu. Par exemple, il fallait cinq voisins vivants pour qu’une case noire reste « vivante », ou bien les cases de gauche étaient investies d’un poids supérieur à celles de droite. L’infinité des possibilités aggravait encore l’inintérêt du jeu aux yeux des femmes.

Elle appuya sur la touche, pour voir. La grille s’anima aussitôt. D’abord, la bordure en quinconce se rétracta vers le centre. Elle ne comptait plus que cinquante-neuf carrés sur cinquante-neuf. Autour apparaissait une bordure beaucoup plus complexe que la simple configuration en miroir précédente. La surface de jeu eut un nouveau frémissement ; l’aire comprise dans les nouvelles limites devint chaotique et un barbouillis de carrés noirs couvrit les neuf premières rangées.

« Lysos ! » Maïa était complètement dépassée. Le bouton EFFACE l’attirait… mais la curiosité fut la plus forte. Après tout, cela représentait un travail énorme de la part du précédent joueur. Et puis les dessins seraient peut-être jolis à voir.

Elle effleura la touche « arbitre ». Le chronomètre entama le compte à rebours. Huit, sept, six, cinq, quatre…

Les cases se mirent à danser. Les blanches qui avaient le nombre de voisines voulues laissaient place, au tour suivant, à une case noire, « vivante ». Les noires qui ne répondaient pas aux critères programmés devenaient blanches. À chaque pulsation du chronomètre, les dessins changeaient par vagues, se fragmentant au contact de la bordure tandis que d’autres, réfléchis, rejoignaient le maelström qui faisait rage au centre. Des formes fugaces traversaient la grille, engloutissaient des entités, se transformaient. D’un coin surgit un « canon à planeurs » qui lançait des projectiles dans tous les sens, occasionnant de spectaculaires collisions. C’était fascinant. Maïa se demanda si ce n’était pas un de ces programmes qui s’entretenaient tout seuls, tant que la machine restait allumée.

La cadence faiblit. Des entités qui se déplaçaient rapidement se fondirent avec d’autres, plus complexes mais stationnaires, qui subirent de nouvelles évolutions et convergèrent vers ce que Maïa supposa être une forme finale préprogrammée.

Elle n’en fut pas moins surprise de voir les dessins former des lettres distinctes. Puis des mots.

À L’AIDE ! SUIS EN PRISON 39° 16’ N, 67° 54’ E

Les lettres ondoyaient, comme si elles étaient vues à travers une eau trouble, les cases qui les formaient passant du noir au blanc et vice versa en réponse à la règle du jeu, indifférentes à ce qui se passait deux rangées ou deux colonnes plus loin. Elles n’avaient de sens que collectivement, et encore leur sens se dissolvait-il dans les Lois inflexibles qui broyaient l’éphémère appel, le renvoyant au chaos. Des taches blanches apparurent, dévorant les dessins noirs.

En quelques secondes, tout fut fini. Maïa regarda longtemps la grille blanche, vide, en essayant de se convaincre qu’elle avait bien vu le message… un message sensé – non, insensé.

La reproduction de nombreuses espèces est déclenchée par des signaux apparaissant à certaines époques de l’année. Les humains ont perdu ce lien ancien avec la nature, d’où notre soumission au sexe, notre obsession du sexe.

Le moment est venu de rationaliser un peu notre cycle vital. Stratos paraît idéale pour cela, avec ses saisons bien différenciées. Il n’est pas nécessaire de préprogrammer chez les futures habitantes le taux de natalité de clones ou d’enfants nés selon l’ancienne sexualité. Il émergera naturellement de deux périodes inégales de fécondation potentielle séparées par de longues périodes de calme relatif.

Nombreux sont les signaux environnementaux que nous pouvons utiliser pour déclencher le désir aux moments appropriés. Par exemple, les étonnantes aurores boréales de l’été, quand la planète se rapproche de la petite étoile de Waenglen. De même que la tumescence rose d’une femelle excite les chimpanzés, nous n’aurons aucun mal à programmer nos mâles à réagir à la vision du ciel bleuté, ou nos descendantes à se préparer au clonage amazonogénique dès l’apparition du givre particulier de l’hiver.

Nous ne pouvons prévoir toutes les conséquences, mais le doute ne doit pas nous arrêter. Nous ne faisons que remplacer par un autre, plus flexible et plus varié, un système arbitraire de stimuli et de réflexes basé sur la concupiscence.

Quels que soient les changements apportés, le drame de la naissance et de la mort restera une affaire de choix, une question spirituelle. Nous ne sommes pas des animaux ; nos descendantes demeureront des êtres pensants.

Leur mode de vie dépendra de leurs pensées, de leur sensibilité, de la puissance de leur volonté.

Chapitre XI

Vers minuit, les constellations hivernales s’élevèrent au-dessus des montagnes qui barraient l’horizon à l’est, éveillant des reflets sur les glaciers. C’était la fin de l’été sur Stratos. La planète amorçait la phase descendante de son orbite, celle de la saison la plus longue. Plus de deux années terrestres s’écouleraient avant la lente remontée vers le printemps. D’ici là, le Pélican d’Euphrosyne, Epona et le Dauphin dansant occuperaient le trône altier de la nuit.

Maïa pensait souvent à la vie sur Florentine ou sur la Vieille Terre. Ça devait être très étrange, et pas seulement à cause des schémas primitifs de procréation. Elle avait lu que, sur la plupart des mondes habitables, les saisons étaient provoquées par l’inclinaison axiale de la planète et non par sa position orbitale. Et l’hiver était une saison où il faisait mauvais.

Dans l’atmosphère dense de Stratos, les cahots de l’été étaient vite oubliés au profit de la paix hivernale. Les nuages de pluie arrivaient par larges vagues, déversaient leur humidité sur les continents et repartaient faire le plein sur les mers. Durant les longs intervalles de beau temps, le soleil nourricier éclipsait de son éclat l’étoile de Wengel. La naine blanche n’était plus alors qu’une petite étincelle dans le ciel diurne, trop faible pour exciter les marins en goguette. La nuit, nulle aurore boréale ne flamboyait, seules les constellations brillaient au-dessus du jet-stream.

Ce sera bientôt la fête de la Fin de l’Automne, songea Maïa en regardant Thalla monter lentement vers le zénith. Les maisons de Plaisir de Port Sanger fermeront jusqu’à la mi-hiver. Les hommes des sanctuaires entreront en ville. On leur donnera des douceurs, du cidre ; les enfants monteront sur leurs épaules, leur tireront la barbe et ils riront.

La fête de la Fin de l’Automne marquait le début de la période de paix hivernale qui durait plus du tiers de l’année. En cette saison, les mâles étaient aussi inoffensifs que des lugars. On avait du mal à leur faire lever le nez de leurs livres, de leur bricolage ou de leurs grilles de jeu. La moitié de la Guardia aurait congé jusqu’au printemps. À quoi bon patrouiller des rues aussi sûres que les maisons ?

Maïa n’imaginait pas en quittant Port Sanger qu’elle passerait ce jour-là en prison. Y serait-elle encore pour la fête du Soleil lointain ? Elle voyait d’ici ses matonnes organiser des réjouissances et l’une d’elles se déguiser en Dame du Givre, avec son échelle magique sur l’épaule, sa baguette d’abondance à la main, et lui distribuer bonbons et pétards si elle avait été sage. Elle réprima un pincement au cœur.

« Par Lysos ! À la fête du Soleil lointain, je serai loin ! »

Elle se secoua pour chasser ces idées noires, leva son sextant miniature et se concentra sur l’horizon. Elle n’était sûre ni de l’heure ni de la date. Il lui serait difficile, dans ces conditions, de définir sa longitude avec précision.

Mais on n’a pas besoin d’avoir l’heure exacte pour calculer la latitude. Il suffit de connaître le ciel.

« Si seulement j’avais mon éphéméride », se dit-elle, en se demandant si la cheffe de gare de Sainte-Ecluse avait déjà jeté son sac et son contenu. Le mince volume donnait la position des étoiles de visée majeures avec toute la précision nécessaire. En son absence, il lui faudrait se fier à sa mémoire.

Maïa prit un autre repère sur Taranis, un amas stellaire compact où, disait-on, l’Ennemi avait dévasté deux planètes avant de connaître la défaite sur Stratos. Elle déplaça l’image dans le réticule, abaissa l’instrument afin d’examiner le cadran et inscrivit un nouveau chiffre sur son calepin.

Elle avait trouvé de quoi écrire dans une caisse marquée PAPETERIE. Elle s’était échinée à la hisser jusqu’à la fenêtre et lui avait fait refaire le trajet inverse en chute libre.

Le bruit avait été épouvantable. Les Guelles étaient venues aux nouvelles, coudes au corps, mais Maïa leur avait raconté qu’elle s’était cassé la figure en faisant de la gymnastique. (« Tout va bien. Merci quand même ! ») Ses geôlières étant enfin reparties en grommelant, Maïa avait écarté les lattes de la caisse qui s’était brisée dans la chute, y prélevant tout ce qu’il fallait pour écrire. Elle avait passé le restant de la soirée à tenter de localiser sa prison des hautes plaines.

Elle présenta son calepin à la lumière blafarde de Durga et acheva ses calculs. « La longitude est voisine de celle du message, constata-t-elle. Et la latitude est presque la même ! »

En voyant les chiffres et les lettres apparaître soudain sur l’écran, elle avait d’abord cru à une plaisanterie. Quelqu’un, à l’usine, avait dû insérer cet appel, comme Leie et elle, quand elles étaient petites, remplaçaient les cerneaux des noix de pétou par un bout de papier disant : « À l’aide ! Des écureuils nous retiennent prisonnières dans un pétou ! »

Elle avait révisé sa position. Le message n’avait pas été programmé en usine mais inscrit à moins de dix kilomètres d’ici. Pourtant, elle n’avait vu aucun signe d’habitation dans les parages. D’ailleurs, qui aurait survécu dans la région ?

Celle qui avait fait ça était donc dans la tour, à quelques mètres d’elle peut-être. Elle en éprouva une joie soudaine, aussitôt suivie d’un vague sentiment de culpabilité. « Ce n’est pas de te savoir en prison qui me réjouit. Mais, par Lysos, que c’est bon de savoir que je ne suis pas seule ! »

Elles devaient être dans des situations similaires, mais sa compagne d’infortune s’était révélée plus futée qu’elle : elle avait réussi à envoyer, avec du matériel destiné à la distraction des hommes, l’équivalent d’une bouteille à la mer.

Maïa admira l’ingéniosité de ce plan. Ces jeux électroniques étaient coûteux ; les Mères de Longue Vallée finiraient bien par les revendre soit à un sanctuaire de la côte, soit à une guilde maritime, en tout cas à des gens capables de lire le message. N’importe quel marin saurait retrouver la personne emprisonnée contre son gré.

D’un autre côté… Avant de tenter de réduire les pertes occasionnées par le sanctuaire inachevé, les Perkinistes attendraient sans doute d’être sûres que la drogue marchait. Ça risquait de prendre du temps. « Et même après, en supposant que les jeux soient enlevés, que le message tombe sous les yeux de quelqu’un – et pas de l’ennemi –, et que le quelqu’un en question mette les autorités au courant, que se passera-t-il ? »

Ce n’était pas comme si les autorités planétaires avaient des aéronefs militaires à revendre, ou des armées prêtes à s’ébranler pour corriger de lointaines injustices. Sans doute les autorités de Caria enverraient-elles une inspectrice ou une magistrate par mer, puis par train et à cheval, ce qui lui prendrait près d’un an, en mettant les choses au mieux.

Maïa n’était pas certaine de tenir jusque-là. L’autre prisonnière avait l’air beaucoup plus patiente. « Mais serons-nous toujours ici à ce moment-là ? »

« N’empêche, comme plan, c’est génial. Imaginer de dire tout ça avec un jeu de la Vie électronique ! » Qui avait pu avoir une idée pareille ? Sûrement pas un homme, renifla-t-elle dédaigneusement. Au moins une Savante. « Si seulement je pouvais la voir. Lui parler. Il doit bien y avoir un moyen…»

Elle s’apprêtait à passer la tête par l’étroite meurtrière pour vérifier les mouvements des étoiles quand le cliquetis nocturne se fit entendre.

Elle posa en hâte son calepin sur l’appui de la fenêtre, à la lumière de la lune, et nota : un trait vertical pour un cliquetis, un tiret pour chaque pause. Au bout d’une vingtaine de secondes, elle s’arrêta et relut les premières marques.

Clic, clic, pause, clic, récita-t-elle mentalement. Clic, clic, pause, pause… « Oui. Je suis sûre que c’est la même chose que l’autre nuit ! »

Elle dévala sa pyramide de caisses si vite que la structure instable vacilla et qu’elle se retrouva à quatre pattes par terre, sur les tapis. Elle se releva sans se soucier de ses écorchures.

— D’où cela vient-il ? murmura-t-elle en tendant l’oreille.

Le bruit semblait plus fort le long du mur est. Elle s’accroupit et rampa sur la pierre froide en repoussant les coussins qui lui barraient le chemin. Elle sentit enfin sous ses doigts une petite plaque de métal. Le bruit venait de là…

En palpant la plaque, elle appuya sur un minuscule bouton, faisant jaillir un éclair d’un bleu électrique. Elle poussa un cri et tomba à la renverse. Elle resta un moment assise sur la pierre glacée, à sucer ses doigts engourdis. Puis, quand elle fut remise de ses émotions, elle se releva et envoya promener les coussins afin de dégager la plaque. Chaque cliquetis était accompagné d’une brève étincelle.

« J’aurais pu m’en apercevoir avant au lieu de chercher des trappes et des passages secrets ! Voilà ce que c’est que de lire des romans d’imagination : on n’y apprend rien d’utile. »

Elle n’avait pas osé croire que ce cliquetis recelait réellement un code. Et pourtant, qu’est-ce que ça pouvait être d’autre ? Un événement fortuit, comme un court-circuit, aurait-il répété le même schéma deux nuits de suite ?

Encore tremblante, elle prit son calepin, son crayon, et transcrivit les éclairs intermittents. Elle voyait à peine ce qu’elle écrivait, dans l’obscurité. « On verra ça quand il fera jour », se dit-elle quand les cliquetis cessèrent, cinq minutes plus tard. « On dirait que la chance commence à me sourire…»

C’était une conclusion bien optimiste, mais l’espoir était un breuvage grisant, une fois qu’on y avait goûté. Glissant son calepin sous une pile de draps, elle s’enroula dans ses couvertures de fortune et s’apprêta à dormir.

Le sommeil ne vint pas vite. Elle échafaudait toutes sortes de scénarios improbables où des sauveteurs arrivaient dans un zep’lin majestueux en brandissant des documents couverts de sceaux officiels. Elle fut assaillie par des souvenirs poignants de Leie et se demanda si les cliquetis étaient vraiment un message. Et si oui, lui était-il spécifiquement adressé ?

« Idiote, se disait-elle à travers les strates gluantes du demi-sommeil. Qui pourrait savoir que tu es là ? »

Pour finir, Maïa rêva de Lysos.

Elle était assise, dans une robe fluide, à côté d’un tas d’atomes qu’elle enfilait comme les perles d’un collier ou les billes d’un boulier, et de petits clic ! ponctuaient son chant à bouche fermée, car la Fondatrice fredonnait en organisant les molécules d’ADN.

Maïa mit deux nuits à recopier le message entier. Cet exercice lui rappela celui auquel elles se livraient, Leie et elle, quand elles cherchaient à percer le secret de la cave des Lamaïs. Le troisième jour, elle était prête à charger la séquence dans la machine du jeu de la Vie. Elle s’assura d’abord qu’elle était programmée avec les règles en vigueur lorsqu’elle avait obtenu le fameux message. Les caractères RVRSBL CA 897W apparurent. « Pourvu que ce truc comprenne les cliquetis…» La surface de jeu se réduisit de nouveau à un carré de cinquante-neuf cases de côté, entouré d’une bordure complexe.

« Allez, c’est parti…» Elle recopia laborieusement le message en traduisant chaque cliquetis par une case noire et chaque pause par une case blanche. Quand elle arrivait au bout d’une rangée, elle continuait au-dessous, faisant aller le présumé message d’avant en arrière comme un serpent montant sur un mur. Après ce qui lui parut des heures, le fouillis résultant de ses efforts n’offrait aucun sens perceptible à l’œil.

Elle fut presque soulagée d’entendre tourner les clés dans la serrure. Elle couvrit le jeu, comme si les Guelles avaient assez de cervelle pour comprendre ce qu’elle faisait. Elle avait mal partout d’être restée si longtemps penchée sur la machine. « J’espère que je ne fais pas ça pour des prunes », songea-t-elle tout en déjeunant sous l’œil éteint des femmes.

« Et si ça ne marche pas, qu’est-ce que je ferai ? Je recommencerai, tiens, pardi ! Que pourrais-je faire d’autre ? »

Ses geôlières emportèrent le plateau et refermèrent la porte. Maïa retourna près du jeu et revérifia sa transcription. Elle croisa les bras, se tirailla le lobe des oreilles pour conjurer la chance et appuya sur la touche de départ.

Des cyclones, des tourbillons de formes pulsatives lui confirmèrent aussitôt qu’elle avait vu juste. C’était bien à ça que servaient les cliquetis nocturnes ! C’était un ensemble complexe de conditions préliminaires pour ce jeu bizarre. Elle reconnaissait la plupart des dessins : deux canons à planeurs envoyaient des formes cunéiformes à l’autre bout d’une zone semée de microbes, de dévoreurs, de balises et de pissenlits. Des dizaines d’autres formes se mélangeaient et se séparaient. Toute une écologie remplissait la grille de cinquante-neuf par cinquante-neuf. Maïa regardait fixement le tableau, crayon en main, mais les dessins étaient si ensorcelants qu’elle faillit laisser passer l’instant où les formes chaotiques formèrent soudain des rangées de signes ondoyants.

CY, DIS À GRVS SUIS A

49° 16’ 67° 54’

PAS CONTACT AV/ODO !

PRS SI NEC

Le message commença à se dissoudre presque à l’instant où il était apparu. Maïa s’empressa de le recopier avant qu’il ne s’anéantisse avec les derniers éléments « vivants » du damier. Celui-ci fut bientôt tout blanc. Elle regarda ce qu’elle avait écrit, le lut et le relut encore.

Le message ne lui était donc pas destiné. Plusieurs de ses rêves s’évanouirent. Allons, tant pis. Elle avait largement de quoi spéculer sur les intentions de son auteur, CY était-elle une clone ou une compagne de clan ? Et GRVS une maison assez puissante pour venir à son secours ? Maïa s’efforça de garder les deux pieds bien sur terre… L’autre prisonnière était peut-être une concurrente des Perkies du coin, que les Joplandes et leurs alliées retenaient en otage.

La dernière phrase du message recelait des implications inquiétantes. À moins qu’elle ne se trompe en pensant qu’elle signifiait « Pars si nécessaire ».

« Est-ce en rapport avec la drogue qui met les hommes en rut en hiver ? »

La prisonnière ne valait peut-être pas mieux que Tizbé et les Joplandes. Enfin, Maïa ne pouvait pas se permettre de se montrer difficile quant à ses alliées.

Chose étrange, le message qu’elle avait intercepté, au contraire du précédent, donnait l’impression d’être adressé à une personne bien précise et non à quiconque tomberait dessus par hasard, comme celui du jeu de la Vie. La bouteille à la mer que constituait le message du jeu n’était donc qu’un plan de secours. Ces cliquetis nocturnes semblaient viser à une plus grande efficacité.

Elle songea à la plaque de métal fixée au mur. Aux étincelles dans l’obscurité… La tour doit être raccordée au Réseau, ou à un système de communication de ce genre, se dit-elle non sans surprise. « Si c’était une exigence des hommes, je me demande bien à quoi ça aurait pu leur servir. »

Quel que soit le but initial de ce câble, l’autre prisonnière l’utilisait manifestement pour quelque chose… pour envoyer des impulsions électriques. Mais où ? Les fils ne menaient apparemment nulle part.

« Bon, et si l’autre prisonnière se servait du fil comme… d’une antenne ? Elle essaie peut-être d’envoyer un message radio ? » Maïa connaissait la théorie ; elle savait qu’on pouvait générer des ondes en faisant circuler rapidement des électrons dans un fil. Mais il y avait des générations que les com à usage domestique et les appareils qui équipaient les bateaux sortaient de usines sous forme de blocs sertis. Très rares devaient être les individus sachant les fabriquer.

« Ce doit être une Savante. Elles retiennent une Savante prisonnière ici ! »

Maïa songea à la mystérieuse proposition de récompense « pour tout renseignement » dont parlaient les informations, à Lanargh. Elle concernait peut-être cette affaire !

« Il faut que j’entre en contact avec elle. Mais comment ? »

Elle ne pouvait rédiger un message comme la Savante, en codifiant des conditions initiales que le jeu de la Vie transformerait en mots après mille girations complexes, mais ce n’était pas nécessaire. L’astuce de ces bouteilles à la mer ou de ces messages radio consistait à les transcrire de sorte que seule la personne à qui ils étaient destinés les comprenne. Maïa n’avait pas l’intention de communiquer au-dehors. Elle pouvait parfaitement envoyer des lettres capitales normales.

Avec son stylet, elle noircit des cases du damier afin d’obtenir le texte suivant :

SUIS AUSSI DÉTENUE ENTENDU CLIQUETIS

SUR FIL M’APPELLE MAÏA

Puis elle considéra son message. La première ligne était claire. Quant à la seconde, si la Savante ignorait que sa transmission était perceptible, elle s’en rendrait compte en recevant la réponse de Maïa.

Elle avait une bonne raison de simplifier son message : une fois transcrites en traits verticaux et en tirets, ses trois lignes prendraient vingt et une rangées de cinquante-neuf cases, soit (elle fit le calcul) un total de 1 239 cases à codifier en noir ou en blanc à l’aide d’impulsions allumé/éteint. Plus d’un millier ! Certes, l’autre prisonnière avait envoyé un message encore plus long, mais le système de Maïa exigerait des pauses plus longues. Si elle faisait des pauses de cinq mesures ou plus, la destinataire risquait de perdre le compte des impulsions.

Elle opta finalement pour un message beaucoup plus simple :

ICI MAÏÀ ICI MAÏÀ ICI MAÏA

Cela faisait encore 413 impulsions, une fois les rangées développées en chaîne, mais ça paraissait jouable, étant donné surtout que le message était répétitif.

Restait à trouver le moyen d’envoyer ledit message.

Elle avait envisagé de cogner aux murs ou sur des tuyaux, mais il était à craindre que le bruit ne porte pas assez loin, ou – pis – qu’il alerte ses geôlières.

« Il va falloir que je m’y prenne comme elle, conclut-elle. En utilisant l’installation électrique. »

Seulement elle n’avait qu’une source d’électricité, et il suffirait d’une erreur pour rompre son seul contact avec le monde extérieur. Avec précaution, elle retourna le jeu de la Vie et ôta la trappe d’accès à la batterie.

Elle décida d’attendre la fin de la transmission de la nuit. Elle vérifia que le message de la Savante était bien toujours le même. Les étincelles cessèrent au moment habituel, la laissant dans la vague lueur de la lune filtrant par la meurtrière. Elle s’était exercée, en prévision de ce moment, aux mouvements qu’elle devait faire, mais elle dut s’y reprendre à plusieurs fois avant d’attraper les fils déconnectés sous le jeu de la Vie et de les approcher de la plaque murale.

Elle avait fait des lettres en gros carrés largement espacés, afin qu’on puisse les lire même dans la pénombre.

« Advienne que pourra…», se dit-elle en effleurant avec l’un des fils le bouton qui dépassait de la plaque. Il ne se passa rien. Elle plaça un fil sur le bouton, l’autre contre la plaque, et déclencha une étincelle qui la fit sursauter. Serrant les dents, elle se pencha pour mieux voir sa feuille et commença à tapoter avec les fils, suscitant une étincelle pour chaque case noire et faisant une pause pour chaque blanc.

Si ça se trouve, elle ne faisait que vider la batterie. Elle espérait pouvoir la recharger en plaçant le jeu devant la fenêtre, pour qu’il absorbe l’énergie solaire. Mais elle était peut-être en train de l’épuiser en pure perte.

Elle avait du mal à suivre les rangées successives de cases noircies à la main. La sueur lui coulait dans les yeux, malgré le froid, et elle s’aperçut à un moment donné qu’elle avait sauté toute une ligne, mais ça ne devait pas empêcher de comprendre le message, et puis elle n’allait pas recommencer.

Arrivée au bout de la dernière rangée, elle poussa un soupir de soulagement et s’adossa au mur en faisant des moulinets avec ses bras. Son interlocutrice devait comprendre que le message était terminé, mais elle avait peut-être été prise au dépourvu. Maïa se pencha et répéta tout l’exercice.

« Je me demande s’il se passe quelque chose… J’ai oublié mes maigres notions d’électricité. Sans résistance, sans condensateur, si ça se trouve, j’envoie de l’électricité dans le sol et c’est tout. »

Clic, clic, pause, pause, pause, clic… Elle essayait de se concentrer et de transmettre sur un rythme régulier, comme la Savante. C’était particulièrement important pour le décompte des longues pauses. Elle s’aperçut que ça marchait mieux quand elle comptait tout haut.

Ici Maïa… Ici Maïa… Ici Maïa…

La seconde transmission fut beaucoup plus dure que la première. Elle avait des crampes dans les doigts, mal au cou et la transpiration lui piquait les yeux. Mais la seule chose qui comptait, c’était cette mince chance de parler à quelqu’un.

Je vous en supplie, entendez-moi…

Ici Maïa… Oh, je vous en prie…

Elle termina la seconde transmission, les mains trop raides pour lâcher les fils dénudés. Il n’y aurait pas de troisième essai. Même si elles en avaient encore l’énergie, la batterie et elle, ce serait trop risqué. Les gardes étaient peut-être habituées à entendre une série de cliquetis, comme on s’habitue à la présence d’un criquet. Mais un trop grand changement dans leur train-train ne passerait pas.

Une soudaine étincelle la fit bondir. Il lui fallut un instant pour comprendre que ce n’était pas elle qui l’avait provoquée. Elle chercha fébrilement son crayon et son calepin.

Elle traduisait chaque étincelle par un trait vertical, l’obscurité par un tiret. Elle comprit bientôt, malgré ses yeux brûlants, qu’il ne s’agissait pas d’une redite, mais d’un message complètement nouveau. Elle avait réussi !

Puis tout s’arrêta et le silence retomba, la laissant les yeux fixés sur plusieurs feuilles remplies du code mystérieux.

L’impatience fit trembler ses muscles déjà tendus. Elle n’avait pas assez de lumière pour remonter le jeu de la Vie. Ça devrait attendre le matin.

« Mais je ne peux pas attendre. C’est impossible ! » Elle refoula une vague de frustration. « Tu feras ce qu’il faut faire », se répondit-elle. Elle s’obligea à se détendre, un muscle après l’autre, et s’astreignit à respirer régulièrement.

« Enfin, je peux toujours mettre ça au propre », se dit-elle en regardant ses griffonnages. Elle se leva, s’étira et gravit prudemment sa pyramide de caisses jusqu’à la fente.

Durga avait laissé place à une lune plus petite, Aglaé, qui brillait juste assez pour lui permettre de travailler. Ligne par ligne, elle traduisit chaque clic par une case noire et chaque pause par une case blanche. Au bout de la première rangée de cinquante-neuf cases, elle passa à la suivante. Comme ça, si elle arrivait à remonter la machine, elle pourrait tout de suite charger les conditions préliminaires, lancer le jeu et lire le message. Et puis, après un tel labeur, elle dormirait sûrement de bon cœur.

Elle était tellement absorbée par sa tâche qu’elle ne vit pas tout de suite la différence. Elle comprit quand même, au bout d’un moment, que, contrairement aux autres fois, les clic semblaient déjà organisés en groupes compacts. Elle cligna des yeux, recula la tête et vit…

SALUI MAIA. A DEMAIN. KENNA

« Évidemment. Elle a transcrit son message à ma façon, sans le coder ! Je peux le lire tout de suite ! »

Maïa redoubla d’énergie. Deux rangées plus tard, le message était lisible.

SALUT MAÏA. À DEMAIN. RENNA

Un coup de vent envoya ses papiers au bas de sa plateforme de fortune, mais elle ne s’en rendit même pas compte. Elle était trop occupée à essuyer des larmes brûlantes de bonheur.

Selon les plus radicales d’entre nous, je manquerais de hargne pour mener cette expérience. Je ne haïrais ou ne redouterais pas assez le mâle pour minimiser son rôle dans le monde. Pourtant, à quel avenir serait vouée une entreprise fondée sur la haine et la peur ? J’ai aimé et admiré des hommes dans ma vie, j’en conviens. Nos fils et nos petits-fils seront peu nombreux, mais nous devons leur faire une place, à eux aussi.

D’autres prétendent que je ne m’intéresse qu’au problème de l’autoclonage et à élargir le champ des possibles dans le domaine de la reproduction humaine. D’après elles, si les hommes étaient capables de porter des répliques d’eux-mêmes, je leur aurais donné le pouvoir, à eux aussi.

C’est possible. Mais quid d’un homme pourvu d’un utérus ? Il acquerrait inévitablement d’autres attributs féminins et cesserait d’être un mâle. Quel intérêt, je vous le demande ?

En résumé, tous nos progrès génétiques et les projets culturels correspondants seront réduits à néant si nous faisons preuve de condescendance ou de rigidité. L’héritage, les mythes que nous léguons à nos enfants doivent être inscrits dans la chair, ou ils échoueront. L’adaptabilité doit accompagner la stabilité, sinon le spectre de Darwin reviendra nous hanter et nous rappeler le châtiment réservé aux présomptueux.

Nous voulons le bonheur de nos descendants. Mais avec le temps, un seul critère jugera de nos efforts : la survie.

Chapitre XII

Maïa et sa nouvelle amie passèrent les jours suivants à communiquer malgré les murs qui les séparaient. Renna envoyait des messages codés, compactés, conçus pour être déchiffrés par le jeu de la Vie. Cette méthode permettait de transmettre en quelques minutes un plein écran de texte, mais, quand le moment venait de répondre, Maïa se sentait stupide et lente. Elle mettait la journée à fournir une seule ligne, dont la transmission l’épuisait et la mettait en rage.

… NE PANIQUE… PAS… MAÏA…

… VAIS T’APPRENDRE AUTRE CODE…

… POUR LETTRES… MOTS SIMPLES…

Maïa nota le système que Renna lui transmit, et appelé « Morse ». Elle en avait entendu parler. Certains clans utilisaient des codes très anciens. « Encore un truc que les Lamaïs auraient pu nous apprendre », songea-t-elle, morose.

O : – – – P :. – –. Q : – –. –

Le code était assez simple, en effet : chaque tiret figurait un coup long, et chaque point un court. La rédaction du message suivant de Maïa en fut grandement facilitée.

POURQUOI UTILISER CODE JEU DE VIE ET PAS MORSE PLUS DUR JE TROUVE

À quoi Renna répondit :

Et devant les yeux stupéfaits de Maïa, le message de son amie se brouilla et forma une suite de dessins flamboyants évoquant les feux d’artifice de la fête des Fondatrices.

Même compactée, la communication suivante de Renna faisait trente bonnes rangées de cases noires et blanches. Le coup d’envoi déchaîna une « écologie » sauvage, avide, de pseudo entités qui s’entre-dévorèrent et finirent par se résoudre, après maintes girations, en une esquisse montrant des plaines et des montagnes à l’arrière-plan, encadrées par une meurtrière. Un paysage manifestement vu de la tour. Pas celui que Maïa voyait de sa fenêtre, mais une vue similaire.

L’autre prisonnière poursuivait ainsi :

VIE EST ORDINATEUR UNIVERSEL

OFFRE DAVANTAGE POSSIBILITÉS

PLUS DIFFICILE À ESPIONNER

Maïa était impressionnée. Néanmoins, elle répondit :

L’AI BIEN FAIT. POURQUOI PAS D’AUTRES ?

La réponse de Renna fusa, un peu penaude :

MOINS HABILE QUE JE PENSAIS

Et sur l’échiquier apparut un visage étroit aux cheveux courts, les yeux levés au ciel, les épaules haussées. La caricature arracha à Maïa un gloussement ravi.

Les jours suivants, Renna lui apprit à connecter son jeu de la Vie au circuit mural et à envoyer ses messages directement, au lieu de manipuler les fils, ce qui était laborieux et dangereux. Renna émettait toujours à minuit ses ondes radio rudimentaires, dans l’espoir d’entrer en contact avec quelqu’un du dehors. Le reste du temps, elles communiquaient sur courant faible, pour ne pas attirer l’attention des gardiennes.

Renna faisait preuve d’une chaleur et d’une sympathie si réconfortantes que Maïa eut bientôt envie de lui faire ses confidences : son départ de Lamatie, la disparition de Leie, sa rencontre avec Tizbé et comment elle s’était retrouvée impliquée dans un noir trafic auquel elle n’était guère préparée, elle, une jeune var qui venait de s’envoler du nid. Raconté aussi sèchement, son récit faisait cruellement ressortir l’injustice de sa situation. Elle avait toujours entendu dire que la vertu et le labeur étaient récompensés. Tu parles !

Maïa s’excusa de l’incohérence de son récit, qu’elle mettait sur le compte de l’émotion, C’EST DUR POUR MOI, transmit-elle d’une main tremblante. La réponse de Renna fut à la fois compatissante et un peu interloquée :

À 16 ANS TU DEVRAIS ÊTRE HEUREUSE

QUEL GÂCHIS !

Cette marque de sympathie l’émut aux larmes. Tant d’aînées oubliaient qu’elles avaient elles aussi été un jour sans expérience et désemparées.

La conversation se poursuivit, faite de moments d’émotion, d’échanges chaleureux et de malentendus hilarants, concernant le nom de la lune qui brillait dans le ciel, par exemple. Ou quand Renna se mit à écorcher le nom des villes et les citations du Livre des Fondatrices. Maïa était sûre qu’elle le faisait exprès pour la tirer de sa morosité, et ça marchait : mise au défi de relever les erreurs de sa compagne de captivité, elle redoubla de vigilance et son moral remonta.

Maïa se prit bientôt, pour cette femme qu’elle n’avait jamais rencontrée, d’une affection surprenante par sa vivacité.

C’était un sentiment fréquent chez les filles d’hiver. Un sentiment prévisible, même, au bout de quelques générations.

Il arrivait souvent que des Lamaïs de trois ans s’entichent de sœurs-clones d’un an plus âgées, fassent leurs quatre volontés et se désespèrent à la moindre de leurs rebuffades. Puis, à quatre ans, elles étaient à leur tour l’idole de plus jeunes, qu’elles faisaient tourner en bourrique comme on les avait fait marcher l’année précédente. L’hiver de leur cinq ans, les clones de Lamatie s’amourachaient inévitablement de clones un peu plus âgées, d’une citadelle voisine, généralement une Trevor ou une Wheatley. Ça leur passait vite, et puis les Trevor et les Wheatley étaient des alliées. Le pire restait à venir. À six ans, les Lamaïs ne pouvaient s’empêcher, malgré les avertissements des Mères, de faire une fixation sur une de ces grandes Yort-Wong. L’ennui, c’est qu’une rivalité ancestrale opposait les Yort-Wong et la maison de Lamatie.

Les Lamaïs pleuraient toutes les larmes de leur corps pendant cette révolte automnale dont la cérémonie d’initiation venait les distraire. Mais comment les éphémères attentions d’un homme pourraient-elles apaiser les affres de cette passion non payée de retour ? Même les six-ans qui avaient eu la chance d’être élues pour l’amorce n’en sortaient pas indemnes. Elles arboraient ensuite leur détachement comme une armure. Elles traitaient avec leurs clientes et leurs alliées, négociaient des accords commerciaux et sexuels complexes avec les marins. Mais pour le Plaisir, elles engageaient des professionnelles.

Quant au reste, elles se tenaient compagnie.

Maïa et Leie étant vars, rien de leur vie n’était programmé, pas plus leur affect que le reste. La gamme des sentiments allait de la passion sensuelle confinant au rut au chaste désir d’être près de l’élue de son cœur. Chansons populaires et histoires romantiques exaltaient ce dernier amour comme le plus raffiné, même si tout le monde, à part quelques hérétiques, s’accordait à dire qu’il n’y avait aucun mal à se toucher, si les deux cœurs étaient sincères. Le côté physique de l’affection entre femmes passait pour noble, doux, et pour ainsi dire non sexuel. Les jumelles n’avaient de la question qu’une connaissance théorique. Il leur était arrivé d’avoir un penchant pour des camarades de classe, des compagnes, certaines de leurs professeurs, mais rien de sérieux. Et depuis leur cinq ans, elles n’avaient guère eu le temps d’y songer.

Maïa ressentait à présent quelque chose de plus fort. Elle saurait bien quel nom lui donner, si elle avait le courage de se l’avouer. Elle avait trouvé en Renna une âme noble et généreuse, qui ne la mépriserait pas parce qu’elle était une var. Elle l’imaginait sous les traits d’une Savante ou d’une haute fonctionnaire du continent de l’Arrivée, mais quand Maïa l’interrogea sur ses origines, elle lui répondit :

MA FAMILLE ÉTAIT DANS L’HORLOGERIE

PAS VUE DEPUIS UN MOMENT SEMBLE

AVOIR PERDU NOTION DU TEMPS

Maïa se demandait toujours si elle la taquinait. En tout cas, ce n’était jamais méchant. Renna ne s’étendit pas sur la façon dont elle s’était retrouvée prisonnière.

LES BELLÈRES SE SONT EMPARÉES DE MOI

AU COURS D’UNE EXCURSION SOLITAIRE

Les Bellères ! La famille de Tizbé ! Maïa et Renna avaient donc des ennemies communes ! Quand Maïa le lui dit, Renna en convint avec tristesse et répugnance, à ce qu’il lui sembla.

Maïa la questionna sur « CY » et « GRVS », mais sa compagne répliqua qu’il valait mieux pour elle rester dans l’ignorance de certaines choses et remit leur évasion sur le tapis.

Il leur fallait d’abord définir leurs positions relatives. Maïa se faufila dans la meurtrière, tendit le cou au-dehors et vit une rangée d’ouvertures comme la sienne, qui faisait le tour du sanctuaire inachevé, cinq mètres au-dessous de la galerie qu’elle avait aperçue en arrivant. En comparant leur vision de certains points de repère, elles arrivèrent à la conclusion que la fenêtre de Renna, qui donnait sur l’est, était juste au-delà de la courbure de la tour, celle de Maïa donnant au sud-est. De l’autre côté, Maïa distinguait l’entrée.

Maïa raconta à Renna qu’elle avait songé à défaire des tapis pour tresser une corde. Tout en saluant son enthousiasme, sa compagne d’infortune objecta qu’elles étaient bien trop haut pour songer à s’enfuir ainsi. Force était à Maïa de lui donner raison, surtout au vu de son piètre travail. Elle n’en continua pas moins à tenter de reproduire les cordages des marins du Wotan. « D’abord, ça m’occupe », se disait-elle. Et puis, si Renna poursuivait ses appels nocturnes, elle voulait contribuer à l’effort, même par quelque chose d’aussi futile.

Elle dissimulait soigneusement ses activités à ses geôlières. Au moment des repas, elle leur disait qu’elle se passionnait pour le jeu de la Vie, et voyait, à sa grande satisfaction, leur regard s’éteindre : elles ne voulaient pas de vagues, c’est tout. Pour ça, elles pouvaient compter sur Maïa.

Elle fut donc surprise d’entendre sa porte s’ouvrir un après-midi, plusieurs heures avant le dîner. Elle n’eut que le temps de cacher sa corde sous un tapis. Les Guelles entrèrent, l’air penaud. Maïa comprit pourquoi quand une silhouette familière se profila entre elles : Tizbé Bellère !

Son ex-assistante bagagiste parcourut la pièce du regard, esquissa une expression de dégoût vaguement amusé en voyant le pot de chambre couvert et fronça le nez, comme si elle humait des odeurs qui ne gênaient pas une var mal dégrossie.

Maïa se redressa. « Vas-y, Tizbé, rigole toujours. J’ai réussi à rester en forme et civilisée, ici. Échangeons les rôles ; on verra comment tu t’en tires ! »

Tizbé ne se méprit pas. Son amusement décrût d’un cran.

— Eh bien, on dirait que la captivité te réussit, Maïa. Tu es positivement radieuse.

— Retourne sur Terre, Tizbé. Et emmène tes amies avec toi.

— Quel langage ! répondit la clone, faussement scandalisée. Continue comme ça, et tu seras bientôt trop grossière pour te présenter dans la bonne société.

— Ta bonne société, ricana Maïa, tu peux te la carrer…

Tizbé reprit l’avantage en étouffant un bâillement et en agitant vaguement la main devant elle.

— Fais-moi grâce de ces platitudes. Le voyage a été dur et je dois bientôt repartir. Allons, j’aurai peut-être l’occasion de passer te dire au revoir, fit-elle en tournant les talons.

— Euh… tu n’es pas venue…, bredouilla Maïa, abasourdie.

— Pour t’interroger ? Te torturer ? ironisa Tizbé, sur le pas de la porte. C’est ce qui se passerait dans un de ces romans pour vars que tu lis, paraît-il. Les méchantes sont censées se réjouir du malheur de leurs victimes et leur tenir de grands discours. Désolée de te décevoir. Je jouerais peut-être ce rôle si j’en avais le temps. Mais honnêtement, as-tu quoi que ce soit d’intéressant à me révéler ? Que retirerais-je de l’interrogatoire d’une espionne aventuriste de ton espèce ?

— Une quoi ? fit Maïa en ouvrant de grands yeux.

Tizbé tira un papier chiffonné d’une de ses manches. Maïa reconnut le tract que lui avait donné l’hérétique à Lanargh. Ses ravisseuses avaient donc fouillé le sac qu’elle avait laissé à Sainte-Ecluse. Elle ne se donna pas la peine de prendre l’air offusqué.

— Vous m’avez prise pour une aventuriste à cause de ça !

— Piètre espionne qui se promène avec une preuve aussi flagrante sur elle, je te l’accorde. Mais l’appel com que tu as passé de chez les Joplandes nous a obligées à prendre des mesures. Tu as attiré l’attention des autorités sur nous plus tôt que prévu, et tu nous le paieras. Enfin, rien n’est perdu, ajouta-t-elle avec un sourire. Bon, je suis ravie de voir que tu ne t’apitoies pas trop sur ton sort. Peut-être, quand tout sera réglé, pourrons-nous te trouver une place parmi nous.

— Dans votre bande de criminelles ? Espèces de… d’exploiteuses du droit de naissance ! lança-t-elle, reprenant l’une des expressions qu’elle avait entendues à la radio de Thalla.

— Notre petite radicale se montre donc sous son vrai jour ! Je te ferai porter des livres. Tu y découvriras le bien-fondé de notre action, ses avantages pour Stratos et les femmes.

— Merci, répliqua Maïa avec une ironie mordante. Tu peux te dispenser d’y inclure la Voie perkiniste. Je l’ai déjà lue.

— Ah bon ? fit Tizbé en haussant les sourcils. Et alors ?

— Alors, à mon avis, Lysos aurait aimé étudier les dingues comme vous au microscope, pour voir où elle s’était trompée, rétorqua Maïa avec un sourire qu’elle espérait à la fois méprisant et compatissant.

Pour la première fois, l’autre donna l’impression d’accuser le coup. Elle lui lança un coup d’œil furibond.

— Profite bien de ton séjour, jeune var.

Elle sortit. Les gardes la suivirent en évitant soigneusement le regard de Maïa, et refermèrent la porte derrière elles.

« Tizbé se fiche pas mal de moi. Je ne suis qu’une petite gêneuse sans importance. » Autant pour l’ego de Maïa. Mais elle savait déjà à quoi s’en tenir sur son rôle en ce monde. « Ce n’est pas pour moi qu’elle a fait le voyage jusqu’ici. Elle avait quelque chose de plus urgent à faire. »

Tout à coup, elle eut l’illumination : « Renna ! »

Elle courut vers son jeu de la Vie, encore branché… et s’arrêta net. Leurs cellules étaient tout près l’une de l’autre. Tizbé risquait d’être déjà chez Renna quand Maïa enverrait son avertissement et elle comprendrait que les prisonnières avaient un moyen de communiquer. Maïa imagina ce que serait son existence si elle se retrouvait à nouveau seule. Le sentiment qu’elle éprouva lui rappela celui qu’elle avait connu quand Leie avait disparu.

Elle se sentit tout à coup affreusement impuissante. Elle escalada sa pyramide de caisses, se faufila dans sa fenêtre et tendit le cou au-dehors. Des femmes gardaient des chevaux devant l’entrée. L’escorte des Bellères, probablement.

Elle redescendit, s’assit par terre et reprit le tressage de sa corde en attendant, angoissée, un signe de vie de Renna. Après un long silence, un bruit de clés lui fit jeter un tapis sur son travail. On lui apportait son dîner. Elle mangea vite, en silence, impatiente de se retrouver seule. Mais quand ses gardiennes repartirent, sa solitude lui parut insupportable.

« Et si Tizbé avait emmené Renna ? »

Maïa retourna fébrilement à la fenêtre. La troisième fois, les femmes et les chevaux avaient disparu. Un frisson de terreur la traversa, mais il n’y avait personne sur la route. Le soir tombant, elles avaient dû s’abriter dans le sanctuaire.

Maïa se remit à l’ouvrage en ruminant de plus belle. « Tizbé a dit qu’elle repartait, mais elle n’a pas précisé si…»

Des cliquetis venant du mur la firent sursauter.

« Renna ! Elle va bien ! »

Maïa lâcha sa corde et attrapa son calepin, le cœur battant. Renna ne transmit pas un scénario de Vie élaboré mais une brève série de points et de tirets en Morse. Ce ne fut pas long. Maïa devina plus qu’elle ne traduisit plusieurs mots. Et elle s’écria : « Non ! »

MAÏA. NE RÉPDS PAS. ON M’EMMÈNE.

T’OUBLIERAI JMS DIEU TE GARDE. RENNA

Il peut faire très froid, le soir, dans les hautes plaines, surtout au début de l’hiver. Et plus encore au bord d’un précipice exposé au vent.

Les parois rugueuses lui râpaient les épaules. Maïa était à plat ventre dans la meurtrière, sur une planche empruntée à la caisse défoncée et dont elle se servait comme d’une canne à pêche pour faire pendre sa corde au-dehors. Elle la balançait de gauche à droite et d’avant en arrière, lui imprimant un mouvement de balancier.

Elle serrait les dents pour s’empêcher de trembler. Et pas que de froid. Le sol était affreusement loin. Même si sa corde avait été assez longue – et faite par des artisanes compétentes, pas tressée à la main par une cinq-ans sans expérience –, elle n’aurait jamais osé entreprendre une telle descente.

« Ouais, et qu’est-ce que tu essaies de faire, là ? »

Le message de Renna l’avait complètement paniquée. Pas seulement l’idée des mois, des années, peut-être, de solitude qui l’attendaient. La perte de cette nouvelle amie, alors qu’elle ne s’était pas encore remise de celle de Leie, lui avait porté un coup presque physique. Sa première impulsion avait été de se rouler sous ses rideaux et de sombrer dans le désespoir.

Elle y songea pendant trente bonnes secondes. Puis elle refit le tour du problème, passant toutes les possibilités en revue, y compris celles qu’elle avait précédemment rejetées.

La porte et les murs ? Il faudrait des explosifs pour les ébranler. Appeler ses geôlières et les maîtriser ? Absurde. Surtout tant que Tizbé et son escorte seraient dans le coin.

Restait la fenêtre. Mais elle était beaucoup trop haut du sol. Elle apercevait, vers la gauche, les meurtrières d’autres cellules comme la sienne. Elles semblaient inaccessibles. Et puis à quoi bon échanger une prison contre une autre ?

Elle se contorsionna pour voir ce qu’il y avait au-dessus d’elle et avisa la loggia à colonnes qui faisait le tour du sanctuaire, cinq ou six mètres plus haut.

« Si quelqu’un pouvait me lancer une corde de là-haut », se dit-elle ironiquement, puis du désespoir jaillit l’inspiration : « Et si, moi, j’en jetais une là-haut ? »

C’était quand même risqué. Il lui faudrait une sorte de grappin qui ne gêne pas le balancement qu’elle imprimerait à la corde pour l’envoyer jusqu’à la balustrade et – si tout allait bien – lui permette de s’y accrocher.

Elle remit à plus tard le dernier problème : oserait-elle confier sa précieuse personne à ce dispositif de fortune ? « Il sera bien temps de voir le moment venu », se dit-elle.

Elle avait alors dépiauté sa réserve de calepins pour en récupérer les mécanismes à ressort. « Si je pouvais bidouiller ces trucs pour qu’ils s’ouvrent en touchant la balustrade…»

C’était plus facile à dire qu’à faire. Après avoir arraché les attaches, elle les plia sur une planche, en accrocha plusieurs au bout de la corde et passa à l’expérimentation. Son grappin improvisé s’accrochait deux fois sur trois. Le segment de corde qu’elle soumit au test supporta son poids. Elle se rendait bien compte tout de même que confier sa vie à ce bidule improvisé était un acte fou, ou désespéré. Ou les deux.

Elle avait passé une boucle de fil autour des attaches pour en faire un paquet compact, afin d’éviter qu’elles ne tintent le long de la paroi. Elles ne devaient s’ouvrir qu’en touchant le balcon, pas avant. Elle avait enfin regagné son perchoir avec une planche en guise de canne à pêche et commencé à dérouler la corde.

C’est à peine si elle en voyait le bout quand elle pendait à la verticale, mais quand elle commença à se balancer, elle apercevait le grappin chaque fois qu’il passait sur certaine plaque de neige au sol. Il monta bientôt assez haut pour se découper sur les nuages qui voilaient la lune à l’est.

À gauche, à droite… à gauche, à droite. Elle en avait plein les bras. Son cœur s’arrêtait chaque fois que le paquet d’attaches cognait contre la paroi, et elle devait se pencher encore plus pour éviter qu’il ne s’accroche au retour.

« Tiens bon, mauviette ! » C’est ce que lui disait Leie quand elles sortaient sournoisement la nuit pour peindre en bleu les statues de la cour d’Été. La troisième fois qu’elles avaient fait ce coup-là, les Mères du clan avaient verrouillé pour la nuit toutes les portes donnant sur la cour et répandu des cendres autour des monuments pour repérer les traces de pas.

Ça n’avait rien empêché.

« Je fais ce que je peux ! » avait-elle grommelé, la dernière nuit. Elle tenait fermement la corde faite de draps noués bout à bout, dont l’autre extrémité était attachée aux pieds de sa sœur. Elle avait eu moins de mal, les autres fois, à la faire descendre du toit avec son seau et son pinceau ; elle pouvait s’arc-bouter au faîte crénelé. Cette nuit-là, elle n’avait que ses muscles d’adolescente pour lutter contre la gravité.

Et c’est ce qu’elle se répétait à présent, une année plus tard : « Je fais… ce que… je peux…» Elle avait l’impression de lutter contre un poisson qui luttait et tressautait convulsivement. Elle lui laissait du mou, tentait d’utiliser son élan pour lui faire franchir l’horizontale, mais la corde renâclait et retombait, tirant sur ses épaules en feu.

Leie avait obstinément refusé d’impliquer Maïa. Il était pourtant évident qu’elle n’avait pas fait le coup toute seule. Tout le monde savait que c’était Maïa qui tenait la corde. Et qui l’avait lâchée quand une tuile avait cassé, si bien que Leie s’était brutalement retrouvée par terre, au milieu d’un mélange de peinture, de cendres et de morceaux de tuile.

Leie avait enduré la punition avec stoïcisme. Elle ne lui en avait jamais reparlé. Tout le monde était au courant ; ça lui suffisait.

« Renna, songeait Maïa en serrant les dents. Me voilà…»

Cette saleté de grappin arrivait au niveau de la balustrade de pierre mais refusait de passer par-dessus. Elle orienta la planche afin que la corde se rapproche du mur en arrivant à son apogée, mais la courbure de la paroi l’en empêchait.

Ça devait pourtant marcher. Peut-être qu’en combinant changements d’inclinaison et petites poussées… En prenant son temps et en s’exerçant plusieurs soirs d’affilée…

— Non ! souffla-t-elle. Il faut que ce soit ce soir !

Par deux fois encore, le grappin effleura le balcon avec un raclement assourdi. Maïa comprit qu’elle n’arriverait à rien. Elle fit encore deux essais. Un qui réussit presque. Un qui rata complètement.

« Ce coup-ci, ça suffit, songea-t-elle, résignée. Va te coucher. Tu recommenceras dans quelques heures, si tu veux. »

Elle ne sentait plus ses épaules. Elle laissa les oscillations s’éteindre peu à peu. Le grappin n’atteignait déjà plus la balustrade.

Le coup suivant, il monta encore juste assez haut pour que quelqu’un passe une main par-dessus le balcon et l’attrape.

Sidérée, tremblante de froid et d’épuisement, Maïa resta un moment à plat ventre dans sa meurtrière de pierre, les yeux levés sur la paroi rugueuse de la citadelle vers une silhouette noire qui éclipsait les constellations hivernales.

Maïa crut d’abord que c’était cuit. Tizbé ou ses complices allaient venir lui prendre son matériel, les caisses, et même les rideaux qu’elle avait découpés en lanières pour tresser sa corde, et elle se retrouverait dans une situation pire que jamais. Mais au lieu de pousser les hauts cris, comme n’importe quelle gardienne, la silhouette faisait des signes furtifs. Maïa n’en saisit pas le sens, mais elle comprit au moins une chose : elle ne tenait pas plus qu’elle à faire du bruit.

« Renna ? » Aussitôt né, l’espoir s’évanouit. Sa cellule était plus loin et plus bas. À moins que sa compagne d’infortune n’ait eu elle aussi un plan génial de dernière minute…

L’ombre se déplaça vers l’ouest le long de la balustrade tout en maintenant la corde de Maïa au-dehors. Quand elle fut parvenue à l’aplomb de sa meurtrière, elle fit signe à Maïa d’attendre, disparut un instant et reparut. Quelque chose descendit alors vers elle.

« C’est un peu vexant, se dit Maïa. Elle n’apprécie pas mon œuvre. Très bien. J’utiliserai sa vulgaire corde du commerce. »

Elle était plutôt soulagée, à vrai dire. Elle songea un instant à retourner dans sa cellule chercher… chercher quoi ? En dehors du sextant attaché à son poignet, elle ne possédait rien.

Elle s’attacha la nouvelle corde sous les aisselles et s’aventura peu à peu dans le vide. Et si c’était un piège ? Si Tizbé était en train de préparer son suicide, ou un déplorable accident, survenu à l’issue d’une tentative d’évasion ?

Et quand bien même ? Elle n’avait pas le choix…

Elle plaqua ses pieds au mur et s’apprêta à monter à la force des poignets quand, à sa grande surprise, la corde se raidit et la remonta rapidement vers le balcon. « Soit elles sont douze, là-haut, se dit-elle. Soit elle a un treuil. »

Comme le balcon approchait, elle se forgea une expression étudiée afin de ne pas manifester sa déception si c’étaient Tizbé et ses gardes qui l’attendaient. « Elles peuvent compter sur moi pour vendre chèrement ma peau », se promit-elle. Puis des bras la tirèrent par-dessus la rambarde… et elle s’abandonna à la joie.

— Kiel ! Thalla !

Ses compagnes, rayonnantes, la délièrent.

— Surprise ? souffla Kiel, et son visage sombre se fendit d’un sourire éclatant. Tu croyais quand même pas qu’on allait t’laisser pourrir dans c’repaire de Perkies, non ?

— Comment avez-vous su où j’étais ? commença-t-elle, sidérée qu’elles ne l’aient pas oubliée, puis elle s’interrompit.

Elles n’étaient pas seules. Derrière elles se trouvait, en train de s’enrouler la corde autour d’une épaule… un homme ! Glabre, mince pour un mâle, il lui sourit avec une familiarité qu’elle trouva plutôt effrontée et déconcertante.

Sa présence expliquait qu’ils l’aient remontée si vite mais posait d’autres questions… Par exemple, que faisait un mâle si loin de la côte, à se mêler d’histoires de femmes ?

— Disons qu’on t’a un peu cherchée, répondit Thalla avec un petit rire. On te racontera. Pour l’instant, filons d’ici !

Elle se détourna, mais Maïa secoua fermement la tête.

— Pas si vite. Il y a quelqu’un d’autre à sortir de là. Une autre prisonnière !

Thalla et Kiel se regardèrent, puis regardèrent l’homme.

— J’croyais qu’y avait que ces deux-là, dit Thalla.

— C’est exact, confirma l’homme. Maïa…

— Non ! Venez, je sais où elle est. Renna…

— C’est moi, Maïa.

Ces mots la firent piler net. Elle se retourna et regarda derrière Thalla et Kiel, hilares, l’homme qui s’avançait vers elle avec un sourire gentiment ironique. Il leva les yeux au ciel et haussa les épaules dans une attitude qu’elle reconnut brusquement. Sa mâchoire s’affaissa.

— J’aurais dû te le préciser, dit-il d’une voix curieusement accentuée. J’oublie toujours que les femmes sont le sexe fort, ici, et qu’il ne te viendrait pas à l’idée que je puisse être un homme. Désolé de t’avoir surprise…

— Tu es… un homme, bredouilla Maïa, abasourdie, les paupières papillotantes.

— Je me suis toujours considéré ainsi. Quoique ici, sur…

— Venez ! lança Kiel. Vous vous expliquerez plus tard !

Maïa ne bougea pas.

— Que veux-tu dire ? Comment as-tu pu…

— Il est vrai que, selon vos normes, je ne suis probablement même pas humain, fit-il en la prenant par la main. Tu as peut-être déjà entendu parler de moi : à Caria on m’appelle le Visiteur. Celui qui vient de l’Extérieur.

L’une des lunes sortit des nuages, éclairant son visage aux proportions étranges. Pas au point d’arrêter les passants dans la rue, mais quand même indéniablement d’un autre monde, avec sa mâchoire trop longue et son front trop large. Ses narines faites pour respirer un air différent. Sa démarche acquise sous une gravité différente. Maïa réprima un frisson.

— C’est maintenant ou jamais ! grinça Thalla en les entraînant pendant que Kiel partait en éclaireuse dans les ombres.

Ils la suivirent, en trébuchant d’abord, puis plus vite, et traversèrent en courant les salles vides, pleines d’échos fantomatiques, de ce lieu mort avant d’avoir vécu. « C’est vrai, se dit confusément Maïa. Les explications attendront. » Elle laissa l’exaltation l’emporter sur ses autres émotions. Une seule chose comptait pour l’instant : retrouver la liberté !

Elle avait tout le temps d’essayer de comprendre comment son premier amour d’adulte avait pu être pour un homme, un étranger venu des étoiles.

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