C’était un rire de ce genre-là.
Esk se retourna lentement. Simon s’avançait nonchalamment vers elle sur le sable, les mains en coupe devant lui. Il avait les yeux clos.
« Tu t’imaginais vraiment que ç’allait être aussi facile ? » dit-il. Lui ou quelque chose : ça ne ressemblait pas à la voix de Simon, mais plutôt à des dizaines de voix parlant en même temps.
« Simon ? hasarda-t-elle.
— Il ne nous sert plus à rien, dit la Chose à la forme du jeune garçon. Il nous a montré la voie, petite. Maintenant, donne-nous ce qui nous appartient. »
Esk recula.
« J’crois pas que ça vous appartient, qui que vous soyez. »
Le visage devant elle ouvrit les yeux. Ils étaient tout noirs : pas de couleur, rien que deux trous donnant sur un autre espace.
« Nous pourrions dire que si tu nous le remettais nous nous montrerions cléments. Nous pourrions dire que nous te laisserions partir sous ta propre forme. Mais à quoi bon, n’est-ce pas ?
— J’vous croirais pas, fit Esk.
— Bon, très bien. »
La Chose-Simon sourit.
« Tu ne fais que retarder l’inévitable, dit-elle.
— Ça me va.
— Nous pourrions te le prendre, de toutes façons.
— Prenez-le, alors. Mais j’crois pas que vous y arriverez. Vous pouvez rien prendre sans qu’on vous le donne, hein ? »
Ils tournaient l’un autour de l’autre.
« Tu vas nous le donner », dit la Chose-Simon.
D’autres Choses s’approchaient à présent, revenaient à travers le désert, à grandes enjambées horriblement saccadées.
« Tu vas te fatiguer, continua la créature. Nous pouvons attendre. Nous sommes très bons à cet exercice. »
Elle feinta sur la gauche, mais Esk pivota pour rester de face.
« Ça fait rien, dit la fillette. Tout ça, je le rêve, et vous pouvez pas me faire mal en rêve. »
La Chose marqua un temps et la regarda de ses yeux vides.
« Vous n’avez pas ce mot-là dans votre monde, je crois que c’est « psychosomatique ? »
— Jamais entendu causer, lâcha Esk.
— Il signifie que tu peux réellement avoir mal en rêve. L’intérêt, c’est que si tu meurs dans ton rêve, tu vas rester ici. C’est ça qui serait choueeeeette. »
Esk jeta un coup d’œil en coin aux montagnes au loin, affalées sur l’horizon glacé comme des pâtés de sable effondrés. Il n’y avait pas d’arbres, ni même de rochers. Rien que du sable, des étoiles froides et…
Elle sentit le mouvement plutôt qu’elle ne l’entendit et elle se retourna, la pyramide serrée entre les mains comme un gourdin. L’arme improvisée frappa la Chose-Simon en plein bond avec un bruit sourd convaincant, mais à peine la créature toucha-t-elle terre qu’elle roula en avant et se retrouva debout avec une fâcheuse aisance. Mais elle avait entendu Esk hoqueter et lu la brève douleur dans ses yeux. Elle s’arrêta.
« Ah, là, ça t’a fait mal, n’est-ce pas ? Tu n’aimes pas voir souffrir les autres, hein ? Pas ce garçon-là, on dirait. »
Elle se retourna, fit un signe, et deux des grandes Choses s’approchèrent de leur congénère-Simon avec force tangage pour l’agripper fermement par les bras.
Son regard se modifia. L’obscurité disparut et les yeux de l’étudiant s’ouvrirent dans son visage. Il les leva sur les Choses qui le flanquaient et se débattit brièvement, mais l’une lui enlaçait le poignet de plusieurs paires de tentacules tandis que l’autre lui emprisonnait le bras dans la plus grande pince de homard du monde.
Il vit alors Esk et ses yeux tombèrent sur la petite pyramide de verre.
« Sauve-toi ! siffla-t-il. Emmène ça d’ici ! Ne les laisse pas le prendre ! » Il grimaça lorsque la pince se resserra.
« C’est une ruse ? fit Esk. T’es qui, en réalité ?
— Tu ne me reconnais pas ? demanda-t-il, pitoyable. Qu’est-ce que tu fais dans mon rêve ?
— Si c’est un rêve, alors j’aimerais bien me réveiller, s’il te plaît, dit Esk.
— Écoute. Faut que tu te sauves tout de suite, tu m’entends ? Ne reste pas là, bouche bée. »
Donne-le-nous, fit une voix froide dans la tête d’Esk.
Elle baissa les yeux sur la pyramide de verre et son petit monde insouciant à l’intérieur, puis les releva d’un air interrogateur sur Simon, les lèvres ouvertes sur un O étonné.
« Mais c’est quoi, ça ?
— Regarde bien ! »
Esk scruta à travers la paroi. Si elle plissait les yeux, le petit Disque lui apparaissait granuleux, comme formé de millions de grains minuscules. Si elle se concentrait sur les grains…
« C’est que des nombres ! dit-elle. Le monde… il est fait qu’avec des nombres…
— Ce n’est pas le monde, c’est une idée du monde, dit Simon. Je l’ai créé pour elles. Elles ne peuvent pas nous atteindre, vois-tu, mais ici les idées prennent forme. Les idées sont réelles ! »
Donne-le-nous.
« Mais les idées peuvent pas faire mal !
— J’ai transformé les choses en nombres pour les comprendre, mais elles, ce qu’elles veulent, c’est les diriger, dit amèrement Simon. Elles se sont infiltrés dans mes nombres comme…»
Il hurla.
Donne-le-nous sinon nous le mettons en miettes.
Esk leva la tête vers la figure de cauchemar la plus proche.
« Comment savoir si j’peux vous faire confiance ? » demanda-t-elle.
Tu ne peux pas nous faire confiance. Mais tu n’as pas le choix.
Esk considéra le cercle de faciès que même un nécrophile aurait fuis, des faciès modelés dans du fumier de poissonnier, des faciès pris au hasard à des êtres qui se tapissaient au fond des trous marins et hantaient des cavernes, des faciès pas assez humains pour lorgner ni couver du regard mais aussi inquiétants qu’un sillage en V près d’un baigneur imprudent.
Elle ne pouvait pas leur faire confiance. Mais elle n’avait pas le choix.
Pendant ce temps, en un lieu distant de l’épaisseur d’une ombre…
Les étudiants avaient regagné en courant la Grande Salle où Biseauté et Mémé Ciredutemps se livraient toujours à l’équivalent magique du bras de fer indien. Les dalles sous les pieds de la sorcière étaient mi-fendues, mi-fondues, et la table derrière Biseauté avait pris racine et donnait déjà des glands à profusion.
L’un des étudiants avait mérité plusieurs récompenses pour bravoure en osant tirer sur la cape de Biseauté…
Et tous s’entassaient maintenant dans la chambre étroite ; ils regardaient les deux dépouilles.
Biseauté avait fait appeler des médecins du corps et des médecins de l’âme, et la pièce bourdonna de magie lorsqu’ils se mirent au travail.
Mémé lui tapota l’épaule.
« Je voudrais vous toucher un mot, jeune homme, dit-elle.
— Plus tout jeune, madame, soupira Biseauté, plus tout jeune. » Il se sentait vidé. Il n’avait pas livré de duel de magie depuis des décennies, bien que la chose fût assez courante chez les étudiants. Il avait la mauvaise impression que Mémé aurait fini par l’emporter. Se battre contre elle, c’était comme s’écraser une mouche sur le nez. Il ne savait pas ce qui lui avait pris.
Mémé l’entraîna dans le couloir et lui fit tourner l’angle jusqu’à une banquette de fenêtre. Elle s’assit et posa son balai contre le mur. Dehors, la pluie tambourinait avec force sur les toits, et quelques zigzags d’éclairs annonçaient l’arrivée prochaine sur la ville d’un orage à la mesure des montagnes du Bélier.
« Une démonstration tout à fait impressionnante, dit-elle. Vous avez failli gagner à une ou deux reprises.
— Oh, fit Biseauté qui se dérida. Vous le pensez vraiment ? »
Mémé opina du chef.
Biseauté se tâta la robe ici et là et finit par localiser une blague goudronneuse de tabac et un rouleau de papier. Ses doigts tremblaient tandis qu’il triturait quelques brins d’herbe à Nicot rescapés de vieux mégots pour se confectionner une roulée maison maigrelette. Il se passa sur la langue la misérable sèche qu’il mouilla d’ailleurs à peine. Puis un vague souvenir des convenances remonta du tréfonds de sa mémoire.
« Hum, fit-il, vous permettez que je fume ? »
Mémé haussa les épaules. Biseauté gratta une allumette sur le mur et tenta désespérément de positionner la flamme et la cigarette à peu près l’une en face de l’autre. Mémé retira doucement l’allumette de sa main tremblante et l’approcha de sa cigarette.
Biseauté tira sur le tabac, toussa rituellement et se laissa aller en arrière ; le bout rougeoyant de la roulée était la seule lumière dans le couloir sombre.
« Ils sont partis en Balade, dit enfin Mémé.
— Je sais, fit Biseauté.
— Vos mages, ils arriveront pas à les ramener.
— Ça aussi, je le sais.
— Ils risqueraient de ramener quelque chose quand même.
— J’aurais préféré que vous ne parliez pas de ça. »
Il y eut une pause, pendant qu’ils réfléchissaient à ce qui risquait de revenir, qui habiterait des corps vivants et agirait quasiment comme les locataires d’origine.
« C’est sans doute de ma faute… dirent-ils à l’unisson avant de s’arrêter, étonnés.
— Vous d’abord, madame, fit Biseauté.
— Vos machins, là, les cigarettes, demanda Mémé, c’est bon pour les nerfs ? »
Biseauté ouvrit la bouche pour faire remarquer très courtoisement que le tabac était une habitude réservée aux mages, mais il se ravisa. Il tendit sa blague à Mémé.
Elle lui raconta la naissance d’Esk, l’arrivée du vieux mage, le bourdon, l’incursion de la fillette dans la magie. Lorsqu’elle eut fini, elle avait réussi à se rouler un cylindre mince et serré qui brûla avec une petite flamme bleue et lui fit monter les larmes aux yeux.
« Je m’demande si j’préfère pas encore rester sur les nerfs », remarqua-t-elle d’une voix asthmatique.
Biseauté n’écoutait pas.
« Vraiment incroyable, fit-il. Vous dites que l’enfant n’a souffert en aucune façon ?
— Pas à ma connaissance, répondit Mémé. Le bourdon avait l’air… ben, de son côté, si vous voyez ce que je veux dire.
— Et il est où, ce bourdon, maintenant ?
— Elle a dit qu’elle l’avait jeté dans le fleuve…»
Le vieux mage et la sorcière plus toute jeune s’entre-regardèrent, le visage illuminé par un éclair au dehors.
Biseauté secoua la tête. « Le fleuve est en crue, dit-il. Une chance sur un million. »
Mémé eut un sourire sinistre. Le genre de sourire qui fait fuir les loups. Elle empoigna son balai d’un geste résolu.
« Les chances sur un million, dit-elle, elles se réalisent neuf fois sur dix. »
Certains orages donnent franchement dans le genre théâtral : éclairs en nappes et roulements de tonnerre métalliques. D’autres font dans le style tropical étouffant et préfèrent vents chauds et boules de feu. Mais cet orage-ci venait des plaines de la mer Circulaire, et son ambition première était d’arroser à jet continu la contrée. Le type d’orage qui prête à croire que le ciel a pris un diurétique. Coups de tonnerre et éclairs restaient en arrière-plan, faisaient office de choristes à la pluie, la vedette du spectacle. Elle dansait des claquettes par tout le pays.
Les terrains de l’Université descendaient jusqu’au fleuve. De jour, des sentiers de graviers et des haies au tracé limpide les quadrillaient, mais sous la pluie battante d’une nuit de tempête les haies semblaient avoir changé de place et les sentiers étaient tout bonnement partis ailleurs se mettre au sec.
Une faible lumière surnaturelle luisait, inefficace, au milieu des feuilles détrempées. Mais le plus gros de la pluie réussissait quand même à passer.
« Vous pourriez pas vous servir d’une de ces boules de feu magiques ?
— Pitié, madame.
— Vous êtes sûr qu’elle serait venue par ici ?
— Il y a une sorte de jetée quelque part plus bas, à moins que je ne sois perdu. »
Il y eut le bruit d’un corps lourd qui entrait d’un pas mouillé dans un fourré, suivi d’un plouf.
« J’ai trouvé le fleuve, en tout cas. »
Mémé Ciredutemps scruta l’obscurité humide. Elle entendit un grondement et distingua vaguement les crêtes blanches de l’eau en crue. Elle sentait aussi l’odeur particulière de l’Ankh qui donnait à penser que le fleuve avait servi à plusieurs armées, d’abord comme urinoir, ensuite comme tombeau.
Biseauté revenait vers elle en barbotant d’un air abattu.
« C’est de la bêtise, fit-il, soit dit sans vous offenser, madame. Mais il doit être arrivé à la mer, avec une crue pareille. Et moi, je vais mourir de froid.
— Vous pourrez pas vous mouiller davantage que vous l’êtes déjà. Et puis vous vous y prenez mal pour marcher sous la pluie.
— Je vous demande pardon ?
— Vous avancez le dos voûté, vous l’attaquez de front, c’est pas la bonne façon. Vous devriez… eh ben, passer entre les gouttes. » Effectivement, Mémé avait l’air à peine humide.
« J’y penserai. Venez, madame. Moi, j’ai envie d’une bonne flambée et d’un remontant bien chaud et corsé. »
Mémé soupira. « J’sais pas. Je m’attendais plus ou moins à le voir planté dans la boue, n’importe quoi. Pas à toute cette eau. »
Biseauté lui tapota gentiment l’épaule.
« Il y a peut-être une autre solution… commença-t-il, mais un éclair et un nouveau roulement de tonnerre l’interrompirent.
« Je disais qu’il y aurait peut-être… recommença-t-il.
— C’était quoi, ce que j’ai vu ? demanda Mémé.
— C’était quoi, quoi ? fit Biseauté, ahuri.
— Donnez-moi de la lumière ! »
Le mage lâcha un soupir mouillé et tendit une main. Un jet de feu doré fusa au-dessus de l’eau écumante et plongea dans l’oubli en sifflant.
« Là ! fit Mémé, triomphante.
— Ce n’est qu’un bateau, dit Biseauté. Les étudiants s’en servent l’été…» Il pataugea derrière la silhouette décidée de Mémé aussi vite qu’il put.
« Vous ne songez tout de même pas à le sortir par une nuit pareille, dit-il. C’est de la folie ! »
Mémé s’avança en dérapant sur le plancher mouillé de la jetée déjà presque submergée.
« Vous n’y connaissez rien en bateaux ! protesta Biseauté.
— Faudra que j’apprenne vite, alors, répliqua calmement Mémé.
— Mais je n’ai pas remis les pieds dans un bateau depuis tout petit !
— Je vous demandais pas de venir, en fait. Le bout pointu, ça va à l’avant ? »
Biseauté gémit.
« Tout ça vous fait honneur, dit-il, mais on pourrait peut-être attendre demain matin, hein ? »
Un éclair illumina la figure de Mémé.
« Non, peut-être pas », concéda Biseauté. Il suivit à son tour la jetée et tira à lui la petite barque à rames. La montée à bord fut une question de chance mais il finit par y arriver et tripota l’amarre dans le noir.
Le bateau pivota brusquement dans le courant et fut emporté en tournant lentement sur lui-même.
Mémé se cramponnait au siège que secouaient les flots tumultueux et regardait Biseauté dans les ténèbres, l’air d’attendre quelque chose.
« Alors ? fit-elle.
— Alors quoi ? répondit-il.
— Vous disiez tout connaître sur les bateaux.
— Non. J’ai dit que vous, vous n’y connaissiez rien.
— Oh. »
Ils tinrent bon tandis que la barque, lourdement ballottée, se redressait miraculeusement et se faisait entraîner en marche arrière vers l’aval.
« Quand vous avez dit que vous aviez pas remis les pieds dans un bateau depuis tout petit… commença Mémé.
— J’avais deux ans, je crois. »
La barque fut prise dans un tourbillon, tournoya sur elle-même et partit comme une flèche en travers du courant.
« J’vous voyais du genre à faire des tours en bateau du matin au soir étant gamin.
— Je suis né dans les montagnes. J’ai déjà le mal de mer sur de l’herbe mouillée, si vous voulez savoir », gémit Biseauté.
La barque buta brutalement contre un tronc d’arbre immergé, et une vaguelette lécha la proue.
« Je connais un sortilège contre la noyade, ajouta-t-il, misérable.
— J’en suis bien contente.
— Seulement, il faut être sur la terre ferme pour le prononcer.
— Enlevez vos chaussures ! ordonna Mémé.
— Quoi ?
— Enlevez vos chaussures, j’vous dis ! »
Biseauté s’agita, mal à l’aise, sur son banc.
« Qu’est-ce que vous avez derrière la tête ? demanda-t-il.
— L’eau est censée rester hors du bateau, ça, je le sais ! » Mémé pointa le doigt sur la nappe sombre au fond de l’embarcation : « Remplissez vos chaussures et videz-les par-dessus bord ! »
Biseauté fit oui de la tête. Il avait l’impression d’avoir subi les événements des deux dernières heures dans un état second et il nourrit un instant l’étrange sentiment consolateur que sa vie échappait à sa volonté et qu’on ne risquerait donc pas de lui reprocher ce qui arriverait. Remplir ses chaussures d’eau, à minuit, à la dérive sur un fleuve en crue, en compagnie de ce qui ne pouvait être autre chose qu’une femme : quoi de plus logique, vu les circonstances ?
Une belle femme, souffla une voix enfouie au fond de son esprit. Elle avait une façon de manier le balai décrépit pour godiller dans les eaux houleuses qui troublait des abîmes depuis longtemps oubliés du subconscient de Biseauté.
Non pas qu’il fût certain de sa beauté, bien entendu, avec toute cette pluie, ce vent et cette manie qu’avait Mémé de porter sa garde-robe entière sur le dos. Biseauté se racla la gorge, hésitant. Métaphoriquement une belle femme, conclut-il.
« Hum, écoutez, dit-il. C’est tout à votre honneur, mais considérez les faits, je veux dire la vitesse de dérive et tout ça, vous comprenez ? Il est peut-être à des milles en mer, à présent. Il risque de ne jamais revenir à la côte. Il risque même de passer par-dessus le Bord. »
Mémé, qui contemplait l’horizon aquatique, se retourna.
« Vous pouvez pas penser à autre chose d’utile qu’on devrait faire ? » demanda-t-elle.
Biseauté écopa un moment.
« Non, répondit-il.
— Est-ce que vous avez déjà entendu parler de quelqu’un qui serait Revenu ?
— Non.
— Alors, ça vaut la peine d’essayer, vous croyez pas ?
— Je n’ai jamais aimé l’océan, fit Biseauté. Faudrait le paver. Il y a des horreurs en dessous, dans les trous profonds. Des monstres marins abominables. C’est ce qu’on dit.
— Continuez d’écoper, mon garçon, sinon vous allez vous rendre compte si c’est vrai. »
L’orage roulait d’avant en arrière au-dessus de leurs têtes. Il se sentait perdu, ici, sur les plaines fluviales ; sa place, c’était sur les sommets des montagnes du Bélier, où l’on savait apprécier une bonne tempête. Il grondait, tournait en rond, cherchait même une colline de moyenne altitude sur qui lancer ses foudres.
La pluie se calma, crépita moins dru, dans le genre de celles capables de tomber des jours durant. Une brume de mer s’amena à son tour pour lui prêter main-forte.
« Si nous avions des avirons, nous pourrions ramer, à condition de savoir où nous allons », fit Biseauté. Mémé ne répondit pas.
Il vida plusieurs autres chaussurées d’eau par-dessus bord et il lui vint à l’esprit que le galon d’or de sa robe ne serait sans doute jamais plus le même. Ce serait agréable de penser qu’un tel détail avait de l’importance, un jour.
« J’imagine que vous ne savez pas de quel côté se trouve le Moyeu, par hasard ? risqua-t-il. C’est juste histoire de causer.
— Vous avez qu’à regarder la mousse sur les arbres, répondit Mémé sans tourner la tête.
— Ah », fit Biseauté qui opina du chef.
Il scruta d’un œil sombre les eaux huileuses et se demanda de quelles eaux huileuses il s’agissait. À en juger par l’odeur salée, ils avaient maintenant gagné la baie.
La mer le terrifiait parce que la seule chose qui le séparait des horribles créatures vivant au fond, c’était l’eau. Évidemment, il savait qu’en toute bonne logique la seule chose qui le séparait de, disons, les tigres mangeurs d’hommes des jungles de Klatch, c’était simplement la distance, mais ça ne lui faisait pas le même effet. Les tigres ne montaient pas des profondeurs glaciales, la gueule pleine de dents effilées…
Il frissonna.
« Vous sentez ? demanda Mémé. L’air a un goût. Un goût de magie ! Y a une fuite quelque part.
— Ça n’est pas franchement soluble dans l’eau », dit Biseauté. Il se lécha une ou deux fois les babines. Le brouillard avait effectivement un goût métallique, il devait bien le reconnaître, et le fond de l’air une légère onctuosité.
« Vous êtes mage, dit sévèrement Mémé. Vous pouvez pas le rappeler, n’importe quoi ?
— La question ne s’est jamais posée, dit Biseauté. Les mages ne jettent jamais leur bourdon.
— Il est quelque part dans le coin, fit sèchement Mémé. Aidez-moi donc à le chercher ! »
Biseauté gémit. La soirée avait été chargée, et avant de reprendre des activités magiques, il lui fallait bien douze heures de sommeil, plusieurs bons repas et un après-midi au calme devant un grand feu. Il se faisait trop vieux, voilà l’ennui. Mais il ferma les yeux et se concentra.
Il y avait de la magie alentour, pas de doute. Il existe certains endroits où la magie s’accumule naturellement. Elle se forme autour des dépôts d’octefer, le métal transmondain, dans le bois de certains arbres, dans les lacs isolés, elle tombe sur le monde en neige fondue, et les plus habiles à cet exercice s’en emparent et la mettent en réserve. Il y avait une réserve de magie dans les parages.
« Je sens une magie puissante, dit-il. Très puissante. » Il se pressa les mains sur les tempes.
« Commence à faire drôlement froid », dit Mémé. La pluie persistante s’était muée en neige.
Un brusque changement s’opéra dans le décor. La barque s’arrêta, mais sans secousse, comme si la mer avait soudain décidé de se solidifier. Mémé regarda par-dessus bord.
La mer s’était solidifiée. Le bruit des vagues arrivait de très loin et s’éloignait à chaque seconde.
Elle se pencha et tapa sur l’eau.
« De la glace », dit-elle. La barque était immobile sur un océan de glace. Elle craquait de manière sinistre.
Biseauté hocha lentement la tête.
« Logique, dit-il. S’ils sont… où nous pensons, alors il fait très froid. Aussi froid que la nuit entre les étoiles, à ce qu’on dit. Et le bourdon le ressent aussi.
— Parfait, dit Mémé qui débarqua d’une enjambée. Tout ce qu’on a à faire, c’est trouver le milieu de la glace et le bourdon y sera, j’ai pas raison ?
— Je savais que vous alliez dire ça. Est-ce que je peux au moins remettre mes chaussures ? »
Ils errèrent parmi les vagues de glace ; de temps en temps Biseauté s’arrêtait pour essayer de sentir l’emplacement précis du bourdon. Ses robes gelaient sur lui. Il claquait des dents.
« Vous n’avez pas froid, vous ? demanda-t-il à Mémé, dont les vêtements craquaient à chaque pas.
— J’ai froid, admit-elle, seulement j’tremble pas.
— Nous avions des hivers de ce genre quand j’étais petit, dit Biseauté en soufflant sur ses doigts. Il ne neige guère à Ankh.
— Ah oui ? fit Mémé qui fouillait des yeux le brouillard glacial en avant d’eux.
— Il y avait de la neige au sommet des montagnes tout au long de l’année, je me souviens. Oh, on ne connaît plus les températures de quand j’étais jeune.
« Du moins jusqu’à maintenant », ajouta-t-il en tapant des pieds sur la glace. Elle fit entendre un craquement inquiétant, et il se rappela qu’il n’y avait qu’elle entre le fond de la mer et lui. Il tapa à nouveau des pieds, aussi délicatement que possible.
« C’était quoi, ces montagnes ? demanda Mémé.
— Oh, celles du Bélier. En remontant vers le Moyeu, voyez-vous. Un village qui s’appelle Col-de-Cuivre. »
Les lèvres de Mémé remuèrent. « Biseauté, Biseauté, dit-elle doucement. Vous seriez pas parent avec Acktur Biseauté ? L’habitait une vieille et grande maison en dessous de Mont-Sauteur, l’avait un tas de garçons.
— Mon père. Comment, bon Disque, savez-vous ça ?
— J’ai grandi là-bas, dit Mémé qui résista à la tentation de simplement sourire d’un air entendu. La vallée d’après. Trou-d’Ucques. Je me souviens de votre mère. Brave femme ; elle élevait des poulets bruns et blancs, je passais lui acheter des œufs pour ma m’man. C’était avant de m’intéresser à la sorcellerie, évidemment.
— Je vous remets, fit Biseauté. Bien sûr, ça remonte à loin. Il y avait toujours beaucoup d’enfants autour de chez nous. » Il soupira. « J’imagine que j’ai dû vous tirer au moins une fois les cheveux. C’était le genre de blague que je faisais.
— Peut-être. Je revois un petit gros. Plutôt désagréable.
— C’était sans doute moi. Je crois me rappeler une gamine plutôt autoritaire, mais c’était il y a longtemps. Il y a longtemps.
— J’avais pas de cheveux blancs à l’époque, dit Mémé.
— Tout était d’une autre couleur à l’époque.
— C’est ben vrai.
— Il ne pleuvait pas autant en été.
— Les couchers de soleil étaient plus rouges.
— Il y avait davantage de vieux. Le monde en était plein, dit le mage.
— Oui, je sais. Et maintenant il est plein de jeunes. Marrant, ça. Je veux dire, on s’attendrait au contraire.
— Même l’air était meilleur. On le respirait plus facilement », fit Biseauté. Ils continuèrent d’avancer en tapant du pied à travers les tourbillons de neige, tout à leurs réflexions sur les voies étranges du temps et de la nature.
« Jamais retourné au pays ? » demanda Mémé.
Biseauté haussa les épaules. « Quand mon père est mort. C’est drôle, je n’ai jamais raconté ça à personne, mais… eh bien, il y avait mes frères, parce que je suis un huitième fils, évidemment, ils avaient des enfants, voire des petits-enfants, et aucun ne savait même écrire son nom. J’aurais pu acheter tout le village. Et ils me traitaient comme un roi, mais… je veux dire, je suis allé dans des lieux et j’ai vu des choses qui leur tournebouleraient la cervelle, j’ai affronté des créatures plus folles que leurs cauchemars, je connais des secrets que peu de gens connaissent…
— Vous vous êtes senti exclu, dit Mémé. Ç’a rien d’étonnant. Ça nous arrive à tous. Vous avez fait un choix.
— Les mages ne devraient jamais revenir chez eux, fit Biseauté.
— J’crois même pas qu’ils puissent revenir chez eux, admit Mémé. On traverse pas la même rivière deux fois, voilà ce que j’dis toujours. »
Biseauté réfléchit un instant là-dessus.
« Je pense que là, vous vous trompez, dit-il. J’ai bien dû traverser la même rivière, oh, des milliers de fois.
— Ah, mais c’était pas la même.
— Pas la même ?
— Non. »
Biseauté haussa les épaules. « Elle avait l’air de la même saloperie de rivière.
— Pas la peine de prendre ce ton-là, fit Mémé. Je vois pas pourquoi je devrais écouter pareil langage venant d’un mage même pas fichu de répondre à des lettres ! »
Biseauté resta un moment silencieux, en dehors de ses dents qui jouaient les castagnettes.
« Oh, dit-il. Oh, je vois. C’étaient les vôtres, hein ?
— Tout juste. Je les ai signées en bas. Normalement, ça aurait dû vous mettre sur la voie, non ?
— D’accord, d’accord. J’ai cru à une blague, c’est tout, répondit Biseauté de mauvaise grâce.
— Une blague ?
— Nous ne recevons pas beaucoup de demandes de femmes. Pas une seule, même.
— Je m’suis étonnée de pas recevoir de réponse, dit Mémé.
— J’ai jeté les lettres au panier, si vous voulez savoir.
— Vous auriez au moins pu… Il est là-bas !
— Où ça ? Où ça ? Oh, là-bas. »
Le brouillard se dissipa et ils le virent alors distinctement : une fontaine de flocons de neige, une colonne décorative d’air gelé. Et dessous…
Le bourdon n’était pas bloqué dans la glace mais flottait tranquillement dans une mare d’eau bouillonnante.
L’un des aspects insolites d’un univers magique, c’est l’existence de contraires. On a déjà signalé que l’obscurité n’est pas le contraire de la lumière mais seulement son absence. De la même manière, le zéro absolu n’est que l’absence de chaleur. Si vous voulez découvrir ce qu’est le vrai froid, le froid si intense que l’eau ne gèle même pas mais anti-bout, ne cherchez pas plus loin que cette mare.
Ils regardèrent quelques secondes en silence, oubliant leurs chamailleries. Puis Biseauté dit lentement : « Si vous mettez votre main là-dedans, vos doigts vont se casser net comme des carottes.
— Est-ce que vous croyez pouvoir le sortir de l’eau avec un p’tit coup de magie ? » demanda Mémé.
Biseauté se tapota les poches et finit par trouver sa blague de tabac. De ses doigts experts il déchiqueta les restes de quelques mégots dans un papier neuf qu’il mit en forme d’un coup de langue, sans quitter le bourdon des yeux.
« Non, répondit-il. Mais je vais quand même essayer. »
Il considéra avec nostalgie la cigarette et se la cala derrière l’oreille. Il tendit les mains, doigts en éventail ; ses lèvres remuèrent, muettes, tandis qu’il marmonnait quelques formules magiques.
Le bourdon pivota dans sa mare puis se souleva doucement au-dessus de la glace, où il devint aussitôt le cœur d’un cocon d’air gelé. Biseauté gémissait sous l’effort – en magie appliquée, rien n’est plus difficile que la lévitation directe, à cause du danger permanent que font courir les principes bien connus d’action et de réaction ; ainsi le mage qui essaye de soulever un objet lourd par la seule puissance de son esprit s’expose à finir avec le cerveau dans les chaussettes.
« Vous pouvez le mettre debout ? » demanda Mémé.
Très délicatement, lentement, le bourdon tourna dans l’air et se suspendit devant Mémé à quelques dizaines de centimètres au-dessus de la glace. Le gel luisait sur ses sculptures, mais Biseauté avait l’impression – malgré le voile rouge de migraine qui lui troublait la vue – que le bout de bois l’observait. D’un air de reproche.
Mémé rajusta son chapeau et se redressa posément.
« C’est bien », dit-elle. Biseauté vacilla. Le ton de voix de la vieille femme lui entrait dans les chairs comme une scie à diamant. Il se souvenait vaguement de sa mère qui le grondait quand il était petit ; c’était la même voix, mais affinée, affilée, affûtée avec des particules de carborundum, un ton de commandement à dresser un cadavre au garde-à-vous, voire à lui faire traverser au pas cadencé la moitié du cimetière avant de se rappeler qu’il est mort.
Mémé se tenait immobile devant le bourdon suspendu en l’air, et son regard noir de colère fondait presque l’enveloppe de glace.
« Tu appelles ça bien se conduire, toi ? Te prélasser sur la mer pendant que d’autres meurent ? Oh, bravo ! »
Elle décrivit à pas lourds un demi-cercle autour de lui. À l’étonnement de Biseauté, le bourdon pivota pour la suivre.
« Bon, tu t’es fait jeter, dit sèchement Mémé. Et alors ? C’est encore qu’une enfant, et les enfants nous rejettent tôt ou tard. C’est ça, la servir loyalement ? T’as pas honte de rester vautré à bouder alors que tu pourrais enfin te rendre utile ? »
Elle se pencha en avant, son nez crochu à quelques centimètres du bourdon. Biseauté était quasi certain que le bourdon, à l’inverse, essayait de se pencher en arrière pour lui échapper.
« Tu veux que je te dise ce qui arrive aux vilains bourdons ? siffla-t-elle. Si Esk est perdue, tu veux que je te dise ce que je vais te faire ? Tu as été sauvé du feu un jour, parce que t’as pu lui transmettre la douleur. La prochaine fois, ça sera pas le feu. »
Sa voix ne fut plus qu’un murmure, cinglant comme une mèche de fouet.
« D’abord, ce sera la vastringue. Ensuite le papier de verre, la tarière et le couteau à menuiser…
— Je t’ordonne de ne pas bouger, fit Biseauté, les yeux larmoyants.
— … et ce qui restera, je le planterai comme piquet dans les bois pour les champignons, les cloportes et les scarabées. Ça prendra des années. »
Les sculptures se tortillaient, au supplice. La plupart s’étaient réfugiées de l’autre côté, pour fuir le regard mauvais de Mémé.
« Alors, fit-elle, voilà ce que je vais faire. Je vais te prendre et on va tous retourner à l’Université, d’accord ? Sinon, c’est la scie émoussée. »
Elle se remonta les manches et avança une main.
« Mage, dit-elle, je vais vous demander de le relâcher. »
Biseauté opina misérablement du chef.
« Quand je vous dirai d’y aller, vous y allez. Allez-y ! »
Biseauté rouvrit les yeux.
Mémé avait le bras tendu de toute sa longueur devant elle, la main refermée sur le bourdon.
La glace éclatait à sa surface, partait en gouttes de vapeur.
« C’est bien, conclut Mémé, et si ça se reproduit je me mettrai vraiment en colère, compris ? »
Biseauté baissa la main et se précipita vers elle.
« Vous avez mal ? »
Elle fit non de la tête. « C’est comme tenir un glaçon chaud, répondit-elle. Venez, on a pas le temps de faire la causette.
— Comment allons-nous rentrer ?
— Oh, dites, un peu de nerf, bon sang ! On va voler. »
Mémé agita le balai. L’Archichancelier le considéra, dubitatif.
« Là-dessus ?
— Évidemment. Les mages volent donc pas sur leurs bourdons ?
— Ça manque plutôt de dignité.
— Si je peux m’en remettre, vous aussi.
— Oui, mais n’est-ce pas dangereux ? »
Mémé lui jeta un regard méprisant.
« Est-ce que vous voulez dire dans l’absolu ? demanda-t-elle. Ou, disons, par rapport à une banquise en train de fondre ? »
« C’est la première fois de ma vie que je monte en balai, dit Biseauté.
— Vraiment ?
— Je croyais qu’il suffisait de les enfourcher et qu’ils décollaient, fit le mage. Je ne savais pas qu’il fallait autant courir par monts et par vaux et leur crier dessus.
— C’est un coup à prendre, dit Mémé.
— Je croyais qu’ils volaient plus vite, poursuivit Biseauté, et, pour être franc, plus haut.
— Comment ça, plus haut ? » demanda Mémé qui essayait de compenser le poids du mage assis en croupe tandis qu’ils viraient pour remonter le fleuve. Comme tous les passagers en croupe depuis l’aube des temps, il persistait à se pencher du mauvais côté.
« Eh bien, comme qui dirait, davantage au-dessus des arbres, répondit Biseauté qui rentra la tête lorsqu’une branche dégoulinante d’eau lui fit valser son chapeau.
— Il marcherait mieux, ce balai, si vous perdiez quelques kilos, fit sèchement Mémé. Mais vous préférez peut-être descendre et aller à pied ?
— De toutes façons, mes pieds touchent déjà par terre la moitié du temps, dit Biseauté. Je ne voudrais pas vous gêner. Si on m’avait demandé d’énumérer tous les dangers auxquels on s’exposait en volant, vous savez, jamais je n’aurais songé à la mort, les jambes fauchées par les grandes fougères.
— Vous êtes en train de fumer ? fit Mémé d’un air mécontent, le regard fixé vers l’avant. Y a quelque chose qui brûle.
— C’était juste pour me calmer les nerfs durant cette plongée vertigineuse à travers les airs, madame.
— Eh bien, éteignez-moi ça tout de suite. Et accrochez-vous. »
Le balai, dans une embardée, prit de l’altitude et passa à la vitesse d’un jogger troisième âge.
« Monsieur le Mage.
— Hein ? Quoi ?
— Quand j’ai dit accrochez-vous…
— Oui ?
— Je voulais pas dire là. »
Il y eut une pause.
« Oh. Oui. Je vois. Vraiment désolé.
— Ça va.
— Ma mémoire n’est plus ce qu’elle était… Je vous assure… Pardonnez mon inconvenance.
— C’est tout pardonné. »
Ils volèrent un instant en silence.
« Quand même, fit Mémé d’un air pensif, je préférerais à tout prendre que vous mettiez vos mains ailleurs. »
La pluie dévala les couvertures de plomb pour se déverser dans les gouttières où des nids de corbeaux, abandonnés depuis l’été, flottèrent tels des bateaux sortis de mauvais chantiers navals. L’eau gargouilla le long de vieux conduits encroûtés. Elle s’infiltra sous des tuiles et donna le bonjour aux araignées des avant-toits. Elle bondit des pignons et forma des lacs secrets parmi les hautes flèches.
De véritables écosystèmes vivaient dans les toits interminables de l’Université, qui, en comparaison, faisaient ressembler Gormagot à une cabane à outils de dépôt ferroviaire ; les oiseaux chantaient dans des jungles miniatures nées de pépins de pommes et de graines de mauvaises herbes, des petites grenouilles nageaient dans les chéneaux supérieurs et une colonie de fourmis s’inventait activement une civilisation aussi complexe qu’intéressante.
Une chose que l’eau ne risquait pas de faire, c’était s’évacuer en glougloutant par les gargouilles ornementales alignées le long des toits. Ceci parce que les gargouilles en question partaient s’abriter dans les mansardes au premier signe d’averse. Elles estimaient qu’on pouvait être laid sans être forcément idiot.
Il pleuvait à torrents. Il pleuvait à rivières. Il pleuvait à océans. Mais surtout il pleuvait à travers le toit de la Grande Salle, où le duel entre Mémé et Biseauté avait laissé un très grand trou, et Traitel avait l’impression que c’était sur lui, personnellement, que la pluie tombait.
Debout sur une table, il dirigeait les équipes d’étudiants qui décrochaient les tableaux et les tapisseries anciennes avant qu’ils ne soient trempés. Debout sur une table tout bonnement parce que le sol baignait déjà sous plusieurs centimètres d’eau.
Pas des centimètres d’eau de pluie, malheureusement. Il s’agissait d’une eau dotée d’un caractère propre, de l’espèce de qualité particulière qu’elle acquiert après un long voyage à travers une campagne boueuse. Elle possédait la densité de l’authentique eau de l’Ankh : trop épaisse pour qu’on la boive, trop fluide pour qu’on la laboure.
Le fleuve était sorti de son lit et un million de petits cours d’eau refluaient, jaillissaient dans les caves et jouaient à faire coucou sous les dalles. De temps à autre parvenait la détonation lointaine d’une magie oubliée dans une basse-fosse inondée et qui, mise en court-circuit, libérait sa puissance ; Traitel ne goûtait pas du tout certains bouillonnements et sifflements déplaisants qui remontaient à la surface.
Il songea une fois de plus combien il aimerait être de ces mages qui vivaient quelque part dans une petite caverne, cueillaient des herbes, s’absorbaient dans des pensées profondes et comprenaient le langage des chouettes. Mais la caverne risquait de s’avérer humide, les herbes vénéneuses et, tout compte fait, Traitel ne saurait jamais avec certitude quelles pensées étaient vraiment profondes.
Il descendit maladroitement de sa table et pataugea dans les eaux sombres et tourbillonnantes. Bah, il avait fait de son mieux. Il avait essayé de pousser les grands mages à réparer le toit par la magie, mais il s’en était suivi une dispute générale sur les sortilèges à employer et l’unanimité sur un point : ce n’était en aucun cas un travail pour des ouvriers.
Les mages, c’est ça, se dit-il, mélancolique, tout en barbotant entre les arches dégouttantes d’eau, ils explorent l’infini mais ne perçoivent jamais le défini, surtout en matière de tâches ménagères. Nous n’avions pas ces problèmes-là avant l’arrivée de cette femme.
Dans un bruit de succion, il gravit les marches qu’illumina un éclair particulièrement impressionnant. Il avait la froide certitude que tout le monde allait le rendre responsable, alors qu’évidemment il n’y était pour rien. Il saisit le bord de sa robe et l’essora piteusement, puis il sortit sa blague de tabac.
C’était une belle blague verte étanche. Entendez par là que toute l’eau entrée dedans ne pouvait plus en ressortir. Elle était dans un état indescriptible.
Il dénicha sa petite pince à papier. Les feuilles s’étaient amalgamées en un seul bloc, comme le classique billet de banque retrouvé dans la poche arrière d’un pantalon qu’on a lavé, essoré, séché et repassé.
« Fait chier, dit-il avec sentiment.
— Dites ! Traitel ! »
Traitel regarda autour de lui. Il avait été le dernier à quitter la salle où certains bancs commençaient déjà à flotter. Des tourbillons et des nappes de bulles marquaient les interstices où la magie fuyait des caves, mais on ne voyait personne.
À moins, évidemment, que l’une des statues n’ait parlé. Elles avaient été trop lourdes à déplacer, et Traitel se rappelait avoir dit aux étudiants qu’une toilette en grand leur ferait probablement du bien.
Il considéra leurs mines sévères et regretta ses propos. Les statues de mages défunts très puissants avaient parfois l’air plus vivantes qu’elles n’auraient dû. Peut-être aurait-il mieux fait de parler à voix basse.
« Oui ? hasarda-t-il, terriblement conscient des regards froids fixés sur lui.
— En haut, crétin ! »
Il leva la tête. Le balai descendit lourdement sous la pluie en une série de piqués par à-coups. À moins de deux mètres de la surface de l’eau, il perdit les quelques prétentions aériennes qui lui restaient et s’abattit bruyamment dans un tourbillon.
« Ne restez pas là, imbécile ! »
Traitel fouilla nerveusement l’obscurité des yeux.
« Faut bien que je reste quelque part, dit-il.
— Je veux dire : donnez-nous un coup de main ! fit sèchement Biseauté qui se dressa hors des vaguelettes telle une grosse Vénus en colère. D’abord la dame, évidemment. »
Il se tourna vers Mémé qui patouillait dans l’eau ici et là.
« J’ai perdu mon chapeau », dit-elle.
Biseauté soupira. « Est-ce vraiment important en un pareil moment ?
— Une sorcière, faut qu’elle porte un chapeau, sinon à quoi on la reconnaît ? » répondit Mémé. D’un geste vif, elle saisit une épave sombre et trempée à la dérive, caqueta triomphalement, la retourna pour vider l’eau et se l’enfonça sur le crâne. Le chapeau n’était plus empesé, il s’effondra et lui masqua assez coquinement un œil.
« Très bien », dit-elle d’un ton qui conseillait à tout l’univers de faire gaffe.
Il y eut un autre éclair lumineux, ce qui prouve que même les dieux de la météo ont un sens du théâtre très développé.
« Ça vous va plutôt bien, dit Biseauté.
— Excusez-moi, fit Traitel, mais n’est-ce pas la sor…
— Oubliez ça », le coupa Biseauté qui prit la main de Mémé et l’aida à monter les marches. Il brandit le bourdon.
« Mais c’est contre la tradition d’admettre les sor…»
Il s’arrêta et regarda d’un œil rond Mémé tendre le bras et toucher le mur humide près de la porte. Biseauté lui tapota la poitrine.
« Dites-moi où c’est écrit, fit-il.
— Ils sont dans la bibliothèque, les interrompit Mémé.
— C’était la seule pièce au sec, dit Traitel, mais…
— Ce bâtiment a peur de l’orage, fit Mémé. Faudrait le consoler.
— Mais la tradition…» répéta désespérément Traitel.
Mémé enfilait déjà le couloir à grandes enjambées et Biseauté sautillait à sa suite. Il se retourna.
« Vous avez entendu la dame », dit-il.
Traitel les regarda s’éloigner, la mâchoire pendante. Leurs pas moururent dans le lointain. Il resta un instant silencieux, immobile, à réfléchir sur la vie et à se demander où la sienne avait bien pu faire fausse route.
En tout cas, on n’allait pas l’accuser de désobéissance.
Tout doucement, sans savoir exactement pourquoi, il avança la main et donna au mur une petite tape amicale.
« Allons, allons », dit-il.
Bizarrement, c’est lui qui se sentit beaucoup mieux.
Il vint à l’esprit de Biseauté qu’étant dans ses murs, il lui revenait d’ouvrir le chemin, mais un nicotinomane en phase terminale n’était pas de taille à se mesurer à une Mémé pressée, et seuls des espèces de petits bonds en crabe lui permettaient de ne pas se laisser distancer.
« C’est par là, dit-il en s’éclaboussant dans les franchissements de flaques.
— Je sais. Le bâtiment me l’a dit.
— Oui, je voulais vous en parler, fit Biseauté, parce que, vous voyez, il ne m’a jamais rien dit, à moi, et ça fait des années que je vis ici.
— Est-ce que vous l’avez déjà écouté ?
— Pas vraiment écouté, non, admit Biseauté. Pas à proprement parler.
— Eh ben alors, fit Mémé qui passa de guingois une cataracte où se trouvait autrefois l’escalier de la cuisine (le lavage de madame Panaris ne serait plus jamais le même). Je crois que c’est là-haut et dans le couloir, non ? »
Elle croisa en coup de vent un trio de mages stupéfaits, éberlués à sa vue et tout saisis à celle de son chapeau.
Biseauté la rattrapa en haletant et lui prit le bras aux portes de la bibliothèque.
« Écoutez, dit-il éperdument. Sans vouloir vous vexer, mademoiselle… euh, maîtresse…
— Je crois qu’on s’en tiendra désormais à Esméralda. On a quand même partagé le même balai et tout.
— Est-ce que je peux entrer le premier ? C’est ma bibliothèque », supplia-t-il.
Mémé se retourna, la surprise peinte sur la figure. Puis elle sourit.
« Bien sûr. Excusez-moi.
— Pour les apparences, vous comprenez », fit Biseauté en manière d’excuse. Il poussa la porte.
La bibliothèque était noire de mages, lesquels veillent sur leurs livres comme les fourmis sur leurs œufs et les déménagent de façon à peu près semblable en période critique. L’eau arrivait même jusqu’ici, elle surgissait d’ailleurs dans des endroits surprenants à cause des bizarres effets gravitationnels de la bibliothèque. On avait débarrassé tous les rayonnages inférieurs ; mages et étudiants se relayaient pour entasser les volumes sur chaque table disponible, chaque étagère au sec. Un bruissement de pages en colère emplissait la salle et couvrait presque la fureur de l’orage au loin.
Pareille agitation mettait à l’évidence le bibliothécaire dans tous ses états ; il fonçait d’un mage à l’autre, leur tirait vainement sur la robe et poussait des « oook » à pleins poumons.
Il repéra Biseauté et se hâta vers lui de toute la vitesse de ses phalanges. Mémé n’avait jamais vu d’orang-outan, mais elle n’allait tout de même pas l’admettre, aussi garda-t-elle son calme face à ce petit bonhomme bedonnant aux bras extrêmement longs et à la peau de taille XXL sur un corps D.
« Oook, expliqua-t-il, oooook.
— J’espère bien », fit brièvement Biseauté, et il attrapa le mage le plus proche qui titubait sous le poids d’une dizaine de grimoires. L’homme le fixa comme s’il s’agissait d’un fantôme, jeta un regard en coin à Mémé et lâcha les livres par terre. Le bibliothécaire grimaça de douleur.
« Archichancelier, hoqueta le mage, vous êtes vivant ? Enfin… on nous a raconté que vous aviez été escamoté par…» Il regarda à nouveau Mémé. «… enfin, on a cru… Traitel nous a dit…
— Ooook, fit le bibliothécaire qui chassait devant lui, comme des poules, quelques pages pour qu’elles réintègrent leurs couvertures.
— Où sont le jeune Simon et la petite fille ? Qu’est-ce que vous en avez fait ? demanda Mémé.
— Ils… On les a mis là-bas, répondit le mage qui recula. Euh…
— Montrez-nous, fit Biseauté. Et cessez de bredouiller, mon vieux, on croirait que vous n’avez encore jamais vu de femme. »
Le mage déglutit avec difficulté et opina vigoureusement du chef. « Certainement. Et… Je veux dire… Je vous en prie, suivez-moi… Euh…
— Vous n’alliez pas me parler de la tradition, tout de même ? demanda Biseauté.
— Euh… non, Archichancelier.
— Bien. »
Ils le talonnèrent tandis qu’il filait entre les mages qui s’échinaient à la tâche, et dont la plupart s’arrêtèrent de travailler pour regarder d’un œil rond Mémé les croiser à longues foulées.
« Ça devient gênant, fit Biseauté du coin de la bouche. Il va falloir que je vous déclare mage honoris causa. »
Mémé garda les yeux braqués devant elle et ses lèvres remuèrent à peine.
« Faites ça, siffla-t-elle, et moi, je vous déclare sorcière honoris causa. »
La bouche de Biseauté se referma en claquant.
Esk et Simon reposaient sur une table dans une des salles de lecture attenantes ; une demi-douzaine de mages veillaient sur eux. Ils s’écartèrent nerveusement à l’arrivée du trio, derrière lequel se dandinait le bibliothécaire.
« J’ai réfléchi, fit Biseauté. Il vaudrait sûrement mieux donner le bourdon à Simon, non ? Il est mage, lui, et…
— Faudrait d’abord me passer sur le corps, dit Mémé. Et sur le vôtre aussi. C’est par lui qu’Elles obtiennent leur pouvoir, vous voulez Leur en donner plus ? »
Biseauté soupira. Il avait admiré le bourdon, il en avait rarement vu d’aussi beau.
« Très bien. Vous avez raison, évidemment. »
Il se pencha et posa le bourdon sur la forme endormie d’Esk, puis s’écarta, théâtral.
Il ne se passa rien.
L’un des mages toussa nerveusement.
Il ne se passa toujours rien.
Les sculptures du bourdon donnaient l’impression de sourire.
« Ça ne marche pas, hein ? fit Biseauté.
— Oook.
— Laissez-lui le temps », dit Mémé.
Ils lui laissèrent le temps. Dehors, la tempête arpentait le ciel, essayait de soulever les couvercles des maisons.
Mémé s’assit sur une pile de livres et se frotta les yeux. Les mains de Biseauté s’égarèrent vers la poche où il rangeait son tabac. Un mage aida à sortir son collègue à la toux nerveuse.
« Oook, fit le bibliothécaire.
— Je sais ! s’exclama Mémé, si bien que la cigarette à demi roulée de Biseauté fusa de ses doigts défaillants dans une pluie de tabac.
— Quoi ?
— C’est pas fini !
— Quoi ?
— Elle peut pas se servir du bourdon, évidemment, fit Mémé en se levant.
— Mais vous avez dit qu’elle balayait avec, qu’il la protège et… commença Biseauté.
— Nonnonnon, le coupa Mémé. Ça veut dire que le bourdon se sert tout seul ou qu’il se sert d’elle, mais elle a jamais été capable de se servir de lui, comprenez ? »
Biseauté considéra les deux corps immobiles. « Elle devrait être capable de s’en servir. C’est un vrai bourdon de mage.
— Oh, fit Mémé. Alors elle est un vrai mage, non ? »
Biseauté hésita.
« Eh bien, non, évidemment. Vous ne pouvez nous demander de la déclarer mage. Il n’existe pas de précédent.
— Pas de quoi ? demanda sèchement Mémé.
— Ça n’est encore jamais arrivé.
— Des tas de choses sont encore jamais arrivées. On naît qu’une fois. »
Muet, Biseauté l’implora du regard. « Mais c’est contre la t…»
Il allait dire « tradition » mais mangea le mot en cours de route et se tut.
« Où est-ce qu’on dit ça ? lança une Mémé triomphante. Est-ce qu’on dit quelque part que les femmes peuvent pas être mages ? »
Des pensées traversèrent l’esprit de Biseauté :
… On ne le dit pas quelque part, on le dit partout.
… Mais le jeune Simon avait l’air de prétendre que partout ressemble tellement à nulle part qu’on ne voit guère la différence.
… Est-ce que je veux qu’on se souvienne de moi comme du premier Archichancelier à avoir admis les femmes à l’Université ? D’un autre côté… on se souviendrait de moi, c’est certain.
… Une femme émouvante quand elle se tient comme ça.
… Ce bourdon-là, il a quelque chose en tête.
… Il a comme de la suite dans les idées.
… Tout le monde va se moquer de moi.
… Ça risque de ne pas marcher.
… Ça risque de marcher.
Elle ne pouvait pas leur faire confiance. Mais elle n’avait pas le choix.
Esk ne quittait pas des yeux les faces horribles, au-dessus d’elle, qui la regardaient d’un air interrogateur.
Ses mains la picotaient.
Dans le monde des ombres, les idées sont réelles. Elle avait l’impression de sentir cette pensée lui remonter dans les bras.
C’était une pensée plutôt allègre, une pensée pétillante. Elle éclata de rire, écarta les bras, et le bourdon étincela dans ses mains comme de l’électricité solide.
Les Choses se mirent à pépier craintivement et une ou deux, à l’arrière, décidèrent de prendre le large de leur démarche titubante. Simon tomba en avant lorsque ses ravisseurs le lâchèrent en toute hâte, et il atterrit sur les mains et les pieds dans le sable.
« Sers-t-en ! hurla-t-il. C’est ça ! Ils ont peur ! »
Esk lui adressa un sourire et continua d’examiner le bourdon. Pour la première fois, elle voyait ce que représentaient réellement les sculptures.
Simon ramassa d’un geste vif la pyramide du monde et courut vers elle.
« Vas-y ! dit-il. Ils ont horreur de ça !
— Comment ? fit Esk.
— Sers-toi du bourdon, la pressa Simon qui tendit la main vers le bâton. Hé ! Il m’a mordu !
— Excuse-moi, dit Esk. De quoi on parlait ? » Elle leva les yeux et contempla les Choses gémissantes comme si elle les voyait pour la première fois. « Oh, ces machins-là. Ils existent que dans nos têtes. Si on y croyait pas, ils existeraient pas. »
Simon fit du regard le tour des créatures.
« Honnêtement, j’ai du mal à te croire, fit-il.
— Je pense qu’il faudrait rentrer, maintenant, dit Esk. On va s’inquiéter. »
Elle rapprocha les bras et le bourdon disparut, mais ses mains rougeoyèrent un instant comme si elles enveloppaient une bougie.
Les Choses hurlèrent. Quelques-unes tombèrent par terre.
« L’important, dans la magie, c’est la façon de pas s’en servir », dit Esk en prenant le bras de Simon.
Il contempla les silhouettes qui se désagrégeaient autour de lui et sourit bêtement.
« Tu veux dire que tu ne t’en sers pas ? voulut-il savoir.
— Eh ben, non, répondit Esk tandis qu’ils avançaient vers les Choses. Essaye toi-même. »
Elle étendit les bras, fit surgir le bourdon de nulle part et le lui présenta. Il allait s’en saisir mais il retira la main.
« Euh… non, se ravisa-t-il. J’ai idée qu’il ne m’aime pas beaucoup.
— Je crois que ça ira si c’est moi qui te le donne. Là, il aura rien à dire, fit Esk.
— Il va où, quand il disparaît ?
— Il devient juste une idée de lui-même, d’après moi. »
Il avança de nouveau la main et referma les doigts sur le bois luisant.
« Bien, dit-il, et il le brandit dans la pose vengeresse classique du mage. Je vais leur faire voir !
— Non, pas ça.
— Qu’est-ce que tu veux dire : pas ça ? J’ai le pouvoir !
— Elles sont comme… un reflet de nous, dit Esk. On peut pas battre nos propres reflets, ils seront toujours aussi forts que nous. C’est pour ça qu’elles se rapprochent quand on commence à se servir de la magie. Et elles se fatiguent pas. Elles s’en nourrissent, alors on peut pas les battre avec la magie. Non, le truc, c’est… Tu vois, ne pas se servir de magie parce qu’on sait pas le faire, ça sert à rien. Mais ne pas s’en servir parce qu’on sait, là, ça les rend vraiment malades. Elles ont horreur de cette idée-là. Si on arrêtait de se servir de la magie, elles mourraient. »
Les Choses devant eux tombaient les unes sur les autres dans leur hâte pour reculer.
Simon regarda le bourdon, puis Esk, puis les Choses, puis à nouveau le bourdon.
« Tout ça mérite sérieusement réflexion, dit-il d’une voix hésitante. J’aimerais vraiment comprendre.
— D’après moi, t’auras pas de peine.
— Parce que tu dis que le vrai pouvoir, c’est quand tu passes carrément à travers la magie pour sortir de l’autre côté.
— Ça marche, pourtant, non ? »
Ils se trouvaient maintenant seuls sur la plaine froide. Les Choses étaient au loin des silhouettes linéaires.
« Je me demande si c’est ce qu’ils voulaient dire par « sourcellerie » ? fit Simon.
— J’sais pas. Peut-être.
— J’aimerais vraiment comprendre, répéta Simon en tournant et retournant le bourdon dans ses mains. On pourrait tenter des expériences, tu vois, ne pas se servir exprès de la magie. On pourrait ne pas tracer soigneusement d’octogramme par terre ni invoquer délibérément toutes sortes de choses, et… J’en transpire rien que d’y penser !
— J’aimerais savoir comment on va rentrer chez nous, dit Esk, les yeux baissés sur la pyramide.
— Ben, c’est censé être mon idée du monde. Je devrais pouvoir trouver un moyen. Comment tu as fait tout à l’heure avec tes mains ? »
Il rapprocha les siennes. Le bourdon coulissa entre elles, la lumière lui rougeoya un instant entre les doigts, puis disparut. Il eut un grand sourire. « Bien. Maintenant on n’a plus qu’à chercher l’Université…»
Biseauté s’alluma une troisième roulée au mégot de la seconde. Cette dernière cigarette devait beaucoup aux pouvoirs créatifs de l’énergie nerveuse et ressemblait à un chameau amputé des pattes.
Il avait vu plus tôt le bourdon se soulever doucement au-dessus d’Esk et se poser sur Simon.
Maintenant il le voyait flotter à nouveau en l’air.
D’autres mages s’étaient entassés dans la salle. Le bibliothécaire était assis sous la table.
« Si au moins on avait une idée de ce qui se passe, dit Biseauté. C’est l’incertitude que je ne supporte pas.
— Soyez positif, quoi ! jeta Mémé. Et puis éteignez-moi cette foutue cigarette, je vois mal comment on aurait envie de revenir dans une pièce qui sent la cheminée. »
Comme un seul homme, le collège rassemblé de mages tourna la tête vers Biseauté, l’air d’attendre.
Il retira la cochonnerie qui lui couvait aux lèvres et, avec un regard mauvais qu’aucun de ses collègues présents ne tenait à croiser, il la piétina.
« N’importe comment, il était sans doute temps que j’arrête, dit-il. Ça vaut aussi pour vous tous. Des fois, on se croirait pire que dans une fosse aux cendres ici. »
Puis il vit le bourdon. Il était…
La seule façon de le décrire, c’est qu’il donnait l’impression d’aller très vite sans changer de place.
Des fumerolles de gaz s’en échappaient en brûlant d’une flamme inégale avant de s’évanouir – s’il s’agissait véritablement de gaz. Il flamboyait comme une comète conçue par un incompétent en effets spéciaux. Des étincelles colorées en bondissaient et disparaissaient quelque part.
Il changeait aussi de couleur ; d’abord d’un rouge terne, il gravit tout le spectre pour arriver à un violet douloureux. Des serpents de feu blanc coruscant le parcoururent sur toute sa longueur.
(Il devrait y avoir un terme pour les mots qui reproduisent le bruit que pourraient faire les choses silencieuses, songea Biseauté. Le mot « luisant » évoque un brillant huileux, mais s’il en existait un dont la sonorité reproduirait exactement la manière dont des étincelles courent sur du papier brûlé, ou dont les lumières des villes courraient sur le monde si on concentrait la totalité de la civilisation humaine dans une même nuit, alors on ne trouverait pas mieux que « coruscant ».)
Il savait ce qui allait se passer ensuite.
« Attention, chuchota-t-il. Il va devenir…»
Dans un silence complet, le genre de silence qui aspire les bruits et les étouffe, le bourdon fulgura d’un octarine pur sur l’ensemble de sa longueur.
La huitième couleur, telle que produite par la lumière traversant un champ magique puissant, éclata à travers les corps, les rayonnages et les murs. D’autres couleurs se brouillèrent, coulèrent et se mélangèrent, comme si la lumière était un verre de gin répandu sur l’aquarelle du monde. Les nuages qui survolaient l’Université rougeoyèrent, se tire-bouchonnèrent en des formes aussi inattendues que fascinantes et prirent de l’altitude.
Un observateur au-dessus du Disque aurait aperçu près de la mer Circulaire un petit coin de terre qui étincelait comme un joyau avant de trembloter et de s’éteindre.
Le silence dans la bibliothèque fut rompu par un claquement de bois lorsque le bourdon retomba et rebondit sur la table.
Quelqu’un émit un « oook » à peine audible.
Biseauté se rappela enfin comment se servir de ses mains et il les leva à la hauteur où il espérait trouver ses yeux. Tout était devenu noir.
« Est-ce qu… y a quelqu’un ? lança-t-il.
— Grands dieux ! Vous ne savez pas comme je suis content de vous entendre demander ça ! » fit une autre voix. Le silence s’emplit soudain de bavardages.
« On est toujours où on était ?
— Je ne sais pas. On était où ?
— Ici, je crois.
— Vous pouvez avancer la main ?
— Je veux d’abord être sûre de ce que je vais toucher, mon brave, répondit la voix reconnaissable entre mille de Mémé Ciredutemps.
— Tout le monde essaye d’avancer la main », dit Biseauté qui étouffa un cri lorsque des doigts, comme un gant de cuir chaud, se refermèrent sur sa cheville. Il entendit un petit « oook » satisfait qui parvint à lui procurer soulagement, réconfort et joie immense de toucher un de ses semblables humains ou, en l’occurrence, anthropoïdes.
Il y eut un grattement puis une flamme rouge bénie lorsqu’un mage à l’autre bout de la pièce alluma une cigarette.
« Qui a fait ça ?
— Excusez-moi, Archichancelier, la force de l’habitude.
— Fumez tout votre soûl, l’ami.
— Merci, Archichancelier.
— Je crois que j’arrive maintenant à voir les contours de la porte, dit une autre voix.
— Mémé ?
— Oui, je vois nettement…
— Esk ?
— Je suis là, Mémé.
— Je peux fumer aussi, monsieur ?
— Le jeune garçon est avec toi ?
— Oui.
— Oook.
— Je suis là.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Que tout le monde arrête de parler ! »
La lumière ordinaire, lente et belle à regarder, se coula à nouveau dans la bibliothèque.
Esk se mit sur son séant et déplaça le bourdon. Il roula sous la table. Elle sentit quelque chose lui glisser sur les yeux et elle leva la main.
« Un moment », fit Mémé qui s’élança en avant. Elle agrippa la gamine par les épaules et lui sonda les prunelles.
« Contente de te revoir », dit-elle, et elle l’embrassa.
Esk, la main en l’air, se tapota un objet dur sur la tête. Elle s’en décoiffa pour l’examiner.
C’était un chapeau pointu, légèrement plus petit que celui de Mémé, mais d’un bleu éclatant, piqué de deux étoiles d’argent peintes.
« Un chapeau de mage ? » demanda-t-elle.
Biseauté s’avança.
« Ah, oui, fit-il, et il se racla la gorge. Tu vois, on a pensé que… On se disait… Bref, à la réflexion…
— Tu es mage, dit simplement Mémé. L’Archichancelier a changé la tradition. Une cérémonie toute simple, ma foi.
— Le bourdon doit se trouver quelque part par-là, dit Biseauté. Je l’ai vu tomber… Oh. »
Il se releva, le bourdon à la main, et il le montra à Mémé.
« Je croyais qu’il avait des sculptures, dit-il. Ce machin-là ressemble à un bâton ordinaire. » Et c’était un fait. Le bourdon avait l’air aussi puissant et redoutable qu’un morceau de petit bois.
Esk tournait le chapeau dans ses mains, à la façon de celle qui ouvre le paquet classique à l’emballage brillant pour découvrir des sels de bain.
« Il est très joli, fit-elle sans conviction.
— C’est tout ce que tu trouves à dire ? demanda Mémé.
— Ben, il est pointu. » Bizarrement, elle ne sentait aucune différence depuis qu’elle était mage.
Simon se pencha vers elle.
« Souviens-toi, fit-il, faut avoir été mage. Après, tu pourras commencer à regarder de l’autre côté. Comme tu l’as dit. »
Leurs yeux se croisèrent, et ils sourirent.
Mémé interrogea Biseauté du regard. Il haussa les épaules.
« Est-ce que je sais, moi ? dit-il. Qu’est-ce qui est arrivé à ton bégaiement, mon garçon ?
— M’a l’air d’être parti, monsieur, dit-il joyeusement. J’ai dû l’oublier en route, quelque part. »
Le fleuve roulait toujours des eaux brunes en crue, mais au moins il ressemblait à nouveau à un fleuve.
Il faisait anormalement chaud pour une fin d’automne, et dans toute la ville basse d’Ankh-Morpork la vapeur montait de milliers de couvertures et tapis mis dehors à sécher. Les rues disparaissaient sous une couche de vase ; un progrès, en fin de compte : l’impressionnante collection municipale d’Ankh-Morpork en chiens crevés avait été emportée à la mer.
La vapeur montait aussi des dalles de la véranda personnelle de l’Archichancelier et de la théière posée sur la table.
Mémé se renversa dans un antique fauteuil en rotin et laissa la chaleur hors de saison lui baigner les chevilles. Elle observa paresseusement le travail d’une équipe de fourmis urbaines, qui avaient vécu si longtemps sous les dalles de l’Université que les fortes doses de magie ambiante leur avaient définitivement altéré les gènes ; elles descendaient sur leurs dos un morceau de sucre humide d’un bol pour le déposer sur un chariot miniature. Un autre groupe érigeait un portique en bouts d’allumettes au bord de la table.
Mémé aurait peut-être aimé savoir, mais pas forcément, que l’une des fourmis était Tambour Billette, lequel avait finalement décidé de donner à la Vie une autre chance.
« On dit, remarqua-t-elle, que si on trouve une fourmi le Jour des Porchers, il fera très doux pour le restant de l’hiver.
— Qui dit ça ? demanda Biseauté.
— En général des gens qui se trompent, répondit Mémé. Je note ça dans mon Almanack, voyez-vous. Je vérifie. La plupart des choses que croient les gens sont fausses.
— Comme « après la pluie, le gros temps », cita Biseauté. De toutes façons, on n’apprend pas de nouveaux tours au vieux chien.
— À mon avis, les vieux chiens sont pas faits pour ça », dit Mémé. Le morceau de sucre avait maintenant atteint le portique, et deux fourmis l’attachaient à un palan microscopique.
« Je ne comprends pas la moitié de ce que raconte Simon, dit Biseauté, pourtant ça met certains étudiants dans tous leurs états.
— Moi, je comprends parfaitement ce que raconte Esk, mais j’y crois pas, c’est tout, fit Mémé. Sauf la partie sur les mages qui auraient bien besoin d’un cœur.
— Elle a dit aussi que les sorcières auraient bien besoin d’une cervelle, répliqua Biseauté. Un petit pain au lait ? Un peu humide, je le crains.
— Elle m’a prétendu que si la magie donne aux gens ce qu’ils veulent, ne pas s’en servir leur donne ce qui leur manque, dit Mémé, la main en suspens au-dessus de l’assiette.
— C’est aussi ce que m’affirme Simon. Je ne comprends pas moi-même, la magie est faite pour qu’on s’en serve, pas pour qu’on la mette en conserve. Allez-y, ne vous gênez pas.
— La magie par-delà la magie », ronchonna Mémé. Elle prit le petit pain, étala dessus de la confiture. Réflexion faite, elle y étala aussi de la crème.
Le morceau de sucre s’écrasa sur les dalles, aussitôt entouré d’une autre équipe de fourmis, prêtes à lui atteler une longue file d’esclaves rouges capturées dans le potager.
Biseauté, mal à l’aise, s’agita sur son siège qui grinça. « Esméralda, commença-t-il, j’avais dans l’idée de demander…
— Non, fit Mémé.
— Je voulais dire que nous envisageons d’admettre quelques autres filles à l’Université. À titre d’essai. Une fois la plomberie réparée.
— C’est vous qui voyez, évidemment.
— Et… Et il m’a semblé… Puisque nous allons vraisemblablement devenir un établissement mixte, comme qui dirait, il m’a semblé, enfin…
— Alors ?
— Si vous n’avez rien contre, disons que vous pourriez acceptez une chaire. »
Il se cala dans son fauteuil. Le morceau de sucre passa dessous sur des rouleaux d’alumettes ; on percevait les glapissements des fourmis gardes-chiourme, à la limite de l’audible.
« Hmmm, fit Mémé. Je vois pas pourquoi je refuserais. Mais alors une longue ; j’en ai toujours rêvé, vous savez, avec de la bonne toile, plusieurs positions et une espèce d’extension pour les jambes. Si c’est pas trop demander.
— Je parlais de chaire, pas de chaise, rectifia Biseauté qui ajouta aussitôt : mais je suis sûr qu’on pourra vous en trouver une quand même. Non, je voulais dire : accepteriez-vous de venir donner des cours aux étudiants ? De temps en temps ?
— Sur quoi ? »
Biseauté chercha une matière.
« Les herbes ? hasarda-t-il. On ne s’y connaît pas trop en herbes, chez nous. Et la têtologie. Esk m’a beaucoup parlé de têtologie. Ça m’a l’air fascinant. »
Le morceau de sucre disparut par une fente d’un mur voisin dans une ultime secousse. Biseauté hocha la tête dans sa direction.
« Elles n’arrêtent pas, avec le sucre, dit-il, mais on n’a pas le cœur de faire quoi que ce soit. »
Mémé fronça les sourcils, puis désigna du menton, par-delà la brume qui recouvrait la cité, le scintillement de la neige au loin sur les montagnes du Bélier.
« Ça fait un bout de chemin, dit-elle. J’peux pas toujours aller et venir à mon âge.
— Nous pourrions vous fournir un bien meilleur balai, fit Biseauté. Un balai qui démarrerait au quart de tour sans besoin qu’on le pousse. Et vous, vous pourriez avoir un appartement ici. Et tous les vêtements qu’il vous plairait d’emporter », ajouta-t-il, recourant à l’arme secrète. Il avait sagement investi dans une conversation avec madame Panaris.
« Mmph, fit Mémé. De la soie ?
— Noire et rouge », précisa Biseauté. Une image de Mémé en soie rouge et noire lui traversa l’esprit au petit trot et il mordit à pleines dents dans son pain au lait.
« Et vous pourriez peut-être prendre quelques étudiants dans votre cottage pendant l’été, poursuivit Biseauté, pour des études extra-muros.
— Comment ça, extrêmement rosses ?
— Je veux dire qu’ils en retireraient un grand enseignement, j’en suis persuadé. »
Mémé considéra la proposition. Assurément, les cabinets avaient besoin d’une bonne vidange avant les grosses chaleurs, et la cabane des chèvres était mûre pour un nettoyage de printemps. Bêcher le carré d’Herbes, ça aussi, c’était une corvée. Le plafond de la chambre faisait honte à voir, et certaines des tuiles attendaient qu’on les remette en place.
« Des travaux pratiques ? fit-elle, songeuse.
— Absolument, répondit Biseauté.
— Mmph. Ben, je vais y réfléchir », dit Mémé, vaguement consciente qu’il ne fallait jamais trop s’avancer lors d’un premier rendez-vous.
« Peut-être vous plairait-il de dîner avec moi ce soir et de me donner votre réponse ? offrit Biseauté, les yeux brillants.
— Y a quoi, à manger ?
— Viande froide et pommes de terre. » Madame Panaris avait bien fait les choses.
Et voilà.
Esk et Simon en vinrent à explorer un tout nouveau type de magie que personne ne comprenait vraiment mais que tout le monde estimait néanmoins très intéressant et, d’une certaine façon, rassurant.
Peut-être plus important, les fourmis employèrent tous les morceaux de sucre qu’elles purent voler à la construction, dans l’un des murs creux, d’une petite pyramide où elles ensevelirent en grande pompe le corps momifié d’une reine défunte. Sur le mur de l’une des minuscules chambres secrètes elles inscrivirent, en hiéroglyphes d’insectes, le vrai mystère révélé de la longévité.
Elles l’avaient bel et bien résolu, et leur découverte aurait probablement eu d’incalculables répercussions sur l’univers si l’inondation suivante de l’Université ne l’avait complètement effacée.