Ce respect strict de la vérité, ils ne le devaient apparemment pas à un dieu, comme c’est généralement le cas, mais à leur patrimoine génétique. Le Zoïde moyen était tout aussi incapable de mentir que de respirer sous l’eau ; le concept même de mensonge suffisait à le mettre dans tous ses états ; dire un Mensonge revenait purement et simplement à chambouler l’univers de fond en comble.

Un inconvénient de taille pour un peuple commerçant ; aussi, au fil des millénaires, les anciens Zoïdes avaient-ils étudié ce pouvoir étrange dont tout le monde sauf eux jouissait en abondance et avaient-ils décidé qu’ils devraient en bénéficier à leur tour.

Les jeunes gens qui montraient le moindre signe d’un tel talent se voyaient encouragés, à l’occasion de cérémonies particulières qui les mettaient en compétition, à déformer la Vérité toujours plus loin. Le premier proto-mensonge attesté avait été : « Mon grand-père est effectivement assez grand », mais ils avaient fini par attraper le coup, et l’on avait créé le bureau du Mensonge tribal.

Il faut comprendre que si les Zoïdes, dans leur majorité, ne savent pas mentir, ils témoignent en revanche d’un grand respect pour celui capable de dire que le monde n’est pas tel qu’on le voit, et le Menteur occupe chez eux une très haute fonction. Il représente la tribu dans toutes les négociations avec le monde extérieur, que le Zoïde moyen a depuis longtemps renoncé à comprendre. Les tribus zoïdes sont extrêmement fières de leurs Menteurs.

Les autres races ne supportent pas cette appellation de Menteur. Elles estiment que les Zoïdes auraient dû choisir un titre mieux approprié, tel que « diplomate » ou « chargé des relations publiques ». Elles estiment qu’ils l’ont fait exprès pour se moquer.

« Tout ça, c’est vrai ? demanda Esk, méfiante, en faisant du regard le tour de la cabine bondée de la gabare.

— Non », répondit Amschat avec conviction. Sa plus jeune femme, qui préparait du porridge sur un tout petit fourneau décoré, se mit à glousser. Ses trois enfants observèrent gravement Esk par-dessus le bord de la table.

« Vous dites jamais la vérité ?

— Et toi ? » La bouche d’Amschat se fendit d’un sourire aurifié, mais ses yeux ne souriaient pas, eux. « Tu faisais quoi sur mes toisons ? Amschat n’enlève personne. Chez toi, on va s’inquiéter, ou bien ?

— Je pense que Mémé va venir me chercher, dit Esk, mais j’crois pas qu’elle va beaucoup s’inquiéter. Elle sera seulement en colère, j’pense. De toute manière, je vais à Ankh-Morpork. Vous pouvez me jeter du navire…

— … bateau…

— … si vous voulez. Les brochets, je m’en fiche.

— Je ne peux pas faire ça, dit Amschat.

— Encore un mensonge ?

— Non ! La région est sauvage, il y a des voleurs et… des choses. »

Esk hocha la tête, radieuse. « Alors c’est réglé, dit-elle. Ça m’est égal de dormir sur la laine. Et je peux payer mon voyage. J’peux faire…» Elle hésita ; sa phrase incomplète resta suspendue en l’air comme une petite volute de cristal alors que la prudence tentait avec succès de lui retenir la langue. «… des tas de choses utiles », acheva-t-elle maladroitement.

Elle s’aperçut qu’Amschat jetait un coup d’œil en coin à l’aînée de ses femmes, qui cousait près du fourneau. Selon la tradition zoïde, elle ne portait que du noir. Mémé aurait approuvé des deux mains.

« Quelle sorte de choses utiles ? demanda-t-il. Faire la vaisselle et balayer, ou bien ?

— Si vous voulez, dit Esk, ou bien distiller à l’alambic double ou triple, composer les vernis, laques, encaustiques, zuumchats et punes, fondre la cire, façonner des bougies, bien choisir les graines, racines et boutures, et accommoder presque toutes les recettes qu’on connaît à partir des Quatre-vingts Herbes merveilleuses ; je sais filer, carder, rouir, ourdir et tisser aux métiers à main, en haute lice, en basse lice et aux grands métiers, je sais tricoter si on me fournit la laine, je sais lire la terre et les rochers, charpenter, même les tenons et mortaises à trois voies, prévoir le temps d’après le ciel et les bêtes, multiplier une ruchée, brasser cinq sortes d’hydromel, préparer les teintures, les mordants et les enduits, même du bleu grand teint, je sais faire presque toutes les sortes de ferblanterie, réparer les chaussures, saler et travailler la plupart des cuirs, et si vous avez des chèvres je sais m’en occuper. J’aime bien les chèvres. Par chez nous, les amateurs de chèvres sont légion, dit Mémé. »

Amschat la considérait d’un air songeur. Elle se dit qu’il attendait la suite.

« Mémé, elle supporte pas de voir les gens à rien faire, reprit-elle. Elle répète sans arrêt qu’une fille adroite de ses mains trouvera toujours de quoi vivre, ajouta-t-elle en manière d’explication.

— Ou un mari, je suppose, acquiesça Amschat à mi-voix.

— Justement, Mémé avait beaucoup à dire là-dessus…

— J’en suis sûr », dit Amschat. Il regarda l’aînée de ses épouses qui répondit par un hochement quasi imperceptible de la tête.

« Très bien, dit-il. Si tu sais te rendre utile tu peux rester. Joues-tu aussi d’un instrument de musique ? »

Esk lui retourna son regard franc, sans sourciller. « Sans doute. »


* * *

Ainsi Esk, avec une grande facilité et un seul petit regret, quitta les montagnes du Bélier et leur climat pour se joindre aux Zoïdes dans leur grande descente marchande de l’Ankh.

Plus de trente gabares se suivaient, chacune occupée au moins par une famille tentaculaire de Zoïdes. Aucune ne transportait la même cargaison ; la plupart étaient reliées les unes aux autres, et il suffisait aux Zoïdes de haler le câble et de passer sur le pont voisin s’il leur prenait envie de voir du monde.

Esk s’installa dans les toisons de laine. Il y faisait bon, l’odeur lui rappelait la chaumière de Mémé et, plus important, personne ne venait la déranger.

Elle commençait à se faire du souci.

La magie échappait nettement à sa volonté. Esk ne faisait pas de magie, c’était la magie qui se manifestait toute seule autour d’elle. Et elle sentait que ça ne rassurerait probablement guère les gens de le savoir.

Ça voulait dire qu’en cas de vaisselle elle devait passer son temps à éclabousser l’eau et entrechoquer les plats afin de cacher qu’ils se lavaient tout seuls. Qu’en cas de raccommodage elle devait s’isoler discrètement sur le pont afin de masquer les bords du trou qui se reprisaient d’eux-mêmes comme… comme par magie. Puis elle se réveilla le second jour de son voyage pour découvrir que plusieurs toisons autour de la cachette du bourdon s’étaient peignées, cardées et filées toutes seules en écheveaux impeccables durant la nuit.

Elle chassa de son esprit toute pensée de feu.

Elle avait des compensations, cependant. Chaque courbe paresseuse du fleuve lui amenait de nouveaux panoramas. Il y eut des passages d’ombre, enclavés dans une forêt épaisse, que les gabares franchirent au beau milieu du fleuve, les hommes en armes et les femmes sous le pont – sauf Esk qui resta écouter avec intérêt les grognements et éternuements qui les suivirent depuis les fourrés des berges. Il y eut des portions de terres cultivées. Plusieurs villes beaucoup plus grosses qu’Ohulan. Et même quelques montagnes, mais vieilles et plates, ni jeunes ni fringantes comme les siennes. Elle n’avait pas franchement le mal du pays, non, pourtant elle se sentait des fois pareille à un bateau à la dérive le long d’un filin continu mais toujours attaché à une ancre.

Les gabares faisaient escale dans certaines des villes. La tradition voulait que seuls les hommes se rendent à terre et que seul Amschat, coiffé de son chapeau de Menteur de cérémonie, s’adresse aux non-Zoïdes. D’ordinaire, Esk l’accompagnait. Il avait bien essayé de lui faire comprendre par des allusions qu’elle devait obéir aux règles tacites de la vie zoïde et rester à bord, mais une allusion n’avait pas plus d’effet sur Esk qu’une piqûre de moustique sur un rhinocéros moyen : si l’on ignore les règles, apprenait-elle déjà, la moitié du temps elles se réécrivent tranquillement pour cesser de vous concerner.

N’importe comment, Amschat avait l’impression que lorsque la fillette l’accompagnait, il obtenait toujours un très bon prix. Il y avait chez elle, quand elle louchait sur les gens d’un air décidé de derrière ses jambes, un je ne sais quoi qui poussait les marchands même les plus durs en affaires à rapidement conclure leurs transactions.

À vrai dire, ça commençait à l’inquiéter. Le jour où un courtier, dans la ville close de Zemphis, lui offrit un sac d’outremers en échange de cent toisons, une voix s’éleva au niveau de ses poches : « C’est pas des outremers.

— Regardez-moi cette gamine ! » fit le courtier dans un grand sourire. Amschat leva gravement l’une des pierres à hauteur d’yeux.

« Moi, je regarde, dit-il, et on dirait bien des outremers. Elles en ont la brillance et la miroitance. »

Esk secoua la tête. « C’est que des djams », fit-elle. Elle avait parlé sans réfléchir et le regretta aussitôt tandis que les deux hommes pivotaient pour la fixer d’un œil étonné.

Amschat retourna la pierre dans sa main. Placer des djams, les pierres caméléon, dans la même boîte que d’authentiques gemmes pour qu’ils aient l’air de changer de couleur, c’était un truc classique, mais ceux-là avaient la vraie flamme bleue à l’intérieur. Il leva un regard pénétrant sur le courtier. Amschat avait reçu une excellente formation dans l’art du Mensonge. Il en reconnaissait les signes subtils, maintenant qu’il s’interrogeait.

« Il y a apparemment un doute, dit-il, mais facile à dissiper, il suffit de les porter chez l’essayeur de la rue des Pins, parce que tout le monde sait que les djams se dissolvent dans le liquide hypactique, ou bien ? »

Le courtier hésita. Amschat avait légèrement changé de posture, et sa musculature laissait entendre au courtier qu’au moindre mouvement brusque de sa part, il l’enverrait rouler dans la poussière. Et cette fichue drôlesse qui lui louchait dessus comme si elle voyait le fond de sa pensée. Ses nerfs lâchèrent.

« Vous me voyez navré de cette malheureuse discussion, dit-il. J’ai pris livraison de ces pierres en croyant de bonne foi à des outremers, mais plutôt que de laisser un différend s’établir entre nous je vous demande de les accepter en… en cadeau ; et, pour les toisons, puis-je vous proposer cette roseatte de premier choix ? » Il sortit une petite pierre rouge d’une minuscule bourse de velours. Amschat la regarda à peine ; sans lâcher l’homme des yeux, il la tendit à Esk. Elle fit oui de la tête.

Après le départ précipité du marchand, Amschat saisit Esk par la main et l’entraîna, voire la traîna tout court, jusqu’à l’officine de l’essayeur, guère plus grande qu’une niche dans un mur. Le vieil homme prit la plus petite des pierres bleues, écouta les explications hâtives du gabarier, tira une pleine soucoupe de liquide hypactique et laissa tomber la pierre dedans. Elle écuma avant de disparaître.

« Très intéressant », dit-il. Il prit une autre pierre dans des brucelles et l’examina sous un verre grossissant.

« Ce sont bien des djams, mais des spécimens remarquables dans leur genre, conclut-il. Ils ont quand même une certaine valeur, et moi, par exemple, je serais prêt à vous en offrir… Elle a quelque chose aux yeux, la petite ? »

Amschat donna un coup de coude à Esk, qui cessa d’exercer une nouvelle fois le Regard.

«… Je vous en offrirais, disons, deux zats d’argent ?

— Et si on disait cinq ? répliqua aimablement Amschat.

— Et moi, j’aimerais bien garder une des pierres », fit Esk. Le vieil homme leva les bras au ciel.

« Mais ce ne sont que des curiosités ! dit-il. Ça n’a de valeur que pour un collectionneur !

— Un collectionneur pourrait quand même les revendre à un client sans méfiance pour des outremers ou des roseattes de premier choix, dit Amschat, surtout s’il est le seul essayeur de la ville. »

L’essayeur bougonna un peu, mais ils finirent par se mettre d’accord sur trois zats et un djam pour Esk, monté sur une chaînette d’argent.

Lorsqu’ils furent hors de portée d’oreilles, Amschat tendit à la fillette les toutes petites pièces d’argent et dit : « Elles sont à toi. Tu les as gagnées. Mais…» Il s’accroupit pour la regarder dans les yeux. «… il faut me dire comment tu as su que les pierres étaient fausses. »

Il avait l’air soucieux, mais Esk sentit qu’il n’aimerait guère la vérité. La magie mettait les gens mal à l’aise. Il n’aimerait pas qu’elle lui dise : les djams, c’est des djams, et les outremers, c’est des outremers, et si vous croyez qu’ils sont pareils, c’est parce que la plupart des gens ne savent pas se servir de leurs yeux comme il faut. Rien ne peut cacher complètement sa vraie nature.

Au lieu de ça, elle dit : « Les nains ont une mine de djams à côté du village où je suis née, et on apprend vite à voir qu’ils déforment la lumière de façon bizarre. »

Amschat continua de la regarder un moment dans les yeux. Puis il haussa les épaules.

« D’accord, dit-il. Très bien. Bon, j’ai encore à faire en ville. Pourquoi tu ne t’achètes pas des vêtements neufs, ou bien ? J’aimerais te mettre en garde contre les commerçants malhonnêtes mais, je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas l’impression qu’il t’arrivera des ennuis. »

Esk hocha la tête. Amschat s’éloigna à grandes enjambées sur la place du marché. Au premier coin de rue, il se retourna, la regarda d’un air songeur, puis disparut dans la foule.

Voilà, fini de naviguer, se dit Esk. Il n’est pas tout à fait sûr, mais il va me surveiller maintenant, et avant que j’aie compris ce qui se passe, on me prendra le bourdon et je vais récolter toutes sortes d’embêtements. Pourquoi est-ce que la magie met tout le monde tellement en colère ?

Elle poussa un soupir résigné et entreprit d’explorer les possibilités de la ville.

Restait pourtant la question du bourdon. Esk l’avait enfoncé loin dans les toisons qu’on n’allait pas décharger dans l’immédiat. Si elle retournait le chercher, on lui poserait des questions, et elle ne connaissait pas les réponses.

Elle trouva une ruelle qui lui convenait et qu’elle enfila à toutes jambes jusqu’à ce qu’un bon renfoncement de porte lui offre l’abri tranquille dont elle avait besoin.

S’il était exclu de retourner à la gabare, alors il ne restait qu’une solution. Elle tendit une main et ferma les paupières.

Elle savait exactement ce qu’elle voulait faire, c’était là, devant ses yeux. Pour lui revenir, il ne fallait pas que le bourdon s’envole dans les airs, abîme la gabare et attire l’attention sur lui. Tout ce qu’elle voulait, se disait-elle, c’était que s’opère un léger changement dans l’organisation du monde. Que ce ne soit plus un monde où le bourdon se cachait dans les toisons, mais un monde où elle le tenait en main. Un tout petit changement, une altération infinitésimale de l’État des Choses.

Si Esk avait reçu une formation de mage dans les règles, elle aurait compris que son idée était irréalisable. Tous les mages savaient déplacer les objets, depuis les protons et tout ce qui s’ensuit, mais l’important à retenir pour en déplacer un de A jusqu’à Z, selon la physique élémentaire, c’est qu’à un moment donné l’objet en question devra passer par le reste de l’alphabet. La seule solution pour le faire disparaître en A et réapparaître en Z aurait été d’escamoter la Réalité. Mieux valait ne pas penser aux problèmes qui en auraient découlé.

Esk, évidemment, n’avait pas reçu de formation, et il est bien connu qu’ignorer l’impossibilité de ce qu’on tente reste l’un des ingrédients essentiels de la réussite. Ignorer l’éventualité d’un échec, c’est comme une chantignole déposée sur le chemin de la bicyclette de l’histoire.

Alors qu’Esk s’efforçait de découvrir comment déplacer le bourdon, les ondes se propagèrent dans l’éther magique pour modifier le Disque-monde par des milliers de détails infimes. La plupart passèrent totalement inaperçus. Peut-être quelques grains de sable occupaient-ils une position légèrement différente sur leurs plages, ou une feuille pendait-elle de son arbre sous un angle imperceptiblement plus fermé. Mais ensuite l’onde enveloppe de probabilité heurta la berge de la Réalité, rebondit à la façon d’une éclaboussure contre le bord d’une mare, rencontra les dernières rides venant dans l’autre sens et provoqua des tourbillons, d’intensité réduite mais de retombées considérables, dans le tissu même de l’existence. Il arrive que se produisent des tourbillons dans le tissu de l’existence parce que c’est un tissu très spécial.

Esk ignorait totalement ce qui précède, évidemment, mais elle fut bien contente lorsque le bourdon surgit du néant pour se matérialiser dans sa main.

Son contact était chaud.

Elle le considéra un moment. Elle sentait qu’elle devait faire quelque chose ; il était trop grand, trop identifiable, trop gênant. Il attirait l’attention.

« Si je t’emmène à Ankh-Morpork, dit-elle d’un air songeur, faut que j’te déguise. »

Quelques restes de magie tremblotèrent autour du bourdon, puis il s’assombrit.

Finalement, Esk résolut son problème urgent : elle trouva sur la grand-place du marché de Zemphis un banc qui vendait des balais, acheta le plus grand, le ramena dans son encoignure de porte, retira le manche et enfonça le bourdon bien profond dans les brindilles de bouleau. Il lui semblait injuste de maltraiter ainsi le noble objet, aussi lui présenta-t-elle silencieusement des excuses.

La différence fut notable, en tout cas : personne ne s’intéressait plus à une petite fille munie d’un balai.

Elle s’acheta un pâté aux épices pour manger durant son exploration. (Le marchand imprudent voulut la rouler sur la monnaie qu’il lui rendait et s’aperçut plus tard qu’il lui avait inexplicablement remis deux pièces d’argent ; puis des rats apparurent mystérieusement pour lui dévorer toute sa réserve pendant la nuit, et la foudre frappa sa grand-mère.)

La ville était plus petite qu’Ohulan et très différente parce qu’à la jonction de trois routes commerciales, outre le fleuve. Elle s’était bâtie autour d’une seule et gigantesque place, métissage entre l’embouteillage exotique permanent et le village de tentes. Les chameaux flanquaient des coups de sabots aux mules, les mules en flanquaient aux chevaux qui les rendaient aux chameaux, et tous en flanquaient aux humains ; ce n’était que débauche de couleurs, fracas, symphonie d’odeurs dans un brouhaha constant, entêtant, de centaines de gens qui s’échinaient à gagner des sous.

L’une des raisons à toute cette agitation, c’est que sur une grande partie du continent d’autres individus préféraient en gagner sans travailler du tout, et, comme le Disque n’avait pas encore développé d’industrie musicale, les dits individus étaient contraints de se rabattre sur des formes plus anciennes, plus traditionnelles de brigandage.

Bizarrement, il leur en coûtait souvent beaucoup d’efforts. Rouler de lourds rochers jusqu’au sommet d’une falaise pour tendre une embuscade digne de ce nom, abattre des arbres pour bloquer une route et creuser une fosse hérissée de piques tout en veillant au fil acéré d’une dague exigeaient probablement davantage de réflexion et de muscle que des professions plus honorables ; néanmoins, on trouvait toujours des particuliers suffisamment malavisés pour endurer de telles épreuves, outre les nuits interminables dans l’inconfort, dans le seul but de faire main basse sur de grandes et banales caisses de joyaux.

Zemphis était donc la ville où les caravanes se séparaient, se mélangeaient et se reformaient ; en effet, des dizaines de marchands et de voyageurs s’y regroupaient afin de se protéger des traîne-savates qui les attendaient le long des pistes. Esk, qui passait inaperçue dans la cohue, obtint tous ces renseignements d’une façon simple : elle trouva quelqu’un à l’air important et lui tirailla le bord du manteau.

L’homme comptait des balles de tabac et y serait parvenu sans l’interruption.

« Quoi ?

— J’ai dit : qu’est-ce qui s’passe ici ? »

L’homme voulait répondre : « Fiche-moi le camp et va embêter quelqu’un d’autre. » Il voulait lui donner une calotte légère sur la tête. Aussi fut-il surpris de se retrouver penché, en discussion sérieuse avec une petite gamine à la figure sale qui tenait un gros balai (lequel, lui apparut-il plus tard, donnait la vague impression d’écouter).

Il fournit les explications sur les caravanes. L’enfant opina.

« Les gens se mettent tous ensemble pour voyager ?

— Tout juste.

— Pour aller où ?

— Dans toutes sortes de villes. Sto Lat, Pseudopolis… Ankh-Morpork, évidemment…

— Mais le fleuve, il y va, fit Esk à propos. Les gabares. Les Zoïdes.

— Ah, oui, dit le marchand, mais ils demandent cher, ils ne transportent pas tout et, n’importe comment, on ne leur fait pas beaucoup confiance.

— Mais ils sont très honnêtes !

— Euh… oui. Mais tu sais ce qu’on dit : ne fais jamais confiance à un honnête homme. » Il sourit d’un air entendu.

« Qui c’est qui dit ça ?

— On le dit. Tu sais bien. Les gens, ajouta-t-il, tandis qu’une certaine inquiétude lui perçait dans la voix.

— Oh », fit Esk. Elle réfléchit. « Ils doivent être très bêtes, alors, dit-elle d’un air compassé. Les gens. Merci quand même. »

Il la regarda s’éloigner et reprit son comptage. Un instant plus tard, il sentit qu’on lui tirait à nouveau le manteau.

« Cinquanteseptcinquanteseptcinquanteseptoui ? fit-il en s’efforçant de ne pas oublier où il en était.

— S’cusez-moi de vous embêter encore, dit Esk, mais ces balles, là…

— Qu’est-ce qu’elles ont cinquanteseptcinquanteseptcinquantesept ?

— Ben… c’est normal, les petits machins comme des vers blancs, à l’intérieur ?

— Cinquantese… quoi ? » Le marchand baissa son ardoise et considéra Esk. « Quels petits vers ?

— Ceux qui gigotent. Blancs, ajouta-t-elle avec obligeance. Z’ont l’air de fouiller au milieu des balles.

— Tu veux dire l’ascaris du tabac ? » Il tourna des yeux fous vers le tas de balles que déchargeait, maintenant qu’il y pensait, un vendeur nerveux comme un lutin de minuit qui veut s’éclipser avant qu’on ne découvre en quoi se change l’or des fées au matin. « Mais il m’a assuré que ces balles avaient été entreposées comme il faut et… Comment tu sais ça, d’ailleurs ? »

La gamine avait disparu dans la foule. Le marchand regarda fixement la place qu’elle avait occupée. Il regarda fixement le vendeur qui souriait nerveusement. Il regarda fixement le ciel. Puis il sortit son couteau à échantillons de sa poche, parut prendre une décision et se glissa de côté vers la balle la plus proche.

Esk, pendant ce temps, avait découvert en laissant traîner l’oreille qu’une caravane se formait pour Ankh-Morpork. Le chef de convoi se tenait assis à une table faite d’une planche posée sur deux barriques.

Il était occupé.

Il parlait à un mage.

Les voyageurs aguerris savent qu’un convoi qui se prépare à traverser une région virtuellement hostile doit se pourvoir d’une réserve d’épées mais surtout s’assurer les services d’un mage au cas où, ne serait-ce que pour allumer le feu. Un mage de troisième rang ou d’un rang supérieur ne s’attend pas à débourser pour se joindre au convoi. Au contraire, il s’attend à ce qu’on le paye. Les délicates négociations entre les deux hommes s’acheminaient justement vers une conclusion.

« C’est bien beau, maître Traitel, mais… et le jeune homme ? fit le chef de convoi, un certain Adab Jobard, un type impressionnant vêtu d’un pourpoint en peau de troll, d’un chapeau désinvolte à bords flottants et d’un kilt de cuir. Il est pas mage, à ce que je vois.

— Il est en apprentissage, répondit Traitel, un grand mage décharné dont les robes attestaient son appartenance aux Anciens Frères d’Appellation contrôlée de l’Etoile d’Argent, l’un des huit ordres magiques.

— Alors ç’en est pas un, reprit Jobard. Je connais vos statuts : vous êtes pas mage tant que vous avez pas de bourdon. Et lui, il en a pas.

— Justement, il se rend à l’Université de l’Invisible pour régler ce petit détail », dit Traitel avec hauteur. Les mages se séparaient de leur argent d’à peine plus mauvaise grâce que les tigres de leurs dents.

Jobard considéra l’apprenti en question. Il avait croisé beaucoup de mages au cours de sa vie et s’estimait assez bon juge pour reconnaître chez ce jeune gars l’étoffe d’un bon élément. En d’autres termes, il était mince, dégingandé, pâle d’avoir trop lu de livres angoissants dans des salles insalubres, et il avait des yeux larmoyants comme deux œufs légèrement pochés. Il vint à l’esprit de Jobard qu’il fallait semer pour récolter.

Tout ce dont il a besoin pour grimper au sommet, songeait-il, c’est un petit handicap. Les mages sont sujets à des ennuis comme l’asthme et les pieds plats, et on dirait que c’est ça qui leur donne leur allant.

« Comment tu t’appelles, mon garçon ? demanda-t-il aussi gentiment que possible.

— Sssssssssssssss », fit le jeune homme. Sa pomme d’Adam montait et descendait comme un ballon captif. Il se tourna vers son compagnon pour lui lancer un appel muet.

« Simon, dit Traitel.

— … imon, acquiesça Simon, reconnaissant.

— Est-ce que tu sais lancer des boules de feu ou des sortilèges tourbillonnants, de ceux qu’on projette contre un ennemi ? »

Simon regarda Traitel du coin de l’œil.

« Nnnnnnnnnn… hasarda-t-il.

— Mon jeune ami étudie une magie qui dépasse la simple sorcellerie, dit le mage.

— … on », termina Simon.

Jobard hocha la tête.

« Bon, fit-il, peut-être que tu deviendras mage, mon garçon. Peut-être qu’une fois qu’on t’aura remis ton joli bourdon tu consentiras à faire un voyage avec moi, hein ? J’investis sur ton avenir, d’accord ?

— Ou…

— Borne-toi à hocher la tête », dit Jobard qui n’était pas d’un naturel cruel.

Simon approuva du chef avec gratitude. Traitel et Jobard échangèrent à leur tour des signes de tête, puis le mage s’en fut à grandes enjambées, suivi de l’apprenti qui ployait sous un monceau de bagages.

Jobard baissa les yeux sur la liste devant lui et biffa soigneusement « mage ».

Une ombre menue tomba sur la page. Il releva les yeux et eut un sursaut involontaire.

« Oui ? fit-il froidement.

— Je veux aller à Ankh-Morpork, s’il vous plaît, dit Esk. J’ai des sous.

— Retourne chez ta mère, petite.

— Non, vraiment. Je veux chercher fortune. »

Jobard soupira. « Pourquoi t’as ce balai à la main ? » demanda-t-il.

Esk regarda l’ustensile comme si elle ne l’avait encore jamais vu.

« Faut bien qu’il soit quelque part, dit-elle.

— Rentre chez toi, ma fille, fit Jobard. J’emmène pas de fugueuses à Ankh-Morpork. Il peut arriver des choses bizarres aux petites filles dans les grandes villes. »

Esk rayonna. « Quel genre de choses bizarres ?

— Écoute, je t’ai dit de rentrer chez toi, hein ? Tout de suite ! »

Il prit sa craie et continua de cocher des lignes sur son ardoise, en s’efforçant d’ignorer le regard fixe qui semblait lui vriller le dessus du crâne.

« J’peux être utile », dit calmement Esk.

Jobard reposa brutalement sa craie et se gratta le menton avec humeur.

« T’as quel âge ? fit-il.

— Neuf ans.

— Eh ben, mademoiselle Neuf-ans, j’ai deux cents bêtes et une centaine de personnes qui veulent aller à Ankh-Morpork, la moitié d’entre elles détestent l’autre moitié, j’ai assez d’hommes qui savent se battre, les routes sont plutôt mauvaises, les bandits de plus en plus audacieux là-haut dans les Tétons, les trolls ont augmenté le péage de leur pont cette année, y a des charançons dans les provisions, j’ai tout l’temps mal à la tête, alors, dans tout ça, en quoi tu peux m’être utile ?

— Oh », lâcha Esk. Elle fit du regard le tour de la place pleine de monde. « La route qui va vers Ankh, c’est laquelle, alors ?

— Celle-là, là-bas, par la grande porte.

— Merci, dit-elle gravement. Au revoir. J’espère que vous aurez plus d’ennuis et que pour votre tête, ça va s’arranger.

— C’est ça », hésita Jobard. Ses doigts battaient la charge sur la table tandis qu’il regardait Esk s’éloigner en direction de la route d’Ankh. Une route longue, sinueuse. Une route infestée de malandrins et de gnolls. Une route qui franchissait, le souffle court, les hauts cols de montagnes et se traînait, pantelante, dans les déserts.

« Oh, et puis merde ! lâcha-t-il à mi-voix. Hé ! Toi ! »


* * *

Mémé Ciredutemps avait des soucis.

Tout d’abord, se dit-elle, elle n’aurait jamais dû laisser Hilta la convaincre d’emprunter son balai. Il était vieux, capricieux, ne volait que la nuit et, même alors, sa vitesse n’excédait guère le petit trot.

Ses sortilèges élévateurs étaient tellement fatigués que l’engin n’acceptait de fonctionner qu’à partir d’une certaine allure. C’était, pour tout dire, le seul balai qu’il fallait pousser au démarrage.

Et alors qu’elle prenait sa course pour la dixième fois, jurant et transpirant, le long d’un sentier forestier, le fichu manche à hauteur d’épaule, elle était tombée dans un piège à ours.

Le second problème, c’est qu’un ours était tombé dedans le premier. En réalité, ce problème avait été sitôt résolu parce que Mémé, déjà de mauvaise humeur, avait frappé l’animal de son balai en plein entre les deux yeux et qu’il se terrait à présent aussi loin d’elle que le permettait l’exiguïté de la fosse en essayant de se trouver un sujet d’optimisme.

La nuit n’avait pas été agréable, et le matin ne le fut guère plus pour le groupe de chasseurs qui, à l’aube, jetèrent un coup d’œil prudent par-dessus le bord de la fosse.

« Ah, pas trop tôt, fit Mémé. Sortez-moi d’ià. »

Les mines ahuries se retirèrent et Mémé entendit une conversation animée à voix basse. Ils avaient vu le chapeau et le balai.

Une tête barbue finit par réapparaître, de mauvaise grâce, comme si on poussait en avant le corps auquel elle était attachée.

« Hum, commença la tête, écoutez, la mère…

— J’suis pas mère, le coupa Mémé. Et certainement pas la tienne, si jamais t’en as une, ce qui m’étonnerait. Si j’étais ta mère, j’me serais sauvée avant que tu naisses.

— C’est juste une façon de parler, dit la tête d’un ton de reproche.

— Une foutue insulte, oui, voilà ce que c’est ! »

Une autre conversation à voix basse.

« Si j’sors pas, tonna Mémé, va y avoir du Grabuge. Vous voyez mon chapeau, hein ? Vous le voyez ? »

La tête réapparut.

« Ben, justement, fit celle-ci. Je veux dire, qu’est-ce qui va se passer si on vous fait sortir ? Ça paraît beaucoup moins risqué de… combler le trou, quoi. Rien de personnel là-dedans, vous comprenez. »

Mémé mit le doigt sur ce qui la chiffonnait.

« T’es à genoux ou quoi ? lança-t-elle d’un ton accusateur. Non, hein ? Vous êtes des nains ! »

Chuchotis, chuchotas.

« Bon, et alors ? fit la voix avec défi. Il n’y a pas de mal à ça, tout de même ? Qu’est-ce que vous avez contre les nains ?

— Vous savez réparer les balais ?

— Les balais magiques ?

— Oui ! »

Chuchotis, chuchotas.

« Et si on sait ?

— Ben, on pourrait s’arranger…»


* * *

Les cavernes des nains résonnaient de coups de marteaux, mais c’était surtout pour faire de l’effet. Les nains avaient du mal à réfléchir sans le bruit des marteaux pour les apaiser. Les bureaucrates nantis payaient des lutins pour cogner sur de petites enclumes de cérémonie, uniquement pour maintenir leur bonne image de marque.

Le balai reposait sur deux tréteaux. Mémé Ciredutemps était assise sur un affleurement rocheux tandis qu’un nain deux fois plus petit qu’elle, vêtu d’un tablier rempli de poches, tournait autour de l’ustensile et lui donnait de temps en temps de petits coups.

Il finit par flanquer un coup de pied dans le faisceau de brindilles et aspira une longue bouffée d’air, comme s’il sifflait à l’envers, signe secret chez tous les artisans de l’univers qui indique qu’une opération onéreuse est sur le point de s’accomplir.

« Biieeeeen, fit-il. Je pourrais demander aux apprentis de venir voir ça, oui, je pourrais. Très instructif. Et vous dites que ça réussissait vraiment à décoller ?

— Il volait comme un oiseau », dit Mémé.

Le nain alluma une pipe. « J’aimerais beaucoup voir cet oiseau-là, dit-il, l’air pensif. Ça doit valoir le coup, un oiseau pareil.

— Oui, mais vous pouvez le réparer ? demanda Mémé. Je suis pressée. »

Le nain s’assit, lentement, posément. « Pour ce qui est de le réparer, dit-il, ma foi, je ne sais pas si c’est possible. Le refaire, peut-être. Évidemment, c’est difficile ces temps-ci d’obtenir des brindilles, même quand on trouve les ouvriers pour effectuer les bonnes ligatures, et les sortilèges ont besoin…

— Je veux pas qu’on le refasse, je veux seulement qu’il marche, dit Mémé.

— C’est un ancien modèle, voyez-vous, insista le nain. Très délicats, ces anciens modèles. On ne peut pas trouver le bois…»

Il se sentit soulevé à bras-le-corps jusqu’à ce que ses yeux arrivent au niveau de ceux de Mémé. Les nains résistent assez bien à la magie, étant magiques eux-mêmes, mais la mine de la vieille femme donnait l’impression qu’elle cherchait à lui dissoudre les prunelles au fond du crâne.

« Répare-le, c’est tout, siffla-t-elle. S’il te plaît ?

— Quoi ? Saloper le boulot ? s’étonna le nain, dont la pipe tomba bruyamment par terre.

— Oui.

— Le rafistoler, vous voulez dire ? Faire injure à ma formation en bâclant le boulot ?

— Oui », répéta Mémé. Ses pupilles étaient deux petits trous noirs.

« Oh, fit le nain. Alors, d’accord. »


* * *

Jobard, le chef de convoi, s’inquiétait.

Ils avaient quitté Zemphis trois matins plus tôt, ils progressaient à bonne allure et montaient maintenant vers le défilé rocheux qui franchissait les montagnes connues sous le nom de Tétons de Scilla. (Il y en avait huit ; Jobard se demandait souvent qui avait été Scilla et si elle lui aurait plu.)

Une bande de gnolls s’était glissée jusqu’à eux durant la nuit. Les créatures malfaisantes, une variété de gobelins rocheux, avaient tranché la gorge d’un garde, prêts à massacrer toute la caravane. Seulement…

Seulement, personne ne savait vraiment ce qui s’était passé ensuite. Les cris avaient réveillé tout le monde ; le temps qu’on ranime les feux et que le mage Traitel lance une lumière bleue au-dessus du camp, les gnolls n’étaient plus que des ombres au loin, autant d’araignées qui couraient comme si les légions de l’Enfer les pourchassaient.

À en juger par ce qui était arrivé à leurs congénères, ils avaient probablement raison. Des bouts de gnolls pendaient des rochers voisins et les égayaient, leur donnaient une allure festive. Jobard ne se désolait pas trop pour ça – les gnolls aimaient capturer des voyageurs pour leur offrir une hospitalité du genre couteau-chauffé-au-rouge-et-gourdin –, pourtant il était nerveux à l’idée de se trouver dans les parages de Quelque Chose capable de passer au travers d’une douzaine de gnolls noueux et méchamment armés comme une cuiller dans un œuf à la coque, mais sans laisser de traces.

Bref, on avait dégagé le terrain propre et net.

La nuit avait été très longue, et la matinée ne s’annonçait pas meilleure. La seule à peu près éveillée, c’était Esk, qui avait dormi durant tous ces événements et se plaignait uniquement d’avoir fait des rêves bizarres.

Quand même, c’était un soulagement de quitter cette vision macabre. Jobard se disait que les gnolls puaient autant au-dedans qu’au-dehors. Il ne pouvait vraiment pas les sentir.

Esk, assise sur le chariot de Traitel, discutait avec Simon qui conduisait maladroitement les bœufs pendant que le mage récupérait du sommeil en retard derrière eux.

Simon faisait tout maladroitement. Il était drôlement bon pour ça. C’était un de ces grands gars qui ont l’air tout en genoux, coudes et pouces. Le regarder marcher mettait les nerfs à rude épreuve, on s’attendait à ce que les ficelles lâchent, et quand il parlait, l’angoisse qui se lisait sur son visage s’il repérait un s ou un m plus loin dans la phrase, poussait instinctivement son interlocuteur à les prononcer pour lui. On trouvait sa récompense dans la lueur de reconnaissance qui passait sur sa figure grêlée d’acné comme un lever de soleil sur la lune.

Pour l’heure, le rhume des foins le faisait pleurer.

« Tu voulais être mage quand t’étais petit ? »

Simon fit non de la tête. « Je voulais apprendre commm…

— … comment…

— … les choses mmm…

— … marchaient ?

— Oui. Puis quelqu’un du village en a parlé à l’Universs… sité qui a envoyé mmm… maître Traitel. Je vais devenir mmm…

— … mage…

— … un jour. Mmm… maître Traitel dit que j’ai des dons pour la t… théorie. » Les yeux humides de Simon s’embuèrent davantage et une expression de quasi-félicité envahit son visage ravagé.

« Il dit qu’il y a des tas de livres dans la bibliothèque de l’Univers… sité de l’Invisible, ajouta-t-il de la voix d’un homme mort d’amour. Plus de l… livres qu’on peut en lire dans toute une vie.

— Moi, j’suis pas sûre d’aimer les livres, dit Esk sur le ton de la conversation. Comment du papier peut-il savoir des choses ? Ma mémé, elle dit que les livres, ç’a du bon que si le papier est fin.

— Non, tu te trompes, se hâta de reprendre Simon. Dans les livres, il y a plein de mmm…» Il aspira de l’air et lança un regard implorant.

«… mots ? fit Esk après une seconde de réflexion.

— Oui, et ils peuvent changer les choses. Ccc… c’eee… c’eeest ççç… ççç…

— …ça…

— … que je dois t… trouver. Là-bas, quelque part dans les vieux livres. Ils disent qu’il n’y a pas de nouveaux charmes, pourtant je sss…

— … sais…

— … que là-bas, quelque part, bien cachés, il y a les mmm… les mmm…

— … mots…

— Oui, qu’aucun mamama…

— … mage ? proposa Esk, le visage plissé par la concentration.

— Oui, n’a jamais trouvés. » Il ferma les yeux et sourit, en pleine béatitude. « Les Mots qui vont MétaMorphoser le Monde.

— Quoi ?

— Hein ? fit Simon qui rouvrit les yeux à temps pour empêcher les bœufs de sortir de la piste.

— T’as dit plein de m !

— Non ?

— Je t’ai entendu ! Essaye encore. »

Simon prit une profonde inspiration. « Le mamama… le mémémé… dit-il. Le momomoo… reprit-il. Non, rien à faire, fini. Des fois, j’y arrive, quand je réfléchis à autre chose. Pour Traitel, je fais une allergie.

— Une allergie aux m ?

— Non, quelle idiosss…

— … idiotie… fit Esk, charitable.

— … il y a sûsûsû…

— … sûrement…

— …quelque chose dans l’air, du p… pollen peut-être, ou de la p… poudre d’herbe. Traitel a voulu trouver la cause de l’allergie, en pure perte, la mmm… la mamama…

— … magie…

— … ne donne rien. »

Ils traversaient un défilé étroit de roches orange. Simon les considéra, l’air inconsolable.

« Ma mémé m’a montré différents remèdes pour soigner le rhume des foins, dit Esk. On pourrait les essayer. »

Simon refusa de la tête. On l’aurait dite à deux doigts de se détacher de son cou.

« Tout tenté, fit-il. Je vais faire un drôle de mamama… d’apprenti, hein ? Pas fichu de prononccc… de dire les mmm… les noms.

— J’vois bien le problème », dit Esk. Elle contempla un moment le paysage, le temps de mettre ses idées en ordre.

« Est-ce que… euh… c’est possible pour une femme de devenir, tu sais… euh… mage ? » demanda-t-elle enfin.

Simon la regarda d’un air hébété. Elle le regarda d’un air de défi.

La gorge du jeune homme se contracta. Il essayait de trouver une phrase sans m ni s. En fin de compte, il se contenta de : « Drôle d’idée. » Il réfléchit encore un peu, puis se mit à rire jusqu’à ce que l’expression de la fillette lui donne l’alerte.

« Très rigolo, oui », ajouta-t-il. Mais l’amusement s’évanouit de son visage et céda la place à l’étonnement. « Je n’y avais encore jammm… pas pensss… réfléchi.

— Alors ? C’est possible ? » On aurait pu raser une barbe de trois jours avec la voix d’Esk.

« Bien sûr que non. C’est évident, mon enfant. Simon, retourne à tes études. »

Traitel écarta le rideau qui donnait sur l’arrière du chariot et passa sur le banc du conducteur.

La figure de Simon retrouva son air habituel de légère panique. Il lança à la gamine un regard implorant tandis que Traitel lui prenait les rênes des mains, mais elle l’ignora.

« Pourquoi pas ? Comment ça : évident ? »

Traitel se retourna et baissa les yeux sur elle. Il ne lui avait pas prêté grande attention jusque-là, elle n’était qu’une vague silhouette parmi d’autres autour des feux de camp.

Il était recteur de l’Université de l’Invisible et avait l’habitude d’en voir beaucoup, des vagues silhouettes, s’affairer à des tâches indispensables mais sans valeur, comme lui servir ses repas et balayer ses appartements. Il était bête, oui, comme savent l’être les gens très malins, et il avait beau faire montre d’autant de tact qu’une avalanche et d’égocentrisme qu’une tornade, jamais il n’aurait imaginé les enfants suffisamment importants pour qu’on les rudoie.

Depuis ses longs cheveux blancs jusqu’à la pointe recourbée de ses chaussures, Traitel incarnait le mage par excellence. Il en avait les épais sourcils broussailleux, la robe à paillettes et la barbe patriarcale à peine marquée des taches jaunes de la nicotine. (Les mages sont célibataires mais ils apprécient néanmoins un bon cigare.)

« Tu comprendras tout ça quand tu seras grande, dit-il. L’idée est amusante, évidemment, un bon jeu de mots. Mage femme ! Pourquoi pas une sorcière homme, tant que tu y es ?

— Y en a qui parlent de sorciers mais faut pas les appeler comme ça, fit Esk.

— Je te demande pardon ?

— Ma mémé dit que les hommes peuvent pas faire des sorcières. Elle dit que si les hommes voulaient être des sorcières, ça donnerait des mages.

— Elle m’a l’air d’une très sage femme, remarqua Traitel.

— Elle est ça aussi, et elle dit que les femmes devraient s’en tenir à ce qu’elles font bien, poursuivit Esk.

— Elle a du bon sens.

— Elle dit que si les femmes faisaient aussi bien que les hommes, elles feraient beaucoup mieux ! »

Traitel éclata de rire.

« C’est une sorcière », dit Esk, qui ajouta dans sa tête : alors, qu’est-ce que tu dis de ça, monsieur le soi-disant magemalin ?

« Ma chère petite demoiselle, espères-tu me choquer ? Il se trouve que j’ai un grand respect pour les sorcières. »

Esk se renfrogna. Il n’était pas censé répondre ça.

« C’est vrai ?

— Parfaitement. Je crois que la sorcellerie est une bonne profession, pour une femme. Un métier très noble.

— Non ? J’veux dire : c’est vrai ?

— Oh oui. Très utile dans les régions rurales pour… pour les gens qui… qui ont des bébés et tout ça. En tout cas, les sorcières ne sont pas des mages. La sorcellerie, c’est le moyen par lequel la Nature permet aux femmes d’accéder aux courants magiques, mais il faut te rappeler que ce n’est pas de la grande magie.

— Je vois. Pas de la grande magie, répéta Esk, la mine sombre.

— Oh, non. La sorcellerie, c’est très bien pour aider les gens dans la vie de tous les jours, évidemment, mais…

— J’imagine que les femmes, elles ont pas assez de bon sens pour devenir mages, dit Esk. J’crois vraiment que c’est ça.

— J’éprouve un grand respect pour les femmes, dit Traitel qui n’avait pas remarqué la froideur dans la voix d’Esk. Elles sont incomparables quand… quand…

— Pour avoir des bébés et tout ça ?

— Par exemple, oui, concéda généreusement le mage. Mais il leur arrive parfois d’être un peu dérangeantes. Un peu trop nerveuses. La grande magie demande un esprit très clair, tu vois, et les talents des femmes ne vont pas dans ce sens. Leur cerveau a tendance à surchauffer. J’ai le regret de dire qu’il n’y a qu’une seule porte qui mène à la magie, c’est celle de l’Université de l’Invisible, et aucune femme ne l’a jamais franchie.

— Dites voir, fit Esk, elle sert à quoi exactement, la grande magie ? »

Traitel lui sourit.

« La grande magie, mon enfant, peut nous donner tout ce que nous voulons.

— Oh.

— Alors oublie toutes ces bêtises de mage femme, d’accord ? » Traitel lui adressa un autre sourire bienveillant. « Comment tu t’appelles, mon enfant ?

— Eskarina.

— Et pourquoi te rends-tu à Ankh, chère petite ?

— Je croyais que j’pourrais chercher fortune, murmura Esk, mais je crois maintenant qu’y a peut-être pas de fortune à chercher pour les filles. Vous êtes sûr que les mages donnent aux gens ce qu’ils veulent ?

— Bien entendu. La grande magie sert à ça.

— Je vois. »

La caravane progressait au pas, guère plus vite. Esk sauta à terre, sortit le bourdon de sa cachette provisoire parmi les sacs et les seaux accrochés sur le flanc du chariot et remonta en courant la file de carrioles et d’animaux. À travers ses larmes, elle aperçut fugitivement Simon qui la regardait d’un air interrogateur depuis l’arrière du chariot, un livre ouvert dans les mains. Il lui adressa un sourire intrigué et commença à dire quelque chose, mais elle continua de courir et quitta la piste.

Des ajoncs rabougris lui écorchèrent les jambes lorsqu’elle gravit à quatre pattes un talus d’argile, puis elle put détaler à loisir sur un plateau aride encaissé entre les falaises orange.

Elle ne s’arrêta qu’une fois complètement perdue, pourtant la colère brûlait toujours furieusement en elle. Elle avait déjà connu la colère, mais jamais comme ça ; normalement, la colère, c’était comme le feu de la forge quand on l’allumait, ça rougeoyait et ça lançait des étincelles, mais ce feu-ci était différent, comme attisé par le soufflet, réduit à la toute petite flamme bleue et blanche qui découpe l’acier.

Elle en avait des fourmillements par tout le corps. Elle devait faire quelque chose à tout prix.

Pourquoi, quand elle entendait Mémé radoter sur la sorcellerie, rêvait-elle de la puissance de la magie, alors qu’elle était prête à défendre cette même sorcellerie jusqu’à la mort dès que Traitel lui parlait de sa voix de fausset ? Elle apprendrait les deux ou aucune. Plus on voulait l’en empêcher, plus elle en avait envie.

Elle serait sorcière et mage. Elle allait leur faire voir.

Esk s’assit sous un genévrier aux branches basses, au pied d’une falaise à pic, l’esprit bouillonnant de colère et de projets. Elle voyait déjà les portes lui claquer au nez avant même qu’elle n’ait commencé de les ouvrir. Traitel avait raison : on ne la laisserait jamais entrer à l’Université. Posséder un bourdon ne suffisait pas pour faire un mage, il fallait aussi recevoir une formation, et personne n’allait la lui donner.

Le soleil de midi cognait du haut de la falaise et l’air que respirait Esk se mit à embaumer les abeilles et le genièvre. Elle s’allongea sur le dos, regarda la voûte presque violette du ciel à travers le feuillage et finit par s’endormir.

L’emploi de la magie entraîne un effet secondaire : on est enclin à faire des rêves à la fois inquiétants et réalistes. Il y a une raison à cela, mais sa seule évocation suffit à donner des cauchemars à un mage.

Le fait est que l’esprit des mages peut donner corps à des pensées. Les sorcières travaillent normalement avec ce qui existe dans le monde, mais un mage, s’il est suffisamment bon, peut faire prendre chair à son imagination. Il n’en découlerait aucune conséquence fâcheuse si le petit cercle de lumière de bougie plutôt improprement nommé « l’univers du temps et de l’espace » ne dérivait pas dans on ne sait quoi de beaucoup plus déplaisant et imprévisible. Des Choses étranges rôdent et grognent de l’autre côté des minces palissades de la normalité ; des hurlements et des hululements singuliers s’échappent des crevasses profondes à la lisière du Temps. Il existe de telles horreurs que même le noir en a peur.

La plupart des gens n’en savent rien, et c’est aussi bien parce que le monde ne pourrait pas vraiment fonctionner si chacun restait au lit, la tête sous les couvertures, ce qui arriverait sûrement si l’on connaissait la présence de telles abominations à une épaisseur d’ombre de distance.

L’ennui, c’est que les amateurs de magie et de mysticisme passent beaucoup de temps à traîner à l’extrême limite de la lumière, pour ainsi dire, et se font du même coup repérer par les créatures des Dimensions de la Basse-Fosse qui cherchent alors à les utiliser dans leurs efforts infatigables pour s’introduire dans cette Réalité spécifique.

La plupart savent y résister, mais les Choses ne poussent jamais aussi loin leurs explorations que lorsque leurs victimes roupillent.

Bel-Shamharoth, C’hulagen, l’Initié : les anciens dieux maléfiques et hideux du Nécrotélécomnicon, le livre connu de certains adeptes déments sous son vrai nom de Liber Paginarum Fulvarum, se tiennent toujours prêts à se glisser dans un esprit en sommeil. Les cauchemars sont souvent pittoresques et toujours désagréables.

Esk s’y était habituée depuis le rêve qu’elle avait fait à la suite de son premier Emprunt, et l’habitude avait presque remplacé la terreur. Lorsqu’elle se retrouva assise sur une plaine de poussière brillante, sous des étoiles inexpliquées, elle sut que ça recommençait.

« La barbe, dit-elle. D’accord, on y va, alors. Amenez les monstres. J’espère seulement qu’y aura pas celui qu’a son zigouigoui sur le nez. »

Mais cette fois-ci le cauchemar avait l’air différent. Esk regarda alentour et vit, dressé derrière elle, un grand château noir. Ses tourelles disparaissaient parmi les étoiles. Des lumières, des feux d’artifice et une musique plaisante cascadaient du haut de ses remparts. L’immense porte à double battant, ouverte, invitait à entrer. On devait donner une soirée, on s’amusait.

Elle se releva, épousseta le sable argenté de ses vêtements et se dirigea vers les portes.

Elle les avait presque atteintes lorsqu’elles se rabattirent d’un bloc. Elles n’avaient pas donné l’impression de bouger ; paresseusement entrouvertes l’instant d’avant, elles s’étaient tout bonnement refermées hermétiquement en une fraction de seconde, dans un claquement qui avait secoué les quatre coins de l’horizon.

Esk tendit la main et les toucha. Elles étaient noires, et si froides que de la glace commençait à se former dessus.

Il y eut un mouvement derrière Esk. Elle se retourna et vit le bourdon, sans son déguisement de balai, debout tout droit dans le sable. Des petits vers de lumière parcouraient le bois poli et les sculptures que personne n’arrivait jamais vraiment à identifier.

Elle s’en saisit et l’abattit contre les battants. Une pluie d’étincelles octarine jaillit, sans dommage pour le métal noir.

Esk plissa les yeux. Elle tint le bourdon à longueur de bras et se concentra jusqu’à ce qu’un mince trait de feu fuse du bois pour aller s’écraser contre la porte. La glace gicla en vapeur mais le matériau sombre – elle était sûre maintenant qu’il ne s’agissait pas de métal – absorba la puissance sans même rougir. Elle doubla l’énergie, laissa le bourdon focaliser toute sa magie en réserve dans un faisceau maintenant si brillant qu’elle dut fermer les yeux (et continua de le voir sous forme d’une ligne lumineuse dans son esprit).

Puis le faisceau s’éteignit dans un dernier tremblotement.

Au bout de quelques secondes, Esk se précipita en avant et toucha les battants avec précaution. Le froid manqua lui geler et lui faire tomber les doigts.

Et des remparts au-dessus lui parvint un ricanement. Un rire n’aurait pas été si horrible, surtout un bien démoniaque, avec beaucoup d’écho pour impressionner, mais là, il ne s’agissait que d’un… ricanement.

Il dura longtemps. C’était un des sons les plus déplaisants qu’Esk avait jamais entendus.

Elle se réveilla en tremblant. Il était bien après minuit, et les étoiles avaient un air humide et froid ; un silence affairé emplissait l’obscurité, dû aux centaines de petites créatures à fourrure qui se déplaçaient avec grande précaution dans l’espoir de trouver un dîner tout en évitant d’en être le plat de résistance.

Un croissant de lune se couchait et une faible lueur grise vers le bord du monde annonçait que, contre toute attente, un nouveau jour risquait fort de se lever.

On avait enveloppé Esk dans une couverture.

« Je sais que t’es réveillée, fit la voix de Mémé Ciredutemps. Tu pourrais te rendre utile et allumer un feu. Y a pas un bout de bois dans le coin. »

Esk s’assit et se retint au genévrier. Elle se sentait assez légère pour s’envoler.

« Du feu ? marmonna-t-elle.

— Oui. Tu sais. Tu pointes ton doigt et hop-là », fit aigrement Mémé. Assise sur un rocher, elle cherchait une position confortable pour son arthrite.

« Je… j’crois pas pouvoir faire ça.

— À d’autres ! » dit Mémé à mots couverts.

La vieille sorcière se pencha en avant et mit la main sur le front d’Esk ; c’était comme se faire caresser par une chaussette pleine de dés chauds.

« Tu fais un peu de température, ajouta-t-elle. Trop de soleil et trop froid par terre. Pas un pays pour toi, ça. »

Esk se laissa tomber en avant jusqu’à ce que sa tête repose sur les genoux de Mémé, où elle retrouva les odeurs familières de camphre, d’herbes diverses et un peu de chèvre. Mémé la caressa, d’un geste qu’elle espérait apaisant.

Au bout d’un moment, Esk dit à voix basse : « Ils vont pas me prendre à l’Université. C’est un mage qui me l’a dit, et j’en ai rêvé, un de ces rêves réels. Tu sais, comme tu m’as expliqué, une mata-chose.

— Métamphore, dit calmement Mémé.

— Une comme ça.

— Tu croyais que ç’allait être facile ? demanda Mémé. Tu croyais que t’allais entrer chez eux en agitant ton bourdon ? C’est moi, je veux devenir mage, merci beaucoup ?

— Il m’a dit qu’ils prenaient aucune femme à l’Université !

— Il se trompe.

— Non, j’ai senti qu’il disait la vérité. Tu sais, Mémé, on sent ça quand…

— Petite sotte. Tout ce que t’as senti, c’est qu’il croyait dire la vérité. Le monde est pas toujours comme les gens le voient.

— J’comprends pas, fit Esk.

— Tu apprendras. Maintenant, dis-moi. Ce rêve. Ils te laissaient pas entrer dans leur université, c’est ça ?

— Oui, et ils rigolaient !

— Et après t’as essayé de brûler les portes ? »

Esk tourna la tête sur les genoux de Mémé et ouvrit un œil soupçonneux.

« Comment tu sais ça ? »

Mémé sourit, mais comme le ferait un lézard.

« J’étais à des kilomètres d’ici, dit-elle. Je concentrais mon esprit vers toi, et d’un coup j’ai eu l’impression que t’étais partout. Tu brillais comme un feu d’alarme, je t’assure. Pour ce qui est du feu… regarde autour de toi. »

Dans la lumière chiche de l’aube, le plateau n’était plus qu’une masse d’argile cuite. En face d’Esk, la falaise était lisse comme du verre et avait dû couler comme du goudron sous l’attaque ; de grandes fissures la balafraient d’où s’étaient égouttées roches et scories en fusion. Lorsqu’elle prêta l’oreille, Esk entendit les petits ping, ping de la pierre qui se refroidissait.

« Oh, demanda-t-elle, c’est moi qu’ai fait ça ?

— On le dirait bien, répondit Mémé.

— Mais je dormais ! Je faisais que rêver !

— C’est la magie, dit Mémé. Elle cherche à sortir. La magie des sorcières et la magie des mages, j’sais pas, moi, on dirait qu’elles se nourrissent l’une l’autre. Enfin, je crois. »

Esk se mordit la lèvre.

« Qu’est-ce que j’peux faire ? demanda-t-elle. Je rêve de toutes sortes de choses, moi !

— Ben, pour commencer, on va aller tout droit à l’Université, décida Mémé. Ils doivent avoir l’habitude des apprentis qui maîtrisent mal la magie et qui font des rêves agités, sinon y a longtemps qu’elle aurait brûlé, l’Université. »

Elle jeta un coup d’œil vers le Bord, puis un autre au balai par terre auprès d’elle.


* * *

Nous passerons sur les montées et les descentes au galop, le resserrage des ligatures du balai, les jurons grommelés contre les nains, les brefs moments d’espoir quand la magie tremblota par à-coups, le découragement sans nom quand elle s’éteignit, le deuxième resserrage des ligatures, la reprise de la course, le démarrage soudain du sortilège, l’embarquement en catastrophe, les cris, le décollage…

Esk se cramponnait d’une main à Mémé et tenait son bourdon de l’autre tandis qu’elles allaient leur train à une trentaine de mètres du sol. Quelques oiseaux les accompagnaient, curieux de ce nouvel arbre volant.

« Foutez le camp ! brailla la vieille femme qui retira son chapeau pour en donner des coups dans le vide.

— On va pas très vite, Mémé, observa timidement Esk.

— On va bien assez vite pour moi ! »

Esk regarda autour d’elle. Dans leur dos, le Bord était un torrent d’or que des nuages retenaient encore.

« J’crois qu’on devrait descendre plus bas, Mémé, fit-elle très vite. T’as dit que le balai volerait pas en plein jour. » Elle jeta un coup d’œil au paysage en dessous. Il avait l’air accidenté, inhospitalier. L’air aussi d’attendre quelque chose.

« Je sais ce que j’fais, mademoiselle », dit sèchement Mémé, qui s’agrippait fermement au manche et s’efforçait de se rendre aussi légère que possible.

On a déjà signalé que la lumière, freinée par la traversée du vaste et ancien champ magique du Disque-monde, s’y déplace à petite vitesse. Aussi l’aube n’est-elle pas l’événement soudain que connaissent les autres mondes. Le jour nouveau n’explose pas, il se répand, dirait-on, tranquillement sur le paysage endormi à la façon de la marée qui s’avance mine de rien sur la plage et désagrège les châteaux de sable de la nuit. Il a tendance à s’écouler autour des montagnes. Si les arbres sont serrés, il ressort des bois débité en lanières et découpé d’ombres.

Un observateur posté à bonne hauteur, disons, pour les besoins de la démonstration, sur un lambeau de cirro-stratus à la limite de l’espace, noterait avec quelle délicatesse la lumière se déverse sur le pays, comment elle bondit en avant sur les plaines et ralentit quand elle rencontre des hauteurs, avec quelle beauté elle…

En vérité, il existe certains types d’observateurs qui, devant tant de beauté, trouveront à redire qu’il ne peut exister de lumière lourde et que, quand bien même elle existerait, on ne la verrait sûrement pas. À quoi on pourrait tout bonnement répondre : dans ce cas, qu’est-ce que vous faites debout sur un nuage ?

Voilà pour les sarcasmes. Mais sur le Disque proprement dit, le balai fonçait à la pointe de l’aube et perdait sans cesse du terrain dans l’ombre de la nuit.

« Mémé ! »

Le jour leur éclata dessus. Devant le balai, les rochers parurent s’enflammer brusquement lorsque la lumière les submergea. Mémé sentit le manche faire une embardée et fixa d’un œil horrifié en même temps que fasciné la petite ombre qui filait à toute allure en dessous. Elle se rapprochait.

« Qu’est-ce qui va arriver quand on va se cogner par terre ?

— Ça dépend si je trouve ou non des rochers pas trop durs, répondit Mémé d’une voix préoccupée.

— Le balai va s’écraser ! On peut donc rien faire ?

— Ben, je pense qu’on pourrait descendre en marche.

— Mémé ! dit Esk du ton exaspéré et incroyablement adulte que prennent les enfants pour réprimander les aînés qui n’en font qu’à leur tête. J’ai l’impression que tu me comprends pas bien. J’veux pas me cogner contre le sol. Il m’a jamais rien fait. »

Mémé essayait d’imaginer un sortilège approprié et regrettait que la têtologie ne fonctionne pas sur les rochers ; si elle avait senti le ton dur comme du diamant de la fillette, elle n’aurait peut-être pas répondu : « Parles-en au balai, alors. »

Et elles se seraient bel et bien écrasées. Mais la vieille femme se souvint à temps d’empoigner son chapeau et de s’arc-bouter. Le balai eut un soubresaut, se cabra… … et le paysage se brouilla.


* * *

Ce fut un trajet plutôt bref, mais Mémé savait qu’elle se le rappellerait toujours, surtout vers les trois heures du matin, après ingestion d’un dîner copieux. Elle se rappellerait les couleurs de l’arc-en-ciel qui bourdonnaient dans le vent impétueux de leur course, l’horrible sensation de pesanteur, l’impression d’une masse très grosse et très lourde assise sur l’univers.

Elle se rappellerait le rire d’Esk. Elle se rappellerait, malgré tous ses efforts, la façon dont le sol défilait en dessous, les chaînes de montagnes qui les croisaient comme l’éclair dans un sifflement désagréable.

Mais surtout, elle se rappellerait qu’elle rattrapait la nuit. Elle apparaissait plus loin, ligne inégale de ténèbres qui fuyait devant le matin implacable. Comme hypnotisée, Mémé vit la ligne devenir une éclaboussure, une tache, tout un continent de noirceur qui se précipitait à sa rencontre.

L’espace d’un instant elles se tinrent en équilibre sur la crête de l’aube qui déferlait sur la contrée en un grondement silencieux. Aucun surfer n’avait jamais chevauché pareille vague, mais le balai franchit le rideau ardent de la lumière et fusa sans à-coups dans la fraîcheur au-delà.

Mémé laissa échapper un soupir. L’obscurité rendait le vol un peu moins terrifiant. Ça voulait aussi dire que si Esk n’y trouvait plus de plaisir, le balai pourrait bien ne plus compter que sur sa propre magie rouillée pour fonctionner.

«… fit Mémé qui se racla une gorge toute desséchée pour un second essai. Esk ?

— C’est rigolo, hein ? Je me demande comment j’fais ça.

— Oui, rigolo, dit faiblement Mémé. Mais je peux piloter le balai, s’il te plaît ? J’voudrais pas qu’on passe par-dessus le Bord. S’il te plaît ?

— C’est vrai qu’y a une chute d’eau géante tout autour du bord du monde, et qu’on peut regarder en bas et voir les étoiles ? demanda Esk.

— Oui. On peut ralentir, à présent ?

— Je voudrais la voir.

— NON ! J’veux dire : non, pas maintenant. »

Le balai ralentit. La bulle d’arc-en-ciel qui l’entourait disparut dans un petit plop parfaitement audible. Sans la moindre secousse, sans même un frémissement, Mémé se retrouva voler à une vitesse décente.

La vieille sorcière s’était acquise la solide réputation d’avoir toujours réponse à tout. L’amener à reconnaître son ignorance, même en son for intérieur, relevait de l’exploit. Mais le ver de la curiosité rongeait la pomme de son esprit.

« Comment, finit-elle par demander, comment t’as fait ça ? »

Dans son dos, un silence pensif lui répondit. « J’sais pas, dit enfin Esk. J’en ai eu envie, voilà, et c’est venu dans ma tête. Comme quand on se souvient de quelque chose qu’on a oublié.

— Oui, mais comment t’as fait ?

— Je… j’sais pas. J’avais juste une image des choses comme je les voulais, et… et je… comment dire ? j’suis entrée dans l’image. »

Le regard de Mémé se perdit dans la nuit. Elle n’avait jamais entendu parler d’une magie pareille, mais ça lui avait l’air terriblement puissant et probablement mortel. Entrée dans l’image ! Bien sûr, toute magie changeait le monde d’une certaine façon, les mages pensaient qu’elle ne servait qu’à ça – ils refusaient l’idée de laisser le monde en l’état et de changer les gens – mais là, c’était plus sérieux, semblait-il. Ça demandait réflexion. Sur le plancher des chèvres.

Pour la première fois de sa vie, Mémé se demanda si tous ces livres dont on faisait grand cas depuis quelque temps ne renfermaient pas des renseignements importants ; elle était pourtant opposée aux livres pour des raisons strictement morales, depuis qu’elle avait appris que beaucoup de leurs auteurs étaient morts et que, par conséquent, les lire ne valait pas mieux que se livrer à la nécromancie. Parler avec les morts faisait partie des nombreuses choses que Mémé désapprouvait dans l’infinie variété de l’univers ; à ce qu’on disait, ils avaient bien assez de leurs propres soucis, les morts.

Quoique pas autant qu’elle, avait-elle tendance à penser. Elle baissa machinalement les yeux vers le sol dans l’obscurité et s’étonna confusément de voir les étoiles en dessous de ses pieds.

L’espace d’un battement de cœur, elle crut que le balai était effectivement passé par-dessus le Bord, puis elle s’aperçut que les milliers de petits points étaient trop jaunes et tremblotaient. D’ailleurs, qui avait entendu parler d’étoiles rangées en si bon ordre ?

« C’est très joli, fit Esk. C’est une ville ? »

Mémé scruta fiévreusement le plancher des chèvres. Pour une ville, c’était trop grand. Mais maintenant qu’elle y réfléchissait, ça sentait la forte concentration humaine.

L’air ambiant empestait l’encens, le grain, les épices et la bière, mais surtout ce bouquet sans pareil que dégagent un haut niveau hydrostatique, des milliers de gens et un système d’égouts rustique.

Elle se secoua mentalement. Le jour les talonnait. Elle chercha des yeux un secteur où les torches étaient pâlichonnes et largement espacées, se disant qu’il s’agirait d’un quartier pauvre et que les pauvres gens n’avaient rien contre les sorcières, puis elle pointa en douceur le manche du balai vers le bas.

Elle réussit à descendre à moins d’un mètre cinquante d’altitude avant que l’aube ne les rejoigne pour la seconde fois.


* * *

Les portes étaient vraiment immenses et noires ; elles avaient l’air constituées de ténèbres solides.

Debout au milieu de la foule qui se pressait sur la place devant l’Université, Esk et Mémé les contemplaient, la tête levée. « J’vois pas comment les gens font pour entrer, finit par dire Esk.

— Par la magie, à mon avis, fit aigrement Mémé. C’est comme ça, les mages. N’importe qui d’autre aurait acheté un heurtoir. » Elle brandit son balai en direction des grandes portes. « Faut prononcer une formule magique pour entrer, ça m’étonnerait pas », ajouta-t-elle.

Elles séjournaient à Ankh-Morpork depuis trois jours et Mémé commençait à s’y plaire, à sa grande surprise. Elle avait trouvé un logement aux Ombres, un ancien quartier de la ville dont les habitants vivaient surtout la nuit et ne posaient jamais de questions sur les affaires du prochain, parce que la curiosité non seulement tuait le chat mais l’expédiait dans le fleuve, les pattes lestées. Le logement occupait un dernier étage et jouxtait les locaux gardés par les molosses d’un négociant respectable en biens volés : comme l’avait entendu dire Mémé, qui a bons mâtins est bon voisin.

Aux Ombres, en résumé, avaient élu domicile dieux tombés dans le discrédit et voleurs illicites, belles de nuit et camelots en produits exotiques, alchimistes de l’esprit et mimes ambulants ; bref, toute la graisse sur l’essieu de la civilisation.

Et pourtant, malgré l’inclination d’une telle population à croire aux magies douces, il y avait une incroyable pénurie de sorcières. En l’espace de quelques heures, la nouvelle de l’arrivée de Mémé avait filtré dans tout le quartier et un flot de gens se dirigeaient à pas de loup, en crabe ou fiers comme des paons vers sa porte, en quête de potions, de charmes, de nouvelles de l’avenir et services variés, personnels et spécialisés que les sorcières rendent traditionnellement à ceux dont la vie se couvre de quelques nuages ou essuie une tempête.

Elle se sentit d’abord agacée, puis gênée, enfin flattée ; ses clients avaient de l’argent, ce qui était utile, mais ils la payaient aussi de leur respect, et ça, c’était une monnaie solide.

Pour tout dire, Mémé envisageait même d’acquérir des locaux un peu plus grands, avec un bout de jardin, et de se faire amener ses chèvres. L’odeur poserait peut-être un problème, mais les chèvres n’auraient qu’à s’y faire.

Elles avaient visité les monuments d’Ankh-Morpork, ses quais noirs de monde, ses nombreux ponts, ses souks, ses casbahs, ses rues exclusivement bordées de temples. Mémé les avait comptés, les temples, le regard songeur ; les dieux exigeaient toujours de leurs fidèles qu’ils agissent selon leur vraie nature et, par voie de conséquence, fournissaient beaucoup de travail aux sorcières.

Les terreurs que la civilisation inspirait à Mémé ne s’étaient toujours pas matérialisées, bien qu’un coupeur de bourses ait essayé de filer avec son sac. Au grand étonnement des passants, Mémé l’avait rappelé et il était revenu, en lutte contre ses pieds qui refusaient de lui obéir. Personne n’avait bien vu les yeux de la vieille femme quand elle les avait plongés dans ceux de l’homme, ni entendu les mots qu’elle avait murmurés dans le creux de son oreille basse, mais il lui avait rendu tout son argent plus un supplément escamoté à d’autres victimes et, avant de pouvoir repartir, il avait promis de se raser, de se tenir droit et de mieux se conduire pour le restant de ses jours. À la tombée de la nuit, le signalement de Mémé avait circulé dans tous les chapitres de la Guilde des Voleurs, Coupeurs de Bourses, Cambrioleurs et Disciplines assimilées[1], accompagné de l’ordre formel de l’éviter à tout prix. Les voleurs, en grande partie créatures de la nuit eux-mêmes, reconnaissent les ennuis quand ils les voient au fond des yeux.

Mémé avait aussi écrit deux autres lettres à l’Université. Il n’y avait pas eu de réponse.

« J’aimais mieux la forêt, dit Esk.

— Pas moi, dit Mémé. Ici, c’est un peu comme la forêt. En tout cas, une chose est sûre, on apprécie les sorcières dans le coin.

— Les gens sont très gentils, concéda Esk. Tu sais, la maison en bas de la rue, où y a la grosse dame qui vit avec plein de jeunes demoiselles qui sont de sa famille, tu m’as dit ?

— Madame Paluche, dit prudemment Mémé. Une femme très honorable.

— Les gens leur rendent visite toute la nuit. J’ai regardé. J’me demande quand elles trouvent le temps de dormir.

— Hum, fit Mémé.

— Et puis ça doit être dur pour la pauvre femme, avec toutes ses filles à nourrir. Moi, j’crois que les gens devraient faire plus attention.

— Ben, dit Mémé, j’suis pas sûre que…»

Elle fut sauvée par l’arrivée devant les portes de l’Université d’un grand chariot peint de couleurs vives. Le conducteur ralentit ses bœufs à quelques pas de la vieille femme et dit : « Excusez-moi, ma brave dame, mais auriez-vous l’obligeance de vous déplacer, s’il vous plaît ? »

Mémé s’écarta, insultée devant pareil étalage de politesse effrontée et particulièrement vexée d’être prise pour la brave dame de quelqu’un. Puis le conducteur vit Esk.

C’était Traitel. Il eut un grand sourire de serpent contrarié.

« Mais dites-moi. N’est-ce pas la jeune demoiselle qui pense que les femmes devraient être mages ?

— Oui, répondit Esk sans tenir compte du coup de pied que Mémé lui décocha sèchement dans la cheville.

— Très amusant. Tu viens te joindre à nous, c’est cela ?

— Oui », fit Esk avant d’ajouter, devant l’attitude de Traitel qui avait l’air d’attendre quelque chose : « Monsieur. Seulement, on peut pas entrer.

— On ? s’étonna Traitel qui lança alors un coup d’œil à Mémé. Oh, oui, bien sûr. Il s’agit sans doute de votre tante ?

— Ma mémé. Enfin, pas vraiment ma mémé ; la mémé de tout le monde, plutôt. »

Mémé approuva raidement du bonnet.

« Ma foi, nous n’allons pas tolérer cela, fit Traitel d’une voix aussi chaleureuse qu’un plum-pudding. Ma parole, non. Laisser notre premier mage femme sur le pas de la porte ? Ce serait une honte. Me permettez-vous de vous accompagner ? »

Mémé empoigna fermement Esk par l’épaule.

« Si ça vous fait rien…» commença-t-elle. Mais Esk se tortilla pour se dégager de son étreinte et courut vers la carriole.

« Vous pouvez vraiment m’faire entrer ? demanda-t-elle, les yeux brillants.

— Bien sûr. Je suis certain que les responsables des Ordres seront ravis de te connaître. Étonnés, abasourdis, dit-il avec un petit rire.

— Eskarina Lefèvre…» fit Mémé avant de s’arrêter. Elle regarda Traitel.

« J’sais pas ce que vous avez en tête, monsieur le Mage, mais ça me plaît pas, dit-elle. Esk, tu sais où on habite. Prends des vessies pour des lanternes si ça te chante, mais au moins évite de brûler les autres. »

Elle tourna les talons et traversa la place à grands pas.

« Une femme remarquable, dit Traitel d’un air vague. Je vois que tu as toujours ton balai. Capital. »

Il lâcha un instant les rênes pour exécuter un signe compliqué des deux mains.

Les immenses portes s’ouvrirent, révélant une vaste cour entourée de pelouses. Derrière les pelouses, construit en dépit du bon sens, s’élevait un grand bâtiment, ou peut-être des bâtiments : difficile de savoir car plutôt qu’à l’œuvre d’un architecte, l’ensemble faisait davantage penser à un tas de piliers, d’arcades, de tours, de ponts, de dômes, de coupoles et ainsi de suite, qui se seraient serrés ensemble pour avoir chaud.

« C’est tout ? fit Esk. Ç’a l’air… comme fondu.

— Oui, c’est tout, répondit Traitel. L’aima mater, godet à mousse aigri tour, etc. Évidemment, c’est beaucoup plus grand dedans que dehors, comme les icebergs, si j’ai bien compris, je n’en ai jamais rencontré. C’est l’Université de l’Invisible, alors la plus grande partie ne se voit pas. Va donc me chercher Simon à l’arrière, tu veux ? »

Esk repoussa de côté les lourdes tentures et fouilla des yeux le fond du chariot. Simon, allongé sur une pile de couvertures, lisait un très grand livre et prenait des notes sur des bouts de papier.

Il leva la tête et lui adressa un sourire inquiet.

« Cccc’est toi ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Esk avec conviction.

— On croyait que tu nous avait laissés. Tout le mmmmmonde croyait que tu voyageais avec quelqu’un d’autre et quand on ssss’est arrêtés…

— J’vous ai comme qui dirait rattrapés. Il me semble que monsieur Traitel veut que tu viennes voir l’Université.

— On est arrivés dedans ? fit-il, et il lui jeta un regard bizarre. Toi aussssi ?

— Oui.

— Co… coco… commmmment t’as fait ?

— Monsieur Traitel m’a invitée à entrer, il a dit que tout le monde serait abasourdi de me voir. » L’incertitude pointa un aileron fugitif au fond de ses yeux. « Il a bien fait ? »

Simon baissa le nez sur son livre et tamponna ses paupières larmoyantes à l’aide d’un mouchoir rouge.

« Il a ssses petites mmmma… petites mama… petites manies, marmonna-t-il, mmmmais ce… ccce n’est pas un mmmmmé-chant hommmmme. »

Perplexe, Esk laissa tomber le regard sur les pages jaunes ouvertes devant le garçon. Elles étaient couvertes de symboles alambiqués qui, inexplicablement, se révélaient aussi puissants et désagréables qu’un tic-tac dans un paquet mais fascinaient autant qu’un accident grave. On se disait qu’on aurait aimé savoir à quoi ils servaient, tout en sentant en même temps qu’on s’en mordrait vraiment les doigts si on le découvrait.

Simon vit son expression et s’empressa de refermer le livre.

« Un peu de travail, grommela-t-il. De la mmmm…

— … magie… fit Esk automatiquement.

— Mmmm…

— … merci…

— Oui. Beaucoup.

— Ça doit être drôlement intéressant, de lire des livres, fit Esk.

— Plus ou moins. Tu sssais lire, Esssk ? »

L’étonnement dans sa voix piqua la fillette au vif.

« J’crois que oui, dit-elle avec défi. J’ai jamais essayé. »


* * *

Esk n’aurait pas reconnu un nom collectif s’il lui avait craché dans l’œil, mais elle savait ce qu’étaient un troupeau de chèvres et un convent de sorcières. Comment on appelait un tas de mages, ça, elle ne savait pas. Un ordre de mages ? Une association criminelle ? Une coterie ?

En tout cas, l’Université en était pleine. Les mages parcouraient les ambulatoires et occupaient des bancs sous les arbres. Les plus jeunes filèrent à toute allure sur des sentiers lorsqu’ils entendirent sonner des cloches, des livres pleins les bras ou – dans le cas des étudiants avancés – dans leur sillage, et qui battaient l’air de leurs pages. L’atmosphère était grasse de magie et avait goût de fer-blanc.

Esk marchait entre Traitel et Simon et n’en perdait pas une miette. Non seulement il y avait de la magie dans l’air, mais elle était domestiquée, elle servait, comme un bief de moulin. C’était une puissance, mais on l’exploitait.

Simon était aussi excité qu’elle ; ça se remarquait parce que ses yeux pleuraient davantage et que son bégaiement empirait. Il s’arrêtait à tout bout de champ pour montrer du doigt les différents collèges et bâtiments de recherches.

L’un d’eux, sombre, n’était pas très élevé et il avait de hautes fenêtres étroites.

« Ccc’est la bbbi… la bibi… la bibiblibliothèque, dit Simon, la voix pleine d’émerveillement et de respect. Je peux aller y jeter un cou… un coucou… un coup d’œil ?

— Tu auras tout le temps pour ça plus tard », fit Traitel. Simon lança au bâtiment un regard de regret.

« Tous les livres de mmma… de mama… de magie qui existent, murmura-t-il.

— Pourquoi y a des barreaux aux fenêtres ? » demanda Esk.

Simon déglutit. « Hum, parce que les li… les livres de mmmmagie ne sssont pas co…commmme les au… les zozo… les autres, ils mmmèèè… mèmèèèè… ils mènent…

— Ça suffit », trancha Traitel. Il baissa les yeux sur Esk comme s’il venait seulement de la remarquer et fronça les sourcils.

« Qu’est-ce que tu fais ici toi ?

— Vous m’avez invitée à entrer.

— Moi ? Oh, oui. Bien sûr. Mille pardons, la tête ailleurs. La jeune demoiselle qui veut être mage. On va voir ça, d’accord ? »

Il prit la tête pour monter un large escalier qui débouchait sur deux portes impressionnantes. Du moins, elles avaient été conçues pour impressionner. Le décorateur n’avait pas lésiné sur les lourdes serrures, les paumelles spiralées, les gros clous d’ornement en laiton et un encadrement tarabiscoté pour bien faire comprendre à l’arrivant qu’il n’avait aucune espèce d’importance.

C’était un mage qui les avait conçues. Il avait oublié le heurtoir.

Traitel cogna à la porte avec son bourdon. Le battant hésita un instant, puis pivota lentement, sans heurts, sur ses gonds et s’ouvrit.

La salle était pleine de mages et de jeunes garçons. Et des parents des jeunes garçons.

Il existe deux façons d’entrer à l’Université de l’Invisible. (En réalité, il y en a trois, mais les mages ne s’en étaient pas encore aperçus.)

La première, c’est d’accomplir un haut fait magique, tel que retrouver une relique ancienne et puissante ou inventer un sortilège totalement inédit, mais à cette époque le cas se produisait rarement. Par le passé, on avait connu de grands mages capables de créer des charmes entièrement nouveaux à partir de la magie brute et chaotique du monde, des mages pour ainsi dire à la source de tous les sortilèges de la profession, mais ces temps-là étaient révolus ; il n’existait plus de sourceliers.

La méthode la plus répandue consistait donc à se faire parrainer par un mage aîné et respecté, après une période raisonnable d’apprentissage.

La compétition était acharnée pour obtenir une place à l’Université ainsi que les honneurs et privilèges qu’un diplôme de l’Invisible conférait. Un grand nombre des garçons qui tournaient en rond dans la salle et se lançaient entre eux des sortilèges mineurs échoueraient et resteraient toute leur vie de modestes magiciens, de ces simples techniciens de la magie aux barbes arrogantes et ronds de cuir aux coudes qui se regroupaient dans les soirées en petits cercles jaloux.

Ceux-là n’auraient pas droit au chapeau pointu tant convoité avec symboles astronomiques en option, ni aux robes imposantes, ni au bourdon de l’autorité. Mais au moins ils pourraient regarder de haut les illusionnistes portés sur la rigolade et l’embonpoint, qui roulaient les r, buvaient de la bière, s’affichaient en compagnie de femmes maigres et tristes en collants pailletés, et mettaient vraiment les magiciens en rogne parce qu’ils ne se rendaient pas compte de leur médiocrité et continuaient de raconter des blagues. Tout en bas de l’échelle – si l’on excepte les sorcières, bien entendu – on trouvait les thaumaturges, qui n’avaient jamais suivi les moindres études. Un thaumaturge n’était guère bon qu’à rincer un alambic. Maints sortilèges nécessitaient des ingrédients tels que moisissure de cadavre mort écrasé, sperme de tigre vivant ou racine d’une plante qui poussait un cri ultrasonique à l’arrachage. Qui envoyait-on chercher tout ça ? Voilà, gagné.

L’erreur courante consiste à tenir les ordres magiques inférieurs pour un ramassis de mages véreux. En fait, la magie véreuse est une spécialité parfaitement honorable qui attire des hommes silencieux, réfléchis, de confession druidique, plutôt solitaires. Si vous invitiez un mage véreux à une soirée, il en passerait la moitié à parler à votre plante en pot. Et l’autre moitié à écouter.

Esk nota quelques femmes dans la salle, parce que même les jeunes mages avaient des mères et des sœurs. Des familles entières étaient venues faire leurs adieux aux fils privilégiés. Ce n’étaient que mouchages de nez, essuyages de larmes et tintements des pièces que les pères satisfaits fourraient dans les mains de leur rejeton en guise d’argent de poche.

De très vieux mages déambulaient au milieu de la foule, discutaient avec les parrains, examinaient les futurs étudiants.

Plusieurs d’entre eux se frayèrent un chemin dans la cohue pour venir rejoindre Traitel, toutes voiles dehors, tels des galions gréés d’or. Ils le saluèrent gravement et posèrent un regard approbateur sur Simon.

« Voici le jeune Simon, hein ? fit le plus gras au garçon, la figure rayonnante. Nous avons entendu grand bien de toi, jeune homme. Hein ? Oui ?

— Simon, salue l’Archichancelier Biseauté, Archimage de l’Etoile d’Argent », dit Traitel. Simon s’inclina craintivement.

Biseauté le considéra avec bienveillance. « On nous a rapporté de grandes choses sur toi, mon garçon, fit-il. L’air de la montagne doit être bon pour la cervelle, hein ? »

Il se mit à rire. Les mages autour de lui rirent aussi. Traitel rit à son tour. Esk trouvait ça plutôt drôle, parce qu’il ne se passait rien de particulièrement amusant.

« Je ne ssssais pas, mmm… mmm…

— À ce qu’on dit, ce doit être la seule chose que tu ne sais pas, mon garçon ! » fit Biseauté, les bajoues prises de tressautements. Il y eut de nouveaux éclats de rire parfaitement réglés.

Biseauté tapota Simon sur l’épaule.

« Voici donc le jeune boursier, fit-il. Des résultats étonnants, jamais rien vu de tel. Autodidacte, en plus. Stupéfiant, hein ? N’est-ce pas, Traitel ?

— Superbe, Archichancelier. »

Biseauté fit des yeux le tour des mages qui suivaient la scène.

« Peut-être que tu pourrais nous donner un échantillon, dit-il. Une petite démonstration, pourquoi pas ? »

Simon le fixa, pris d’une panique animale.

« En fff… en fait, je ne sssuis pas très ccc… très concon… comp…

— Allons, allons, dit Biseauté d’un ton qu’il pensait sans doute encourageant. N’aie pas peur. Prends ton temps. Quand tu seras prêt. »

Simon se passa la langue sur ses lèvres sèches et lança du regard un appel muet à Traitel.

« Hum, fit-il, vous vvv…» Il s’arrêta et déglutit avec peine. « Le rrr…»

Les yeux lui sortaient de la tête. Des larmes lui inondèrent les joues et ses épaules se soulevèrent.

Traitel lui donna de petites tapes rassurantes sur le dos.

« Rhume des foins, expliqua-t-il. Impossible à guérir, dirait-on. Tout essayé. »

Simon déglutit et opina du chef. De ses longues mains blanches, il fit signe à Traitel de s’écarter et ferma les yeux.

Pendant quelques secondes, rien ne se produisit. Le corps immobile, il remuait muettement les lèvres ; puis le silence se répandit autour de lui comme la lueur d’une bougie. Des vaguelettes de non-bruit balayèrent la foule présente, frappèrent les murs avec toute la force d’un baiser envoyé du bout des doigts et revinrent en rouleaux. Les gens regardaient leurs compagnons ouvrir la bouche sans que rien n’en sorte et rougissaient d’effort quand leur propre rire ne s’entendait pas plus qu’un cri de moustique.

De toutes petites poussières de lumière naquirent soudain autour de la tête de Simon. Elles tournoyèrent et montèrent en spirales, en une danse compliquée tridimensionnelle, puis elles dessinèrent une forme.

Esk eut le sentiment que la forme avait tout le temps été là, qu’elle attendait que ses yeux la voient, de la même façon qu’un nuage parfaitement innocent peut d’un coup devenir, sans avoir aucunement changé, une baleine, un bateau ou un visage.

La forme qui entourait la tête de Simon, c’était le monde.

Aucune erreur possible, malgré le scintillement et la frénésie des petites lumières qui estompaient une partie des détails. Mais on reconnaissait la Grande A’Tuin, la Tortue céleste, les quatre Éléphants sur son dos et, au-dessus encore, le Disque soi-même. On distinguait le miroitement de la grande cataracte qui ceignait le monde, et là, en plein milieu, une minuscule aiguille rocheuse : la grande montagne Cori Celesti, séjour des dieux.

L’image se rapprocha pour se fixer sur la mer Circulaire, puis sur Ankh proprement dite, tandis que les petites lumières s’éloignaient de Simon et s’éteignaient brusquement à quelque distance de sa tête. Maintenant elles montraient la ville vue des airs, qui se précipitait à la rencontre des observateurs. Apparut bientôt l’Université, de plus en plus grosse. Puis la Grande Salle…

… où se tenaient les spectateurs du phénomène, bouche bée, silencieux, et Simon lui-même que silhouettaient des grains de lumière argentée. Une petite image brillante l’entourait, laquelle contenait une image, puis une autre et encore une autre…

On avait l’impression d’un univers retourné à l’envers dans toutes les dimensions à la fois. C’était une sensation de boursouflure, de gonflement. Comme si le monde entier avait fait « gloup ».

S’effacèrent les murs. Se dissipa le sol. S’évanouirent les tableaux des grands mages du passé avec leurs rouleaux de parchemin, leurs barbes et leurs mines désapprobatrices un tantinet constipées. S’évapora le carrelage sous les pieds – un joli motif noir et blanc –, qui céda la place à un sable fin, gris comme le clair de lune et froid comme la glace. Des étoiles curieuses, inattendues, scintillèrent au firmament ; à l’horizon se découpaient des collines basses, qu’avait érodées non pas le vent ni la pluie – ici le climat n’existait pas – mais le papier de verre petit grain du Temps lui-même.

Personne en dehors d’Esk ne paraissait avoir remarqué. Personne en dehors d’Esk, d’ailleurs, ne paraissait vivant. Elle était entourée de gens aussi immobiles et silencieux que des statues.

Et ils n’étaient pas seuls. Il y avait d’autres… Choses… derrière eux, et davantage encore apparaissaient à chaque seconde. Les Choses n’avaient pas de forme, ou plutôt elles avaient l’air d’en prendre au hasard à partir d’une variété de créatures ; elles donnaient l’impression d’avoir entendu parler de bras, de jambes, de mâchoires, de griffes et d’organes mais d’ignorer comment les assembler. Ou de s’en moquer. Ou d’avoir si faim qu’elles ne s’étaient pas souciées de le découvrir.

Elles produisaient un bruit d’essaim de mouches.

C’étaient les créatures de ses rêves, venues se nourrir de magie. Esk savait qu’elles ne s’intéressaient pas à elle pour le moment, sauf en guise de bonbon digestif à la menthe. Toute leur attention se portait sur Simon, complètement inconscient de leur présence.

Esk lui flanqua lestement un coup de pied dans la cheville.

Le désert froid disparut. Le monde réel réapparut à toute vitesse. Simon ouvrit les yeux, sourit faiblement et s’effondra doucement en arrière dans les bras de la fillette.

Un brouhaha monta des mages, et plusieurs d’entre eux commencèrent d’applaudir. Aucun ne semblait avoir remarqué quoi que ce soit de bizarre en dehors des lumières argentées.

Biseauté se secoua et leva une main pour calmer la foule.

« Vraiment… étonnant, fit-il à Traitel. Vous dites qu’il a tout trouvé tout seul ?

— En effet, seigneur.

— Personne ne l’a aidé ?

— Il n’y avait personne pour l’aider, répondit Traitel. Il allait de village en village pour exécuter de petits sortilèges. Mais seulement quand on le payait en livres ou en papier. »

Biseauté hocha la tête. « Ce n’était pas une illusion, observa-t-il, pourtant il ne s’est pas servi des mains. Qu’est-ce qu’il marmonnait tout seul ? Vous le savez ?

— D’après lui, ce ne sont que des mots pour se mettre dans l’état d’esprit adéquat, répondit Traitel qui haussa les épaules. Je ne comprends pas la moitié de ce qu’il raconte, la chose est sûre. Il dit qu’il doit inventer des mots parce qu’il n’en existe pas pour ce qu’il fait. »

Biseauté lança un coup d’œil en coin à ses confrères. Ils acquiescèrent.

« Ce sera un honneur de l’admettre à l’Université, fit-il. Vous voudrez bien le lui dire quand il se réveillera. »

Il sentit qu’on tirait sur sa robe et baissa les yeux.

« Excusez-moi, dit Esk.

— Hallo, jeune demoiselle, fit Biseauté, la voix mielleuse. Tu es venue voir ton frère entrer à l’Université ?

— C’est pas mon frère », dit Esk. À une époque, le monde lui avait paru plein de frères, mais celui-là n’en faisait pas partie.

« Vous êtes important ? » demanda-t-elle.

Biseauté regarda ses collègues, et sa figure s’épanouit. Les modes existaient chez les mages, comme partout ; tantôt ils étaient minces, faméliques et parlaient aux animaux (les animaux n’écoutaient pas, mais c’est l’intention qui compte), tantôt ils affichaient un air sombre, saturnien, et portaient de petites barbes noires en pointe. Pour le moment, l’aldermanique était in. Biseauté se gonfla de modestie.

« Assez important, répondit-il. On fait de son mieux pour servir ses semblables. Oui. Assez important, je dirais.

— J’veux être mage », dit Esk.

Les simples mages derrière Biseauté la fixèrent comme s’ils découvraient une nouvelle et intéressante variété de scarabée. La figure de l’archichancelier s’empourpra et les yeux lui sortirent de la tête. Il toisa Esk et parut retenir son souffle. Puis il se mit à rire. D’un rire qui démarra quelque part dans la région de sa vaste panse et se tailla un chemin vers la sortie du haut, rebondissant en écho de côte en côte et provoquant plusieurs secousses sismagiques dans sa poitrine, pour enfin jaillir en une série de grognements étranglés. C’était un spectacle plutôt fascinant, ce rire. Il avait de la personnalité.

Mais Biseauté l’arrêta en voyant les yeux d’Esk braqués sur lui. Le regard décidé de la fillette eut le même effet sur son rire qu’un seau de lait de chaux lancé à pleine vitesse sur un comique de music-hall.

« Mage ? fit-il. Toi, tu veux être mage ?

— Oui, dit Esk qui repoussa un Simon hébété dans les bras réticents de Traitel. J’suis le huitième fils d’un huitième fils. J’veux dire fille. »

Les mages autour d’elle se regardaient les uns les autres et chuchotaient. Esk s’efforça de les ignorer.

« Qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Elle parle sérieusement ?

— Les enfants sont si mignons à cet âge-là, je trouve, non ?

— Tu es le huitième fils d’une huitième fille ? fit Biseauté. Vraiment ?

— Le contraire, enfin… pas exactement », dit Esk avec défi. Biseauté se tamponna les yeux avec un mouchoir.

« Tout à fait passionnant, dit-il. Je ne crois pas avoir jamais entendu pareille chose. Hein ? »

Il parcourut du regard les badauds de plus en plus nombreux. Ceux du fond n’arrivaient pas à voir Esk et tendaient le cou pour vérifier s’il ne se produisait pas un tour de magie pittoresque. Biseauté était embarrassé.

« Bon, bien, fit-il. Tu veux être mage ?

— J’arrête pas de le dire à tout l’monde, mais personne écoute, répliqua Esk.

— Quel âge as-tu, fillette ?

— Presque neuf ans.

— Et tu veux être mage quand tu seras grande.

— Je veux être mage maintenant, dit Esk d’un ton ferme. J’suis à la bonne adresse pour ça, non ? »

Biseauté regarda Traitel et cligna de l’œil. « J’vous ai vu, fit Esk.

— Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu de mage femme, dit Biseauté. Je pense même que ce doit être contraire à la tradition. Tu ne préférerais pas être sorcière, plutôt ? À ce que j’ai compris, c’est une bonne carrière pour les filles. »

Un mage de rang inférieur, derrière lui, se mit à rire. Esk lui jeta un regard.

« Sorcière, c’est pas mal, concéda-t-elle. Mais j’crois que mage, c’est plus marrant. Qu’esse vous en pensez ?

— Je pense que tu es une petite fille singulière, dit Biseauté.

— Ça veut dire quoi ?

— Ça veut dire qu’il n’y en a pas deux comme toi, répondit Traitel.

— C’est vrai, dit Esk, et j’veux quand même être mage. »

Les mots manquaient à Biseauté. « Eh bien, tu ne peux pas, dit-il. Quelle idée ! »

Il se redressa de toute sa largeur et pivota pour partir. Quelque chose tira sur sa robe.

« Pourquoi donc ? » demanda une voix.

Il se retourna. « Parce que, dit-il lentement, posément, parce que… c’est une idée parfaitement ridicule, voilà pourquoi. Et c’est absolument contraire à la tradition !

— Mais j’sais faire de la magie de mage ! » s’exclama Esk, un soupçon de tremblement dans la voix.

Biseauté se pencha pour mettre son visage au niveau de celui de la fillette. « Non, tu ne sais pas, siffla-t-il. Parce que tu n’es pas mage. Les femmes ne sont pas mages, est-ce que je me fais bien comprendre ?

— Regardez », dit Esk.

Elle tendit la main droite, les doigts raides, et visa le long du bras jusqu’à ce qu’elle repère la statue de Malik le Sage, le fondateur de l’Université. Instinctivement, les mages placés sur la trajectoire s’écartèrent avant de se sentir bêtes.

« J’rigole pas, dit-elle.

— Allez, file, petite, dit Biseauté.

— Très bien », dit Esk. Elle loucha fixement sur la statue et se concentra…


* * *

Les grandes portes de l’Université de l’Invisible sont fondues dans l’octefer, un métal si instable qu’il ne peut exister que dans un univers saturé de magie brute. Elles résistent à tout en dehors de la magie : aucun feu, aucun bélier, aucune armée ne peut les forcer.

Voilà pourquoi la plupart des visiteurs de l’Université empruntent la porte de service, faite, elle, de bois parfaitement normal, qui ne s’amuse pas à terroriser le monde, même quand elle reste sérieuse. Elle avait un vrai heurtoir et tout.

Mémé examina soigneusement les montants de porte et poussa un grognement de satisfaction quand elle tomba sur ce qu’elle cherchait. Elle n’avait pas douté de le trouver là, habilement caché dans le grain naturel du bois.

Elle empoigna le heurtoir en forme de tête de dragon et cogna vivement, trois fois. Au bout d’un moment le battant s’ouvrit sur une jeune femme, la bouche pleine de pinces à linge.

« Ech hou houhé ? » s’enquit-elle.

Mémé s’inclina, donnant ainsi à la fille l’opportunité de reconnaître le chapeau noir pointu piqué d’épingles en ailes de chauves-souris. L’effet fut impressionnant : la fille rougit et, après un rapide coup d’œil dans la ruelle tranquille, fit rapidement signe à Mémé d’entrer.

Une grande cour moussue s’étendait de l’autre côté du mur, entrecroisée de cordes à linge. Mémé eut l’occasion de devenir l’une des rares femmes à découvrir ce que les mages portent réellement sous leurs robes, mais elle détourna pudiquement les yeux et suivit la fille sur les dalles avant de descendre une large volée de marches.

Les marches conduisaient à un long et haut tunnel bordé d’arcades, pour l’heure envahi de vapeur. Mémé aperçut des rangées interminables de baquets dans les grandes salles de chaque côté ; l’air sentait l’odeur chaude et grasse du repassage. Un troupeau de filles chargées de paniers à linge la bousculèrent pour passer et montèrent les marches quatre à quatre… avant de s’arrêter à mi-escalier et de se retourner lentement pour la regarder.

Mémé redressa les épaules et s’efforça de prendre un air aussi mystérieux que possible.

Sa guide, toujours encombrée de ses pinces, la conduisit par un passage latéral dans une pièce qui était un labyrinthe d’étagères couvertes de linge. Au centre exact du labyrinthe, assise à une table, trônait une très grosse femme affublée d’une perruque rousse. Elle venait d’écrire dans un immense livre de blanchissage – il était encore ouvert devant elle – mais pour l’instant inspectait un tricot de corps taille grand patron.

« T’as essayé le décolorant ? demanda-t-elle.

— Oui, m’me, fit une jeune femme auprès d’elle.

— Et la teinture de myrryt ?

— Oui, m’me. Il est devenu tout bleu, m’me.

— Ben, on en apprend tous les jours, fit la blanchisseuse. Et j’en ai pourtant vu : soufre, suie, sang de dragon, sang de démon et jheu ne sais quoi encore. » Elle retourna le tricot et lut le nom soigneusement cousu à l’intérieur. « Hmmm. Granpain Blanc. Ce sera bientôt Granpain Bis s’il ne prend pas davantage soin de son linge. Jheu te le dis, ma fille, un magicien blanc, c’est ni plus ni moins qu’un magicien noir avec une bonne intendante. Crois-en…»

Elle aperçut Mémé et se tut.

« Hel ha haé hà ha horte, expliqua la guide de Mémé en exécutant une rapide révérence. Hou hahé hit he…

— Oui, oui, merci Ksandra, tu peux nous laisser », dit la grosse femme. Elle se leva, offrit à Mémé un visage fendu d’un large sourire et, dans un cliquetis presque perceptible, remonta sa voix de plusieurs degrés dans l’échelle sociale.

« Veuillez nous hexcuser, fit-elle. Vous nous trouvez toutes en pleine pagaie, c’est haujourd’hui jour de lessive et tout. Hest-ce une visite de courtoisie ou puis-je me pehermettre de vous demander – elle baissa la voix : vous happortez un message de l’Hôtre Queuté ? »

Mémé fut ébahie, mais une fraction de seconde seulement. Les marques sur les montants de la porte l’avaient informée que l’intendante faisait bon accueil aux sorcières et attendait avec impatience des nouvelles de ses quatre maris ; elle était aussi en quête d’un cinquième, à tout hasard, ce qui expliquait la perruque rousse et, si les oreilles de Mémé ne l’abusaient pas, les craquements d’assez de baleines pour donner un coup de sang à tout un mouvement d’écologistes. Crédule et pas très futée, avaient dit les signes. Mémé réservait son jugement car les sorcières des villes n’avaient pas l’air si futées que ça elles-mêmes.

L’intendante dut se méprendre sur son expression.

« Ne craignez rien, dit-elle. Mon personnel a des hinstructions précises pour accueillir les sohorcières, même si les hôtres là-haut n’approuvent pas. Vous haccepterez bien une tasse de thé et quelque chose à grignoter ? » Mémé s’inclina gravement.

« Et jheu vais voir si nous pouvons aussi vous trouver un bon bahaluchon de vieux vêtements, rayonna l’intendante.

— Des vieux vêtements ? Oh. Oui. Merci, m’me. » L’intendante se déplaça majestueusement dans un grincement de vieux clipper à thé pris dans une tempête et fit signe à Mémé de la suivre. « Jheu vais nous faire apporter le thé dans mes appahartements. Du thé avec beaucoup de feuheuilles. »

Mémé clopina à sa suite. Des vieux vêtements ? Est-ce que cette grosse bonne femme parlait sérieusement ? Le culot ! Évidemment, si c’était de la bonne qualité…

Tout un monde semblait vivre sous l’Université. C’était un dédale de caves, de chambres froides, de réserves, de cuisines et d’arrière-cuisines, où chaque habitant tantôt portait, pompait, poussait quelque chose, tantôt restait les bras ballants et criait. Mémé eut des visions fugitives de locaux pleins de glace et d’autres embrasés dans la chaleur que dégageaient des fourneaux de cuisine portés au rouge, de la longueur des murs. Les boulangeries sentaient le pain frais et les buvettes la bière rance. Partout, ça sentait la sueur et la fumée de bois.

L’intendante lui fit gravir un vieil escalier en spirale et déverrouilla une porte à l’aide d’une des nombreuses clés qui pendaient à sa ceinture.

La pièce à l’intérieur était rose et pleine de fanfreluches. Il y en avait même là où aucun esprit sensé n’aurait songé à en mettre. C’était comme se trouver à l’intérieur d’une barbe à papa.

« Très joli », fit Mémé. Puis, parce qu’elle sentait qu’on attendait ça d’elle : « De très bon goût. » Elle regarda à la ronde, en quête d’une place sans fanfreluches où s’asseoir, et renonça.

« Mais où ai-jheu la tête ? chevrota l’intendante. Jheu suis madame Panaris mais jheu pense que vous me cohonnaissez, bien hentendu. Et j’ai l’honneur de m’adresser à… ?

— Hein ? Oh, Mémé Ciredutemps », répondit Mémé. Les fanfreluches commençaient à lui porter sur le système. Elles faisaient mauvaise réputation au rose.

« Jheu suis môa-même médium, hévidemment », dit madame Panaris.


* * *

Mémé n’avait rien contre la bonne aventure, pourvu qu’elle fût mal dite par des incapables. Mais c’était une autre affaire quand ceux qui s’y connaissaient la pratiquaient. Elle considérait l’avenir au mieux comme une chose relativement fragile, et pensait qu’en le regardant trop fort on risquait de le modifier. Elle avait quelques théories plutôt compliquées sur l’espace et le temps et pourquoi il fallait éviter de les tripatouiller, mais par bonheur les bons diseurs de bonne aventure étaient rares et de toute manière les gens préféraient les mauvais sur lesquels on pouvait compter pour recevoir la dose correcte de remontant et d’optimisme.

Mémé savait tout de la mauvaise bonne aventure. C’était plus difficile que la bonne. Ça nécessitait beaucoup d’imagination.

Elle ne pouvait s’empêcher de se demander si madame Panaris était une sorcière-née qui pour une raison ou une autre avait raté sa formation. Assurément, elle avait mis l’avenir en état de siège. Mémé repéra une boule de cristal sous une sorte de couvre-théière rose à fanfreluches, plusieurs jeux de cartes divinatoires, une bourse en velours rose de pierres runiques, une de ces petites tables à roulettes qu’aucune sorcière avisée ne toucherait avec un balai de trois mètres et – là, elle n’était pas sûre – des crottes spéciales séchées provenant soit des moineaux d’une lamasserie, soit des lamas d’un monastère, qu’on pouvait censément jeter de telle façon qu’elles révélaient la somme totale de connaissances et de sagesse contenues dans l’univers.

« J’ai aussi les feuilles de thé, hévidemment, fit madame Panaris qui montra la grosse théière brune posée sur la table entre elles. Jheu sais que les sorcières les préfèrent souvent, mais elles me semblent toujours, disons, si communes. Sans vouloir vous hoffenser. »

Pour ça, elle ne voulait sûrement pas l’offenser, songea Mémé. Madame Panaris la couvait du regard qu’ont généralement les chiots quand ils ne savent pas trop ce qui les attend et craignent soudain qu’il ne s’agisse du journal roulé.

Elle se saisit de la tasse de madame Panaris et avait déjà commencé à en scruter le contenu lorsqu’elle surprit l’expression déçue qui plana sur le visage de l’intendante comme une ombre sur un champ de neige. Puis elle se souvint de ce qu’elle faisait, tourna alors la tasse trois fois de droite à gauche, exécuta de vagues passes au-dessus et marmonna un charme qu’elle utilisait d’ordinaire pour soigner la mammite des vieilles chèvres, mais faute de mieux… (Un pis-à-lait, se dit-elle.) Cette démonstration évidente de talent magique eut l’air de combler madame Panaris de bonheur.

Mémé n’était normalement pas très bonne aux feuilles de thé, mais elle loucha sur le fouillis encroûté de sucre au fond de la tasse et laissa errer sa tête. Ce qu’il lui fallait maintenant, c’était dénicher un rat ou même un cancrelat à proximité d’Esk et lui Emprunter son esprit.

Ce que découvrit en réalité Mémé, c’est que l’Université avait elle aussi son esprit.


* * *

La pierre pense, tout le monde sait ça, car l’électronique est fondée sur ce principe, mais dans certains univers des hommes ont passé des lustres à chercher d’autres intelligences dans le ciel sans regarder une seule fois sous leurs pieds. C’est parce qu’ils ont une notion du temps complètement erronée. D’un point de vue minéral, l’univers est à peine créé, les chaînes de montagnes font des bonds de jeux d’orgue pendant que les continents avancent et reculent avec entrain, se rentrent dedans pour la simple joie de la vitesse et s’arrachent des bouts de rochers. Il va falloir un certain temps avant que la pierre ne remarque les petites maladies de peau qui la défigurent et commence à se gratter, ce qui est aussi bien.

La roche dont était bâtie l’Université de l’Invisible, cependant, absorbait de la magie depuis plusieurs milliers d’années et il fallait bien que toute cette puissance perdue aille quelque part.

L’Université s’était en fait créé une personnalité.

Mémé la sentait comme un gros animal plutôt amical, qui ne demandait qu’à se renverser sur le toit pour qu’on lui gratte le plancher. Mais elle ne prêtait aucune attention à la vieille femme. Elle observait Esk.

Mémé retrouva la fillette en suivant les fils de l’attention de l’Université et assista, fascinée, aux scènes de la Grande Salle…

«… là-dedans ? »

La voix venait de loin, très loin.

« Mmph ?

— J’ai dit : qu’est-ce que vous voyez là-dedans ? répéta madame Panaris.

— Hein ?

— J’ai dit : qu’est-ce…

— Oh. » Mémé rembobina son esprit, un peu embrouillée. L’ennui, quand on Empruntait un autre esprit, c’était qu’on avait toujours une impression de dépaysement au moment de réintégrer son propre corps, et Mémé était la première personne à avoir jamais lu les pensées d’une bâtisse. Maintenant elle se sentait immense, graveleuse et percée de conduits.

« Vous allez bien ? »

Mémé fit oui de la tête et ouvrit ses fenêtres. Elle étira ses ailes est et ouest et s’efforça de se concentrer sur la toute petite tasse qu’elle tenait entre ses piliers.

Heureusement, madame Panaris mit sa mine plâtreuse et son silence pétrifié sur le compte des puissances occultes au travail, tandis que Mémé s’apercevait que son bref contact avec la vaste mémoire siliceuse de l’Université lui avait plutôt stimulé l’imagination.

D’une voix de corridor exposé aux courants d’air qui impressionna l’intendante, elle bâtit un avenir plein de jeunes hommes ardents en lutte pour les amples faveurs de madame Panaris. Elle parla aussi très vite : après ce qu’elle avait vu dans la Grande Salle, il lui tardait de retourner à l’entrée principale.

« Y a autre chose, ajouta-t-elle.

— Houi ? Houi ?

— Je vous vois engager une nouvelle servante – vous engagez bien vos servantes ici, non ? D’accord – et cette nouvelle servante est une petite fille, très économe, excellente travailleuse, sait tout faire.

— Et halors ? fit madame Panaris, que la curiosité grisait et qui savourait déjà les descriptions graphiques étonnantes de Mémé sur son avenir.

— Les esprits sont pas bien clairs là-dessus, dit Mémé. Mais c’est de la plus haute importance de l’embaucher.

— Aucun problème, fit madame Panaris, on n’aharrive pas à garder du personnel, savez-vous, jamais longtemps. À cause de la magie. Il y a des fuites qui nous tombent dessus, savez-vous. Surtout de la bibliothèque, là hoù ils gardent tous les livres magiques. Deux filles des étages supérieurs m’ont rendu leur tablier hier, pour vous dire, elles en havaient assez de se coucher le soir sans savoir sous quelle forme elles allaient se réveiller le lendemain. Les grands mages leur rendent leur haspect d’origine, savez-vous. Mais ce n’est pas pahareil.

— Oui, ben, les esprits disent que cette jeune demoiselle vous causera aucun ennui de ce côté-là, fit Mémé d’un air mécontent.

— Si elle sait bahalayer et frotter, elle sera la bienvenue, jheu puis vous l’hassurer, dit madame Panaris, intriguée.

— Même qu’elle apporte son propre balai. D’après les esprits, j’entends.

— Queû c’est haimable de sa part. Quand va-t-elle arriver, cette jeune dehemoiselle ?

— Oh, bientôt, bientôt… C’est ce que disent les esprits. »

Un léger soupçon ombra le visage de l’intendante. « Ce n’est pas le genre de choses que disent normalement les hesprits. Où est-ce qu’ils disent ça, hexactement ?

— Ici, fit Mémé. Regardez, le petit tas de feuilles de thé entre le sucre et cette fêlure, là. J’ai raison, non ? »

Leurs yeux se croisèrent. Madame Panaris avait peut-être ses faiblesses mais aussi assez de poigne pour régner sur le monde inférieur de l’Université. Toutefois, Mémé était capable de résister au regard d’un serpent ; au bout de quelques secondes, les yeux de l’intendante se mirent à pleurer.

« Oui, jheu pense que vous havez raison, reconnut-elle humblement, et elle pécha un mouchoir dans les replis de sa poitrine.

— Bon, d’accord, fit Mémé qui se redressa et reposa la tasse dans sa soucoupe.

— Chez nous les hoccasions ne manquent pas pour une jeune femme qui ne craint pas de travailler dur, dit madame Panaris. Môa-même, j’ai commencé comme sehervante, savez-vous.

— On en est toutes là, fit vaguement Mémé. Maintenant, faut que j’y aille. » Elle se leva et tendit la main vers son chapeau.

« Mais…

— Faut que je m’dépêche. Rendez-vous urgent, lança Mémé par-dessus son épaule tandis qu’elle dévalait l’escalier.

— Il y a un bahaluchon de vieux vêtements…»

Mémé marqua une pause ; ses instincts cherchaient à prendre le dessus.

« Du velours noir ?

— Oui, et un peu de soie. »

Mémé n’était pas sûre d’aimer la soie, elle avait entendu dire que ça sortait du derrière d’une chenille, mais le velours noir exerçait un fort pouvoir d’attraction. La loyauté l’emporta.

« Mettez-le de côté, je repasserai peut-être », cria-t-elle, et elle fonça dans le couloir.

Cuisinières et marmitonnes se précipitèrent à couvert lorsque la vieille femme dévora les dalles graisseuses, bondit dans l’escalier, déboucha dans la cour et jaillit dans la ruelle par une glissade, le châle volant dans son sillage, au milieu d’une gerbe d’étincelles que ses semelles soulevèrent sur les pavés. Une fois dehors, elle releva ses jupes, passa la vitesse surmultipliée et vira au coin de la grand-place dans le crissement d’un dérapage contrôlé sur deux chaussures qui laissa une longue éraflure blanche sur les cailloux.

Elle arrivait juste à temps pour voir une Esk en larmes sortir de l’Université en courant.


* * *

« La magie, elle a pas marché ! J’la sentais qu’était là, mais elle voulait pas venir !

— Peut-être que t’essayais trop fort, dit Mémé. La magie, c’est comme la pêche. C’est pas en sautant et en éclaboussant partout qu’on prend du poisson, faut attendre tranquillement, le laisser venir tout seul.

— Et puis tout le monde s’est moqué de moi ! Y en a même un qui m’a donné un bonbon !

— T’as pas perdu ta journée, alors, dit Mémé.

— Mémé ! fit Esk, d’un ton accusateur.

— À quoi tu t’attendais donc ? Au moins, ils se sont contentés de rire. Le rire, ça fait pas mal. T’as abordé le chef des mages, tu t’es pavanée devant tout le monde et on s’est seulement moqué de toi ? Tu t’en sors bien, je trouve. T’as mangé le bonbon ? »

Esk se renfrogna. « Oui.

— C’était quoi, comme bonbon ?

— Un caramel.

— J’supporte pas les caramels.

— Huh, fit Esk, tu veux p’t-être que la prochaine fois j’en ramène un à la menthe ?

— Te fiche pas de moi, ma p’tite demoiselle. J’ai rien contre les bonbons à la menthe. Passe-moi cette jatte. »

Autre avantage de la ville qu’avait découvert Mémé : la verrerie. Certaines de ses potions les plus compliquées requéraient un appareillage qu’il fallait soit acheter aux nains à des prix prohibitifs, soit commander au plus proche souffleur de verre, auquel cas les fournitures arrivaient enveloppées dans de la paille et, généralement, en miettes. Elle avait essayé de souffler toute seule et l’effort l’avait fait tousser, ce qui avait donné des résultats plutôt rigolos. Mais la profession florissante des alchimistes urbains permettait de remplir des magasins entiers d’articles de verre mis à la vente, et une sorcière parvenait toujours à soutirer des rabais.

Elle suivit attentivement des yeux une vapeur jaune qui déferla le long d’un labyrinthe tortueux de tubulures pour finalement se condenser en une grosse goutte gluante. Elle la récupéra sans bavures au bout d’une cuiller de verre et la versa avec grand soin dans une toute petite fiole.

Esk l’observait à travers ses larmes.

« C’est quoi ? demanda-t-elle.

— Du çatregardepas, répondit Mémé qui scella à la cire le bouchon de la fiole.

— Un remède ?

— Y a de ça. » Mémé attira son nécessaire d’écriture et choisit une plume. Un bout de langue pointant à la commissure des lèvres, elle remplit méticuleusement une étiquette, avec force pauses et grattages de tête pour trouver la bonne orthographe.

« C’est pour qui ?

— Madame Herapathe, la femme du souffleur de verre. »

Esk se moucha le nez. « Çui qui souffle pas beaucoup, c’est ça ? »

Mémé la regarda par-dessus son pupitre. « Comment ça ?

— Quand elle t’a causé, hier, elle l’a appelé le père Un-Coup-la-Quinzaine.

— Mmph », fit Mémé. Elle termina consciencieusement sa phrase : Dylué dans une painte d’o, vairsé une goûte dans son té, maité des vaitments fassyl a anlevé et puy fairmé la porte pour pas aytre dérangés.

Un de ces jours, se dit-elle, faudra que je discute de ça avec elle.

La gamine paraissait curieusement stupide. Elle avait déjà souvent assisté à des naissances et emmené les chèvres au bouc de la vieille Nounou Annapelle sans pour autant en tirer les conclusions qui s’imposaient. Mémé hésitait sur ce qu’elle devait faire à ce sujet, et le moment ne paraissait jamais approprié pour l’aborder. Elle se demandait si, tout au fond de son cœur, elle ne se sentait pas gênée ; elle se faisait l’effet d’un maréchal-ferrant qui sait ferrer les chevaux, les guérir, les élever et juger de leurs qualités, mais n’a qu’une vague idée sur la façon de les monter.

Elle colla l’étiquette sur la fiole qu’elle enveloppa soigneusement dans du papier ordinaire. Et voilà.

« Y a un autre moyen pour entrer à l’Université, dit-elle en regardant du coin de l’œil la fillette qui broyait avec mauvaise humeur des herbes dans un mortier. Un moyen de sorcière. »

Esk leva la tête. Mémé s’autorisa un mince sourire et s’attela à une autre étiquette ; le travail d’écriture des étiquettes, c’était toujours le plus dur en magie, en ce qui la concernait.

« Mais j’pense pas que ça t’intéressera, poursuivit-elle. C’est pas très glorieux.

— J’les ai fait rigoler, marmonna Esk.

— Oui. Tu l’as déjà dit. Alors ça te donne pas envie d’essayer encore une fois. Je comprends parfaitement. »

Un silence s’ensuivit, seulement brisé par les grattements de plume de Mémé. Esk finit par dire : « Ton moyen, là…

— Mmph ?

— Il me ferait entrer dans l’Université ?

— Ben tiens, fit Mémé avec hauteur. J’ai dit que je trouverais un moyen, non ? Un très bon moyen, en plus. T’aurais pas à te soucier des leçons, tu pourrais circuler partout, personne te remarquerait – tu serais invisible, en fin de compte –, tu saurais tout ce qui se passe et, comment dire ? tu ramasserais les miettes, voilà. Mais évidemment, maintenant qu’on s’est moqué de toi, ça va pas t’intéresser. Pas vrai ? »


* * *

« Vous prendrez bien une hautre tasse de thé, madame Ciredutemps ? proposa madame Panaris.

— Maîtresse, fit Mémé.

— Jheu vous demande pardon ?

— C’est : maîtresse Ciredutemps, répéta Mémé. Trois sucres, s’il vous plaît. »

Madame Panaris lui avança le sucrier. Elle prenait plaisir aux visites de Mémé, mais ça lui coûtait cher en sucre. Les morceaux ne faisaient pas long feu dans les parages de la sorcière.

« Très mauvais pour la silhouette, remarqua l’intendante. Et aussi pour les dents, jheu l’ai hentendu dire.

— Ma silhouette, n’en parlons pas, j’en ai jamais eu, et mes dents se portent très bien toutes seules », dit Mémé. Ce n’était hélas que trop vrai. Mémé souffrait de dents résolument saines, gros désavantage de son point de vue pour une sorcière. Elle enviait vraiment Nounou Annapelle, la sorcière de l’autre côté de la montagne, qui avait trouvé moyen de perdre toutes ses dents dès l’âge de vingt ans et faisait une vieille parfaitement crédible. Ça obligeait à manger beaucoup de soupe mais on y gagnait aussi beaucoup de respect. Et puis il y avait les verrues. Sans aucun effort, Nounou était parvenue à donner à sa figure l’allure d’une chaussette remplie de billes, tandis que Mémé avait consulté les meilleurs spécialistes sans même obtenir le poireau de rigueur sur le nez. Certaines sorcières cumulaient toutes les chances.

« Mmph ? fit-elle, consciente de la voix flûtée de madame Panaris.

— Jheu dis, répéta l’intendante, que la jeune Eskarina est une vraie perle. Une peûtite merveille ! Elle ne laisse pas une tache par terre, pas hune. Aucun travail ne la rebute. Jheu lui ai dit hier, oui, jheu lui hai dit : ton balai, c’est comme s’il était vivant ; et savez-vous ce qu’elle m’a répondu ?

— J’ose même pas deviner, fit Mémé d’une voix faible.

— Elle a dit que la poussière en havait peur ! Vous vous rendez compte ?

— Oui », fit Mémé.

Madame Panaris poussa la tasse dans sa direction et lui adressa un sourire embarrassé.

Mémé soupira intérieurement et plongea les yeux dans les profondeurs plutôt troubles de l’avenir. Elle commençait vraiment à manquer d’imagination.


* * *

Le balai parcourut d’un trait le corridor et souleva un grand nuage de poussière qu’on aurait dit, en regardant bien, comme aspiré dans l’ustensile. En regardant mieux, on aurait vu que le manche portait d’étranges marques, pas tant gravées qu’accrochées dessus, qui avaient l’air de changer de forme quand on les fixait.

Mais personne ne regardait.

Esk, assise à l’une des fenêtres hautes et profondes de l’Université, contemplait la ville. Elle se sentait plus en colère qu’à l’ordinaire, aussi le balai attaquait-il la poussière avec une vigueur inusitée. Les araignées couraient s’abriter à la vitesse d’un éclair à huit pattes tandis que leurs toiles ancestrales disparaissaient dans le vide. Dans les murs, les souris se pressaient les unes contre les autres, les pattes arc-boutées contre la paroi de leurs trous. Les vers à bois se débattaient dans les poutres du plafond quand ils se sentaient inexorablement aspirés en arrière vers l’entrée de leurs galeries.

« Ramasser les miettes, fit Esk. Huh ! »

Sa situation avait de bons côtés, fallait le reconnaître. La nourriture était simple mais abondante ; elle bénéficiait d’une pièce pour elle toute seule sous les toits, un vrai luxe car elle pouvait y rester couchée jusqu’à cinq heures du matin, ce qui pour Mémé équivalait à faire la grasse matinée. Le travail n’était assurément pas dur. Il lui suffisait de commencer à balayer, le balai comprenait alors ce qu’on attendait de lui et elle pouvait se distraire jusqu’à ce qu’il ait terminé. Si quelqu’un s’en venait, le balai s’appuyait aussitôt nonchalamment contre un mur.

Mais elle n’apprenait pas de magie. Elle errait dans des classes vides et regardait les diagrammes tracés à la craie sur les tableaux – et sur le sol dans les classes plus avancées –, hélas les configurations lui étaient dénuées de sens. Et déplaisantes.

Elles rappelaient à Esk les images dans le livre de Simon. Elles paraissaient vivantes.

Ses yeux se perdirent par-delà les toits d’Ankh-Morpork et elle raisonna ainsi : l’écriture, c’était seulement les mots que disaient les gens, tassés entre des couches de papier jusqu’à fossilisation. (On connaissait bien les fossiles sur le Disque-monde : de grandes coquilles en spirales et des créatures mal fichues qui restaient d’une époque où le Créateur n’avait pas vraiment décidé de ce qu’il voulait faire et, soyons francs, bricolait avec le Pléistocène pour passer le temps.) Et les mots que disaient les gens n’étaient que les ombres des vraies choses. Mais certaines choses étaient trop grosses pour que les mots les prennent véritablement au piège, et les mots eux-mêmes étaient trop puissants pour que l’écriture les domestique complètement.

Donc, il s’ensuivait que certaines écritures cherchaient en fait à devenir des choses. À ce stade du raisonnement, les pensées d’Esk s’embrouillèrent, mais la fillette avait la certitude que les mots vraiment magiques étaient ceux qui palpitaient avec colère, qui essayaient de s’échapper pour devenir réalité.

Elle ne les trouvait pas très sympathiques.

Elle se souvint alors de la veille.

Plutôt bizarre. Les salles de classe de l’Université étaient conçues sur le principe de l’entonnoir : des rangées de sièges – polis par les derrières des plus grands mages du Disque – descendaient à pic vers une aire centrale comprenant un établi, deux tableaux noirs et suffisamment de place par terre pour un octogramme de démonstration de dimension convenable. Il y avait beaucoup d’espace mort sous les rangées de sièges, poste d’observation bien pratique d’où Esk suivait l’instructeur des yeux entre les chaussures pointues des apprentis. Elle y était tranquille, le ronronnement des conférenciers lui passait par-dessus la tête avec autant de douceur que le bourdonnement des abeilles éméchées dans le jardin d’herbes aromatiques spéciales de Mémé. Apparemment, il n’y avait jamais de travaux pratiques de magie, toujours des mots. Les mages avaient l’air d’aimer ça, les mots.

Mais la journée d’hier avait été différente. Assise dans l’obscurité poussiéreuse, Esk essayait de faire de la magie, encore très simple, lorsqu’elle avait entendu la porte s’ouvrir et des souliers claquer lourdement sur le sol. La chose était surprenante en soi. Esk connaissait les emplois du temps, et les étudiants de deuxième année qui occupaient normalement cette salle étaient descendus au gymnase suivre le cours de Dématérialisation pour Débutants que donnait Jeophal le Déluré. (Les étudiants en magie n’avaient guère l’usage des exercices physiques ; le gymnase était une grande salle doublée de plomb et de bois de sorbier où les néophytes pouvaient travailler la Haute Magie sans gravement déséquilibrer l’univers, quoique pas toujours sans gravement se déséquilibrer eux-mêmes. La magie n’avait aucune pitié pour les maladroits. Si certains manchots avaient encore la chance de repartir sur leurs jambes, on évacuait d’autres empotés dans des bocaux.)

Esk avait épié entre les lattes. Ce n’étaient pas des étudiants, mais des mages. Et de rang élevé, à en juger par leurs robes. Et il n’y avait pas à se méprendre sur la silhouette qui était montée sur l’estrade du conférencier comme une marionnette mal dirigée, s’était cognée lourdement contre le pupitre avant de lui présenter des excuses d’un air absent. Il s’agissait de Simon. Personne d’autre n’avait les yeux comme deux œufs crus dans de l’eau chaude et un nez rouge vif à force d’être mouché. Pour Simon, le taux de pollen était toujours trop élevé.

Esk s’était aperçue que, sans son allergie à l’ensemble de la Création, après une bonne coupe de cheveux et quelques leçons de maintien, l’apprenti aurait pu être joli garçon. Réflexion inhabituelle qu’elle avait mise de côté pour examen ultérieur.

Une fois son auditoire installé, Simon avait entamé un exposé. Il lisait des notes et, chaque fois qu’il trébuchait sur un mot, les mages, comme un seul homme, ne pouvaient s’empêcher de le clamer en chœur à sa place.

Au bout d’un moment, un bâton de craie s’était élevé du pupitre pour se mettre à écrire au tableau derrière lui. Esk en savait assez sur la magie pour reconnaître là un exploit… Simon ne fréquentait l’Université que depuis deux semaines, et la plupart des étudiants ne maîtrisaient toujours pas la Lévitation légère en fin de deuxième année.

Le petit bâton blanc courait et crissait sur le tableau noir en contre-chant à la voix du jeune homme. Même en tenant compte de son bégaiement, ce n’était pas un très bon orateur. Il laissait tomber ses notes. Il se reprenait. Il entrecoupait ses phrases de « euh…» et de « ah…» De l’avis d’Esk, il ne racontait pas grand-chose. Des expressions filtraient jusque dans sa cachette. « Tissu élémentaire de l’univers » en était une, et elle ne voyait pas de quoi il retournait, à moins qu’il ne s’agisse de coton ou de pilou. « Mutabilité de la matrice de potentialité » : celle-là, elle n’y comprenait rien.

Parfois il laissait entendre que rien n’existait sans les gens pour le croire et qu’en réalité le monde était là uniquement parce que les gens n’arrêtaient pas de l’imaginer. Mais ensuite il prétendait qu’il y en avait plein d’autres, des mondes, presque tous pareils et qui occupaient presque tous la même place, séparés par l’épaisseur d’une ombre, si bien que tous les événements possibles trouvaient à se produire quelque part.

(Sur ce point, Esk se sentait moins perdue. Elle nourrissait quelques soupçons là-dessus depuis qu’elle avait nettoyé les toilettes des grands mages, ou plutôt depuis que le balai s’était chargé du travail pendant qu’elle examinait les urinoirs et formulait sa Théorie générale personnelle d’anatomie comparée, grâce à certains détails à demi oubliés de ses frères dans la bassine de fer-blanc devant la cheminée familiale. Les toilettes des grands mages étaient un lieu magique doté d’une véritable eau courante, d’un carrelage éducatif et, plus important, de deux grands miroirs d’argent fixés sur des murs en vis-à-vis, si bien qu’en se regardant dans l’un on voyait son image répétée encore et encore jusqu’à ce que, trop petite, on ne la distingue plus. Premier contact d’Esk avec l’idée d’infini. Mais pour en revenir à la question présente, elle avait eu l’impression qu’une des Esk du miroir, à la limite de sa vision, lui faisait bonjour de la main.)

Il y avait quelque chose de troublant dans les expressions que Simon employait. La moitié du temps, il avait l’air de dire que le monde n’était guère plus réel qu’une bulle de savon, ou qu’un rêve.

La craie crissait sur le tableau derrière lui. Il devait parfois s’arrêter pour expliquer des symboles aux mages qui, de l’avis d’Esk, s’excitaient sur des phrases complètement idiotes. Ensuite la craie repartait, franchissait l’espace noir en une trajectoire infléchie, telle une comète accompagnée de sa queue de poussières.

Dehors, la lumière se retirait du ciel. Alors que la salle s’obscurcissait, les mots à la craie avaient rougeoyé et le tableau avait cessé de paraître noir aux yeux d’Esk mais plutôt dissous, comme un trou rectangulaire découpé dans le monde.

Simon avait poursuivi son exposé, sur le monde composé d’éléments minuscules dont seule l’absence permettait de constater la présence, des petites boules tournoyantes de néant que la magie pouvait assembler à sa guise pour former des étoiles, des papillons et des diamants. Tout n’était fait que de vide.

Le plus drôle, c’est qu’il avait l’air de trouver ça fascinant.

Esk avait seulement conscience que les parois de la salle devenaient aussi ténues et impalpables que de la fumée, comme si le vide qu’elles contenaient se dilatait pour avaler tout ce qui les rendait solides ; ce qu’elle découvrait alors n’était autre que la plaine uniforme habituelle, froide et scintillante, avec ses collines usées au loin, et les créatures aussi immobiles que des statues qui dominaient la classe.

Elles étaient plus nombreuses à présent. Elles avaient tout à fait l’allure de papillons de nuit attroupés autour d’une lumière.

Il y avait cependant une différence importante : une tête de papillon de nuit, même vue de près, restait aussi amicale qu’une frimousse de Jeannot Lapin comparée aux choses qui regardaient Simon.

Ensuite une servante était venue allumer les lampes et les créatures avaient disparu, s’étaient muées en ombres parfaitement inoffensives tapies dans les coins de la pièce.


* * *

Dans un passé récent, quelqu’un avait décidé de repeindre les vieux couloirs de l’Université pour les égayer, partant du vague principe qu’il fallait « apprendre dans un cadre agréable ». Ça n’avait pas marché. Le fait est connu dans tous les univers : quel que soit le soin apporté au choix des couleurs d’un décor d’établissement, on aboutit immanquablement à du vert dégueulis, du brun innommable, du jaune nicotine ou du rose orthopédique. Par un phénomène encore mal compris de résonance sympathique, ces couleurs dégagent toujours une vague odeur de chou bouilli… Même si aucun chou ne cuit dans les environs.

Quelque part dans les couloirs, une cloche sonna. Esk se laissa tomber légèrement de son appui de fenêtre, empoigna le balai et entreprit de balayer avec zèle tandis que des portes s’ouvraient en grand et que les corridors se remplissaient d’étudiants. Leur flot s’écoula de chaque côté de la fillette, comme l’eau autour du rocher. Pendant quelques minutes, la confusion fut totale. Puis les portes claquèrent, quelques pas pressés de retardataires décrurent au loin, et Esk se retrouva à nouveau seule.

Une fois encore, elle regretta que le bourdon ne parle pas. Les autres servantes étaient bien sympathiques, mais on ne pouvait pas vraiment discuter avec elles. Pas de magie, en tout cas.

Elle en venait aussi à la conclusion qu’il lui fallait apprendre à lire. Savoir lire, ça semblait la clé de la magie, qui n’était qu’une affaire de mots. Les mages avaient l’air de croire que noms et choses allaient de pair, et qu’en changeant le nom on changeait la chose. Enfin, un truc dans ce goût-là…

Lire. Donc bibliothèque. Simon avait dit qu’elle contenait des milliers de livres, et dans tous ces mots il y en aurait forcément un ou deux qu’elle saurait déchiffrer. Esk mit le bourdon sur son épaule et se dirigea d’un pas décidé vers le bureau de madame Panaris.

Elle était presque arrivée lorsqu’elle entendit un mur lui faire « psst ! » Elle le regarda attentivement et reconnut Mémé. Sans jouir de la faculté de se rendre invisible, la vieille femme avait le talent de se fondre dans le décor et de passer inaperçue.

« Alors, comment ça marche ? demanda-t-elle. Ça rentre, la magie ?

— Qu’esse tu fais là, Mémé ? s’étonna Esk.

— Suis allée dire la bonne aventure à madame Panaris », répondit la sorcière qui leva un paquet de vieux vêtements d’un air satisfait. Son sourire s’effaça devant le regard sévère d’Esk.

« Ben, les choses sont différentes à la ville, dit-elle. Les gens de la ville s’inquiètent tout le temps de leur avenir, ça vient de ce qu’ils avalent des aliments qui sont pas naturels. Et puis, ajouta-t-elle, se rendant soudain compte qu’elle se justifiait, pourquoi je dirais pas la bonne aventure ?

— C’est toi qui reprochais à Hilta de jouer sur la sottise des autres femmes, répliqua Esk. C’est toi qui prétendais que les diseuses de bonne aventure devraient avoir honte, et n’importe comment, t’as pas besoin de vieux habits.

— Qui épargne gagne », fit Mémé avec hauteur. Sa vie durant, elle avait récupéré des vieux vêtements, ce n’était pas une prospérité passagère qui allait lui faire changer ses habitudes. « Tu manges comme il faut ?

— Oui, répondit Esk. Mémé, la magie des mages, c’est que des mots…

— Je l’ai toujours dit.

— Non, c’est pas… commença Esk, mais la vieille femme agita une main irritée.

— M’embête pas avec ça pour l’instant, dit-elle. J’ai de grosses commandes pour ce soir, si ça continue va falloir que je forme quelqu’un. Tu pourrais pas passer me voir un après-midi où t’es de congé, ou à un autre moment de liberté qu’on te donne ?

— Former quelqu’un ? répéta Esk, horrifiée. Tu veux dire, comme sorcière ?

— Non, fit Mémé. Enfin… peut-être.

— Mais, et moi, alors ?

— Ben, toi, tu suis ta route, dit Mémé. Où qu’elle te mène.

— Mmph », fit Esk. Mémé la regarda, étonnée.

« Bon, j’y vais », dit-elle enfin. Elle fit demi-tour et partit à grands pas vers l’entrée des cuisines. Sa cape tournoya alors, et Esk constata qu’elle était maintenant doublée de rouge. De rouge sombre, vineux, mais de rouge quand même. Sur Mémé, qu’on n’avait jamais vue porter de vêtement apparents autres que noirs – une couleur tellement commode –, c’en était choquant.


* * *

« La bibliothèque ? s’étonna madame Panaris. Jheu ne crois pas qu’on la balaye ! » Elle avait l’air sincèrement perplexe.

« Pourquoi ? voulut savoir Esk. Y a pas de poussière ?

— Eh bien », fit madame Panaris. Elle réfléchit un instant. « Jheu suppose que si, maintenant que tu le dis. Jheu n’y avais jamais vraiment pensé.

— Vous comprenez, j’ai déjà balayé partout, dit Esk d’une voix douce.

— Oui, fit madame Panaris. Partout, oui.

— Alors ?

— C’est que… on n’a encore jamais fait ça, mais du diable si jheu sais pourquoi.

— Alors ? » répéta Esk.


* * *

« Oook ? » fit le bibliothécaire en chef qui prit ses distances avec Esk. Mais elle avait entendu parler de lui et ne venait pas sans biscuits. Elle lui offrit une banane.

L’orang-outan avança prudemment une main et s’empara prestement du fruit avec un grand sourire de satisfaction.

Il existe peut-être des univers où la fonction de bibliothécaire passe pour paisible, où les risques se limitent à la chute de forts volumes sur la tête, mais tenir une bibliothèque magique n’est pas un boulot pour étourdis. Les sortilèges sont puissants, et les coucher sur le papier pour les comprimer entre des couvertures ne les affaiblit en rien. Il se produit des fuites. Les livres ont tendance à réagir les uns vis-à-vis des autres, libérant une magie vagabonde dotée d’une personnalité. Les ouvrages de magie sont d’ordinaire enchaînés à leurs étagères, mais ce n’est pas pour empêcher qu’on les vole…

Un accident de ce genre avait transformé le bibliothécaire en singe, après quoi il s’était opposé à toute tentative de lui redonner son aspect initial, expliquant par signes que la vie de l’orang-outan était de loin supérieure à celle de l’humain car toutes les grandes questions philosophiques revenaient à se demander de quel côté viendrait la prochaine banane. Et puis, de longs bras et des pieds préhensiles, c’était l’idéal pour atteindre les rayonnages du haut.

Esk lui donna tout le régime et détala parmi les livres sans lui laisser le temps d’objecter.

Elle n’avait jamais vu plus d’un livre à la fois, aussi, pour ce qu’elle en savait, la bibliothèque ressemblait-elle à toutes les autres. Évidemment, c’était un peu bizarre, ce plancher qui avait l’air de devenir le mur au loin, et ces étagères qui jouaient des tours à la vision et donnaient l’impression de vriller à travers plus de dimensions que les trois habituelles ; c’était d’ailleurs surprenant de lever la tête et de voir des rayonnages au plafond, entre lesquels circulaient çà et là des étudiants à l’air dégagé.

La vérité, c’est que la présence de tant de magie déformait l’espace ambiant. Le coton de l’univers, à moins que ce ne soit le pilou, mis à la torture, prenait au fond des rayons des formes particulières. Les millions de mots enfermés, incapables de s’échapper, faussaient la réalité environnante.

Il paraissait logique à Esk que parmi tous ces ouvrages il dût en exister un qui expliquait comment lire tous les autres. Elle ne savait pas trop où le trouver, mais en son for intérieur elle se disait qu’il montrerait sûrement des lapins folâtres et des chatons espiègles sur la couverture.

Le silence ne régnait certes pas dans la bibliothèque. De temps en temps fusait et grésillait une décharge de magie, et une étincelle octarine fulgurait d’une étagère à l’autre. Les chaînes cliquetaient faiblement. Sans oublier, évidemment, le léger froissement de milliers de pages dans leurs prisons reliées cuir.

Esk s’assura que personne ne lui prêtait attention et tira le volume le plus proche. Il s’ouvrit d’un coup entre ses mains, et elle constata avec tristesse qu’il contenait le même genre de diagrammes antipathiques déjà remarqués dans le livre de Simon. L’écriture était complètement inconnue, et elle en était bien contente : ce devait être horrible de savoir à quoi rimaient toutes ces lettres, visiblement formées de créatures affreuses qui se livraient entre elles à des relations compliquées. Elle força pour refermer l’ouvrage, comme si les mots résistaient de l’autre côté. Il y avait le dessin d’une créature sur la couverture ; elle avait tout l’air d’une des choses du désert glacé. Certainement pas d’un chaton espiègle.

« Sssalut ! Es… Esssk, hein ? Co… coco… commment t’as fait ? D’où tu sssors ? »

C’était Simon, debout, un livre sous chaque bras. Esk rougit. « Mémé veut pas le dire, fit-elle. J’crois que ç’a rapport avec les hommes et les femmes. »

Simon la regarda, interdit. Puis il sourit. Esk se repassa mentalement la question.

« Je travaille. Je balaye. » Elle brandit le bourdon en manière d’explication.

« Ici ? »

Esk le fixa d’un œil vide. Elle se sentait seule, perdue et plus que trahie. Tout le monde s’occupait de vivre sa vie, sauf elle. Elle passerait le restant de ses jours à faire le nettoyage derrière les mages. Ce n’était pas juste et elle en avait assez.

« En fait, c’est pas vrai. En fait, j’apprends à lire pour être mage. »

Le jeune garçon la considéra quelques secondes à travers ses larmes. Puis il lui retira doucement le livre des mains et lut le titre.

« Démonylogie Malyfycorum hà l’Ysage des Ynsatysfaits. Qu’est-ce qui t’a fait croire que t’aaa… tata… t’arriverais à lire ça ?

— Euh… fit Esk, ben, suffit d’essayer jusqu’à ce que ça marche, non ? C’est comme traire les chèvres, ou tricoter, ou…» Sa voix s’éteignit.

« Ça, je ne ccc… connais pas. Ces livres, là, sont des fois, disons, aaa… agressifs. Si tu ne fais ppp… pas attention, ce sont eux qui te lisent, ttt… toi.

— Comment ça ?

— On rrr… raaa… rara…

— … raconte… compléta Esk automatiquement.

— … qu’il y avait une fois un mmm… un mmm…

— … un mage…

— … qui s’était mmm… s’était mmm…

— … s’était mis…

— … à lire le Nécrotélécomnicon et avait laissé aller sss… son esprit. Le lendemmm… le lendemmm…

— … le lendemain…

— …on avait trouvé tous ses vêtemmm… ses habits sur une chaise, son chchch… chapeau par-dessus, et le lll… livre avait…»

Esk s’enfonça les doigts dans les oreilles, mais pas trop au cas où elle raterait quelque chose.

« J’veux pas entendre si c’est une horreur.

— … avait bbb… beaucoup plus de pages. »

Esk se retira les doigts des oreilles. « Y avait quelque chose sur les pages ? »

Simon opina gravement du chef. « Oui. Sur ttt… toutes, il y avait…

— Non, fit Esk. J’veux même pas l’imaginer. Je croyais que lire, c’était plus tranquille que ça. J’veux dire, Mémé lisait son Almanack tous les jours et il lui est jamais rien arrivé.

— Je dois ddd… dire que les mmm… les mmm…

— … les mots…

— …ordinaires, aaa… apprivoisés, ne sont pas ddd… dangereux, concéda Simon, magnanime.

— T’en es bien sûr ? demanda Esk.

— C’est juste que les mmm… les mmmots ont parfois un pouvoir, dit Simon en emboîtant fermement dans son rayon le livre qui agita sa chaîne dans sa direction. Et l’on ddd… dit que la plu… la pluplu…

— … la plupart…

— Non, la plu… la pluplu…

— … la plume…

— … est plus puissante que l’ééé…

— … que l’épée, conclut Esk. D’accord, mais avec laquelle tu préférerais qu’on te pique ?

— Euh… Ççç… ça ne servira pas à grand-chose si jeee te dis que tu ne ddd… devrais pas te trrr… troutrou… trouver ici, ppp… pas vrai ? » fit le jeune mage.

Esk réfléchit soigneusement à la question. « Non, dit-elle, j’crois pas que ça servira à grand-chose.

— Je pourrais faire venir les appp… appariteurs pour qu’ils t’exppp… t’expulsent.

— Oui, mais tu l’feras pas.

— C’est que je ne vvv… veux pas qu’il t’arrive du mmm… du mmm…

— … du mal…

— … tu comprends. C’est vvv… vrai. Ça ppp… peut être ddd… dange…»

Esk surprit un léger remous au-dessus de la tête de l’étudiant. L’espace d’un instant elle les vit, les grandes formes grises du désert froid. Elles observaient. Et dans le calme de la bibliothèque, alors que le poids de la magie élimait le tissu de l’Univers jusqu’à la corde, elles avaient décidé d’agir.

Autour d’elle, le froissement assourdi des livres s’enfla comme si on les feuilletait à toute vitesse. Certains des ouvrages les plus puissants parvinrent à s’arracher de leur étagère pour se balancer au bout de leurs chaînes et battre frénétiquement de leurs couvertures. Un énorme grimoire plongea de son aire sur le rayon le plus élevé – il se libéra brutalement de sa chaîne du même coup – et s’éloigna d’un vol lourd comme un poulet effrayé, en éparpillant ses pages derrière lui.

Un vent de magie souffla le fichu d’Esk dont les cheveux flottèrent dans son dos. Elle vit Simon tenter de reprendre son équilibre contre un rayon tandis que les livres explosaient autour de lui. L’air était épais, il avait goût de fer-blanc. Il bourdonnait.

« Elles essayent d’entrer ! » s’écria la fillette.

Le visage torturé de Simon se tourna vers elle. Un incunable fou de peur le heurta violemment dans le creux des reins et le fit tomber vers le plancher qui se soulevait, avant de rebondir très haut par-dessus les rayonnages. Esk se baissa subitement pour laisser passer un vol de thésaurus qui tournaient en rond en traînant leur étagère et courut rejoindre le jeune garçon à quatre pattes.

« C’est ça qui fait si peur aux livres ! lui hurla-t-elle dans l’oreille. Tu les vois donc pas, là-haut ? »

Simon fit muettement non de la tête. Un livre rompit sa reliure au-dessus d’eux et les arrosa de ses pages.

L’horreur peut se faufiler dans l’esprit par la voie des sens. Il y a le petit rire éloquent entendu dans la pièce sombre fermée à clé, la vue d’une moitié de chenille dans la fourchettée de salade, la drôle d’odeur qui monte de la chambre à coucher du locataire, le goût de limace dans le chou-fleur au gratin. Le toucher, normalement, reste en dehors du coup.

Mais quelque chose arrivait au plancher sous les mains d’Esk. Elle baissa les yeux, un rictus d’horreur aux lèvres, parce que les lattes poussiéreuses étaient soudain rugueuses. Et sèches. Et très, très froides.

Du sable fin et argenté lui coula entre les doigts.

Elle saisit le bourdon et, un bras devant les yeux pour les protéger du vent, l’agita en direction des silhouettes démesurées au-dessus d’elle. Il eut été plaisant d’écrire qu’un jet fulgurant de feu, comme une tornade blanche, dégraissa l’atmosphère, du sol au plafond. Mais la tornade oublia de se matérialiser…

Le bourdon se tortilla dans la main d’Esk à la façon d’un serpent et asséna un coup à Simon, sur le côté de la tête.

Les Choses grises tremblotèrent et disparurent.

La réalité ordinaire revint et voulut faire croire qu’elle n’était jamais partie. Le silence tomba comme du velours épais, par vagues successives. Un silence pesant, qui se répétait en écho. Quelques livres tombèrent lourdement de nulle part, penauds.

Le sol sous les pieds d’Esk était indubitablement de bois. Elle le frappa énergiquement du talon pour confirmation.

Il y avait du sang par terre, et Simon gisait au beau milieu, inerte. Esk le considéra, regarda en l’air où tout était calme, puis se tourna vers le bourdon. Il paraissait content de lui.

Elle eut conscience de voix et de pas précipités au loin.

Une main comme un fin gant de cuir se glissa gentiment dans la sienne et quelqu’un derrière elle lui souffla « oook ». Elle pivota et se retrouva nez à nez avec la figure douce de chambre à air du bibliothécaire. Il se mit un doigt sur les lèvres en un geste éloquent et la tira sans brutalité.

« Je l’ai tué ! » murmura-t-elle.

Le bibliothécaire fit non de la tête et tira avec insistance.

« Oook, expliqua-t-il. Oook. »

Il entraîna la fillette réticente dans une allée latérale du dédale des anciens rayonnages quelques secondes avant qu’un groupe de mages de haut niveau, attirés par le bruit, ne passe la porte.

« Les livres se sont encore battus…

— Oh, non ! Ça va nous prendre une éternité pour récupérer tous les sortilèges, quand ils s’échappent ils cherchent des coins où se cacher, vous savez…

— Qui c’est, là, par terre ? »

Il y eut une pause.

« Il est assommé. Il a reçu une étagère, on dirait.

— Qui c’est ?

— C’est le nouveau. Vous savez, celui qui a de l’intelligence plein la tête, à ce qu’on dit.

— Si l’étagère avait un peu mieux visé, on aurait pu vérifier si c’est vrai.

— Vous deux, emmenez-le à l’infirmerie. Les autres, vaudrait mieux que vous rassembliez ces livres. Où il est, ce fichu bibliothécaire ? Il n’aurait pas dû laisser se former une Masse Critique. »

Esk jeta un coup d’œil en coin à l’orang-outan qui lui répondit par un frétillement des sourcils. D’un rayon voisin, il sortit un volume poussiéreux de sortilèges horticoles et ramena du renfoncement à l’arrière une banane brune et moelleuse qu’il mangea avec la délectation sereine de celui qui estime les problèmes, quels qu’ils soient, du ressort de l’espèce humaine.

Elle regarda de l’autre côté le bourdon qu’elle tenait à la main, et ses lèvres se pincèrent. Elle savait qu’elle n’avait pas relâché sa prise. Le bourdon avait bel et bien allongé un coup à Simon, l’idée de meurtre au cœur du bois.


* * *

Le jeune garçon gisait sur un lit dur dans une pièce étroite, une serviette froide pliée en travers du front. Traitel et Biseauté l’observaient avec attention.

« Ça fait combien de temps ? » demanda Biseauté.

Traitel haussa les épaules. « Trois jours.

— Et il n’est pas revenu à lui une seule fois ?

— Non. »

Biseauté s’assit lourdement sur le bord du lit et se pinça l’arête du nez d’une main lasse. Simon n’avait jamais paru particulièrement bien portant, mais maintenant il avait le visage horriblement creusé.

« Un esprit brillant, ce gars-là, dit-il. Son explication des principes fondamentaux de la magie et de la matière… tout à fait étonnante. »

Traitel approuva du chef.

« Cette façon qu’il a d’assimiler la connaissance… fit Biseauté. J’ai travaillé toute ma vie comme mage et je n’avais jamais vraiment compris la magie jusqu’à ce qu’il l’explique. C’était si clair. Si… oui, évident.

— Tout le monde le dit, renchérit Traitel, maussade. Ils disent que c’est comme se faire enlever un bandeau et voir la lumière du jour pour la première fois.

— C’est exactement ça, reconnut Biseauté. C’est de la graine de sourcelier, pas de doute. Vous avez eu raison de nous l’amener. »

Il y eut une pause de réflexion.

« Seulement… fit Traitel.

— Seulement quoi ? demanda Biseauté.

— Seulement, vous en avez compris quoi, vous ? répliqua Traitel. Ça me turlupine. Je veux dire : est-ce que vous pouvez l’expliquer ?

— Comment ça : expliquer ? » Biseauté avait l’air inquiet.

« Ce qu’il raconte, fit Traitel, une ombre de désespoir dans la voix. Oh, il connaît son affaire, je sais. Mais c’est quoi, exactement ? »

Biseauté le regarda, bouche bée. Enfin, il répondit : « Oh, c’est simple. La magie remplit l’univers, vous voyez, et chaque fois que l’univers change… non, je veux dire, chaque fois que la magie est invoquée, l’univers change, mais dans toutes les directions d’un coup, voyez-vous, et…» Il agita des mains hésitantes, en quête d’une étincelle de compréhension sur le visage de Traitel. « Autrement dit, tout morceau de matière, par exemple une orange, le monde ou… ou…

— … un crocodile ? suggéra Traitel.

— Oui, un crocodile, ou… ce que vous voulez, tout a au fond la forme d’une carotte.

— Je ne me souviens pas de ce passage-là, dit Traitel.

— Je suis sûr que c’est ce qu’il a dit », fit Biseauté. Il commençait à transpirer.

« Non, je me souviens du passage où il laissait entendre qu’en allant assez loin dans n’importe quelle direction on finirait par se voir l’arrière du crâne, insista Traitel.

— Vous êtez sûr qu’il ne voulait pas parler du crâne de quelqu’un d’autre ? »

Traitel réfléchit un instant.

« Non, je suis à peu près sûr qu’il a dit qu’on se verrait l’arrière de son crâne. Je crois qu’il a dit qu’il pouvait le prouver…» Ils réfléchirent là-dessus en silence.

Biseauté finit par reprendre la parole, très lentement et posément.

« Voilà comment je vois les choses, fit-il. Avant de l’entendre parler, j’étais comme tout le monde. Vous comprenez ce que je veux dire ? J’étais perplexe, indécis à propos des petits détails de l’existence. Mais à présent – son visage s’éclaira – je suis toujours perplexe et indécis mais sur un plan plus élevé, voyez-vous, et au moins je sais que ce qui m’agite désormais, ce sont les questions vraiment importantes, fondamentales, de l’univers. »

Traitel approuva du chef. « Je ne les voyais pas comme ça, dit-il, mais vous avez absolument raison. Il a vraiment repoussé les limites de l’ignorance. Nous en savons si peu sur l’univers. » Ils savourèrent tous deux l’étrange et chaude sensation d’être beaucoup plus ignorants que le commun des mortels, lequel n’était ignorant que de choses communes.

Puis Traitel dit : « J’espère seulement qu’il va bien. La fièvre est tombée mais il n’a pas l’air de vouloir se réveiller. »

Deux servantes entrèrent avec un bol d’eau et de nouvelles serviettes. L’une d’elles portait un balai plutôt décrépit. Alors qu’elles entreprenaient de changer le drap trempé de sueur sous le jeune garçon, les mages sortirent et continuèrent de discuter des vastes horizons d’ignorance que le génie de Simon avait ouverts au monde.

Mémé attendit de ne plus entendre les bruits de pas et retira son fichu.

« Foutu fichu, dit-elle. Esk, va guetter à la porte. » Elle ôta la serviette de la tête de Simon et lui appliqua la main sur le front pour voir s’il avait de la température.

« C’est bien d’être venue, dit Esk. Toi qu’as tant à faire avec ton travail et tout.

— Mmmph. » Mémé pinça les lèvres. Elle souleva les paupières du jeune garçon et lui prit le pouls. Elle colla une oreille sur le xylophone qui lui tenait lieu de poitrine et écouta le cœur. Elle resta un moment presque immobile, à lui sonder la tête.

Elle fronça les sourcils.

« Il va bien ? » fit Esk d’une voix anxieuse.

Mémé regardait les murs de pierre.

« Quelle barbe, ici, dit-elle. C’est pas un endroit pour les malades.

— Oui, mais il va bien ?

— Quoi ? » Mémé sortit en sursaut de ses pensées. « Oh. Oui. Probablement. Là où il est. »

Esk, surprise, fixa la vieille femme, puis le corps de Simon.

« La maison est vide, dit simplement Mémé.

— Qu’esse tu veux dire ?

— Écoutez-moi ça ! On croirait que j’lui ai rien appris. Je veux dire que son esprit est parti en Balade. Il lui est Sorti de la Tête. »

Elle posa sur Simon un regard qui frisait l’admiration.

« Vraiment étonnant, ajouta-t-elle. J’avais encore jamais vu de mage capable de faire un Emprunt. »

Elle se tourna vers Esk dont la bouche s’arrondissait en un O d’horreur.

« Je me rappelle, quand j’étais petite, la Nounou Annapelle est partie en Balade. Elle ne pensait qu’à faire la renarde, si je me souviens bien. Ça nous a pris deux jours pour la retrouver. Et puis y a eu toi, même chose. Je t’aurais jamais retrouvée sans cette espèce de bourdon et… Qu’est-ce que t’en as fait, ma fille ?

— Il a tapé sur Simon, marmonna Esk. Il a essayé de le tuer. Je l’ai jeté dans le fleuve.

— Pas gentil de lui faire ça, lui qui t’as sauvée, dit Mémé.

— Il m’a sauvée en tapant sur Simon ?

— T’as donc pas compris ? Simon appelait… ces Choses, là.

— C’est pas vrai ! »

Mémé soutint le regard de défi d’Esk et une pensée lui vint : je l’ai perdue. Trois années de travail jetées aux cabinets. Elle ne pouvait pas devenir mage, mais elle aurait pu faire sorcière.

« Et pourquoi c’est pas vrai, mademoiselle Je-sais-tout ? demanda-t-elle.

— Il ferait pas une chose pareille ! » Esk était au bord des larmes. « Je l’ai entendu causer, il est… ben, il est pas méchant, c’est quelqu’un d’intelligent, il arrive presque à comprendre comment tout marche, il…

— C’est sûrement un gentil garçon, dit Mémé avec aigreur. J’ai jamais dit que c’était un mage noir, hein ?

— C’est des Choses horribles ! pleurnicha Esk. Il les appellerait pas, il veut tout le contraire de ce qu’elles sont, et toi, t’es qu’une vieille et méchante…»

La gifle résonna comme une cloche. Esk tituba en arrière, blanche d’émotion. Mémé restait la main levée, tremblante.

Elle n’avait flanqué à Esk qu’une seule claque à ce jour : celle qu’on administre au bébé pour le présenter au monde et lui donner un aperçu de ce que lui réserve l’existence. Mais depuis, aucune. En trois ans sous le même toit les occasions n’avaient pas manqué : quand le lait se sauvait ou que les chèvres restaient sans eau par sa négligence, mais une réflexion blessante ou un silence encore plus blessant faisaient mieux que force et ne laissaient pas de marques.

Elle empoigna Esk fermement par les épaules et la fixa dans les yeux.

« Écoute-moi, fit-elle d’un ton pressant. Est-ce que je t’ai pas toujours dit que si tu voulais employer la magie il fallait que tu traverses le monde comme un couteau traverse l’eau ? Je te l’ai pas dit ? »

Esk, hypnotisée comme un lapin acculé, fit oui de la tête.

« Et t’as cru que la vieille Mémé parlait en l’air, pas vrai ? Mais le fait est qu’en te servant de la magie tu attires l’attention sur toi. Leur attention à Elles, aux Choses. Elles surveillent sans arrêt le monde. Les esprits ordinaires, Elles les distinguent que vaguement, Elles y font à peine attention, mais un esprit qui contient de la magie, il brille, tu vois, c’est comme un phare pour Elles. C’est pas l’obscurité qui Les fait venir, c’est la lumière, la lumière qui crée les ombres !

— Mais… mais… pourquoi Elles s’intéressent à ça ? Qu’est-ce qu’Elles v… veulent ?

— Vivre et prendre forme », répondit Mémé.

Elle s’affaissa et relâcha Esk.

« Elles sont pathétiques, en fin de compte. Elles n’ont que la vie et les formes qu’Elles volent. Elles pourraient pas plus survivre dans ce monde qu’un poisson dans le feu, mais ça Les empêche pas d’essayer. Et Elles sont juste assez intelligentes pour nous détester parce qu’on vit. »

Esk frissonna. Elle se rappelait le contact grumeleux du sable froid.

« Elles sont quoi ? Moi, j’croyais que c’était rien qu’une sorte de… une sorte de démons ?

— Nan. Personne le sait vraiment. Ce sont juste les Choses des Dimensions de la Basse-Fosse, en dehors de l’univers, voilà tout. Des créatures de l’ombre. »

Elle se retourna vers la forme étendue de Simon.

« T’aurais pas une petite idée de l’endroit où il est, des fois ? fit-elle en lançant un coup d’œil perspicace à la fillette. Pas parti faire un tour avec les mouettes, hein ? »

Esk secoua la tête.

« Non, reprit Mémé. J’crois pas. Elles le tiennent, c’est ça. »

Ce n’était pas une question. Esk approuva de la tête, un masque de douleur sur le visage.

« C’est pas ta faute, dit Mémé. L’esprit de Simon Leur a offert une ouverture, et quand il a été assommé Elles l’ont emporté. Seulement…»

Elle tambourina des doigts sur le bord du lit et parut prendre une décision.

« Qui c’est, le mage le plus important ici ? demanda-t-elle.

— Euh… Seigneur Biseauté, répondit Esk. C’est l’Archichancelier. L’un des deux qu’étaient là tout à l’heure.

— Le gros, ou l’autre, le filet de vinaigre ? »

Esk s’arracha à la vision de Simon dans le désert froid et s’entendit répondre : « Il est de Huitième Niveau, un mage à trente-trois degrés, c’est ça.

— Tu veux dire que c’est un tordu ? répliqua Mémé. À force de traîner autour de ces mages, t’as fini par les prendre au sérieux, ma fille. Ils se donnent tous du Haute Seigneurie par-ci et de l’Impérial par-là, ça fait partie du jeu. Même les magiciens sont pareils, on pourrait au moins croire qu’ils ont plus de jugeote, eh ben non, faut qu’ils en rajoutent dans le genre : l’Incroyable Barjo et Doris. Bon, où il est ton Haut Tagadatsointsoin ?

— Ils vont tous dîner dans la Grande Salle, dit Esk. Il va faire revenir Simon, alors ?

— Ça, c’est la partie délicate, répondit Mémé. On pourrait sans doute tous assez facilement faire revenir quelque chose, qui marcherait et parlerait comme toi et moi. Est-ce que ce serait Simon ? là, c’est une autre paire de manches. »

Elle se releva. « Allons donc voir cette Grande Salle. Pas de temps à perdre.

— Hum, les femmes ont pas le droit d’entrer », dit Esk.

Mémé s’arrêta sur le seuil de la porte. Ses épaules se soulevèrent. Elle se retourna très lentement.

« Qu’est-ce que t’as dit ? fit-elle. Mes vieilles oreilles m’abuseraient-elles ? Et me réponds pas oui, elles ont parfaitement entendu.

— Pardon, s’excusa Esk. La force de l’habitude.

— À ce que je vois, t’as acquis des idées en dessous de ta condition, dit froidement la sorcière. Va me chercher quelqu’un pour veiller sur le gamin et allons voir ce qu’elle a d’exceptionnel, cette salle où j’dois pas mettre les pieds. »

Ainsi donc, alors que l’ensemble de l’Université de l’Invisible prenait son dîner dans la vénérable salle, les portes s’ouvrirent dans une volée dramatique qui tourna court lorsque l’une d’elles rebondit sur un serveur pour revenir percuter le tibia de Mémé. Au lieu de la démarche assurée et provocante qu’elle avait eu l’intention d’adopter pour franchir le sol carrelé, elle fut forcée d’entrer mi-sautillant, mi-clopinant. Mais elle espéra qu’elle clopinait avec dignité, et pas pour des clopinettes.

Esk la suivait à petits pas rapides, profondément consciente des centaines d’yeux braqués sur elles.

La rumeur des conversations et le cliquetis des couverts s’affaiblirent. Deux ou trois chaises se renversèrent. À l’autre bout de la salle elle voyait les grands mages à la table des professeurs, laquelle flottait à quelques dizaines de centimètres au-dessus du sol. Ils avaient les yeux écarquillés.

Un mage de niveau moyen – Esk reconnut l’assistant en astrologie appliquée – se précipita à leur rencontre en agitant les mains.

« Nonnonnon, s’écria-t-il. Pas la bonne porte. Faut partir.

— Ça me concerne pas, dit calmement Mémé qui força le passage.

— Nonnonnon, c’est contre les usages, faut partir tout de suite. Les dames ne sont pas admises ici !

— J’suis pas une dame, j’suis une sorcière », répliqua Mémé. Elle se tourna vers Esk. « Il est important, celui-là ?

— J’crois pas, répondit Esk.

— Bien. » Mémé s’adressa à nouveau à l’assistant. « Trouvez-moi un mage important, s’il vous plaît. Vite. »

Esk la tapota dans le dos. Deux mages à l’esprit un peu plus vif s’étaient prestement faufilés par la porte dans leur dos, et maintenant plusieurs appariteurs s’avançaient d’un air menaçant à l’entrée de la salle, sous les acclamations et les sifflets des étudiants. Esk n’avait jamais beaucoup aimé les appariteurs, qui vivaient à part dans leurs loges, mais à présent elle se sentait une pointe de sympathie pour eux.

Deux d’entre eux tendirent des mains velues et saisirent Mémé par les épaules. Le bras de la vieille femme disparut dans son dos, il y eut de brefs mouvements, et les bonshommes déguerpirent en boitillant et jurant, les doigts serrés sur certaines parties de leur anatomie.

« Épingle à chapeau », expliqua Mémé. Elle attrapa Esk de sa main libre et se dirigea rapidement vers la table des professeurs, lançant des regards mauvais à quiconque faisait ne serait-ce que mine de vouloir lui barrer le chemin. Les jeunes étudiants, qui savaient reconnaître un spectacle gratuit quand ils tombaient dessus, tapaient des pieds, applaudissaient et cognaient leurs assiettes sur les longues tables. Celle des professeurs retomba sur le carrelage avec un bruit sourd et les grands mages se rangèrent précipitamment derrière Biseauté qui tentait de rameuter ses réserves de dignité. Ses efforts ne furent guère couronnés de succès ; il est très difficile de garder l’air digne avec une serviette coincée dans le col.

Il leva les mains pour obtenir le silence, et la salle attendit, pleine d’espoir, tandis qu’Esk et Mémé s’approchaient de lui. Mémé regardait d’un œil intéressé les vieilles peintures et statues de mages disparus.

« C’est qui, ces couillons-là ? demanda-t-elle du coin de la bouche.

— C’étaient des mages en chef, chuchota Esk.

— M’ont l’air constipés. J’ai jamais vu de mage aller régulièrement à la selle.

— Des nids à poussière, c’est tout ce que j’vois, moi », dit Esk.

Biseauté était campé sur ses jambes largement écartées, les poings sur les hanches, l’estomac comme une piste pour skieurs débutants : une pose habituellement associée à Henri VIII mais avec option sur le IX voire le X.

« Eh bien ? dit-il. Que signifie cet outrage ?

— Et celui-là, il est important ? s’enquit Mémé auprès d’Esk.

— Moi, madame, je suis l’Archichancelier ! Et il se trouve que je dirige cette Université ! Et vous, madame, vous vous êtes indûment introduite sur un territoire extrêmement dangereux ! Je vous préviens que… Arrêtez de me regarder comme ça ! »

Biseauté battit en retraite en chancelant, les mains en avant pour repousser le regard fixe de Mémé. Les mages derrière lui s’égaillèrent, renversèrent des tables dans leur hâte à fuir les yeux de la sorcière.

Des yeux qui avaient changé.

Esk ne les avait encore jamais vus ainsi. Ils étaient de pur argent, comme deux petits miroirs circulaires qui réfléchissaient tout ce qu’ils voyaient. Biseauté était un point qui disparaissait dans leurs profondeurs, la bouche ouverte, et qui agitait désespérément ses minuscules bras en allumettes.

L’Archichancelier recula dans un pilier, et le choc lui fit reprendre ses esprits. Il secoua la tête avec humeur, mit une main en coupe et envoya un jet de feu blanc qui fusa vers la sorcière.

Sans le quitter de son regard iridescent, Mémé tendit une main et détourna les flammes vers le toit. Il y eut une explosion et une pluie de tessons de tuiles.

Les yeux de Mémé s’agrandirent.

Biseauté disparut. Là où il s’était tenu se lovait un énorme serpent, prêt à frapper.

Mémé disparut. Là où elle s’était tenue reposait un panier d’osier.

Le serpent devint un reptile géant venu de la nuit des temps.

Le panier devint le vent de neige des Géants des Glaces pour recouvrir de givre le monstre qui se débattait.

Le reptile devint un tigre à dents de sabre, ramassé pour bondir.

La tempête devint une fosse de goudron bouillonnant.

Le tigre parvint à devenir un aigle en piqué.

La fosse de goudron devint un chaperon huppé.

Ensuite les images se mirent à papilloter à mesure qu’une forme en remplaçait une autre. Des ombres stroboscopiques dansaient autour de la salle. Un vent magique se leva, épais et graisseux, qui fit jaillir des étincelles octarines des barbes et des doigts. Au centre de toute cette confusion, Esk essayait de comprendre, les yeux larmoyants, et ne distinguait rien d’autre que les deux silhouettes de Mémé et de Biseauté, statues luisantes au milieu d’images saccadées.

Elle prit aussi conscience d’autre chose : un son aigu, à la limite de l’audible.

Elle l’avait déjà entendu sur la plaine froide : un bruissement de grande activité, un bruit d’essaim, de fourmilière…

« Elles arrivent ! cria-t-elle dans le tumulte. Elles arrivent, là, maintenant ! »

Elle sortit tant bien que mal de derrière la table où elle s’était abritée du duel enchanté et voulut toucher Mémé. Une rafale de magie brute la souleva pour la projeter dans un fauteuil.

Le bourdonnement se faisait plus fort à présent, l’air vrombissait comme un cadavre de trois semaines par un jour d’été. Esk fit une nouvelle tentative pour toucher Mémé et eut un mouvement de recul lorsque du feu vert lui rugit le long du bras et lui roussit les cheveux.

Elle jeta à l’entour un regard affolé, en quête des autres mages, mais ceux qui avaient fui les effets de la magie se terraient derrière des meubles renversés pendant que la tempête surnaturelle faisait rage au-dessus de leurs têtes.

Elle courut sur toute la longueur de la salle et jaillit dans le couloir sombre. Des ombres tourbillonnaient autour d’elle alors qu’en sanglotant elle gravissait les escaliers quatre à quatre et enfilait les corridors vrombissants vers la chambre exiguë de Simon.

Quelque chose allait essayer d’entrer dans le corps du jeune garçon, avait dit Mémé. Quelque chose qui marcherait et parlerait comme lui, mais qui serait autre chose…

Un groupe d’étudiants rôdait anxieusement devant la porte. Ils tournèrent des visages blêmes vers Esk qui leur fonçait dessus et furent suffisamment impressionnés pour s’écarter nerveusement de sa trajectoire décidée.

« Y a quelque chose là-dedans, fit l’un.

— On n’arrive pas à ouvrir la porte ! »

Ils la regardèrent, l’air d’attendre la suite. Puis l’un d’eux demanda : « Tu n’aurais pas un passe-partout, des fois ? »

Esk agrippa la poignée de porte et tourna. La poignée bougea un peu avant de revenir en arrière avec une telle violence qu’elle manqua lui arracher la peau des mains. Le bruissement à l’intérieur alla crescendo, mais on entendait aussi un autre bruit, comme un battement d’ailes de cuir.

« Vous êtes des mages ! hurla-t-elle. Des foutus mages !

— On n’a pas encore vu la télékinésie, dit l’un.

— J’étais malade quand on a fait le Jet de Feu…

— À vrai dire, je ne suis pas très bon en Dématérialisation…»

La fillette s’approcha de la porte, puis s’arrêta, un pied en l’air. Elle revoyait Mémé lui dire que même les bâtiments avaient un esprit, à condition qu’ils soient suffisamment anciens. L’Université était très ancienne, elle.

Esk se déplaça prudemment d’un côté et laissa courir ses mains sur les pierres séculaires. Il fallait procéder en douceur, afin de ne pas effrayer l’esprit qu’elle sentait à présent dans le mur, un esprit lent et simple, mais un esprit quand même. Il palpitait tout autour d’elle ; elle sentait les petites étincelles au tréfonds de la roche.

Quelque chose hululait derrière la porte.

Les trois étudiants regardèrent avec étonnement Esk aussi immobile que le roc, mains et front pressés contre le mur.

Elle y était presque. Elle sentait sa propre pesanteur, le poids de son corps, revivait des souvenirs lointains, à l’aube des temps, quand la roche était en fusion, à l’état libre. Pour la première fois de sa vie elle savait à quoi ça ressemblait d’avoir du monde au balcon.

Elle avança délicatement dans l’esprit de la bâtisse, affina ses impressions, chercha aussi vite qu’elle l’osait le corridor où elle se trouvait, la porte qu’elle n’arrivait pas à ouvrir.

Elle tendit un bras, très prudemment. Les étudiants la virent déplier un doigt, tout doucement.

Les gonds de la porte commencèrent à grincer.

Il y eut un instant de tension, puis les clous sautèrent des gonds et cliquetèrent contre le mur derrière elle. Les madriers se mirent à se cintrer alors que la porte peinait pour s’ouvrir contre la force de… ce qui la maintenait fermée.

Le bois se gondola.

Des rayons de lumière bleue perforèrent le couloir, s’agitèrent et dansèrent tandis que des formes indistinctes se traînaient dans la lueur aveuglante à l’intérieur de la chambre. Une lumière vaporeuse et actinique, de quoi pousser Steven Spielberg à contacter son avocat chargé des droits d’auteur.

Les cheveux d’Esk se dressèrent d’un coup sur sa tête ; elle avait l’air d’un pissenlit ambulant. Des petits serpents de feu magique lui crépitèrent sur la peau quand elle franchit le seuil.

Les étudiants, restés dehors, la virent avec horreur disparaître dans la lumière.

Qui s’évanouit dans une explosion silencieuse.

Lorsqu’ils se trouvèrent enfin assez de courage pour regarder à l’intérieur de la pièce, ils n’y virent rien d’autre que le corps endormi de Simon. Et puis Esk, silencieuse et froide, allongée par terre, qui respirait lentement. Le sol était couvert d’une fine pellicule de sable argenté.


* * *

Esk flottait dans les brumes du monde et notait avec un curieux détachement la façon précise dont elle passait au travers de la matière solide.

Elle n’était pas seule. Elle entendait pépier.

La fureur monta en elle comme de la bile. Elle se retourna et se dirigea vers le bruit, aux prises avec les forces enjôleuses qui ne cessaient de lui répéter comme il serait agréable de laisser aller son esprit et de sombrer dans une mer chaude de néant. La colère, c’était ça, le truc. Elle savait qu’il était de la plus haute importance de rester en colère.

Le Disque-monde s’éloignait, il s’étalait sous d’elle comme le jour où elle avait été un aigle. Mais cette fois elle survolait la mer Circulaire – elle était assurément circulaire, comme si Dieu avait manqué d’idées ; au-delà s’étendaient les bras des continents et la longue chaîne des montagnes du Bélier s’étirait jusqu’au Moyeu. Il y avait encore d’autres continents dont elle n’avait jamais entendu parler et de tout petits chapelets d’îles.

Elle changea de point de vue, et le Bord lui apparut. C’était la nuit et, comme le soleil en orbite du Disque se trouvait sous le monde, il éclairait la longue chute d’eau qui ceignait le Rebord.

Il éclairait aussi la Grande A’Tuin, la Tortue du Monde. Esk s’était souvent demandé si la Tortue n’était pas en réalité un mythe. C’était apparemment se donner beaucoup de mal rien que pour déplacer un monde. Mais Elle était bien là, presque aussi grande que le Disque qu’Elle portait, saupoudrée de poussière d’étoiles et grêlée de cratères météoritiques.

Esk vit Sa tête passer devant elle et regarda droit dans un œil assez vaste pour accueillir toutes les flottes du monde. Elle avait entendu dire qu’en regardant suffisamment loin dans la même direction que la Grande A’Tuin on voyait la fin de l’univers. Peut-être était-ce l’inclinaison de son bec, mais la Grande A’Tuin avait l’air vaguement confiante, optimiste même. Peut-être que la fin de tout n’était pas si terrible que ça.

Comme dans un rêve, elle se projeta pour essayer d’Emprunter le plus grand esprit de l’univers.

Elle s’arrêta juste à temps, comme un enfant dans sa petite luge qui s’attendait à une descente en pente douce et découvre soudain les montagnes magnifiques, enneigées, qui se déploient dans les champs glacés de l’infini. Personne n’Emprunterait jamais cet esprit-là, ce serait comme vouloir avaler toute l’eau de l’océan. Les pensées qui le traversaient étaient aussi colossales et lentes que des glaciers.

Au-delà du Disque il y avait les étoiles, et elles se comportaient bizarrement. Elles tourbillonnaient comme des flocons de neige. De temps en temps elles redevenaient normales, aussi immobiles que d’habitude, puis soudain il leur prenait fantaisie de danser.

De vraies étoiles ne devraient pas faire ça, se dit Esk. Par conséquent elle ne regardait pas de vraies étoiles. Par conséquent elle ne se trouvait pas dans la réalité. Mais des bruissements tout proches lui rappelèrent qu’elle risquait fort de mourir pour de bon si elle perdait ces bruits-là. Elle se retourna afin de les poursuivre dans la tempête de neige stellaire.

Et les étoiles sautaient, s’immobilisaient, sautaient, s’immobilisaient…

Alors qu’elle montait en flèche, Esk s’efforça de se concentrer sur des détails quotidiens ; elle savait en effet que s’il lui arrivait de laisser son esprit se fixer sur ce qu’elle suivait, elle ferait demi-tour, et elle n’était pas sûre de connaître le chemin. Elle essaya de se souvenir des dix-huit herbes qui guérissaient du mal d’oreilles, ce qui l’occupa un moment parce qu’elle ne parvint pas à retrouver les quatre dernières.

Une étoile passa en piqué et s’éloigna soudain dans une violente secousse ; elle faisait à peu près six mètres de diamètre.

Après les herbes vint le tour des maladies des chèvres, ce qui lui prit pas mal de temps car les chèvres attrapent des tas de choses qu’attrapent aussi les vaches plus beaucoup d’autres plus qu’attrapent plus les moutons plus toute une série d’affections horribles qu’elles sont les seules à attraper. Une fois terminée la liste des queues moisies, des mammites phalloïdes et des mammites octarines, elle essaya de se rappeler le code compliqué des points et des traits dont on avait l’habitude de marquer les arbres aux alentours de Trou-d’Ucques afin que les villageois retrouvent le chemin de chez eux par nuit de neige.

Elle n’en était qu’au point-point-point-trait-point-trait (Moyeu quart Moyeu-sens direct, un kilomètre et demi du village) lorsque l’univers autour d’elle disparut avec un petit plop. Elle tomba en avant, heurta une surface dure et granuleuse, roula et s’immobilisa.

La surface granuleuse était du sable. Fin, sec et froid. On sentait qu’on aurait beau le creuser à plus d’un mètre, il resterait toujours aussi froid et aussi sec.

Esk resta étendue un moment, le nez dans le sable, rassemblant son courage pour le relever. Elle voyait seulement, à quelques pas, le bas du vêtement de quelqu’un. De quelque chose, se corrigea-t-elle. À moins que ce ne soit une aile. Ça pouvait être une aile, en cuir particulièrement fatigué.

Elle la remonta des yeux jusqu’à ce qu’elle découvre, très haut, une tête en silhouette sur le ciel étoilé. Son propriétaire s’efforçait à l’évidence d’avoir l’air cauchemardesque, mais il en avait rajouté. L’aspect général était celui d’un poulet mort depuis deux mois, mais des défenses de phacochère, des antennes de papillon de nuit, des oreilles de loup et une corne de licorne gâchaient l’effet horrifique. Le tout avait une allure d’assemblage maison, comme si le propriétaire avait entendu parler d’anatomie mais dominait mal son sujet.

Il regardait fixement, mais pas dans la direction de la fillette. Quelque chose derrière elle retenait toute son attention. Esk tourna la tête très lentement.

Simon était assis en tailleur au centre d’un cercle de Choses. Il y en avait des centaines, aussi immobiles et silencieuses que des statues, qui l’observaient avec une patience reptilienne.

Il tenait dans ses mains en coupe un petit objet anguleux qui émettait une lumière bleue et floue et lui faisait une drôle de mine.

D’autres objets étaient posés par terre près de lui ; chacun baignait dans une lueur douce. Ils étaient de formes classiques, de celles que Mémé dédaignait et traitait de jométriques : cubes, diamants à faces multiples, cônes et même une sphère. Chacun était transparent et contenait…

Esk se rapprocha en douce. Personne ne lui prêtait attention.

À l’intérieur d’une sphère de cristal jetée de côté dans le sable flottait une boule bleu-vert, marbrée de tout petits motifs nuageux et de ce qui aurait presque pu passer pour des continents si quelqu’un d’assez bête avait voulu vivre sur une boule. C’était peut-être un genre de modèle réduit, pourtant quelque chose dans son rayonnement disait à Esk qu’elle était parfaitement réelle, probablement très grosse et pas complètement à l’intérieur de la sphère, dans tous les sens du terme.

Elle la reposa délicatement et se glissa vers un bloc à dix côtés dans lequel flottait un monde beaucoup plus acceptable. Il avait une forme normale de disque, mais un mur de glace tenait lieu de Cataracte et un arbre gigantesque de Moyeu, si grand que ses racines se perdaient dans les chaînes de montagnes.

Un prisme voisin contenait un autre disque à la rotation lente, entouré de petites étoiles. Mais aucun mur de glace ne le ceinturait, celui-là, seulement un fil d’or rouge qui se révéla, après examen, un serpent – un serpent assez grand pour encercler un monde. Pour des raisons connues de lui seul, il se mordait la queue.

Esk retourna plusieurs fois le prisme avec curiosité et nota que le petit disque à l’intérieur se maintenait résolument à la verticale.

Simon gloussait doucement. Esk replaça le disque-serpent et regarda d’un œil prudent par-dessus l’épaule du jeune garçon.

Il tenait une petite pyramide de verre. Elle renfermait des étoiles et de temps en temps il la secouait légèrement, si bien que les étoiles tourbillonnaient comme de la neige soulevée par le vent avant de reprendre leurs positions initiales. Simon se mettait alors à glousser.

Et au-delà des étoiles…

C’était le Disque-monde. Une Grande A’Tuin pas plus grosse qu’une petite soucoupe se traînait péniblement sous un monde qui paraissait l’œuvre d’un joaillier obsédé.

Secousse, tourbillon. Secousse, tourbillon, gloussement. Il y avait déjà de légères fêlures dans le verre.

Esk regarda les yeux vides de Simon, leva la tête vers les faces affamées des Choses les plus proches, tendit le bras, arracha la pyramide des mains de l’étudiant, fit demi-tour et se mit à courir.

Les Choses ne firent pas un geste tandis qu’elle fonçait dans leur direction, presque pliée en deux, la pyramide étroitement pressée contre la poitrine. Mais soudain, ses pieds ne coururent plus sur le sable, elle se sentit soulevée dans l’air glacial, et une Chose à face de lapin noyé se tourna lentement vers elle en avançant une serre.

Tu n’es pas vraiment là, se dit Esk. Tu vis une espèce de rêve, ce que Mémé appelle une annaloguie. Tu ne peux pas vraiment souffrir, tout ça, c’est imaginaire. Absolument aucun mal ne peut t’arriver, ça se passe en fait dans ta tête.

Je me demande si cette Chose le sait.

La serre la saisit en l’air et la face de lapin s’ouvrit à la façon d’une peau de banane. Il n’y avait pas de bouche, rien qu’un trou noir, comme si la Chose n’était qu’une ouverture sur une dimension encore pire où, en comparaison, le sable gelé et le clair de lune sans lune passeraient pour un week-end balnéaire charmant.

Esk tenait la pyramide du Disque et frappait de sa main libre la serre qui la ceinturait. Sans résultat. L’obscurité s’étendait au-dessus d’elle, comme une porte vers l’oubli total.

Elle donna un coup de pied, le plus fort qu’elle put.

Ce qui, vu les circonstances, n’était pas très fort. Mais là où frappa son pied se produisit une explosion d’étincelles blanches qui fit plop – elle aurait fait un bang beaucoup plus convaincant si l’air raréfié n’avait pas absorbé le bruit.

La Chose poussa un cri strident comme une tronçonneuse qui rencontrerait, au cœur d’un arbrisseau sans défiance, un clou caché, oublié depuis longtemps. Ses congénères alentour émirent un bruissement compatissant.

Esk donna un second coup de pied, la Chose brailla et la laissa tomber sur le sable. Elle eut assez de présence d’esprit pour rouler, le petit monde serré contre elle pour le protéger, parce que même dans un rêve une cheville brisée peut être douloureuse.

La Chose tituba, hésitante, au-dessus d’elle. Les yeux d’Esk s’étrécirent. Elle posa le monde avec beaucoup de précaution, frappa la Chose de toutes ses forces là où devaient se trouver ses tibias, si tibias il y avait sous cette cape, et reprit le monde dans un même mouvement parfaitement enchaîné.

La créature hurla, se plia en deux, puis bascula lentement, comme un sac rempli de cintres. Lorsqu’elle toucha terre, elle s’affaissa en une masse de membres disloqués ; la tête roula au loin, oscilla un instant et ne bougea plus.

C’est tout ? songea Esk. Ils savent à peine marcher, alors ! Quand on leur tape dessus, ils s’écroulent ?

Les Choses les plus proches pépièrent et cherchèrent à reculer tandis que la fillette marchait sur elles d’un pas décidé, mais comme leurs corps paraissaient plus ou moins tenir parce qu’elles prenaient leurs désirs pour des réalités, le résultat ne fut guère probant. Esk en frappa une pourvue d’une petite famille de calmars en guise de figure, et la créature s’affaissa en un tas convulsé d’os, de morceaux de fourrure et de tronçons dépareillés de tentacules ; on aurait dit un repas grec. Une autre, un peu plus heureuse, commençait à se traîner maladroitement à l’écart, mais Esk lui balança un coup sur un de ses cinq tibias.

La Chose battit désespérément l’air lorsqu’elle tomba et en renversa deux de plus dans sa chute.

Le reste avait réussi à tituber hors de son chemin et l’observait à distance.

Esk fit quelques pas en direction de la plus proche qui voulut s’enfuir et s’écroula.

Elles étaient peut-être laides. Elles étaient peut-être malfaisantes. Mais question poésie gestuelle, les Choses avaient autant de grâce et de coordination qu’une chaise-longue.

Esk leur jeta un regard mauvais, puis baissa les yeux sur le Disque dans sa pyramide de verre. Toute cette agitation n’avait aucunement eu l’air de le gêner.

Elle avait réussi à sortir, si effectivement elle se trouvait dehors et qu’on supposait le Disque dedans. Mais comment était-on censé rentrer ?

Quelqu’un se mit à rire. Le genre de rire…

En gros, il rappelait le p’ch’zarni’chiwkov. Ce vocable garrotte-épiglotte est rarement employé sur le Disque, sauf par des linguistes acrobates grassement payés et, bien entendu, par la petite tribu des K’turni, qui l’ont inventé. Il n’a pas de synonyme direct, bien que le mot cumhoolie « squernt » (« le sentiment qu’on éprouve en découvrant que le précédent occupant des cabinets a utilisé tout le papier ») s’en approche vaguement sur un plan général de profondeur émotionnelle. La traduction la plus littérale en est la suivante : le vilain petit bruit de l’épée qu’on dégaine dans votre dos à l’instant même où vous croyez vous être débarrassé de tous vos ennemis. Cependant les k’turniphones assurent qu’il ne rend pas les nuances de sueurs froides, d’arrêt du cœur et de blocage intestinal du vocable original.

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