Dès avant l’aube, Roche était à ma porte, en compagnie de Drotte et d’Eata. De nous tous Drotte était le plus âgé, mais son visage rond et ses yeux brillants le faisaient paraître plus jeune que Roche. Il était resté la personnification même d’une force tout en nerfs et tendons, mais je ne pus m’empêcher de remarquer que j’étais maintenant plus grand que lui d’environ deux largeurs de doigt. Il devait très certainement en être déjà ainsi lorsque j’avais quitté la Citadelle, mais je n’y avais pas fait attention. Eata était encore le plus petit, et n’était toujours pas compagnon – mais après tout, je n’étais parti qu’un seul été. J’eus l’impression qu’il était très perplexe en me saluant ; je suppose qu’il avait quelque difficulté à croire que j’étais vraiment l’Autarque, car il ne m’avait pas encore revu, et je me présentais à lui en habit de guilde.
J’avais demandé à Roche qu’ils fussent armés tous les trois ; Drotte et lui portaient des épées d’une forme voisine de celle de Terminus Est (mais d’un ouvrage beaucoup moins remarquable), et Eata une clave que je me rappelai avoir vu exhibée le jour des festivités accompagnant la prise de masque. Avant d’avoir participé aux combats sur le front du Nord, je les aurais trouvés assez bien équipés ; mais maintenant tous trois – et pas seulement Eata – avaient l’air de gamins prêts à jouer à la guerre avec des bâtons et des pommes de pin.
Pour la dernière fois, nous franchîmes ensemble la brèche dans le mur d’enceinte et parcourûmes les sentiers faits d’ossements broyés qui serpentent entre les tombes et les cyprès. Les roses de la mort que j’avais hésité à cueillir à l’intention de Thècle montraient encore quelques tardives fleurs d’automne, et je me surpris à penser à Morwenna, la seule femme à avoir péri de mes mains, et à son accusatrice, Eusébie.
Une fois passé le portail de la nécropole, nous nous engageâmes dans le dédale des rues misérables de la ville, et mes compagnons parurent tout d’un coup soulagés et heureux. Je pense qu’ils avaient dû inconsciemment redouter d’être aperçus par maître Gurloes, et punis pour avoir obéi à l’Autarque.
« J’espère qu’il n’est pas question d’aller nager, remarqua Drotte. Avec ces hachoirs, on est sûrs de couler. »
Roche pouffa. « Eata pourra flotter avec le sien.
— Nous nous rendons loin dans le nord, et nous aurons besoin d’un bateau. Je ne pense pas que nous ayons de difficulté à en trouver si l’on suit un moment les quais.
— Si quelqu’un veut bien nous en louer un. Et si nous ne sommes pas arrêtés. Vous savez, Autarque…
— Sévérian. Et on se tutoie, lui rappelai-je. Tant que je porterai cet habit.
— En principe, Sévérian, nous ne faisons que porter ces objets à l’arsenal, et nous aurons beaucoup de difficultés à persuader les peltastes que nous avons besoin d’être trois pour cela. Sauront-ils qui tu es ? Je ne crois pas… »
Cette fois-ci, il fut interrompu par Eata, pointant un doigt vers la rivière. « Regardez, un bateau ! »
Roche le héla et tous les trois, bientôt, agitaient les bras en direction de l’embarcation, tandis que je tenais à bout de bras un chrisos emprunté au castellan, de façon à lui faire capter les reflets du soleil qui se levait au-dessus des tours, derrière nous. L’homme de barre agita sa casquette, et une silhouette d’adolescent bondit vers l’avant pour changer d’amure le foc dont l’extrémité plongeait dans l’eau.
Doté de deux mâts, d’une carène étroite et bas du plat-bord, ce bateau était le navire idéal pour filer au nez et à la barbe des frégates officielles (devenues brusquement les miennes depuis quelques jours), en emportant des marchandises de contrebande. Le vieux pirate grisonnant qui faisait office de capitaine et de pilote avait d’ailleurs l’air capable de bien pire ; quant à la silhouette juvénile, c’était celle d’une fille aux yeux rieurs, encline à nous observer de biais.
« On dirait ben qu’c’est mon jour, nous lança le pilote en voyant notre tenue. De loin, je vous aurais crus en deuil, et j’l’ai cru, à la vérité, jusqu’à ce que je vous voie de près. Avec des yeux ? Jamais entendu parler, pas plus qu’d’un corbeau au tribunal.
— Nous sommes en deuil », lui dis-je dès que nous fûmes à bord. C’est avec un plaisir enfantin que je constatai n’avoir pas perdu le pied marin que j’avais acquis sur le Samrhou, et que je m’amusai de voir Roche et Drotte s’accrocher aux haubans, lorsque le lougre tangua sous leur poids.
« Vous permettez que je jette un œil à ce jaunet ? Juste pour voir s’il est bon. Après quoi, je le retourne à son propriétaire. »
Je lui lançai la pièce, qu’il frotta, mordit, et finit par me restituer, le regard chargé d’un respect nouveau.
« Nous pourrions avoir besoin de votre bateau toute la journée.
— Pour un jaunet, j’vous donne la nuit par-dessus le marché. On va être très contents d’avoir de la compagnie, comme disait le croque-mort au fantôme. On voit des choses sur le fleuve, avant le lever du jour, des choses qui ont peut-être un rapport avec la présence d’optimats comme vous dans les parages ce matin, non ?
— Allons-y, lui dis-je. Vous pourrez me dire, si vous voulez, quelles sont ces choses que l’on voit sur le fleuve lorsque nous serons partis. »
Alors qu’il avait lui-même lancé le sujet, le marin ne parut pas avoir le désir d’entrer dans les détails – mais peut-être était-ce à cause de la difficulté qu’il avait à trouver les mots appropriés pour exprimer ce qu’il avait ressenti, et décrire ce qu’il avait vu et entendu. Un petit vent d’ouest soufflait, si bien qu’avec toutes ses voiles rapiécées établies au plus près, nous pouvions facilement remonter le courant. La jeune fille à la peau brune n’avait pas grand-chose à faire et s’assit à la poupe d’où elle commença à échanger des coups d’œil avec Eata. (Il est possible qu’elle l’ait pris, avec son pantalon déchiré et sa chemise grise et sale, pour l’un de nos domestiques.) Le patron de l’embarcation, qui se disait son oncle, gardait une main experte sur la barre, pour contrer la pression et empêcher le lougre de venir face au vent, ce qui ne l’empêchait pas de bavarder.
« Je vais vous raconter ce que j’ai vu en personne, comme un plombier qui ouvre son clapet. Nous étions à quelque chose comme huit ou neuf lieues en amont de l’endroit où vous nous avez hélés. On transportait des palourdes, vous comprenez, et pas question de traîner dans ces cas-là, surtout s’il y a risque de chaleur pour l’après-midi. On descend vers le bas du fleuve, et on les achète aux pêcheurs, vous comprenez, puis on file aussi vite qu’on peut par le chenal avant qu’elles ne deviennent mauvaises. Si elles tournent, c’est fichu, vous avez tout perdu ; mais vous pouvez doubler ou même plus la mise si vous pouvez les vendre tant qu’elles sont bonnes.
« J’ai passé plus de nuits sur le fleuve que dans mon lit – c’est comme ma chambre, si j’peux dire, et ce lougre, c’est mon berceau, même si je ne dors guère avant le matin. Mais la nuit dernière, j’avais parfois l’impression que je n’étais plus sur ce bon vieux Gyoll, mais sur un autre fleuve, un qui monterait au ciel ou passerait sous terre.
« Vous n’avez pas dû y faire attention, je pense, à moins d’être resté dehors ben tard, mais c’était une nuit tranquille, avec juste des p’tites bouffées de vent, qui soufflent le temps de dire un juron, qui tombent, et qui reprennent. Il y avait aussi du brouillard, un brouillard à couper au couteau. Il se tenait au-dessus de l’eau comme il le fait toujours, juste assez haut pour faire rouler un baricaut, mais pas plus. La plupart du temps on ne voyait ni les lumières d’une rive ni celles de l’autre ; juste le brouillard. Avant, j’avais une trompe pour avertir ceux qui ne pouvaient pas voir mes fanaux, mais elle est passée par-dessus bord l’an dernier, et vu qu’elle était en cuivre, elle a coulé par le fond, vite fait. Alors j’ai crié, à la place, la nuit dernière, chaque fois que j’avais l’impression qu’un bateau ou quelque chose s’approchait.
« Une veille après que le brouillard était tombé, environ, j’ai dit à Maxellindis d’aller dormir. Les deux voiles étaient établies, et à chaque fois qu’arrivait une risée, on remontait un peu le fleuve, puis je jetais de nouveau l’ancre. Vous l’savez p’t-être pas, optimats, mais sur le fleuve, la règle veut que ceux qui r’montent restent sur les côtés et que ceux qui descendent prennent le milieu. Nous, on r’montait, et on aurait dû se trouver près de la rive est, de l’autre côté, mais avec le brouillard j’en savais pu trop rien.
« Puis j’ai entendu un bruit d’aviron. J’essayai de percer le brouillard, mais on ne voyait rien de rien. Alors j’ai crié pour qu’ils s’écartent. Je m’suis penché par-dessus l’étambot, et j’ai mis l’oreille près de l’eau pour entendre mieux. Le brouillard, ça étouffe les sons, mais on n’entend jamais si bien que quand il y a un espace entre le brouillard et l’eau, comme la nuit dernière, car les bruits courent sur l’eau. En tout cas, j’ai fait comme ça, et c’en était un gros. On peut pas dire le nombre de coups d’aviron qu’on entend, vu que quand c’est un bon équipage qui nage, ils tirent tous en même temps ; mais quand un gros vaisseau va vite, on le sait par le bruit que fait l’eau le long de son étrave, et celui-là c’était un gros, pour sûr. Je suis monté sur le toit de la cabine pour essayer de voir quelque chose, mais il n’y avait toujours pas de lumières, et pourtant, il était en train de passer près de moi, j’l’aurais juré !
« Et juste comme j’redescendais d’mon toit, voilà-t-y pas que j’la vois, une grosse galéasse, quatre mâts, quatre bancs de nage et pas une lumière ! Elle s’en v’nait en plein chenal, pour autant que j’pouvais dire. Priez pour ceux qui arrivent, que j’pense en moi-même, comme disait le bœuf qui tombait du mât.
« Bien sûr, j’l’ai pas vue plus d’une minute ; elle a pas tardé à disparaître dans le brouillard ; mais pendant longtemps j’l’ai entendue. Je m’suis senti tellement bizarre de la voir passer ainsi qu’après ça j’arrêtais pas de crier tout le temps, bateau ou pas. On venait de faire quelque chose comme une demi-lieue, ou peut-être un peu moins, quand j’entendis quelqu’un répondre à mon cri. Sauf que c’était pas exactement quelqu’un qui répondait, mais comme qui dirait quelqu’un qui s’rait au mauvais bout d’une corde. J’appelai encore, et il répondit régulièrement, et c’était un homme que je connais, Trason, un gaillard qui a son bateau, comme moi. “C’est toi ?” qui m’fait, et je dis oui, c’est moi, et lui demande comment ça va. “Va t’amarrer” qui m’fait.
« “Je peux pas”, je dis. J’avais mes palourdes, et la nuit avait beau être fraîche, je préférais m’en débarrasser en vitesse. “Va t’amarrer, qui m’répète. Et va à terre.” “Et pourquoi t’y vas pas, toi ?” j’lui réponds. Puis j’l’ai vu arriver, avec le plus de monde sur son bateau que j’pensais qu’il pouvait en tenir. Des pandours, j’aurais bien dit, mais les pandours que j’avais déjà vus avaient la figure noire comme la mienne, tandis que ceux-là, ils étaient blancs comme le brouillard. Ils portaient des scorpions et des vouges – j’pouvais les voir qui dépassaient par-dessus leur casque à crête. »
Je l’interrompis pour lui demander si les soldats qu’il avait vus n’avaient pas de grands yeux et l’air d’être affamés.
Il secoua la tête, tandis que sa bouche se tordait en un léger rictus. « C’étaient des costauds, plus grands que vous ou moi ou n’importe qui sur ce bateau, qui faisaient une bonne tête de plus que Trason. Bref, en un instant, ils avaient disparu, comme la galéasse. C’est le seul bâtiment que j’aie vu jusqu’à ce que le brouillard se lève. Mais…
— Mais vous avez vu autre chose, ou peut-être entendu », dis-je.
Il acquiesça. « J’ai pensé que vous et vos camarades, vous étiez peut-être dehors à cause d’eux. Oui, j’ai vu et j’ai entendu de drôles de choses, des choses dans le fleuve, comme je n’en avais jamais vu. Quand Maxellindis s’est réveillée et que je lui en ai touché deux mots, elle m’a dit que c’était les lamantins. Au clair de lune, ils sont pâles et ils ont l’air vaguement humain si on s’approche pas de trop. Mais j’en vois depuis qu’je suis tout môme, et je m’suis jamais trompé à c’t’heure. Y avait aussi des voix de femmes, des voix comment dire… énormes, et pourtant, ça criait pas. Et encore aut’chose. J’comprenais rien de rien à ce qu’elles disaient, mais j’faisais attention au ton. Vous savez comment qu’c’est, quand vous entendez des gens parler sur l’eau ? Y en a un qui dit ça et ça et ça. Puis y a la voix plus grave – j’peux pas dire qu’c’est un homme, j’pense que c’est pas possible –, y a la voix plus grave qui répond va et fais ci et fais ça et ça. J’ai entendu la voix des femmes trois fois et la voix plus grave deux fois. Vous n’allez jamais me croire, optimats, mais par moments, on aurait dit que les voix sortaient du fleuve. »
Sur ces mots, il se tut, regardant par-dessus les nénuphars. Nous nous trouvions bien au-delà de la partie du Gyoll qui fait face à la Citadelle, mais ils se pressaient en rangs encore plus serrés que les fleurs sauvages de n’importe quel champ, de ce côté-ci du paradis.
La Citadelle elle-même était maintenant visible dans son ensemble, et, en dépit de son immensité, n’avait l’air que d’un troupeau brillant qui se serait répandu sur la colline, ses mille tours de métal ayant l’air prêtes à bondir au premier mot de commandement. En dessous, la nécropole étendait sa broderie, où se mélangeaient harmonieusement les verts et les blancs. Je sais qu’il est de bon ton de parler de croissance « maladive » à propos de l’herbe et des arbres qui poussent dans de tels endroits, mais pour ma part, je n’ai jamais rien observé de réellement maladif dans la nécropole. Les végétaux meurent pour que vivent les hommes et les hommes meurent pour que vivent les végétaux – même cet homme ignorant et innocent que j’avais tué avec sa propre hache en cet endroit, jadis. Le feuillage de notre végétation s’étiole, dit-on, et sans doute est-ce vrai ; et quand viendra le Nouveau Soleil, sa fiancée, Teur la Nouvelle, lui rendra gloire en faisant croître des plantes vertes comme des émeraudes. Mais pour ce qui est du présent, de l’époque du vieux soleil et de Teur la vieille, je n’ai jamais vu de vert aussi profond que celui des grands pins de la nécropole, quand le vent fait gonfler leurs branches et hérisser leurs aiguilles. Ils tirent leur force des générations passées de l’humanité, et les mâts des galions, pourtant bâtis de plusieurs arbres, ne sont pas aussi hauts qu’eux.
Les Champs Sanglants se trouvent assez loin du fleuve. Notre groupe attira des coups d’œil intrigués en chemin, mais personne ne nous arrêta. L’auberge des Amours perdues, qui, depuis que je la connaissais, symbolisait pour moi tout ce qu’une habitation d’homme peut avoir de temporaire, se tenait encore au même endroit où je l’avais vue, quand j’avais été y dîner en compagnie d’Aghia et de Dorcas. L’aubergiste obèse faillit s’évanouir en nous apercevant ; je l’envoyai chercher Ouen, son garçon de salle.
Je n’avais guère fait attention à lui, l’après-midi où il était venu apporter le plateau de notre repas. Mais maintenant, je l’observai attentivement. C’était un homme de la taille de Drotte, déjà chauve, mince, et le visage hâve ; ses yeux étaient d’un bleu profond, et ils étaient dessinés avec une délicatesse, tout comme la bouche, que je reconnus tout de suite.
« Savez-vous qui nous sommes ? » lui demandai-je.
Il secoua lentement la tête.
« N’avez-vous jamais servi un bourreau ?
— Une fois, le printemps dernier, Sieur, dit-il. Et je sais que ces deux hommes en noir sont des bourreaux. Mais vous n’en êtes pas un, Sieur, en dépit des vêtements que vous portez. »
Je ne relevai pas son observation. « Vous ne m’avez jamais vu ?
— Non, Sieur.
— Très bien… Peut-être pas, en effet. » (Cela me faisait une impression bizarre de me dire que j’avais changé à ce point.) « Ouen, étant donné que nous ne nous connaissons pas, il ne serait pas mauvais de faire connaissance… Dis-moi où tu es né, quels ont été tes parents, et comment tu t’es retrouvé garçon à l’auberge des Amours perdues.
— Mon père tenait un magasin, Sieur. Nous vivions à Vieille-Porte sur la rive ouest. Lorsque j’ai eu environ dix ans, il m’a placé comme garçon à tout faire dans une auberge, et depuis, j’ai continué.
— Ton père tenait un magasin… Et ta mère, peux-tu m’en parler ? »
Le visage de l’homme avait gardé sa déférence de serveur, mais je pouvais voir qu’il commençait à être intrigué. « Je ne l’ai jamais connue, Sieur. On l’appelait Cass, mais elle est morte quand j’étais bébé, en accouchant, m’a dit mon père.
— Cependant, tu sais comment elle était. »
Il acquiesça. « Mon père avait un médaillon avec son portrait. Une fois, alors que j’avais peut-être vingt, vingt et un ans, j’allai le voir, et il me dit qu’il l’avait mis en gage. Je m’étais fait un peu d’argent à cette époque en aidant un optimat dans ses affaires – je portais des billets aux dames, ou je restais dehors à surveiller les allées et venues –, et j’allai chez le prêteur pour le retirer. Je le porte toujours, Sieur. Dans un endroit comme celui-ci, avec tous ces gens qui entrent et qui sortent, il est plus prudent de garder sur soi les choses ayant un peu de valeur. »
Il glissa la main dans sa chemise et en retira un médaillon en émail cloisonné. La miniature qu’il contenait montrait Dorcas de face et de profil, une Dorcas à peine plus jeune que celle que j’avais connue.
« Tu m’as dit que tu avais commencé à travailler vers dix ans, Ouen. Tu sais pourtant lire et écrire.
— Un peu, Sieur. » Il eut l’air embarrassé. « J’ai demandé à des gens qui savaient ce qui était écrit ici et là. J’ai une excellente mémoire.
— Tu as écrit quelque chose, au printemps dernier, le jour où le bourreau est venu. Te rappelles-tu ce qu’il y avait dans ton mot ? »
Cette fois, je pus lire de la peur sur son visage, quand il secoua la tête. « Je me souviens seulement d’avoir mis la femme en garde.
— Moi, je ne l’ai pas oublié. Voici ce que tu avais écrit : “La femme qui vous accompagne est déjà venue ici. Ne lui faites pas confiance. Trudo dit que l’homme est un bourreau. Vous êtes ma mère revenue.” »
Ouen glissa le médaillon sous sa chemise. « C’est parce qu’elle lui ressemblait tellement, Sieur, c’est tout. Lorsque j’étais plus jeune, il m’arrivait de m’imaginer qu’un jour, je trouverais une femme comme elle. Je me disais que j’étais mieux que mon père, et que lui l’avait bien trouvée, après tout. Mais je n’ai pas eu cette chance, et je me demande maintenant si je suis vraiment tellement mieux que lui.
— À cette époque, tu ignorais quelle était la tenue portée par les bourreaux, lui dis-je. Mais ton ami Trudo, le garçon d’écurie, la connaissait. Il en savait d’ailleurs beaucoup plus que toi sur les bourreaux, et c’est pourquoi il s’est enfui.
— Oui, Sieur, lorsqu’il a entendu dire que le bourreau le faisait demander, il a filé.
— Mais tu as été sensible à l’innocence de la jeune fille, et tu as voulu la mettre en garde contre le bourreau et l’autre fille. Tu avais raison, et peut-être même pour les deux, au fond.
— Si vous le dites, Sieur.
— Sais-tu, Ouen, que tu lui ressembles un peu ? »
Le gros aubergiste n’avait pu s’empêcher de tendre une oreille à la conversation. Il se mit à pouffer. « C’est plutôt à vous qu’il ressemble ! » me lança-t-il.
Je crains bien de m’être tourné vers lui et de l’avoir regardé fixement.
« Ce n’est pas pour vous offenser, Sieur, mais c’est vrai. Il est un peu plus vieux que vous, mais je vous observais tandis que vous parliez ; vous étiez de profil tous les deux, et il n’y avait pas la moindre différence. »
J’étudiai de nouveau le visage d’Ouen ; ses cheveux et ses yeux n’avaient pas la nuance sombre des miens, mais cette question de couleur mise à part, nos visages étaient presque interchangeables.
« Tu prétends n’avoir jamais trouvé de femme comme Dorcas – celle du médaillon. Tu en as tout de même trouvé une, je crois. »
Ses yeux n’osaient plus affronter les miens. « Plusieurs, Sieur.
— Et tu as été le père d’un garçon.
— Non, Sieur ! » Il avait l’air terrifié. « Jamais, Sieur !
— Très intéressant… N’as-tu jamais eu de problèmes avec la justice ?
— Deux ou trois fois, Sieur.
— C’est très bien de parler bas, mais pas à ce point-là, tout de même. Et regarde-moi quand tu me réponds. Est-ce qu’une femme que tu as aimée – ou peut-être seulement une femme qui t’aimait –, une brune, n’aurait pas été arrêtée, par hasard ?
— Oui, Sieur, murmura-t-il. Une fois. Elle s’appelait Catherine ; c’est un nom démodé, paraît-il. » Il haussa les épaules et resta silencieux quelques instants. « On a eu des problèmes comme vous dites, Sieur. Elle appartenait à un ordre religieux et elle s’était enfuie. La justice l’a retrouvée, et je ne l’ai jamais revue. »
Il ne voulait pas venir, mais nous l’emmenâmes avec nous en retournant vers le lougre.
Lorsque, de nuit, j’avais remonté le fleuve à bord du Samrhou, la ligne de partage entre la ville vivante et la ville morte m’avait paru semblable à celle qui sépare la courbe sombre de la planète du dôme céleste et de ses étoiles. À la lumière du jour, cette impression avait disparu. Des constructions à des degrés divers d’effondrement s’entassaient le long des rives, mais il fallait la présence de trois guenilles qui séchaient sur un fil pour déterminer s’il s’agissait de coquilles vides ou du domicile des plus démunis de nos citoyens.
« Notre guilde propose un idéal de pauvreté », dis-je à Drotte, comme nous nous appuyions sur le plat-bord. « Mais ces gens n’ont pas besoin d’un tel idéal : ils le vivent déjà.
— J’aurais pensé qu’ils en avaient besoin plus que quiconque », répondit-il.
Il se trompait. L’Incréé était présent ici – quelque chose se tenant au-delà des hiérodules et de ceux qui servaient les hiérodules. Même sur le fleuve, je sentais sa présence, comme on devine la présence du maître d’une grande maison, alors qu’il peut très bien ne jamais sortir d’une pièce obscure, située à un autre étage. Lorsque nous allâmes à terre, je ne pus m’empêcher d’éprouver l’impression qu’en franchissant n’importe lequel de ces seuils, je pourrais tomber sur quelque personnage de lumière, et que si celui qui commandait à tous ces personnages restait invisible, c’était seulement parce qu’il était trop vaste pour être visible.
Nous trouvâmes une sandale d’homme, usée mais non ancienne, dans une rue envahie d’herbe. « On m’a dit qu’il y avait des pillards qui rôdaient dans ces ruines ; c’est une des raisons pour lesquelles je vous ai demandé de m’accompagner, expliquai-je. Si j’étais seul en cause, je n’aurais fait appel à personne. »
Roche acquiesça de la tête, et tira son épée, mais Drotte répondit : « Il n’y a personne ici. Tu es devenu beaucoup plus sage et savant que nous, Sévérian, mais cependant, je pense que tu t’es un peu trop habitué aux choses qui font peur aux gens ordinaires. »
Je lui demandai ce qu’il voulait dire. « Ce matin, tu savais de quoi le marin parlait. Je pouvais le voir sur ton visage. Tu avais peur toi aussi, ou du moins, tu étais inquiet. Mais tu n’étais pas effrayé comme le vieux bandit l’était cette nuit dans son bateau, ou Roche, ou Ouen, ou moi l’aurions été si nous nous étions trouvés près du fleuve et avions vu ou entendu les mêmes choses. Les pillards dont tu parles devaient être dans le secteur la nuit dernière, et sans doute surveillent-ils les patrouilles du fisc. Ils ne sont sûrement pas à proximité du Gyoll en ce moment, et n’y seront pas de quelques jours, à mon avis. »
Eata toucha mon bras. « Crois-tu que cette fille, euh… Maxellindis, soit en danger, sur son bateau ?
— Elle court moins de risques qu’elle ne t’en fait courir » lui dis-je. Il ne comprit pas de quoi je parlais. Sa Maxellindis n’était pas Thècle. Et son histoire ne pouvait pas être la même que la mienne. Mais j’avais entr’aperçu la ronde des Corridors du Temps derrière le regard malicieux de cette gamine aux yeux rieurs. L’amour n’est qu’une longue peine pour les bourreaux ; et même si je finissais par dissoudre la guilde, Eata deviendrait un bourreau, comme le sont tous les hommes, prisonnier de ce mépris de la richesse sans lequel un homme est moins qu’un homme, infligeant des souffrances de par sa nature, qu’il le veuille ou non. J’étais désolé pour lui, et encore plus désolé pour Maxellindis, la nièce du marin.
Je pénétrai avec Ouen dans la maison, laissant Roche, Drotte et Eata monter la garde à quelque distance. Comme nous nous tenions sur le pas de la porte, je pus entendre les pas légers de Dorcas, à l’intérieur.
« Nous ne te dirons pas qui tu es, dis-je alors à Ouen. Et nous ne pouvons pas te dire ce que tu peux devenir. Mais nous sommes ton Autarque, et nous te dirons ce qu’il faut que tu fasses. »
Je n’avais aucun mot de commandement pour lui comme j’en avais pour le castellan, mais il s’agenouilla aussitôt, comme l’avait fait ce dernier.
« Nous avons amené les bourreaux avec nous pour que tu saches bien ce qui t’attendait au cas où tu nous désobéirais. Mais nous ne souhaitons pas te voir désobéir, et maintenant que nous te connaissons, nous pensons qu’ils étaient inutiles. Il y a une femme dans cette maison. Dans un instant, tu entreras. Il faudra que tu lui racontes ton histoire, comme tu nous l’as racontée, et tu dois rester pour la protéger, même si elle tente de te chasser.
— Je ferai de mon mieux, Autarque, répondit Ouen.
— Dès que ce sera possible, il faudra tout faire pour la persuader de quitter cette ville des morts. Jusque-là, nous te donnons ceci. » Je pris le pistolet dans ma sabretache et le lui tendis. « Sa valeur est celle d’une charrette pleine de chrisos, mais tant que tu seras ici, il te sera plus utile que des chrisos. Lorsque tu seras en sécurité avec cette femme, nous te le rachèterons, si tu le veux. » Je lui montrai comment se servir de l’arme, et le quittai.
J’étais donc de nouveau seul ; certains remarqueront probablement qu’au cours de cette saison, agitée plus que de normal, j’avais généralement été seul. Jonas, mon unique ami véritable, n’était à ses propres yeux qu’une machine ; et Dorcas, que j’aime encore, ne pouvait s’empêcher de se voir comme une espèce de fantôme.
Mais ce n’est pourtant pas ce que je ressens. Nous choisissons – ou ne choisissons pas – d’être seuls quand nous décidons qui nous allons accepter comme compagnons, et qui nous allons refuser. C’est ainsi qu’un érémite sur sa montagne n’est pas seul : les oiseaux et les lapins, des initiés dont les paroles sont à déchiffrer dans ses « livres de la forêt », et les vents, messagers de l’Incréé, sont ses compagnons. Un autre homme, vivant au milieu d’une foule immense, peut être seul pour n’avoir autour de lui qu’ennemis ou victimes.
Aghia, que j’aurais pu aimer, avait au lieu de cela choisi de devenir un Vodalus au féminin, considérant comme un adversaire tout ce qui dans l’humanité vit pleinement. Moi, qui aurais pu aimer Aghia et qui aimais Dorcas profondément mais peut-être pas assez profondément, je me retrouvais maintenant seul pour être devenu un élément de son passé, qu’elle aimait davantage qu’elle ne m’avait jamais aimé – sauf peut-être au tout début.