25 La grâce d’Aghia

J’aurais spontanément pensé qu’il n’y avait pas de spectacle plus étrange à contempler que celui de nos bataillons s’étendant sur la face de Teur, en dessous de nous, comme une guirlande pailletée de l’éclat des armes et des armures dans les tons les plus divers, avec les anpiels aux vastes ailes décrivant des cercles à une altitude assez voisine de la nôtre, et s’élevant dans les vents porteurs de l’aube.

Puis je vis quelque chose d’encore plus étrange : l’armée des Asciens. Une armée où dominaient les blancs délavés et les noirs grisâtres, aussi rigide que la nôtre était fluide, déployée vers l’horizon en direction du nord. Je vins à l’avant pour mieux observer.

« Je pourrais vous les montrer de plus près, me dit l’Autarque. Cependant, vous ne verriez guère autre chose qu’une marée de visages humains. »

Je me rendis compte qu’il me mettait à l’épreuve, sans très bien savoir comment. « Allons-y », répondis-je.

Lorsque j’avais chevauché en compagnie des schiavoni et vu nos troupes passer à l’action, j’avais été frappé par leur apparente faiblesse en tant que masse : la cavalerie montait à l’attaque et refluait comme une vague s’écrasant avec une force énorme, pour reculer en petites rigoles qui n’auraient même pas entraîné une souris – une matière inconsistante et transparente qu’un enfant aurait pu prendre entre ses mains. Même les peltastes, avec leurs rangs serrés et leurs boucliers de cristal, m’avaient semblé à peine plus formidables que des soldats de plomb posés sur une table. Les formations rigides de l’ennemi réapparaissaient maintenant dans toute leur force – rectangles entourant des machines aussi imposantes que des forteresses, et des centaines de milliers de soldats épaule contre épaule.

Mais, grâce à un écran situé sur le panneau de contrôle, je pus voir jusqu’en dessous de la visière de leurs casques : toute cette rigidité, toute cette force se mélangeaient en quelque chose d’horrible. Il y avait des vieillards et des enfants dans les rangs de l’infanterie, et certains individus qui me semblèrent être des débiles profonds. Presque tous avaient ce visage fou et affamé que j’avais remarqué la veille, et je me souvins alors de l’homme qui avait jailli du carré et dont la lance avait bondi vers le ciel au moment où il mourait. Je me détournai.

L’Autarque se mit à rire, mais d’un rire sans joie ; une sorte de bruit plat et mat, comme les claquements d’un drapeau dans une bourrasque. « En avez-vous vu un se tuer lui-même ?

— Non, dis-je.

— Vous avez eu de la chance. Moi, ça m’est souvent arrivé en les observant. On ne leur distribue pas d’armes, si ce n’est au moment où la bataille est sur le point d’être déclenchée. Nombreux sont alors ceux qui profitent de l’occasion. Les lanciers enfoncent la garde de leur arme dans un endroit où le sol est mou, d’habitude, et se font sauter la tête. J’ai vu une fois deux soldats – un homme et une femme – qui avaient conclu un pacte : s’entre-tuer simultanément d’un coup d’épée dans le ventre. Je les ai regardés compter de la main gauche, un… deux… trois – et ils étaient morts.

— Mais qui sont-ils ? » demandai-je.

Il me lança un regard que je fus incapable d’interpréter. « Qu’avez-vous dit ?

— J’ai demandé qui ils étaient, Sieur. Je sais bien que ce sont nos ennemis, qu’ils habitent au nord dans les régions chaudes et que l’on raconte qu’ils se sont laissé réduire en esclavage par Érèbe. Mais en fait, qui sont-ils ?

— Jusqu’à maintenant, je doutais que vous eussiez conscience de l’ignorer. Vous ne le savez donc pas ? »

J’avais la gorge sèche comme du parchemin, mais je n’aurais pu dire pourquoi. « Je suppose que non, répondis-je. Je n’en avais pas vu un seul avant d’être admis au lazaret des pèlerines. Vue du sud, la guerre paraît infiniment lointaine. »

Il eut un geste d’acquiescement. « Nous les avons repoussés vers le nord de la moitié de la distance qu’ils avaient conquise dans le Sud sur nous, les autarques. Quant à ce qu’ils sont, vous le découvrirez le moment venu… Ce qui importe est que vous désiriez le savoir. » Il se tut quelques instants. « Les deux pourraient être les nôtres. Ces deux armées, non pas seulement celle du Sud… Me conseilleriez-vous de m’emparer des deux ? » Tout en parlant, il manipula des éléments du tableau de bord, et l’atmoptère plongea vers l’avant, sa poupe pointée vers le ciel et sa proue vers la surface verdoyante de la planète, comme s’il voulait nous écraser sur le terrain que les deux forces se disputaient.

« Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, lui avouai-je.

— La moitié de ce que vous avez dit d’eux est inexact. Ils ne viennent pas des régions chaudes du Nord, mais du continent qui s’étend à hauteur de l’équateur ; par contre, vous aviez raison en disant qu’ils sont les esclaves d’Erèbe. Ils pensent être les alliés des choses qui attendent dans les profondeurs. Mais la vérité est qu’Érèbe et ses pairs me les abandonneraient si je leur donnais le Sud en échange. Vous et tout le reste. »

J’étais obligé de m’agripper à mon siège pour ne pas lui tomber dessus. « Pourquoi me racontez-vous tout ça ? »

L’atmoptère se redressa en dansant, comme un bateau d’enfant dans un bassin.

« Parce qu’il ne va pas tarder à être indispensable que vous sachiez que d’autres ont éprouvé ce que vous allez bientôt éprouver. »

Je n’arrivais pas à formuler une question que je me sentisse le courage de poser. Je pris finalement le biais de lui demander : « Pouvez-vous me dire, comme vous l’avez promis, pourquoi vous avez fait tuer Thècle ?

— Ne vit-elle pas en Sévérian ? »

Dans mon esprit, un mur sans fenêtre s’écroula. Je hurlai : « Je suis mortel » sans même avoir conscience de ce que j’étais en train de dire avant que les mots ne sortissent de ma bouche.

L’Autarque s’empara d’un pistolet caché dans le tableau de bord, le laissant posé sur ses cuisses lorsqu’il se tourna vers moi.

« Vous n’en aurez pas besoin, Sieur, haletai-je. Je suis bien trop faible.

— Vous avez de remarquables pouvoirs de récupération… comme je l’ai déjà constaté. Oui, la châtelaine Thècle n’est plus, sauf qu’elle perdure en vous, et même si vous êtes tous deux constamment ensemble, chacun de vous est solitaire… Cherchez-vous toujours Dorcas ? Vous m’en avez parlé, si vous vous en souvenez, au Manoir Absolu.

— Pourquoi avez-vous tué Thècle ?

— Cela n’a pas dépendu de moi. Votre erreur vient de ce que vous m’imaginez à la base de tout ce qui se passe. Mais ce n’est le cas de personne… ni de moi, ni d’Érèbe, ni de quiconque. Pour ce qui est de la châtelaine, vous êtes elle. Avez-vous été arrêtée ouvertement ? »

Le souvenir de ces moments me revint avec une acuité que je n’aurais pas crue possible. J’étais en train de parcourir un couloir dont les murs étaient décorés avec des rangées de masques d’argent à l’expression triste ; j’entrai dans l’une des pièces abandonnées hautes de plafond, dont les anciennes tentures sentaient le moisi. Le messager que je devais y rencontrer n’était pas encore arrivé. Sachant que les canapés poussiéreux saliraient ma robe, je pris soin de m’asseoir sur une chaise, un objet délicatement fuselé tout en dorure et en ivoire. Derrière moi, la tapisserie se détacha du mur ; je me rappelle l’avoir regardée et avoir vu la Destinée couronnée de chaînes et le Ressentiment avec son bâton et son miroir, tout de laine tissée aux couleurs vives, descendre soudain vers moi.

« Vous avez été enlevée par certains officiers, m’expliqua l’Autarque, qui avaient appris que vous transmettiez des informations à l’amant de votre demi-sœur. Enlevée en secret, à cause de la grande influence de votre famille dans le Nord, et reléguée dans une prison presque oubliée. Le temps que j’apprenne ce qui s’était passé, vous étiez déjà morte. Aurais-je dû punir des officiers ayant agi par pur patriotisme en mon absence ? Car c’était bien de cela qu’il s’agissait : ils étaient des patriotes, et vous une traîtresse.

— Moi, Sévérian, je suis aussi un traître », objectai-je. Et, pour la première fois, je lui racontai en détail comment j’avais eu l’occasion de sauver la vie de Vodalus, ainsi que le banquet auquel j’avais plus tard assisté en sa compagnie.

Lorsque j’eus terminé mon récit, il hocha la tête, comme pour lui-même. « Une bonne partie de la loyauté que vous éprouviez pour Vodalus devait en fait venir de la châtelaine. Elle a commencé de vous en imprégner avant de mourir, mais encore plus après sa mort. Si naïf que vous ayez été, je suis certain que vous ne l’étiez pas au point de croire que c’est par une pure coïncidence que l’on vous a servi sa chair lors du banquet des nécrophages.

— Même s’il avait su les rapports que j’avais eus avec elle, protestai-je, il n’avait pas le temps matériel de faire venir son cadavre de Nessus. »

L’Autarque sourit. « Auriez-vous oublié m’avoir dit il y a à peine un instant qu’après que vous l’avez sauvé, il s’est enfui dans un vaisseau semblable à celui-ci ? Depuis cette forêt, située à une douzaine de lieues à peine à l’extérieur du grand mur de Nessus, il n’avait besoin que d’une veille pour voler jusqu’au centre de la ville, y déterrer un corps que les gelées de printemps avaient protégé de la putréfaction, et revenir. En fait, il n’avait même pas besoin d’en savoir tant ou d’agir si promptement. Il a très bien pu apprendre, pendant que vous étiez emprisonné par votre propre guilde, que la châtelaine Thècle, qui lui était restée fidèle jusque dans la mort, n’était plus. En servant de sa chair à ceux qui le suivaient, il ne faisait que renforcer leur foi en sa cause. Il n’avait pas besoin d’autre raison pour récupérer son corps et l’enterrer de nouveau dans une cave à neige, ou encore dans l’une de ces mines abandonnées qui abondent dans la région. Sur ces entrefaites vous arrivez : il souhaite vous lier à lui, et profite de l’occasion pour ordonner le festin. »

Quelque chose passa à côté de la cabine, trop rapidement pour être identifiable. L’instant d’après, l’atmoptère se mettait à tanguer sous la violence de l’air déplacé, tandis que des points lumineux manœuvraient sur l’écran.

Avant que l’Autarque ait pu seulement reprendre les contrôles de l’appareil, nous tombions en arrière. Il y eut une détonation tellement puissante qu’elle me laissa comme paralysé, tandis que le ciel réverbérant de son écho s’ouvrait comme une fleur de feu sulfureuse. J’avais déjà vu un moineau, touché par une pierre venue de la fronde d’Eata, tourbillonner dans l’air exactement comme nous le faisions et, comme nous, tomber, en battant désespérément d’une aile.


Je m’éveillai dans le noir, l’odeur âcre de la fumée se mélangeant à celle de la terre humide. Pendant un moment – ou une veille –, j’oubliai avoir été arraché de dessous l’étalon pie, et crus me trouver encore gisant sur le champ de bataille où, en compagnie de Daria, Guasacht, Erblon et les autres, j’avais combattu les Asciens.

Quelqu’un était étendu à côté de moi : j’entendais sa respiration, et les petits froissements et grattements qui trahissent les mouvements. Tout d’abord, je n’y pris pas garde ; puis, attribuant ces bruits à quelque animal en quête de nourriture, je me mis à avoir peur. Mais je finis par me rappeler ce qui s’était passé, et compris que ces bruits étaient certainement faits par l’Autarque. Sans doute avait-il aussi survécu à l’écrasement. Je l’appelai.

« Ainsi donc, vous êtes aussi en vie. » Sa voix était très faible. « Je craignais que vous ne fussiez mort… mais j’aurais dû m’en douter. Je n’arrivais pas à vous ressusciter, et votre pouls était imperceptible.

— J’ai oublié ! Vous souvenez-vous, quand nous avons survolé les armées ? Pendant un moment, j’ai oublié ! Je sais quel effet ça fait d’oublier, maintenant ! »

Il y avait comme l’écho d’un rire dans le ton de sa voix. « Chose que vous n’oublierez par contre jamais…

— J’espère bien. Et pourtant, elle s’évanouit au fur et à mesure que je parle. Elle se dissout comme de la brume, ce qui doit être aussi une façon d’oublier. Quelle est l’arme qui nous a abattus ?

— Je l’ignore. Maintenant, écoute-moi. Ce sont les paroles les plus importantes de ma vie que je vais prononcer. Tu as servi Vodalus, et partagé son rêve d’un empire régénéré. Tu souhaites toujours, n’est-ce pas, que l’humanité puisse retourner vers les étoiles ? »

Je me souvins de ce que Vodalus m’avait dit dans la forêt, le jour du banquet : «… les hommes de Teur, naviguant entre les étoiles, sautant de galaxie en galaxie, seront de nouveau maîtres des filles du soleil ».

« Ainsi étaient-ils autrefois, en effet… mais ils ont emporté avec eux toutes les anciennes guerres de Teur, qui en déclenchèrent de nouvelles sous les nouveaux soleils. Même les autres » (je ne pouvais pas le voir, mais au ton de sa voix je compris cependant qu’il parlait des Asciens) « comprennent que cela ne peut recommencer. Ils veulent que la race ne soit plus qu’un individu unique… le même être, multiplié à l’infini. Nous, nous voulons que chacun porte en lui-même toute la race avec ses espérances et ses désirs. As-tu remarqué la petite fiole que je porte à mon cou ?

— Oui, souvent.

— Elle contient un polychreste semblable à l’alzabo, déjà prêt et maintenu en suspension. Je ne sens plus mes membres inférieurs, et le froid a gagné ma taille. Je vais bientôt mourir… Tu dois l’utiliser.

— Je ne peux pas vous voir, répondis-je, et c’est à peine si je peux bouger.

— Peu importe, tu dois y arriver. Toi qui te souviens de tout, tu n’as certainement pas oublié la nuit où tu es venu à la Maison turquoise. Cette nuit-là, quelqu’un d’autre est venu m’y voir. J’ai autrefois été domestique au Manoir Absolu… c’est pourquoi ils me détestent. Comme ils te détesteront, pour ce que tu as été. Paeon, l’homme qui m’a formé, et qui est resté serveur de miel pendant cinquante ans. Je savais ce qu’il était réellement, pour l’avoir déjà rencontré. Il m’a dit que c’était toi… toi, le prochain. Je ne pensais pas que les choses iraient aussi vite. »

Sa voix mourut, et je me mis à le chercher à tâtons, en me traînant comme je pouvais. Ma main trouva la sienne, et il murmura : « Sers-toi du couteau. Nous nous trouvons derrière les lignes asciennes, mais j’ai pu appeler Vodalus pour qu’il vienne te récupérer… j’entends les sabots de ses destriers. »

Il parlait tellement bas que c’est à peine si je pouvais l’entendre, alors que mon oreille était à une paume de sa bouche : « Reposez-vous », lui dis-je. Sachant que Vodalus le détestait et ne rêvait que de l’abattre, je crus qu’il délirait.

« Je suis son espion. C’est encore un autre de mes rôles. Vodalus me sert à attirer les traîtres… J’apprends non seulement leur identité, mais ce qu’ils font et ce qu’ils pensent. Je viens de lui faire savoir que l’Autarque est prisonnier de son atmoptère, et je lui ai donné notre position. Il m’a servi… en tant que garde du corps… avant ça. »

J’arrivais maintenant moi-même à entendre les bruits de pas sur le sol, à l’extérieur. Je tendis la main, à la recherche de quelque moyen de signaler notre présence ; c’est de la fourrure qu’elle rencontra. Je compris que l’appareil s’était retourné, nous laissant enfermés dessous comme des crapauds sous leur pierre.

Il y eut un bruit sec, puis le son perçant du métal que l’on déchire. La lumière de la lune, paraissant briller autant que celle du jour bien qu’aussi verte que le feuillage d’un saule, déferla par l’ouverture qui, sous mes yeux, s’agrandissait dans la coque. J’aperçus l’Autarque, ses cheveux blancs et fins, noirs de sang séché.

Puis plusieurs silhouettes au-dessus de lui, des ombres vertes qui nous regardaient. Les visages restaient invisibles, mais je ne pouvais m’y tromper : ces yeux luisants et ces têtes étroites n’appartenaient pas à des hommes de Vodalus. Frénétiquement, je me mis à chercher le pistolet de l’Autarque. Je fus pris par les poignets, tiré et mis debout. En émergeant de l’épave de l’atmoptère, je ne pus m’empêcher de penser brièvement au cadavre de la femme que Vodalus, dans la nécropole, avait retiré de sa tombe ; notre appareil était en effet tombé sur un sol très meuble où il s’était à moitié enfoui. À l’endroit où la foudre ascienne l’avait touchée, la coque avait été arrachée et laissait pendre un enchevêtrement de câbles déchiquetés. Le métal tordu portait des traces de brûlure.

Je n’eus guère le temps de poursuivre mon examen. Ceux qui s’étaient emparés de moi se mirent à me tourner dans tous les sens, prenant l’un après l’autre mon visage dans leurs mains. Ils palpèrent mon manteau comme s’ils n’avaient jamais vu de tissu de leur vie. Avec leurs yeux agrandis et leurs joues creuses, ces evzones me rappelaient beaucoup les soldats que j’avais combattus deux jours avant ; il se trouvait quelques femmes parmi eux, mais pas de vieillards ni d’enfants. Au lieu d’armures, ils portaient des capes et des chemises de couleur argentée, et tenaient à la main des arquebuses de forme étrange dont le canon était tellement long que lorsque la crosse était posée à terre, leur gueule dépassait encore la tête des plus grands. Puis ils sortirent l’Autarque des débris de l’atmoptère. « Votre message a été intercepté, lui dis-je.

— Il est néanmoins arrivé à destination. » Il était trop faible pour faire un geste, mais en suivant la direction de son regard, je finis par découvrir des silhouettes mouvantes se découpant devant la lune.

Elles donnaient littéralement l’impression d’avancer portées par ses rayons, tellement elles se rapprochaient rapidement, fondant droit sur nous. Leur tête était comme des crânes de femmes, ronde et blanche, couronnée d’une mitre faite d’ossements ; leurs mâchoires s’allongeaient en un bec recourbé, et portaient de petites dents pointues. Les ailes de ces créatures étaient d’une telle envergure qu’elles paraissaient n’avoir presque pas de corps ; elles devaient bien faire vingt coudées d’une extrémité à l’autre et n’émettaient pas le moindre bruit en battant ; mais alors que j’étais encore loin en dessous, je pus en sentir le vent.

(J’avais autrefois imaginé de telles créatures en train d’abattre les forêts de Teur et d’écraser ses villes. Ces pensées auraient-elles contribué à les faire apparaître ?)

Les evzones semblèrent mettre un certain temps avant de se rendre compte de leur arrivée. Puis deux ou trois d’entre eux firent simultanément feu ; les boules de foudre, en convergeant, en touchèrent une, qui explosa en lambeaux, puis une autre, et une autre. Pendant quelques instants l’aveuglante lumière disparut, et quelque chose de froid et de mou me tomba dessus, me jetant à terre.

Lorsque je pus voir à nouveau, une bonne demi-douzaine d’Asciens avaient disparu, tandis que le reste tirait sur des cibles aériennes que je distinguais à peine. Une forme blanchâtre tomba de l’une d’elles ; je crus qu’elle allait exploser et je cachai ma tête dans mes bras, mais au lieu de cela, la coque de l’atmoptère retentit avec un bruit de cymbale. Un corps – un corps humain, brisé comme une poupée – venait de la frapper. Je ne vis pas de trace de sang.

L’un des evzones me força à me relever et m’enfonça le canon de son arme dans le dos pour me faire avancer. Deux hommes soutenaient l’Autarque comme m’avaient soutenu les femmes-chattes le matin même. Je me rendis compte que j’avais perdu tout sens de l’orientation. On voyait encore briller la lune, mais les nuages cachaient la plupart des étoiles. Je cherchai en vain des yeux la Croix ainsi que ces trois étoiles que, pour quelque mystérieuse raison, l’on appelle les Huit et que l’on voit en permanence à l’horizon méridional. Certains evzones étaient encore en train de tirer lorsqu’une flèche – ou une sagaie – à la pointe aveuglante vint exploser au milieu de nous en mille éclats aveuglants.

« Ça devrait aller », murmura l’Autarque.

J’étais en train de me frotter les yeux, avançant en trébuchant, mais trouvai tout de même le moyen de lui demander ce qu’il voulait dire.

« Pouvez-vous voir quelque chose ? Non, eux non plus. Nos amis là-haut… Les hommes de Vodalus, je crois… ne savaient pas que nos agresseurs étaient si bien armés. Ils sont maintenant devenus incapables de tirer efficacement, et dès que ce nuage passera devant le disque de la lune… »

Je ressentis une impression de froid, comme si un petit vent glacial descendu de la montagne était venu refroidir l’air tiède dans lequel nous baignions. Quelques instants à peine auparavant, j’étais au désespoir d’être tombé aux mains des soldats décharnés. Et maintenant j’aurais donné n’importe quoi pour être assuré de rester encore avec eux.

L’Autarque était à ma gauche, écroulé entre les deux evzones qui, pour mieux le soutenir, avaient mis leur arquebuse en bandoulière dans le dos. Sous mes yeux, sa tête roula de côté, et je compris qu’il était inconscient et peut-être même mort. « Légion », l’avaient appelé les femmes-chattes : il n’était pas besoin d’être très futé pour mettre en rapport ce titre avec ce qu’il m’avait dit dans l’atmoptère. De même qu’en moi s’étaient confondus Sévérian et Thècle, de même plusieurs personnalités devaient s’être fondues en lui. Depuis la nuit où je le vis pour la première fois, lorsque Roche m’avait conduit à la Maison turquoise (un nom bizarre, dont je commençais peut-être à soupçonner la signification), j’avais déjà eu l’intuition de la complexité de sa pensée, comme nous devinons, même sous un éclairage insuffisant, la complexité d’une mosaïque avec sa myriade de fragments infinitésimaux qui, en se combinant, reproduisent le visage et les yeux fixes du Nouveau Soleil.

Il m’avait fait comprendre que j’étais destiné à lui succéder, mais quelle allait être la durée de mon règne ? Si absurde que cela ait pu paraître pour quelqu’un qui était non seulement prisonnier de l’ennemi, mais blessé et faible au point qu’une veille passée étendu sur l’herbe sans bouger m’aurait semblé le paradis, je me sentais dévoré par l’ambition. Il m’avait dit que je devais avaler la drogue et manger sa chair tant qu’il était encore vivant ; et moi qui l’aimais, j’aurais été jusqu’à arracher la mienne à la prise de ceux qui me détenaient, si j’en avais possédé la force, afin de m’emparer du luxe, de la pompe et du pouvoir que ce geste représentait. J’étais maintenant Sévérian et Thècle unis en un seul corps ; mais peut-être l’apprenti bourreau en haillons avait-il, sans bien s’en rendre compte, rêvé avec plus d’intensité à ces choses que la jeune exultante retenue en captivité à la cour. Je sus alors ce que la pauvre Cyriaque avait éprouvé dans les jardins de l’archonte ; mais son cœur eût éclaté si elle avait éprouvé avec autant de force ce que je ressentais en ce moment.

L’instant d’après, je ne voulais déjà plus. Quelque chose en moi chérissait cette intimité, au fond de moi, que même Dorcas n’avait pas pénétrée. Au plus profond des circonvolutions de mon cerveau, dans l’étreinte de leurs molécules, Thècle et moi avions été liés. Que tous ces autres – une douzaine ou un millier, car en absorbant la personnalité de l’Autarque, j’absorberais aussi celles de tous ceux qu’il avait lui-même incorporés – pénètrent là où nous nous trouvions serait, me semblait-il, comme la foule d’un bazar faisant irruption dans un boudoir. Je serrai plus étroitement le cœur de ma compagne contre moi, et je la sentis elle-même m’embrasser comme elle ne l’avait jamais fait.

La lumière de la lune diminua comme lorsque l’on ferme progressivement l’ouverture en forme d’iris d’une lanterne magique, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul et minuscule point, puis plus rien. Les evzones asciens continuèrent de faire feu de leurs arquebuses, lançant tout un réseau de rayons couleur lilas et héliotrope qui monta très haut dans l’atmosphère pour finalement aller se planter comme autant d’aiguilles dans les nuages, mais sans résultat. Je sentis une brusque bouffée d’air chaud passer, puis quelque chose que je ne saurais décrire que comme un éclair noir. L’Autarque avait disparu, et une silhouette énorme se précipitait sur moi. Je me jetai à terre.

Peut-être ai-je touché le sol, mais je ne m’en souviens pas. L’instant d’après, pratiquement sans transition, je glissai dans les airs, tournant, montant très certainement, tandis qu’en dessous Teur n’était plus qu’une nuit plus profonde. Une main tendineuse, aussi dure que de la pierre et trois fois plus grande qu’une main humaine, m’enserrait par la taille.

Nous plongeâmes, tournâmes, dérapâmes, et glissâmes latéralement sur une invisible pente aérienne, puis, chevauchant une colonne d’air ascendante, montâmes jusqu’à ce que le froid me pique la peau et raidisse mes membres. Me tordant le cou pour regarder au-dessus de moi, je pus voir les inhumaines mâchoires blanches de l’entité qui m’emportait. C’étaient celles du cauchemar que j’avais fait voici des mois, lorsque j’avais partagé la couche de Baldanders, si ce n’est que dans le rêve j’étais sur son dos. À quoi tenait cette différence entre songe et réalité, je ne saurais le dire. Je criai (je ne sais plus quoi) et au-dessus de moi la chose ouvrit un bec en cimeterre pour chuinter.

Et d’en haut, également, me vint la voix d’une femme qui me lança : « Je t’ai maintenant restitué ce que tu m’avais donné devant la mine – tu es toujours en vie. »

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