Je n’avais aucune idée s’il valait mieux prendre en direction du nord ou du sud. L’armée ascienne se trouvait quelque part au nord, et si nous nous rapprochions trop de ses lignes, nous pouvions nous trouver pris dans une manœuvre rapide. Mais, par ailleurs, plus nous irions vers le sud, moins nous aurions de chances de trouver quelqu’un pour nous aider, tandis qu’augmenterait le risque d’être arrêté pour désertion. Je décidai donc finalement de me diriger vers le nord ; il est certain que l’habitude joua son rôle dans ce choix, et je ne suis pas encore très sûr d’avoir bien fait.
Sur la route, la rosée de la nuit avait déjà séché ; aucune trace de pas ne marquait sa surface poudreuse. De chaque côté, sur une profondeur de dix pieds sinon davantage, la végétation avait la même couleur grise uniforme. Nous ne tardâmes pas à quitter la région boisée. La route en lacet descendit une colline, puis franchit un pont qui s’arrondissait au-dessus d’une petite rivière, au fond d’une vallée rocheuse.
Nous la quittâmes pour le cours d’eau, où nous bûmes et lavâmes nos visages. Je ne m’étais pas rasé depuis que j’avais quitté le lac Diuturna ; en retournant les poches du soldat – lorsque j’avais trouvé le silex et le percuteur –, je n’avais pas vu de rasoir. Je me risquai tout de même à lui demander s’il n’en possédait pas un.
Si je mentionne cet incident insignifiant, c’est que pour la première fois, il eut l’air de comprendre ce que je lui disais. Il acquiesça et, portant la main à son haubert, en sortit l’une de ces petites lames qu’emploient les gens du peuple, en général taillées par les forgerons dans des moitiés de fers à cheval usagés. Je l’aiguisai sur le morceau de pierre à affûter que j’avais toujours sur moi, puis égalisai le fil sur ma botte. J’eus alors l’idée de lui demander s’il n’avait pas du savon ; s’il en avait, il ne comprit pas ma question. Au bout de quelques instants, il s’assit sur un rocher d’où il pouvait regarder courir l’eau – me rappelant beaucoup Dorcas. J’avais fort envie de le questionner sur son voyage au-delà de la mort, d’apprendre s’il se souvenait d’un temps qui n’était peut-être ténèbres que pour nous. Au lieu de cela, je me lavai la figure dans l’eau glacée de la rivière et m’ébarbai les joues et le menton du mieux que je pus. Lorsque je remis le rasoir dans sa gaine et voulus le lui restituer, il ne parut pas comprendre ce qu’il fallait en faire, et je le gardai.
Nous passâmes pratiquement tout le reste de la journée à marcher ; nous fûmes plusieurs fois arrêtés et questionnés ; mais le plus souvent c’était moi qui arrêtais les autres pour les interroger. Je mis progressivement au point un mensonge très élaboré : j’étais licteur d’un juge civil accompagnant l’Autarque ; en chemin, nous avions rencontré ce soldat, et mon maître m’avait ordonné de veiller à ce qu’il fût pris en charge ; comme il ne pouvait pas parler, on ne savait à quelle unité il appartenait. Cela au moins était parfaitement vrai.
Nous traversâmes d’autres routes – que parfois nous empruntâmes. Par deux fois nous tombâmes sur des camps immenses, où des dizaines de milliers de soldats vivaient dans de véritables villes de toile. Dans les deux cas, ceux qui s’occupaient des malades me dirent qu’ils auraient volontiers pansé mon compagnon s’il avait été blessé, mais qu’ils ne pouvaient pas le prendre sous leur responsabilité dans l’état où il était. Arrivé au second camp, je ne demandais même plus où se trouvaient les pèlerines, mais seulement à être dirigé vers un endroit où nous pourrions trouver un abri. Il faisait presque nuit.
« Il y a bien un lazaret à trois lieues d’ici qui pourrait sans doute vous accueillir », me dit un infirmier, au second camp. Il nous regardait tour à tour, et semblait me manifester autant de sympathie apitoyée qu’au soldat, qui restait muet et toujours hébété. « Prenez en direction du nord-ouest, jusqu’à ce que vous tombiez sur une route, à votre droite, qui passe entre deux gros arbres : elle fera à peu près la moitié de la largeur de celle que vous viendrez de suivre. Prenez-la. Êtes-vous armés ? »
Je secouai la tête. J’avais remis le cimeterre du soldat dans son baudrier. « J’ai été obligé de confier mon épée aux domestiques de mon maître… je n’aurais pas pu la porter et m’occuper en même temps de cet homme.
— Dans ce cas, il faudra faire attention aux bêtes sauvages. Il aurait mieux valu que vous disposiez d’une arme de jet, mais je ne peux rien vous donner. »
Je m’apprêtais à m’éloigner, lorsque l’homme m’arrêta en mettant la main sur mon épaule.
« Abandonnez-le si vous êtes attaqués, dit-il. Et ne vous sentez pas trop coupable si vous êtes obligé de le laisser ainsi. J’ai déjà vu des cas semblables. Il n’a guère de chances de guérir.
— Mais il est déjà guéri », répondis-je.
Si cet homme ne nous avait pas permis de rester dans son hôpital de campagne et n’avait pu nous donner d’armes, au moins nous avait-il offert quelque chose à manger ; et je repartis plus optimiste que je n’étais arrivé. Nous nous trouvions dans une vallée dont les collines occidentales s’étaient peu à peu englouties dans l’obscurité depuis un peu plus d’une veille. Marchant à côté du soldat, je me rendis compte tout d’un coup qu’il n’avait plus besoin de s’appuyer sur moi pour avancer. Je le lâchai, et il continua à marcher à mes côtés comme l’aurait fait un ami. Son visage ne ressemblait pas vraiment à celui de Jonas, qui était long et étroit ; mais une fois, alors que je le regardais de profil, je saisis une expression qui me le rappela tellement que j’eus presque l’impression d’avoir vu un fantôme.
À la lumière du clair de lune, la route, ordinairement grise, prenait une couleur blanc verdâtre ; de chaque côté, arbres et buissons paraissaient noirs. Tout en marchant je me mis à parler. En partie, je dois l’admettre, pour combattre un pur sentiment de solitude ; mais j’avais d’autres raisons. Certes il existe certains animaux qui attaquent les hommes sans plus de crainte qu’un renard les poules, tel l’alzabo ; mais il en est d’autres, ai-je entendu dire, qui s’enfuient s’ils sont alertés à temps de l’approche d’êtres humains. Je pensais aussi que si je m’adressais au soldat comme à n’importe quelle personne, des individus mal intentionnés nous entendant auraient moins de chances de se rendre compte à quel point mon compagnon était incapable de leur résister.
« Te rappelles-tu la nuit dernière ? demandai-je pour commencer. Tu as dormi très profondément. »
Il n’y eut pas de réponse.
« Peut-être ne t’en ai-je jamais parlé, mais j’ai la faculté de me souvenir de tout. Parfois je ne peux pas rappeler à moi ce que j’ai vécu, mais c’est là en permanence ; certains de ces souvenirs, tu vois, sont comme des clients qui se seraient évadés et qui tourneraient dans les oubliettes. On peut ne pas être capable de les présenter sur simple demande, mais ils sont toujours là et ne peuvent s’échapper.
« Cependant, si tu y penses bien, cela n’est pas entièrement vrai. Le quatrième et dernier niveau inférieur de nos oubliettes a été abandonné ; car il n’y a jamais assez de clients pour remplir les trois autres niveaux, et maître Gurloes finira bien peut-être par fermer également le troisième. Nous ne le gardons d’ailleurs en service que pour y reléguer les fous qu’aucun fonctionnaire officiel ne vient jamais voir. Si on les laissait dans les étages supérieurs, leurs cris dérangeraient les autres.
Remarque, ils ne sont pas tous bruyants, et il y en a même qui sont aussi tranquilles que toi. »
Toujours pas de réaction. Au seul clair de lune, je ne pouvais dire s’il faisait attention à mes histoires, mais, me souvenant de l’incident du rasoir, je persévérai.
« J’y suis descendu moi-même une fois… Au quatrième niveau. J’avais alors un chien, que je cachais là, mais il s’était échappé. Je partis à sa recherche, et je tombai sur un tunnel qui permettait de sortir des oubliettes. C’est en rampant que finalement je débouchai au-dessous d’un piédestal brisé, dans un endroit appelé l’atrium du Temps. Il était plein de cadrans solaires. J’y ai rencontré une jeune femme plus belle, pour dire la vérité, que toutes celles que j’ai vues par la suite. Encore plus séduisante que Jolenta, je crois, quoique d’une manière différente. »
Le soldat resta silencieux, mais quelque chose me disait qu’il m’écoutait maintenant – peut-être était-ce simplement un mouvement de sa tête, que j’avais aperçu du coin de l’œil.
« Elle s’appelait Valéria, et je crois qu’elle était plus jeune que moi, même si elle semblait plus âgée. Elle avait les cheveux noirs et bouclés, comme ceux de Thècle, mais ses yeux aussi étaient noirs. Thècle, elle, les avait violets. Elle possédait la peau la plus délicate que j’aie jamais vue… comme faite d’un lait très riche auquel on aurait mélangé du jus de grenade et de fraise.
« En fait, je n’avais pas l’intention de te parler de Valéria, mais de Dorcas. Dorcas aussi est ravissante, bien qu’elle soit toute mince – on dirait presque une enfant. Elle a le visage d’une péri et sa peau est couverte de taches de rousseur qui sont comme autant de petits reflets dorés. Elle portait les cheveux longs, mais elle les a coupés ; elle y piquait toujours des fleurs. »
Je m’arrêtai à nouveau. J’avais continué à parler de femmes parce que le sujet avait eu l’air de capter son attention. Mais je n’aurais pas pu dire s’il écoutait encore.
« Avant de quitter Thrax, j’ai été voir Dorcas. Elle était dans sa chambre, dans une auberge qui s’appelle Le Canard sur son nid. Elle était au lit, nue, mais gardait le drap tiré jusqu’au menton comme si nous n’avions jamais dormi ensemble – nous qui avons tellement voyagé, à pied et à cheval, bivouaquant en des endroits où jamais voix humaine n’avait résonné depuis que la terre s’était élevée de la mer, et grimpant sur des sommets que seuls les pas du soleil avaient jusqu’ici parcourus. Elle était sur le point de me quitter, comme moi-même de la laisser ; ni l’un ni l’autre n’aurions vraiment voulu qu’il en fût autrement. Cependant, au dernier moment, elle a eu peur, et m’a demandé de l’accompagner.
« Elle a dit que la Griffe avait le même pouvoir sur le temps que les miroirs du père Inire sur l’espace, d’après ce que l’on dit. Sur le coup, je ne me suis pas tellement attardé à cette remarque – au fond, je ne suis pas très intelligent, et je ne pense pas avoir quoi que ce soit d’un philosophe –, mais maintenant je la trouve intéressante. Elle m’a dit : “Quand tu as ramené le uhlan à la vie, c’est parce que la Griffe a tordu le temps pour lui, et l’a ramené à l’instant où il vivait encore. Quand tu as guéri presque complètement les blessures de ton ami, c’est parce qu’elle a rapproché l’instant où vous vous trouviez de celui où il aurait été normalement guéri.” Ne trouves-tu pas cela intéressant ? Peu après le moment où je t’ai piqué de la pointe de la Griffe, tu as fait un drôle de bruit. Je pense qu’il s’agissait peut-être du râle de la mort. »
J’attendis. Le soldat ne parla pas, mais, de façon tout à fait inattendue, il posa sa main sur mon épaule. Je m’étais exprimé un peu à la légère ; mais ce contact me fit prendre soudainement conscience du sérieux de mes propos. S’ils étaient vrais – et même s’ils n’étaient qu’une grossière approximation de la vérité –, j’avais alors joué avec des puissances que je ne comprenais pas davantage que le fils de Casdoé, l’enfant que j’avais voulu adopter, n’aurait pu comprendre l’anneau géant qui lui avait ôté la vie.
« Il n’est pas extraordinaire, dans ces conditions, que tu sois hébété. Ce doit être une expérience terrible que de revenir ainsi à reculons dans le temps ; et plus terrible encore de franchir les portes de la mort dans l’autre sens. J’étais sur le point de te dire que ce devait être comme naître à nouveau ; mais sans doute est-ce bien pis que cela, je pense, car un bébé vit déjà dans le sein de sa mère. » J’hésitai. « Je… Thècle, je veux dire… n’a jamais été enceinte. »
Peut-être simplement parce que je m’interrogeais sur l’état de confusion dans lequel il était, je me sentais moi-même passablement embrouillé, et n’arrivais pas à savoir exactement qui j’étais. Je finis par ajouter maladroitement : « Je te prie de m’excuser. Lorsque je suis fatigué, et en particulier lorsque je suis sur le point de m’endormir, on dirait que je deviens quelqu’un d’autre. » (Pour quelque raison, sa main, à ces mots, serra mon épaule un peu plus fort.)
« Mais c’est une longue histoire qui n’a rien à voir avec toi. Je voulais en venir à ceci : dans l’atrium du Temps, l’effondrement du piédestal avait provoqué l’inclinaison des cadrans solaires, dont le gnomon n’était plus convenablement pointé ; or j’ai entendu dire que lorsque quelque chose de semblable se produit, les veilles du jour s’arrêtent, ou même s’écoulent à l’envers pendant une partie de la journée. Tu portes un cadran solaire sur toi ; tu sais donc que pour connaître l’heure exacte, il te faut pointer correctement son gnomon vers le soleil. Celui-ci reste immobile, tandis que Teur danse autour de lui, et c’est par cette danse que nous savons l’heure – tout comme un homme sourd peut toujours marquer le rythme de la tarentelle rien qu’en observant les mouvements des danseurs. Mais que se passerait-il si le soleil lui-même se mettait à danser ? Alors, la marche en avant des instants pourrait bien devenir une retraite.
« J’ignore si tu crois au Nouveau Soleil – je ne suis pas sûr d’y avoir moi-même jamais cru. Mais s’il doit venir, il sera le Conciliateur, de retour ; et donc Nouveau Soleil et Conciliateur ne sont que les deux noms différents d’un même individu. On peut se demander pourquoi un individu devrait être appelé Nouveau Soleil. Qu’en penses-tu ? Ne serait-ce pas à cause du pouvoir qu’il a de faire bouger le temps ? »
J’avais précisément à ce moment-là l’impression que le temps s’était arrêté. Autour de nous, les arbres se dressaient, noirs et silencieux. Il faisait plus frais avec la nuit. Plus rien ne me venait à l’esprit, et j’avais honte d’avoir raconté n’importe quoi, car j’avais l’impression que d’une façon ou d’une autre, le soldat m’avait écouté attentivement. Je vis se profiler devant nous deux pins beaucoup plus gros que ceux qui bordaient jusqu’ici la route, et j’aperçus la ligne blanche et verte d’un chemin passant entre eux. « C’est là ! » m’exclamai-je.
Mais quand nous y arrivâmes, il me fallut retenir le soldat et le faire pivoter en le prenant par les épaules pour qu’il me suive. Je remarquai une tache sombre dans la poussière, et me baissai pour la toucher.
Du sang coagulé. « Nous sommes sur la bonne route, dis-je. On a amené des blessés par ce chemin. »