Gene Wolfe La citadelle de l’Autarque Quatrième partie du Livre du Nouveau Soleil

À deux heures du matin, ouvrez vos fenêtres et écoutez :

Vous entendrez les pas du Vent qui s’apprête à mander le soleil.

Les arbres bruissent dans l’Ombre, les arbres luisent de lune,

Et bien qu’on soit au plus creux de la nuit, on sent déjà qu’elle s’achève.

Rudyard Kipling

1 Le soldat mort

Je n’avais jamais vu la guerre, ni même n’en avais parlé longuement avec quelqu’un qui y aurait participé ; mais j’étais jeune et, ayant quelques connaissances de la violence, je m’imaginais que la guerre n’était qu’une nouvelle expérience à faire, comme tout autre chose – comme de disposer d’une certaine autorité à Thrax, ou de m’évader du Manoir Absolu.

Or la guerre n’est pas une nouvelle expérience : c’est un monde nouveau. Ses habitants en sont plus différents des êtres humains que Famulimus et ses amis. Ses lois sont nouvelles, et même sa géographie est différente, car il s’agit d’une géographie dans laquelle le moindre vallon et la plus humble colline peuvent acquérir l’importance d’une grande ville. Et de même que Teur, qui nous est pourtant si familière, recèle en son sein des monstruosités comme Érèbe, Abaïa et Arioch, le monde de la guerre est parcouru d’autres monstres appelés batailles, dont les cellules sont des individus mais qui possèdent une vie et une intelligence qui leur sont propres, et que l’on approche à travers un nombre toujours croissant de présages.

Je me réveillai, une nuit, longtemps avant l’aube. Tout paraissait calme ; je me mis à craindre qu’un ennemi ne se fût glissé à proximité, et que mon esprit n’eût été alerté par ses mauvaises intentions. Je me levai et observai les environs. Les collines se perdaient dans l’obscurité. Je me trouvais au milieu de hautes herbes, dans un nid que j’avais fait en les aplatissant du pied. Des grillons chantaient.

Du coin de l’œil, j’aperçus quelque chose, au nord. Un éclair violet, me sembla-t-il, juste sur la ligne d’horizon. Je gardai les yeux fixés sur le point que j’avais cru voir briller. J’étais sur le point d’admettre avoir été victime d’un trouble de la vue – peut-être un effet à retardement de la drogue que l’on m’avait fait prendre dans la maison du hetman – lorsqu’un trait de magenta raya légèrement le paysage à gauche de l’endroit où je regardais.

Je restai ainsi debout pendant une veille, sinon davantage, récompensé de temps en temps par ces lueurs mystérieuses. Finalement, m’étant convaincu qu’elles se trouvaient à une très grande distance et ne se rapprochaient pas de moi, et que leur fréquence d’apparition n’augmentait pas (une lueur tous les cinq cents battements de cœur, environ), je m’étendis à nouveau. Cependant, comme j’étais complètement réveillé, je me rendis compte que, sous mon corps, la terre tremblait d’une manière à peine perceptible.


Quand je m’éveillai de nouveau, avec l’aurore, le phénomène avait cessé. Je surveillai attentivement l’horizon tout en marchant pendant un bon moment, mais ne vis rien qui pût m’inquiéter.

Mon dernier repas datait maintenant de deux jours, et si je ne sentais plus la faim, j’avais conscience d’être nettement affaibli. Au cours de la matinée, je tombai par deux fois sur de petites maisons en ruine que je visitai, à la recherche de nourriture. En admettant que leurs derniers occupants en eussent laissé, elle avait disparu depuis longtemps ; les rats eux-mêmes avaient fui. La deuxième de ces maisons avait un puits, mais un cadavre d’homme ou de bête y avait été jeté ; de toute façon, je n’avais aucun moyen d’atteindre l’eau puante. Je poursuivis mon chemin, rêvant d’eau et espérant trouver un meilleur bâton que les morceaux de bois pourris que j’avais utilisés jusqu’ici. J’avais appris, en me servant de Terminus Est comme d’une canne dans les montagnes, combien cet objet facilitait la marche.

Vers midi je débouchai sur un chemin que je décidai de suivre ; peu de temps après, j’entendis un bruit de sabots. Je me cachai de manière à pouvoir surveiller la route ; un cavalier ne tarda pas à franchir le sommet de la colline et passa à toute vitesse devant moi. Je ne fis que l’entr’apercevoir ; il portait une armure qui me parut semblable à celle des capitaines des dimarques d’Abdiesus. En revanche, sa cape, gonflée par le vent de la course, était verte et non rouge, et son casque possédait une sorte de visière, comme certaines casquettes. Il avait une monture magnifique ; la bouche du destrier s’ornait d’une barbe d’écume, ses flancs étaient couverts de sueur. Néanmoins, l’animal volait comme si le signal de départ de la course venait d’être donné.

Ayant rencontré un premier cavalier sur le chemin, je m’attendais à en voir d’autres ; mais il resta le seul. Je marchai longtemps dans la plus parfaite tranquillité, écoutant le chant des oiseaux et relevant des traces de passage de gibier. Puis – j’en éprouvai une joie inexprimable –, le chemin croisa un petit cours d’eau, qu’il franchissait par un gué. Je le remontai d’une douzaine de pas, jusqu’à un endroit où l’eau, plus profonde, courait sur un lit de graviers blancs. Des vairons s’agitèrent et se dispersèrent devant mes bottes : leur présence était un gage de pureté de l’eau, une eau qui avait gardé quelque chose du froid des sommets d’où elle provenait et de la douceur de la neige. Je bus longuement, m’arrêtant, recommençant, jusqu’à complète satiété : puis je me déshabillai et me lavai, en dépit de sa température glaciale. Une fois ma toilette terminée, je revins à l’emplacement du gué où, une fois que je l’eus traversé, je découvris deux empreintes, délicatement posées côte a côte, à l’emplacement où la bête s’était accroupie pour boire. Elles venaient en surimpression de celles laissées par le destrier de l’officier, et chacune d’elles était aussi grande qu’un plat de service ; aucune trace de griffe n’apparaissait à la hauteur des orteils. Le vieux Midan, qui était maître de chasse de mon oncle pendant mon enfance en tant que Thècle, m’avait expliqué une fois que les smilodons ne boivent que lorsqu’ils sont repus, et que quand ils ont ainsi mangé et bu à satiété, ils ne sont plus dangereux – sauf si on les attaque. Je continuai mon chemin.

Celui-ci zigzaguait dans le fond d’une vallée boisée, puis montait vers un col séparant deux collines. Lorsque je me trouvai à proximité du point le plus élevé, je remarquai un arbre de deux empans de diamètre dont le tronc avait éclaté en deux (aurait-on dit) à la hauteur de mes yeux. L’extrémité de la souche ainsi que la partie tombée à terre étaient déchiquetées, de manière très différente des éclats nets produits par le maniement de la hache. Je vis encore plusieurs dizaines d’arbres dans le même état, au cours des deux ou trois lieues suivantes. À en juger par l’absence de feuilles, et même parfois d’écorce, sur les troncs tombés à terre, ainsi que par les bourgeons qui avaient poussé sous les souches, ces ravages dataient d’au moins un an, sinon davantage.

Le sentier déboucha finalement sur une véritable route – chose dont j’avais souvent entendu parler, mais que je n’avais jamais vue que dans un état de dégradation avancé. Elle me rappelait tout à fait l’ancienne via que les uhlans avaient bloquée, à la sortie de Nessus, et où j’avais été séparé du Dr Talos, de Baldanders, de Jolenta et de Dorcas ; cependant, je ne m’attendais pas au nuage de poussière qui s’en élevait. Pas une herbe ne poussait dessus, alors qu’elle était plus large que la plupart des rues des villes.

Je n’avais pas d’autre solution que de la suivre ; la forêt au milieu de laquelle elle courait était très dense, et le sous-bois rendu impénétrable par les buissons. Sur le moment, je sentis la frayeur me gagner, au souvenir des lances ardentes des uhlans ; puis je me dis que la loi qui interdisait formellement d’utiliser les routes ne devait pas concerner cette région, à en juger par les nombreuses et bien visibles marques de passage. Si bien que lorsqu’un peu plus tard j’entendis les bruits de pas produits par une troupe nombreuse derrière moi, je me contentai de m’écarter du chemin de quelques enjambées et de regarder la colonne passer, sans me cacher.

Un officier caracolait en tête, sur un superbe palefroi mâchonnant nerveusement son frein avec des crocs non taillés et sertis de turquoise, de façon à s’accorder avec la couleur de son caparaçon et de la poignée de l’estoc de son propriétaire. Les hommes qui le suivaient à pied – des antepilani de l’infanterie lourde – avaient les épaules larges, la taille étroite, et leur visage bronzé était vide de toute expression. Ils portaient des corsèques à trois pointes, des demi-lunes et des épieux à la tête pesante. Ces armes disparates, ainsi que la diversité de leurs insignes et de leur accoutrement, me firent supposer que leur régiment avait été constitué à partir des restes de formations préexistantes. S’il en était bien ainsi, les combats auxquels ils avaient participé avaient fait d’eux des êtres impassibles. Ils étaient bien dans les quatre mille à avancer ainsi, d’un pas régulier, ni nerveux ni craintif, ne donnant aucun signe de fatigue ; si leur attitude était détendue, elle n’était pas négligée, et on aurait dit qu’ils restaient au pas sans effort et sans y penser.

Tirés par des trilophodons grognant et barrissant, suivaient les chariots de l’intendance. Je me rapprochai de la route quand ils arrivèrent à ma hauteur, car ils transportaient visiblement de la nourriture, pour l’essentiel ; mais ils étaient encadrés par des cavaliers, et l’un d’eux m’interpella, me demandant à quelle unité j’appartenais. Lorsqu’il m’ordonna de venir vers lui d’un geste, je pris la fuite ; j’avais beau avoir la conviction qu’il ne pouvait passer entre les arbres avec son destrier et qu’il ne l’abandonnerait pas pour me poursuivre à pied, je courus jusqu’à perdre haleine.

Lorsque finalement je m’arrêtai, je me trouvais dans une petite clairière silencieuse, entourée d’arbres malingres, et éclairée par la lumière verdâtre qu’ils laissaient filtrer entre leurs feuilles. La mousse qui recouvrait le sol était d’une telle épaisseur que j’avais l’impression de marcher sur le tapis épais de la pièce cachée par le tableau du Manoir Absolu, où j’avais rencontré le maître des lieux. Je restai un long moment appuyé au tronc mince de l’un des arbres, pour me reposer, l’oreille aux aguets. Mais les seuls bruits que j’entendais étaient les halètements de ma respiration et le rugissement du sang dans mes oreilles.

Je commençais à reprendre mon souffle, lorsque je pris conscience d’un autre bruit : le bourdonnement léger d’une mouche. Du coin de ma cape de guilde, j’essuyai mon visage ruisselant de sueur. Cette cape était dans un état lamentable, maintenant, toute déchirée et décolorée ; je me rappelai soudain que c’était pourtant celle-là même que maître Gurloes avait posée sur mes épaules, lorsque j’étais devenu compagnon, et que c’était avec elle sur mon dos que j’avais le plus de chances de mourir. La transpiration qu’elle avait absorbée avait maintenant la désagréable fraîcheur de la rosée, et l’air était chargé de l’odeur entêtante de la terre humide.

Le bourdonnement de la mouche s’interrompit, puis reprit – peut-être un peu plus insistant, ou peut-être me paraissant tel parce que j’avais complètement repris mon souffle. Distraitement, je la cherchai du regard, et la vis passer comme une flèche dans un rayon de lumière à quelques pas de moi, avant qu’elle n’aille se poser sur quelque chose de brun, dépassant de derrière un bouquet d’arbres serrés.

Une botte.

Je n’avais pas d’arme sur moi, ni rien qui puisse en tenir lieu. En temps normal, je n’aurais guère éprouvé de peur à l’idée d’avoir à affronter un homme seul à mains nues, en particulier en un tel endroit, où il aurait été impossible de faire tournoyer une épée ; mais j’avais perdu beaucoup de forces, et j’étais en train de découvrir que le fait de jeûner nous enlève aussi une partie de notre courage – à moins qu’il ne le consume, en laissant moins pour d’autres exigences.

Quoi qu’il en soit, je ne m’avançai que très prudemment, de côté et en silence, jusqu’à ce que je le visse. Il gisait sur le sol, complètement allongé, une jambe repliée sous lui, l’autre droite. Un cimeterre était posé sur le sol, près de sa main droite, encore relié à son poignet par une lanière de cuir. Son casque, une salade rudimentaire, avait roulé à quelques pas de lui. La mouche remonta la botte et finit par atteindre la peau nue, juste en dessous du genou, puis s’envola de nouveau, en faisant son bruit de scie miniature.

Je compris bien entendu tout de suite qu’il était mort, mais si j’en éprouvai un certain soulagement, le sentiment de ma solitude revint avec d’autant plus de force que je ne m’étais pas rendu compte de sa disparition. Soulevant l’homme par les épaules, je le retournai. Son corps n’était pas encore gonflé ; cependant l’odeur de la mort, bien que légère, était déjà là. Les traits de son visage s’étaient adoucis, comme un masque de cire que l’on aurait approché du feu ; il n’était plus possible de deviner quelle avait été son expression au moment de mourir. Il était jeune et blond, et sa figure de forme un peu carrée était belle. Je cherchai la blessure qui l’avait tué, mais ne trouvai rien.

Les liens qui retenaient son paquetage avaient été noués tellement serré que je ne pus ni défaire ni même détendre leurs attaches. Je finis par prendre le couteau accroché à sa ceinture pour les couper, et fichai ensuite la lame dans l’arbre le plus proche. Je trouvai une couverture, un morceau de papier, une poêle noircie par le feu avec une poignée amovible, deux paires de chaussettes épaisses (elles faisaient bien mon affaire), et surtout, surtout, un oignon accompagné d’une demi-miche de pain noir, enroulés dans un chiffon propre, ainsi que cinq morceaux de viande séchée et un bout de fromage protégés par un autre.

Je mangeai tout d’abord le pain et le fromage, me forçant, lorsque je constatai que j’étais incapable de manger lentement, à me lever toutes les trois bouchées pour faire quelques pas. Exigeant d’être longuement mâché, le pain m’aidait à ralentir ; il avait exactement le même goût que le pain dur que nous servions à nos clients de la tour Matachine. Je le savais pour en avoir volé une ou deux fois, davantage poussé par le plaisir de mal faire que par la faim. Sec et très salé, le fromage avait un parfum puissant, mais je le trouvai tout de même excellent ; je me dis que je n’en avais jamais mangé de semblable auparavant, et je suis sûr de n’en avoir jamais retrouvé depuis. C’était la vie même que je dévorais. Ce repas me donna soif, et je découvris les propriétés désaltérantes de l’oignon, qui stimule les glandes salivaires.

Au moment où j’en fus à la viande, laquelle était aussi extrêmement salée, ma faim était assez calmée pour que je me pose la question de savoir si je devais ou non la garder pour la nuit ; je décidai d’en manger un morceau, et de mettre les quatre autres de côté.

Il n’y avait pas eu le moindre vent depuis le matin, mais une brise légère venait de se lever, rafraîchissant mes joues, soulevant les feuilles mortes ainsi que le papier que j’avais sorti du sac du soldat ; frottant le sol, il alla se coller sur le pied d’un arbre. Toujours mâchant et avalant, j’allai le chercher. Il s’agissait d’une lettre – je supposai qu’il n’avait pas eu le temps de l’envoyer ou peut-être de la terminer. L’écriture en était anguleuse et plus petite que ce que j’aurais cru, mais peut-être était-ce parce qu’il voulait écrire un maximum de choses dans un espace restreint : on aurait dit que c’était la dernière feuille qu’il avait.


« Ô ma bien-aimée, nous sommes maintenant à des centaines de lieues de l’endroit d’où je t’ai écrit la dernière fois ; nous avons parcouru la distance à marche forcée. Nous avons assez à manger, et il fait bon durant la journée, mais les nuits sont parfois un peu fraîches. Makar, dont je t’ai déjà parlé, est tombé malade, et a été autorisé à rester en arrière. Du coup, nombreux furent ceux qui se prétendirent malades, mais on les obligea à marcher en avant de la colonne, sans armes, et portant un double paquetage, sous bonne garde. Nous n’avons pas vu le moindre signe de la présence des Asciens durant tout ce temps ; notre lochague prétend qu’ils sont encore à plusieurs jours de marche. Trois nuits de suite, les rebelles ont tué des sentinelles, jusqu’à ce que les postes de garde eussent été triplés et que fussent organisées des patrouilles mobiles autour des bivouacs. J’ai été désigné pour l’une de ces patrouilles, la première nuit, et j’étais très mal à l’aise, craignant d’être tué par l’un des nôtres, trompé par la nuit. J’ai passé mon temps à trébucher sur des racines et à tendre l’oreille pour écouter les chansons autour des feux.

Nous dormirons la nuit prochaine

Sur un sol taché de sang ;

Alors ce soir buvons bien,

Et que circule la coupe de l’amitié.

Ami, fasse que lorsqu’ils tireront,

Tous leurs coups manquent la cible ;

Je te souhaite joyeux pillage,

Avec moi à tes côtés.

Et que circule la coupe de l’amitié,

Car nous dormirons sur un sol taché.

Bien entendu, nous n’avons surpris personne. Les rebelles s’appellent eux-mêmes les Vodalaires, du nom de leur chef ; on dit que ce sont des combattants triés sur le volet – et bien payés, grâce au soutien des Asciens… »

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