ÉPILOGUE

Cinq mois et demi plus tard, enceinte de sept mois, Brawne Lamia prit à l’aéroport de Keats le dirigeable du matin en partance pour le Nord et pour la Cité des Poètes où le consul donnait sa soirée d’adieux.

La capitale, officiellement rebaptisée Jacktown par les autochtones, et appelée ainsi par les astronautes de la Force comme par les Extros, avait une blancheur pure dans la clarté du petit matin tandis que le dirigeable quittait sa tour d’amarrage pour prendre la direction du fleuve Hoolie, au nord-est.

La plus grande cité d’Hypérion avait beaucoup souffert durant les combats, mais elle avait été presque entièrement reconstruite. La plus grande partie des trois millions de réfugiés venus des plantations de fibroplaste et des petites villes du continent sud avaient préféré s’établir dans la région, malgré le regain d’intérêt porté aux fibroplastes depuis que les Extros commençaient à les acheter. La ville avait donc poussé de manière anarchique, les services vitaux comme l’électricité, l’évacuation des eaux usées ou la TVHD s’étendant à peine jusqu’aux bidonvilles des collines, entre le port spatial et la vieille ville.

Les bâtiments avaient cependant une blancheur spéciale dans la lumière du matin, et l’atmosphère printanière recelait mille promesses tandis que Brawne voyait défiler les péniches et les véhicules de toute sorte sur le fleuve encombré et sur les routes nouvellement construites. Tout cela, pensait-elle, augurait bien de l’avenir d’Hypérion.

Les combats spatiaux n’avaient pas duré longtemps après l’annonce du démantèlement du Retz. L’occupation de facto du port spatial par les Extros s’était transformée en reconnaissance de la disparition du Retz et en coadministration avec le nouveau Conseil intérieur selon les termes d’un traité initialement préparé par le consul et par l’ex-gouverneur général Théo Lane.

Durant les six mois, ou presque, qui avaient précédé la chute du Retz, les seuls mouvements observés au port spatial avaient été ceux des rares vaisseaux de descente de la Force restés dans le système et ceux des visites un peu plus fréquentes originaires de l’essaim. Le spectacle des hautes silhouettes extros déambulant dans Jackson Square n’était plus rare, pas plus que celui, encore plus exotique, des mêmes Extros buvant un coup dans la nouvelle taverne à l’enseigne de Chez Cicéron.

C’était là que Brawne avait pris une chambre pour passer les derniers mois qui venaient de s’écouler. Stan Leweski lui avait donné l’une des meilleures suites dont il disposait au quatrième étage du nouveau bâtiment agrandi qu’il avait fait construire sur l’emplacement de l’ancienne et légendaire taverne détruite par le feu.

— Il ne manquerait plus que ça, que je me fasse aider par une femme enceinte ! s’écriait-il de sa voix de stentor chaque fois qu’elle proposait de lui donner un coup de main.

Invariablement, cependant, elle finissait par accomplir une tâche ou une autre tandis qu’il ronchonnait. Elle avait beau être enceinte, elle restait avant tout une Lusienne, et son séjour de quelques mois sur Hypérion n’avait pas encore totalement atrophié ses muscles.

Stan l’avait conduite, au petit matin, à la tour d’amarrage de l’aéroport, en l’aidant à porter ses bagages et le cadeau qu’elle destinait au consul. Puis il lui avait remis un petit paquet pour elle, en grognant :

— Vous allez vous ennuyer pendant le voyage, et quand vous serez dans ce foutu pays de sauvages. J’ai pensé qu’il vous faudrait un peu de lecture.

C’était une reproduction de l’édition de 1817 des Poèmes de John Keats, reliée en cuir par Leweski lui-même.

Elle embrassa le colosse et fit rire tout le monde en le serrant si fort que ses côtes craquèrent.

— Arrêtez ! Vous allez me tuer, bon Dieu ! gémit-il en se frottant la cage thoracique. Dites au consul que je veux revoir sa sale gueule dans cette taverne avant que je ne m’en débarrasse en la transmettant à mon héritier, c’est compris ? Vous n’oublierez pas ?

Elle avait promis d’un hochement de tête, et s’était éloignée avec les autres passagers en agitant la main en direction de la foule qui était venue les voir partir. Elle avait continué d’agiter la main sur la plate-forme du dirigeable tandis que celui-ci lâchait ses amarres et déchargeait son lest avant de s’élever lourdement au-dessus des toits.

Ils avaient maintenant laissé les faubourgs derrière eux et pris la direction de l’ouest pour suivre le cours du fleuve. Pour la première fois, Brawne aperçut clairement le sommet montagneux, au sud, où le visage boudeur du roi Billy le Triste contemplait la cité. Mais il avait maintenant sur la joue une balafre de dix mètres de long, peu à peu atténuée par l’érosion, à l’endroit où un rayon laser l’avait touché durant les combats.

C’était cependant une autre sculpture, en train de prendre forme sur la face nord-ouest de la montagne, qui attirait maintenant l’attention de Brawne. Malgré les équipements modernes prêtés par la Force, le travail avançait très lentement, et le grand nez aquilin, le front lourd, la bouche large et le regard à la fois triste et vif de Meina Gladstone commençaient à peine à devenir reconnaissables. Plusieurs réfugiés de l’Hégémonie bloqués sur Hypérion avaient émis des objections lorsqu’il avait été question de donner à cette montagne les traits de Meina Gladstone, mais Rithmet Corber III, l’arrière-petit-fils du sculpteur qui avait gravé, un peu plus loin, le visage de Billy le Triste, et qui était, au demeurant, l’actuel propriétaire de la montagne, les avait poliment envoyés se faire voir. Dans un an, deux au maximum, l’ouvrage serait terminé.

Brawne soupira. Frottant son ventre distendu – geste qu’elle avait toujours détesté chez les femmes enceintes mais qu’elle était incapable d’éviter à présent –, elle gagna pesamment une chaise longue sur le pont d’observation en se demandant comment elle serait à terme si elle était déjà aussi énorme à sept mois. Levant les yeux vers la courbe monstrueuse de l’enveloppe de gaz du dirigeable au-dessus de sa tête, elle soupira.


Compte tenu des vents favorables, le voyage ne dura que vingt heures. Brawne sommeilla durant une partie du trajet, mais elle passa le plus clair de son temps à contempler le paysage qui défilait sous elle.

Vers le milieu de la matinée, tandis qu’ils survolaient les écluses de Karla, elle avait souri en tapotant le paquet qu’elle avait apporté pour le consul. Vers la fin de l’après-midi, alors que le port de Naïade était en vue, elle aperçut, du haut des mille mètres où le dirigeable évoluait, une vieille barge tirée par des mantas reconnaissables à leur sillage en V. Elle se demanda s’il pouvait s’agir du Bénarès.

Ils franchirent la Bordure au moment où le dîner était servi dans la salle à manger principale. Ils atteignirent la mer des Hautes Herbes juste au moment où le soleil couchant projetait ses feux colorés sur la steppe agitée par la même brise qui poussait l’aérostat. Brawne porta sa tasse de café jusqu’à sa chaise longue préférée dans l’observatoire, ouvrit une fenêtre et contempla la mer des Hautes Herbes qui s’étalait sous elle comme la surface feutrée et sensuelle d’un billard sous la lumière rasante du couchant. Juste avant que les lumières ne s’allument sur le pont, elle eut la chance de voir un chariot à vent qui filait vers le sud, ses lanternes de proue et de poupe se balançant en cadence. Elle se pencha en avant et entendit nettement la rumeur de la grande roue et le claquement de la toile de foc tandis que le chariot se penchait pour tirer une nouvelle bordée.

Le lit était fait lorsqu’elle se retira dans sa cabine. Elle mit sa robe de chambre et lut quelques poèmes, mais se retrouva finalement sur le pont d’observation jusqu’à l’aube, sommeillant sur sa chaise longue tandis que les senteurs de l’herbe montaient jusqu’à elle.

Ils firent escale au Repos du Pèlerin, le temps de charger des vivres et de l’eau. Elle préféra rester à bord. On apercevait les lumières de la station de téléphérique. Lorsque le dirigeable reprit sa route, il suivit longtemps les câbles qui allaient de pylône à pylône au cœur de la Chaîne Bridée.

Il faisait encore nuit lorsqu’ils franchirent les sommets. Un steward vint fermer toutes les fenêtres en vue de la pressurisation des compartiments. Cela n’empêcha pas Brawne d’apercevoir les cabines du téléphérique qui se croisaient au milieu des nuages, au-dessus des glaciers qui luisaient dans la nuit étoilée.

Ils dépassèrent la forteresse de Chronos un peu après le lever du soleil. Les pierres de la vieille bâtisse étaient plus froides que jamais malgré la lumière rosée. Puis ce fut le désert. La Cité des poètes brillait, toute blanche, à bâbord, tandis que le dirigeable descendait lentement vers la tour d’amarrage installée à l’extrémité est du nouveau port spatial.

Elle ne s’attendait pas à ce qu’on vienne la chercher. Tout le monde croyait qu’elle allait arriver dans l’après-midi avec Théo Lane, dans son glisseur. Mais elle s’était dit que le voyage en dirigeable lui donnerait le loisir de demeurer un peu seule avec ses pensées, et elle avait eu raison.

Avant même que le câble d’amarrage fût tendu et que la passerelle fût abaissée, elle aperçut cependant le visage familier du consul dans le petit groupe de personnes qui attendaient. À côté de lui se trouvait Silenus, les yeux plissés dans la clarté du matin qui lui était inhabituelle.

— Ça, c’est un coup de Stan, murmura-t-elle entre ses dents.

Elle venait de se rappeler que les relais hyperfréquences étaient maintenant en place, et que les nouveaux satcoms étaient en orbite.

Le consul la serra dans ses bras. Martin Silenus bâilla à se décrocher la mâchoire, lui serra mollement la main et grommela :

— Vous n’auriez pas pu trouver une autre heure pour arriver ?


La réception avait lieu le soir. Il n’y avait pas que le consul qui faisait ses adieux. La plus grande partie des hommes de la Flotte encore sur Hypérion s’en allaient aussi, et un certain nombre d’Extros de l’essaim les accompagnaient. Une douzaine de vaisseaux de descente encombraient le petit terrain où était posé l’appareil du consul tandis que les Extros rendaient une ultime visite aux Tombeaux du Temps et que les officiers de la Force allaient se recueillir une dernière fois devant la sépulture de Kassad.

La Cité des Poètes elle-même avait maintenant près d’un millier de résidents permanents. Beaucoup d’entre eux étaient des artistes ou des poètes, bien que Silenus les traitât volontiers de poseurs. Ils avaient, par deux fois, essayé de l’élire maire, mais il avait refusé avec force jurons à l’adresse de ses administrés en puissance. Il continuait cependant à s’occuper de pas mal de choses, en particulier de la restauration du palais, des programmes de rénovation des maisons individuelles et du ravitaillement à partir de Jacktown et des autres centres urbains. Il arbitrait aussi certains conflits. Grâce à lui, la Cité des Poètes n’était plus une cité morte.

Il aimait dire, cependant, que le QI collectif était plus élevé à l’époque où l’endroit était désert.

Le banquet se tenait dans le pavillon du palais récemment reconstruit, et la coupole résonnait des rires de l’assistance à qui Martin Silenus lisait des poèmes égrillards tandis que d’autres artistes exécutaient des numéros. Outre le vieux poète et le consul, la table ronde où était Brawne comprenait une demi-douzaine de convives extros, parmi lesquels Librom Ghenga et Centrab Minmum. Il y avait aussi Rithmet Corber III, vêtu de fourrure en patchwork et d’un long chapeau en forme de cône. Théo Lane arriva en retard, en s’excusant, échangea avec les convives les dernières blagues qui circulaient à Jacktown, puis rejoignit la table du consul au moment du dessert. Lane avait été récemment cité comme le favori des masses aux élections municipales qui devaient se tenir dans la capitale le Quatrième Mois prochain. Les autochtones, comme les Extros, semblaient apprécier son style. Jusqu’à présent, il n’avait pas donné l’impression de vouloir décliner l’honneur qui pourrait lui être fait.

Après force libations, le consul invita discrètement quelques convives à se retirer avec lui dans son vaisseau pour écouter un peu de musique assortie d’une ou deux nouvelles bouteilles de vin. Brawne, Martin et Théo se retrouvèrent sur le balcon du vaisseau tandis que le consul leur jouait, sobrement et avec émotion, du Gershwin, du Studeri, du Brahms, du Luser et du Beatles. Puis il revint à Gershwin, et termina par le Concerto pour piano n°2 en ut mineur de Rachmaninov, d’une beauté à couper le souffle.

Assis dans l’ombre, admirant le spectacle de la cité et de la vallée, sirotant paisiblement leur vin, ils discutèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit.

— Qu’est-ce que vous vous attendez à trouver dans le Retz ? demanda Théo. Anarchie ? Émeutes ? Retour à l’âge de pierre ?

Le consul lui sourit, en faisant tournoyer son vin dans son verre.

— Un peu de tout cela. Plus, sans doute. Mais n’exagérons rien. Nous avons reçu suffisamment de salves avant l’extinction du mégatrans pour savoir que, malgré les réels problèmes qui se posent, la plus grande partie des vieux mondes du Retz se tireront d’affaire.

Théo Lane regarda le verre de vin qu’il avait apporté intact du banquet.

— À votre avis, pourquoi le mégatrans ne fonctionne-t-il plus ?

Martin Silenus s’esclaffa.

— Dieu en a eu marre de nous voir gribouiller des graffiti sur les murs de ses chiottes, dit-il.

Ils parlèrent ensuite de quelques-uns de leurs vieux amis. Ils se demandèrent comment le père Duré s’en sortait. L’une des dernières salves qu’ils avaient reçues leur avait appris la nouvelle de sa promotion. Et ils évoquèrent aussi le souvenir de Lénar Hoyt.

— Vous croyez que c’est lui qui deviendra pape à la mort de Duré ? demanda le consul.

— Cela m’étonnerait fort, lui dit Théo. Mais il aura peut-être une vie excédentaire, si le deuxième cruciforme que porte Duré sur la poitrine fonctionne toujours.

— Je me demande s’il viendra chercher sa balalaïka, fit Silenus en grattant quelques cordes de l’instrument.

Dans la pénombre, le vieux poète ressemblait plus que jamais à un satyre, se disait Brawne.

Ils parlèrent de Sol et de Rachel. Au cours des six derniers mois, parmi les centaines de personnes qui avaient essayé de pénétrer dans le Sphinx, une seule avait réussi. Il s’agissait d’un Extro aux manières tranquilles nommé Mizenspec Ammenyet.

Les spécialistes extros avaient passé plusieurs mois à étudier les tombeaux et les effets des courants anentropiques encore décelables. Sur certains murs, ils avaient retrouvé des hiéroglyphes et des symboles cunéiformes d’allure curieusement familière, ce qui les avait amenés à émettre, faute de mieux, des hypothèses savantes sur les différentes fonctions possibles des Tombeaux du Temps.

Le Sphinx était une porte à sens unique donnant sur le futur dont Monéta/Rachel avait parlé. Personne ne savait de quelle manière cette porte sélectionnait ceux qu’elle laissait passer, mais la mode, pour les touristes, était d’essayer. Aucun indice sur le sort de Sol et de son bébé ne leur était jamais parvenu. Brawne y pensait souvent.

Cette nuit-là, le consul et ses compagnons portèrent un toast à Sol et à Rachel.

Le Tombeau de Jade, d’après les experts, semblait avoir un rapport avec certaines géantes gazeuses. Personne n’avait jamais réussi à franchir cette porte-là, mais les Extros spécialisés, entraînés à vivre dans les habitats jupitériens, se succédaient chaque jour devant le monument pour essayer d’en forcer l’entrée. De toute manière, ils s’accordaient à dire, avec les experts de la Force, que les tombeaux n’avaient rien à voir avec des terminaux distrans, mais qu’ils représentaient une forme de liaison cosmique entièrement différente. Ce qui laissait les touristes totalement indifférents.

L’Obélisque, lui aussi, représentait un mystère impénétrable. Il émettait toujours de la lumière, mais il n’avait plus de porte. Les Extros suggéraient que des armées de gritches attendaient à l’intérieur. Pour Martin Silenus, ce n’était qu’un symbole phallique planté par caprice dans le décor de la vallée. D’autres pensaient qu’il avait peut-être un rapport avec les Templiers.

Le consul et ses compagnons portèrent un toast à la Voix de l’Arbre Authentique Het Masteen.

Le Monolithe de Cristal, qui s’était refermé, était le tombeau du colonel Fedmahn Kassad. Des symboles gravés dans la pierre et décodés évoquaient une grande bataille cosmique et un grand guerrier venu du passé, qui semblait avoir contribué à vaincre le Seigneur de la Douleur. Les jeunes recrues descendues des vaisseaux-torches et des gros porteurs de combat s’en repaissaient. La légende de Kassad se répandrait à mesure que chaque vaisseau s’en retournerait dans les différents mondes du vieux Retz.

Le consul et ses compagnons portèrent un toast à Fedmahn Kassad.

Le premier et le deuxième des Trois Caveaux ne semblaient mener nulle part. Le troisième, cependant, paraissait s’ouvrir sur des labyrinthes situés dans différents mondes. À la suite de la disparition de plusieurs chercheurs, les autorités extros durent rappeler aux touristes que les labyrinthes se situaient dans des temps différents – peut-être à des centaines de milliers d’années dans le passé ou dans l’avenir en même temps que dans des espaces différents. L’accès au troisième caveau fut finalement interdit à toute personne non autorisée à y faire des recherches.

Le consul et ses compagnons portèrent un toast à Paul Duré et à Lénar Hoyt.

Le Palais du gritche demeurait un mystère. Les rangées de corps avaient disparu lorsque Brawne et les autres y étaient retournés quelques heures plus tard. L’intérieur du tombeau avait la même taille que précédemment, mais un rectangle de lumière brillait, isolé, en son centre. Tous ceux qui avaient essayé de passer au travers avaient disparu. On ne les avait plus jamais revus.

Les experts avaient interdit l’entrée à tout le monde pendant qu’une équipe travaillait à déchiffrer les caractères gravés dans la pierre et sérieusement érodés par le temps. Jusqu’à présent, ils n’étaient sûrs que de trois mots, tous en latin de l’Ancienne Terre, qui pouvaient se traduire par : Colisée, Rome et repeupler. La légende disait déjà que cette porte donnait sur l’Ancienne Terre disparue et que les victimes de l’arbre aux épines avaient toutes été transportées là-bas. Des centaines de personnes attendaient de pouvoir les imiter.

— Vous voyez, fit Martin Silenus en s’adressant à Brawne. Si vous n’aviez pas eu cette fichue idée de venir me sauver, j’aurais pu, moi aussi, rentrer à la maison.

Théo Lane se pencha en avant.

— Vous auriez vraiment fait le choix de retourner sur l’Ancienne Terre ?

Martin lui adressa son sourire de satyre le plus sucré.

— Pas pour tout l’or de ce putain de monde pourri. Je m’y suis toujours emmerdé comme pas possible quand j’y étais, et il n’y a pas de raison que ça change. C’est ici que ça se passe vraiment.

Le vieux poète leva son verre à sa propre santé.

En un sens, se disait Lamia, il avait raison. Hypérion était le point de rencontre entre les Extros et les ex-citoyens de l’Hégémonie. Les Tombeaux du Temps, à eux seuls, représentaient l’assurance d’une source de commerce et de tourisme pour l’avenir, de plus en plus grande à mesure que l’univers humain s’adapterait à l’absence de réseau distrans. Elle essaya d’imaginer le futur tel que le voyaient les Extros, avec d’énormes flottes élargissant les horizons humains, avec des astronautes génétiquement modifiés colonisant des géantes gazeuses, des astéroïdes et des mondes auprès desquels Mars ou Hébron, terraformés avec tant de peine, faisaient figure de petits paradis. Elle avait du mal à imaginer l’existence que son enfant, ou peut-être ses petits-enfants, pourraient être amenés à vivre sur ces mondes.

— À quoi pensez-vous, Brawne ? lui demanda le consul au bout d’un long moment de silence général.

— À l’avenir, répondit-elle avec un sourire. Et à mon Johnny.

— C’est vrai, murmura Silenus. Le poète qui renonça à être Dieu.

— Qu’est-il arrivé à la seconde personnalité Keats, à votre avis ? demanda Brawne au consul.

Il fit un geste vague.

— Je ne vois guère comment il aurait pu survivre à la mort du TechnoCentre. Et vous ?

— J’avoue que je suis un peu jalouse, dit-elle en secouant la tête. Il semble que pas mal de gens l’ont vu, finalement. Même Melio Arundez dit qu’il l’a rencontré à Jacktown.

Ils portèrent un toast à Melio, qui les avait quittés cinq mois plus tôt à bord du premier vaisseau de spin de la Force en partance pour le Retz.

— Tout le monde l’a vu à part moi, répéta-t-elle d’une voix pâteuse.

Elle fronça les sourcils en contemplant son verre de brandy. Elle aurait besoin d’une autre pilule prénatale anti-alcool avant d’aller se coucher. Elle se rendait compte qu’elle était un peu ivre. Cela ne pouvait pas faire de mal au bébé si elle prenait ces pilules, mais l’effet sur elle-même était indéniable.

— Je rentre, annonça-t-elle en se levant pour embrasser le consul. Je veux avoir l’esprit clair, à l’aube, pour assister à votre décollage.

— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas passer le reste de la nuit à bord ? La chambre d’ami a une vue magnifique sur la vallée.

Elle secoua la tête.

— J’ai laissé toutes mes affaires au palais.

— Je viendrai vous dire adieu avant de partir, fit le consul en détournant les yeux pour ne pas voir les larmes qui coulaient sur sa joue.

Martin Silenus la raccompagna jusqu’à la Cité des Poètes. Ils s’arrêtèrent un instant dans la galerie illuminée qui conduisait aux résidences.

— Est-ce que vous étiez réellement dans cet arbre, ou bien s’agissait-il d’une stimsim pendant que vous dormiez dans le Palais du gritche ? demanda-t-elle.

Sans sourire, le poète porta la main à sa poitrine, à l’endroit où l’épine d’acier l’avait transpercé.

— Étais-je un philosophe chinois en train de rêver qu’il était un papillon, ou bien un papillon en train de rêver qu’il était un philosophe chinois ? C’est bien cela que vous me demandez, ma chère enfant ?

— Oui.

— Vous avez raison, murmura Silenus. Oui, je crois que j’étais les deux en même temps. Et tous les deux étaient réels. Et ils avaient mal. Oui, je vous adorerai et je vous chérirai à jamais, Brawne, pour être venue me sauver. Pour moi, vous resterez toujours celle qui peut marcher sur l’air.

Il lui prit la main pour la porter à ses lèvres, puis demanda :

— Vous rentrez tout de suite ?

— Non. Je pense que je vais rester quelques instants dans le jardin.

Le poète parut hésiter.

— Il n’y a aucun risque, je pense. Il y a des patrouilles partout, aussi bien humaines que mécas, et notre gritche-Grendel ne s’est pas encore manifesté dans les parages. Mais soyez prudente quand même, d’accord ?

— Vous oubliez, lui dit-elle, que je suis la tueuse de monstre, que je marche sur l’air, et que je suis capable de transformer tous les Grendel en fragiles gobelins de verre.

— Je sais, mais ne vous aventurez pas trop quand même, d’accord ?

— D’accord, fit-elle en se touchant le ventre. Nous vous le promettons.


Il l’attendait dans le jardin, à un endroit où la lumière ne parvenait pas tout à fait et que les caméras de surveillance ne couvraient pas très bien.

— Johnny ! s’écria-t-elle en faisant un pas en avant hors de l’allée de dalles.

— Non, dit-il en secouant la tête d’un mouvement peut-être empreint de tristesse.

Il ressemblait tout à fait à Johnny. Il avait ses cheveux brun-roux, ses yeux noisette, son menton ferme, ses pommettes hautes et son sourire tout en douceur. Il portait de curieux vêtements : épais blouson de cuir, ceinture large et grosses chaussures. Il tenait une canne à la main, et ôta son bonnet de fourrure lorsqu’elle se rapprocha de lui pour s’arrêter à moins d’un mètre de l’endroit où il se tenait dans l’ombre.

— Je comprends, dit-elle dans ce qui n’était guère plus qu’un souffle.

Elle avança la main pour le toucher. Son bras passa à travers. L’image n’avait cependant pas le scintillement ni le flou des holos habituels.

— Cet endroit est toujours porteur dans les champs de la métasphère, dit-il.

— Ouais, murmura-t-elle, sans avoir la moindre idée de ce dont il parlait. Vous êtes l’autre Keats, le jumeau de Johnny.

Le petit homme sourit, en tendant le bras comme pour lui toucher le ventre.

— Je suis son oncle, pour ainsi dire, n’est-ce pas, Brawne ?

Elle hocha la tête.

— C’est vous qui avez sauvé le bébé… Rachel. C’est bien cela ?

— Vous m’avez vu ?

— Non, fit-elle dans un souffle. Mais j’ai senti votre présence.

Elle hésita une seconde avant de demander :

— Ce n’est pas vous… l’Empathie dont parlait Ummon, celle qui faisait partie de l’IU humaine ?

Il secoua la tête. Ses boucles brillaient dans la pénombre.

— J’ai découvert que j’étais Celui qui Précède. Je prépare la voie à Celle qui Enseigne. Mais j’ai bien peur que le seul miracle que j’aie accompli jusqu’à présent n’ait consisté qu’à prendre un bébé dans mes bras en attendant que quelqu’un me l’enlève.

— Ce n’est pas vous qui m’avez aidé… devant le gritche… à marcher sur l’air ?

John Keats se mit à rire.

— Ni moi ni Monéta. C’était vous seule, Brawne.

Elle secoua vigoureusement la tête.

— C’est impossible !

— Pourquoi impossible ? murmura-t-il.

Il fit mine, de nouveau, de lui toucher le ventre. Elle imagina qu’elle sentait la pression de sa main tandis qu’il murmurait :

Ô toi, vierge encore, épouse du repos, / Enfant nourrie par le silence et les lentes années…

Il releva les yeux vers elle.

— Je suis sûr que la mère de Celle qui Enseigne a droit à certaines prérogatives, dit-il.

— La mère…

Elle se sentit soudain obligée de s’asseoir, et trouva un banc juste à temps. Elle n’avait jamais été maladroite de toute sa vie. Mais maintenant, enceinte de sept mois, elle ne voyait pas comment elle aurait pu s’asseoir élégamment. Elle songea, sans raison, au dirigeable qui était descendu ce matin vers sa tour d’amarrage.

— Celle qui Enseigne, répéta Keats. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle enseignera, mais cela changera la face de l’univers et fera germer des idées qui deviendront vitales dans dix mille ans.

— Mon enfant ? réussit-elle à dire en luttant pour retrouver sa respiration. Notre enfant, à Johnny et à moi ?

La personnalité Keats se frotta la joue.

— Ce sera la jonction de l’esprit humain et de la logique IA, que le TechnoCentre en général et Ummon en particulier ont cherchée si longtemps. Ummon est mort sans l’avoir compris, ajouta-t-il en faisant un pas en avant. J’aurais tant aimé être là quand elle enseignera ce qu’elle a à enseigner. Pour voir l’effet que cela aura sur le monde. Ce monde-là et les autres.

Les pensées de Brawne tourbillonnaient à vide, mais quelque chose, dans le ton de sa voix, lui avait fait dresser l’oreille.

— Pourquoi dites-vous cela ? Où serez-vous ? Quelque chose ne va pas ?

Keats soupira.

— Le TechnoCentre n’existe plus. L’infosphère d’Hypérion est trop petite pour me contenir, même sous ma forme actuelle réduite. Il ne reste plus pour moi que les IA des vaisseaux de la Force, et je ne pense pas que je m’y plairais. Je n’ai jamais trop aimé recevoir des ordres.

— Il n’y a aucun autre endroit ? demanda Brawne.

— La métasphère, répondit le petit homme en jetant un coup d’œil derrière lui. Mais elle est pleine de lions, d’ours et de tigres. Je ne suis pas encore prêt à les affronter.

Brawne ne releva pas l’allusion.

— J’ai une idée, dit-elle.

Elle lui expliqua ce qu’elle avait en tête.

L’image de son ex-amant se pencha, l’entoura de ses bras et murmura :

— Vous êtes un véritable miracle, madame.

Puis l’apparition se fondit de nouveau dans l’ombre.

— Je ne suis qu’une femme enceinte, répliqua Brawne en secouant la tête et en se touchant le ventre à l’endroit où il était le plus rebondi. Celle qui Enseigne, ajouta-t-elle à l’adresse de Keats. Et vous êtes l’archange chargé de l’annoncer. Quel nom voulez-vous que je donne à mon enfant ?

Comme elle ne recevait pas de réponse, elle leva les yeux.

Il n’y avait plus personne dans l’ombre.


Brawne arriva au port spatial avant le lever du soleil. Le petit groupe réuni pour faire ses adieux au consul n’était pas particulièrement joyeux. Outre la tristesse du moment, tout le monde avait une sérieuse gueule de bois, la pénurie en pilules du lendemain régnant sur Hypérion depuis un bon moment. Elle était la seule à peu près en forme.

— Ce foutu ordinateur de bord se comporte bizarrement ce matin, grommela le consul.

— Comment expliquez-vous ça ? demanda Brawne en souriant malicieusement.

Il la regarda en plissant les yeux.

— Je lui demande d’entamer une procédure de contrôle avant le décollage, et ce crétin d’ordinateur me récite de la poésie !

— De la poésie ? demanda Martin Silenus en haussant un sourcil de satyre.

— Parfaitement. Écoutez…

Il régla son persoc. Une voix que Brawne connaissait bien murmura :

Adieu, vous les trois spectres, qui êtes incapables

De soulever ma tête auréolée d’herbe douce et de fleurs,

Car je ne saurais me nourrir de louanges,

Tel un agneau docile dans une farce sentimentale !

Dissolvez-vous lentement devant mes yeux, et redevenez

Des masques sur les parois de l’urne des rêves.

Adieu ! Il me reste encore des visions pour la nuit,

Et les pâles visions du jour ne manquent pas.

Disparaissez, fantômes, de mon esprit oisif,

Regagnez vos nuages et ne revenez plus !

— Une IA défectueuse ? demanda Théo Lane. Je croyais que votre vaisseau était équipé de l’une des meilleures intelligences en dehors du TechnoCentre.

— Il l’est, répliqua le consul. Et il fonctionne très bien. J’ai fait une vérification complète de ses fonctions cognitives. Tout est en ordre, mais… voilà le résultat !

Il fit un geste furieux en direction du persoc.

Martin Silenus jeta un regard oblique à Brawne, qui souriait toujours malicieusement, puis se tourna de nouveau vers le consul.

— Il semble que votre ordinateur ait acquis un goût pour la littérature. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Je suis sûr que vous apprécierez sa compagnie pendant votre long voyage aller et retour.

Dans le silence qui s’ensuivit, Brawne sortit le lourd paquet qu’elle avait apporté.

— Un petit cadeau d’adieu, murmura-t-elle.

Le consul l’ouvrit, lentement, tout d’abord, puis de plus en plus nerveusement, à mesure que le carton déchiré laissait deviner la forme roulée, usée, effilochée, passée, du petit tapis. Il le caressa une fois, leva les yeux et demanda d’une voix étranglée par l’émotion :

— Où… Comment avez-vous fait pour le…

Brawne lui sourit.

— Une réfugiée autochtone l’a trouvé non loin des écluses de Karla. Elle essayait de le vendre sur le marché de Jacktown, mais il n’y avait pas beaucoup d’amateurs. Je passais par là…

Le consul prit une profonde inspiration, caressant de nouveau la texture du tapis hawking qui avait conduit son grand-père Merin à son rendez-vous fatidique avec sa grand-mère Siri.

— Malheureusement, je crois qu’il ne vole plus, fit Brawne.

— Les filaments ont seulement besoin d’être rechargés. Je ne sais comment vous remercier…

— Inutile, coupa Brawne. C’est pour vous souhaiter bonne chance dans ce voyage.

Le consul secoua la tête, et la prit dans ses bras pour l’embrasser avec émotion. Il serra la main des autres, puis monta dans l’ascenseur du vaisseau. Brawne et ses compagnons regagnèrent le terminal.

Il n’y avait pas un seul nuage dans le ciel lapis-lazuli d’Hypérion. Le soleil éclairait les sommets lointains de la Chaîne Bridée de ses rayons pourpres, annonçant une intense chaleur pour la journée à venir.

Brawne se tourna vers la Cité des Poètes et vers la vallée qui lui faisait suite. On apercevait à peine la partie supérieure des Tombeaux du Temps. L’une des ailes du Sphinx renvoya un éclat de lumière.

Silencieusement, avec à peine un souffle d’air chaud, le vaisseau ébène du consul s’éleva, sur sa flamme bleue, vers le ciel.

Brawne essaya de se rappeler les poèmes qu’elle venait de lire. Les derniers mots de l’œuvre inachevée la plus longue et la plus belle de celui qu’elle avait aimé lui montèrent aux lèvres :

Soudain passa le flamboyant Hypérion ;

Ses voiles enflammés à ses talons volaient

En une sourde rumeur, comme fait l’incendie sur la terre,

Effarouchant les timides Heures éthérées

Dont tremblaient les ailes des colombes. Et dans cet embrasement…


Brawne sentit la caresse de la brise tiède sur ses cheveux. Levant la tête vers le ciel, elle agita la main, sans plus essayer de cacher ses larmes ou de les essuyer. Ses deux bras s’agitèrent bientôt frénétiquement pour dire adieu au splendide vaisseau qui grimpait vers l’espace sur sa traîne bleutée, en les saluant d’un bang sonique qui, comme un cri lointain, se répercuta sur les dunes du désert et sur les lointains sommets.

Elle s’abandonnait à ses larmes, continuant d’agiter les bras pour dire adieu au consul, au ciel d’Hypérion, à ses amis qu’elle ne reverrait jamais, et à toute une partie de son passé qui disparaissait en même temps que ce vaisseau qui s’élevait vers les cieux telle une flèche d’ébène parfaite tirée du carquois d’un dieu.

Et dans cet embrasement…

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