Le jour où l’armada partit en guerre, c’est-à-dire le dernier jour de la vie normale que nous connaissions avant, je fus invité à une réception. On en donnait un peu partout, ce soir-là, sur plus de cent cinquante mondes du Retz, mais la seule qui comptait était celle-là.
Je fis part de mon acceptation par l’intermédiaire de l’infosphère, m’assurai que mon smoking était présentable, pris mon temps pour me laver et me raser, m’habillai avec un soin méticuleux et me servis du disque inclus dans l’invitation et utilisable une seule fois pour me distransporter d’Espérance à Tau Ceti Central à l’heure spécifiée.
C’était la fin de l’après-midi sur cet hémisphère de TC2, et une riche lumière diffuse éclairait les collines et les vallons du Parc aux Daims, les tours grises du Complexe Administratif, à quelque distance de là au sud, les saules pleureurs et les feux de fougère brillants qui bordaient les rives du fleuve Téthys, ainsi que les colonnades blanches de la Maison du Gouvernement elle-même. Des milliers d’invités étaient en train d’arriver. Les hommes de la sécurité nous accueillirent individuellement, vérifièrent les codes de nos invitations en les comparant à notre profil ADN, puis nous indiquèrent le chemin du buffet et du bar d’un geste gracieux de la main et du bras.
— H. Joseph Severn ? demanda poliment mon guide pour confirmer mon identité.
— Oui, mentis-je.
C’était le nom que je portais actuellement, mais ce n’était pas mon identité.
— La Présidente Gladstone désire toujours vous voir, un peu plus tard dans la soirée. Vous serez informé lorsqu’elle sera libre pour votre rendez-vous.
— Très bien.
— Si vous désirez quoi que ce soit, en matière de rafraîchissements ou de distractions, qui ne soit pas directement en vue, veuillez en exprimer le souhait à haute voix, et les moniteurs de la demeure s’efforceront de vous donner satisfaction.
Je hochai la tête, fis un sourire et tournai le dos à mon guide. Avant que j’aie accompli dix pas, il s’était déjà adressé à d’autres personnes qui débarquaient de la plate-forme terminex.
De l’endroit où je me tenais, sur une petite éminence, j’apercevais plusieurs milliers d’invités dont le flot se déversait à travers des centaines d’hectares de pelouse immaculée. Plusieurs d’entre eux s’étaient déjà écartés en direction des bois ou des bosquets paysagés qui émaillaient le domaine. Au-dessus du mamelon herbeux où je me trouvais, déjà plongé dans l’ombre des haies d’arbres qui bordaient le fleuve, s’étendait le parc d’agrément au fond duquel se dressait la masse imposante de la Maison du Gouvernement. Un orchestre jouait au loin dans le patio. Des haut-parleurs invisibles diffusaient la musique jusqu’aux recoins les plus éloignés du Parc aux Daims. Un véritable pont aérien de VEM reliait la plate-forme de débarquement à la porte distrans, située très haut dans le ciel. Durant quelques secondes, je contemplai l’arrivée des passagers aux vêtements bigarrés qui débarquaient sur le terminex des piétons. J’étais fasciné par l’extrême variété des vaisseaux. La lumière crépusculaire ne faisait pas seulement rutiler les carrosseries des habituels Vikken, Altz ou Sumatso, mais aussi les ponts rococo des barges de lévitation et les coques métalliques de glisseurs si anciens qu’ils devaient déjà attirer les regards du temps de l’Ancienne Terre.
Je descendis lentement la pente douce qui menait jusqu’au fleuve Téthys, en passant par les docks où une quantité invraisemblable d’embarcations disparates débarquaient leurs passagers. Le Téthys était le seul fleuve trans-retzien. Il coulait, à travers ses portes distrans permanentes, sur plus de deux cents planètes ou lunes différentes. Ses riverains comptaient parmi les citoyens les plus riches de l’Hégémonie. Les navires qui le parcouraient allaient de la plus simple coque de noix aux plus somptueux hôtels flottants, en passant par de fins croiseurs racés, des trois-mâts chargés de toile, des chalands à cinq ponts, dont plusieurs semblaient munis d’un système de lévitation, des vedettes fluviales luxueuses, visiblement équipées de leurs propres portes distrans, de petites îles mobiles importées des océans d’Alliance-Maui, des submersibles et des hors-bord préhégiriens, tout un assortiment de VEM nautiques façonnés à la main sur le vecteur Renaissance, et quelques yachts passe-partout aux formes cachées par les surfaces ovoïdes unies et réfléchissantes de leurs champs de confinement.
Les invités qui débarquaient de tous ces moyens de transport n’étaient pas moins impressionnants ou opulents qu’eux. Les toilettes allaient de la plus formelle tenue de soirée, sur des personnes qui n’avait visiblement jamais suivi le moindre traitement Poulsen, à la toute dernière mode de TC2, sur des corps somptueux modelés par les plus grands ARNistes du Retz. Je m’avançai au milieu de la foule, puis m’arrêtai devant un buffet pour remplir une assiette de rosbif, salades diverses, filet de calamar volant, curry de Parvati et pain croustillant.
La lumière crépusculaire avait encore faibli lorsque je trouvai un siège à quelque distance du parc. Les étoiles apparaissaient une à une dans le ciel. Les lumières du Complexe Administratif et de la ville toute proche avaient été exceptionnellement diminuées, ce soir, pour que l’on puisse mieux voir l’armada. Le ciel de Tau Ceti Central semblait plus clair qu’il ne l’avait été depuis des siècles.
Une femme assise non loin de moi se tourna pour m’adresser un sourire.
— Je suis sûre que nous nous sommes déjà rencontrés quelque part.
Je lui rendis son sourire, certain que ce n’était pas le cas. Elle était pleine de charme. Elle devait avoir au moins le double de mon âge, la cinquantaine bien avancée, mais elle paraissait plus jeune que moi, avec mes vingt-six ans, grâce à l’argent et au traitement Poulsen. Sa peau était si blanche qu’elle semblait presque translucide. Ses cheveux nattés étaient relevés en chignon. Sa poitrine, plus mise en valeur que dissimulée par sa robe arachnéenne, était sans défaut. Ses yeux avaient quelque chose de cruel.
— C’est possible, répondis-je, mais cela m’étonnerait. Je m’appelle Joseph Severn.
— Oh, bien sûr ! s’écria-t-elle. Vous êtes un artiste peintre !
Je n’étais pas un artiste peintre. J’étais – j’avais été, plutôt – un poète. Mais cette identité Severn, que j’assumais depuis la mort de ma personnalité vraie et ma naissance, un an auparavant, indiquait que j’étais un artiste peintre. Tout cela se trouvait dans mon dossier de la Pangermie.
— Vous voyez que je me suis souvenue, me dit mon interlocutrice en riant.
Elle mentait. Elle avait utilisé son coûteux implant persoc pour se donner accès à l’infosphère. Pour ma part, si je voulais en savoir plus sur elle, je n’avais nul besoin d’accéder… Quel mot plein de lourdeur et de redondance ! Je le détestais, malgré son caractère vieillot. Il me suffisait de fermer mentalement les yeux, et je me retrouvais dans l’infosphère, évoluant au-delà des barrières dérisoires de la Pangermie, me glissant derrière les trains d’ondes des données de surface, suivant les fils brillants du cordon d’accès ombilical qu’elle était obligée d’utiliser, loin dans les profondeurs ténébreuses du flot d’informations « ultra-confidentielles ».
— Je m’appelle Diana Philomel, murmura-t-elle. Mon mari est l’administrateur du transport sectoriel pour le système de Sol Draconi Septem.
J’inclinai la tête en lui serrant la main. Elle omettait de me préciser que son époux avait été à la tête des hommes de main du syndicat des racleurs de boue d’Heaven’s Gate avant que ses protecteurs politiques le propulsent sur Sol Draconi… et que son ancien nom était Dina Lolo à l’époque où elle faisait la pute dans des maisons de passe de quatre sous pour les maquereaux des labyrinthes pulmonaires de Midsump. Elle passait également sous silence le fait qu’elle avait été arrêtée, à deux reprises, pour s’être immodérément adonnée au flash-back, et qu’elle avait grièvement blessé, la deuxième fois, le médecin marron qui lui portait secours. Elle ne disait pas non plus qu’elle avait empoisonné, à neuf ans, son demi-frère qui la menaçait de raconter à son parâtre qu’elle fréquentait un mineur de Plaine des Boues nommé…
— Ravi de faire votre connaissance, H. Philomel, murmurai-je.
Sa main était chaude dans la mienne. Elle l’y laissa un instant de plus qu’elle n’aurait dû.
— Ne trouvez-vous pas tout cela excitant ? murmura-t-elle.
— Qu’est-ce qui est excitant ?
Elle fit un geste vague censé embrasser la nuit, les globes bioluminescents qui venaient de s’allumer, les jardins et la foule.
— Oh, cette soirée, la guerre, un peut tout, quoi !
Je hochai la tête en souriant et goûtai au rosbif. Il était saignant et excellent à souhait, mais avait l’arrière-goût salé des cuves cloniques de Lusus. Le calamar, par contre, semblait authentique. Des serveurs étaient passés avec des coupes de champagne, et je goûtai au mien. Il semblait de qualité inférieure. Le bon vin, le scotch et le café étaient les trois produits que l’on n’avait pas vraiment su remplacer depuis la mort de l’Ancienne Terre.
— Vous pensez donc que la guerre était une nécessité ? demandai-je.
— Une foutue nécessité, même.
Diana Philomel avait ouvert la bouche, mais c’était son mari qui venait de répondre à sa place. Il avait surgi de l’ombre derrière nous et il prit un siège à côté de nous sous la fausse tonnelle où nous étions en train de dîner. C’était un homme de haute taille, qui faisait au moins quarante centimètres de plus que moi. Il est vrai que je suis petit. Ma mémoire me dit que j’écrivis un jour un vers où je me ridiculisais ainsi :
Mais je mesurais en réalité cinq pieds un pouce, ce qui est plutôt court pour une époque où Napoléon et Wellington étaient vivants et où la taille moyenne, pour un homme, était de cinq pieds six pouces, et ridiculement petit à l’époque actuelle, où les individus originaires de mondes à gravité moyenne ont des tailles qui vont facilement de six pieds à sept ou presque. De toute évidence, je n’avais pas la carrure ni la musculature qui m’auraient permis de prétendre que je venais d’une planète à gravité élevée, de sorte qu’aux yeux de tous j’étais seulement un petit homme. (Je vous livre mes pensées dans les unités qui me sont coutumières. De toutes les nouveautés auxquelles j’ai eu à m’adapter mentalement depuis ma renaissance dans le Retz, le système métrique est de loin la plus dure à accepter. Quelquefois, mon esprit se refuse carrément à essayer de penser selon les nouvelles normes.)
— Et pourquoi cette guerre serait-elle nécessaire ? demandai-je à Hermund Philomel, le mari de Diana.
— Parce qu’ils l’ont foutrement cherchée, grogna le géant.
Il avait un tic consistant à serrer sans cesse les molaires, ce qui faisait saillir ses muscles maxillaires. Il n’avait presque pas de cou, et sa barbe sous-cutanée défiait visiblement les rasoirs et les crèmes dépilatoires. Ses mains étaient une fois et demie plus épaisses que les miennes, et sans doute trois ou quatre fois plus puissantes.
— Je vois, murmurai-je.
— Ces putains d’Extros l’ont bien cherchée, expliqua-t-il en se lançant dans la nomenclature de leurs torts. Ils nous ont baisés sur Bressia, et ils nous baisent en ce moment sur… sur… Comment, déjà ?
— Le système d’Hypérion, lui dit sa femme sans me quitter un seul instant des yeux.
— C’est ça, répéta son seigneur et maître. Le système d’Hypérion. Ils nous ont foutrement baisés, et maintenant c’est à nous d’aller là-bas et de leur montrer de quel bois se chauffe l’Hégémonie. Vous saisissez ?
Mes souvenirs me disaient que, lorsque j’étais enfant, on m’avait envoyé à l’école John Clarke d’Enfield, où les bravaches dans son genre, à la cervelle étroite et aux poings comme des battoirs, ne manquaient pas. Je les évitais, au début, ou bien je faisais de mon mieux pour me les concilier ; mais, après la mort de ma mère, lorsque le monde était devenu différent, je les affrontais avec des cailloux dans mes petits poings, et je me relevais chaque fois de terre lorsque leurs coups m’ensanglantaient le nez et faisaient branler mes dents.
— Je saisis, murmurai-je.
Mon assiette était vide. Je levai mon reste de mauvais champagne en direction de Diana Philomel.
— Oh, faites-moi ! me dit-elle.
— Je vous demande pardon ?
— Faites mon portrait, H. Severn. Vous êtes artiste peintre, n’est-ce pas ?
— Je n’ai ni crayon ni pinceau, protestai-je en écartant les mains en un geste d’impuissance.
Elle plongea la main dans la veste de son mari, d’où elle sortit un crayon lumineux.
— Faites mon portrait, je vous en supplie.
J’obtempérai. Le dessin prit forme devant moi, les courbes montant et descendant dans les airs puis se refermant sur elles-mêmes comme des filaments de néon dans une sculpture filiforme. Une petite foule s’était assemblée pour me regarder faire. Quelques applaudissements crépitèrent lorsque j’eus terminé. Le portrait était passablement ressemblant. J’avais bien rendu la longue courbe voluptueuse du cou, le haut chignon, les pommettes saillantes, et même la brillance légèrement ambiguë du regard de mon modèle. Je n’aurais pas pu faire mieux compte tenu de tout l’ARN que j’avais absorbé et de l’entraînement que j’avais subi pour assumer cette personnalité. Seul le véritable Joseph Severn aurait fait mieux. Je l’avais vu faire mieux. Il avait dessiné mon portrait sur mon lit de mort.
Diana Philomel était radieuse de contentement. Hermund Philomel plissait sombrement le front.
Un cri monta de la foule.
— Les voilà !
Il y eut un murmure général, ponctué d’exclamations, puis le silence total se fit. Les globes et les lampadaires du jardin baissèrent d’intensité. Des milliers d’invités levèrent les yeux vers le ciel. J’effaçai mon dessin et remis le crayon lumineux en place dans la poche d’Hermund.
— C’est l’armada, déclara un monsieur distingué d’un certain âge en uniforme noir de la Force.
Il leva son verre pour indiquer un point du ciel à sa jeune compagne.
— Ils viennent d’ouvrir la porte, reprit-il. Les éclaireurs vont passer les premiers, suivis des vaisseaux-torches de l’escorte.
Le portail distrans militaire de la Force n’était pas visible de l’endroit où nous nous trouvions. Même de l’espace, cependant, j’imagine qu’il n’aurait ressemblé à rien d’autre qu’une aberration rectangulaire sur fond stellaire. Mais les traînes de fusion des vaisseaux éclaireurs étaient probablement visibles, d’abord sous la forme d’essaims de lucioles ou de somptueuses diaphanes, puis sous l’aspect de comètes éclatantes, lorsque les réacteurs principaux seraient mis à feu et que l’armada traverserait les couloirs de circulation cislunaires du système de Tau Ceti. Un nouveau soupir collectif s’éleva lorsque les vaisseaux-torches surgirent du portail, laissant derrière eux des traînes cent fois plus longues que celles des éclaireurs. Le ciel nocturne de TC2 fut soudain barré, du zénith jusqu’à l’horizon, par des rayons rouge et or.
Quelque part, des applaudissements s’élevèrent. Quelques secondes plus tard, les pelouses, les bois et les allées à la française du Parc aux Daims de la Maison du Gouvernement résonnèrent de vivats et d’acclamations tandis que la foule élégante de milliardaires, de personnalités du gouvernement et de membres de maisons nobles appartenant à cent mondes différents oubliait tout à l’exception d’un chauvinisme patriotique et d’une soif de guerre qui ne s’étaient pas manifestés depuis plus d’un siècle et demi.
Je ne participai pas aux applaudissements. Ignoré de tous ceux qui m’entouraient, je portai un nouveau toast, non pas à Lady Philomel, cette fois-ci, mais à l’indécrottable stupidité de la race humaine. Puis je bus le reste de mon champagne. Il était éventé.
Au-dessus de nous, les vaisseaux les plus importants de la flotte s’étaient distranslatés dans le système. Je savais, par simple contact avec l’infosphère, dont la surface était à présent si agitée par les giclées d’informations qu’elle ressemblait à une mer en furie, que le gros de l’armada spatiale de la Force consistait, outre une flotte de cent vaisseaux de spin principaux, en plusieurs porte-croiseurs d’un noir mat, profilés comme des javelots, avec leurs bras de lancement repliés contre leur coque, en un certain nombre de vaisseaux de commandement C3, aussi somptueux et massifs que des météorites de cristal noir, en destroyers à la coque bulbeuse évoquant les vaisseaux-torches aménagés dont ils étaient issus en réalité, en systèmes périphériques de défense, représentant plus d’énergie que de matière, leurs boucliers de confinement réglés pour une réflexion totale, tels des miroirs étincelants renvoyant la lumière de Tau Ceti et les centaines de traînes embrasées qui les environnaient, en croiseurs légers évoluant comme autant de requins parmi les bancs plus lents des vaisseaux plus gros, en transports de troupes massifs chargés de milliers de marines de la Force dans leurs soutes à gravité zéro, en plusieurs dizaines de bâtiments de soutien – frégates, chasseurs rapides, lance-missiles automatiques, relais mégatrans – et, pour finir, en vaisseaux portiers distrans, sous la forme de dodécaèdres massifs hérissés de leurs forêts magiques d’antennes et de sondes.
Tout autour de la flotte, tenus à bonne distance par le centre de coordination de la circulation, évoluaient les yachts, les virsols et les vaisseaux privés du système, dont les voiles captaient la lumière du soleil, reflétant la gloire de l’armada.
Les invités de la Maison du Gouvernement redoublèrent de vivats et d’applaudissements. Le vieux monsieur en uniforme noir de la Force versait silencieusement des larmes. Non loin de là, des caméras dissimulées et des imageurs à large bande transmettaient cet instant sublime sur tous les mondes du Retz et – par mégatrans – sur des dizaines de planètes extérieures.
Je secouai la tête, toujours assis.
— H. Severn ?
Une garde de la sécurité était penchée vers moi.
— Oui ?
Elle hocha le menton en direction de la demeure gouvernementale.
— La Présidente Gladstone peut vous recevoir maintenant.
Toute époque riche en discordes et en dangers de toutes sortes semble donner naissance à un dirigeant fait spécialement pour elle, un géant politique dont l’absence, rétrospectivement, serait inconcevable au moment d’écrire l’histoire de cette période. Meina Gladstone était exactement ce leader pour notre fin d’époque, même si personne, à ce moment-là, n’aurait pu imaginer qu’il n’y aurait plus que moi pour écrire sa véritable histoire et celle de son temps.
On l’avait si souvent comparée à Abraham Lincoln que, lorsqu’on m’introduisit finalement en sa présence, le soir de la réception en l’honneur de l’armada, je fus à moitié surpris de ne pas la trouver vêtue d’une redingote noire et d’un haut-de-forme. La Présidente du Sénat, à la tête d’un gouvernement servant cent trente milliards d’individus, portait un costume gris en laine souple, dont le pantalon et la veste n’étaient ornés que d’un discret liseré rouge à l’ourlet et aux poignets. Je n’eus pas l’impression qu’elle ressemblait à Abraham Lincoln… ni à Alvarez-Temp, le deuxième héros antique le plus fréquemment cité par la presse comme son modèle. Mon impression fut plutôt qu’elle avait l’air d’une vieille dame ordinaire.
Meina Gladstone était grande et maigre, mais son profil était plus aquilin que lincolnien. Elle avait le nez crochu, les pommettes incisives, la bouche large et expressive, les lèvres fines et les cheveux gris coiffés en hauteur en ondulations approximatives qui ressemblaient curieusement à un duvet de plumes. Mais l’aspect le plus mémorable de Meina Gladstone, pour moi, était représenté par ses grands yeux bruns, d’où se dégageait une tristesse infinie.
Nous n’étions pas tout seuls. On m’avait fait entrer dans une longue salle à l’éclairage tamisé et aux murs couverts d’étagères en bois contenant des centaines de livres imprimés. Un haut cadre holo simulant une fenêtre donnait vue sur les jardins. Une réunion était en train de prendre fin dans la salle. Une douzaine d’hommes et de femmes se tenaient, debout ou assis, en un demi-cercle approximatif au sommet duquel se trouvait Gladstone. La Présidente était négligemment adossée à son bureau, sur le devant duquel elle reposait tout le poids de son corps. Elle leva les yeux à mon entrée.
— H. Severn ?
— Oui.
— Merci d’être venu.
Sa voix m’était familière pour avoir animé mille débats à l’Assemblée de la Pangermie. Elle avait un timbre patiné par l’âge et une saveur aussi subtile que celle de quelque luxueuse liqueur. Son accent était célèbre dans toute la Pangermie. Il mêlait à la précision de la syntaxe un rien presque oublié d’anglais traînant de l’époque préhégirienne, que l’on ne trouvait plus aujourd’hui, naturellement, que dans les régions des deltas fluviaux de son monde natal de Patawpha.
— Mesdames et messieurs, reprit-elle, permettez-moi de vous présenter H. Joseph Severn.
Plusieurs personnes de l’assistance hochèrent la tête, visiblement intriguées par les raisons de ma présence ici. Gladstone ne fit pas d’autres présentations, mais je fis une rapide incursion dans l’infosphère pour identifier tout le monde. Il y avait là trois membres du cabinet, parmi lesquels le ministre de la Défense, plus deux chefs d’état-major de la Force, deux collaborateurs directs de Gladstone, quatre sénateurs, dont le très influent sénateur Kolchev, ainsi qu’une projection d’un conseiller du TechnoCentre connu sous le nom d’Albedo.
— H. Severn a été invité ici pour nous apporter son point de vue d’artiste, continua la Présidente.
Le général Morpurgo, des troupes terrestres de la Force, émit un ricanement qui ressemblait à un reniflement.
— Un point de vue d’artiste ? Sauf le respect que je vous dois, H. Présidente, qu’est-ce que nous avons à foutre d’un point de vue d’artiste ?
Gladstone sourit. Au lieu de répondre au général, elle se tourna de nouveau vers moi.
— Quel effet vous a fait le passage de l’armada, H. Severn ?
— C’était joli, répondis-je.
Le général Morpurgo refit le même bruit.
— Joli ? Il assiste au plus grand étalage de puissance de feu spatiale de toute l’histoire de la Galaxie, et il appelle ça joli ?
Il se tourna vers un autre militaire et secoua la tête en tordant le coin de la bouche. Mais le sourire de Gladstone ne faiblit pas.
— Et la guerre ? me demanda-t-elle. Avez-vous une opinion à formuler sur notre tentative de sauvetage d’Hypérion contre les barbares extros ?
— Elle est stupide, répliquai-je.
Un silence complet se fit dans la salle. Les derniers sondages en temps réel pour toute la Pangermie indiquaient que quatre-vingt dix-huit pour cent des citoyens approuvaient la décision de la Présidente Gladstone de livrer combat plutôt que d’abandonner le monde colonial d’Hypérion aux Extros. Tout l’avenir politique de Gladstone reposait sur une issue victorieuse du conflit. Les hommes et les femmes présents dans cette salle avaient tous contribué à formuler cette politique, à prendre la décision d’entrer en guerre ou à mettre la logistique au point.
Le silence se prolongea jusqu’à ce que Gladstone demande d’une voix douce :
— Qu’est-ce qui est stupide, H. Severn ?
Je fis un geste vague de la main droite.
— L’Hégémonie ne s’est jamais trouvée en état de guerre depuis sa création, il y a sept siècles. Il est ridicule de tester de cette manière sa stabilité de base.
— Jamais en état de guerre ! hurla le général Morpurgo en agrippant ses genoux de ses deux mains massives. Et la révolte de Glennon-Height, qu’est-ce que c’est, pour vous ? C’est de la merde ?
— Une simple rébellion. Une mutinerie. Une opération de police.
Le sénateur Kolchev exhiba ses dents en un sourire d’où tout amusement était absent. Il était originaire de Lusus, et semblait fait de plus de muscle que de chair.
— Une flotte entière, dit-il en se tournant vers moi. Un demi-million de morts. Deux divisions de la Force engluées dans cette campagne pendant plus d’un an. Vous appelez ça une opération de police, jeune homme ?
Je ne répondis pas.
Leigh Hunt, un homme âgé d’apparence phtisique, que l’on disait être l’un des conseillers les plus écoutés de Gladstone, se racla la gorge.
— Il y a là un point qui me paraît intéressant. Pouvez-vous nous expliquer où se situe, selon vous, la différence entre ce… euh… conflit et les guerres de Glennon-Height, H. Severn ?
— Glennon-Height était un ex-officier de la Force, déclarai-je, conscient de ne formuler que des évidences. Les Extros sont pour nous une inconnue depuis des siècles. Les forces des rebelles étaient connues, et leur potentiel était aisément mesurable. Les essaims extros sont en dehors du Retz depuis l’Hégire. Glennon-Height opérait à l’intérieur du Protectorat, il attaquait des mondes qui ne se trouvaient jamais au-delà de deux mois de déficit de temps du Retz. Hypérion se situe à trois années de Parvati, la zone de rassemblement retzienne la plus proche de ce théâtre d’opérations.
— Vous croyez peut-être que nous n’avons pas pensé à tous ces détails ? demanda le général Morpurgo. Et que faites-vous de la bataille de Bressia ? Nous y avons déjà combattu les Extros. Vous ne pouvez pas appeler cela une… rébellion !
— Du calme, je vous prie, fit Leigh Hunt. Poursuivez, H. Severn.
Je haussai les épaules.
— La principale différence, dans le cas qui nous intéresse, c’est que nous avons affaire à Hypérion.
Le sénateur Richeau, l’une des femmes présentes à cette réunion, hocha la tête comme si j’avais donné une explication complète.
— Vous avez peur du gritche, me dit-elle. Seriez-vous membre de l’Église de l’Expiation Finale ?
— Non, répliquai-je. Je ne suis pas membre du culte gritchtèque.
— Qu’êtes-vous au juste ? demanda Morpurgo avec exaspération.
— Un artiste, mentis-je.
Leigh Hunt sourit, puis se tourna vers Gladstone.
— Je suis d’accord sur le fait que nous avions besoin d’un tel point de vue pour nous dégriser un peu, H. Présidente, dit-il en faisant un geste large en direction de la fenêtre et des images holos qui montraient encore la foule en train d’applaudir. Mais s’il est vrai que notre ami artiste ici présent a fait valoir quelques arguments nécessaires, ils ont tous été déjà passés en revue et soigneusement pesés.
Le sénateur Kolchev s’éclaircit la voix.
— Je ne voudrais pas avoir l’air d’énoncer des évidences alors que nous semblons tous nous empresser de fermer les yeux là-dessus, mais est-ce que ce… monsieur… est dûment accrédité par les services de sécurité pour être présent à ce débat ?
Gladstone hocha la tête avec ce léger sourire que tant de caricaturistes avaient essayé de saisir.
— H. Severn a été désigné par le ministère des Beaux-Arts pour exécuter une série de portraits de ma personne au cours des jours ou des semaines à venir. L’idée, je suppose, est que ces portraits devraient avoir une signification historique, et qu’ils pourraient conduire à la sélection d’un portrait officiel. Quoi qu’il en soit, H. Severn est nanti de la carte d’or du niveau T de sécurité, et nous pouvons parler librement devant lui. Qu’il sache que j’apprécie sa franchise. Mais son arrivée signifie peut-être que notre réunion touche à sa fin. Je vous donne rendez-vous à tous dans la salle du Conseil de Guerre demain matin à 8 heures précises, juste avant la distranslation de la flotte dans l’espace d’Hypérion.
Le groupe se sépara aussitôt. Le général Morpurgo me lança au passage un regard noir. Le sénateur Kolchev me lança un coup d’œil chargé de curiosité. Leigh Hunt fut le seul à rester avec Gladstone et moi. Il adopta une position plus confortable en passant une jambe sur le bras de l’inestimable fauteuil préhégirien dans lequel il était assis.
— Prenez un siège, me dit-il.
Je regardai la Présidente. Elle avait déjà pris place derrière son bureau massif, et elle hocha la tête. Je m’assis sur la chaise précédemment occupée par le général Morpurgo.
— Vous pensez vraiment que l’idée de défendre Hypérion est stupide ? me demanda la Présidente.
— Je le pense.
Joignant le bout de ses doigts, elle se tapota la lèvre inférieure. Derrière elle, la fenêtre montrait la fête de l’armada, qui continuait dans son agitation silencieuse.
— Si vous voulez avoir une chance de retrouver votre… euh… homologue, me dit-elle, il semblerait pourtant que vous ayez intérêt à ce que la campagne d’Hypérion ait lieu comme prévu.
Je ne répondis pas. La fenêtre montrait maintenant l’image d’un ciel nocturne encore illuminé par les traînes de fusion.
— Avez-vous apporté de quoi dessiner ? me demanda-t-elle.
Je sortis le crayon et le carnet d’esquisses que j’avais affirmé ne pas posséder à Diana Philomel.
— Dessinez-moi pendant que nous parlons, me dit Meina Gladstone.
Je commençai à esquisser sa silhouette en position de repos, presque vautrée dans son fauteuil. Puis je m’attaquai aux détails du visage. L’expression du regard était ce qui me fascinait le plus.
J’eus vaguement conscience, ce faisant, d’être attentivement observé par Leigh Hunt.
— Joseph Severn… murmura-t-il. Le choix des noms est intéressant.
À grands traits rapides, je m’efforçai de rendre le front haut et le nez arqué de la Présidente.
— Savez-vous pourquoi les gens se méfient tellement des cybrides ? me demanda Hunt.
— Oui, répondis-je. À cause du syndrome du monstre de Frankenstein. De la peur de tout ce qui a forme humaine sans être tout à fait humain. Je suppose que c’est la véritable raison pour laquelle les androïdes ont été mis hors la loi.
— On peut le dire, oui, reconnut Hunt. Mais les cybrides sont tout à fait humains, n’est-ce pas ?
— Génétiquement parlant, ils le sont, oui, répondis-je en pensant tout à coup à ma mère et aux nombreuses fois où je lui avais fait la lecture durant sa maladie. Mais ils font également partie du TechnoCentre, poursuivis-je, revoyant aussi le visage de mon frère Tom. Ce qui fait qu’ils ne correspondent sans doute pas complètement à la définition de « tout à fait humain ».
— Faites-vous partie du TechnoCentre ? me demanda Gladstone en tournant abruptement la tête vers moi.
Je commençai une nouvelle esquisse.
— Pas vraiment, répliquai-je. Ils me laissent voyager librement dans certaines régions, mais cela ressemble plus aux accès que quelqu’un peut effectuer dans l’infosphère qu’aux véritables possibilités des personnalités du Centre.
Son profil était plus intéressant de trois quarts, mais son regard avait beaucoup plus de puissance quand elle était de face. Je fignolai les ramifications de rides qui partaient aux coins des yeux. Manifestement, Meina Gladstone n’avait jamais suivi de traitement Poulsen.
— S’il était possible de tenir quoi que ce soit secret vis-à-vis du TechnoCentre, me dit la Présidente, ce serait pure folie que de vous laisser assister aux séances du Conseil. Mais je dois reconnaître… (elle laissa retomber ses mains et se leva tandis que je prenais une nouvelle page de mon carnet) je dois reconnaître que vous détenez des informations dont j’ai besoin. Est-il vrai que vous soyez capable de lire dans les pensées de votre homologue, la première personnalité récupérée ?
— Non, répliquai-je.
Il n’était pas facile de rendre toute la complexité des rides et des muscles qui entouraient les coins de sa bouche. J’esquissai quelques traits, revins momentanément aux lignes fortes du menton et ombrai la zone située sous la lèvre inférieure.
Hunt fronça les sourcils et regarda la Présidente. Celle-ci joignit de nouveau le bout des doigts.
— Expliquez-vous, me dit-elle.
Je relevai les yeux de mon dessin.
— Je ne fais rien d’autre que des rêves, murmurai-je. Des rêves dont le contenu semble correspondre aux évènements qui se produisent autour de la personne porteuse de l’implant de la précédente personnalité Keats.
— Une femme du nom de Brawne Lamia, fit Leigh Hunt.
— C’est exact.
Gladstone hocha lentement la tête.
— Ainsi, la personnalité Keats des origines, celle qui était censée avoir péri sur Lusus, serait toujours vivante ?
J’interrompis mon travail.
— Elle… Il est toujours doté de conscience, murmurai-je. Vous n’ignorez certainement pas que le substrat de la personnalité primaire a été prélevé directement au TechnoCentre, probablement par le cybride lui-même, pour être implanté par la suite dans une biodérivation en boucle de Schrön sur la personne de H. Lamia.
— Nous savons tout cela, me dit Leigh Hunt. Ce qui nous intéresse, c’est que vous soyez en contact avec cette personnalité Keats et, à travers elle, avec les pèlerins gritchtèques.
À l’aide de grands traits noirs, je traçai un fond obscur destiné à donner plus de profondeur au dessin.
— Je ne suis pas véritablement en contact, expliquai-je. Je fais seulement des rêves sur Hypérion, et il se trouve que vos émissions mégatrans ont permis de vérifier que ces rêves étaient bien conformes aux évènements en temps réel. Mais je ne suis nullement en mesure de communiquer avec la personnalité passive de Keats, ni avec celle qui l’héberge, ni avec les autres pèlerins.
Meina Gladstone cligna plusieurs fois des paupières.
— Qui vous a mis au courant, pour le mégatrans ?
— Le consul a révélé aux autres pèlerins la capacité de son persoc à entrer en communication avec le mégatrans de son vaisseau privé. Il leur a dit cela juste avant leur descente dans la vallée.
Sur un ton rappelant l’avocate qu’elle avait été avant d’entrer dans la carrière politique, Gladstone demanda :
— Quelle a été la réaction des autres devant les révélations du consul ?
Je remis le crayon dans ma poche.
— Ils savaient tous qu’il y avait un espion parmi eux, lui dis-je. Vous aviez pris soin de les en informer individuellement avant leur départ.
Meina Gladstone jeta un coup d’œil à son collaborateur, dont l’expression demeurait parfaitement indéchiffrable.
— Puisque vous êtes en contact avec eux, me dit-elle, vous devez savoir qu’aucun message ne nous est parvenu depuis que le groupe a quitté la forteresse de Chronos pour descendre vers les Tombeaux du Temps.
Je secouai lentement la tête.
— Mon dernier rêve a pris fin juste au moment où ils allaient entrer dans la vallée.
Meina Gladstone se mit debout, fit quelques pas jusqu’à la fenêtre et leva la main. L’image devint noire.
— Vous ne savez donc pas s’ils sont vivants ou morts ?
— Non.
— Dans quel état étaient-ils la dernière fois que vous avez… rêvé ?
Hunt m’observait d’un regard plus intense que jamais. Meina Gladstone nous tournait le dos, les yeux fixés sur l’écran opaque de la fenêtre.
— Tous les pèlerins étaient en vie, lui dis-je, à l’exception, peut-être, de Het Masteen, la Voix de l’Arbre Authentique.
— Vous pensez qu’il est mort ? demanda Hunt.
— Il a disparu du chariot à vent, sur la mer des Hautes Herbes, deux jours avant leur arrivée, et quelques heures seulement après la destruction de son vaisseau-arbre, l’Yggdrasill, par les Extros. Mais, peu avant de quitter la forteresse de Chronos, les pèlerins ont aperçu une silhouette en robe de Templier, qui traversait les sables en direction des Tombeaux du Temps.
— C’était Het Masteen ? demanda Gladstone.
J’écartai les mains.
— Ils ont supposé que cela pouvait être lui. Mais sans aucune certitude.
— Parlez-moi un peu des autres, me dit la Présidente.
Je pris une longue inspiration. D’après mes rêves, je savais que Gladstone connaissait au moins deux des pèlerins, Brawne Lamia, dont le père avait été sénateur comme elle, et le consul de l’Hégémonie, qui l’avait représentée dans les négociations secrètes avec les Extros.
— Le père Hoyt souffre terriblement, expliquai-je. Il leur a raconté l’histoire du cruciforme. Le consul a découvert que le prêtre en porte un, et même deux. Celui du père Duré en plus du sien.
Gladstone hocha la tête.
— Il n’a donc pas réussi à se débarrasser du parasite de résurrection.
— Non.
— Est-ce qu’il souffre davantage en se rapprochant de l’antre du gritche ?
— J’en ai l’impression.
— Poursuivez.
— Le poète, Silenus, ne dessoûle presque jamais. Il est persuadé que son poème inachevé prédit et détermine le cours des évènements.
— Sur Hypérion ? demanda Gladstone, le dos toujours tourné.
— Partout, répliquai-je.
Hunt jeta un regard à la Présidente, puis se tourna vers moi pour demander :
— Il est fou ?
Je soutins son regard sans répondre. En vérité, j’ignorais ce qu’il en était.
— Poursuivez, répéta Gladstone.
— Le colonel Kassad a toujours sa double obsession, qui est de retrouver une femme nommée Monéta et de tuer le gritche. Il se rend compte qu’il s’agit peut-être d’une seule et même créature.
— Il est armé ? demanda Gladstone d’une voix très douce.
— Oui.
— Ensuite ?
— Il y a Sol Weintraub, l’érudit du monde de Barnard, qui espère pouvoir pénétrer dans le tombeau appelé le Sphinx dès que…
— Pardonnez-moi, fit Gladstone, mais est-ce qu’il a toujours sa fille Rachel avec lui ?
— Oui.
— Et quel âge a-t-elle, à présent ?
— Cinq jours, je crois.
Je fermai les yeux pour mieux me remettre en mémoire les détails de mon rêve précédent.
— C’est bien cela, déclarai-je. Elle a cinq jours.
— Et elle continue de régresser dans le temps ?
— Oui.
— Continuez, H. Severn. Parlez-moi maintenant de Brawne Lamia et du consul.
— H. Lamia exécute toujours les volontés de son ex-client… et amant. La personnalité Keats estimait indispensable d’affronter le gritche. H. Lamia veut le faire à sa place.
— H. Severn, intervint Leigh Hunt, vous parlez de cette « personnalité Keats » comme si elle n’avait aucun lien avec votre propre…
— Plus tard, Leigh, je vous prie, fit Meina Gladstone en se tournant pour me faire face. Je suis curieuse de vous entendre parler du consul. Est-ce qu’il a raconté comme les autres les circonstances qui l’ont amené à faire partie du pèlerinage ?
— Oui, murmurai-je.
Ils attendirent patiemment que je continue.
— Le consul leur a raconté l’histoire de sa grand-mère Siri, cette femme qui fut à l’origine de la révolte d’Alliance-Maui, il y a plus d’un demi-siècle de cela. Il leur a parlé de la perte de toute sa famille durant la bataille de Bressia, et il leur a révélé ses rencontres secrètes avec les Extros.
C’est tout ? demanda Gladstone en me regardant avec intensité.
— Non. Il leur a également avoué que c’était lui qui avait déclenché la machine extro forçant l’ouverture des Tombeaux du Temps.
Hunt se redressa dans son fauteuil, en reposant par terre la jambe soutenue par le bras du siège. Gladstone prit une inspiration visible avant de demander :
— Rien d’autre ?
— Non.
— Quelle a été la réaction des autres en apprenant la… trahison du consul ? me demanda-t-elle.
Je pris le temps de reconstruire mon rêve d’une manière plus linéaire que celle que me fournissait ma mémoire.
— Certains se sont montrés indignés, déclarai-je. Mais aucun ne se sent lié, à ce stade, par une loyauté indéfectible à l’égard de l’Hégémonie. Ils ont décidé de fermer les yeux. Je pense que chacun des pèlerins a la conviction intime que, si châtiment il y a, ce sera le gritche qui s’en occupera, et non une instance humaine.
Hunt abattit son poing sur le bras de son fauteuil.
— Si le consul était là, nous lui ferions vite changer d’avis !
— Du calme, Leigh, fit Gladstone.
Elle retourna jusqu’à son bureau, où elle remua quelques papiers. Tous les voyants com clignotaient avec impatience. J’étais sidéré qu’elle m’accorde tant de temps à une heure pareille.
— Merci, H. Severn, me dit-elle. J’aimerais que vous passiez quelques jours parmi nous. On va vous montrer vos appartements dans l’aile résidentielle de la Maison du Gouvernement.
Je me levai.
— Il faut que je retourne sur Espérance chercher mes affaires, lui dis-je.
— C’est inutile. Elles ont été amenées ici avant même que vous ayez quitté la plate-forme terminex. Leigh va vous montrer le chemin.
J’acquiesçai d’un mouvement de tête et suivis l’homme plus grand que moi en direction de la porte.
— Autre chose, H. Severn ! me cria Meina Gladstone.
— Oui ?
— J’ai beaucoup apprécié votre franchise, tout à l’heure, comme je vous l’ai déjà dit, fit la Présidente en souriant. Mais, désormais, disons que vous êtes un artiste de cour et rien d’autre. Vous ne voyez rien, vous n’entendez rien, vous n’avez aucune opinion. Vous n’avez même pas de bouche pour parler. Compris ?
— Compris, H. Présidente.
Elle hocha la tête. Son attention se concentrait déjà sur les voyants multicolores des lignes com.
— Parfait, me dit-elle. Veuillez apporter votre carnet d’esquisses demain matin à 8 heures précises dans la salle du Conseil de Guerre.
Un garde de la sécurité s’avança vers nous dans l’antichambre et entreprit de me guider à travers le dédale de corridors et de postes de contrôle. Hunt lui cria de s’arrêter, et nous rejoignit à grands pas qui résonnaient sur le carrelage du vaste couloir. Il posa la main sur mon bras.
— Ne vous y trompez surtout pas, me dit-il. Nous savons très bien – elle sait – qui vous êtes, ce que vous êtes et qui vous représentez.
Je soutins calmement son regard et dégageai mon bras.
— Vous avez de la chance, répliquai-je. Parce que je suis certain, pour ma part, de ne pas le savoir moi-même pour le moment.
Six adultes et un bébé au milieu d’un paysage hostile. Les flammes dansantes de leur foyer semblent bien peu de chose contre l’obscurité qui tombe. Au-dessus d’eux et devant eux, les collines environnantes se dressent comme des murailles tandis que, plus près, plongées dans les ténèbres de la vallée elle-même, les formes massives des Tombeaux du Temps semblent se rapprocher lentement, au ras du sol, telles des apparitions dinosauriennes surgies de quelque époque antédiluvienne.
Brawne Lamia est fatiguée. Ses jambes lui font mal, et elle se sent irritable à l’extrême. Les pleurs du bébé de Weintraub lui mettent les nerfs à fleur de peau. Elle sait que les autres sont encore plus épuisés qu’elle. Personne n’a dormi plus de quelques heures au cours des trois dernières nuits. La journée qui s’achève a été pleine de tensions et de terreurs indéterminées. Elle jette leur dernière bûche dans le feu.
— Il n’y en a plus dans la réserve, lance Martin Silenus.
Les flammes du foyer éclairent par en dessous les traits de satyre du poète.
— Je le sais, réplique Brawne Lamia, trop lasse pour mettre de la colère ou toute autre forme d’énergie dans sa voix.
Le bois sec provient d’une cache constituée par les groupes de voyageurs des années précédentes. Leurs trois petites tentes sont plantées dans la zone traditionnellement utilisée par les pèlerins la veille du jour où ils doivent affronter le gritche. Elles sont tout près du tombeau appelé le Sphinx, et un pan noir qui pourrait être une aile voile une partie du ciel.
— Nous allumerons la lanterne quand nous n’aurons plus de bois, déclare le consul.
Le diplomate semble encore plus exténué que les autres. Les flammes dansantes jettent des reflets rouges sur les traits tristes de son visage. Il a revêtu, ce matin, son costume d’apparat, mais la cape et le tricorne sont tout aussi froissés et flétris, en cette fin de journée, que sa propre personne.
Le colonel Kassad revient s’asseoir près du feu. Il relève sa visière de nuit contre le sommet de son casque. Il est vêtu de sa tenue de combat au grand complet, et le polymère caméléon activé ne laisse apercevoir que son visage, qui semble flotter à deux mètres du sol.
— Je n’ai rien détecté, dit-il. Pas le moindre mouvement. Pas la moindre trace thermique. Pas le moindre bruit en dehors du vent.
Il dépose le fusil d’assaut polyvalent de la Force contre un rocher et vient s’asseoir parmi les autres. Les fibres de son armure d’impact désactivée sont d’un noir mat guère plus visible que précédemment.
— Vous croyez que le gritche viendra cette nuit ? demande le père Hoyt.
Le prêtre s’est drapé de sa cape noire et semble faire partie de la nuit autant que le colonel Kassad. Sa voix est au bord de l’épuisement. Tout en se penchant sur le feu pour remuer les braises avec un bâton, Kassad répond :
— C’est difficile à dire. Mais je monterai la garde, pour plus de sécurité.
Soudain, les six pèlerins lèvent la tête tandis que le ciel étoilé s’embrase de fleurs rouges et orangées qui déploient silencieusement leurs corolles, occultant les astres.
— Le répit n’aura duré que quelques heures, murmure Sol Weintraub tout en continuant de bercer son bébé.
Rachel a cessé de pleurer. Elle essaie d’agripper la courte barbe de son père. Ce dernier embrasse les petites mains potelées.
— Ils cherchent encore à tester les défenses hégémoniennes, explique Kassad.
Une gerbe d’étincelles surgit du feu attisé. Des escarboucles volent dans le ciel comme si elles cherchaient à rejoindre le grand embrasement.
— Qui gagne ? demande Lamia.
Elle faisait allusion à la grande bataille spatiale silencieuse qui avait fait rage dans le ciel toute la nuit précédente et une partie de la journée.
— Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? rétorque Martin Silenus en fouillant nerveusement dans les poches de son manteau de fourrure comme s’il espérait y trouver une dernière bouteille oubliée. Qu’est-ce qu’on peut bien en avoir à foutre ? répète-t-il, bredouille.
— Moi, ça m’intéresse, fait le consul d’une voix lasse. Si les Extros réussissent à passer, ils risquent de détruire Hypérion avant que nous n’ayons trouvé le gritche.
Silenus éclate d’un rire dérisoire.
— Quelle chose terrible ce serait pour nous, n’est-ce pas ? Mourir avant d’avoir trouvé la mort. Être tués avant l’heure fixée par lui. S’en aller rapidement, sans douleur, au lieu de nous tordre pour l’éternité, empalés sur les épines du gritche. Quel malheur pour nous, si une chose pareille se produisait !
— La ferme ! lui dit Brawne Lamia, d’une voix toujours sans émotion, mais où perce, cette fois-ci, une légère menace. Où est ce gritche ? ajoute-t-elle en se tournant vers le consul. Pourquoi ne s’est-il pas encore manifesté ?
Le diplomate ne quitte pas les braises du regard.
— Je n’en sais rien, dit-il. Je n’en sais pas plus que vous.
— Il n’est peut-être plus là, murmure le père Hoyt. En annulant les champs anentropiques, vous l’avez peut-être libéré à jamais. Il est peut-être parti infliger son fléau ailleurs.
Le consul secoue la tête sans rien dire.
— Non, déclare Sol Weintraub, dont le bébé est endormi contre son épaule. Il sera au rendez-vous. Je le sens.
— Moi aussi, je le sens, approuve Brawne Lamia en hochant la tête. Il est ici, je le sais. Il nous attend.
Elle a sorti quelques rations de son paquetage. Elle retire les languettes autochauffantes et fait passer les boîtes à tout le monde.
— Je sais bien que la déception est ce qui fait marcher le monde, déclare Silenus. Mais c’est trop ridicule. Nous sommes tous habillés comme pour notre propre enterrement, et nous n’avons pas un putain d’endroit où mourir.
Brawne Lamia le foudroie du regard, mais ne dit rien. Ils mangent quelque temps en silence. Les flammes s’estompent dans le ciel, et les étoiles reviennent, plus denses que jamais. Mais les escarboucles continuent de monter comme si elles cherchaient à s’échapper.
Enveloppé au second degré dans le tourbillon brumeux des pensées de Brawne Lamia, je m’efforce de récapituler les évènements qui se sont produits depuis la dernière fois que j’ai rêvé leur existence.
Les pèlerins étaient descendus en chantant dans la vallée bien avant l’aube. Leurs ombres se profilaient devant eux à la faveur des lumières d’un combat spatial qui se déroulait à un milliard de kilomètres au-dessus de leurs têtes. Toute cette journée-là, ils avaient exploré les Tombeaux du Temps. Ils s’attendaient à mourir d’une minute à l’autre. Au bout de quelques heures, lorsque le soleil s’était élevé au-dessus de l’horizon et que le froid mordant du désert la nuit avait fait place à une chaleur torride, leurs craintes et leurs exultations s’étaient estompées.
La journée avait été longue et silencieuse, à l’exception des crissements du sable, de quelques éclats de voix occasionnels et du gémissement constant, presque subliminal, du vent sur les rochers et autour des tombeaux. Kassad et le consul avaient, chacun de son côté, apporté un instrument destiné à mesurer l’intensité des champs anentropiques. Mais c’était Lamia qui avait fait remarquer la première qu’ils n’avaient pas besoin de ces appareils. Le flux et le reflux des marées du temps étaient parfaitement perceptibles sous la forme d’une légère nausée accompagnée d’un sentiment persistant de déjà-vu.
Le plus près de l’entrée de la vallée était le Sphinx. Venait ensuite le Tombeau de Jade, dont les parois étaient translucides uniquement à la lumière de l’aube et à celle du crépuscule. Puis, moins de cent mètres plus loin, se dressait le tombeau appelé l’Obélisque. Le chemin des pèlerins grimpait le long de l’arroyo de plus en plus large vers le plus imposant de tous ces monuments, le Monolithe de Cristal, qui occupait une position centrale. Sa surface était entièrement lisse, sans ouverture visible. Son toit plat était au même niveau que le faîte des murailles rocheuses enserrant la vallée. Venaient ensuite les Trois Caveaux, dont les entrées n’étaient visibles que parce que les sentiers conduisant jusqu’à elles étaient bien marqués. Enfin, près d’un kilomètre plus loin dans la vallée, se dressait l’édifice appelé le Palais du gritche, dont les embases et les flèches hérissées évoquaient les épines de la créature censée hanter cette vallée.
Tout le jour durant, ils étaient allés de tombeau en tombeau, personne ne s’éloignant trop du groupe, attendant d’être tous ensemble pour pénétrer dans ceux des artefacts où l’on pouvait entrer. Sol Weintraub avait presque défailli d’émotion en s’avançant à l’intérieur du Sphinx, ce même tombeau où sa fille Rachel avait contracté la maladie de Merlin, vingt-six ans auparavant. L’appareillage installé par les chercheurs de son université était toujours là, sur des trépieds, devant l’entrée du tombeau. Personne, dans le groupe de pèlerins, n’était capable de dire si les instruments fonctionnaient encore ou s’ils continuaient de remplir leur fonction de surveillance. Les galeries du Sphinx étaient aussi étroites et enchevêtrées que l’avaient suggéré les notes de Rachel dans son persoc. Les chapelets d’ampoules électriques et de globes bioluminescents abandonnés par les différentes équipes de travail étaient éteints, leurs accus déchargés. Le groupe utilisa des torches et la visière infrarouge de Kassad pour explorer les lieux. Ils ne découvrirent aucune trace de la chambre où s’était trouvée Rachel lorsque les parois avaient commencé à se refermer sur elle et que sa maladie avait débuté. Il n’y avait plus que des vestiges des formidables effets des marées du temps. Et le gritche n’avait laissé aucun indice de son passage.
Chaque tombeau leur avait offert ses instants de terreur, d’espoir et d’anticipation angoissée, remplacés, au bout d’un moment, par une ou deux heures de morne attente dans des salles poussiéreuses et vides comme celles que les touristes et les pèlerins gritchtèques visitaient depuis plusieurs siècles.
Finalement, la journée s’était achevée dans la déception et la fatigue. Les ombres des murailles rocheuses bordant la vallée avaient recouvert les tombeaux tel un rideau de théâtre qui se referme sur une représentation sans succès. La chaleur du désert avait rapidement fait place au froid vif de la nuit, apporté par un vent qui sentait la neige et les hauts sommets de la Chaîne Bridée, vingt kilomètres plus loin au sud-ouest.
Kassad proposa d’établir un campement. Le consul leur avait montré les endroits où, traditionnellement, les pèlerins du gritche se regroupaient pour passer leur dernière nuit avant de se retrouver face à face avec la créature qu’ils étaient venus chercher. Un terrain plat, à proximité du Sphinx, abritait encore quelques vestiges laissés par les pèlerins ou les équipes scientifiques. Sol Weintraub, qui se disait que sa fille avait peut-être campé ici, déclara que l’endroit était parfait. Personne n’éleva d’objection.
Ils étaient maintenant dans une obscurité presque totale. Leur dernière bûche achevait de se consumer. Je les sentais plus proches que jamais les uns des autres, pas seulement pour se réchauffer, mais pour se réconforter, pour resserrer les cordons fragiles mais tangibles qu’ils avaient tissés en se racontant leurs expériences durant le voyage fluvial à bord de la barge de lévitation Bénarès et la traversée des montagnes en téléphérique jusqu’à la forteresse de Chronos. Mieux encore, je les sentais unis par quelque chose de plus palpable que de simples sentiments, et il me fallut un moment pour me rendre compte que le groupe formait une microsphère de données sensorielles et d’informations partagées. Sur une planète où les relais primitifs de données locales avaient été réduits en poussière par les toutes premières manifestations de la guerre, ils s’étaient arrangés pour mettre en commun leurs biomoniteurs et leurs persocs, de manière à partager les informations et à veiller les uns sur les autres du mieux qu’ils pouvaient.
Bien que les barrières qu’ils avaient érigées à l’entrée fussent visibles et concrètes, je n’eus aucun mal à me glisser dessous, autour et par-dessus, saisissant au passage le plus grand nombre possible d’indices directs tels que le pouls, la température épidermique, les ondes corticales, les demandes d’accès ou les répertoires de données, qui me donnaient une idée de ce que chaque pèlerin pensait, ressentait ou faisait. Kassad, Hoyt et Lamia étaient munis d’implants. Leurs flots de pensées étaient les plus faciles à suivre. En cet instant, Brawne Lamia se demandait s’ils n’avaient pas commis une erreur en venant trouver le gritche dans son repaire. Quelque chose la tracassait, juste sous la surface, mais demandait impérieusement à se faire entendre. Elle avait l’impression de passer à côté d’un indice terriblement important, susceptible de lui fournir la solution… mais de quoi ?
Brawne Lamia avait toujours méprisé les mystères. C’était l’une des raisons pour lesquelles elle avait renoncé à une vie de confort et de loisirs en devenant détective. Mais où était le mystère ? Elle avait presque résolu l’affaire de l’assassinat de son client cybride… et amant. Elle était venue sur Hypérion pour satisfaire le dernier vœu qu’il avait formulé. Et pourtant, elle sentait que la petite chose irritante qui lui échappait avait peu de rapport avec le gritche. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?
Elle secoua la tête et s’efforça de raviver les braises qui mouraient. Elle était physiquement très résistante. Son organisme, qui était né et avait grandi sous la gravité standard de 1,3 g de Lusus, avait été entraîné pour faire preuve d’une endurance particulière. Mais elle n’avait pas dormi depuis plusieurs jours, et elle se sentait exténuée. Elle prit vaguement conscience des paroles que quelqu’un était en train de prononcer près d’elle :
— … juste prendre une douche et manger un peu, murmure Martin Silenus. Vous pourriez utiliser votre unité com et votre liaison mégatrans pour savoir qui est en train de gagner la guerre.
Le consul secoue négativement la tête.
— Pas encore. Je réserve le vaisseau pour un cas d’urgence.
Silenus fait un large geste qui englobe la nuit, le Sphinx et le vent qui se lève.
— Vous trouvez que ce n’est pas un cas d’urgence ?
Brawne Lamia comprend qu’ils sont en train de discuter de l’éventualité de faire venir ici le vaisseau du consul, resté à Keats.
— Vous êtes sûr que ce n’est pas le manque d’alcool que vous appelez un cas d’urgence ? demande-t-elle.
Il lui lance un regard noir.
— Quel mal y aurait-il à prendre un verre ou deux ?
— Aucun, fait le consul en se frottant les paupières.
Lamia se rappelle qu’il est également porté sur la boisson. Mais il a quand même refusé de faire venir son vaisseau.
— Et le mégatrans ? demande alors Kassad.
Le consul hoche la tête. Il sort l’antique persoc de son étui. L’instrument a appartenu à sa grand-mère Siri, et aux grands-parents de celle-ci avant elle. Le consul pose un doigt sur le disque.
— Je peux émettre avec ça, mais pas recevoir, dit-il.
Sol Weintraub a posé son bébé endormi à l’entrée de la tente la plus proche. Il se tourne vers le foyer.
— La dernière fois que vous avez transmis un message, c’est lorsque nous sommes arrivés à la forteresse ? demande-t-il.
— Oui.
— Et nous sommes censés croire ça, intervient Martin Silenus d’une voix sarcastique, de la bouche d’un traître avéré ?
— Oui, réplique le consul sur le ton de la lassitude la plus extrême.
Le visage osseux de Kassad flotte dans les ténèbres. Son corps, ses jambes et ses bras révèlent à peine leurs contours noirs dans la nuit environnante.
— Et avec ça, vous pouvez faire venir ici votre vaisseau ? demande-t-il.
— Oui.
Le père Hoyt se drape de plus près dans sa cape pour l’empêcher de battre au vent. Le sable crépite contre la laine et la toile des tentes.
— Vous n’avez pas peur que les autorités du port spatial ou la Force ne le confisquent ou ne tentent de s’en servir ? demande-t-il au consul.
— Non, répond ce dernier en remuant à peine la tête, comme s’il était trop épuisé pour la secouer vraiment. Notre code de sécurité émane de Gladstone en personne. De plus, le gouverneur général de cette planète est un ami… Disons qu’il l’était.
Les autres avaient fait la connaissance du gouverneur récemment promu à leur arrivée au port spatial de Keats. Brawne Lamia avait jugé Théo Lane comme un homme catapulté au milieu d’évènements trop importants pour ses capacités limitées.
— Le vent se lève, déclare Sol Weintraub en se tournant de manière à protéger le bébé du sable qui vole. Je me demande si Het Masteen est là-bas, ajoute-t-il.
— Nous avons cherché partout, dit le père Hoyt.
Sa voix est étouffée parce qu’il enfonce la tête dans les plis de sa cape.
— Excusez-moi, le prêtre, dit-il, mais votre opinion vaut de la merde.
Il se lève pour s’avancer au bord du cercle de braises. Le vent fait ondoyer la fourrure épaisse de son manteau et emporte ses paroles dans la nuit noire.
— Ces falaises offrent mille cachettes, dit-il. Le Monolithe de Cristal ne nous laisse pas apercevoir son entrée, mais en est-il de même pour un Templier ? En outre, vous avez tous vu l’escalier qui descend vers les labyrinthes dans les profondeurs du Tombeau de Jade.
Hoyt lève la tête, plissant les yeux sous les piqûres d’épingle du vent de sable.
— Vous croyez qu’il est là-dedans ? Dans les labyrinthes ?
Silenus éclate de rire et lève les bras. La soie de sa chemise aux manches amples bat au vent et se gonfle.
— Comment pourrais-je le savoir, padre ? Tout ce que je sais, moi, c’est que ce putain de Het Masteen pourrait très bien être là à nous épier, en attendant de venir reprendre ses bagages.
Le poète fait un geste en direction du cube de Möbius, au milieu de leur matériel réuni en un petit tas.
— Si ça se trouve, ajoute-t-il d’une voix théâtrale, il est déjà mort. Ou pis.
— Pis ? demande le père Hoyt.
Les traits du prêtre semblent avoir encore vieilli depuis quelques heures. Ses yeux sont des miroirs de souffrance enfoncés dans leurs orbites, son sourire un rictus. Martin Silenus se rapproche du feu presque éteint, et il murmure :
— Bien pis. Il est peut-être en ce moment en train de se tordre de douleur sur l’arbre d’acier du gritche, où nous serons tous épinglés dans quelques…
Brawne Lamia se lève soudain pour attraper le poète par son plastron. Elle le soulève du sol, le secoue, puis le rabaisse jusqu’à ce que leurs visages soient à la même hauteur.
— Encore un mot, dit-elle, et je vous montre ce que c’est que la douleur. Je ne vous tuerai pas, mais vous regretterez que je ne l’aie pas fait.
Le poète arbore son sourire de satyre. Lamia le laisse retomber à terre et lui tourne le dos.
— Nous sommes tous fatigués, déclare Kassad. Reposez-vous. Je prends la garde.
Mes rêves de Lamia se mêlent aux rêves qu’elle fait dans son sommeil. Il n’est pas déplaisant de partager les rêves d’une femme, même si nous sommes séparés par un gouffre de temps et de culture bien plus large que n’importe quel fossé que l’on peut imaginer entre homme et femme. D’une manière étrangement symétrique comme un miroir, elle rêvait de son amant mort, Johnny, avec son nez un peu trop petit et sa mâchoire un peu trop volontaire, ses cheveux trop longs qui frisaient par-dessus son col et ses yeux un peu trop expressifs et trop révélateurs, ses yeux trop mobiles dans un visage qui aurait pu, sans eux, appartenir à n’importe quel paysan entre mille, né à moins d’une journée de marche de Londres.
Le visage qu’elle voyait en rêve était le mien. La voix qu’elle entendait était la mienne. Mais les ébats amoureux qu’elle rêvait – ou qu’elle se rappelait – n’étaient pas une chose que nous avions en commun. Je cherchais maintenant à échapper à son rêve, ne fût-ce que pour me retrouver dans le mien. Si je devais vraiment jouer le rôle de voyeur, autant le faire dans ce tourbillon de souvenirs fabriqués qui servait de source à mes propres songes.
Je n’avais cependant pas le droit de rêver mes rêves. Pas encore, du moins. Je suppose que l’on ne m’a fait naître – et ressusciter sur mon lit de mort – que pour rêver les rêves de mon lointain jumeau disparu.
Résigné, je cessai de lutter pour me réveiller et replongeai dans les songes.
Brawne Lamia s’arrache vivement au sommeil, écartée de son rêve plaisant par un bruit ou par un mouvement qu’elle a du mal à situer durant une longue seconde. Il fait nuit, on entend des sons non mécaniques, bien plus forts que la plupart de ceux auxquels son rucher de Lusus l’a habituée. Elle est ivre de fatigue, elle sait qu’il n’y a pas bien longtemps qu’elle s’est endormie. Elle est toute seule dans un espace étroit, confiné, qui ressemble à un sac de couchage surdimensionné.
Bien qu’ayant grandi sur un monde où qui dit espace confiné dit protection contre l’atmosphère corrosive, le vent et la vie animale, où beaucoup de gens souffrent d’agoraphobie dans les rares occasions où ils se trouvent à ciel ouvert, et où très peu connaissent la claustrophobie, Brawne Lamia réagit cependant en véritable claustrophobe. Elle gesticule pour faire entrer un peu d’oxygène dans ses poumons, elle repousse frénétiquement son rouleau de couchage et la toile de tente pour échapper au cocon de fibroplaste qui l’emprisonne, elle rampe, elle se traîne sur les coudes et les avant-bras jusqu’à ce qu’elle sente le sable sous ses mains et le ciel au-dessus de sa tête.
Ce n’est pas vraiment le ciel. Elle se rappelle, et elle voit soudain où elle est. C’est du sable. Une tempête violente, tourbillonnante, de sable et de poussière lui pique le visage comme des têtes d’épingle. Le feu de camp est éteint et recouvert de sable. Les trois tentes sont à moitié ensevelies du côté où souffle le vent. Les toiles claquent comme des détonations dans la tempête. Des dunes nouvelles se sont formées autour du campement. Des sillons et des crêtes marquent les emplacements des tentes et du matériel. Il n’y a aucun mouvement autour des autres tentes. Celle qu’elle partageait avec le père Hoyt est à moitié affaissée, à moitié transformée en dune.
Le père Hoyt !
C’est son absence qui l’a réveillée, en fait. Même au milieu de son rêve, la respiration faible du prêtre et ses gémissements presque imperceptibles tandis qu’il continuait de lutter contre la douleur étaient présents. Mais ils ont cessé à un moment dans la demi-heure précédente. Probablement pas plus de quelques minutes avant qu’elle ne se réveille. Elle sait maintenant que, même dans son rêve de Johnny, elle a perçu l’ombre d’un froissement, le reflet d’un glissement feutré distinct du crépitement du sable et du hurlement du vent.
Lamia se redresse, en s’abritant les yeux du vent de sable. Il fait nuit noire. Les étoiles sont occultées par les nuages et la tempête, mais un rayonnement faible, presque électrique, remplit l’atmosphère et se réfléchit sur la face des dunes et des rochers. Lamia comprend alors qu’il s’agit bien d’un phénomène électrique, que l’atmosphère est saturée d’une charge électrostatique qui hérisse et agite les boucles de ses cheveux comme les serpents sur la tête de Méduse.
Un crépitement se propage le long des manches de sa tunique et flotte sur les tentes comme un feu Saint-Elme. Tandis que sa vision s’adapte, elle constate que les dunes mobiles émettent une lueur très pâle et que, à une quarantaine de mètres plus à l’est, le tombeau appelé le Sphinx émet des crépitements et semble changer de forme au rythme d’une lente pulsation dans la nuit noire. Des ondes parcourent les appendices déployés que l’on considère généralement comme ses ailes.
Brawne Lamia regarde autour d’elle à la recherche du père Hoyt, mais elle ne le voit nulle part. Elle a envie d’appeler à l’aide, consciente du fait que personne ne l’entendra dans la tempête. Elle se demande, un instant, si le prêtre ne s’est pas réfugié sous une autre tente, ou s’il n’est pas dans les latrines sommaires, à vingt mètres de là vers l’ouest. Mais quelque chose lui dit que ce n’est pas le cas. Elle observe attentivement le Sphinx et, l’espace d’une brève seconde, a l’impression d’apercevoir une silhouette humaine dont la cape noire claque comme un étendard qui tombe, les épaules enfoncées pour résister au vent, qui se dessine contre le halo statique du tombeau.
Une main se pose sur son épaule.
Brawne Lamia fait un bond de côté, se baisse en posture de combat, le poing gauche en avant, la main droite raide. Mais elle reconnaît Kassad. Le colonel fait une fois et demie sa taille en hauteur et la moitié en largeur. Les éclairs miniatures découpent sa silhouette maigre tandis qu’il se penche pour hurler à son oreille :
— Il est parti par là !
Le long bras noir d’épouvantail se tend en direction du Sphinx. Lamia hoche la tête. Elle hurle à son tour, d’une voix qu’elle n’entend presque pas elle-même :
— Est-ce qu’il faut réveiller les autres ?
Elle avait complètement oublié que Fedmahn Kassad montait la garde. Cet homme ne dort donc jamais ?
Il secoue négativement la tête. Sa visière est relevée, et le casque déstructuré forme une capuche souple dans le dos de sa combinaison-armure de combat. Son visage est d’une pâleur extrême à la lueur de l’armure. Il indique de nouveau la direction du Sphinx. Son fusil d’assaut polyvalent repose au creux de son bras gauche. Des grenades, l’étui de ses jumelles et d’autres objets plus mystérieux sont maintenus par des supports ou des sangles élastiques contre son armure d’impact. Lamia se penche vers lui pour crier :
— C’est le gritche qui l’a emporté ?
De nouveau, il secoue la tête.
— Vous avez pu le voir ? demande-t-elle en désignant sa visière infrarouge et ses jumelles.
— Non, lui répond Kassad. La tempête… Elle détraque les signatures thermiques.
Brawne Lamia se tourne pour ne plus avoir le vent dans la figure. Elle sent le sable qui lui pique la nuque comme les aiguilles d’un pistolet à fléchettes. Elle interroge son persoc ; mais tout ce qu’elle apprend, c’est que le père Hoyt est vivant et qu’il se déplace. Aucune autre transmission ne se fait entendre sur la fréquence commune. Elle se rapproche de Kassad, et leurs deux dos forment une muraille contre la tempête.
— Est-ce que nous allons le suivre ? crie-t-elle.
Kassad secoue la tête.
— Nous ne pouvons pas laisser le camp sans surveillance, dit-il en tendant les bras vers la tempête. J’ai disposé des capteurs, mais…
Elle regagne sa tente à quatre pattes, s’arc-boute sur ses bottes et ressort la tête avec à la main sa cape de gros temps et l’automatique de son père. Dans la poche intérieure de la cape se trouve une arme plus commune, un étourdisseur Gier.
— J’y vais seule, alors, dit-elle.
Tout d’abord, elle croit que le colonel ne l’a pas entendue. Puis elle voit une lueur dans ses yeux pâles, et elle comprend qu’il a bien saisi. Il montre du doigt le persoc militaire à son poignet. Lamia acquiesce d’un mouvement de tête et s’assure que son implant et son propre persoc sont bien ouverts sur la plus large fréquence.
— Je ne serai pas très longue, dit-elle en commençant à escalader la dune de plus en plus haute.
Les jambes de son pantalon luisent sous la charge d’électricité statique. Le sable, parcouru par des éclairs d’un blanc argenté qui font ressortir sa surface chamarrée, semble animé d’une pulsation vivante.
À vingt mètres du camp, elle ne voit déjà plus rien. Encore dix mètres et le Sphinx surgit soudain devant elle. Aucune trace du père Hoyt. Les marques de pas ne survivent pas dix secondes dans la tempête.
L’entrée du Sphinx est béante. Elle a toujours été ainsi depuis que l’homme a découvert ces lieux. Elle se présente sous la forme d’un rectangle noir inscrit dans une paroi légèrement lumineuse. La logique suggère que le père Hoyt est venu ici, ne serait-ce que pour se mettre à l’abri des éléments. Mais quelque chose qui transcende la logique indique à Lamia que la destination du prêtre n’est pas ici.
Elle dépasse le Sphinx, se repose quelques instants du vent en s’abritant derrière sa masse, et en profite pour essuyer le sable qui lui colle au visage et respirer plus librement. Elle poursuit son chemin, guidée par un sentier à peine visible qui s’éloigne au milieu des dunes. Devant elle, le Tombeau de Jade brille d’un vert laiteux dans la nuit. Ses courbes fines et ses arêtes luisent dans la nuit d’une manière menaçante.
Plissant les paupières, Lamia croit apercevoir quelqu’un ou quelque chose dont la silhouette s’est découpée un bref instant à la faveur de la phosphorescence de jade. Mais la silhouette a vite disparu, soit à l’intérieur du tombeau, soit parce qu’elle est devenue invisible dans le demi-cercle noir de l’entrée.
Lamia baisse la tête et continue d’avancer, poussée par le vent comme s’il cherchait à la guider de force vers quelque chose de terriblement urgent.
Le milieu de la matinée était déjà là, et la réunion d’état-major n’en finissait pas. Je soupçonnais ces rencontres d’être les mêmes depuis des siècles, avec leurs interventions orales faites sur le même ton monotone, comme un fond sonore immuable, leurs odeurs de café refroidi, consommé en quantités extravagantes, leurs nuages épais de fumée dans l’air, leurs liasses de papier informatique, et ce vertige cortical particulier que crée l’accès fréquemment répété aux données par le moyen des implants personnels. Je suppose que la guerre était quelque chose de beaucoup plus simple que ça quand j’étais jeune. Wellington rassemblait ses hommes, ceux qu’il surnommait avec une vérité dépourvue de toute passion « l’écume de la Terre ». Il ne leur disait rien, et il les envoyait tranquillement au casse-pipe.
Je reportai mon attention sur l’assistance. Nous étions dans une vaste salle aux murs gris agrémentés de rectangles blancs lumineux. Il y avait de la moquette grise au sol, et la table en forme de fer à cheval était d’un gris métallique, avec des disques noirs devant chaque siège et quelques carafes d’eau. La Présidente Meina Gladstone siégeait au sommet de la courbe avec, de part et d’autre, dans l’ordre hiérarchique, les sénateurs, les membres de son cabinet, les militaires et le reste des décideurs subalternes. Derrière eux, autour de petites tables, étaient assis leurs inévitables collaborateurs et assistants, aucun, parmi les militaires de la Force, n’ayant un grade inférieur à celui de colonel. Et, encore derrière eux, sur de simples chaises à l’aspect beaucoup moins confortable, étaient les secrétaires des assistants.
Je n’avais même pas une chaise. Avec quelques autres invités qui, visiblement, n’étaient pas censés participer directement aux débats, je disposais d’un tabouret dans un angle de la salle, à une vingtaine de mètres de la Présidente, et encore plus loin que cela de l’officier coordonnateur, un jeune colonel qui tenait un pointeur lumineux à la main et n’avait pas la moindre trace d’hésitation dans la voix. Derrière lui il y avait un grand panneau d’affichage stratégique gris et or ; devant lui, flottant à quelques dizaines de centimètres du sol, était une omnisphère du genre de celles que l’on trouve dans n’importe quelle fosse holo. De temps à autre, le panneau se brouillait et l’affichage changeait. Occasionnellement, des holos complexes se dessinaient dans l’air. Des reproductions en miniature de tous ces diagrammes s’affichaient sur les disques de la grande table et flottaient au-dessus de certains persocs.
Assis sur mon tabouret, j’observais Gladstone tout en esquissant quelques croquis.
Lorsque j’ouvris les yeux, ce matin-là, dans mon appartement de l’aile résidentielle de la Maison du Gouvernement, la lumière éclatante de Tau Ceti pénétrait à flots dans la chambre entre les tentures couleur de pêche qui s’étaient automatiquement ouvertes à 6 h#nbsp#30, heure prescrite par moi la veille. Durant une ou deux secondes, je me sentis désorienté, perdu, toujours à la poursuite du père Hoyt, sous l’empire de la terreur de tomber nez à nez avec le gritche ou avec Het Masteen. Puis, comme si une force obscure avait brusquement exaucé mon vœu de me laisser retrouver mes propres rêves, il y eut une minute de confusion totale, et je me redressai en haletant dans mon lit, jetant autour de moi des regards paniqués, m’attendant presque à voir la moquette citron et la lumière couleur de pêche se ternir comme le rêve enfiévré qu’elles étaient, ne me laissant plus que la douleur, les crachats, les hémorragies effrayantes, le sang sur les draps, la belle chambre lumineuse faisant place aux ombres du vieil appartement de la Piazza di Spagna avec, au premier plan, le visage sensible de Joseph Severn penché en avant, penché avec sollicitude, en train de m’observer et d’attendre le moment de ma mort.
Je me douchai longuement, à deux reprises, d’abord à l’eau, puis aux soniques. Je revêtis un complet gris posé sur le lit déjà fait lorsque je ressortis de la salle de bains. Je partis ensuite à la recherche du patio est où, comme l’indiquait aimablement un carton que l’on avait posé près du complet neuf, le petit déjeuner était servi à l’intention des hôtes de la Maison du Gouvernement.
Le jus d’orange était fraîchement pressé. Le bacon était authentique et croustillant. Le journal annonçait que la Présidente Gladstone s’adresserait au Retz, via l’Assemblée de la Pangermie et les médias, à 10 h#nbsp#30, heure standard du Retz. Toutes les pages étaient presque entièrement consacrées à la guerre. Des photos bidim de l’armada s’étalaient en couleurs glorieuses. Le général Morpurgo, l’expression grave, avait son portrait en page trois. La légende l’appelait « le héros de la seconde rébellion Height ». Diana Philomel me regarda d’une table voisine où elle était assise face à son pithécanthrope de mari. Sa robe, ce matin, était plus austère, bleu marine et beaucoup moins suggestive, mais une fente sur le côté rappelait un peu le spectacle de la nuit dernière. Elle ne me quitta pas des yeux tandis qu’elle portait délicatement à sa bouche, entre deux doigts aux ongles vernissés, une fine lamelle de bacon, et que Hermund Philomel émettait un grognement satisfait en lisant quelque chose dans l’encart financier.
— Le groupe migrateur extro – communément désigné sous le nom d’essaim – fut repéré pour la première fois dans le système de Camn par un détecteur de distorsion Hawking il y a un peu plus de trois cents années standard, était en train de dire le jeune officier coordonnateur. Dès que l’alerte fut donnée, l’unité opérationnelle n°42 de la Force, déjà constituée en vue de l’évacuation du système d’Hypérion, se mit en mode C+ à partir de Parvati, avec, comme instructions cachetées, la charge d’organiser la mise en place d’un potentiel distrans capable d’assurer la liaison portale avec Hypérion. Simultanément, l’unité opérationnelle n°87-2 fut mise en route au départ de la zone de rassemblement de Solkov-Tikata, autour de Camn III. Ses ordres étaient d’opérer la jonction avec la force d’évacuation du système d’Hypérion, de repérer le groupe migrateur extro, d’engager le combat avec lui et de détruire son potentiel militaire.
Des images de l’armada se formèrent sur le panneau stratégique et devant le jeune colonel. Il fit bouger son pointeur, et une ligne de petits traits rubis traversa le gros hologramme pour illuminer l’un des vaisseaux C3 de la formation.
— L’unité opérationnelle n°87-2 est placée sous le commandement de l’amiral Nashita, à bord du vaisseau Hébrides, continua l’officier coordonnateur.
— Mais oui, mais oui, nous savons déjà tout cela, grogna le général Morpurgo. Au fait, Yani.
Le jeune colonel fit une esquisse de sourire, hocha imperceptiblement la tête à l’intention de Gladstone et du général, puis reprit d’une voix un tout petit peu moins assurée :
— Les messages mégatrans codés en provenance de l’UO 42 depuis les soixante-douze dernières heures standard font état d’engagements directs entre des éléments de reconnaissance de la force d’évacuation et des formations d’avant-garde du groupe migrateur extro…
— L’essaim, interrompit Leigh Hunt.
— C’est cela, fit Yani.
Il se tourna vers le panneau, et les cinq mètres de verre dépoli s’animèrent. Pour moi, ce n’était qu’un fouillis de symboles ésotériques, de vecteurs colorés, de codes militaires et d’acronymes de la Force qui n’évoquaient absolument rien de cohérent. Peut-être les gros bonnets et les politiciens de haut rang qui étaient dans la salle n’y trouvaient-ils pas plus de signification que moi. Personne ne le fit savoir, en tout cas. J’entamai un nouveau croquis de Gladstone, avec le profil de bouledogue de Morpurgo à l’arrière-plan.
— Quoique les premiers rapports aient fait état de quelque chose comme quatre mille sillages laissés par leurs unités de propulsion, continua le colonel appelé Yani (j’aurais été curieux de savoir si c’était son nom de famille ou son prénom), ce chiffre me semble quelque peu trompeur. Comme vous le savez, les… euh… les essaims extros peuvent être constitués par des unités de propulsion indépendantes, dont le nombre peut aller jusqu’à dix mille et plus, c’est vrai, mais qui sont en grande majorité minuscules et non armées, ou bien sans grande valeur militaire. Les signatures mégatrans, hyperfréquences ou en provenance d’autres sources diverses permettent de penser que…
— Excusez-moi, interrompit Meina Gladstone, dont la voix aguerrie et puissante formait un contraste frappant avec le flot sirupeux de paroles qui sortait de la bouche du jeune officier. Pourriez-vous nous dire combien de vaisseaux extros exactement ont une valeur militaire significative ?
— Euh… fit le colonel en jetant un coup d’œil dans la direction de ses supérieurs.
Le général Morpurgo se racla la gorge.
— À notre avis, six cents, sept cents au grand maximum, fit-il. Rien qui puisse nous causer du souci.
La Présidente haussa un sourcil.
— Et quelle est l’importance de nos propres forces ?
Morpurgo fit un signe de tête au jeune colonel pour qu’il se mette au repos, et répondit :
— L’unité opérationnelle 42 comprend une soixantaine de bâtiments. L’unité opérationnelle…
— L’UO 42 est une force d’évacuation ?
Le général Morpurgo acquiesça d’un signe de tête, et je crus lire un rien de condescendance dans son sourire quand il répliqua :
— Oui, madame. L’unité opérationnelle 87-2, notre flotte de combat, qui s’est distranslatée dans le système il y a un peu moins d’une heure, va pouvoir…
— Soixante vaisseaux, c’est tout ce que nous avions à opposer à six ou sept cents bâtiments de guerre ? Vous avez jugé cela suffisant ?
Morpurgo jeta un coup d’œil à l’un des autres officiers assis près de lui, comme pour lui demander d’avoir de la patience avec la Présidente.
— Amplement suffisant, madame, répondit-il. Comprenez bien que six cents unités de propulsion Hawking, cela peut paraître énorme, mais, en réalité, ce n’est rien lorsque ces unités sont affectées à la propulsion de monoplaces, d’appareils de reconnaissance ou bien à celle de ces petits engins d’assaut à cinq places qu’ils appellent des lanciers. L’UO 42 était constituée de près de deux douzaines de vaisseaux de spin, y compris les gros porteurs Olympus Shadow et Neptune Station, capables de lancer chacun plus de cent chasseurs et lance-missiles automatiques.
Morpurgo fourra la main dans sa poche, en sortit une fumette recomb de la taille d’un cigare, sembla se rappeler soudain que Gladstone en désapprouvait l’usage, et la remit dans la poche de sa vareuse.
— Dès que l’UO 87-2 se sera entièrement déployée, reprit-il avec un froncement de sourcils, nous disposerons d’une puissance de feu largement suffisante pour faire face à une douzaine d’essaims.
Les sourcils toujours froncés, il fit signe à Yani de continuer. Le colonel s’éclaircit la voix et orienta son pointeur en direction du panneau.
— Comme vous le voyez, dit-il, l’UO 42 n’a eu aucun mal à s’assurer le contrôle du volume d’espace nécessaire à la mise en place des équipes de construction du modulateur distrans. Cette mise en place a débuté il y a six semaines en temps retzien, et la construction a été achevée hier à 16 h#nbsp#24 standard. Les premières tentatives de harcèlement extros ont été repoussées sans aucune victime du côté de l’UO 42. Au cours de ces dernières quarante-huit heures, une importante bataille s’est livrée entre des éléments d’avant-garde de l’UO et le gros des forces extros. Le point focal de ces engagements se situe à peu près ici…
Il orienta de nouveau son pointeur, et une partie du panneau fut illuminée en bleu.
— Vingt-neuf degrés au-dessus du plan de l’écliptique, trente UA du soleil d’Hypérion, zéro virgule trente-cinq UA de la limite supposée du nuage d’Oört du système.
— Nos pertes ? demanda Leigh Hunt.
— Tout à fait acceptables, compte tenu de la durée de l’engagement, fit le jeune colonel, qui ne s’était probablement jamais trouvé à moins d’une année-lumière d’une ligne de feu ennemie, et dont les cheveux blonds, soigneusement peignés sur le côté, luisaient sous l’éclat intense des spots qui éclairaient le panneau. Vingt-six chasseurs rapides détruits ou portés disparus, reprit-il d’une voix monocorde. Douze lance-missiles automatiques perdus ainsi que trois vaisseaux-torches, le ravitailleur Asquith’s Pride et le croiseur Draconi III.
— Combien de vies humaines ? demanda Meina Gladstone d’une voix très calme.
Yani jeta un rapide coup d’œil à Morpurgo, mais répondit lui-même à la question.
— Environ deux mille trois cents, dit-il. Mais des opérations de sauvetage sont en cours, et nous avons bon espoir de retrouver des survivants du Draconi.
Lissant la manche immaculée de sa veste d’uniforme, il poursuivit :
— Il convient de mettre ce nombre en balance avec la destruction confirmée de cent cinquante vaisseaux de guerre extros au moins. Nos propres raids à l’intérieur du groupe migr… de l’essaim ont eu pour résultat supplémentaire la mise hors de combat de trente à soixante unités, parmi lesquelles on compte plusieurs agricomètes, des vaisseaux minéraliers et au moins un bâtiment de commandement.
Meina Gladstone frotta les uns contre les autres ses doigts noueux.
— Dans le tableau des pertes – je veux parler des nôtres –, avez-vous inclus l’équipage et les passagers du vaisseau-arbre Yggdrasill, que nous avions affrété pour les opérations d’évacuation ?
— Non, madame, s’empressa de répliquer Yani. Il y avait bien une attaque extro en cours à ce moment-là, mais nos analyses indiquent que l’Yggdrasill n’a pas été détruit par un feu ennemi.
De nouveau, Gladstone haussa un sourcil.
— De quelle manière, alors ?
— Sabotage, selon nos informations présentes, fit le colonel en appelant sur le panneau un nouveau diagramme du système d’Hypérion.
Le général Morpurgo consulta son persoc en disant :
— Venez-en aux défenses terrestres, Yani. La Présidente a une allocution à prononcer dans trente minutes exactement.
J’achevai le dessin de Gladstone et de Morpurgo, m’étirai, puis regardai autour de moi à la recherche d’un nouveau sujet. Leigh Hunt représentait un véritable défi, avec ses traits neutres, émaciés, presque insaisissables. Lorsque je relevai les yeux vers le panneau, un globe holo d’Hypérion cessa de tourner et éclata en toute une série de projections à plat : oblique équidistante orthogonale, en canevas de Bonne, orthographique, en rosace, à la Van der Grinten, de Gores, homolosine interrompue de Goode, gnomonique, sinusoïdale, azimutale équidistante, polyconique, à hypercorrection de Kuwatsi, eschérisée par ordinateur, de Briesemeister, de Buckminster, cylindrique de Miller, multicoligraphiée, puis en repro satellite standard, avant de se fondre en une unique carte d’Hypérion de type Robinson-Baird standard.
Je souris. C’était la chose la plus marrante qui s’était passée depuis le début de la réunion. Plusieurs collaborateurs de Gladstone s’agitaient nerveusement. Ils voulaient rester au moins dix minutes avec elle avant la diffusion en direct de son allocution.
— Comme vous le savez déjà, déclara le colonel, Hypérion correspond à quatre-vingt-dix-huit virgule neuf pour cent à la norme de l’Ancienne Terre sur l’échelle de Thuron-Laumier, qui…
— Pour l’amour du ciel, grommela Morpurgo, venez-en à la disposition des troupes, et qu’on en finisse !
— Oui, mon général, fit Yani.
Il déglutit, puis leva son pointeur. Sa voix n’était plus assurée du tout quand il reprit :
— Comme vous le… C’est-à-dire…
Il indiqua le continent Nord, isolé comme un dessin maladroit de la tête et de l’encolure d’un cheval, qui se terminait en ligne brisée à l’endroit où le poitrail et les muscles du dos de l’animal auraient dû commencer.
— Voici Equus. Ce n’est pas sa dénomination officielle, mais tout le monde le désigne sous ce nom depuis… Appelons-le Equus… Ce chapelet de petites îles orienté sud-sud-est s’appelle le Chat et les Neuf Queues. Il s’agit, en réalité, d’un archipel comprenant plus d’une centaine… Quoi qu’il en soit, le deuxième continent important de la planète est Aquila. Vous reconnaissez peut-être la forme d’un aigle de l’Ancienne Terre, avec le bec ici… sur la côte nord-ouest… et les serres bien visibles, là, au sud-ouest. On voit aussi une aile au moins, dressée jusqu’à la côte septentrionale. Ce secteur est appelé le plateau du Pignon. Il est presque inaccessible à cause des forêts des flammes. Vous distinguez ici… et là, au sud-ouest, les principales plantations de fibroplastes.
— La disposition des troupes, grogna Morpurgo.
Je commençai un croquis de Yani. Je m’aperçus qu’il est impossible de rendre l’éclat de la transpiration avec une pointe de graphite.
— Oui, mon général. Le troisième continent est Ursus… Il a un peu la forme d’un ours… Mais nos forces ne l’occupent pas, car il s’agit d’une région antarctique, à peu près inhabitable. Cependant, les Forces territoriales d’Hypérion y maintiennent une station d’écoute…
Yani sembla se rendre compte qu’il bredouillait. Il redressa la tête, s’essuya la lèvre supérieure du dos de la main, et poursuivit d’une voix plus ferme.
— Ici… là… et là… se trouvent les principales installations au sol de la Force.
Tandis que son pointeur illuminait des zones situées à proximité de Keats, la capitale, et sur l’encolure d’Equus, il poursuivit :
— Les unités spatiales de la Force se sont assurées la maîtrise du port spatial de la capitale et des installations spatiales secondaires, situées ici… et ici.
Il désigna les villes d’Endymion et de Port-Romance, toutes les deux sur le continent d’Aquila.
— Les unités terrestres de la Force ont implanté des installations défensives à cet endroit…
Deux douzaines de voyants rouges s’allumèrent. Ils couvraient la majeure partie de l’encolure et de la crinière d’Equus, mais également quelques secteurs du bec d’Aquila et des environs de Port-Romance.
— Ces unités comprennent des bataillons de marines ainsi que des détachements de forces de défense terrestre, sol-air et sol-espace. Le haut commandement souhaite qu’il n’y ait, contrairement à Bressia, aucune bataille au sol. Mais, s’ils lancent une invasion, nous serons prêts à les recevoir.
Meina Gladstone consulta son persoc. Il restait dix-sept minutes avant l’émission.
— Parlez-nous du dispositif d’évacuation, demanda-t-elle.
L’assurance toute récente de Yani tomba en poussière. Il se tourna d’un air désemparé vers ses officiers supérieurs.
— Aucune évacuation n’est prévue, déclara l’amiral Singh. C’était une ruse, un leurre destiné aux Extros.
Gladstone tapota l’un contre l’autre les bouts de ses cinq doigts écartés.
— Il y a plusieurs millions de civils sur Hypérion, amiral.
— Je le sais, fit Singh. Et nous les protégerons. Mais même l’évacuation des soixante mille citoyens de l’Hégémonie est tout à fait hors de question. Ce serait le chaos si nous permettions aux trois millions de personnes qui peuplent cette planète de se répandre dans le Retz. D’ailleurs, pour des raisons techniques de sécurité, ce n’est vraiment pas possible.
— À cause du gritche ? demanda Leigh Hunt.
— Pour raisons de sécurité, répéta le général Morpurgo.
Il se leva, et prit le pointeur des mains de Yani. Le jeune officier demeura indécis quelques secondes, ne trouvant pas d’endroit où se mettre, assis ou debout. Il gagna alors le fond de la salle, non loin de l’endroit où je me trouvais, et adopta la position de repos, le petit doigt de la main droite sur la couture du pantalon, le regard fixé sur un point, proche du plafond, où il voyait peut-être déjà la fin de sa carrière militaire.
— L’unité opérationnelle 87-2 a pris position à l’intérieur du système, déclara Morpurgo. Les Extros se sont repliés au centre de leur essaim, à une soixantaine d’UA d’Hypérion. En tout état de cause, nous contrôlons la situation dans le système. Nous contrôlons Hypérion. Nous nous attendons à une contre-offensive, mais nous sommes en mesure de la contenir. En tout état de cause, je le répète, Hypérion fait maintenant partie du Retz. Avez-vous des questions ?
Il n’y en eut pas. Gladstone sortit rapidement avec Leigh Hunt, une meute de sénateurs, et ses collaborateurs immédiats. Les galonnés se dispersèrent pour participer à des conciliabules, apparemment dans l’ordre dicté par la hiérarchie. Les secrétaires se dispersèrent. Les rares journalistes admis dans la salle coururent à leurs imageurs, qui attendaient dehors avec les techniciens. Le jeune colonel, Yani, demeurait le petit doigt sur la couture du pantalon, le regard dans le vague, le visage blême.
Je restai là quelque temps à contempler le panneau représentant Hypérion. La ressemblance du continent Equus avec un cheval était accentuée à cette distance. De l’endroit où j’étais assis, je distinguais tout juste les montagnes de la Chaîne Bridée et la couleur orangée du plateau désertique situé sous l’« œil » du cheval. Il n’y avait aucune marque de position défensive de la Force au nord-est des montagnes, aucun symbole à l’exception d’une petite lumière rouge qui devait être la Cité des Poètes. Les Tombeaux du Temps n’étaient pas indiqués, comme s’ils n’avaient aucune signification militaire, comme s’ils n’avaient aucun rôle à jouer dans les opérations en cours. Mais je savais, moi, à quoi m’en tenir là-dessus. Et j’avais dans l’idée que la guerre tout entière, les mouvements de milliers de personnes, le sort de millions ou peut-être de milliards d’humains dépendaient des actions de six individus qui se trouvaient actuellement sur le territoire orangé dépourvu de toute marque.
Je fermai mon carnet d’esquisses, rangeai mes crayons dans mes poches, cherchai des yeux la sortie, en trouvai une, et quittai rapidement la salle.
Leigh Hunt me croisa dans l’un des longs couloirs qui menaient à l’entrée principale.
— Vous sortez ?
Je pris une grande inspiration.
— C’est interdit ?
Il sourit, si toutefois il était permis d’appeler ce léger soulèvement des coins de ses fines lèvres un sourire.
— Bien sûr que non, H. Severn. Mais la Présidente m’a prié de vous dire qu’elle souhaitait avoir un nouvel entretien avec vous cet après-midi.
— À quelle heure ?
Il haussa les épaules.
— Quand vous voudrez. Dès qu’elle aura fini son discours.
Je hochai lentement la tête. Des millions, littéralement, de demandeurs d’emploi, de représentants de groupes de pression, de biographes en puissance, d’hommes d’affaires, d’admirateurs ou d’assassins potentiels auraient donné n’importe quoi ou presque pour avoir une minute d’entretien avec la personne la plus éminente de l’Hégémonie, pour passer quelques secondes en tête à tête avec la Présidente Gladstone. Et moi, je pouvais la voir « quand je voudrais ». Qui a dit que l’univers était sensé ?
Frôlant Leigh Hunt au passage, je gagnai la sortie.
Par tradition, la Maison du Gouvernement n’avait pas de portes distrans dans ses murs. Il fallait marcher un peu pour franchir les contrôles de la sécurité, et traverser le jardin jusqu’au bâtiment blanc sans étage qui servait de quartier général et de terminex à la presse. Les médiatiques étaient groupés autour de la fosse centrale de visionnement, où la voix et le visage familiers de Lewellyn Drake, le porte-parole de l’Assemblée de la Pangermie, fournissait à l’assistance des explications circonstanciées sur le discours de la Présidente Gladstone, qu’il déclarait être « d’une importance vitale pour l’Hégémonie ». Je fis un signe de tête dans sa direction, découvris une porte distrans libre, insérai ma plaque universelle et sortis à la recherche d’un bar tranquille.
Le Quartier Marchand était, une fois que l’on se trouvait à l’intérieur, le seul endroit du Retz où l’on pouvait se distransporter gratuitement. Chaque monde du Retz avait réservé au moins l’une de ses plus belles artères urbaines – une vingtaine sur TC2 – aux achats, aux distractions, aux restaurants de luxe et aux bars. Surtout aux bars.
Tout comme le fleuve Téthys, le Quartier Marchand sinuait à travers des portails distrans de dimensions militaires qui faisaient aisément deux cents mètres de haut. Compte tenu de l’effet d’enroulement, on avait l’impression de se trouver sur une artère de longueur infinie, un tore de délices matériels qui continuait sur cent kilomètres. On pouvait se tenir, comme moi ce matin-là, sous le soleil éclatant de Tau Ceti, et contempler le Quartier Marchand en enfilade jusqu’à l’allée des plaisirs de Deneb Drei la nuit, avec tous ses néons et ses holos. On apercevait même une partie de l’avenue principale de Lusus, que l’on savait se prolonger par les boutiques de luxe ombragées du Bosquet de Dieu, avec son esplanade en mosaïque et ses ascenseurs conduisant à la Cime de l’Arbre, le restaurant le plus cher de tout le Retz.
Je n’avais rien à faire de tout cela. Je voulais juste trouver un petit bar sympa.
Les bars de TC2 étaient trop fréquentés par les bureaucrates, les médiatiques et les hommes d’affaires du coin. Je pris donc une navette et descendis dans l’artère principale de Sol Draconi Septem, dont la gravité décourageait beaucoup de gens. Elle me décourageait un peu aussi, mais j’étais sûr, au moins, de trouver moins de monde, et uniquement des gens qui étaient venus là pour boire un verre.
Je jetai mon dévolu sur un établissement situé au niveau du sol. Il était à moitié caché par les piliers de soutènement et les glissières d’évacuation des principaux treillis commerciaux, et il faisait très sombre à l’intérieur. Les murs étaient sombres, les boiseries étaient sombres, et même les clients avaient la peau aussi foncée que la mienne était pâle. C’était l’endroit idéal pour boire un coup, et je ne m’en privai pas. Je commençai par un double scotch, et je continuai méthodiquement dans cette voie.
Même dans un endroit pareil, je ne pouvais pas me débarrasser complètement de Gladstone. À l’extrémité opposée de la salle, un écran plat montrait le visage de la Présidente sur le fond bleu et or qu’elle utilisait toujours pour ses allocutions télévisées. Plusieurs consommateurs s’étaient groupés pour la regarder. J’entendis quelques bribes de son discours : « … pour assurer la sécurité des citoyens de l’Hégémonie et… ne pouvons laisser menacer l’intégrité du Retz et des mondes alliés… j’ai donc donné mon accord à une riposte militaire massive contre… »
— Baissez-moi ce foutu truc !
Je fus étonné de me rendre compte que c’était moi qui étais en train de hurler ainsi. Les consommateurs me jetèrent des regards noirs par-dessus leur épaule, mais ils baissèrent le son. Je suivis quelques instants les mouvements des lèvres de Gladstone, puis je fis signe au barman de me servir un autre double scotch.
Un peu plus tard, plusieurs heures, peut-être, levant le nez de mon verre, je m’aperçus que quelqu’un était assis en face de moi dans le compartiment obscur. Il me fallut quelque temps pour reconnaître cette personne en l’absence d’une lumière suffisante. Un instant, mon cœur battit plus fort et je pensai : « Fanny !#nbsp#» ; mais, clignant des yeux une seconde fois, je murmurai :
— Lady Philomel…
Elle portait la même robe bleu marine qu’au petit déjeuner, mais le décolleté semblait plus échancré. Son visage et ses épaules semblaient briller d’une lueur propre dans la semi-obscurité.
— H. Severn, murmura-t-elle dans un souffle à peine audible, je suis venue vous faire tenir votre promesse.
— Ma promesse ?
Je fis signe au barman de venir, mais il n’eut aucune réaction. Fronçant les sourcils, je me tournai vers Lady Philomel.
— Quelle promesse ?
— De faire mon portrait, naturellement. Auriez-vous oublié votre engagement d’hier soir ?
Je fis claquer mes doigts, mais le barman insolent ne daignait toujours pas regarder de mon côté.
— Je vous ai déjà dessinée, dis-je à Lady Philomel.
— C’est exact, mais pas entièrement.
Je soupirai et vidai le reste de mon scotch.
— J’ai encore besoin de boire, murmurai-je.
— C’est ce que je vois, fit-elle en souriant.
J’allais me lever pour passer ma commande au barman, mais je me ravisai et me laissai aller en arrière contre le bois patiné de la banquette.
— Armageddon ! m’exclamai-je en regardant avec fixité la femme assise en face de moi, les paupières plissées pour que son image ne soit plus trouble. Ils sont en train de jouer à Armageddon. Vous connaissez ce mot, chère madame ?
— Je ne crois pas qu’ils accepteront de vous servir encore de l’alcool. Pourquoi ne pas venir chez moi ? Vous pourrez boire tout en dessinant mon portrait.
Je plissai de nouveau les paupières, d’un air rusé. J’avais peut-être un petit coup de trop dans le nez, mais cela n’altérait nullement mes facultés mentales.
— Votre mari, fis-je d’une voix pâteuse.
Diana Philomel sourit une nouvelle fois, d’un air radieux.
— Il va passer plusieurs jours à la Maison du Gouvernement, me dit-elle d’une voix encore plus basse. Il ne peut se permettre de s’éloigner du centre du pouvoir en un moment pareil. Venez, ma voiture nous attend dehors.
Je n’ai pas le souvenir d’avoir payé, mais je suppose que, si ce n’est pas moi, c’est Lady Philomel qui l’a fait. Je ne me souviens pas non plus d’avoir été aidé à sortir et à monter dans sa voiture, mais c’est peut-être son chauffeur qui l’a fait. J’ai vaguement en mémoire un homme vêtu d’une tunique et d’un pantalon gris, contre lequel je me suis appuyé un instant.
Le VEM avait un toit en forme de bulle, polarisé de l’extérieur, mais parfaitement transparent de l’intérieur. Affalé sur les coussins moëlleux, je comptai une, puis deux portes distrans, et nous nous éloignâmes du Quartier Marchand, gagnant de l’altitude au-dessus des champs bleutés sous un ciel jaune. De riches demeures, faites d’un bois qui ressemblait à de l’ébène, se dressaient au sommet des collines entourées de champs de pavots et de lacs d’airain. Le vecteur Renaissance ? C’était trop difficile à dire pour le moment. Je laissai aller ma tête contre la verrière et décidai de tout oublier un instant ou deux. Il fallait que je sois en forme pour faire le portrait de Lady Philomel… et tout le reste.
Pendant ce temps, le paysage continuait de défiler au-dessous de nous.
Le colonel Fedmahn Kassad suit Brawne Lamia et le père Hoyt dans la direction du Tombeau de Jade à travers la tempête de sable. Il a menti à Lamia. Sa visière infrarouge et ses détecteurs fonctionnent correctement malgré les décharges électriques qui grésillent dans l’atmosphère autour de lui. Il lui a semblé que sa meilleure chance de tomber sur le gritche était de suivre ses deux compagnons. Il se souvient du temps où il chassait le lion des montagnes sur Hébron. Il fallait attacher une chèvre à un piquet, et attendre.
Les données en provenance des détecteurs qu’il a installés aux abords du camp défilent en clignotant sur son écran tactique et forment un murmure continuel dans son implant. Il a pris un risque calculé en abandonnant là-bas Weintraub et sa fille ainsi que Martin Silenus et le consul, endormis sans aucune autre protection que les alarmes et les défenses automatiques. Mais il doute sérieusement qu’on puisse arrêter le gritche de quelque manière que ce soit. Ils ne sont rien de plus, tous, que des chèvres attachées à un piquet, et qui attendent. Lui, c’est cette fille, le fantôme appelé Monéta, qu’il est décidé à retrouver avant de mourir.
Le vent a encore forci. Il hurle aux oreilles de Kassad, réduisant à zéro la visibilité, crépitant contre son armure d’impact. Les dunes sont illuminées par les décharges électriques. Des éclairs en miniature entourent ses bottes et ses jambes tandis qu’il avance à grands pas pour ne pas perdre de vue la signature thermique de Lamia. Les informations affluent du persoc de cette dernière. Mais les canaux fermés du père Hoyt indiquent seulement qu’il est vivant et qu’il continue d’avancer.
Kassad passe sous les ailes déployées du Sphinx. Il en sent le poids invisible au-dessus de lui, en suspens comme le talon d’une botte de géant prête à l’écraser. Puis il descend dans la vallée, repère le Tombeau de Jade à son absence d’émissions thermiques ou infrarouges et à ses contours froids. Hoyt pénètre en ce moment même dans le demi-cercle qui marque l’entrée. Lamia le suit à une vingtaine de mètres. Rien d’autre ne bouge dans toute la vallée. Les détecteurs du camp, cachés par les ténèbres et la tempête derrière Kassad, indiquent que Sol et son bébé sont en train de dormir et que le consul est couché, éveillé mais immobile. Il n’y a absolument rien d’autre dans le secteur.
Kassad retire la sécurité de son arme et s’avance à pas rapides sur ses grandes jambes. Il donnerait cher, en cet instant, pour disposer d’un sat de repérage et de fréquences tactiques complètes au lieu d’avoir à se contenter d’une image partielle d’une situation fragmentée. Il hausse les épaules à l’intérieur de son armure d’impact, et continue d’avancer.
Brawne Lamia a du mal à franchir les quinze derniers mètres qui la séparent du Tombeau de Jade. Le vent a maintenant la force d’une véritable tornade, et la renverse par deux fois dans le sable. Les éclairs sont à présent en grandeur nature, ils fendent le ciel de leurs gigantesques zigzags qui illuminent le tombeau fluorescent devant eux. Deux fois, elle essaie d’appeler Hoyt, Kassad ou les autres, au camp, certaine que personne ne saurait dormir au milieu de tout ce déchaînement. Mais son persoc et ses implants ne reçoivent que des parasites, leurs circuits à large bande ne captent que des bruits aberrants. Après sa deuxième chute, Lamia se redresse sur les genoux et regarde devant elle. Elle n’a perçu aucun signe de la présence de Hoyt, à part la silhouette fugace qu’il lui a semblé entrevoir, au début, se dirigeant vers l’entrée en forme de demi-cercle.
Lamia serre dans son poing l’automatique de son père et se remet debout. Elle se laisse pousser par le vent sur les derniers mètres. Elle s’immobilise devant l’entrée voûtée.
Peut-être sous l’effet de la tempête ou de quelque autre phénomène électrique, le Tombeau de Jade luit d’un vert phosphorescent et bilieux qui colore les dunes et donne à ses poignets et à ses mains un aspect d’outre-tombe. Lamia fait une dernière tentative pour communiquer avec quelqu’un sur son persoc, puis elle entre dans le tombeau.
Le père Lénar Hoyt, de la Compagnie de Jésus, vieille de douze cents ans, résident du Nouveau-Vatican sur Pacem, et serviteur loyal de Sa Sainteté le pape Urbain XV, est en train de hurler des obscénités.
Hoyt est perdu, et il souffre de manière atroce. Les vastes chambres attenantes à l’entrée Tombeau de Jade se sont rétrécies ; le corridor s’est enroulé tant de fois sur lui-même que le père Hoyt est maintenant égaré dans une enfilade de catacombes aux parois phosphorescentes, formant un labyrinthe qui n’a plus aucun rapport avec ce qu’il a visité le jour ni avec les cartes qu’il a laissées derrière lui. La douleur, avec laquelle il vit depuis des années, depuis que la tribu des Bikuras lui a implanté les deux cruciformes, le sien et celui de Paul Duré, la douleur menace maintenant de le rendre fou, tant elle est devenue intense.
Le couloir se resserre encore. Lénar Hoyt pousse un hurlement dont il n’a même plus conscience. C’est à peine s’il a conscience des horreurs qu’il hurle. Il n’a plus prononcé de tels mots depuis son enfance. Il veut être libéré. Libéré de la douleur. Libéré du fardeau de la personnalité ADN du père Duré. Libéré du fardeau de l’âme du père Duré, qu’il doit transporter avec lui… dans le parasite en forme de croix incrusté dans son dos. Libéré, aussi, de la terrible malédiction de sa propre résurrection maudite par le cruciforme de sa poitrine.
Tout en hurlant, cependant, le père Hoyt sait très bien que ce ne sont pas les Bikuras, à présent disparus, qui l’ont condamné à de telles souffrances. La tribu des anciens colons, ressuscités tant de fois par leurs cruciformes qu’ils en sont devenus débiles, n’était qu’un simple véhicule pour leur ADN et celui de leurs parasites, ils étaient en réalité des prêtres, eux aussi, les prêtres du gritche.
Le père Hoyt, de la Compagnie de Jésus, a apporté avec lui un flacon d’eau bénite consacrée par Sa Sainteté, des espèces eucharistiques sanctifiées par une grand-messe solennelle, et un exemplaire de l’ancien rite sacerdotal de l’exorcisme. Ces objets, auxquels il n’a plus pensé jusqu’à maintenant, sont scellés dans une bulle de perspex, au fond d’une poche de sa cape.
Il trébuche contre un muret, et hurle de nouveau sa douleur. La souffrance qu’il ressent maintenant est indescriptible. L’ampoule d’ultramorphine qu’il s’est injectée il y a seulement un quart d’heure n’agit plus. Il hurle et arrache ses vêtements, déchire sa lourde cape, sa tunique noire et son col romain, son pantalon, sa chemise, ses sous-vêtements, jusqu’à ce qu’il se retrouve tout nu, frissonnant de douleur et de froid, dans les corridors phosphorescents du Tombeau de Jade, hurlant des obscénités dans la nuit.
Il s’avance en chancelant, trouve une ouverture et débouche dans une salle plus vaste que toutes celles dont il a le souvenir après les recherches effectuées dans la journée. Des murs nus et translucides se dressent sur trente mètres de haut, de part et d’autre d’un vaste espace libre. Il trébuche de nouveau, continue à quatre pattes, et s’aperçoit que le sol est devenu presque transparent. Sa vue plonge, sous la fine membrane qui supporte son poids, au fond d’un puits vertical de mille mètres ou plus, d’où montent des flammes qui éclairent maintenant la salle d’une pulsation rouge-orange venue de tout en bas.
Hoyt se laisse rouler sur le côté et éclate de rire. Si c’est une image de l’enfer fabriquée à son intention, c’est un fiasco. L’idée qu’il se fait de l’enfer est plus tactile que visuelle. C’est la douleur qui se déplace en lui comme des lames de rasoir ébréchées à l’intérieur de ses veines et de ses boyaux. C’est aussi le souvenir des enfants affamés dans les bidonvilles d’Armaghast, et le sourire des politiciens qui envoient les jeunes à la mort dans les guerres coloniales. L’enfer, pour lui, c’est de savoir que son Église est en train de mourir lentement sous ses yeux, qu’elle mourait déjà du vivant de Duré, et que ses derniers fidèles constituent une poignée de vieillards remplissant à peine quelques travées dans les énormes cathédrales de Pacem. L’enfer, c’est l’hypocrisie qui consiste à continuer de dire la messe du matin avec, à côté du cœur, l’obscénité maléfique du cruciforme animé de sa pulsation propre.
Il y a un soudain courant d’air chaud, et il voit toute une section du sol qui s’ouvre, créant une trappe donnant sur le puits béant sous lui. La salle s’emplit d’une puanteur de soufre. Hoyt éclate de rire devant ce nouveau cliché, mais son rire, en quelques secondes, se transforme en sanglots. Il est maintenant à genoux, et il essaie d’arracher, de ses ongles sanglants, les cruciformes incrustés dans son dos et sur son torse. Les parties saillantes en forme de croix semblent briller d’une lueur propre dans la pénombre rougeoyante. Il entend le ronflement des flammes au-dessous de lui.
— Hoyt !
Secoué par les sanglots, il se tourne vers la femme – Lamia – dont la silhouette se découpe dans l’entrée. Elle fixe un point derrière lui, en braquant un revolver ancien, les yeux écarquillés.
Le père Hoyt sent la chaleur intense derrière lui. Il entend le rugissement d’une fournaise lointaine ; mais, par-dessus cela, il entend aussi, soudain, un glissement lourd de métal sur la pierre. Comme des pas. Sans cesser d’agripper les vergetures sanglantes de sa poitrine, il se retourne, s’écorchant les genoux sur le sol.
Il voit d’abord l’ombre : dix mètres de haut, toute en angles saillants, hérissée de piquants, de lames et de jointures. Puis, à la faveur de la lumière pulsante sur un fond d’ombres noires, il voit briller ses yeux aux cent, aux mille facettes… Ils sont rouges comme un laser à travers des rubis, et ils éclairent, plus bas, le collier d’épines d’acier et le torse de vif-argent qui reflète les ombres et les flammes.
Brawne Lamia décharge l’automatique de son père. Les détonations résonnent, sèches, par-dessus le grondement de la fournaise.
Le père Lénar Hoyt pivote vers elle, la main levée.
— Non ! Ne faites pas ça ! hurle-t-il. Il exauce un vœu ! Il faut que je lui présente…
Le gritche, qui se trouvait à un endroit situé à cinq mètres d’elle, se trouve soudain à un autre endroit, séparé de Hoyt par moins d’une longueur de bras. Lamia cesse de tirer. Hoyt lève la tête, aperçoit son propre reflet dans les chromes à moitié noircis par le feu de la carapace du monstre… Puis il voit quelque chose d’autre, à cet instant, dans le regard du gritche, et la créature disparaît. Il n’y a plus rien. Le père Hoyt lève lentement la main, se touche la gorge, presque machinalement, contemple un instant la cascade de lumière rouge qui lui couvre les mains, le torse, le cruciforme, le ventre…
Il se retourne vers le seuil pour voir Lamia, les yeux toujours écarquillés de terreur, toujours sous le choc, qui ne regarde plus le gritche, maintenant, mais lui, le père Hoyt de la Compagnie de Jésus, et il prend conscience, en cet instant, que la douleur a disparu. Il ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais il n’en sort rien d’autre que du rouge, encore du rouge, une cascade de rouge. Il baisse les yeux et s’aperçoit, pour la première fois, qu’il est nu. Il voit le sang couler comme si quelqu’un avait renversé, au-dessus de lui, un seau de peinture rouge. Puis tout s’assombrit tandis qu’il tombe, la tête la première, vers le sol et dans les profondeurs lointaines qui s’ouvrent au-dessous de lui.
Le corps de Diana Philomel était aussi parfait que pouvaient le rendre la chirurgie plastique et la science des ARNistes. Je m’attardai au lit pour l’admirer plusieurs minutes après m’être réveillé. Elle était tournée de l’autre côté, et les courbes classiques de ses reins, de ses hanches et de son dos offraient à mes yeux une géométrie plus belle et plus puissante que tout ce qu’avait pu découvrir Euclide. Les deux fossettes visibles au bas du dos, juste avant l’évasement à vous couper le souffle du merveilleux postérieur d’une blancheur de lait, la tendre intersection des angles, le dos des cuisses lisses et fermes, cela représentait un spectacle plus sensuel et plus parfait que tout ce que l’anatomie mâle, sous n’importe lequel de ses aspects, pouvait espérer avoir à offrir.
Lady Diana était endormie, ou, du moins, le semblait. Nos vêtements jonchaient une large étendue de moquette verte. Une épaisse lumière, teintée de rose et de bleu, entrait à flots par une large fenêtre à travers laquelle étaient visibles des cimes d’arbres gris et or. De grandes feuilles de papier à dessin gisaient un peu partout, sur nos vêtements épars et dessous. Je me penchai du côté gauche du lit, pour ramasser l’une de ces feuilles, sur laquelle étaient esquissés une paire de seins, des cuisses, un bras retravaillé à la hâte, un visage sans traits. Réaliser un croquis sur le vif, en état d’ivresse et sous le coup d’une tentative de séduction, n’est pas la meilleure garantie d’un travail artistique de qualité.
Je me remis sur le dos en gémissant doucement, et m’absorbai dans l’étude contemplative des moulures du plafond, à quatre mètres au-dessus de moi. Si celle qui était couchée à mes côtés avait été Fanny, je n’aurais pas souhaité bouger d’ici pour tout l’or du monde. Mais, comme ce n’était pas le cas, je me glissai hors des couvertures et récupérai mon persoc, notant au passage que c’était le petit matin sur Tau Ceti Central et que quatorze heures s’étaient écoulées depuis l’heure de mon rendez-vous avec la Présidente. Puis je m’éloignai sur la pointe des pieds en direction de la salle de bains, à la recherche d’une pilule contre la gueule de bois.
Il y avait tout un choix de médicaments dans l’armoire à pharmacie de Lady Diana. Outre l’aspirine et les endorphines habituelles, je reconnus des stims, des tranks, des tubes de flash-back, des pommades orgastiques, des dérivateurs sensoriels, des vaporisateurs de cannabis, des cigarettes de tabac non recomb et une centaine de drogues diverses moins faciles à identifier. Je dénichai un verre et me forçai à avaler deux Lendemains, qui firent disparaître mon mal de tête et mes nausées en quelques secondes.
Lady Diana était réveillée et assise au milieu du lit, toujours nue, lorsque je retournai dans la chambre. Mon sourire se figea lorsque j’aperçus les deux hommes dans l’encadrement de la porte qui donnait à l’est. Aucun des deux n’était son mari, bien qu’ils fussent à peu près de la même carrure, sans cou, avec des battoirs à la place des mains, et une gueule correspondant tout à fait au style d’Hermund Philomel.
Il y a sans doute eu, dans le long cours de l’histoire des hommes, un ou deux mâles capables de se trouver, totalement nus et pris au dépourvu, devant deux inconnus habillés et à l’air menaçant, peut-être des rivaux amoureux, sans éprouver le besoin de se faire tout petits, de cacher leurs parties génitales, de se pencher en avant, et tout cela sans se sentir totalement vulnérables et grevés d’un lourd désavantage. Mais je ne suis pas de cette trempe-là.
Je me courbai en avant, couvris mes parties génitales à deux mains, et courus vers la salle de bains en bredouillant :
— Qu’est-ce que… qui… ?
Je tournai les yeux vers Diana Philomel pour implorer son aide, et vis le sourire qui y flottait. Un sourire qui correspondait à la cruauté que j’avais lue depuis le début dans ses yeux.
— Saisissez-le. Vite ! ordonna mon ex-amante.
Je réussis à atteindre la salle de bains, et j’étais sur le point d’actionner la commande manuelle de dilatation du diaphragme de la porte lorsque le premier des deux hommes me saisit le poignet, me tira violemment en arrière vers la chambre et me poussa dans les bras de son comparse. Ils devaient être tous les deux natifs de Lusus ou d’un autre monde à gravité élevée. Si ce n’était pas le cas, cela voulait dire qu’ils se nourrissaient exclusivement de stéroïdes et de cellules Samson. Ils jouaient au ping-pong avec moi sans faire aucun effort. De toute manière, leur stature importait peu. En dehors de ma très brève carrière de bagarreur dans les préaux, mon existence – ou le souvenir que j’en avais – ne m’offrait que très peu d’exemples où j’étais sorti vainqueur d’un affrontement de ce genre. Il suffisait d’un seul regard aux deux types qui s’amusaient en ce moment à mes dépens pour savoir qu’ils étaient du genre de ceux que l’on trouve couramment dans les livres, mais auxquels on ne croit pas vraiment dans la réalité, et qui sont capables de vous briser un os, de vous aplatir le nez ou de vous fêler une rotule sans éprouver plus de scrupules que moi quand je jette un stylo qui a cessé d’écrire.
— Vite ! souffla de nouveau Lady Diana.
Je ratissai l’infosphère, la mémoire de la maison, le persoc implanté de Diana, les fils ténus qui reliaient les deux gorilles à l’univers de l’information. Je savais, maintenant où j’étais (le domaine Philomel, à six cents kilomètres de Pirre, dans la ceinture agricole du secteur terraformé de Renaissance Minor), et quelle était l’identité exacte des deux gorilles (Debin Farrus et Hemmit Gorma, employés à la sécurité pour le compte du Syndicat des racleurs de boue d’Heaven’s Gate). Mais je n’avais toujours pas la moindre idée de la raison pour laquelle l’un de ces sbires était assis sur moi, son genou dans le creux de mon dos, pendant que l’autre écrabouillait mon persoc sous son talon et faisait glisser des menottes à osmose sur mon poignet et le long de mon avant-bras…
En entendant l’injonction de Lady Diana, je cessai toute résistance.
— Qui êtes-vous ?
— Joseph Severn.
— C’est votre vrai nom ?
— Non.
Je sentais les effets du sérum de vérité, et je savais que je pouvais le déjouer simplement en me retirant, en m’enfonçant dans l’infosphère ou en me réfugiant dans le TechnoCentre. Mais j’aurais ainsi abandonné mon corps à ceux qui me questionnaient. Je préférais rester. J’avais les yeux fermés, mais je n’eus pas de mal à reconnaître la voix de Lady Philomel qui me demanda :
— Qui êtes-vous en réalité ?
Je soupirai. Il n’était pas facile de répondre sincèrement à cette question.
— John Keats, murmurai-je enfin.
Leur silence m’apprit que ce nom ne représentait rien pour eux.
Et pourquoi aurait-il représenté quelque chose ? me demandais-je. J’avais moi-même prédit un jour que mon nom serait « écrit dans l’eau ». Bien qu’incapable de remuer ou d’ouvrir les yeux, je n’avais aucun mal à ratisser l’infosphère pour suivre leurs vecteurs d’accès. Le nom du poète n’était que l’un des huit cents John Keats figurant sur les listes du fichier public. Mais ils ne songeaient pas à s’intéresser à quelqu’un qui était mort depuis neuf cents ans.
— Pour qui travaillez-vous ? me demanda alors la voix d’Hermund Philomel, ce qui me surprit un peu, je ne sais pas pourquoi.
— Pour personne.
Il y eut un faible effet Doppler lorsqu’ils tinrent un conciliabule.
— Est-il possible qu’il résiste à la drogue ?
— Personne ne peut y résister, fit la voix de Diana. Elle peut causer la mort du sujet auquel on l’administre, mais il est impossible qu’il y résiste.
— Que se passe-t-il, alors ? demanda Hermund. Pourquoi Gladstone introduirait-elle quelqu’un d’insignifiant au conseil à la veille de la guerre ?
— Il vous entend, vous savez, fit la voix de l’un des gorilles.
— Quelle importance ? demanda Diana. Il ne survivra pas à l’interrogatoire, de toute manière.
Je perçus de nouveau sa voix, dirigée vers moi, cette fois-ci.
— Pourquoi la Présidente vous a-t-elle demandé d’assister au conseil…, John ?
— Sais pas très bien. Sans doute pour avoir des nouvelles des pèlerins.
— Quels pèlerins ?
— Les pèlerins du gritche.
Quelqu’un d’autre fit du bruit.
— Chut ! fit Diana Philomel. Vous voulez dire les pèlerins du gritche sur Hypérion, John ? reprit-elle en s’adressant à moi.
— Oui.
— Il y a un pèlerinage en cours ?
— Oui.
— Et pour quelle raison Gladstone a-t-elle besoin de vous ?
— Parce que je les vois en rêve.
Il y eut une exclamation écœurée. Hermund murmura :
— Il est complètement cinglé. Même sous sérum de vérité, il ne sait pas qui il est, et maintenant, il nous raconte n’importe quoi. Finissons-en avec ce…
— Tais-toi, fit Lady Diana. Gladstone n’est pas cinglée, elle. N’oublie pas qu’elle l’a fait venir spécialement. Qu’est-ce que ça signifie, quand vous dites que vous les voyez en rêve, John ?
— Je rêve les impressions ressenties par la première personnalité Keats récupérée.
Ma voix était pâteuse, comme si j’étais en train de parler dans mon sommeil.
— Il s’est recâblé dans l’un des pèlerins quand ils ont assassiné son corps. À présent, il hante leur microsphère. J’ignore comment ses perceptions sont devenues mes rêves. Peut-être que mes actions sont ses rêves à lui. Je ne sais pas.
— Complètement dingue ! s’écria Hermund.
— Mais non, fit Lady Diana d’une voix tendue, presque paralysée par le choc. John, êtes-vous un cybride ?
— Oui.
— Par Allah et Jésus ! s’exclama-t-elle.
— Qu’est-ce que c’est que ça, un cybride ? fit l’un des gorilles, qui avait une voix haut perchée, presque féminine.
Il y eut quelques instants de silence, puis la voix de Diana reprit :
— Crétin ! Les cybrides étaient des annexes de personnalités humaines créées par le TechnoCentre. Il y en avait quelques-uns qui siégeaient à l’Assemblée consultative jusqu’à la fin du siècle dernier, où ils ont été interdits.
— Des androïdes ? Un truc comme ça ? demanda le deuxième gorille.
— La ferme ! s’écria Hermund.
— Non, répondit Diana. Les cybrides étaient des êtres génétiquement parfaits, recombinés à partir d’ADN remontant à l’Ancienne Terre. Il suffisait d’un fragment d’os, d’un cheveu… John, vous m’entendez, John ?
— Oui.
— John, vous êtes un cybride… Savez-vous qui était votre modèle original ?
— Oui. John Keats.
Je l’entendis prendre une inspiration prolongée.
— Qui est… Qui était… John Keats ?
— Un poète.
— À quelle époque a-t-il vécu ?
— De 1795 à 1821.
— Selon quel calendrier, John ?
— Ancienne Terre d’Avant la Mort. Époque moderne, préhégirienne.
La voix d’Hermund s’interposa, nerveuse :
— John, êtes-vous… en contact avec le TechnoCentre, en ce moment ?
— Oui.
— Pouvez-vous… Avez-vous la possibilité de communiquer avec eux malgré le sérum ?
— Oui.
— Bordel ! fit le gorille à la voix de soprano.
— Il faut foutre le camp d’ici, lança Hermund.
— Encore une minute, murmura Diana. Il faut absolument que nous sachions si…
— On ne peut pas l’emmener avec nous ? demanda le gorille à la voix plus grave.
— Crétin ! lui dit Hermund. Tant qu’il est vivant et en contact avec l’infosphère… Merde, ça signifie qu’il est dans le TechnoCentre. Son esprit est là-bas… Il peut communiquer quand il veut avec Gladstone, avec le Vice-Président, avec la Force… N’importe qui !
— Tais-toi un peu, lança Lady Diana. Nous l’éliminerons dès que j’en aurai fini avec lui. Encore quelques questions. John ?
— Oui ?
— Pourquoi Gladstone a-t-elle besoin de savoir ce qui arrive aux pèlerins gritchtèques ? Y a-t-il un rapport avec la guerre contre les Extros ?
— Je ne sais pas très bien.
— Merde, chuchota Hermund. Foutons le camp !
— Tais-toi. John, d’où venez-vous au juste ?
— J’ai vécu sur Espérance durant les dix derniers mois.
— Et avant cela ?
— Avant cela, c’était la Terre.
— Quelle Terre ? demanda Hermund. La Nouvelle-Terre ? La Terre n°2 ? La Cité de la Terre ? Laquelle ?
— La Terre, répétai-je, avant d’ajouter, le souvenir me revenant soudain : Celle que vous appelez l’Ancienne Terre.
— L’Ancienne Terre ? s’étonna l’un des gorilles. Bordel ! Je me tire, moi !
Je perçus le bruit de friture d’une arme laser, puis une odeur qui rappelait celle du bacon frit, en plus douceâtre, le tout accompagné d’un choc sourd. Diana Philomel poursuivit.
— John, vous voulez parler de votre modèle original de l’Ancienne Terre ?
— Non.
— C’est bien vous, vous en tant que cybride, qui avez vécu sur l’Ancienne Terre ?
— Oui. Je me suis retrouvé vivant là-bas, dans la même chambre donnant sur la Piazza di Spagna où je m’étais éteint. Severn n’était pas là, mais le docteur Clark et un certain nombre d’autres personnes étaient présents sur les…
— Il est vraiment dingue, fit Hermund. L’Ancienne Terre a été détruite il y a plus de quatre siècles. À moins que les cybrides ne soient capables de vivre plus de quatre cents ans, je ne vois pas comment…
— Tais-toi, coupa Lady Diana. Laisse-moi finir. John, pour quelles raisons le TechnoCentre vous a-t-il fait… revenir ?
— Je ne le sais pas au juste.
— Cela a-t-il quelque chose à voir avec la guerre interne entre les IA ?
— C’est possible, répondis-je. C’est même probable.
Elle posait des questions intéressantes.
— Par quelle faction avez-vous été créé ? Les Stables, les Volages ou les Ultimistes ?
— Je l’ignore.
J’entendis un soupir d’exaspération.
— John, avez-vous mis quelqu’un au courant de ce qui vous arrive et de l’endroit où vous êtes ?
— Non, répondis-je.
Qu’elle eût attendu si longtemps pour me poser cette question en disait long sur l’intelligence rien moins qu’impressionnante de cette femme. Hermund lâcha lui aussi un soupir.
— Parfait, dit-il. Tirons-nous d’ici avant que…
— John, demanda Lady Diana, savez-vous pourquoi Gladstone a fabriqué cette guerre avec les Extros ?
— Non, répondis-je. Ou plutôt, j’entrevois de nombreuses raisons. La plus probable est qu’elle cherche à s’assurer d’un moyen de pression dans ses relations avec le TechnoCentre.
— Comment ça ?
— Certains éléments de la Mémoire Centrale du TechnoCentre ont très peur d’Hypérion, expliquai-je. Cette planète représente une variable inconnue dans une galaxie où toutes les variables ont pu être quantifiées.
— Qui a peur, exactement, John ? Les Ultimistes, les Stables ou les Volages ? Quelle faction a peur d’Hypérion ?
— Toutes les trois.
— Merde ! souffla Hermund. Écoutez-moi bien, John. Est-ce que les Tombeaux du Temps et le gritche ont un rapport avec tout ça ?
— Oui, un très grand rapport.
— Quelle sorte de rapport ? demanda Diana.
— Je l’ignore. Tout le monde l’ignore.
Hermund ou quelqu’un d’autre me frappa brutalement, méchamment, sur la poitrine.
— Vous voulez dire que cette putain d’Assemblée consultative du TechnoCentre n’a pas été capable de prédire l’issue de cette guerre ni la tournure probable des évènements ? grogna Hermund. Vous voudriez me faire croire que le Sénat et Gladstone s’engagent dans un conflit de cette importance sans aucune estimation de probabilité ?
— Non, répliquai-je. La prédiction existe depuis des siècles.
Diana Philomel émit un bruit qui ressemblait à celui que peut faire un enfant devant une montagne de bonbons.
— Quelle prédiction a été faite, John ? Dites-nous tout ce que vous savez.
J’avais la bouche sèche. Le sérum de vérité avait tari toute ma salive.
— La guerre a été prédite, expliquai-je, ainsi que l’identité des pèlerins gritchtèques et la trahison du consul de l’Hégémonie, qui a activé un dispositif qui doit ouvrir – qui a déjà ouvert – les Tombeaux du Temps. La malédiction du gritche a été prédite. L’issue de la guerre et les effets de la malédiction…
— Quelle est cette issue, John ? chuchota la femme avec qui j’avais fait l’amour seulement quelques heures auparavant.
— C’est la fin de l’Hégémonie, répondis-je. La destruction du Retz. La mort du genre humain.
Je voulus m’humecter les lèvres du bout de la langue, mais elle était sèche.
— Par Allah et Jésus ! murmura Diana. Et il n’y a aucune chance pour que la prédiction se trompe ?
— Non, répondis-je. Ou plutôt, uniquement en ce qui concerne l’influence d’Hypérion sur le résultat final. Toutes les autres variables ont été prises en compte.
— Tuez-le ! s’écria Hermund Philomel. Tuez cette… créature, que nous puissions foutre le camp d’ici et alerter Harbrit et les autres.
— D’accord, fit Lady Diana, puis, une seconde plus tard : Non, pas avec le laser, imbécile. Nous lui injecterons une dose d’alcool mortelle, comme prévu. Là, relevez-moi ce collier à osmose, que je puisse fixer le goutte-à-goutte.
Je sentis une pression au bras droit. Une seconde plus tard, j’entendis des explosions, des chocs, un cri. Une odeur de fumée et d’air ionisé parvint à mes narines. Une femme hurla.
— Retirez-lui ces attaches, fit la voix de Leigh Hunt.
Je le visualisai, debout près de l’entrée, vêtu du même complet gris classique, entouré de commandos de la sécurité en armure de combat et polymère caméléon activé. Un commando qui faisait deux fois la hauteur de Leigh acquiesça, mit son clap à l’épaule et se précipita pour exécuter l’ordre.
Sur l’un des canaux tactiques, celui que je regardais déjà depuis un bon moment, je vis l’image de mon propre corps, nu, les bras écartés en travers du lit, immobilisé par les attaches à osmose, la cage thoracique barrée d’une ecchymose saillante. Diana Philomel, son mari et l’un des deux gorilles gisaient, inconscients mais vivants, au milieu des débris de plâtre, de bois et de verre qui jonchaient le sol de la chambre. L’autre gorille était en travers de l’entrée, et tout le haut de son corps avait la texture et la coloration d’un steak trop grillé.
— Vous allez bien, H. Severn ? me demanda Leigh Hunt tout en me soulevant la tête pour fixer un masque à oxygène aussi fin qu’une membrane contre mon nez et ma bouche.
— Hrrmmm…, répondis-je. Chava.
Je remontai à la surface de mes propres sens tel un plongeur qui revient trop vite des profondeurs. Ma tête pulsait douloureusement. Mes côtes me faisaient horriblement mal. Mes yeux ne fonctionnaient pas encore parfaitement, mais je vis, par l’intermédiaire de mon canal tactique, le presque imperceptible plissement de lèvres qui tenait lieu de sourire à Leigh Hunt.
— Nous allons vous aider à vous rhabiller, me dit-il. On vous donnera une tasse de café à bord du glisseur. Nous retournons directement à la Maison du Gouvernement, H. Severn. Vous êtes en retard pour votre rendez-vous avec la Présidente.
Les batailles spatiales au cinéma et dans les holos m’ont toujours terriblement ennuyé, mais il faut dire que le spectacle en direct était assez fascinant, un peu comme l’aurait été la retransmission fidèle d’une série d’accidents de la route. En fait, le niveau de réalisme de la production – comme c’était sans doute le cas depuis des siècles – était beaucoup moins élevé que celui d’un holodrame, même à budget modéré. Malgré les énergies considérables qui étaient déployées, la première réaction que l’on avait devant une bataille spatiale authentique était de se dire que l’espace était bien vaste comparé à la petitesse des flottes humaines et de leurs dérisoires engins de guerre.
C’est du moins ce que je me disais en contemplant, dans le Centre d’Informations Tactiques, appelé aussi Salle de Guerre, en compagnie de Gladstone et de ses zèbres militaires, les quatre murs de vingt mètres de large, transformés en trous béants sur l’infini, qui nous entouraient de leur imagerie en trois dimensions tandis que les haut-parleurs de la salle nous emplissaient les oreilles de mégatransmissions : échanges radio entre chasseurs, crépitement incessant des communications du centre de commandement tactique, messages d’un vaisseau à l’autre sur large bande, faisceaux de communication laser, mégatransmissions codées, le tout accompagné des cris, des injonctions et des obscénités qui ont toujours régné sur les champs de bataille depuis que l’homme existe.
Ce que j’avais sous les yeux, c’était une représentation théâtrale du chaos total, une définition fonctionnelle du concept de confusion, une danse désordonnée à la gloire de la violence sinistre. C’était la guerre.
Gladstone siégeait, avec une poignée de ses collaborateurs, au milieu de tout ce bruit et de toute cette lumière. La Salle de Guerre flottait comme un rectangle moquetté de gris au milieu des étoiles et des explosions. Le limbe d’Hypérion formait une brillance lapis-lazuli qui remplissait la moitié du mur holo situé au nord. Les gémissements des blessés et des agonisants emplissaient tous les canaux et toutes les oreilles. Et je faisais partie de la poignée de gens de l’entourage de la Présidente qui avaient le privilège maudit d’être là.
La Présidente fit tourner son fauteuil à dossier haut, se tapota la lèvre inférieure du bout de ses doigts réunis, puis se tourna vers ses militaires.
— Quel est votre avis ?
Les sept médaillés s’entre-regardèrent. Puis six paires d’yeux se tournèrent vers le général Morpurgo, qui mâchonnait un cigare éteint.
— Ça ne colle pas, dit-il. Nous les maintenons à distance du système distrans, nos défenses semblent tenir bon, mais ils ont pénétré trop loin dans le système.
— Amiral ? demanda Gladstone en inclinant très légèrement la tête en direction du militaire dégingandé en uniforme noir de la Force.
L’amiral Singh passa la main dans sa courte barbe.
— Le général Morpurgo a raison, dit-il. Cette campagne ne se déroule pas comme prévu.
Il désigna du menton le quatrième mur, où des diagrammes – pour la plupart des ellipsoïdes, des arcs de cercle et des ovales – s’affichaient en surimpression sur une vue statique du système d’Hypérion. Un certain nombre d’arcs se mirent à grossir sous les yeux de l’assistance. Les lignes bleues lumineuses représentaient les trajectoires de l’Hégémonie. Les lignes rouges représentaient les Extros. Il y avait beaucoup plus de lignes rouges que de lignes bleues.
— Les deux gros porteurs affectés à l’unité opérationnelle n°42 ont été mis hors de combat, déclara l’amiral Singh. L’Olympus Shadow a été détruit avec tout son équipage, et le Neptune Station a été gravement endommagé ; mais il regagne actuellement la zone d’accostage cislunaire avec une escorte de cinq vaisseaux-torches.
La Présidente hocha lentement la tête. Sa lèvre inférieure descendit au contact de ses mains jointes par le bout des doigts.
— Combien d’hommes se trouvaient à bord de l’Olympus Shadow, amiral ?
Les yeux marron de Singh étaient aussi larges que ceux de la Présidente, mais ne suggéraient pas les mêmes abîmes de tristesse. Il soutint son regard durant quelques secondes avant de répondre :
— Quatre mille deux cents, sans compter le détachement de marines de six cents hommes environ, dont certains ont été déposés à la station distrans d’Hypérion. Nous manquons d’informations précises sur leur nombre à bord au moment des combats.
Gladstone hocha plusieurs fois la tête. Elle se tourna de nouveau vers Morpurgo.
— A quoi attribuez-vous ces soudaines difficultés, général ?
L’expression de Morpurgo demeura calme, mais il avait déjà presque cisaillé le cigare planté entre ses dents.
— Un peu plus d’unités de combat de leur côté que nous ne l’avions escompté, madame, répondit-il. Sans compter leurs fameux lanciers… Des engins avec cinq hommes à bord, qui sont en réalité des vaisseaux-torches en miniature, plus rapides et mieux armés que nos chasseurs à long rayon d’action… Ce sont de dangereux petits frelons, que nous détruisons par centaines, mais il suffit que l’un d’entre eux se glisse à l’intérieur de nos défenses pour causer de terribles dégâts. Et il y en a eu plus d’un qui est passé, acheva-t-il avec un haussement d’épaules.
Le sénateur Kolchev, assis de l’autre côté de la table avec huit de ses collègues, pivota sur son siège jusqu’à ce qu’il eût la carte stratégique dans son champ de vision.
— On dirait qu’ils ont presque atteint Hypérion, fit-il d’une voix rauque qui ne ressemblait pas à celle que les médias avaient fait largement connaître.
— Tenez compte de l’échelle, monsieur le sénateur, lui dit Singh. En réalité, nous contrôlons encore la plus grande partie du système. Tout ce qui se trouve dans un rayon de dix UA d’Hypérion est entre nos mains. La bataille s’est déroulée au-delà du nuage d’Oört, et nous sommes en train de nous regrouper.
— Est-ce que toutes ces… taches rouges sont au-dessus du plan de l’écliptique ? demanda le sénateur Richeau.
Elle-même était toute vêtue de rouge. C’était l’une de ses images de marque au Sénat.
— Intéressant stratagème, fit Singh en acquiesçant. L’essaim a organisé son attaque avec trois mille lanciers environ pour prendre en tenailles le périmètre électronique de l’UO 87-2. L’offensive a été contenue, mais il faut admirer l’habileté de…
— Trois mille lanciers ? coupa Gladstone d’une voix faible.
— Oui, madame.
La Présidente eut un sourire. J’interrompis mon croquis en me disant, à part moi, que je n’aurais pas aimé qu’un tel sourire s’adressât à moi.
— Ne nous a-t-on pas affirmé hier, ici même, que les Extros mettraient en ligne six ou sept cents unités de combat au grand maximum ? demanda-t-elle en se tournant brusquement, le sourcil droit arqué, vers le général Morpurgo, qui était l’auteur de ces paroles.
L’intéressé ôta le cigare de ses lèvres, plissa le front en l’examinant, puis retira le deuxième petit morceau de derrière ses dents du bas.
— C’était un chiffre fourni par nos services de renseignement, dit-il. Il était erroné.
— Est-ce que l’Assemblée consultative des IA a participé à cette évaluation de la situation ? demanda Gladstone en hochant la tête.
Tous les regards se tournèrent vers le conseiller Albedo. C’était une projection parfaite. Tranquillement assis dans son fauteuil parmi les autres, les mains normalement posées sur les accoudoirs, il ne présentait aucun flou, aucune transparence caractéristique des projections animées habituelles. Son visage était tout en longueur, avec des pommettes hautes et une bouche mobile dont le sourire semblait toujours un peu sardonique, même dans les moments les plus graves. Et celui-ci en était un.
— Non, madame la Présidente, déclara le conseiller Albedo. L’Assemblée consultative n’a pas reçu de demande d’évaluation des forces extros.
Gladstone hocha lentement la tête.
— J’aurais pourtant cru, dit-elle en s’adressant toujours à Morpurgo, que les rapports que vous receviez de vos services de renseignement intégraient les projections du TechnoCentre.
Le général lança un regard noir à Albedo.
— Ce n’est pas le cas, H. Présidente, dit-il. Le Centre affirme n’avoir aucun contact avec les Extros. Nous avons donc pensé que ses projections ne vaudraient pas mieux que les nôtres. Toutefois, nous nous sommes servis du réseau IA global du RTH-ECMO pour mener à bien nos estimations. L’Assemblée consultative aurait-elle pu faire mieux ?
Gladstone se tourna vers Albedo. Le conseiller fit un geste bref de sa main droite aux doigts effilés.
— Nos estimations… en ce qui concerne le présent essaim… faisaient état de quatre à six mille unités de combat.
— Espèce de… commença Morpurgo, cramoisi.
— Pourquoi n’avez-vous pas mentionné ce chiffre lors de cette réunion ou dans nos précédentes discussions ? demanda Gladstone.
Le conseiller Albedo haussa les épaules.
— Le général a raison, dit-il. Nous n’avons aucun contact avec les Extros. Et nos estimations ne sont pas plus fiables que celles de la Force. Elles sont seulement… fondées sur des prémisses différentes. Le Réseau Tactique Historique de l’École de Commandement Militaire d’Olympus accomplit un excellent travail. Si leurs IA avaient seulement un point supplémentaire d’acuité sur l’échelle de Demmler-Turing, nous serions sans doute obligés de les prendre avec nous dans le Centre.
Il refit le même geste élégant de la main droite avant de poursuivre :
— Quoi qu’il en soit, l’Assemblée consultative est prête à procéder à des évaluations ultérieures, qu’elle communiquera sur demande à votre groupe.
— Nous vous en saurons gré, lui dit Gladstone en hochant la tête.
Elle se tourna de nouveau vers l’écran. Tous les autres l’imitèrent. Détectant le silence, les moniteurs de la salle augmentèrent le volume. On entendit de nouveau les cris de guerre, les gémissements des blessés, la monotone énumération des positions militaires, les ordres et les commandements pour la conduite de tir.
Le mur le plus proche affichait la transmission en direct des opérations de recherche de survivants, effectuées par le vaisseau-torche N’Djamena parmi les débris flottants de la division de combat B5. L’épave du vaisseau-torche dont le N’Djamena s’approchait, grossie mille fois, ressemblait à un fruit éclaté, une grenade dont les grains et l’écorce rouges se déversaient au ralenti à l’extérieur pour former un nuage de particules, de gaz, de matières volatiles solidifiées par le froid, de composants microélectroniques arrachés, par millions, à leurs supports, de provisions et de matériel déchiqueté. Parmi tout cela, on reconnaissait, à leur allure de marionnettes aux membres disloqués, un très, très grand nombre de corps. Le projecteur du N’Djamena, avec son faisceau de dix mètres au bout d’un trajet en lumière cohérente de trente-deux mille kilomètres, balayait les débris gelés éclairés par la lumière stellaire et mettait en relief les objets individuels, leurs facettes et les visages des morts. Ce spectacle ne manquait pas d’une certaine beauté hallucinante. Et la lumière réfléchie faisait paraître beaucoup plus âgé le visage de Gladstone.
— Amiral, demanda-t-elle, peut-on logiquement penser que les Extros ont attendu pour attaquer que l’UO 87-2 se translate dans le système ?
Singh se frotta la barbe.
— Vous voulez savoir si nous sommes tombés dans un piège, madame ?
— Oui.
L’amiral jeta un coup d’œil à ses collègues, puis répondit :
— Je ne le pense pas. A notre avis… D’après moi, lorsque les Extros ont constaté l’importance des forces engagées par l’Hégémonie, ils ont décidé de nous faire pièce. Cela signifie, en tout état de cause, qu’ils sont décidés à s’emparer du système d’Hypérion.
— En ont-ils les moyens ? demanda Gladstone.
Elle ne quittait pas des yeux les débris qui flottaient sur l’écran au-dessus d’elle. Le corps d’un jeune homme, à moitié dans son scaphandre et à moitié dehors, se rapprocha de la caméra en tournoyant. Ses yeux et ses poumons éclatés étaient clairement visibles.
— Non, répondit l’amiral Singh. Ils peuvent nous infliger des pertes sévères. Ils peuvent même nous forcer à nous retrancher sur un périmètre défensif autour de la planète proprement dite. Mais ils ne peuvent ni nous battre ni nous chasser d’Hypérion.
— Ni détruire la porte distrans ? demanda le sénateur Richeau d’une voix tendue.
— Ni détruire la porte distrans, répéta Singh.
— Il a raison, fit le général Morpurgo. Je suis prêt à jouer ma carrière là-dessus.
Gladstone se leva en souriant. Les autres, moi compris, s’empressèrent de se lever aussi.
— C’est déjà fait, annonça la Présidente à Morpurgo d’une voix tranquille. Vous la jouez. Nous nous retrouverons dans cette salle, ajouta-t-elle à l’intention des autres, chaque fois que les évènements l’exigeront. H. Hunt assurera la liaison entre nous. En attendant, mesdames et messieurs, le gouvernement continue son travail. Je vous souhaite un bon après-midi.
Tandis que les autres se retiraient, je repris mon siège et demeurai bientôt seul dans la salle. Les haut-parleurs reprirent du volume. Sur un canal, on entendait pleurer un homme. Un rire hystérique retentit au milieu des parasites. Au-dessus de moi, derrière moi, de chaque côté, les champs d’étoiles se déplaçaient lentement contre le noir du cosmos, et la lumière stellaire jetait des éclats froids sur un spectacle de ruine et de désolation.
La Maison du Gouvernement était construite en forme d’étoile de David. Au centre de l’étoile, abrité par des murs bas et quelques arbres stratégiquement disposés, se trouvait un jardin, plus petit que les parterres de fleurs à la française du Parc aux Daims, mais non moins beau. C’est là que je déambulais, à la tombée du soir, sous la lumière bleutée de Tau Ceti qui prenait des reflets dorés, lorsque Meina Gladstone arriva au rendez-vous.
Nous marchâmes ensemble quelques instants en silence. Je remarquai qu’elle avait troqué son tailleur contre une robe longue du genre de celles que portent les matrones de Patawpha. C’était un vêtement ample, aux nombreux replis, incrusté de motifs complexes bleu et or qui rappelaient presque le ciel en train de s’assombrir. Ses mains étaient enfouies dans des poches dissimulées par les replis du tissu, et les larges manches ondoyaient sous la brise. L’ourlet traînait sur les dalles d’un blanc laiteux de l’allée.
— Vous les avez laissés m’interroger jusqu’au bout, lui dis-je. Je serais curieux de savoir pourquoi.
Elle me répondit d’une voix lasse :
— Ils n’émettaient pas. Il n’y avait aucun danger que les informations sortent de là.
— Vous n’avez tout de même rien fait pour m’épargner l’épreuve, murmurai-je avec un sourire.
— La sécurité voulait obtenir le maximum de renseignements sur eux.
— Même au prix de… désagréments sur ma personne ?
— Oui.
— Et la sécurité sait maintenant pour qui ils travaillaient ?
— Un nom a été mentionné. Celui d’Harbrit. D’après la sécurité, il ne peut s’agir que d’Emlem Harbrit.
— L’importatrice d’Asquith ?
— Oui. Diana Philomel et elle sont en relations avec les anciennes factions royalistes de Glennon-Height.
— C’étaient des amateurs, murmurai-je en songeant à Hermund, à qui ce nom avait échappé, et à la manière désordonnée dont Diana m’avait interrogé.
— C’est évident.
— Ces royalistes sont-ils en rapport avec des groupes plus sérieux ?
— Il n’y a que l’Église gritchtèque, me répondit Gladstone.
Elle s’arrêta à l’endroit où l’allée traversait un étroit cours d’eau sur un pont de pierre. Relevant sa robe, elle s’assit sur un banc de fer forgé avant de reprendre :
— Aucun évêque n’a encore montré le bout de son nez dans cette affaire, vous savez.
— Avec les émeutes et les mouvements d’opinion qu’ils ont sur les bras, je ne leur donne pas tort.
Je demeurais debout. Il n’y avait ni moniteurs ni gardes du corps en vue, mais je savais que si je faisais le moindre mouvement suspect dans sa direction je me retrouverais vite fait en détention dans le plus grand secret. Au-dessus de nous, les nuages avaient perdu leurs derniers reflets dorés et commençaient à prendre la coloration argentée qui venait des nombreuses cités-tours illuminées de TC2.
— Qu’est-ce que la sécurité a fait de Diana et de son mari ? demandai-je.
— Ils ont subi un interrogatoire poussé. Ils sont actuellement en… détention.
Je hochai la tête. Un interrogatoire poussé, cela signifiait sans doute que leurs cerveaux étaient en train de flotter, en ce moment même, dans des bacs de dérivation totale, et que leurs corps seraient conservés dans des chambres cryotechniques jusqu’à ce qu’un procès secret détermine si leurs actions relevaient de la haute trahison. À l’issue du procès, les corps seraient sans doute détruits, et Diana et Hermund resteraient « en détention » avec tous les canaux coms et sensoriels coupés. L’Hégémonie ne pratiquait plus la peine de mort depuis des siècles, mais les solutions de rechange n’étaient pas particulièrement agréables. Je m’assis finalement sur le banc, à un mètre cinquante de la Présidente.
— Est-ce que vous écrivez toujours de la poésie ?
Surpris par la question, je laissai errer mon regard le long de l’allée où des lanternes japonaises suspendues et des globes bioluminescents venaient de s’éclairer.
— Pas vraiment, répondis-je. Il m’arrive de rêver en vers, mais de moins en moins souvent.
Meina Gladstone croisa les mains sur ses genoux et les étudia songeusement.
— Si vous deviez écrire quelque chose sur les évènements en cours, murmura-t-elle, quel genre de poème choisiriez-vous de créer ?
— J’ai déjà essayé, répondis-je en riant. J’ai abandonné deux fois… Ou plutôt, c’est lui qui a essayé. Le thème était celui de la mort des dieux et de leur difficulté à accepter leur exil. Celui de la souffrance, de la transformation et de l’injustice. Celui du poète, également. Il pensait que c’était le poète qui souffrait le plus de toutes ces injustices.
Elle se tourna vers moi pour me regarder. Son visage, dans la pénombre, était un lacis de rides et de creux.
— Qui sont les dieux que l’on est en train de chasser, cette fois-ci, H. Severn ? Est-ce l’humanité, ou bien les faux dieux que nous avons créés pour qu’ils nous évincent ?
— Comment diable le saurais-je ? lançai-je en détournant la tête pour contempler le cours d’eau.
— Ne faites-vous pas partie des deux mondes à la fois ? L’humanité et le TechnoCentre ?
J’éclatai de rire.
— Je ne fais partie d’aucun des deux. Je ne suis qu’un monstre cybride ici, et un programme de recherche là-bas.
— Le programme de recherche de qui ? Et sur quoi ?
Je haussai les épaules.
Gladstone se leva. Je l’imitai. Nous traversâmes le cours d’eau. J’écoutai le murmure de l’eau coulant entre les pierres. L’allée continuait en sinuant entre des rochers couverts d’un exquis tapis de lichens que la lumière des lanternes rendait luisants. Gladstone s’arrêta en haut d’un court escalier de pierre aux marches plates.
— Croyez-vous que les Ultimistes du TechnoCentre réussiront à construire leur Intelligence Ultime, H. Severn ?
— S’ils créeront Dieu ? Il y a des IA qui s’opposent à cela. L’expérience humaine leur a appris que la réalisation d’un stade de conscience plus avancé est une invitation à la servitude, sinon à l’extinction pure et simple.
— Mais un vrai Dieu choisirait-il de mener ses créatures à l’extinction ?
— Dans le cas du TechnoCentre et de son hypothétique IU, Dieu est la créature et non le créateur. Je suppose qu’un dieu se sent obligé de créer des créatures inférieures en contact avec lui afin de se sentir responsable d’elles.
— Et pourtant, c’est le TechnoCentre qui semble avoir assumé la responsabilité des humains depuis que les IA ont fait sécession.
Elle me regardait avec la plus grande intensité, comme si mon expression pouvait lui apporter un indice. Je me détournai, une fois de plus, pour contempler le jardin. L’allée brillait, dans l’obscurité, d’une lueur blanche presque irréelle.
— Le TechnoCentre poursuit ses propres objectifs, lui dis-je.
Je savais, en prononçant ces paroles, qu’aucun être humain ne pouvait être plus conscient de leur réalité que Meina Gladstone.
— Et vous pensez que l’humanité ne figure plus pour lui au nombre des moyens susceptibles de lui permettre de les réaliser ? me demanda-t-elle.
Je fis un geste vague de la main droite.
— Je suis une créature qui n’appartient à aucune de ces deux cultures, insistai-je. Je n’ai ni le privilège de la naïveté des créateurs involontaires, ni la malédiction de la terrible conscience de soi de leurs créatures.
— Génétiquement, vous êtes cent pour cent humain.
Ce n’était pas une question. Je ne répondis pas.
— Jésus-Christ, disait-on, était cent pour cent humain, reprit-elle. Mais il était aussi cent pour cent divin. Le carrefour de l’humain et du divin.
J’étais stupéfait de l’entendre se référer à cette ancienne religion. Le christianisme avait cédé la place d’abord au christianisme zen, puis au gnosticisme zen, et ensuite à une centaine de théologies et de philosophies plus vitales. Le monde natal de la Présidente n’était le berceau privilégié d’aucune ancienne croyance particulière. J’avais supposé – et j’espérais – que ce n’était pas non plus le cas de la Présidente.
— S’il était cent pour cent humain et cent pour cent divin, répliquai-je, je suis son image d’antimatière.
— Non, fit Gladstone. Pour moi, cette image, c’est le gritche auquel sont confrontés vos amis pèlerins.
Je la regardai, interloqué. C’était la première fois qu’elle faisait devant moi allusion au gritche, malgré le fait que je savais – et qu’elle savait que je savais – qu’elle avait prévu dès le début la trahison du consul, qui l’avait conduit à ouvrir les Tombeaux du Temps et à libérer le monstre.
— Vous auriez peut-être dû participer à ce pèlerinage, H. Severn, me dit-elle.
— En un sens, répliquai-je, j’en fais partie.
Elle fit un geste, et une porte conduisant à ses appartements privés s’ouvrit.
— C’est vrai, vous en faites partie, d’une certaine manière, murmura-t-elle. Mais si la femme qui porte votre homologue se fait empaler sur le légendaire arbre à épines du gritche, est-ce vous qui souffrirez pour l’éternité dans vos rêves ?
Je n’avais pas de réponse à cela. Je demeurai là où j’étais, sans rien dire.
— Nous aurons un entretien demain, après la réunion, m’annonça Meina Gladstone. Bonne nuit, H. Severn. Faites de beaux rêves.
Martin Silenus, Sol Weintraub et le consul avancent lourdement dans les sables en direction du Sphinx pendant que Brawne Lamia et Fedmahn Kassad reviennent avec le corps du père Hoyt. Weintraub serre sa cape autour de lui pour abriter son bébé du vent de sable et de la tempête d’éclairs qui se déchaînent autour d’eux. Il regarde Kassad qui descend le versant de la dune, ses longues jambes noires et caricaturales sur le fond électrique du sable. Les bras de Hoyt pendent, ses mains se balancent à chaque pas et à chaque glissade de Kassad sur la dune.
Silenus est en train de hurler quelque chose, mais le vent emporte ses paroles. Brawne Lamia fait un geste en direction de la seule tente encore debout. La tempête a abattu ou arraché les autres. Tout le monde s’engouffre sous la tente de Silenus. Le colonel Kassad entre le dernier, en passant délicatement le corps aux autres. À l’intérieur, leurs cris se font entendre au-dessus des craquements de la toile en fibroplaste et des déchirements de papier des éclairs.
— Mort ? hurle le consul en écartant la cape dont Kassad a enveloppé le corps nu du prêtre.
Le cruciforme luit d’une lumière rose. Le colonel désigne du doigt les clignotants à la surface du médipac de la Force fixé avec du tissu adhésif sur la poitrine du prêtre. Toutes les lumières sont rouges à l’exception des nodules et filaments jaunes qui alimentent le système. La tête de Hoyt glisse en arrière, et Weintraub aperçoit la suture qui maintient en place les bords irréguliers de la plaie sur toute sa largeur de la gorge du prêtre. Il essaie de trouver son pouls, mais ne sent rien. Il se penche en avant pour écouter le cœur. Il n’entend rien, mais la crête du cruciforme est brûlante à côté de sa joue. Il se tourne vers Brawne Lamia.
— Le gritche ?
— Oui… Sans doute… Je ne sais pas.
Elle montre le pistolet ancien qu’elle tient encore à la main.
— J’ai vidé tout le chargeur. Douze coups sur… je ne sais quoi.
— Vous l’avez vu ? demande le consul à Kassad.
— Non. Je suis arrivé dix secondes après elle, mais je n’ai rien vu.
— Et vos foutus gadgets de militaire à la con ? demande Martin Silenus, recroquevillé dans un coin de la tente presque dans la position du fœtus. Toutes ces conneries de matériel de la Force n’ont rien enregistré ?
— Non.
Le médipac émet un grésillement urgent, et Kassad défait une nouvelle cartouche de plasma de sa ceinture pour la glisser dans le logement du pac. Il s’accroupit sur les talons, la visière baissée, le regard tourné vers l’entrée de la tente. Sa voix est déformée par le haut-parleur de son casque lorsqu’il demande :
— Il a perdu plus de sang que nous ne pouvons lui en fournir ici. Personne d’autre n’a apporté du matériel médical ?
Weintraub fouille dans son sac.
— J’ai ma trousse d’urgence, déclare-t-il. Mais j’ai peur que ce ne soit pas suffisant dans son cas. Ce qui lui a tailladé la gorge n’a pas fait le détail.
— Le gritche, chuchote Martin Silenus.
— Peu importe, dit Lamia, les bras croisés très fort autour de sa taille pour empêcher son corps de trembler. Il faut faire venir de l’aide.
Elle se tourne vers le consul.
— Il est mort, murmure ce dernier. Même avec une infirmerie de bord, on ne pourrait pas le ramener à la vie.
— Il faut essayer ! s’écrie Lamia, qui se penche en avant pour agripper la manche du consul. Nous ne pouvons pas l’abandonner à ces… à ces choses.
Elle fait un geste pour désigner le cruciforme rougeoyant sous la peau du mort.
Le consul se frotte les yeux.
— Nous pourrions détruire le corps. Avec le fusil du colonel…
— Nous allons tous y passer si nous ne sortons pas de cette putain de tempête ! hurle Martin Silenus.
La tente est secouée de plus en plus. Le fibroplaste cogne la tête du poète à chaque rafale. Le crépitement du sable contre la toile ressemble au bruit d’une fusée en train de décoller dehors à quelques mètres.
— Appelez ce putain de vaisseau ! supplie-t-il. Appelez-le !
Le consul rapproche son sac de lui, comme pour mieux garder le persoc qui s’y trouve. La sueur luit sur ses joues et sur son front.
— Nous pourrions nous mettre à l’abri jusqu’à la fin de la tempête dans l’un des tombeaux, propose Sol Weintraub. Le Sphinx, par exemple.
— Foutue idée de merde ! grogne Martin Silenus.
L’érudit change de position dans l’espace exigu qu’il occupe, et dévisage le poète quelques secondes avant de murmurer :
— Vous avez fait tout ce chemin pour venir trouver le gritche. Et maintenant qu’il s’est manifesté, vous allez nous dire que vous avez changé d’avis ?
Les yeux de Silenus brillent sous son béret enfoncé.
— La seule chose que je dis, c’est qu’il faut faire venir ici ce putain de vaisseau, et tout de suite !
— Il n’a peut-être pas tort, reconnaît le colonel Kassad.
Le consul se tourne vivement vers lui.
— S’il y a une chance de sauver Hoyt, il faut la saisir, explique Kassad.
Le visage du consul exprime la douleur.
— Nous ne pouvons pas partir, dit-il. Nous ne pouvons pas partir maintenant.
— C’est vrai, reconnaît Kassad. Nous ne pouvons pas nous servir du vaisseau pour partir. Mais Hoyt a besoin de l’infirmerie de bord. Et nous y serions à l’abri jusqu’à la fin de la tempête.
— Sans compter, intervient Brawne Lamia, que nous aurions peut-être aussi des renseignements sur ce qui est en train de se passer là-haut.
Elle agite le pouce en direction du sommet de la tente.
Le bébé, Rachel, est maintenant en train de pousser des cris perçants. Weintraub la berce, il lui soutient la tête dans le creux de sa large main.
— Je suis d’accord, murmure-t-il. Si le gritche veut nous trouver, il peut le faire aussi bien à bord du vaisseau qu’ici. Nous ne laisserons partir personne. (Il touche la poitrine du prêtre.) C’est horrible à dire, mais les informations que pourront nous apporter les installations médicales de bord sur la manière dont se comporte ce parasite peuvent être extrêmement précieuses pour le Retz.
— Très bien, fait le consul.
Il tire l’antique persoc de son sac, pose la main à plat sur le disque et prononce quelques mots à voix basse.
— Il vient ? demande Silenus.
— Il a enregistré l’ordre. Il faut rassembler nos affaires pour les transporter à bord. Je lui ai demandé de se poser juste à l’entrée de la vallée.
Lamia est surprise de constater qu’elle pleure. Elle essuie ses larmes et sourit.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demande le consul.
— Avec tout ce qui se passe, murmure-t-elle en s’épongeant les joues du dos de la main, tout ce que je trouve de mieux à me dire, c’est qu’une bonne douche sera la bienvenue !
— Et pour moi, un bon verre, fait Silenus.
— Un abri contre la tempête, déclare Weintraub, dont le bébé tète maintenant un biberon.
Kassad se penche en avant. Il passe la tête et les épaules à l’extérieur par l’ouverture de la tente. Il lève son arme et retire la sécurité.
— Les détecteurs ont enregistré quelque chose, dit-il. Quelque chose qui se déplace juste derrière la dune.
La visière se tourne vers eux, renvoyant le reflet du groupe pâle et agglutiné autour du corps encore plus pâle de Lénar Hoyt.
— Je vais voir ce que c’est, ajoute-t-il. Attendez ici jusqu’à ce que le vaisseau arrive.
— N’y allez pas, l’enjoint Silenus. On dirait un de ces putains de vieux holos d’épouvante où tout le monde s’éloigne un par un pour… Hé !
Le poète se tait brusquement. L’entrée de la tente est un triangle de lumière et de bruit. Fedmahn Kassad a disparu.
La tente est en train de s’écrouler. Piquets et points d’ancrage cèdent sous l’action des sables en mouvement. Blottis l’un contre l’autre, hurlant pour se faire entendre par-dessus les hurlements du vent, le consul et Lamia enveloppent le corps de Hoyt dans sa cape. Les voyants rouges du médipac continuent de clignoter. Le sang a cessé de couler de la suture grossière en forme de mille-pattes.
Sol Weintraub installe son bébé de quatre jours dans le porte-bébé contre sa poitrine. Il l’abrite dans le creux de sa cape et s’accroupit dans l’entrée de la tente.
— Je ne vois pas le colonel ! s’écrie-t-il.
Sous ses yeux, un éclair frappe les ailes déployées du Sphinx. Brawne Lamia s’avance jusqu’à l’entrée et soulève le corps du prêtre. Elle est étonnée de sa légèreté.
— Portons-le jusqu’au vaisseau, dit-elle. Une partie d’entre nous reviendra chercher Kassad.
Le consul enfonce son tricorne et remonte son col.
— Le vaisseau dispose de radars et de détecteurs de mouvement, déclare-t-il. Il nous renseignera sur l’endroit où se trouve le colonel.
— Et le gritche, précise Silenus. N’oublions pas notre hôte.
— Allons-y, fait Lamia en se redressant.
Elle se penche en avant pour résister à la force du vent. Des pans de la cape de Hoyt battent contre elle et autour d’elle. Sa propre cape vole dans son sillage. À la lueur intermittente des éclairs, elle repère le sentier et prend la direction de l’entrée de la vallée, se retournant une seule fois pour voir si les autres suivent.
Martin Silenus sort à son tour de la tente. Il porte le cube de Möbius de Masteen, et son béret pourpre se gonfle avec le vent. Il lance une bordée de jurons, et referme vivement la bouche lorsque le sable s’y engouffre.
— Venez ! crie Weintraub, la main sur l’épaule du poète.
Sol sent le sable qui lui fouette le visage, s’incrustant dans sa courte barbe. Son autre main protège contre sa poitrine un bien infiniment précieux.
— Nous allons la perdre de vue si nous n’avançons pas plus vite !
Ils s’épaulent pour avancer contre le vent. Le manteau de fourrure de Silenus ondoie tandis qu’il se tourne pour ramasser son béret tombé à l’abri d’une dune.
Le consul sort le dernier. Il porte le paquetage de Kassad en plus du sien. Une minute après avoir quitté la tente, il voit les piquets s’arracher, la toile se déchirer puis le tout s’envoler dans la nuit au milieu d’un halo électrique. Il parcourt trois cents mètres en chancelant, apercevant de temps à autre, devant lui, l’ombre des deux autres, perdant fréquemment son chemin, obligé de marcher en cercles jusqu’à ce qu’il recoupe le sentier. Les Tombeaux du Temps sont visibles derrière lui lorsqu’il y a une légère accalmie et que les éclairs se succèdent rapidement. Il entrevoit également le Sphinx, qui brille toujours sous l’effet des chocs électriques répétés, et le Tombeau de Jade, derrière lui, avec ses parois luminescentes. Encore plus loin, l’Obélisque n’émet aucune lumière et se dresse comme une colonne de noir pur contre le mur de la falaise. Puis il y a le Monolithe de Cristal. Mais aucun signe, parmi tout cela, de Kassad, bien que les dunes mouvantes, le sable qui souffle et les éclairs soudains donnent l’impression que beaucoup de choses bougent.
Le consul lève les yeux et voit maintenant l’entrée de la vallée et les nuages bas qui défilent au-dessus. Il s’attend à voir, d’un moment à l’autre, la flamme de fusion bleue de son vaisseau descendre vers eux. La tempête fait rage, mais le vaisseau a connu pire. Le consul se demande s’il n’est pas déjà là, et si les autres ne l’attendent pas à sa base.
Lorsqu’il atteint le col, le vent redouble ses assauts. Il voit les quatre autres blottis les uns contre les autres à l’entrée de la plaine évasée, mais aucun vaisseau n’est en vue.
— Vous ne croyez pas qu’il devrait être là ? crie Lamia à son approche.
Il hoche la tête, et se penche pour sortir son persoc. Weintraub et Silenus, derrière lui, lui font un rempart de leurs corps contre le vent de sable. Le consul prend le persoc et regarde autour de lui en hésitant. La tempête lui donne l’impression de se trouver dans une vaste salle insensée, dont les parois et le plafond changent d’instant en instant, tantôt se resserrant sur eux, tantôt s’éloignant. Le plafond monte et s’élargit comme dans la scène du Casse-Noisette de Tchaïkovski où la salle et l’arbre de Noël grossissent sous les yeux de Clara.
Le consul pose la main sur le disque, se penche en avant et chuchote quelque chose dans la grille audio. L’antique instrument lui répond sur le même registre. Les mots sont à peine audibles dans la tempête. Le consul se redresse et se tourne vers les autres.
— Ils l’ont empêché de décoller.
Un murmure de protestation monte du groupe.
— Qu’est-ce que ça veut dire, « empêché »#nbsp#? demande Lamia quand elle voit que les autres se taisent.
Le consul hausse les épaules et regarde le ciel, comme s’il guettait encore une flamme bleue.
— Il n’a pas eu l’autorisation de décoller du port spatial de Keats.
— Est-ce que vous ne nous aviez pas dit qu’il avait une putain d’autorisation de la reine mère en personne, de Gladstone ? hurle Martin Silenus.
— Il a l’autorisation de Gladstone, confirme le consul. La Force et les autorités du port le savent très bien.
— Que s’est-il passé, alors ? demande Lamia en s’essuyant le visage où les larmes de tout à l’heure ont tracé des sillons jaunes dans la croûte de sable.
Le consul hausse les épaules.
— Gladstone a annulé son autorisation. Il y a un message d’elle. Vous désirez l’entendre ?
L’espace d’une minute, personne ne répond. Après une semaine de voyage, l’idée d’être de nouveau en contact avec une personne extérieure à leur groupe est si incongrue qu’elle les laisse presque insensibles. C’est comme si le monde extérieur avait cessé d’exister à l’exception des explosions qui continuent de se succéder dans le ciel nocturne.
— Oui, déclare finalement Sol Weintraub. Nous voulons l’entendre.
Une soudaine accalmie dans la tempête a donné à ses paroles la force d’un coup de tonnerre. Ils se rassemblent autour du vieux persoc, déposant le père Hoyt au centre du cercle, et s’accroupissent. Une petite dune commence à se former autour du corps. Les voyants sont tous rouges, à l’exception des moniteurs de mesures extrêmes, qui sont encore ambrés. Lamia insère une nouvelle cartouche de plasma dans le médipac, et s’assure que le masque à osmose est bien fixé contre la bouche et le nez du père Hoyt pour empêcher le sable d’entrer et amener l’oxygène filtré.
— Allons-y, dit-elle.
Le consul fait tourner le disque.
Le message consiste en une salve mégatrans enregistrée dix minutes plus tôt par le vaisseau. L’air s’embrume des colonnes de données et du colloïde d’image sphérique qui caractérise les persocs datant de l’époque hégirienne. L’image de Gladstone est miroitante, son visage est bizarrement déformé, de manière presque comique, par les millions de grains de sable qui soufflent à travers la projection. Même amplifiée au maximum, sa voix est à moitié couverte par les bruits de la tempête.
— Je regrette, déclare l’image familière à tous, mais je ne puis, pour le moment, autoriser votre vaisseau à se poser près des tombeaux. La tentation de vous en aller serait trop grande, et l’accomplissement de votre mission doit l’emporter sur toutes les autres considérations. Comprenez bien que le sort de plusieurs mondes repose entre vos mains. Soyez assurés que tous mes espoirs et toutes mes prières vous accompagnent. Terminé.
L’image se replie sur elle-même, puis se dissout. Le consul, Weintraub et Lamia continuent de fixer en silence l’endroit où elle se trouvait. Martin Silenus se lève, lance une poignée de sable à l’endroit occupé quelques secondes plus tôt par le visage de la Présidente, et hurle :
— Bordel de merde d’enculée de politicienne paraplégique mentale de mes deux !
Il donne un coup de pied dans le sable. Tous les regards se sont tournés vers lui.
— J’espère que ça vous a fait du bien, lui dit Lamia.
Silenus agite les bras d’un air écœuré et s’éloigne, donnant toujours des coups de pied dans les dunes.
— Il n’y a rien d’autre ? demande Weintraub au consul.
— Non.
Brawne Lamia croise les bras et regarde le persoc en fronçant les sourcils.
— Vous nous avez expliqué comment ça marche, mais j’ai oublié. Comment faites-vous pour passer au travers des interférences ?
— Faisceau étroit jusqu’à un satcom de poche que j’ai placé quand nous sommes descendus de l’Yggdrasill, explique le consul.
Lamia hoche la tête.
— Donc, lorsque vous faisiez vos rapports, vous avez juste envoyé de courts messages au vaisseau, qui les a relayés par salves mégatrans jusqu’à Gladstone… et vos correspondants extros.
— C’est cela.
— Le vaisseau ne peut pas décoller sans autorisation ? demande Weintraub.
Il est assis, les jambes droites, les mains nouées autour de ses genoux dans une posture classique d’épuisement total. Sa voix est d’une lassitude extrême.
— Non, répond le consul. Lorsque Gladstone a signifié son interdiction, la Force a installé un champ de confinement de classe 3 au-dessus de la fosse où nous avons garé le vaisseau.
— Contactez-la, demande Brawne Lamia. Expliquez-lui la situation.
— J’ai déjà essayé, fait le consul en reprenant le persoc pour le ranger dans le sac. Elle ne répond pas. J’avais déjà signalé, dans la première salve, que le père Hoyt était grièvement blessé, qu’il lui fallait de l’aide et que nous avions besoin de l’infirmerie de bord.
— Blessé ! répète Martin Silenus, qui revient prendre sa place dans le groupe. Mon cul ! Notre ami le padre est aussi raide mort que le chien de Glennon-Height.
Il agite le pouce en direction du corps enveloppé dans sa cape. Tous les voyants sont rouges. Brawne Lamia se penche pour toucher le front du prêtre. Il est froid. Le biomoniteur de son persoc et le médipac lancent des messages aigus annonçant la mort cérébrale imminente. Le masque à osmose continue d’insuffler de l’oxygène pur dans ses poumons, les stimulateurs du médipac continuent d’exciter le cœur et les poumons, mais les impulsions aiguës se transforment bientôt en un signal plat continu et sinistre.
— Il a perdu trop de sang, déclare Sol Weintraub.
Les yeux fermés, le front baissé, il touche la tête du mort.
— Splendide ! s’écrie Silenus. Splendide ! D’après le putain de récit qu’il nous a fait lui-même, nous allons maintenant assister à sa décomposition, puis à sa recomposition par ce foutu machin en forme de crucifix. Et il en a même deux, mes amis ! L’assurance rêvée pour la résurrection, pour ceux qui sont assez riches pour se payer ça. Mais qu’est-ce que nous allons faire, tous, quand nous allons le voir se relever comme un putain de fantôme du papa d’Hamlet au cerveau à moitié pourri ?
— La ferme ! lui dit Brawne Lamia.
Elle est en train d’envelopper le corps de Hoyt dans un carré de toile imperméable qu’elle a apporté de la tente avec elle.
— Le ferme vous-même ! hurle Silenus. Il y a déjà un monstre qui rôde dans les parages. Le vieux Grendel est là, qui aiguise ses griffes pour son prochain repas. Vous voulez vraiment que le zombie de Hoyt se joigne à la fête ? Rappelez-vous comment il a décrit les Bikuras ! Pendant des siècles, leurs cruciformes ont assuré leur résurrection, et le résultat ressemblait à un tas de lichen ambulant. Vous tenez vraiment à avoir un truc comme ça pour compagnon de voyage ?
— Deux trucs comme ça, fait le consul.
— Hein ? demande Silenus en pivotant brusquement.
Il perd l’équilibre et se retrouve sur les genoux près du corps. Il se penche vers le vieil érudit.
— Qu’est-ce que je viens d’entendre ?
— Il y a deux cruciformes, rappelle le consul. Le sien et celui du père Paul Duré. Si ce qu’il nous a raconté à propos des Bikuras est exact, il y aura deux résurrections.
— Jésus à béquilles ! s’exclame Silenus en se laissant retomber dans le sable.
Brawne Lamia a fini d’envelopper le corps du prêtre. Elle le contemple un bon moment.
— Je me souviens de ce que disaient les notes du père Duré sur l’un des Bikuras, nommé Alpha, murmure-t-elle. Mais je n’ai jamais compris comment une telle chose était possible. La loi de la conservation de la masse doit bien jouer quelque part.
— Il y aura deux zombies de petite taille, lui dit Martin Silenus.
Il drape son manteau de fourrure plus serré autour de lui et donne un coup de poing dans le sable.
— Il y a tant de choses que nous aurions pu apprendre si le vaisseau était ici, déclare le consul. L’autodiagnostic nous aurait…
Il s’interrompt et fait un grand geste.
— Regardez… le vent de sable est moins fort. La tempête va peut-être…
Des éclairs illuminent le ciel, et la pluie se met à tomber. De grosses gouttes glacées leur fouettent le visage avec plus de force que le sable précédemment. Martin Silenus se met à rire.
— Dire que nous sommes dans un putain de désert ! hurle-t-il à la face du ciel. Nous finirons probablement tous noyés !
— Il ne faut pas rester ici, leur dit Sol Weintraub.
Le visage de son bébé est visible dans l’ouverture de sa cape. Rachel pleure. Sa tête est congestionnée. Elle a vraiment l’air d’un nouveau-né.
— La forteresse de Chronos ? suggère Lamia. Elle n’est qu’à deux heures…
— Trop loin, dit le consul. Nous bivouaquerons dans l’un des tombeaux.
Le rire de Silenus éclate de nouveau. Il récite :
Quels sont ceux-ci qui viennent au sacrifice ?
À quel autel verdoyant, ô prêtre mystérieux,
Mènes-tu cette génisse qui mugit aux cieux,
Les flancs soyeux tout parés de guirlandes ?
— Ça veut dire oui ? demande Lamia.
— Ça veut dire : « Pourquoi pas ?#nbsp#» rugit Silenus en riant. Pourquoi ne pas faciliter la tâche à notre muse, si elle nous cherche ? Nous pourrons toujours regarder notre compagnon se décomposer, pour passer le temps. Combien de jours fallait-il, d’après le récit de Duré, pour qu’un Bikura rejoigne le troupeau après avoir été interrompu par la mort dans sa rumination bovine ?
— Trois jours, répond le consul.
Martin Silenus se frappe le front du talon de la main.
— Bien sûr ! Que je suis bête ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? Trois, ça colle parfaitement avec le Nouveau Testament ! En attendant, juste au cas où notre grand méchant gritche voudrait prélever une partie du troupeau, vous croyez que ça dérangerait le padre si je lui empruntais l’un de ses cruciformes ? Il en a un de trop, vous comprenez…
— Allons-y, coupe le consul, la pluie coulant au bout de son tricorne en un filet continu. Nous nous abriterons dans le Sphinx jusqu’à demain matin. Je m’occupe de porter l’équipement de Kassad et le cube de Möbius. Brawne, vous prendrez les affaires de Hoyt et le paquetage de Sol. Tenez le bébé bien au chaud, Sol.
— Et le padre ? demande le poète.
— C’est vous qui vous en chargerez, murmure Lamia en se tournant vers lui.
Martin Silenus ouvre la bouche, voit le pistolet dans la main de Lamia, hausse les épaules et soulève le corps pour le mettre sur son épaule.
— Qui portera Kassad quand nous l’aurons trouvé ? demande-t-il. Naturellement, il y a des chances pour qu’il soit en plusieurs morceaux, ce qui devrait nous faciliter la…
— Taisez-vous, fait Lamia d’une voix très lasse. Si je suis obligée de vous tuer, cela nous fera encore un paquet de plus à porter. Avancez !
Le consul en tête, Weintraub derrière lui, Silenus se traînant quelques mètres plus loin, Brawne Lamia fermant la marche, le groupe descend une fois de plus le col qui conduit dans la vallée des tombeaux.
Le programme de la Présidente Gladstone, ce matin-là, était particulièrement chargé. Tau Ceti Central a une journée de vingt-trois heures, ce qui permet au gouvernement de respecter l’heure standard de l’Hégémonie sans trop bouleverser les rythmes circadiens locaux. À 5 h#nbsp#45, Gladstone tint conférence avec ses conseillers militaires. À 6 h#nbsp#30, elle déjeuna en compagnie de deux douzaines de sénateurs, parmi les plus importants, et de quelques représentants de l’Assemblée de la Pangermie et du TechnoCentre. À 7 h#nbsp#15, la Présidente se distransporta sur le vecteur Renaissance, où la nuit était près de tomber, pour inaugurer officiellement le centre médical Hermès à Cadoue. À 7 h#nbsp#40, elle retourna à la Maison du Gouvernement où elle avait une réunion avec ses collaborateurs immédiats, parmi lesquels Leigh Hunt, pour revoir le discours qu’elle devait prononcer au Sénat et à l’Assemblée de la Pangermie à 10 heures. À 8 h#nbsp#30, elle eut un nouvel entretien avec le général Morpurgo et l’amiral Singh pour faire le point de la situation dans le système d’Hypérion. A 8 h#nbsp#45, elle avait rendez-vous avec moi.
— Bonjour, H. Severn, me dit-elle.
Elle était à son bureau dans la salle où je l’avais déjà rencontrée trois jours plus tôt. Elle m’indiqua une longue table, contre le mur, où du café, du thé et du cafta fumaient dans de la vaisselle d’argent.
Je secouai négativement la tête et pris un siège. Trois des fenêtres holos étaient blanches, mais celle qui se trouvait sur ma gauche affichait la carte en 3D du système d’Hypérion que j’avais déjà essayé de décoder dans la salle du Conseil de Guerre. J’avais l’impression que le rouge extro se répandait comme de la teinture écarlate au milieu d’une solution bleue.
— Parlez-moi de vos rêves.
— Dites-moi d’abord pourquoi vous les avez abandonnés, murmurai-je d’un ton monocorde. Pourquoi avez-vous laissé mourir le père Hoyt ?
Elle ne devait pas avoir l’habitude qu’on lui parle sur ce ton. Pas après avoir siégé quarante-huit ans au Sénat et assuré la Présidence pendant quinze ans. Mais sa seule réaction fut de hausser un sourcil d’un millimètre en disant :
— Vous rêvez donc vraiment ce qui se passe.
— Vous en doutiez ?
Elle posa le bloc-notes qu’elle tenait à la main, l’éteignit et secoua la tête.
— Pas vraiment, mais cela fait un choc d’entendre quelqu’un parler d’une chose que personne d’autre, dans tout le Retz, n’est censé connaître.
— Pourquoi les avez-vous empêchés d’utiliser le vaisseau du consul ?
Elle fit pivoter son siège pour regarder la fenêtre où le panneau tactique était en train de changer. Le rouge s’étalait encore, le bleu diminuait, les planètes et les lunes étaient en mouvement. Mais si la situation militaire avait quelque chose à voir avec son explication, elle sembla abandonner cette approche lorsqu’elle se retourna subitement vers moi.
— Pourquoi devrais-je vous fournir des explications sur une décision gouvernementale, H. Severn ? Quelle est votre circonscription ? Quels citoyens représentez-vous ?
— Je représente cinq personnes adultes et un bébé que vous avez abandonnés à leur sort sur Hypérion. Hoyt aurait pu être sauvé.
Gladstone serra le poing et se tapota la lèvre inférieure de la phalange de son index replié.
— C’est possible, dit-elle. Mais il était peut-être déjà mort. De toute manière, là n’est pas la question, n’est-ce pas ?
Je me laissai aller en arrière dans mon fauteuil. Je n’avais pas pris la peine d’apporter de quoi dessiner, et mes doigts avaient envie de tenir quelque chose.
— Où est-elle, alors ? demandai-je.
— Vous vous souvenez du récit du père Hoyt ? Celui qu’il leur a fait durant le voyage aux tombeaux ?
— Oui.
— Chaque pèlerin a le droit de demander une faveur au gritche. D’après la tradition, cette créature n’accorde qu’un seul vœu pour tout le monde, et massacre ceux qui n’ont pas eu satisfaction. Vous rappelez-vous quel était le vœu de Hoyt ?
Je réfléchis quelques instants. Chercher un évènement dans le passé des pèlerins revenait à essayer de se souvenir d’un détail d’un rêve de la semaine passée.
— Il voulait qu’on lui enlève les cruciformes, répondis-je. Il voulait la liberté pour… l’âme… l’ADN… ou je ne sais quoi… du père Duré… et pour lui.
— Ce n’est pas tout à fait cela, fit Gladstone. Le père Hoyt ne voulait plus vivre.
Je me levai d’un bond, renversant presque mon fauteuil, et marchai jusqu’au panneau d’affichage.
— C’est de la foutaise ! m’écriai-je. Et même si c’était le cas, les autres avaient l’obligation morale de lui porter secours. Tout comme vous. Mais vous l’avez laissé mourir.
— Oui.
— Et les autres aussi, vous allez les laisser mourir ?
— Pas nécessairement. Cela dépend d’eux… et du gritche, si cette créature existe vraiment. Tout ce que je sais, pour le moment, c’est que leur pèlerinage est trop important pour les laisser… se dérober… à l’instant décisif.
— Pourquoi décisif ? En quoi la vie de cinq ou six personnes – dont un bébé – affecte-t-elle le sort de cent cinquante milliards d’individus ?
Je connaissais la réponse à cette question, naturellement.
L’Assemblée consultative des IA et les prévisionnistes moins parfaits de l’Hégémonie avaient choisi les pèlerins avec le plus grand soin. Mais dans quelle optique ? L’imprévisibilité. C’étaient des variables inconnues symbolisant toute l’énigme de l’équation d’Hypérion. Mais Gladstone savait-elle ces choses, ou ne connaissait-elle que ce que le conseiller Albedo et ses propres services de renseignement voulaient bien lui dire ?
Je poussai un soupir et retournai m’asseoir.
— Est-ce que votre rêve vous a renseigné sur le sort du colonel Kassad ? me demanda-t-elle.
— Non. Je me suis réveillé au moment où ils retournaient au Sphinx pour s’abriter contre la tempête.
Elle eut un sourire léger.
— Vous rendez-vous compte, H. Severn, que notre intérêt serait de vous mettre sous sédatifs et de vous injecter le même sérum de vérité que vos amis Philomel, avec un laryngophone qui nous tiendrait continuellement au courant des évènements ?
Je lui rendis son sourire.
— C’est vrai, déclarai-je. Ce serait plus commode pour vous. Mais que diriez-vous si je vous abandonnais mon corps pour me réfugier dans le Centre par l’intermédiaire de l’infosphère ? J’ai l’impression que c’est exactement ce qui se passerait si j’étais de nouveau soumis à des moyens coercitifs.
— En effet, c’est exactement ce que je ferais à votre place, je suppose. Mais dites-moi, H. Severn, quelle impression cela fait-il de se trouver dans le Centre ? À quoi ressemble cet endroit lointain où réside véritablement votre conscience ?
— Cela grouille d’activité. Mais vous n’aviez pas autre chose à me demander ce matin ?
Elle sourit de nouveau, et je sentis que c’était un sourire sincère et non l’arme politicienne dont elle savait se servir si bien.
— Vous avez raison, me dit-elle. J’avais autre chose en tête. Que diriez-vous d’aller sur Hypérion ? Le vrai Hypérion ?
— Le vrai Hypérion ? répétai-je stupidement.
Je ressentis des fourmillements aux doigts et aux orteils tandis qu’une étrange excitation m’envahissait. Ma conscience résidait peut-être dans le TechnoCentre, mais mon cerveau et mon corps n’étaient que trop humains, sensibles à l’adrénaline et autres substances chimiques libérées en fonction des circonstances.
— Des millions de gens donneraient n’importe quoi pour s’y rendre, fit Gladstone en hochant la tête. Se distransporter vers de nouveaux horizons. Voir la guerre de plus près. Les imbéciles ! ajouta-t-elle en soupirant et en déplaçant son bloc-notes. Mais j’aimerais tout de même envoyer quelqu’un là-bas pour me tenir personnellement au courant, ajouta-t-elle en me fixant de ses yeux bruns au regard soudain redevenu intense. Leigh doit emprunter ce matin l’un des nouveaux terminaux militaires distrans, et j’ai pensé que vous pourriez l’accompagner. Vous n’aurez peut-être pas le droit de descendre sur la planète elle-même, mais vous seriez quand même aux premières loges.
Plusieurs questions me vinrent aussitôt à l’esprit, et je fus embarrassé d’entendre la première qui sortit de mes lèvres.
— Y aura-t-il du danger ?
Ni l’expression ni le ton de Gladstone ne changea.
— C’est possible. Mais vous serez largement en arrière des zones de combat, et Leigh a des instructions précises. En aucun cas il ne doit s’exposer – ou vous exposer – à un danger prévisible.
Un danger prévisible. Mais à combien de dangers non prévisibles s’exposait-on dans une zone de guerre, près d’un monde où se promenait en liberté une créature telle que le gritche ?
— C’est entendu, déclarai-je. J’irai avec lui. Mais il y a une chose qui me…
— Oui ?
— Il faut que je sache pourquoi vous voulez m’envoyer là-bas. Si ma principale utilité est de vous tenir au courant des activités des pèlerins, il me semble que vous courez un risque inutile en vous séparant de moi.
Elle hocha la tête.
— H. Severn, il est exact que votre lien – quoique relativement ténu – avec les pèlerins m’intéresse beaucoup. Mais je suis encore plus curieuse de connaître vos réactions personnelles et vos estimations devant la réalité.
— Vous ne savez pourtant rien de moi. Vous ignorez avec qui d’autre je pourrais être en rapport, délibérément ou non. Je suis tout de même une créature du TechnoCentre !
— C’est exact. Mais vous êtes peut-être aussi en ce moment la personne la moins engagée de Tau Ceti Central, ou même du Retz tout entier. Et votre point de vue est celui d’un poète aguerri, un homme dont je respecte le génie.
J’éclatai bruyamment de rire.
— Le génie, c’était lui ! Je ne suis qu’un simulacre, une extension, une caricature !
— En êtes-vous si sûr ? me demanda Meina Gladstone.
J’écartai les bras.
— Voilà dix mois que je me trouve avec toute ma conscience dans cette étrange après-vie qui est actuellement la mienne, et je n’ai pas encore écrit un seul vers. Je ne pense pas comme un poète. N’est-ce pas la preuve que le programme de récupération du TechnoCentre s’est soldé par un fiasco ? Même ma fausse identité est une insulte à la mémoire d’un homme qui a toujours eu infiniment plus de talent que je n’en aurai jamais. Joseph Severn était une ombre à côté du vrai Keats, mais je salis son nom en l’utilisant ainsi aujourd’hui.
— Vous avez peut-être raison. Je n’en suis pas certaine, cependant. Quoi qu’il en soit, je vous ai prié d’accompagner H. Hunt dans son bref voyage dans le système d’Hypérion. Vous n’êtes pas… contraint d’y aller. Je ne peux pas faire pression sur vous. Vous n’êtes même pas un ressortissant de l’Hégémonie. Mais cela me ferait plaisir.
— J’irai, répétai-je avec l’impression d’entendre la voix d’un autre.
— Parfait. Couvrez-vous bien. Ne mettez aucun vêtement qui risque de s’ouvrir ou de vous causer une gêne en impesanteur, bien qu’il y ait très peu de chances pour que vous vous trouviez dans un tel cas. Vous avez rendez-vous avec H. Hunt au noyau distrans principal de la Maison du Gouvernement dans… (elle consulta son persoc) douze minutes.
J’acquiesçai et me préparai à prendre congé.
— Autre chose, H. Severn, me dit-elle.
Je me retournai sur le seuil. La vieille dame paraissait soudain beaucoup plus menue et terriblement lasse.
— Tous mes remerciements, H. Severn, murmura-t-elle.
Il était exact que des millions de personnes cherchaient à se distransporter dans la zone de guerre. L’Assemblée de la Pangermie était assaillie de pétitions pour que l’interdiction faite aux civils de se rendre sur Hypérion soit levée, de demandes d’excursions limitées de la part des compagnies de tourisme, de requêtes présentées par des politiciens planétaires ou des représentants de l’Hégémonie pour organiser des « missions d’information ». Toutes les demandes avaient été rejetées. Les citoyens du Retz, particulièrement ceux qui avaient de l’influence et une parcelle de pouvoir, n’avaient pas l’habitude qu’on leur refuse l’accès à de nouvelles expériences. Et pour l’Hégémonie, une guerre totale était l’une des rares expériences encore jamais essayées.
La Présidente et les autorités de la Force demeuraient cependant intraitables. Pas question de se distransporter dans le système d’Hypérion sans une raison valable. Pas question d’autoriser les médiatiques à opérer sans aucune censure. À une époque où aucune information n’était inaccessible et où aucun déplacement n’était impossible, ces restrictions étaient à la fois exaspérantes et insupportables.
Je retrouvai Hunt au noyau distrans des personnalités officielles après avoir montré mon code d’accès à une bonne douzaine de postes de sécurité. Il était vêtu de laine noire, sans insigne, mais dans le style des uniformes de la Force partout présents dans cette partie de la Maison du Gouvernement. Je n’avais pas eu, pour ma part, beaucoup de temps pour me changer. J’avais juste fait un saut dans mes appartements pour me munir d’une grosse veste avec de nombreuses poches où j’avais fourré du matériel pour dessiner ainsi qu’un imageur 35 mm.
— Prêt ? me demanda Hunt.
Il tenait à la main une mallette noire. À en juger d’après l’expression qui flottait sur son visage de basset, il n’était pas tellement content de me voir.
J’acquiesçai d’un mouvement de tête. Il fit un signe à un technicien du service des transports de la Force, et un portail monopasse se matérialisa devant nous. Je savais que l’engin était réglé sur nos signatures ADN individuelles et ne laisserait passer personne d’autre. Hunt prit une profonde inspiration et passa le premier. Je vis miroiter la surface de la porte comme un plan d’eau troublé par la brise. Puis je lui emboîtai le pas.
On disait que les premières portes distrans ne provoquaient aucune sensation chez leurs utilisateurs, et que les IA et les humains qui les avaient conçues avaient ajouté plus tard ce vague fourmillement et cette odeur d’ozone qui donnaient l’impression de s’être déplacé. Quelle que soit la vérité, j’avais la chair de poule lorsque je fis un pas pour m’écarter de la porte et regarder autour de moi.
Chose étonnante mais exacte, les vaisseaux spatiaux de combat sont décrits dans la littérature, les films, les holos et les stimsims depuis plus de huit siècles. Avant même que l’humanité n’eût fait ses premières armes dans l’atmosphère de l’Ancienne Terre, ses films bidim montraient des combats spatiaux épiques, des bâtiments interstellaires énormes, avec un armement incroyable, fendant l’espace comme des cités au profil effilé. Même le déluge relativement récent des holos de guerre qui suivirent la bataille de Bressia montra des flottes imposantes qui s’affrontaient à des distances que même deux fantassins jugeraient claustrophobiques, avec des vaisseaux qui prenaient feu et qui s’éperonnaient comme des trirèmes grecques massées dans le détroit d’Artémision.
Rien de surprenant, dans ces conditions, si j’avais le cœur qui battait la chamade et les paumes des mains un peu moites lorsque je posai le pied à bord du vaisseau amiral de la flotte, en m’attendant à me retrouver sur le vaste pont d’un croiseur de guerre issu d’un holo, avec, partout, des écrans géants montrant les vaisseaux ennemis, des commandants au visage buriné penchés sur des panneaux tactiques, le tout ponctué de beuglements de klaxon et de mouvements de tangage, un coup à droite, un coup à gauche.
Nous nous trouvions, en fait, au milieu d’un étroit corridor qui aurait pu être celui d’une centrale électrique. Partout, des faisceaux de câbles et de conduits de différentes couleurs se croisaient. Il y avait, à intervalles réguliers, des poignées de soutien et des portes ovales étanches qui indiquaient que nous étions bien à bord d’un vaisseau spatial. Des panneaux interactifs et des disques issus des toutes dernières technologies donnaient à penser que ce corridor servait à autre chose qu’à livrer accès vers l’extérieur, mais l’impression globale demeurait celle d’un endroit claustrophobique, à la technologie primitive. Je m’attendais presque à voir des câbles sortir des boîtes de dérivation des circuits. Un puits vertical faisait intersection avec notre corridor. D’autres passages étroits et encombrés étaient visibles à travers les portes ovales.
Hunt se tourna vers moi et haussa légèrement les épaules. Je commençais à me demander si une erreur était possible, et s’il se pouvait que nous ne soyons pas arrivés au bon endroit. Mais avant que l’un de nous ait eu le temps de dire quoi que ce soit, un jeune enseigne de la Force en uniforme noir apparut à la sortie de l’un des corridors latéraux et salua Hunt en disant :
— Bienvenue à bord du vaisseau Hébrides, messieurs. L’amiral Nashita vous fait ses compliments et vous prie de le rejoindre dans la salle de commandement des opérations. Si vous voulez bien me suivre, c’est par ici.
Faisant volte-face, le jeune enseigne saisit un barreau et s’éleva dans un puits étroit. Nous le suivîmes tant bien que mal. Hunt luttait pour ne pas laisser tomber sa mallette, et moi pour ne pas me faire écraser les doigts par ses talons. Ce n’est qu’après avoir parcouru quelques mètres que je me rendis compte que la gravité était largement inférieure à 1 g standard. Ce n’était pas, en fait, de la gravité, mais plutôt la sensation d’être poussé vers le « bas » par une multitude de petites mains tenaces. Je savais que les vaisseaux spatiaux utilisaient des champs de confinement de première catégorie pour simuler la pesanteur à bord, mais c’était la première fois que j’en faisais directement l’expérience. Ce n’était pas une sensation particulièrement agréable. La poussée continuelle évoquait un vent violent contre lequel il fallait rentrer les épaules. Cela s’ajoutait à l’impression de confinement produite par l’étroitesse des corridors et des portes ovales ainsi que par les parois et les plafonds encombrés de câbles et de canalisations.
Le vaisseau Hébrides appartenait à la catégorie C3, celle des vaisseaux de Communication, de Contrôle et de Commandement. La salle de commandement des opérations était son cœur et son cerveau, mais ce n’étaient pas un cœur et un cerveau bien impressionnants. Le jeune enseigne nous fit franchir trois portes étanches puis passer, dans un nouveau corridor, entre des marines en faction. Il nous laissa dans une salle qui devait faire vingt mètres carrés au plus, mais qui était tellement bruyante et tellement pleine de monde et de matériel que l’instinct commandait la fuite afin de respirer un peu d’air.
Pas d’écrans géants dans cette salle, mais des douzaines de jeunes officiers de la Force penchés sur des diagrammes incompréhensibles, assis bardés de connexions stimsims ou bien debout devant des panneaux pulsants qui semblaient sortir des six faces de la salle. Tous, hommes et femmes, étaient sanglés dans leurs fauteuils et dans leurs berceaux sensoriels, à l’exception de quelques officiers qui ressemblaient plus à des bureaucrates accablés qu’à des guerriers burinés et qui se déplaçaient sans arrêt, donnant des tapes dans le dos de leurs subordonnés, aboyant des demandes d’informations, connectant leurs implants aux différents pupitres. L’un d’eux se dirigea vers nous en nous apercevant, nous dévisagea l’un après l’autre et me salua finalement en disant :
— H. Hunt ?
Je fis un signe de tête en direction de mon compagnon.
— H. Hunt, fit le jeune commandant bedonnant, l’amiral Nashita va vous recevoir immédiatement.
Le commandant en chef des forces de l’Hégémonie dans le système d’Hypérion était un petit homme aux cheveux blancs coupés court, à la peau beaucoup moins ridée que n’aurait pu le faire supposer son âge et à l’expression sévère qui semblait gravée une fois pour toutes sur son visage. Il portait un uniforme noir à col haut sans aucun signe de grade à l’exception d’une naine rouge sur le côté du col. Ses mains étaient courtes et d’aspect puissant, mais les ongles étaient soigneusement manucurés. Il trônait sur une petite estrade pleine de matériel et de panneaux d’affichage au repos. Une activité efficace et frénétique semblait jaillir de cet homme comme un torrent de chaque côté d’un roc inébranlable.
— Vous êtes l’envoyé de Gladstone, dit-il à Hunt. Qui est cette personne ?
— Mon collaborateur, déclara Leigh Hunt.
Je résistai à l’impulsion de hausser un sourcil.
— Que voulez-vous ? demanda Nashita. Comme vous le voyez, nous sommes très occupés.
Leigh Hunt hocha la tête et jeta un regard autour de lui.
— Je vous apporte quelques documents, amiral. Y a-t-il un endroit où nous pourrions avoir un entretien privé ?
L’amiral émit un grognement et passa la main sur un rhéosenseur. L’atmosphère autour de moi devint plus dense, formant une brume semi-solide tandis que le champ de confinement se matérialisait. Les bruits du centre de commandement disparurent. Nous nous retrouvâmes tous les trois dans un igloo de silence.
— Faites vite, demanda l’amiral Nashita.
Hunt ouvrit la mallette et en sortit une petite enveloppe portant au dos le sceau de la Maison du Gouvernement.
— Message personnel de la Présidente, déclara Hunt. Vous en prendrez connaissance quand vous voudrez, amiral.
Nashita mit l’enveloppe de côté avec un grognement. Hunt posa une deuxième enveloppe, plus grosse, sur le bureau.
— Voici un exemplaire de la motion votée par le Sénat concernant la poursuite de ces… euh… ces opérations militaires. Comme vous le savez, la volonté du Sénat est que vous procédiez à une rapide démonstration de force pour atteindre un objectif limité, avec aussi peu de pertes que possible en vies humaines, suivie de l’offre habituelle d’assistance et de protection à notre nouvelle… acquisition coloniale.
L’expression bourrue de Nashita fut troublée par un tressaillement rapide. Il ne fit aucun geste pour prendre ou lire le document exprimant la volonté du Sénat.
— C’est tout ? demanda-t-il.
Hunt prit son temps pour répondre.
— C’est tout, à moins que vous ne souhaitiez me faire transmettre un message personnel de votre part à la Présidente, amiral.
Le regard de Nashita était perdu dans le vague. Il n’y avait aucune hostilité active dans ses petits yeux noirs à part une impatience qui ne s’éteindrait, supposais-je, que le jour où la mort les éteindrait.
— J’ai déjà un accès privé à la Maison du Gouvernement par mégatrans, merci, fit l’amiral. Il n’y a pas de réponse pour le moment. Si vous voulez bien regagner le noyau distrans du vaisseau, je vais poursuivre les opérations militaires.
Le champ de confinement qui nous entourait s’affaissa, et le bruit revint comme l’eau par-dessus un barrage de glace en train de fondre.
— Autre chose, fit Hunt, dont la voix tranquille était presque noyée par le technobabillage du centre de commandement.
L’amiral Nashita fit pivoter son fauteuil et attendit.
— Nous voudrions descendre sur la planète. À la surface d’Hypérion.
L’expression de Nashita se renfrogna de plus belle.
— Personne à la Maison du Gouvernement ne nous a demandé de préparer un vaisseau de descente.
— Le gouverneur général Lane a été prévenu de notre éventuelle visite, répliqua Hunt sans sourciller.
Nashita jeta un coup d’œil à ses écrans, fit claquer ses doigts et aboya un ordre à l’intention d’un marine qui accourut.
— Il faudra vous dépêcher, dit-il à Hunt. Nous avons un courrier sur le départ à la porte 20. Le major Inverness va vous montrer le chemin. Votre retour se fera à bord du portier principal. Notre vaisseau quitte ce secteur dans vingt-trois minutes.
Hunt acquiesça et suivit le major. Je leur emboîtai le pas. La voix de l’amiral nous arrêta.
— H. Hunt, vous voudrez bien dire de ma part à la Présidente que le vaisseau amiral sera désormais trop occupé pour recevoir à son bord des visites de politiciens.
L’amiral se tourna de nouveau vers ses écrans et vers une file de subordonnés qui attendaient. Je suivis Hunt et le major dans le dédale des corridors.
— Il devrait y avoir des hublots.
— Pardon ?
Mes pensées étaient ailleurs, et je n’avais pas entendu ce que me disait Hunt. Il tourna la tête pour répéter :
— Il devrait y avoir des hublots. C’est la première fois que je voyage à bord d’un vaisseau de descente sans hublots ni écrans d’observation. Vous ne trouvez pas ça drôle ?
Je hochai la tête et regardai autour de moi, comme si je le voyais pour la première fois, l’espace exigu de la cabine. C’était vrai, les parois n’avaient aucune ouverture. Le compartiment des passagers était encombré de matériel. Seul un jeune lieutenant voyageait avec nous. L’atmosphère était aussi claustrophobique que celle de la salle de commandement du vaisseau amiral.
Je détournai les yeux. Je ne cessais de revenir aux pensées qui me préoccupaient depuis que nous avions quitté Nashita. En suivant les deux autres jusqu’à la porte 20, j’avais soudain été frappé par l’idée que je n’étais pas aussi angoissé que je l’avais craint du fait de l’éloignement d’une certaine chose. Une grande partie de ma réticence à accomplir ce voyage venait de ma peur de quitter l’infosphère. J’étais comme un poisson qui envisage de sortir quelque temps de l’eau. Une fraction de ma conscience était toujours plongée quelque part au milieu de cette mer, cet océan de données et de communications entre le TechnoCentre et deux cents mondes reliés par ce médium invisible que l’on appelait autrefois l’infoplan et qui ne porte plus, aujourd’hui, que le seul nom de mégasphère.
Ce qui m’avait frappé le plus, en quittant Nashita, c’était que j’entendais toujours la pulsation régulière de cet océan d’un genre spécial. Une pulsation lointaine, mais constante, qui faisait penser au bruit des vagues à un kilomètre du rivage, et que j’avais fait des efforts pour comprendre durant notre course à travers les corridors pour arriver jusqu’au vaisseau de descente, et aussi lorsque nous avions bouclé nos harnais et que le petit vaisseau s’était séparé du gros pour sa descente cislunaire de dix minutes jusqu’aux premières franges de l’atmosphère d’Hypérion.
La Force se targuait d’utiliser ses propres intelligences artificielles, ses propres infosphères et ses propres sources informatiques. La raison officielle était la nécessité d’opérer dans les grands espaces interstellaires du Retz, noirs et déserts, et dans les secteurs situés en dehors de la mégasphère. Mais la vraie raison était principalement le désir forcené d’indépendance que la Force manifestait depuis des siècles à l’égard du TechnoCentre. Et cependant, à bord d’un vaisseau amiral de la Force, au milieu d’une armada de la Flotte, dans un système qui ne faisait pas partie du Retz et qui n’était pas non plus un protectorat, j’étais resté en contact avec le même bruit de fond rassurant de données et d’énergie que dans n’importe quelle partie du Retz. Très intéressant, ça.
Je me mis à penser à toutes les connexions que le réseau distrans avait introduites dans le système d’Hypérion. Pas seulement le vaisseau portier ou la sphère de confinement qui flottait au point L3 d’Hypérion comme une lune flambant neuve, mais également les kilomètres de câbles gigacanaux en fibres optiques qui serpentaient à travers les portails distrans permanents du vaisseau portier, les répéteurs hyperfréquences qui relayaient automatiquement les messages en temps presque réel, sans oublier les IA apprivoisées du vaisseau amiral qui demandaient et recevaient de nouveaux canaux de liaison avec le Commandement Militaire d’Olympus sur Mars et ailleurs. D’une manière ou d’une autre, l’infosphère s’était introduite dans tout le réseau, peut-être à l’insu des machines de la Force et de leurs opérateurs ou alliés. Les IA du TechnoCentre étaient au courant de tout ce qui se passait ici, dans le système d’Hypérion. Si mon corps devait mourir à l’instant même, je disposerais, pour m’échapper, des mêmes chemins que d’habitude. Je pourrais battre en retraite le long des liaisons qui pulsent jusqu’au Retz comme des passages secrets, au-delà des vestiges de l’infoplan tel que l’humanité l’a connu, dans des galeries de communication qui plongent au cœur du TechnoCentre proprement dit. Pas vraiment jusqu’au cœur, me disais-je, car le TechnoCentre enveloppe et englobe le reste comme un océan contient des courants séparés, des Gulf Streams qui se prennent eux-mêmes pour des océans distincts.
— J’aurais quand même voulu qu’il y ait un hublot, murmura Leigh Hunt.
— Oui, répondis-je. Moi aussi.
Le vaisseau de descente se cabra et vibra lorsque nous pénétrâmes dans la haute atmosphère d’Hypérion. Hypérion… Le gritche… Ma chemise épaisse et ma veste étaient lourdes et collantes.
Un léger sifflement, à l’extérieur, nous apprenait que nous volions maintenant à travers le ciel lapis à plusieurs fois la vitesse du son. Le jeune lieutenant se pencha vers nous.
— C’est la première fois que vous descendez à la surface, messieurs ?
Hunt hocha affirmativement la tête.
Le lieutenant mâchonnait du chewing-gum, nous montrant à quel point il était décontracté.
— Vous êtes des techs civils de l’Hébrides ?
— C’est de là que nous venons, en effet, répondit Hunt.
— Je l’avais deviné, fit le lieutenant avec un sourire. Moi, je fais l’estafette pour la base des marines dans les environs de Keats. C’est mon cinquième voyage.
Un étrange frisson me parcourut à la mention du nom de la capitale d’Hypérion. Cette planète avait été repeuplée par le roi Billy le Triste et sa colonie de poètes, artistes et autres marginaux qui redoutaient l’invasion de leur monde par Horace Glennon-Height. Cette invasion, en fait, ne s’était jamais produite. Le poète Martin Silenus, qui faisait aujourd’hui partie du pèlerinage gritchtèque, avait conseillé au roi Billy, un peu moins de deux siècles plus tôt, de nommer sa capitale Keats. Les indigènes appelaient l’ancienne ville Jacktown.
— Vous allez trouver cet endroit incroyable, leur dit le lieutenant. C’est vraiment le bout du monde, l’anus de la création. Pas d’infosphère, pas de VEM, pas de distrans ni de bars simstim. Rien du tout. Pas étonnant qu’il y ait en ce moment des milliers de foutus indigènes qui campent autour du port spatial en essayant de faire tomber les grilles pour prendre le premier vaisseau en partance.
— Ils s’attaquent vraiment au port spatial ? demanda Hunt.
— Pas encore, répondit le lieutenant en faisant claquer son chewing-gum, mais ça ne va pas tarder, à mon avis. C’est pour cela que les marines ont délimité une zone interdite et protégé les accès à la ville. De plus, les bouseux du coin sont persuadés que nous allons installer des distrans d’un jour à l’autre et les laisser se sortir ainsi de la merde dans laquelle ils se sont fourrés eux-mêmes.
— Eux-mêmes ? demandai-je.
— Ils ont bien dû faire quelque chose pour se mettre les Extros à dos, n’est-ce pas ? fit le lieutenant avec un haussement d’épaules. Nous sommes juste ici pour leur tirer les lardons du feu.
— Les marrons, lui dit Leigh Hunt.
Le chewing-gum claqua.
— Ça ou n’importe quoi.
Le bruissement du vent devint un hurlement clairement audible à travers la coque. Le vaisseau de descente rebondit à deux reprises, puis entama une glissade assez inquiétante, comme s’il avait rencontré subitement un plan très incliné de glace lisse à quinze mille mètres de la surface.
— Dommage qu’il n’y ait pas de hublot, murmura Hunt.
L’air était chaud et moite à l’intérieur du vaisseau. Le rebond avait un effet étrangement apaisant, comme les mouvements d’un voilier sur une mer légèrement houleuse. Je gardai les yeux fermés durant quelques minutes.
Sol, Brawne, Martin Silenus et le consul transportent leur équipement, le cube de Möbius et le corps de Lénar Hoyt jusqu’au long plan incliné qui conduit à l’entrée du Sphinx. Une fine neige tombe maintenant obliquement, tourbillonnant à la surface des dunes toujours changeante en une danse complexe de particules chassées par le vent. Malgré l’annonce de l’aube par les persocs, il n’y a pas la moindre lueur à l’est. Des appels répétés à la radio n’apportent aucune réponse de Kassad.
Sol Weintraub s’arrête devant l’entrée du Tombeau du Temps qu’on appelle le Sphinx. Il sent la chaleur de sa fille contre lui sous la cape, et la respiration régulière du bébé sur sa gorge. Il serre tendrement le petit paquet dans ses bras et s’efforce d’imaginer Rachel à vingt-six ans, avec son équipe de chercheurs, hésitant à l’entrée de ce même tombeau avant d’aller en explorer les mystères anentropiques. Il secoue la tête. Vingt-six longues années, toute une vie. Dans quatre jours, ce sera le jour de la naissance de Rachel. S’il ne fait rien, s’il ne trouve pas le gritche pour conclure un marché avec lui, Rachel mourra…
— Vous venez, Sol ? demande Brawne Lamia.
Les autres ont entassé leur matériel dans la première chambre, à cinq ou six mètres de l’étroit corridor de pierre.
— J’arrive ! leur crie-t-il.
Il pénètre dans le tombeau. La galerie est bordée de chaque côté de globes bioluminescents et d’ampoules électriques, mais ils sont poussiéreux et ne fonctionnent pas. Seules la torche de Sol et la lanterne de Kassad leur éclairent le passage.
La première chambre est de petite taille, pas plus de quatre mètres sur six. Les trois autres pèlerins ont posé leurs affaires contre le mur du fond et étalé des toiles et des couchages au centre du dallage glacé. Deux lanternes sifflent, jetant une lumière froide. Sol s’immobilise pour regarder autour de lui.
— Le corps du père Hoyt est dans la salle voisine, murmure Brawne Lamia en réponse à sa question muette. Elle est encore plus froide que celle-ci.
Sol prend place à côté des autres. Même à cette distance de l’entrée, il entend le crépitement du sable et de la neige contre la pierre.
— Le consul va faire tout à l’heure une nouvelle tentative pour contacter Gladstone, explique Brawne Lamia. Il faut la mettre au courant de la situation.
Martin Silenus se met à rire.
— C’est inutile. Ça ne servira foutrement à rien. Gladstone sait ce qu’elle fait. Elle ne nous laissera jamais sortir d’ici.
— J’essaierai après le coucher du soleil, dit le consul d’une voix qui semble épuisée.
— Je monterai la garde, propose Sol tandis que Rachel s’agite et pleure doucement. Il faut que je lui donne à manger, de toute manière.
Les autres semblent trop las pour répondre. Brawne s’adosse à un paquetage. Elle ferme les yeux. Quelques secondes plus tard, sa respiration devient lourde, et elle s’endort. Le consul abaisse son tricorne sur ses yeux. Martin Silenus croise les bras et regarde fixement l’entrée. Il attend.
Sol Weintraub sort un biberon automatique. Ses doigts gourds et arthritiques ont du mal à arracher la bande autochauffante. Il regarde à l’intérieur de son sac et s’aperçoit qu’il ne lui reste plus que dix biberons et une poignée de couches.
Le bébé tète. Sol dodeline de la tête, sur le point de s’endormir. Soudain, un bruit les réveille tous.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Brawne, qui cherche fébrilement l’automatique de son père.
— Chut ! intime le poète en avançant la main.
Le bruit se fait de nouveau entendre. Il vient de l’extérieur. C’est un son bref et définitif, qui couvre le bruit du vent et les crépitements du sable.
— C’est le fusil de Kassad, leur dit Brawne Lamia.
— Ou de quelqu’un d’autre, fait remarquer Silenus à voix basse.
Ils demeurent quelques instants silencieux, tendant l’oreille. Mais on n’entend plus rien pendant un bon moment. Puis, soudain, un vacarme infernal explose dans la nuit. Un bruit qui les fait se recroqueviller de terreur et se couvrir les yeux et les oreilles. Rachel hurle, terrorisée elle aussi, mais c’est à peine si l’on entend ses cris dans le déchaînement de fureur et d’explosions qui entoure le tombeau.
Je me réveillai juste au moment où le vaisseau se posait. Hypérion, murmurai-je intérieurement, occupé à démêler mes pensées des lambeaux de rêve auxquels elles adhéraient encore.
Le jeune lieutenant nous souhaita bonne chance et descendit le premier lorsque le diaphragme de la porte s’ouvrit et qu’un air frais et léger remplaça la moiteur pressurisée de la cabine. Je suivis Hunt sur la rampe inclinée standard qui descendait sur le tarmac.
C’était la nuit. Je n’avais aucune idée de l’heure locale. J’ignorais si le terminateur de la planète venait de passer cette zone ou s’il était en train de s’en approcher, mais j’avais plutôt l’impression que c’était le soir. Il pleuvait doucement. C’était une bruine chargée de senteurs océaniques et de parfums végétaux. Des balises éclairaient les pistes, et une vingtaine de tours éclairées projetaient leurs halos sur la couche de nuages bas. Une demi-douzaine de marines en uniforme étaient déjà en train de décharger rapidement le vaisseau. Je vis notre jeune lieutenant en conversation avec un officier à une trentaine de mètres de nous sur la droite. Le petit port spatial semblait sortir tout droit d’un livre d’histoire. Il ressemblait à un port colonial des premiers temps de l’hégire. Des fosses de refroidissement primitives et des dalles de stationnement s’étalaient sur plus de deux kilomètres en direction de la masse noire des collines du nord. Des portiques et des tours de service assuraient la maintenance de dizaines de navettes militaires et de petits vaisseaux de guerre autour de nous. Les zones d’atterrissage étaient environnées de constructions militaires modulaires surmontées d’antennes en faisceaux et entourées de champs de confinement mauves et de toutes sortes de glisseurs et d’appareils aériens.
Suivant le regard de Hunt, je remarquai un glisseur en train de descendre vers nous. Le symbole géodésique bleu et or de l’Hégémonie gravé sur un côté de sa jupe était illuminé par ses feux de route. La pluie ruisselait sur sa verrière avant et formait un violent rideau de bruine à l’approche des soufflantes. Le glisseur se posa, une verrière en perspex se souleva et un homme en sortit. Il vint aussitôt vers nous sur le tarmac à pas rapides.
— H. Hunt ? demanda-t-il en lui serrant la main. Je suis Théo Lane.
— Ravi de vous connaître, gouverneur, fit Hunt en me désignant d’un signe de tête. Je vous présente Joseph Severn.
Le gouverneur général me serra la main. J’avais l’impression de le connaître déjà à travers les souvenirs brumeux du consul, au temps où Lane était son adjoint. Ils s’étaient également revus, huit jours plus tôt, lorsqu’il était venu saluer les pèlerins en partance à bord de la barge de lévitation Bénarès. Il semblait plus vieux que l’image d’une semaine que j’avais de lui, mais la mèche de cheveux rebelle, sur son front, n’avait pas changé, non plus que les lunettes archaïques et la brève poignée de main.
— Je suis ravi que vous ayez trouvé le temps de descendre à la surface, dit-il à Hunt. J’ai plusieurs communications à faire à la Présidente.
— Nous sommes ici pour cela, répondit Hunt en jetant un regard oblique à la pluie. Nous disposons d’une heure environ. Y a-t-il un endroit où nous pourrions parler au sec ?
Le gouverneur général eut un sourire juvénile.
— Même à 5 heures et demie du matin, les installations du port sont un véritable asile de fous, et le consulat ne vaut guère mieux. Mais je connais un endroit tranquille, ajouta-t-il en désignant son glisseur.
Lorsque nous décollâmes, je remarquai que deux appareils nous escortaient discrètement. Mais j’étais tout de même surpris que le gouverneur général d’un protectorat pilote son propre glisseur et n’ait même pas un garde du corps dans la cabine. Puis je me souvins de ce que le consul avait souvent dit aux autres pèlerins sur l’efficacité et la discrétion de son ancien adjoint. Ce comportement était en accord avec le style habituel du diplomate.
Le soleil se leva au moment où nous prenions de l’altitude pour virer en direction de la ville. Des nuages bas brillaient comme s’ils étaient illuminés de l’intérieur. Les collines du nord étaient parées de paillettes vertes, mauves et mordorées, et la bande de ciel au-dessous des nuages, à l’est, avait cet extraordinaire vert lapis que j’avais déjà vu dans mes rêves. Hypérion… Ma gorge se serrait d’angoisse et d’excitation.
Je penchai la tête du côté de la verrière ruisselante de pluie et pris soudain conscience de ce que l’impression d’angoisse et de confusion que je ressentais depuis un moment venait en fait du contact beaucoup plus ténu que j’avais avec l’infosphère. Les connexions existaient toujours, principalement sur mégatrans et hyperfréquences, mais jamais je ne les avais senties aussi fragiles. Si l’infosphère avait été un océan dans lequel je nageais, on aurait pu dire que mon ventre commençait à racler le fond. En fait, j’étais dans une flaque d’eau, et le niveau baissait à mesure que nous nous éloignions du port spatial et de sa relative microsphère.
Je me forçai à prêter attention à la conversation entre Hunt et le gouverneur général.
— Regardez les bidonvilles, nous dit-il en inclinant l’appareil pour que nous ayons une meilleure vue des collines et des vallées qui séparaient le port spatial des faubourgs de la capitale.
Bidonvilles était un euphémisme pour décrire l’incroyable agglomération de taudis faits de panneaux de fibroplaste, de vieux cartons et de déchets de mousse lovée qui couvrait la presque totalité des collines et des ravins. Le paysage, sans doute autrefois apprécié des habitants de la ville qui parcouraient les dix ou douze kilomètres de route boisée pour se rendre à l’aéroport, avait été dépouillé de tout ce qui pouvait servir à allumer du feu ou à constituer un abri. Les champs piétinés par d’innombrables réfugiés étaient devenus de véritables plaines de boue. Sept ou huit cent mille sans-abri occupaient chaque centimètre carré de terrain plat disponible. La fumée de milliers de foyers improvisés montait vers nous. Il y avait du mouvement partout. Des enfants couraient pieds nus, des femmes allaient chercher de l’eau dans des cours d’eau qui devaient être terriblement pollués, des hommes étaient accroupis dans les champs ou faisaient la queue devant des latrines improvisées. Je remarquai que des rangées de barbelés et des champs de confinement mauves avaient été placés de part et d’autre de la route, avec des postes de contrôle militaires à peu près tous les kilomètres. De longues files de blindés et de glisseurs militaires de la Force circulaient dans les deux sens sur la route et dans des couloirs à basse altitude.
— … que la plupart des réfugiés sont des indigènes, était en train de dire le gouverneur général. Mais il y a aussi plusieurs milliers de personnes déplacées parmi les propriétaires terriens des villes du Sud et des grandes plantations de fibroplastes d’Aquila.
— Ce sont les risques d’invasion extro qui les ont fait fuir ? demanda Hunt.
Théo Lane se tourna vers le collaborateur de Gladstone pour le regarder d’un drôle d’air.
— À l’origine, ils étaient paniqués à l’idée que les Tombeaux du Temps allaient bientôt s’ouvrir. Ils étaient sûrs que le gritche allait venir les prendre.
— Et leurs craintes étaient fondées ? demandai-je.
Il changea de position dans son fauteuil de pilotage pour se tourner vers moi.
— La Troisième Légion des Forces Territoriales a fait route vers le nord il y a quelques mois de cela, me dit-il. Elle n’est jamais revenue.
— Vous dites que les réfugiés fuyaient le gritche à l’origine, fit Hunt. Quelle autre raison avaient-ils ensuite ?
— Ils attendaient l’annonce de l’évacuation générale. Tout le monde ici est au courant de ce que les Extros – et les troupes de l’Hégémonie – ont fait à Bressia. Personne ne souhaite se trouver sur cette planète quand les mêmes évènements se produiront.
— Vous savez que la Force considère l’évacuation comme un tout dernier recours ?
— Oui. Mais nous ne voulons pas annoncer cela aux réfugiés. Il y a déjà eu des émeutes sanglantes. Le Temple gritchtèque a été détruit. La foule l’a assiégé, et quelqu’un s’est servi de charges au plasma volées dans les mines d’Ursus. La semaine dernière, il y a eu des attaques contre le consulat et le port spatial. Des magasins ont été pillés dans la vieille ville de Jacktown.
Hunt hocha lentement la tête tandis que le glisseur approchait de la cité. Les bâtiments étaient bas. Peu de constructions avaient plus de cinq étages. Les murs pastel ou blancs luisaient sous les rayons obliques du soleil levant. Je regardai, par-dessus les épaules de Hunt, la montagne basse où était sculpté le visage morose de Billy le Triste qui dominait la vallée. Le fleuve Hoolie faisait des méandres au centre de la vieille ville et redressait son cours avant de continuer vers le nord en direction de la Chaîne Bridée invisible. Il se perdait quelque part dans les marais de vort au sud-est, où je savais qu’il formait un delta occupant une partie de la Crinière. La cité avait l’air particulièrement déserte et paisible après le triste chaos des baraques de réfugiés. Mais lorsque nous commençâmes à descendre vers le fleuve, je remarquai l’ampleur de la circulation militaire et le nombre de blindés, de véhicules à chenilles et autres engins militaires aux carrefours et dans les jardins publics, leurs polymères de camouflage délibérément désactivés pour les rendre plus menaçants. J’aperçus aussi les tentes de fortune des réfugiés installées dans les parcs et les terrains vagues. Des milliers de personnes semblaient dormir sur les trottoirs, le long des caniveaux, comme des paquets de linge sale attendant qu’on vienne les ramasser.
Keats avait une population de deux cent mille âmes il y a deux ans, nous expliqua le gouverneur général. Aujourd’hui, si l’on compte les bidonvilles, elle atteint aisément les trois millions et demi.
— Je croyais que la population totale de la planète, indigènes y compris, ne dépassait pas cinq millions, s’étonna Hunt.
— C’est exact. Vous comprenez, maintenant, pourquoi nous disons que tout est en train de s’écrouler. Les deux autres grandes villes de la planète, Port-Romance et Endymion, ont accueilli presque tout le reste des réfugiés. Les plantations de fibroplastes d’Aquila ont été désertées. La jungle et les forêts des flammes les envahissent. Les exploitations agricoles de la Crinière et des Neuf Queues ne produisent plus rien ou sont incapables de faire parvenir leur production sur le marché en raison de l’effondrement du système de transport civil.
Hunt gardait les yeux fixés sur le fleuve qui montait rapidement vers nous.
— Que fait le gouvernement ? demanda-t-il.
Théo Lane eut un sourire.
— Vous voulez savoir ce que je fais ? Il y a près de trois ans que dure cette crise. La première mesure a été de dissoudre le Conseil intérieur et de revendiquer officiellement le statut de protectorat pour Hypérion. Armé des pleins pouvoirs, j’ai procédé à la nationalisation des compagnies de transport et des lignes de dirigeables encore en exercice. Seuls les militaires continuent de se déplacer par glisseur dans l’atmosphère d’Hypérion. Enfin, j’ai dissous les Forces Territoriales.
— Pourquoi cela ? demanda Hunt. Elles auraient pu vous servir.
Lane secoua la tête. Il inclina d’un geste sûr la colonne de pilotage, et le glisseur descendit en spirale vers le centre de la vieille ville.
— Ils étaient plus dangereux qu’utiles, déclara-t-il. La perte de la « Troisième Légion d’élite » des Forces Territoriales ne m’a pas perturbé outre mesure. Dès que l’infanterie de la Force et les marines sont arrivés sur la planète, j’ai désarmé les bandes de FT qui étaient à l’origine de la plus grande partie des pillages. Voici l’endroit tranquille où nous pourrons continuer de bavarder en prenant le petit déjeuner.
Le glisseur rasa la surface du fleuve, fit un dernier cercle et se posa souplement dans la cour d’un bâtiment ancien en bois et en pierre, aux fenêtres ouvragées avec art. Chez Cicéron. Avant même que Lane n’eût prononcé ce nom à l’intention de Hunt, j’avais reconnu l’endroit où les pèlerins s’étaient arrêtés. La vieille taverne-auberge-restaurant occupait, au cœur de Jacktown, un pâté de quatre immeubles sur neuf niveaux. Ses balcons, ses quais et ses galeries de bois de vort donnaient sur le fleuve Hoolie d’un côté, et sur les étroites ruelles de Jacktown de l’autre. L’endroit était plus ancien que le visage de pierre de Billy le Triste sculpté sur la colline, et ses salons tamisés et ses caves à vin avaient servi de domicile au consul durant ses années d’exil sur cette planète.
Stan Leweski nous accueillit sur le seuil. C’était un géant à la carrure massive et au visage d’aspect aussi ancien et tavelé que les vieux murs de pierre de sa taverne. Cicéron c’était lui, de même que cela avait été son père, son grand-père et son arrière-grand-père avant lui.
— Nom de Dieu ! tonna le géant en donnant une grande claque sur l’épaule du gouverneur général et dictateur de la planète. Tu es bien matinal, aujourd’hui, hein ? Tu m’amènes tes amis pour déjeuner ? Bienvenue à tous Chez Cicéron !
Son énorme poigne engloutit la main de Hunt, puis la mienne, dans une vigoureuse secousse qui me donna envie de vérifier si mes articulations étaient encore en état de fonctionner.
— Mais c’est peut-être encore la nuit pour vous, en temps du Retz ! reprit la voix beuglante du tavernier. Vous voulez dîner ? Ou bien prendre un verre ?
Leigh Hunt lui lança un regard oblique.
— Comment savez-vous que nous sommes du Retz ? demanda-t-il.
Leweski éclata d’un rire sonore qui dut faire tourner toutes les girouettes sur le toit.
— Perspicace, hein ? Vous arrivez ici avec Théo à l’aube. Vous croyez qu’il a l’habitude de promener les gens à cette heure ? Vous portez des vêtements de laine, alors que nous n’avons pas de moutons ici. Vous n’êtes pas des militaires de la Force, ni des gros planteurs de fibroplastes… Je les connais tous ! Vous vous êtes donc distransportés sur un vaisseau du Retz, et vous êtes descendus ici pour ripailler. CQFD, Amédée. Alors, vous voulez de quoi vous rincer la dalle, ou déjeuner ?
Théo Lane soupira.
— Trouve-nous un coin tranquille, Stan. Pour moi, ce sera des œufs au bacon avec des kippers. Messieurs ?
— Juste un café, dit Hunt.
— Moi aussi, déclarai-je.
Nous suivions maintenant le patron dans un corridor au bout duquel un escalier à la rampe en fer forgé nous fit grimper dans une salle encore plus sombre, au plafond plus bas et à l’atmosphère plus enfumée que dans mon rêve. Quelques clients levèrent la tête sur notre passage, mais il y avait beaucoup moins de monde que le jour où les pèlerins étaient venus ici. Visiblement, Lane s’était occupé de faire décamper les hordes de barbares des FT qui occupaient alors les lieux. Nous passâmes devant une haute fenêtre, et je pus vérifier aussitôt ma déduction lorsque j’aperçus un blindé de la Force stationné dans la cour intérieure et entouré de militaires décontractés, aux armes bien en évidence, et chargées.
— Là, nous dit Leweski en nous faisant entrer dans une petite véranda qui surplombait le fleuve et donnait vue sur les toitures à pignons et les tours de pierre de Jacktown. Dommy va vous apporter votre commande dans un instant.
Il s’éclipsa avec une vivacité surprenante… pour un géant.
— Il nous reste environ quarante-cinq minutes avant le retour du vaisseau de descente, déclara Hunt après avoir consulté son persoc. Profitons-en pour discuter un peu.
Lane hocha la tête. Il retira ses lunettes et se frotta les yeux. Je me rendis compte qu’il ne s’était pas couché cette nuit. Peut-être ne dormait-il pas depuis plusieurs jours.
— Très bien, dit-il en remettant ses verres en place. Que veut savoir la Présidente ?
Hunt marqua un instant de pause tandis qu’un petit homme à la peau blanche et parcheminée et aux yeux jaunes nous apportait du café dans des tasses épaisses et posait un plateau chargé devant Lane.
— Gladstone veut savoir quelles sont vos priorités. Elle voudrait également que vous lui disiez si vous pensez pouvoir tenir le coup ici en cas de conflit prolongé.
Lane mangea quelques instants avant de répondre. Il but une longue gorgée de café, puis fixa son regard sur Hunt. C’était du vrai café, à en juger par le goût, meilleur que celui que l’on produisait dans le Retz.
— Prenons votre dernière question d’abord, fit Lane. Qu’entendez-vous par prolongé ?
— Quelques semaines.
— Quelques semaines, peut-être. Certainement pas des mois. Vous constatez l’état de notre économie, poursuivit le gouverneur général en goûtant à un kipper. Sans l’assistance alimentaire de la Force, nous aurions des émeutes chaque jour au lieu d’une fois par semaine. La quarantaine nous empêche d’exporter. La moitié des réfugiés veulent tuer les prêtres du Temple, et les autres veulent se convertir avant l’arrivée du gritche.
— Vous savez où se cachent les prêtres ? demanda Hunt.
— Non. Nous sommes certains qu’ils ont échappé aux bombes, mais les autorités n’ont pas pu retrouver leurs traces. Le bruit court qu’ils sont montés vers le nord pour se réfugier dans la forteresse de Chronos, qui domine les hauts plateaux où se trouvent les Tombeaux du Temps.
Je savais que cette rumeur n’était pas fondée. Les pèlerins, en tout cas, n’avaient vu aucun prêtre gritchtèque pendant leur bref séjour à Chronos. Mais il y avait partout des signes de massacre.
— Quant aux priorités, déclara Théo Lane, la première est l’évacuation, la deuxième l’élimination de la menace extro, et la troisième la réduction de la panique liée au gritche.
Leigh Hunt s’adossa aux lambris vernissés, sa lourde tasse de café fumant dans les mains.
— L’évacuation n’est pas envisageable pour le moment, dit-il.
— Pourquoi ? riposta aussitôt Lane.
— La Présidente n’a pas… à ce stade… le pouvoir politique suffisant pour convaincre le Sénat et l’Assemblée de la Pangermie d’accepter cinq millions de réfugiés en son…
— Foutaise ! tonna le gouverneur général. Il y a eu un afflux de touristes deux fois plus important sur Alliance-Maui la première année du protectorat. Et cela a détruit une écologie planétaire unique. Mettez-nous sur Armaghast ou sur n’importe quel monde désertique jusqu’à la fin de la guerre.
Hunt secoua la tête. Ses yeux de basset paraissaient encore plus tristes que d’habitude.
— Il n’y a pas que l’aspect logistique ou politique, dit-il. C’est…
— Le gritche, fit Lane en coupant son bacon. C’est le gritche qui est la vraie raison.
— Oui. De même que la peur d’une infiltration extro dans le Retz.
Le gouverneur général éclata de rire.
— Vous craignez, si vous installez des portes distrans sur Hypérion pour nous évacuer, que des extros de trois mètres de haut se glissent inaperçus parmi nous ?
— Ce n’est pas cela, rétorqua Hunt après avoir bu une gorgée de café. Nous redoutons une invasion. Une porte distrans est une ouverture sur le Retz. L’Assemblée consultative nous déconseille d’en installer une.
— D’accord. Évacuez-nous par l’espace, dans ce cas. N’était-ce pas la raison de la venue de vos unités opérationnelles ?
— La raison officielle, oui. Mais notre véritable objectif est de battre les Extros et d’intégrer Hypérion au Retz.
— Et la menace gritchtèque ?
— Elle sera… éliminée, fit Hunt.
Il s’interrompit tandis qu’un petit groupe d’hommes et de femmes passait devant notre terrasse. Je les regardai distraitement, m’apprêtai à reporter mon attention sur notre table, puis tournai de nouveau vivement la tête vers le couloir où le groupe était déjà hors de vue.
— N’est-ce pas Melio Arundez qui vient de passer ? demandai-je, interrompant le gouverneur général au milieu d’une phrase.
— Pardon ? Le docteur Arundez ? Oui. Vous le connaissez, H. Severn ?
Leigh Hunt me regardait avec des yeux furibonds, mais je l’ignorai.
— Oui, répondis-je à Lane, bien que ce fût faux. Que fait-il donc sur Hypérion ?
— Il est arrivé avec son équipe il y a six mois en temps local. Il travaille sur un projet de l’université de Reichs de Freeholm. Ses recherches concernent les Tombeaux du Temps.
— Je croyais qu’ils étaient interdits aux touristes et aux chercheurs.
— C’est exact, mais leurs appareils – dont les données étaient relayées une fois par semaine par le mégatrans du consulat – avaient déjà détecté les modifications des champs anentropiques entourant les tombeaux. Reichs savait qu’ils étaient en train de s’ouvrir, si toutefois c’est bien là ce que signifient les modifications en question, et ils ont envoyé les meilleurs chercheurs du Retz pour étudier le phénomène.
— Mais vous ne leur avez donné aucune autorisation ?
Théo Lane eut un sourire sans chaleur.
— La Présidente ne leur a donné aucune autorisation. La fermeture des Tombeaux du Temps résulte d’un ordre direct de TC2. Si cela ne tenait qu’à moi, j’aurais interdit le passage des pèlerins et donné la priorité aux recherches d’Arundez et de son équipe.
Il se tourna de nouveau vers Hunt.
— Veuillez m’excuser, leur dis-je en me levant pour sortir dans le couloir.
Je trouvai Arundez et son groupe – trois hommes et deux femmes dont les vêtements et les styles suggéraient différents mondes du Retz – dans une petite salle située deux terrasses plus loin. Ils étaient penchés sur des plateaux de petit déjeuner et sur des persocs scientifiques. Leur conversation se faisait en termes assez abstrus pour rendre jaloux un talmudiste.
— Docteur Arundez ?
— Oui ? fit-il en relevant la tête.
Il avait vingt ans de plus que dans mon souvenir. Il ne devait pas être loin de la soixantaine, mais son profil sympathique n’avait pas changé. Il avait le même teint bronzé, les mêmes mâchoires résolues, les mêmes cheveux noirs ondulés à peine grisonnants aux tempes. Ses yeux noisette étaient aussi perçants. Je comprenais qu’une jeune étudiante comme Rachel ait pu tomber rapidement amoureuse de lui.
— Je m’appelle Joseph Severn, lui dis-je. Nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais j’ai bien connu l’une de vos anciennes amies… Rachel Weintraub.
Il fut debout en une fraction de seconde. S’excusant auprès des autres, il m’entraîna dans le couloir, puis dans une salle où nous trouvâmes un compartiment inoccupé près d’une fenêtre ronde qui donnait sur des toitures rouges. Il me lâcha alors le bras et me dévisagea soigneusement, s’attardant sur mes vêtements retziens. Il me prit les poignets pour les retourner afin de voir si j’avais subi un traitement Poulsen.
— Vous êtes trop jeune, me dit-il. À moins que vous ne l’ayez connue enfant.
— C’est surtout son père que je connais bien, lui dis-je.
Il se détendit un peu, et hocha plusieurs fois la tête.
— Je comprends, dit-il. Où est Sol ? J’ai essayé de retrouver sa trace par l’intermédiaire du consulat, mais les autorités d’Hébron se contentent de dire qu’il a déménagé. Vous êtes au courant de la… maladie de Rachel ? me demanda-t-il en me dévisageant de nouveau.
— Oui, répondis-je.
La maladie de Merlin avait fait régresser Rachel dans le temps. Chaque jour, elle avait perdu une partie de ses souvenirs, dont Melio Arundez faisait partie.
— Je sais que vous lui avez rendu visite il y a une quinzaine d’années sur le monde de Barnard, ajoutai-je.
— Ce fut une erreur de ma part, répondit-il en faisant la grimace. Je voulais parler à Sol et à Saraï. Quand je l’ai vue…
Il secoua la tête.
— Qui êtes-vous ? me demanda-t-il Savez-vous où se trouvent Sol et Rachel en ce moment ? Sa naissance n’est que dans trois jours !
— Je sais, répondis-je en hochant la tête.
Je regardai autour de moi. Il n’y avait personne autour de notre table. Les seuls bruits que l’on entendait venaient d’une autre salle.
— Je suis ici en mission d’information pour le compte de la Présidente, lui dis-je. Sol Weintraub et sa fille sont en ce moment dans la zone des Tombeaux du Temps.
Arundez fit la même tête que si j’avais lancé mon poing dans son plexus solaire.
— Ici ? Sur Hypérion ? J’aurais dû m’en douter, ajouta-t-il après avoir contemplé les toits rouges pendant quelques instants. Sol avait toujours refusé de revenir ici, mais maintenant que Saraï n’est plus là… Êtes-vous en contact avec lui ? Est-ce qu’elle… Est-ce qu’ils vont bien ?
Je secouai la tête.
— Nous ne sommes en contact ni par radio ni par l’infosphère pour le moment. Mais je sais qu’ils sont bien arrivés. Ce qui compte le plus, ce sont les informations scientifiques dont vous disposez sur ce qui est en train de se passer là-bas. Tout renseignement peut être vital pour leur survie.
Melio Arundez se passa la main dans les cheveux.
— Si seulement ils nous laissaient nous rendre sur place ! Ces maudits bureaucrates aux courtes vues ! Vous dites que c’est Gladstone qui vous envoie. Ne pourriez-vous pas leur expliquer l’importance de notre présence là-bas ?
— Je ne suis qu’un messager. Mais exposez-moi vos raisons, et je tâcherai de transmettre les informations à quelqu’un.
Les larges mains d’Arundez épousèrent dans l’air la forme d’un objet invisible. La rage et la tension étaient presque palpables chez lui.
— Durant trois ans, les données nous sont parvenues par télémesure avec les salves autorisées par le consulat une fois par semaine sur leur précieux mégatrans. Elles indiquaient une lente mais implacable dégradation de l’enveloppe anentropique – les marées du temps – aux environs et à l’intérieur des tombeaux. C’était un processus erratique, illogique, mais soutenu. Notre équipe a été autorisée à venir sur Hypérion peu après le début du phénomène. Il y a six mois que nous sommes ici. L’ouverture des Tombeaux du Temps s’est confirmée. Ils sont en train d’entrer en phase avec le… présent. Mais à peine quatre jours après notre arrivée, les instruments ont cessé d’émettre. Tous en même temps. Nous avons supplié ce salaud de Lane de nous laisser aller sur place pour les recalibrer, ou d’installer lui-même de nouveaux détecteurs, s’il ne voulait pas nous laisser y aller en personne. Mais il n’y a rien eu à faire. Plus d’autorisations. Plus de contacts avec notre université… alors même que l’arrivée des vaisseaux de la Force aurait pu nous faciliter les choses. Nous avons essayé de remonter le fleuve sans permission, mais les marines nous ont interceptés aux écluses de Karla et nous ont ramenés ici avec des menottes aux poignets. J’ai passé quatre semaines en prison. Aujourd’hui, nous avons le droit de nous déplacer dans les limites de Keats, mais ils menacent de nous enfermer définitivement si nous quittons la ville. Pouvez-vous vraiment faire quelque chose pour nous ?
Il se pencha en avant, en me regardant d’un air suppliant.
— Je ne sais pas, dis-je. Je voudrais aider les Weintraub. Je pense que vous pourriez faire quelque chose si vous vous rendiez sur les lieux avec votre équipe. Savez-vous à quel moment les tombeaux vont s’ouvrir ?
Le physicien spécialiste du temps fit un geste de frustration.
— Si seulement nous avions des informations récentes ! Soupira-t-il. Non, je ne peux pas vous répondre. Ils sont peut-être déjà ouverts, ou bien ils s’ouvriront dans six mois.
— Quand vous dites « ouverts », vous ne voulez pas dire physiquement ?
— Bien sûr que non. Les Tombeaux du Temps sont physiquement accessibles depuis quatre siècles, et ils ont été inspectés de fond en comble. Quand ils s’ouvriront, ce sera comme si on écartait une tenture temporelle qui en dissimule certains aspects. Le complexe tout entier entrera en phase avec le flot du temps local.
— Et par « local », vous entendez… ?
— Je veux parler de l’univers où nous sommes, naturellement.
— Vous êtes certain que les Tombeaux du Temps se déplacent à reculons dans le temps, et qu’ils viennent de notre propre avenir ?
— Qu’ils se déplacent à reculons dans le temps, oui. Qu’ils viennent de notre avenir, nous n’en sommes pas certains. Nous ne savons même pas ce que signifie « avenir » en termes physico-temporels. Ce pourrait être une série de probabilités en ondes sinusoïdales, ou une branche de décision mégaverse, ou encore…
— De toute manière, les Tombeaux du Temps et le gritche en viennent ?
— Les Tombeaux du Temps, j’en suis sûr. Mais je ne suis absolument pas compétent pour vous parler du gritche. Si vous voulez mon opinion, il s’agit d’un mythe nourri des mêmes superstitions que les vérités absolues formant la base des religions habituelles.
— Même après ce qui est arrivé à Rachel, vous ne croyez pas au gritche ?
Il me jeta un regard noir.
— Rachel a attrapé la maladie de Merlin. Il s’agit d’un trouble anentropique du vieillissement, et non de la morsure d’un monstre mythique.
— La morsure du temps n’a rien de mythique, répliquai-je, moi-même surpris de lui sortir cette vérité philosophique à bon marché. La question est de savoir si le gritche ou je ne sais quelle autre puissance habitant les Tombeaux du Temps acceptera de réintégrer Rachel dans le flot « local » du temps.
Arundez hocha la tête et se tourna de nouveau vers les toits. Le soleil était maintenant caché par les nuages, et la matinée était grise. Les tuiles rouges avaient moins d’éclat. La pluie se mit à tomber.
— Le problème est aussi de savoir, repris-je en me surprenant une seconde fois, si vous êtes toujours amoureux d’elle.
Il tourna lentement la tête pour me fixer d’un regard furieux. Je sentis la réplique – peut-être physique – monter en lui, atteindre un sommet, puis redescendre. Il plongea la main dans une poche de sa veste et la ressortit avec un holo d’une femme souriante, aux cheveux grisonnants, et de deux enfants d’un peu moins de vingt ans.
— Ma famille, me dit-il. Ils m’attendent sur le vecteur Renaissance. Si Rachel devait… devait guérir aujourd’hui, ajouta-t-il en pointant un doigt épais sur moi, j’aurais quatre-vingt-deux ans standard avant qu’elle n’atteigne l’âge auquel je l’ai rencontrée pour la première fois. Mais vous avez raison, ajouta-t-il en abaissant son doigt pour remettre l’instantané holo dans sa poche. Je suis toujours amoureux d’elle.
— Vous êtes prêt ? demanda quelques instants plus tard la voix de Hunt, sur le seuil, rompant le silence qui s’était établi durant quelques instants. Notre vaisseau repart dans dix minutes.
Je me levai et serrai la main d’Arundez.
— Je ferai mon possible, murmurai-je.
Le gouverneur général nous fit raccompagner au port spatial par l’un des deux glisseurs de son escorte tandis qu’il regagnait son consulat. L’engin militaire n’était pas plus confortable que le sien, mais il était plus rapide. Une fois notre harnais en place, Hunt me demanda :
— Qu’est-ce que vous êtes allé faire avec ce physicien ?
— C’est juste un vieil ami que je n’avais pas revu depuis longtemps, lui dis-je.
Il fronça les sourcils.
— A quel propos lui avez-vous promis de faire votre possible ?
Je sentis le vaisseau frémir, trépider puis bondir tandis que la catapulte nous projetait vers le ciel.
— Je lui ai promis d’essayer d’intervenir pour qu’il puisse rendre visite à un ami malade.
Hunt gardait les sourcils froncés, mais je tirai de ma poche un carnet d’esquisses et dessinai des scènes de Chez Cicéron jusqu’à ce que nous accostions le vaisseau portier quinze minutes plus tard.
Ce fut un choc que de nous retrouver, après avoir passé la porte distrans, dans la Maison du Gouvernement. Quelques pas nous conduisirent dans la galerie du Sénat, où Meina Gladstone était encore en train de parler devant une chambre pleine à craquer. Des imageurs et des microphones diffusaient ses paroles dans toute la Pangermie à cent milliards de citoyens attentifs.
Je consultai mon chrono. Il était 10 h#nbsp#38. Nous n’étions restés absents que quatre-vingt-dix minutes.
Le bâtiment du Sénat de l’Hégémonie Humaine s’inspirait plus, dans son architecture, du Sénat des États-Unis, tel qu’il existait huit siècles plus tôt, que des structures plus impériales de la République d’Amérique du Nord ou du premier Conseil Mondial. La salle de réunion principale était vaste, bordée de galeries, et accueillait aisément plus de trois cents représentants des mondes du Retz et environ soixante-dix membres non votants venus des colonies du Protectorat. Des tapis bordeaux rayonnaient à partir de l’estrade centrale où le président pro tempore, le speaker de l’Assemblée et, aujourd’hui, la Présidente de l’Hégémonie siégeaient. Les pupitres des sénateurs étaient faits de bois de muir offert par les Templiers du Bosquet de Dieu, qui tenaient cette essence pour sacrée. L’odeur des boiseries polies remplissait la salle malgré la foule qui l’occupait.
Nous entrâmes, Leigh Hunt et moi, à l’instant où Gladstone achevait son discours. Je demandai à mon persoc une mise au courant rapide. Comme la plupart des interventions de Gladstone, celle-ci avait été courte, relativement simple, sans condescendance ou effets de style inutiles, mais faite sur un ton et avec un phrasé imagé chargés d’une très grande force. Elle avait d’abord passé en revue les incidents et les conflits qui avaient conduit à l’état de belligérance actuel avec les Extros. Elle avait proclamé le désir de paix qui animait toute la politique passée et présente de l’Hégémonie, et lancé un appel à l’union au sein du Retz et du Protectorat jusqu’à la fin de la crise. Elle en était maintenant à la conclusion, que j’écoutai en direct.
— Il se trouve donc, mes chers concitoyens, que nous sommes de nouveau engagés, après plus d’un siècle de paix, dans un combat pour le maintien des droits que notre société a toujours défendus depuis la disparition de notre mère patrie la Terre. Après plus d’un siècle de paix, nous voici obligés de reprendre, quels que soient notre écœurement et nos réticences, le glaive et le bouclier qui ont été, dans le passé, les garants de notre bon droit et de nos intérêts, afin que la paix puisse de nouveau régner un jour.
« Nous ne devons pas – et nous ne le souhaitons en aucun cas – nous laisser griser par le son des clairons ni par l’exaltation que les appels aux armes, inévitablement, provoquent. Ceux qui ignorent les leçons de l’histoire et la folie des guerres sont condamnés à les revivre. Ils en mourront peut-être. De grands sacrifices nous attendent sans doute. De grandes douleurs affligeront certains d’entre nous. Mais, quels que soient les revers ou les succès que nous rencontrerons inévitablement dans notre entreprise, je dis qu’il faut le faire, et que deux choses, par-dessus tout, sont pour nous tous à garder en mémoire. La première est que nous combattons pour la paix et que la guerre est un fléau temporaire qu’il nous faut subir comme un enfant subit la rougeole ou la scarlatine, en sachant bien qu’au bout du tunnel de souffrances nous attendent la paix et le bien-être renouvelés. La seconde est que nous n’abandonnerons jamais. Jamais nous ne céderons ni ne plierons devant la volonté de personne. Jamais nous n’écouterons des voix étrangères ni même nos propres inclinations vers une voie plus confortable. Jamais notre volonté ne vacillera jusqu’à ce que la victoire nous appartienne, que l’agression soit vaincue et que la paix soit gagnée. Mesdames et messieurs, merci.
Leigh Hunt se pencha en avant pour regarder attentivement les sénateurs qui se levaient en masse pour faire à Gladstone une ovation dont l’explosion monta jusqu’au plafond pour se répercuter par ondes successives dans la galerie où nous nous trouvions. En masse, mais pas à l’unanimité. Je vis Hunt compter les sénateurs qui demeuraient assis, les bras croisés ou la mine renfrognée. La guerre avait moins de deux jours, et déjà une opposition se constituait, touchant d’abord les mondes coloniaux inquiets pour leur sécurité au moment où la Force se concentrait sur le système d’Hypérion, puis l’opposition à Gladstone, nombreuse dans la mesure où personne ne peut rester si longtemps au pouvoir sans se créer des ennemis, et enfin une petite partie de la coalition présidentielle, qui voyait dans la guerre un moyen ridicule de mettre fin à une période de prospérité sans précédent.
Je la vis descendre de l’estrade pour aller serrer la main du président sénile et du speaker juvénile, puis emprunter l’allée centrale pour gagner la sortie, en s’arrêtant pour dire un mot ou donner une poignée de main à d’innombrables personnes, sans jamais perdre son sourire familier. Une cohorte d’imageurs de la Pangermie la suivaient, et je sentis le poids du débat s’amplifier tandis que des milliards de voix ajoutaient leurs commentaires à tous les niveaux interactifs de la mégasphère.
— J’ai besoin de la voir tout de suite, me dit Hunt. Savez-vous que vous êtes invité ce soir à un dîner officiel à la Cime de l’Arbre ?
— Oui.
Il secoua légèrement la tête, comme s’il était incapable de comprendre pourquoi la Présidente tenait tellement à ma présence partout.
— Le dîner finira assez tard, et sera suivi d’une réunion avec le haut commandement de la Force, ajouta-t-il. Elle désire que vous y participiez aussi.
— Je serai libre, répondis-je.
— Avez-vous quelque chose à faire à la Maison du Gouvernement avant ce soir ? me demanda-t-il.
— J’ai l’intention de dessiner un peu, lui dis-je en souriant. Ensuite, je me promènerai sans doute dans le Parc aux Daims. Après cela… Je ne sais pas. Je ferai peut-être une petite sieste.
Hunt secoua de nouveau la tête et s’éloigna rapidement vers la sortie.
Le premier coup manque Kassad de moins d’un mètre et fend le rocher devant lequel il passait. Il fait un bond avant que le souffle ne l’atteigne. Il roule sur lui-même pour se mettre à l’abri, son polymère de camouflage activé au maximum, son armure d’impact tendue, son fusil d’assaut prêt à tirer, sa visière de casque en alerte. Il demeure tapi un long moment, son cœur martelant sa poitrine, scrutant les collines, la vallée et les tombeaux à la recherche du moindre mouvement ou de la moindre trace thermique. Mais il n’y a rien. Un rictus se forme derrière le miroir noir de sa visière.
Celui qui a tiré sur lui l’a manqué volontairement, il en est sûr. On s’est servi d’un pulsant, mis à feu par une cartouche de 18 mm. À moins que le tireur ne se soit trouvé à plus de dix kilomètres de là, il ne courait aucun risque de rater sa cible.
Kassad se relève pour courir vers l’abri du Tombeau de Jade, et le deuxième coup l’atteint en pleine poitrine, le projetant en arrière.
Cette fois-ci, il grogne en se laissant rouler sur le côté, puis se rue vers l’entrée du tombeau, tous ses détecteurs en alerte. C’est une balle de carabine qui vient de le toucher. Celui qui joue ainsi avec lui se sert d’un fusil d’assaut polyvalent de la Force, à peu près semblable au sien. Il sait qu’il porte une armure de combat et qu’une telle balle ne peut rien contre lui, quelle que soit la distance. Mais le fusil d’assaut polyvalent a d’autres possibilités, et si, la prochaine fois, son attaquant décide d’utiliser le laser de combat, Kassad est mort. Il plonge dans l’entrée béante du tombeau.
Toujours pas la moindre trace thermique ni le moindre mouvement sur ses détecteurs, à part l’image rouge et jaune des empreintes de pas des autres pèlerins, qui se refroidissent rapidement, à l’endroit où ils sont entrés dans le Sphinx, quelques minutes auparavant.
Kassad utilise son implant tactique pour balayer rapidement les bandes de communication métrique et optique. Toujours rien. Il agrandit cent fois toute la vallée, introduit les paramètres du vent et du sable, et active l’indicateur de cible en mouvement. Rien qui dépasse la taille d’un insecte ne bouge. Il émet des impulsions radar, sonar et lorfo, défiant le tireur embusqué de se rallier sur elles. Toujours rien. Il demande l’affichage tactique, sur son viseur, des deux attaques précédentes. Des traînées balistiques bleutées se forment.
Le premier coup est venu de la Cité des Poètes, à plus de huit kilomètres de là dans la direction du sud-ouest. Le second, moins de dix secondes plus tard, a été tiré du Monolithe de Cristal, près d’un kilomètre plus bas dans la vallée. La logique voudrait donc qu’il y ait deux tireurs, mais Kassad est certain qu’il n’y en a qu’un seul. Il affine l’échelle d’affichage. Le deuxième coup est parti d’un point élevé du Monolithe, à trente mètres du sol au moins, sur la façade.
Il amplifie encore l’image. Il scrute, à travers la nuit et les derniers vestiges de la tempête de sable et de neige, l’immense structure. Mais il ne voit rien. Pas la moindre ouverture, pas la plus petite meurtrière.
Seuls les milliards de particules colloïdales laissées dans l’air par la tempête rendent visible, l’espace d’une fraction de seconde, le rayon laser qui le prend pour cible. Mais il ne voit le trait vert qu’après avoir été touché à la poitrine. Il roule dans l’entrée du Tombeau de Jade, en se demandant si les murs verts aideront à détourner un faisceau de lumière de la même couleur tandis que les supraconducteurs de son armure de combat émettent un rayonnement thermique dans toutes les directions et que son viseur tactique lui confirme ce qu’il sait déjà, c’est-à-dire que le tir vient des hauteurs du Monolithe de Cristal.
Kassad sent la douleur lui vriller la poitrine. Baissant les yeux, il voit par terre une rondelle de cinq centimètres de diamètre d’invulnarmure fondue. Seule la dernière couche de protection l’a sauvé. Mais il transpire comme une fontaine à l’intérieur, et les murs du tombeau luisent littéralement sous l’effet du rayonnement thermique évacué par sa combinaison. Des biomoniteurs appellent désespérément son attention, mais il ne semble pas y avoir de dégâts sérieux. Les capteurs de son armure annoncent quelques circuits endommagés, rien d’irréparable. Son arme est toujours chargée, en état de fonctionner.
Il réfléchit à ce qui est en train de se passer. Les tombeaux ont une valeur archéologique inestimable. Ils ont été conservés ainsi durant des siècles, et représentent le legs du présent aux générations futures. Cela n’a rien à voir avec le fait qu’ils évoluent en marche arrière dans le temps. Ce serait un crime à l’échelle interplanétaire si le colonel Fedmahn Kassad devait mettre sa vie plus haut que tous ces trésors.
— Oh, et puis merde ! s’exclame-t-il soudain en se laissant rouler en position de tir.
Il arrose de son feu laser la façade du Monolithe jusqu’à ce que le cristal se fracasse. Il se met à courir, lâchant tous les dix mètres des rafales de projectiles explosifs, en commençant par le haut du bâtiment. Des milliers d’échardes de miroir volent dans la nuit, tourbillonnant au ralenti jusqu’au sol, laissant à la face de l’édifice des trous aussi inesthétiques que des dents manquantes. Kassad règle de nouveau son arme sur faisceau large de lumière cohérente, et arrose l’intérieur à travers les panneaux cassés. Un rictus apparaît sur ses lèvres, derrière la visière, lorsqu’une forme dégringole, en flammes, sur plusieurs étages. Il tire des fhees – des faisceaux hautes énergies d’électrons – qui percent le Monolithe et creusent des cylindres parfaits de quatorze centimètres de diamètre sur cinq cents mètres de long dans la paroi rocheuse qui borde la vallée. Il lance des grenades à microfragmentation qui explosent en dizaines de milliers de fléchettes après avoir traversé la façade de cristal du Monolithe. Il lâche des chapelets d’éclats laser aléatoires capables d’aveugler tout ce qui regarde dans sa direction à partir de l’édifice. Il tire, enfin, des dards à guidage infrarouge par la chaleur du corps dans tous les orifices que lui offre la façade endommagée.
Il plonge dans l’entrée du Tombeau de Jade et relève sa visière. Les lueurs de l’édifice en flammes se reflètent sur les milliers d’éclats de cristal qui jonchent la vallée. La fumée monte dans la nuit où le vent s’est subitement calmé. Les dunes vermillon rougeoient sous les reflets des flammes. L’air résonne de temps à autre du carillon des stalactites de cristal qui se détachent et se brisent, certains pendant au bout d’un long filament de verre fondu.
Kassad éjecte les cartouches et les chargeurs vides, et les remplace par d’autres qu’il tire de sa ceinture. Il se laisse rouler sur le dos, respirant l’air frais qui vient de l’entrée du tombeau. Il ne se fait aucune illusion. Il pense que le tireur est encore en vie.
— Monéta… murmure-t-il.
Il ferme les yeux quelques secondes, s’accordant un répit avant de continuer.
Monéta lui est apparue pour la première fois sur le champ de bataille d’Azincourt, par une matinée de la fin du mois d’octobre 1415 de l’ancien calendrier. La plaine était jonchée de cadavres français et anglais. Il avait poursuivi un ennemi dans la forêt, et cet ennemi l’aurait tué s’il n’avait pas été aidé par une femme de haute taille, aux cheveux coupés court et aux yeux inoubliables. Après leur victoire commune, aspergés du sang du chevalier vaincu, ils ont fait l’amour à même le sol de la forêt.
Le Réseau Tactique Historique de l’École de Commandement Militaire d’Olympus avait organisé cette stimsim, plus proche de la réalité qu’aucune expérience de ce genre accessible aux civils. Mais le fantôme Monéta n’était pas une simple production de la sim. Au fil des ans, en tant qu’élève officier de l’ECMO et, plus tard, dans l’euphorie des rêves épuisés, postcathartiques, inévitablement provoqués par les combats réels, elle était revenue le hanter.
Fedmahn Kassad et l’ombre qui portait le nom de Monéta avaient fait l’amour dans des coins paisibles de champs de bataille aussi divers que ceux d’Antietam ou de Qom-Riyad. Invisible pour tout le monde, y compris les autres élèves officiers de la stimsim, Monéta était venue à lui durant les nuits tropicales où il était de garde et durant les journées glacées de siège dans les steppes russes. Les nuits de Kassad avaient été pleines de chuchotements passionnés lors de la victoire d’Alliance-Maui et quand il avait dû subir le douloureux processus de reconstitution physique après avoir été presque tué sur le continent Sud de Bressia. Monéta avait été, partout, son seul amour, sa seule passion déchaînée, mêlée à l’odeur du sang et de la poudre, au goût du napalm, des lèvres tendres et de la chair ionisée.
Puis il y avait eu Hypérion.
Le vaisseau-hôpital du colonel Fedmahn Kassad avait été attaqué par des vaisseaux-torches extros tandis qu’il revenait du système de Bressia. Il avait été le seul survivant. Il s’était emparé d’une navette extro et avait pu se poser en catastrophe à la surface de la planète, sur le continent Equus. De là, il avait gagné les hauts plateaux désertiques et les steppes inhabitées des terres inhospitalières qui s’étendent au-delà de la Chaîne Bridée. Puis il était entré dans la vallée des Tombeaux du Temps, le royaume du gritche.
Monéta l’y attendait. Ils avaient fait l’amour… Et quand les Extros s’étaient posés en force pour récupérer leur prisonnier, Kassad et Monéta, avec l’aide du gritche dont il sentait confusément la présence, avaient fait un carnage dans les rangs des Extros, détruisant leurs vaisseaux et leurs commandos, massacrant leurs fantassins. Durant une période de temps limitée, le colonel Fedmahn Kassad, originaire des bidonvilles de Tharsis, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de réfugiés, enfant de Mars dans tous les sens du terme, avait connu le pur plaisir extatique de se servir du temps comme d’une arme, de se déplacer, invisible, parmi ses ennemis, et de jouer au dieu de destruction d’une manière qu’aucun guerrier mortel n’avait jamais pu imaginer en rêve.
Cependant, tandis qu’ils faisaient l’amour, Monéta s’était métamorphosée. Elle était devenue un monstre, ou bien le gritche s’était substitué à elle. Kassad ne se souvenait pas des détails. Il ne voulait pas s’en souvenir tant que ce n’était pas pour lui une question de vie ou de mort.
Ce qu’il savait, c’était qu’il était revenu ici pour retrouver le gritche et le tuer. Pour retrouver Monéta et la tuer. La tuer ? Il ne le savait pas vraiment. Tout ce que savait le colonel Fedmahn Kassad, c’était que l’aboutissement de toutes les passions d’une vie intensément passionnée le conduisait ici, en cet instant, et que, si c’était avec la mort qu’il avait rendez-vous, eh bien, qu’il en soit ainsi. Et si ce qui l’attendait était l’amour et la gloire ainsi qu’une victoire à en faire frémir les dieux du Walhalla, eh bien, ainsi soit-il aussi.
Kassad rabaisse sa visière, se remet debout et fonce en hurlant à l’extérieur du Tombeau de Jade. Son arme crache des grenades fumigènes et des nuages de leurres en direction du Monolithe, mais cela ne lui assure qu’une protection limitée eu égard à la distance qu’il doit parcourir à découvert. Quelqu’un de bien vivant tire toujours des parties hautes de l’édifice. Des balles et des charges pulsantes explosent sur son chemin tandis qu’il zigzague et feinte de dune en dune, d’un tas de décombres à l’autre.
Des fléchettes l’atteignent aux jambes et à la tête. Sa visière s’étoile. Des voyants d’alarme se mettent à clignoter. Il annule tous les affichages tactiques, ne laissant que les dispositifs de vision nocturne. Des projectiles à haute vélocité le touchent à l’épaule et au genou. Il tombe. Son armure d’impact se rigidifie, puis redevient souple. Il se relève. Il court de nouveau, conscient des blessures dont il souffre. La polymère caméléon fait des efforts désespérés pour refléter le terrain découvert qu’il traverse : nuit, flammes, sable, cristal fondu et pierres qui brûlent.
À cinquante mètres du Monolithe, des rubans de lumière jaillissent sur sa droite et sur sa gauche, vitrifiant instantanément le sable, se propageant vers lui à une vitesse que rien ni personne ne saurait esquiver. Puis les lasers meurtriers cessent de jouer avec lui et frappent droit au but, transperçant son casque, son cœur et son entrejambe avec la chaleur de mille étoiles. L’armure devient brillante comme un miroir, changeant de fréquence en l’espace de quelques microsecondes pour faire face aux couleurs modifiées de l’attaque. Un nimbe d’air superchaud l’enveloppe. Les microcircuits glapissent, saturés et sursaturés, libérant de la chaleur et s’efforçant d’établir un champ de force micrométrique pour en préserver la chair et les os.
Kassad parcourt péniblement les vingt derniers mètres en se servant de la motorisation de son armure pour franchir les derniers monceaux de cristal fracassé. Des explosions jaillissent de tous les côtés. Elles le renversent puis le propulsent sur ses jambes. L’armure est maintenant devenue entièrement rigide. Il n’est plus qu’un pantin que des mains de flammes se rejettent.
Le bombardement cesse. Kassad se redresse sur ses genoux puis sur ses pieds. Il lève les yeux vers la façade de cristal et voit surtout des flammes et des brèches. Sa visière est fracassée. Elle ne fonctionne plus. Il la relève, respire de la fumée et de l’air ionisé, puis entre dans le tombeau.
Ses implants lui apprennent que les autres pèlerins l’appellent sur tous les canaux com. Il les coupe. Il retire son casque et s’avance dans l’obscurité.
Il est dans une vaste chambre rectangulaire et sombre. Un puits d’accès est ouvert en son centre, et il aperçoit, en levant la tête, une verrière fracassée à une centaine de mètres du sol. Une silhouette se découpe au dixième étage, environnée de flammes.
Il met son arme en bandoulière à l’épaule, coince son casque sous son bras, trouve le grand escalier spiralé qui occupe le centre du puits, et commence à grimper.
— Avez-vous fait votre sieste ? me demanda Leigh Hunt tandis que nous émergions sur la plate-forme de réception distrans de la Cime des Arbres.
— Oui.
— J’espère que vos rêves ont été agréables, dit-il sans chercher à dissimuler ses sarcasmes ni l’opinion qu’il se faisait de ceux qui prenaient le temps de dormir alors que les décideurs et les gens d’action du gouvernement trimaient et suaient.
— Pas spécialement, grognai-je en regardant autour de moi tandis que nous grimpions le grand escalier qui conduisait aux restaurants.
Dans tout le Retz, où la moindre petite ville de toute province de n’importe quel pays sur chaque continent semblait s’enorgueillir de posséder un restaurant quatre étoiles, où les vrais gourmets se comptaient par dizaines de millions et où les palais avaient été formés au contact de mets exotiques provenant de deux cents mondes différents, la Cime des Arbres était quelque chose d’unique.
Édifié dans les branches supérieures d’une douzaine d’arbres géants parmi une forêt de géants, le restaurant occupait plusieurs hectares de frondaisons situées à cinq cents mètres du sol. L’escalier que Hunt et moi étions en train de gravir avait quatre mètres de large à cet endroit. Il se perdait dans l’immensité de rameaux entrecroisés de la taille de plusieurs avenues, parmi des feuilles de la taille des voiles d’un trois-mâts et des troncs géants qui, bien qu’illuminés par des projecteurs, étaient à peine entrevus à travers les trouées du feuillage. Ils semblaient plus massifs et plus impressionnants que la face de n’importe quelle montagne. Il y avait une vingtaine de plates-formes en tout, étagées par ordre ascendant de hiérarchie sociale, de richesse et de pouvoir. Particulièrement de pouvoir. Dans un univers où les milliardaires étaient chose assez commune, où un repas à la Cime des Arbres coûtait mille marks et était donc à la portée de millions de citoyens, ce qui déterminait finalement la répartition des privilèges était le pouvoir, une monnaie d’échange qui ne s’était jamais démodée.
La réception de ce soir se déroulait à l’étage le plus élevé, sur une large plate-forme incurvée en bois de vort (car le bois de muir n’est pas assez solide pour servir de charpente), avec vue sur un ciel citron affadi, sur des faîtes feuillus s’étendant jusqu’à l’horizon lointain et sur les lumières orangées des maisons-arbres des Templiers et de leurs lieux de culte éclairés d’une douce lumière ambrée et ombrée à travers un feuillage toujours légèrement en mouvement. Il y avait une soixantaine d’invités à la soirée. Je reconnus le sénateur Kolchev, dont les cheveux blancs luisaient sous les lanternes japonaises, ainsi que le conseiller Albedo, le général Morpurgo, l’amiral Singh, le président pro tempore Denzel-Hiat-Amin, le speaker Gibbons de l’Assemblée de la Pangermie, plus une douzaine de sénateurs de mondes du Retz aussi importants que Sol Draconi Septem, Deneb Drei, Nordholm, Fuji, les deux Renaissances, Metaxas, Alliance-Maui, Hébron, la Nouvelle-Terre et Ixion. Il y avait en outre une poignée de petits politiciens. Spenser Reynolds, le peintre tachiste, était là, resplendissant dans sa tunique marron-mauve, mais je ne vis aucun autre artiste. J’aperçus parmi la foule Tyrena Wingreen-Feif, l’éditrice devenue philanthrope, que l’on ne pouvait manquer de remarquer avec sa robe faite de milliers de pétales de cuir fins comme de la soie et ses cheveux d’un noir bleuté coiffés en hauteur comme une vague sculptée. La robe était une exclusivité de Tedekaï, le maquillage était théâtral mais non interactif, et son aspect physique était bien plus sobre qu’il ne l’aurait été cinq ou six décennies plus tôt. Je m’avançai dans sa direction en jouant des coudes sur l’avant-dernière plate-forme tandis que la foule se dirigeait vers les différents bars en attendant que le signal du dîner soit donné.
— Très cher Joseph ! s’écria Wingreen-Feif tandis que je parcourais les derniers mètres qui me séparaient d’elle. Comment avez-vous fait pour être invité à une soirée aussi sérieuse ?
Je souris tout en lui offrant une coupe de champagne. La vieille douairière du monde littéraire ne me connaissait que pour m’avoir rencontré l’année passée durant son séjour d’une semaine sur Espérance, à l’occasion d’un festival des arts, et parce que j’étais l’ami de figures du Retz telles que Salmud Brevy III, Millon De Havre et Rithmet Corber. Tyrena était un dinosaure qui refusait l’extinction. Ses poignets, les paumes de ses mains et son cou auraient été, sans son maquillage, d’un bleu intense à force de subir des traitements Poulsen. Elle avait passé des dizaines d’années de sa vie à hanter les croisières interstellaires à courtes escales ou à faire des siestes cryotechniques d’un coût incroyablement élevé dans des stations trop sélects pour avoir même un nom. Le résultat était que Tyrena Wingreen-Feif s’agrippait de sa poigne de fer à la scène sociale depuis plus de trois siècles, et qu’elle n’était pas près de disparaître. À chaque sieste de vingt ans, sa fortune s’accroissait et sa légende grandissait.
— Vous vivez toujours sur cette ennuyeuse petite planète que j’ai visitée l’an dernier ? me demanda-t-elle.
— Espérance, murmurai-je, n’ignorant pas qu’elle savait exactement à quel endroit chaque artiste important de ce monde sans importance résidait. Non, il semble que j’aie établi mes quartiers pour un bout de temps sur TC2.
H. Wingreen-Feif fit la grimace. J’avais vaguement conscience des regards attentifs d’une dizaine de membres de son entourage qui devaient se demander quel était cet impudent jeune homme qui s’était introduit sur leur chasse gardée.
— Quel ennui pour vous, me dit-elle, d’avoir à résider sur un monde de politiciens et de bureaucrates ! J’espère qu’ils vous laisseront repartir bientôt !
Je levai mon verre en guise de toast.
— Il y a une chose que je voudrais vous demander, lui dis-je. Vous étiez bien l’éditrice de Martin Silenus ?
La douairière abaissa son verre et me fixa d’un regard glacé. L’espace d’une seconde, j’imaginai cette femme et Meina Gladstone aux prises dans un combat où leurs volontés s’affronteraient. Frissonnant à cette pensée, j’attendis la réponse.
— Mon cher ami, murmura-t-elle, mais c’est de l’histoire ancienne ! Pourquoi encombrer votre jeune esprit de telles broutilles préhistoriques ?
— Je m’intéresse à Silenus. Ou, plus précisément, à sa poésie. J’étais seulement curieux de savoir si vous étiez toujours en contact avec lui.
— Joseph, Joseph, Joseph, me réprimanda gentiment H. Wingreen-Feif, il y a des dizaines d’années que personne n’a entendu parler de ce pauvre Martin. Ce serait une ruine, de toute manière !
Je m’abstins de lui faire remarquer que le poète était beaucoup plus jeune qu’elle à l’époque où elle l’éditait.
— Mais c’est étrange que vous en parliez, poursuivit-elle. Mon ancienne maison, Transverse, m’a fait savoir, récemment, qu’elle envisageait de rééditer une partie de son œuvre. J’ignore si ses héritiers ont été contactés.
— La Terre qui meurt ? demandai-je, faisant allusion à la série nostalgique de l’Ancienne Terre qui s’était si bien vendue en son temps.
— Non. C’est curieux, mais je crois qu’il s’agit plutôt des Cantos.
Avec un petit rire, elle sortit un joint de cannabis fiché au bout d’un long fume-cigarette en bois d’ébène. L’un des membres de sa cour se précipita pour lui offrir du feu.
— C’est un drôle de choix, poursuivit-elle, quand on pense que personne n’a jamais lu ces Cantos lorsque le pauvre Martin était en vie. Il est vrai que rien ne sert une carrière d’artiste mieux que la mort et l’obscurité. Je l’ai toujours dit.
Elle émit de nouveau un rire qui ressemblait aux bruits répétés d’un burin attaquant une roche très dure. Une demi-douzaine de personnes, autour d’elle, rirent à leur tour.
— Vous devriez vous assurer qu’il est vraiment mort, déclarai-je. Les Cantos se liraient mieux s’ils étaient complets.
Tyrena Wingreen-Feif me regarda d’un drôle d’œil tandis que le carillon annonçant le dîner se faisait entendre dans les frondaisons. Spenser Reynolds offrit son bras à la douairière. Les invités commencèrent à se diriger vers le dernier escalier qui conduisait aux étoiles. Je finis de boire mon champagne, posai la coupe vide sur une balustrade et montai rejoindre le troupeau.
La Présidente et son entourage arrivèrent au moment où nous finissions de prendre place. Elle fit un bref discours, probablement le vingtième de sa journée sans compter celui du matin devant le Sénat et le Retz. La raison première du banquet de ce soir était de soutenir une campagne de financement du Fonds Social d’Armaghast, mais elle aborda vite le sujet de la guerre et de la nécessité d’unir tous les efforts du Retz pour parvenir à l’efficacité la plus totale.
Je laissai errer mon regard, tandis qu’elle parlait, en direction du ciel citron qui avait pris une teinte safranée puis s’était transformé en un crépuscule tropical si riche qu’on aurait dit qu’un épais rideau bleu foncé s’était refermé sur lui. Le Bosquet de Dieu possédait six petites lunes, dont cinq étaient visibles sous ces latitudes. Quatre d’entre elles étaient en train de se déplacer dans le ciel tandis que je voyais pointer les étoiles. L’air était riche en oxygène, à un point presque enivrant, et embaumé de lourdes senteurs végétales qui me rappelaient ma visite matinale sur Hypérion. Mais le Bosquet de Dieu n’acceptait aucun VEM, aucun glisseur, aucune machine volante en général. Les émanations pétrochimiques, les traînées des cellules de fusion n’avaient jamais pollué ce ciel. L’absence de villes, de routes et d’éclairage électrique rendait les étoiles capables de rivaliser avec les lanternes japonaises et les globes bioluminescents qui pendaient aux branches et aux poutres.
Une petite brise s’était levée après le coucher du soleil. L’arbre tout entier oscillait maintenant. La plate-forme bougeait doucement, comme le pont d’un navire par mer calme. Les poutres en bois de vort ou de muir craquaient faiblement à chaque oscillation. J’aperçus des lumières qui brillaient à d’autres cimes. Je savais que la plupart venaient des quelques milliers de « pièces » supplémentaires louées par les Templiers aux Retziens qui disposaient d’une résidence multiplanétaire équipée de distrans et du million de marks nécessaire à un tel caprice.
Les Templiers ne se salissaient pas les mains à gérer de telles opérations immobilières. Ils se contentaient d’édicter des conditions écologiques draconiennes et incontournables, et empochaient les centaines de millions de marks que cela rapportait. Je songeai à leur vaisseau-arbre interstellaire, l’Yggdrasill, qui faisait un kilomètre de long et qui était issu de la forêt la plus sacrée de la planète. Il était propulsé par des générateurs de singularité Hawking, et protégé par les écrans de force et les ergs les plus complexes qu’un vaisseau pût produire. Inexplicablement, les Templiers avaient accepté de faire participer l’Yggdrasill à une mission d’évacuation qui servait en réalité de couverture aux unités d’intervention de la Force.
Comme cela arrive souvent lorsque des objets de prix sont exposés au danger, l’Yggdrasill fut détruit, alors qu’il était encore en orbite autour d’Hypérion, par une attaque extro ou par une autre force encore indéterminée. Comment avaient réagi les Templiers ? Quel objectif avait bien pu leur faire risquer l’un des quatre vaisseaux-arbres existants ? Pourquoi le commandant de l’Yggdrasill, Het Masteen, avait-il été choisi pour figurer parmi les sept pèlerins gritchtèques ? Pour quelle raison avait-il disparu avant l’arrivée du chariot à vent au pied de la Chaîne Bridée, sur le rivage de la mer des Hautes Herbes ?
Il y avait beaucoup trop de questions sans réponse, et la guerre n’avait que quelques jours d’existence.
Meina Gladstone, après avoir mis un terme à ses exhortations, nous souhaita un excellent dîner. J’applaudis poliment en même temps que les autres, puis je fis signe à un garçon de remplir mon verre de vin. L’entrée consistait en une salade empire que j’attaquai avec enthousiasme. Je n’avais rien mangé depuis le petit déjeuner. Dégustant une touffe de cresson, je me souvins du gouverneur général Théo Lane en train de manger ses kippers et son bacon tandis que la pluie tombait doucement du ciel lapis d’Hypérion. Tout cela n’était-il qu’un rêve ?
— Que pensez-vous de la guerre, H. Severn ? me demanda Reynolds, le peintre tachiste.
Il était assis de l’autre côté de la table, à plusieurs sièges de moi, mais sa voix portait loin. Je vis Tyrena hausser un sourcil, trois sièges plus loin sur ma droite.
Je bus une gorgée de vin avant de répondre. Il était très bon, mais rien, dans tout le Retz, ne pouvait égaler le souvenir que j’avais du bordeaux français.
— Que peut-on penser d’une guerre ? répliquai-je. La guerre n’appelle pas un jugement, mais une réaction de survie.
— Je ne pense pas tout à fait comme vous, me dit Reynolds. Comme tant d’autres choses que l’humanité a redéfinies depuis l’hégire, la guerre, me semble-t-il, est en passe de devenir une forme d’art.
— Une forme d’art ! soupira une femme aux cheveux châtains coupés court. Quel concept véritablement fascinant, H. Reynolds !
L’infosphère m’informa qu’il s’agissait de Sudette Chire, la femme du sénateur Gabriel Féodor Kolchev, qui représentait, elle aussi, une force politique non négligeable. Elle portait une robe en lamé bleu et or, et son expression était celle d’un ravissement intense. Spenser Reynolds était d’une taille plutôt petite comparée à la moyenne du Retz, mais c’était un bel homme, aux cheveux bouclés coupés court, à la peau apparemment bronzée par un soleil généreux, mais légèrement dorée, en réalité, à la peinture corporelle. Ses vêtements et ses attributs ARNistes étaient d’un luxe voyant sans être tapageur, et son attitude dénotait une confiance sereine que beaucoup rêvaient d’afficher et que peu parvenaient à atteindre. Sa vivacité intellectuelle était visible de prime abord, son intérêt pour les autres sincère et son sens de l’humour légendaire. Je détestai aussitôt cet enfant de putain.
— Tout est une forme d’art, messieurs, nous dit-il en souriant. Tout est appelé à en devenir une, en tout cas. Nous avons passé le stade où la guerre n’est qu’un moyen barbare d’imposer une politique par d’autres moyens.
— Une diplomatie, intervint le général Morpurgo, sur sa gauche.
— Je vous demande pardon, général ?
— Une diplomatie, répéta ce dernier. Et il ne s’agit pas de l’imposer, mais de la continuer.
Spenser Reynolds inclina courtoisement la tête, et fit un léger geste de torsion de la main. Sudette Chire et Tyrena se mirent à rire doucement. L’image du conseiller Albedo se pencha en avant, sur ma gauche, en disant :
— Karl von Clausewitz, je crois.
Je jetai un coup d’œil au conseiller. Une unité de projection portable, pas plus grosse que les somptueuses diaphanes qui voletaient entre les branches, flottait à deux mètres au-dessus de lui, un peu en arrière. L’illusion n’était pas aussi parfaite qu’à la Maison du Gouvernement, mais c’était de loin supérieur à tous les holos privés que j’avais eu l’occasion de voir.
Le général Morpurgo inclina à son tour la tête en direction du représentant du TechnoCentre.
— Quoi qu’il en soit, déclara Sudette Chire, c’est l’idée de la guerre en tant que forme d’art qui est brillante.
J’avais achevé ma salade. Un serviteur humain fit aussitôt disparaître mon assiette et la remplaça par une autre contenant un potage gris foncé dont je fus incapable de reconnaître la nature. Cela avait un goût fumé, un léger parfum de cannelle et de mer, et c’était délicieux.
— La guerre est un médium parfait pour un artiste, fit Reynolds en brandissant sa fourchette comme un bâton. Et pas seulement pour les… artisans qui ont étudié cette prétendue science, ajouta-t-il en se tournant avec un sourire vers Morpurgo et un autre officier de la Force assis à la droite du général, comme pour les exclure du lot. Seul quelqu’un qui est prêt à voir plus loin que les limites bureaucratiques de la tactique et de la stratégie et que la volonté archaïque de « gagner » peut apporter la touche d’un véritable artiste dans un médium aussi difficile que la guerre moderne.
— La volonté archaïque de gagner ? répéta l’officier de la Force.
L’infosphère m’apprit qu’il s’agissait du commandant William Ajunta Lee, héros de la marine dans la guerre d’Alliance-Maui. Il paraissait jeune – cinquante-cinq ans environ –, et son grade suggérait que cette jeunesse était plutôt due à ses années de voyages interstellaires qu’à des traitements Poulsen.
— J’ai bien dit archaïque, oui, fit Reynolds en riant. Un sculpteur cherche-t-il à vaincre l’argile ? Un peintre lance-t-il une offensive contre sa toile ? Au demeurant, peut-on dire qu’un aigle ou un épervier grimpent à l’assaut des cieux ?
— Il n’y a plus d’aigles, grogna Morpurgo. Ils auraient peut-être mieux fait de s’emparer des cieux. Ils les ont trahis.
Reynolds se tourna de nouveau vers moi. Un garçon prit les restes de sa salade, et lui apporta le même potage que celui que j’étais en train de finir.
— H. Severn, vous êtes un artiste… Un illustrateur, tout au moins. Aidez-moi donc à expliquer à ces gens ce que je veux dire.
— J’ignore ce que vous voulez dire.
En attendant le plat suivant, je donnai trois petits coups sur mon verre vide. Il fut rempli aussitôt. En tête de table, à dix mètres de là, j’entendis les rires de Gladstone, de Hunt et de plusieurs membres du Fonds Social.
Spenser Reynolds ne parut pas du tout surpris de mon ignorance.
— Si nous voulons que notre race parvienne au satori authentique, dit-il, et si nous devons atteindre le niveau supérieur de conscience et d’évolution que tant de nos philosophies revendiquent, toutes les facettes de l’activité humaine doivent devenir des efforts conscients dirigés vers l’art.
Le général Morpurgo but une longue gorgée de vin et grogna :
— Y compris les fonctions corporelles d’alimentation, de reproduction et d’élimination ?
— Particulièrement ces fonctions-là ! s’exclama Reynolds en écartant les mains pour prendre la longue table de banquet comme exemple. Ce que vous voyez ici, c’est le besoin animal de transformer des composés organiques morts en énergie, l’acte de base de dévorer d’autres vies. Mais la Cime des Arbres a transformé ce besoin en art ! Et la reproduction a depuis longtemps remplacé ses origines animales grossières par l’essence de la danse chez les êtres humains civilisés. Quant à l’élimination, elle doit se transformer, elle aussi, en pure poésie !
— J’essaierai de m’en souvenir la prochaine fois que j’aurai envie de chier, fit Morpurgo.
Tyrena Wingreen-Feif émit un petit rire, et se tourna vers l’homme vêtu de noir et de pourpre qui était assis à sa droite.
— Monsignore, votre Église… catholique, je crois, selon le culte des anciens chrétiens… n’a-t-elle pas quelque jolie doctrine sur l’évolution de l’homme vers un statut un peu plus exaltant ?
Tout le monde se tourna vers le petit homme tranquille à la robe noire et au drôle de petit chapeau. Monsignore Édouard, représentant de la secte presque oubliée des anciens chrétiens, aujourd’hui confinée à la planète de Pacem et à quelques mondes coloniaux, ne figurait sur la liste des convives que parce qu’il jouait un rôle actif dans la campagne de financement du Fonds Social d’Armaghast. Jusqu’à présent, il s’était contenté de garder discrètement le nez dans son potage. Il leva d’un air surpris un visage parcheminé par les ans, le soleil et les soucis.
— En effet, dit-il, l’enseignement de saint Teilhard fait état de l’évolution vers un point Oméga.
— Ce point Oméga ressemble-t-il à notre concept zen gnostique du satori pratique ? demanda Sudette Chire.
Monsignore Édouard contempla songeusement son potage, comme s’il était plus important que la conversation en cours.
— Pas vraiment, dit-il. Saint Teilhard estimait que toute vie, à chaque niveau de conscience organique, faisait partie d’une évolution planifiée vers la convergence ultime avec Dieu. Son courant de pensée, ajouta-t-il avec un léger froncement de sourcils, a considérablement évolué depuis huit siècles, mais le fil commun est que nous considérons Jésus-Christ comme l’exemple incarné de ce que pourrait être la conscience ultime au plan humain.
Je m’éclaircis la voix.
— Est-ce que le jésuite Paul Duré n’a pas écrit assez abondamment sur cette question ? demandai-je.
Monsignore Édouard se pencha en avant pour me voir malgré Tyrena. Je lus une grande surprise sur son intéressant visage.
— Mais bien sûr, me dit-il. Je suis un peu étonné, je dois vous l’avouer, que vous ayez connaissance des travaux du père Duré.
Je soutins le regard perçant de l’homme qui, tout en exilant le jésuite sur Hypérion pour Apostasie, était demeuré son ami. Je songeai à un autre exilé du Nouveau-Vatican, le jeune Lénar Hoyt, gisant en ce moment dans un Tombeau du Temps pendant que les parasites cruciformes qui portaient l’ADN muté de Duré et le sien accomplissaient leur œuvre de résurrection sinistre. Comment cette abomination du cruciforme cadrait-elle avec les vues de Teilhard et de Duré concernant une inévitable et bienveillante évolution vers le divin ?
Spenser Reynolds, qui se disait visiblement que la conversation avait dévié trop longtemps hors de son camp, déclara d’une voix grave assez sonore pour noyer toutes les autres discussions de cette moitié de la table :
— Le fait est que la guerre, au même titre que la religion et que toutes les autres formes d’activités humaines qui captent et canalisent les énergies à une telle échelle, devrait abandonner sa littéralité de Ding an Sich, qui s’exprime généralement à travers la fascination servile d’un « objectif », et s’intéresser plutôt à la dimension artistique de son œuvre propre. Mon tout dernier projet…
— Et quel est l’objectif de votre Église, Monsignore ? demanda Tyrena Wingreen-Feif, volant le ballon à Reynolds sans élever la voix ni quitter le prélat des yeux.
— Aider l’humanité à connaître et à servir Dieu, déclara le petit homme en finissant son potage avec un bruit de succion impressionnant. J’ai entendu dire, monsieur le conseiller, continua-t-il en se tournant vers la projection Albedo, que le TechnoCentre poursuivait un objectif curieusement analogue. Est-il exact que vous soyez en train d’essayer de fabriquer votre propre dieu ?
Le sourire Albedo était parfaitement calculé pour être amical sans offrir aucun signe de condescendance.
— Ce n’est pas un secret, dit-il. Certains éléments du Centre travaillent depuis des siècles à l’établissement d’un modèle théorique d’intelligence artificielle qui dépasse de loin nos pauvres capacités intellectuelles. Je ne crois pas que l’on puisse parler de création d’un dieu, Monsignore. Il s’agit plutôt d’un programme de recherche destiné à explorer les voies ouvertes par votre saint Teilhard et par le père Duré.
— Mais vous estimez possible de régler votre propre évolution sur cette conscience supérieure ? demanda le commandant Lee, le héros de la flotte, qui avait écouté jusque-là avec attention. Vous pensez que l’on peut mettre au point une intelligence ultime de la même manière que nous avons conçu vos ancêtres rudimentaires à base de silicium et de micropuces ?
Albedo se mit à rire.
— Rien d’aussi simple ou d’aussi grandiose, j’en ai bien peur. Et lorsque vous dites « vous », commandant, permettez-moi de vous rappeler que je ne suis qu’une modeste personnalité parmi un assemblage d’intelligences non moins diverses que les humains qui peuplent cette planète, et même le Retz tout entier. Le TechnoCentre n’a rien de monolithique. Il comporte autant de factions, de philosophies, de croyances, de théories, et même de religions, pourrait-on dire, que n’importe laquelle de vos communautés.
Il noua ses mains, comme s’il pensait à une bonne plaisanterie, et poursuivit :
— Je préfère, pour ma part, songer à cette quête de l’Intelligence Ultime comme à un passe-temps plutôt qu’une religion. Un peu comme le navire dans la bouteille, commandant, ou bien une discussion sur le nombre d’anges qui pourraient tenir sur une tête d’épingle, Monsignore.
Tout le monde eut un rire poli, à l’exception de Reynolds, qui faisait involontairement la moue, sans doute en cherchant le moyen de reprendre le contrôle de la conversation.
— Que pensez-vous des bruits qui courent selon lesquels le TechnoCentre aurait construit une réplique parfaite de l’Ancienne Terre afin de faciliter la mise au point de cette Intelligence Ultime ? demandai-je, stupéfait moi-même d’avoir posé cette question.
Le sourire Albedo ne vacilla pas, son regard amical demeura fixé sur moi, mais il y eut une nanoseconde où quelque chose passa dans la projection. De l’étonnement ? De la colère ? De l’amusement ? Je n’en ai pas la moindre idée. Il aurait pu communiquer en privé avec moi pendant l’éternité de cette seconde, me transmettre d’énormes quantités de données par l’intermédiaire de mon propre cordon ombilical avec le TechnoCentre ou par les corridors invisibles que nous nous sommes réservés dans le dédale de l’infosphère que les humains croient beaucoup plus simple qu’en réalité. Il aurait pu aussi bien me tuer, en faisant valoir la supériorité de son grade sur celui des dieux du TechnoCentre qui présidaient aux destinées d’une modeste conscience comme la mienne. C’eût été pour lui aussi simple que, pour le directeur d’un institut de recherche, de demander à ses laborantins d’anesthésier de manière permanente une souris de laboratoire rétive.
Les conversations s’étaient arrêtées d’un bout à l’autre de la table. Même Meina Gladstone et son entourage de mégapersonnalités regardèrent de notre côté tandis que le conseiller Albedo accentuait son sourire en répliquant :
— Quelle rumeur étonnamment charmante ! Et pourriez-vous nous expliquer, H. Severn, comment on fait – et, particulièrement, comment pourrait faire une organisation telle que le TechnoCentre, que vos propres commentateurs ont qualifiée de « bande de cerveaux désincarnés et de programmes aberrants qui se sont échappés des circuits et passent la plupart de leur temps à se gratter leur nombril intellectuel inexistant »#nbsp#– pour construire une « réplique parfaite de l’Ancienne Terre »#nbsp#?
Je regardai la projection, et même à travers elle, en m’avisant, pour la première fois, que le couvert et les mets en faisaient partie. Le conseiller avait continué de manger durant la discussion.
— Croyez-vous qu’il soit venu à l’esprit des propagateurs de cette rumeur, continua-t-il d’un air profondément amusé, qu’une « réplique parfaite de l’Ancienne Terre » ne serait pas autre chose que l’Ancienne Terre elle-même, pour le meilleur et pour le pire ? En quoi pourrait-elle donc servir à explorer les possibilités théoriques d’une matrice d’intelligence artificielle améliorée ?
Je ne répondis pas. Un silence inconfortable tomba sur cette partie de la table. Monsignore Édouard se racla la gorge avant de murmurer :
— Il semblerait qu’une… euh… société capable de fabriquer la réplique exacte d’un monde, et particulièrement celle d’un monde détruit depuis quatre cents ans, n’ait aucun besoin de chercher Dieu. Elle serait Dieu.
— Précisément ! fit Albedo en éclatant de rire. C’est une rumeur insensée, mais délicieuse ! Absolument délicieuse !
Des rires de soulagement emplirent le trou de silence. Spenser Reynolds commença à parler de son fameux projet de synchronisation des suicides du haut d’un pont sur une vingtaine de mondes tandis que Tyrena Wingreen-Feif lui volait une fois de plus l’attention générale en passant un bras autour de Monsignore Édouard pour l’inviter à prolonger la soirée par un bain de minuit en simple appareil dans la piscine de son domaine flottant de Mare Infinitus.
Je vis que le conseiller Albedo gardait les yeux fixés sur moi, me tournai à temps pour apercevoir les regards inquisiteurs que me jetaient Leigh Hunt et Gladstone, puis ne prêtai plus attention qu’aux garçons qui apportaient le plat principal sur des plateaux d’argent.
Le festin fut vraiment excellent.
Je n’allai pas au bain de minuit de Tyrena. Spenser Reynolds non plus. Je le vis en grande conversation avec Sudette Chire. J’ignore si Monsignore Édouard se laissa convaincre par Tyrena.
Le banquet n’était pas encore tout à fait fini. Le comité du Fonds Social se mit à faire discours sur discours, et les sénateurs commençaient à s’impatienter lorsque Leigh Hunt vint chuchoter à mon oreille que le groupe de la Présidente était sur le point de s’en aller et que j’étais prié de le suivre.
Il était un peu moins de 23 heures, heure standard du Retz. Je pensais que nous allions rentrer à la Maison du Gouvernement, mais lorsque je franchis le portail monopasse – j’étais le dernier à l’exception de la garde prétorienne qui assurait nos arrières – je fus surpris d’émerger dans un corridor de pierre où s’ouvraient une série de fenêtres donnant sur un lever de soleil martien.
Techniquement, Mars ne fait pas partie du Retz. La plus vieille colonie extraterrestre de l’humanité a été délibérément rendue difficile à atteindre. Les pèlerins gnostiques zen qui veulent se rendre au Rocher du Maître dans le bassin de Hellas sont obligés de se distransporter d’abord jusqu’à la station du Système Central, puis de prendre la navette qui part de Ganymède ou d’Europa pour aller sur Mars. Cela ne représente qu’un délai supplémentaire de quelques heures, mais pour une société où tout se trouve littéralement à dix pas cela équivaut à une aventure réservée à ceux qui ont le sens du sacrifice. Au demeurant, à part quelques historiens et professionnels de la culture du cactus à des fins vinicoles, il y a très peu de raisons d’être attiré par Mars. Avec le déclin graduel du gnosticisme zen au cours de ce dernier siècle, même les voyages des pèlerins se sont espacés. Plus personne ne s’intéresse à Mars.
Plus personne, excepté la Force. Bien que ses locaux administratifs se trouvent sur TC2 et que ses bases soient réparties dans tout le Retz et sur tous les protectorats, Mars demeure le véritable centre de l’organisation militaire, avec pour cœur l’École de Commandement Militaire d’Olympus.
Un petit groupe de personnalités militaires attendait les politiques. Tandis qu’ils tournaient les uns autour des autres comme deux galaxies qui entrent en collision, je m’avançai vers l’une des fenêtres pour regarder à l’extérieur.
Le corridor faisait partie d’un complexe creusé dans l’une des crêtes supérieures du mont Olympus. De l’endroit où nous étions, à plus de quinze mille mètres d’altitude, on avait l’impression que le regard embrassait la moitié de la planète. De ce point d’observation, Mars tout entière était un vaste volcan bouclier, et la perspective réduisait les routes, la vieille cité au pied de la falaise, les forêts et les taudis du plateau de Tharsis à de simples pattes de mouche au milieu d’un paysage rouge qui semblait inchangé depuis que les hommes avaient posé le pied sur ce monde, l’avaient revendiqué au nom d’une nation nommée Japon, et en avaient fait une ou deux photos.
Je contemplais le lever du petit soleil, émerveillé à l’idée que c’était le soleil, celui de nos origines, et admirant les jeux de lumière incroyables sur les nuages qui surgissaient des abîmes obscurs pour grimper à l’assaut de la paroi vertigineuse, lorsque Leigh Hunt s’approcha de moi pour me dire :
— La Présidente s’entretiendra avec vous après la réunion.
Il me remit deux carnets d’esquisses que l’un de ses collaborateurs avait apportés de la Maison du Gouvernement, en ajoutant :
— J’espère que vous êtes bien conscient que tout ce que vous verrez et entendrez à cette réunion est hautement confidentiel ?
Je fis comme si ce n’était pas une question.
De larges portes de bronze s’ouvrirent dans les parois de pierre. Des lumières s’allumèrent le long d’un plan incliné et d’un escalier recouverts de moquette feutrée et conduisant à la table du Conseil de Guerre, au centre d’un vaste espace noir qui aurait pu être un auditorium entouré de ténèbres absolues s’il n’y avait pas eu cet îlot d’illumination. Des huissiers s’avancèrent pour nous montrer la voie et nous avancer nos sièges, puis s’effacèrent dans l’obscurité. Non sans réticences, je tournai le dos au lever de soleil et rejoignis les autres dans la fosse.
Le général Morpurgo et une troïka de gradés de la Force firent en personne le point de la situation militaire. Les diagrammes étaient à des années-lumière des rudimentaires panneaux et holos de la Maison du Gouvernement. Nous nous tenions au milieu d’un vaste espace capable de contenir huit mille élèves officiers et leur encadrement, si nécessaire, mais l’obscurité qui nous entourait était à présent principalement occupée par des holos et des diagrammes de qualité oméga, chacun de la taille d’un terrain de freeball. C’était, d’une certaine manière, effrayant.
Mais pas moins que le contenu des informations militaires.
— Nous sommes en train de perdre le système d’Hypérion, conclut Morpurgo. Au mieux, nous pouvons espérer contenir l’essaim extro à une quinzaine d’UA de la sphère de singularité distrans, en nous attendant à être constamment l’objet d’attaques ponctuelles de harcèlement de la part de leurs petites unités de combat. Au pis, nous devrons nous replier sur des positions défensives afin d’évacuer la flotte et les citoyens de l’Hégémonie, ce qui signifie que nous laisserons les Extros s’emparer d’Hypérion.
— Et ce coup décisif que vous nous aviez promis ? demanda le sénateur Kolchev, près de la tête de la table en forme de losange. Je croyais que l’essaim allait être démantelé !
Morpurgo se racla la gorge en se tournant vers l’amiral Nashita, qui se leva. L’uniforme noir du commandant de la flotte spatiale donnait l’illusion que son visage renfrogné flottait au milieu de l’obscurité. Je ressentis une impression de déjà vu devant ce spectacle, mais je me tournai vers Meina Gladstone, à présent éclairée par les cartes lumineuses et les diagrammes multicolores qui flottaient au-dessus de nous comme des versions holospectrales de la fameuse épée de Damoclès, et je commençai un nouveau croquis d’elle. J’avais abandonné mes carnets d’esquisses, et je me servais maintenant d’un crayon lumineux et d’une feuille électronique souple.
— Tout d’abord, nos renseignements sur les essaims étaient nécessairement limités, fit l’amiral Nashita tandis que les diagrammes se recomposaient. Les sondes de reconnaissance et les éclaireurs longue distance ont été incapables de nous dévoiler la véritable nature des unités de migration extros. Le résultat est que nous avons gravement sous-estimé la puissance de combat de cet essaim. Nos efforts pour percer les défenses extros en employant uniquement des chasseurs et des vaisseaux-torches à long rayon d’action n’ont pas été aussi fructueux que nous l’espérions. En outre, l’obligation de maintenir un périmètre défensif de cette importance autour du système d’Hypérion a tellement accaparé nos deux unités d’intervention qu’il est devenu impossible d’affecter un nombre suffisant de vaisseaux à une opération offensive d’envergure.
— Amiral, interrompit Kolchev, si je vous comprends bien, vous nous dites que vous ne disposez pas d’un nombre suffisant de vaisseaux pour repousser ou détruire la flotte extro qui attaque en ce moment le système d’Hypérion. C’est bien cela ?
Nashita regarda froidement le sénateur, et cela me fit songer aux estampes représentant un samouraï quelques secondes avant l’instant où il tire son épée du fourreau pour tuer.
— C’est tout à fait cela, sénateur Kolchev.
— Pourtant, lors de précédentes réunions de ce genre, remontant à peine à une semaine standard, vous nous aviez bien affirmé que les deux flottes suffiraient à protéger Hypérion de l’invasion et de la destruction, et aussi à porter un coup mortel à l’ennemi. Que s’est-il donc passé entre-temps, amiral ?
Nashita se redressa de toute sa hauteur, qui dépassait celle de Morpurgo mais demeurait inférieure à la moyenne du Retz, et se tourna vers Gladstone pour dire :
— Madame la Présidente, j’ai déjà exposé les raisons qui demandent une révision de nos plans de bataille. Dois-je les répéter ?
Meina Gladstone avait les coudes sur la table. Sa main droite entourait son menton, deux doigts sur la joue, deux sous la mâchoire et le pouce le long du maxillaire, dans une attitude de lassitude attentive.
— Amiral, dit-elle d’une voix douce, tout en reconnaissant que la question du sénateur Kolchev est pertinente, je pense que l’exposé de la situation que vous nous avez fait ce soir et un peu plus tôt dans la journée y répond. Nous nous sommes trompés, Gabriel, ajouta-t-elle en se tournant vers Kolchev. Avec les effectifs de la Force actuellement engagés, nous ne pouvons espérer qu’un match nul. Les Extros sont plus agressifs, plus coriaces et plus nombreux que nous le pensions. Amiral, fit-elle en tournant de nouveau son regard las vers Nashita, combien de vaisseaux de combat supplémentaires vous faudrait-il ?
Nashita prit une inspiration, visiblement désarçonné par cette question qu’il n’attendait pas si tôt. Il regarda Morpurgo et les autres chefs d’état-major, puis croisa les mains sur ses genoux avec l’air d’un croque-mort.
— Deux cents au moins, dit-il. C’est vraiment un minimum.
Un frisson parcourut la salle. Je levai les yeux de mon croquis. Tout le monde était en train de chuchoter ou de changer de position, à l’exception de Gladstone. Je mis une ou deux secondes à comprendre.
L’ensemble des vaisseaux de combat de la Force ne dépassait pas six cents unités. Chacune était, bien sûr, horriblement coûteuse. Peu d’économies planétaires pouvaient s’offrir le luxe de posséder un ou plusieurs vaisseaux de guerre interstellaires, et même une poignée de vaisseaux-torches équipés de la propulsion Hawking pouvaient réduire une planète coloniale à la faillite. Chaque unité possédait une puissance fantastique. Un seul gros porteur était capable de détruire un monde. Une flotte de croiseurs et de vaisseaux de spin pouvait anéantir un soleil. Les vaisseaux de l’Hégémonie déjà massés dans le système d’Hypérion auraient pu vraisemblablement, si la Force les avait fait manœuvrer à travers les larges portes distrans dont elle disposait, détruire la plus grande partie des systèmes stellaires du Retz. Il avait fallu moins de cinquante vaisseaux du type demandé par Nashita pour détruire la flotte de Glennon-Height, un siècle plus tôt, et pour mater définitivement la rébellion.
Mais le véritable problème posé par la demande de Nashita, était qu’il aurait fallu concentrer les deux tiers de toute la flotte de guerre hégémonienne dans le seul système d’Hypérion. Il y avait de quoi angoisser les politiciens et les décideurs présents dans cette salle.
Le sénateur Richeau, représentante du vecteur Renaissance, s’éclaircit la voix pour demander :
— Nous est-il déjà arrivé de concentrer de telles forces dans le passé, amiral ?
La tête de Nashita pivota avec autant de précision que si elle était montée sur des roulements à billes. Son expression renfrognée ne changea pas.
— Nous n’avons jamais engagé nos forces dans un conflit aussi grave pour l’avenir de l’Hégémonie, sénateur Richeau, répliqua-t-il.
— J’avais déjà très bien compris cela, dit-elle. Mais ma question concerne plutôt l’impact éventuel de cet engagement sur nos défenses dans les autres régions du Retz. Ne sommes-nous pas en train de prendre de terribles risques ?
Nashita émit un grognement. Les diagrammes qui occupaient le vaste espace derrière lui se refondirent, offrant le spectacle étonnant d’une Voie Lactée vue d’un point situé bien au-dessus du plan de l’écliptique. Puis l’angle de vision changea, et nous eûmes l’impression de nous précipiter à une vitesse vertigineuse vers l’un des bras spiralés, jusqu’au moment où le treillis bleu du réseau distrans devint visible. C’était l’Hégémonie, un noyau doré aux contours irréguliers, aux spires et aux pseudopodes qui s’étendaient vers le nimbe gris des mondes du Protectorat. Le Retz semblait avoir une structure aléatoire, et paraissait écrasé par la taille gigantesque de la galaxie. Les deux impressions reflétaient bien la réalité.
L’affichage changea encore, et le Retz et les mondes coloniaux, entourés de quelques centaines d’étoiles destinées à fournir une perspective, devinrent l’univers.
— Voici la position de nos unités à l’heure actuelle, expliqua Nashita.
Au milieu du vert et de l’or, plusieurs centaines de points orange se mirent à briller intensément. La concentration la plus dense se trouvait autour d’un protectorat lointain que je mis quelques secondes à identifier comme étant Hypérion.
— Vous voyez ici la position des essaims extros selon les derniers relevés dont nous disposons, continua l’amiral.
Une douzaine de lignes rouges apparurent, des vecteurs et des traînées Doppler de décalage vers le bleu indiquant la direction des déplacements. Même à cette échelle, aucun vecteur extro ne semblait entrer en intersection avec l’espace hégémonien, à l’exception du gros essaim qui paraissait incurver sa trajectoire vers le système d’Hypérion.
Je remarquai que les déploiements spatiaux de la Force reproduisaient la plupart du temps les vecteurs des essaims, à part quelques concentrations à proximité des bases et des mondes à problèmes tels que Bressia, Alliance-Maui et Qom-Riyad.
— Amiral, déclara Gladstone, coupant court à toute description de ces déploiements, je suppose que vous avez tenu compte, dans vos estimations, du temps de déplacement de vos unités, pour le cas où une menace apparaîtrait dans un autre secteur.
La figure renfrognée de Nashita esquissa ce qui aurait pu passer pour un sourire. Il répondit, avec un rien de condescendance dans la voix :
— Bien sûr, madame la Présidente. Si vous voulez bien regarder plus attentivement l’essaim le plus proche de celui qui menace Hypérion…
L’affichage grossit et se déplaça pour se concentrer sur les vecteurs rouges qui surmontaient un nuage doré situé, d’après mes estimations, à peu près dans la région d’Heaven’s Gate, du Bosquet de Dieu et de Mare Infinitus. À cette échelle, la menace extro semblait vraiment lointaine.
— Nos estimations sur la migration de cet essaim reposent sur les traînées Hawking captées par des stations d’écoute situées à l’intérieur et à l’extérieur du Retz, expliqua-t-il. En outre, nos sondes lointaines vérifient assez fréquemment la taille et la direction de chaque essaim.
— Qu’entendez-vous par « assez fréquemment », amiral ? demanda le sénateur Kolchev.
— Tous les trois ou quatre ans au moins, répliqua sèchement Nashita. N’oubliez pas que ces distances représentent des mois de voyage, même à la vitesse des vaisseaux de spin, et que le déficit de temps, de notre point de vue, peut atteindre une douzaine d’années.
— Avec ces années de décalage entre les observations directes, insista le sénateur, comment faites-vous pour connaître la position des essaims à un moment précis ?
— Les traînées Hawking ne mentent pas, sénateur, fit l’amiral d’une voix absolument neutre. Il est absolument impossible de simuler le sillage de distorsion Hawking. Ce que vous voyez ici, c’est la position en temps réel de plusieurs centaines – ou, dans le cas des gros essaims, plusieurs milliers – d’unités de propulsion en mouvement. Comme dans le cas des mégatransmissions, le déficit de temps est nul.
— Je vois, fit Kolchev d’une voix aussi glacée que celle de l’amiral. Mais supposez que les essaims voyagent à des vitesses inférieures à celles des vaisseaux de spin…
Pour la première fois, Nashita nous fit un vrai sourire.
— Inférieures aux vitesses hyperluminiques, sénateur ?
— C’est cela.
Je vis Morpurgo et quelques autres militaires secouer la tête ou dissimuler un sourire. Seul le jeune capitaine de frégate William Ajunta Lee était penché en avant, la mine sérieuse et attentive.
— À des vitesses infraluminiques, murmura l’amiral Nashita d’un air impassible, nous laisserons le soin à nos arrière-arrière-petits-enfants de prévenir leurs petits-enfants d’une menace d’invasion.
Kolchev ne se démonta pas pour si peu. Il se leva et indiqua l’endroit où l’essaim le plus proche incurvait sa trajectoire au-dessus d’Heaven’s Gate pour s’éloigner de l’Hégémonie.
— Et si cet essaim-là s’approchait de nous sans utiliser la propulsion Hawking ?
Nashita soupira, ostensiblement agacé de voir que la discussion dérivait vers des futilités sans rapport avec le sujet.
— Je vous assure, sénateur, que si les propulseurs de cet essaim s’arrêtaient en ce moment même pour se diriger vers le Retz, il ne faudrait pas moins de… (il plissa les yeux tandis qu’il consultait ses implants et ses liaisons com) deux cent trente années standard pour qu’ils parviennent à nos frontières. Ce n’est donc pas un facteur à prendre en considération pour la décision qui nous intéresse.
Meina Gladstone se pencha en avant, et tous les regards se tournèrent vers elle. J’enregistrai mon dessin dans la mémoire de la feuille électronique et en commençai un nouveau.
— Amiral, il me semble que la véritable question qui nous occupe actuellement est, d’une part, la nature sans précédent de la concentration de nos forces au voisinage d’Hypérion, et, d’autre part, le danger qu’il y a à mettre tous ses œufs dans le même panier.
Un murmure amusé se propagea autour de la table. Gladstone était connue pour ses aphorismes, anecdotes et clichés si anciens et si oubliés qu’ils en paraissaient tout neufs. Il semblait bien que ce fût le cas pour celui-là.
— Sommes-nous en train de mettre tous nos œufs dans le même panier ? demanda-t-elle.
Nashita s’avança vers la table et y posa les deux mains à plat. Ce geste soulignait la personnalité hors du commun de ce petit homme, qui était capable d’imposer sans effort son autorité aux autres.
— Je ne le pense vraiment pas, dit-il. (Sans se tourner, il fit un geste en direction de l’affichage derrière lui et au-dessus de sa tête.) Les essaims les plus proches ne peuvent en aucun cas atteindre l’espace hégémonien avant un délai de deux mois en propulsion Hawking. Cela représente trois années de notre temps. Nos forces spatiales disposées autour d’Hypérion – à supposer qu’elles soient largement déployées et en position de combat – mettraient moins de cinq heures pour se replier et se distranslater en n’importe quel point du Retz.
— Cela ne peut pas concerner les flottes stationnées en dehors du Retz, intervint le sénateur Richeau. Nous ne pouvons pas laisser les colonies sans protection.
Nashita fit un geste vague.
— Les deux cents vaisseaux de renfort destinés à rendre décisive la campagne d’Hypérion se trouvent tous actuellement à l’intérieur du Retz, ou sont des portiers disposant d’équipements distrans. Aucune flotte affectée à la défense des colonies ne sera mise à contribution.
— Mais si la porte distrans d’Hypérion était endommagée ou capturée par les Extros ? demanda Gladstone en secouant la tête.
À en juger par les murmures et l’agitation que ces paroles provoquèrent parmi les civils assemblés autour de la table, je compris que Gladstone venait de mettre le doigt sur un point crucial. Nashita hocha la tête d’un air presque satisfait et fit quelques pas en arrière en direction de la petite estrade, comme si c’était là la remarque qu’il attendait depuis le début et qui marquait la fin des digressions irritantes.
— Excellente question, dit-il. Nous l’avons déjà évoquée lors de nos précédentes réunions, mais je vais la traiter un peu plus en détail. Tout d’abord, nous disposons d’une certaine marge de sécurité dans nos équipements distrans. Nous avons actuellement deux vaisseaux portiers dans le système, et nous en enverrons trois autres en même temps que les renforts. Il y a très peu de chances pour que ces cinq vaisseaux soient détruits, surtout si l’on considère que les renforts nous donneront une capacité défensive considérable. Deuxièmement, il n’y a absolument aucune chance pour que les Extros s’emparent de l’un de ces vaisseaux intact et l’utilisent pour envahir le Retz. Chaque bâtiment, et même chaque individu qui transite par une porte de la Force doit être préalablement identifié par des microtranspondeurs codés absolument inviolables et quotidiennement remis à jour…
— Les Extros ne pourraient-ils pas déchiffrer ces codes… et les remplacer par d’autres ? demanda le sénateur Kolchev.
— Impossible, dit Nashita en faisant les cent pas sur l’estrade, les mains croisées derrière le dos. Les codes sont changés chaque jour par mégatrans à partir du QG retzien de la Force, et…
— Pardonnez-moi, intervins-je, moi-même surpris d’entendre ma voix dans cette assemblée, mais j’ai fait un bref séjour dans le système d’Hypérion ce matin même, et je n’ai pas eu conscience d’avoir utilisé un code…
Les regards se tournèrent vers moi. L’amiral Nashita, de nouveau, donna l’impression d’un hibou dont la tête aurait pivoté sur des roulements à billes sans friction.
— Soyez pourtant assuré, H. Severn, me dit-il, que H. Hunt et vous avez reçu un code au moyen de lasers infrarouges, discrètement et sans que vous ressentiez quoi que ce soit, avant chacun de vos passages distrans.
Je hochai la tête, étonné qu’il se souvienne de mon nom, jusqu’au moment où je me rappelai qu’il avait lui aussi des implants.
— Troisièmement, continua Nashita comme si je ne l’avais jamais interrompu, en supposant que l’impossible se produise et que les Extros anéantissent nos défenses, s’emparent d’une porte distrans intacte, court-circuitent nos codes de protection et fassent fonctionner un appareillage complexe auquel ils ne connaissent rien et dont nous leur refusons la technologie depuis plus de quatre siècles… même en supposant tout cela, leurs efforts ne serviraient à rien, car tous les mouvements militaires à destination d’Hypérion transitent obligatoirement par la base de Madhya.
— Par où ? demandèrent plusieurs voix.
Je n’avais entendu parler de cette planète qu’à travers le récit où Brawne Lamia racontait la mort de son client. Nashita prononçait, comme elle, « ma-dieu ».
— Par Madhya, répéta l’amiral en souriant maintenant pour de bon, d’un étrange sourire de petit garçon. Ne cherchez pas dans vos persocs, mesdames et messieurs. Le système de Madhya est un système « noir », qui ne se trouve ni dans les répertoires ni dans les annuaires distrans civils. Nous le réservons précisément à ce genre d’usage. Il ne possède qu’une seule planète habitable, qui ne sert que pour l’extraction minière et pour nos bases. Madhya est notre ultime position de repli. Si les Extros réussissaient l’impossible et enfonçaient nos défenses et nos portes distrans dans le système d’Hypérion, le seul endroit où ils pourraient aller ensuite serait Madhya, où une considérable puissance de feu automatique attend tout ce qui chercherait à passer. Même en imaginant l’impossible au carré, c’est-à-dire la survie de leur flotte jusqu’à l’intérieur du système de Madhya, les liaisons distrans avec l’extérieur s’autodétruiraient et leurs vaisseaux seraient bloqués à des années de distance du Retz.
— D’accord, fit remarquer le sénateur Richeau, mais les nôtres aussi. Les deux tiers de notre flotte seraient immobilisés dans le système d’Hypérion.
— C’est vrai, reconnut l’amiral. Les chefs d’état-major et moi nous avons soigneusement et longuement pesé les conséquences éventuelles d’un tel évènement, statistiquement improbable, pour ne pas dire tout à fait impossible… Nous pensons que le risque est acceptable. Si l’impossible devait se produire, nous aurions encore deux cents vaisseaux en réserve pour défendre le Retz. En mettant les choses au pis, nous aurons perdu Hypérion après avoir porté aux Extros un coup terrible, qui les dissuaderait certainement de toute agression future. Mais telle n’est pas l’issue à laquelle nous nous attendons. En envoyant rapidement sur place un renfort de deux cents vaisseaux, dans les huit heures standard qui viennent, nous avons l’assurance à 99 pour 100 de nos prévisionnistes – et de ceux de l’Assemblée consultative des IA – que l’essaim extro qui nous attaque sera totalement détruit, avec des pertes négligeables de notre côté.
Meina Gladstone se tourna vers le conseiller Albedo. Sous cet éclairage tamisé, la projection était parfaite.
— Je ne savais pas, lui dit-elle, que la question avait été posée à l’Assemblée consultative. Pensez-vous que ce chiffre de 99 pour 100 soit fiable ?
Albedo lui sourit.
— Tout à fait fiable, madame. Le facteur de probabilité était de 99,962.794 pour 100. (Son sourire s’élargit.) Assez rassurant pour mettre momentanément tous les œufs dans le même panier, ne croyez-vous pas ?
Gladstone ne lui rendit pas son sourire.
— Amiral, demanda-t-elle, combien de temps pensez-vous que les combats dureront après l’arrivée des renforts ?
— Une semaine standard, H. Présidente, au maximum.
Le sourcil gauche de Gladstone se souleva légèrement.
— Si peu de temps ?
— Oui, madame.
— Général Morpurgo, qu’en pense la Force ?
— Nous sommes d’accord, H. Présidente. Il est urgent d’acheminer des renforts. Cent mille marines et fantassins seront transportés sur les lieux pour nettoyer les restes de l’essaim.
— En sept jours standard ou moins ?
— Oui.
— Amiral Singh ?
— C’est absolument nécessaire, H. Présidente.
— Général Van Zeidt ?
Un par un, les chefs d’état-major et les militaires présents durent donner leur avis. Même le commandant de l’École d’Olympus gonfla la poitrine quand il fut consulté. Tout le monde conseilla l’envoi de renforts.
— Capitaine Lee ?
Tous les regards se tournèrent vers le jeune capitaine de frégate. Je remarquai un certain raidissement et quelques froncements de sourcils parmi les militaires de haut grade, et compris que Lee était ici sur invitation de la Présidente et non par la grâce de ses supérieurs. Je me souvins d’une remarque que l’on prêtait à Gladstone à propos du capitaine Lee, capable de « faire preuve de l’intelligence et de l’esprit d’initiative qui manquaient parfois aux responsables de la Force ». Je soupçonnais sa carrière d’être bien compromise par sa présence ici ce soir.
Le capitaine de frégate William Ajunta Lee changea nerveusement de position sur son siège.
— Pardonnez-moi, madame la Présidente, mais je ne suis qu’un jeune officier de marine, et je ne me sens pas qualifié pour donner mon avis sur une question stratégique de cette importance.
Gladstone ne sourit pas. Son hochement de tête fut presque imperceptible.
— J’apprécie votre position, capitaine. Je suis sûre que vos supérieurs ici présents l’apprécient aussi. Cependant, j’aimerais tout de même que vous nous fassiez part de votre opinion.
Lee se redressa sur sa chaise. L’espace d’un instant, on put lire dans son regard à la fois le désespoir et la conviction d’un petit animal pris dans les mâchoires d’un piège.
— Puisque vous me le demandez, madame la Présidente, je dois dire que mon instinct – et il s’agit uniquement d’instinct, car je suis profondément ignorant de toute notre tactique interstellaire – va à l’encontre de cet acheminement de renforts. (Il prit une inspiration profonde.) Il s’agit d’une opinion purement militaire, madame la Présidente. J’ignore les tenants et les aboutissants politiques de la défense du système d’Hypérion.
Gladstone se pencha en avant.
— D’un point de vue purement militaire, capitaine, pouvons-nous savoir pour quelles raisons vous vous opposez à ces renforts ?
De ma place, une demi-tablée plus loin, je sentis presque physiquement l’impact des regards de tous ces militaires braqués comme un de ces lasers d’un million de joules utilisés pour bombarder des sphères de deutérium-tritium dans un ancien réacteur à fusion à confinement inertiel. Je fus même étonné de ne pas le voir s’affaisser, imploser, s’embraser et fondre sous nos yeux.
— D’un point de vue militaire, murmura-t-il d’une voix calme malgré son regard désespéré, les deux erreurs les plus fatales que l’on puisse commettre sont la division des forces et, comme vous l’avez dit, madame la Présidente, le fait de mettre tous les œufs dans le même panier. Sans compter que, dans le cas présent, il ne s’agit même pas de notre propre panier.
Gladstone hocha la tête et se laissa aller en arrière dans son fauteuil, les mains jointes par le bout des doigts sous son menton.
— Capitaine, cracha littéralement le général Morpurgo, maintenant que vous nous avez fait profiter de vos… conseils, pouvons-nous vous demander si vous avez déjà participé à une bataille spatiale ?
— Non, mon général.
— Avez-vous reçu une formation vous préparant à une telle bataille, capitaine ?
— Hormis les cours de base de l’École de Commandement Militaire d’Olympus en histoire, non, mon général.
— Avez-vous déjà participé à la préparation stratégique d’une bataille au-dessus du niveau de… Combien de vaisseaux de surface avez-vous commandés sur Alliance-Maui, capitaine ?
— Un seul, mon général.
— Un seul… répéta Morpurgo dans un souffle. Et c’était un gros bâtiment, capitaine ?
— Pas très gros, mon général.
— Ce commandement vous a-t-il été attribué par la voie normale, ou en raison des vicissitudes de la guerre ?
— Le commandant de bord a été tué, mon général. J’ai pris sa place en tant qu’officier le plus gradé à bord. Nous étions dans la phase finale de l’offensive, et…
— Ce sera tout, capitaine.
Morpurgo tourna le dos au héros de la flotte et s’adressa à la Présidente.
— Désirez-vous que nous votions de nouveau, madame ?
Elle secoua négativement la tête. Le sénateur Kolchev se racla la gorge pour dire :
— Le cabinet devrait peut-être en débattre à huis clos à la Maison du Gouvernement…
— Inutile, coupa Gladstone. J’ai pris ma décision. Amiral Singh, vous êtes autorisé à acheminer en renfort dans le système d’Hypérion autant d’unités de la flotte que les chefs d’état-major et vous le jugerez utile.
— Très bien, H. Présidente.
— Amiral Nashita, j’attends l’issue positive des combats au plus tard huit jours après l’acheminement des renforts. Mesdames et messieurs, je ne saurais insister assez sur l’importance que revêtent pour nous le contrôle d’Hypérion et la suppression, une fois pour toutes, de la menace extro. Je vous souhaite une bonne fin de soirée.
Elle se leva et s’éloigna aussitôt vers le plan incliné plongé dans l’obscurité.
Il était près de 4 heures du matin dans le Retz, heure de Tau Ceti Central, quand Hunt vint frapper doucement à ma porte. J’essayais de lutter contre la fatigue depuis trois heures que nous étions rentrés, et je venais de décider que Gladstone m’avait oublié et que je pouvais m’abandonner au sommeil lorsque Hunt arriva.
— Dans le jardin, me dit-il. Et rentrez votre chemise, pour l’amour du ciel !
Mes chaussures crissèrent doucement sur le fin gravier de l’allée lorsque je la remontai dans l’obscurité à peine estompée par les lanternes et les globes bioluminescents. Les étoiles n’étaient pas visibles dans le ciel de TC2 à cause du halo de l’agglomération interminable, mais les lumières en mouvement des habitations orbitales traversaient le ciel comme une ronde sans fin de lucioles.
Gladstone était assise sur le banc de fer près du pont.
— H. Severn, me dit-elle d’une voix faible, merci d’être venu me rejoindre. Pardonnez-moi de vous faire veiller si tard. La réunion du cabinet vient de s’achever.
Je ne répondis pas et demeurai debout.
— Je voulais vous demander vos impressions sur votre visite de ce matin sur Hypérion, me dit-elle. Hier matin, plutôt, rectifia-t-elle avec un petit rire.
Je me demandais ce qu’elle voulait savoir au juste. Je me dis qu’elle devait avoir un appétit insatiable pour les données de toutes sortes, même quand elles paraissaient sans rapport avec le sujet.
— J’ai rencontré quelqu’un.
— Ah#nbsp#?
— Le docteur Melio Arundez. C’était… C’est…
— Un ami de la fille de Sol Weintraub, acheva Gladstone. L’enfant qui grandit à l’envers. Avez-vous des nouvelles sur son état ?
— Pas vraiment. Je n’ai pas dormi beaucoup aujourd’hui. Et mes rêves ont été fragmentés.
— Est-il sorti quelque chose de votre rencontre avec le docteur Arundez ?
Je me frottai le menton d’un doigt soudain glacé.
— Son équipe de recherche attend depuis des mois dans la capitale. Elle représente peut-être notre seul espoir de comprendre ce qui se passe autour des Tombeaux et avec le gritche.
— Selon nos prévisionnistes, il est extrêmement important que les pèlerins soient livrés à eux-mêmes jusqu’au bout.
Je voyais mal le visage de la Présidente, dont le regard semblait fixé, dans la pénombre, sur un point situé du côté du cours d’eau. Je sentis soudain une inexplicable colère monter en moi.
— Le père Hoyt est déjà allé jusqu’au bout, éclatai-je avec plus d’agressivité que je n’aurais voulu en montrer. Ils auraient pu le sauver si le vaisseau du consul avait été au rendez-vous. Arundez et son équipe pourraient maintenant sauver le bébé, bien qu’ils ne disposent plus que de quelques jours.
— Même pas trois jours, murmura Gladstone. Et c’est tout ? Vous n’avez rien remarqué de spécial sur la planète ou à bord du vaisseau de l’amiral Nashita ?
Mes poings se serrèrent, puis je me forçai à me détendre.
— Vous n’autoriserez pas Arundez à se rendre dans la région des Tombeaux ?
— Pas dans l’immédiat.
— Et l’évacuation des civils ? Au moins celle des citoyens hégémoniens ?
— Nous ne sommes pas en mesure de l’organiser pour le moment.
J’ouvris la bouche pour dire quelque chose, puis je me ravisai. Je me contentai d’écouter le bruissement de l’eau sous le pont.
— Aucune autre impression, H. Severn ? insista Gladstone.
— Aucune.
— Très bien. Je vous souhaite une bonne nuit et des rêves agréables. Demain sera peut-être une journée difficile, mais je veux absolument trouver un moment pour m’entretenir avec vous.
— Bonne nuit, répondis-je.
Je tournai les talons et m’éloignai rapidement en direction de l’aile de la Maison du Gouvernement où j’avais mes quartiers.
Dans l’obscurité de ma chambre, je programmai une sonate de Mozart et pris trois comprimés de trisécobarbital. Il était probable qu’ils allaient m’assommer et que je dormirais d’un sommeil sans rêves où le fantôme de Johnny Keats et mes pèlerins encore plus spectraux ne pourraient jamais me trouver. Cela décevrait sans doute Meina Gladstone, mais je n’en avais cure.
Je songeai au personnage de Swift, Gulliver, et à son dégoût de l’humanité lorsqu’il était rentré du pays des chevaux intelligents, les Houyhnhnms. Sa propre espèce l’écœurait tellement qu’il était obligé d’aller dormir à l’écurie pour être rassuré par la présence et l’odeur des chevaux.
Ma dernière pensée, avant de m’endormir, fut : Au diable Meina Gladstone, au diable la guerre, au diable le Retz tout entier.
Et au diable mes rêves.