DEUXIÈME PARTIE.

16.

Brawne Lamia s’endormit peu avant l’aube d’un sommeil agité. Ses rêves étaient remplis d’images et de bruits venus d’ailleurs. Des conversations à moitié inaudibles et à moitié intelligibles avec Meina Gladstone, une salle qui semblait flotter dans l’espace, des mouvements continuels d’hommes et de femmes dans des corridors où les murs chuchotaient comme un récepteur mégatrans mal réglé. Et, derrière ces rêves fiévreux et ces images désordonnées, l’idée insensée que Johnny – son Johnny – était près, tout près d’elle. Lamia cria dans son sommeil, mais le bruit se perdit dans les échos irréguliers des pierres du Sphinx en train de refroidir et des dunes en train de se déplacer.

Lamia se réveilla brusquement, tous ses sens immédiatement en alerte, comme un instrument transistorisé qui se met en marche. Sol Weintraub était censé monter la garde, mais elle vit qu’il s’était endormi devant la porte basse de la chambre où le groupe s’était réfugié. Son bébé, Rachel, dormait par terre, près de lui, dans des couvertures, le derrière levé, le visage vers le sol, une petite bulle de salive au coin des lèvres.

Lamia tourna la tête à la faveur d’un globe bioluminescent de très faible puissance, et dans la clarté du jour qui filtrait de l’entrée située quatre mètres plus loin dans le corridor, un seul autre pèlerin était visible, roulé en boule sur les dalles de pierre. Martin Silenus ronflait, la bouche ouverte. Elle sentit une vague de peur, comme si les autres l’avaient abandonnée dans son sommeil avec le poète, le bébé et Sol. Mais elle se rendit vite compte que, finalement, seul le consul avait disparu. Le groupe de pèlerins, composé à l’origine de sept adultes et d’un enfant, avait déjà perdu Het Masteen pendant la traversée de la mer des Hautes Herbes à bord du chariot à vent ; Lénar Hoyt était mort la nuit précédente, et Kassad avait disparu la veille dans la soirée. Mais le consul… Où était le consul ?

Elle regarda de nouveau autour d’elle, comme pour s’assurer qu’il n’y avait rien d’autre que des bagages, des couvertures, le poète endormi et le vieil homme avec son bébé. Elle se leva pour prendre l’automatique de son père sous une couverture, chercha le neuro-étourdisseur dans son paquetage, et se glissa sans réveiller les autres dans le corridor qui menait à l’entrée.

C’était le matin. La clarté était si vive qu’elle dut s’abriter les yeux d’une main en descendant les marches de pierre du Sphinx. La tempête s’était calmée. Le ciel d’Hypérion avait repris sa couleur lapis aux striures vertes. L’étoile d’Hypérion était un gros point blanc lumineux qui se levait en ce moment au-dessus de la paroi orientale de la falaise. Les ombres des rochers se mêlaient aux silhouettes profilées des Tombeaux du Temps éparpillés dans la vallée. Le Tombeau de Jade scintillait. Lamia vit que de nouvelles dunes s’étaient formées, et que les sables vermillon et blanc avaient des courbes neuves et sensuelles contrastant avec les striures anciennes de la roche. Il ne restait plus aucune trace de leur campement de la veille. Le consul était là, assis sur un rocher à une dizaine de mètres d’elle. Il contemplait tranquillement la vallée en fumant sa pipe. Elle glissa le pistolet dans sa poche, avec l’étourdisseur, et le rejoignit.

— Aucune trace du colonel Kassad, lui dit-il sans tourner la tête.

Elle regarda de l’autre côté de la vallée, en direction du Monolithe de Cristal. Sa façade, naguère brillante, était carbonisée et déchiquetée. Il manquait tout le haut de l’édifice, et il y avait encore des débris fumants à sa base. Les cinq cents mètres qui séparaient le Sphinx du Monolithe étaient défoncés et criblés de cratères.

— On dirait qu’il s’est défendu, fit-elle.

Le consul émit un grognement pour toute réponse. L’odeur de la pipe donnait faim à Lamia.

— Je suis descendu jusqu’au Palais du gritche, qui se trouve à deux kilomètres d’ici, lui dit enfin le consul. Il semble qu’une bataille ait eu lieu devant le Monolithe. Il n’y a toujours pas de trace d’entrée dans le bâtiment, mais la façade est maintenant suffisamment déchirée pour montrer la structure intérieure en nid d’abeille que nos radars de profondeur ont toujours détectée.

— Et Kassad n’a laissé aucune trace ?

— Aucune.

— Pas de sang ? Pas d’ossements ? Pas de mot disant qu’il reviendrait après avoir livré sa marchandise ?

— Rien du tout.

Brawne Lamia soupira et s’assit sur une grosse pierre près du rocher du consul. Le soleil était chaud sur sa peau. Elle plissa les yeux en direction de l’entrée de la vallée.

— Qu’allons-nous faire, maintenant ? demanda-t-elle.

Le consul prit sa pipe entre ses doigts, l’examina en fronçant les sourcils et hocha la tête.

— J’ai essayé de nouveau de communiquer avec mon vaisseau tout à l’heure, dit-il en secouant les cendres, mais il est toujours cloué au sol. Les fréquences de secours sont également muettes. Ou le vaisseau ne relaie plus les messages, ou l’ordre a été donné de ne pas nous répondre.

— Vous voudriez vraiment tout laisser tomber ?

Il haussa les épaules. Il avait abandonné son costume d’apparat de la veille pour revêtir un gros pull de laine, un pantalon de whipcord gris et des bottines.

— Faire venir le vaisseau nous donnerait au moins la possibilité de partir rapidement. J’aimerais que les autres envisagent cette option. Après tout, Masteen a disparu, Hoyt est mort, et nous n’avons plus de nouvelles de Kassad. Je ne sais plus ce qu’il faut faire maintenant.

— Nous pourrions préparer le petit déjeuner, fit une voix grave derrière eux.

Lamia se tourna vers Sol Weintraub.

Le vieillard s’avançait avec l’enfant dans son porte-bébé contre sa poitrine. Le soleil faisait luire son crâne à moitié chauve.

— Ce n’est pas une mauvaise idée, dit-elle. Nous reste-t-il suffisamment de provisions ?

— Suffisamment pour le petit déjeuner d’aujourd’hui, en tout cas. Mais je crois que le colonel Kassad a des rations supplémentaires dans son sac. Quand elles seront épuisées, nous n’aurons plus qu’à nous nourrir de zygopèdes et à nous dévorer les uns les autres.

Le consul fit l’esquisse d’un sourire et remit la pipe dans la poche de son pantalon.

— Nous pourrions peut-être essayer de regagner à pied la forteresse de Chronos avant d’en arriver à une telle extrémité, dit-il. Les provisions du Bénarès sont épuisées, mais il y avait des chambres froides à la forteresse.

— En tout cas, j’aimerais bien… commença Lamia, soudain interrompue par un cri venant de l’intérieur du Sphinx.

Elle fut la première à arriver devant l’entrée, l’automatique de son père à la main. Le corridor était toujours sombre. Il lui fallut quelques secondes pour que sa vision s’accoutume à l’obscurité. Il n’y avait personne. Elle s’accroupit sur ses talons, balayant du canon de son arme l’angle du corridor au moment où la voix de Silenus se faisait de nouveau entendre, d’un endroit situé hors de vue.

— Hé ! Venez par ici !

Elle regarda, par-dessus son épaule, le consul qui s’avançait à son tour dans l’entrée.

— Restez là ! lança-t-elle.

Elle se mit à courir dans le couloir, en longeant le mur, le pistolet braqué à bout de bras, la sûreté défaite. Elle s’arrêta à l’entrée de la petite chambre où gisait le corps du père Hoyt.

Martin Silenus était là, penché sur le cadavre du prêtre. La bâche de fibroplaste qui l’entourait avait été défaite. La main de Silenus en tenait encore un coin. Le poète regarda Lamia, puis son arme, sans manifester le moindre intérêt, puis de nouveau le corps du prêtre.

— C’est incroyable ! murmura-t-il.

Lamia se rapprocha, abaissant son arme. Derrière elle, le consul passa la tête à l’entrée. Elle entendit le bébé de Sol Weintraub qui pleurait dans le corridor.

— Mon Dieu ! fit-elle en s’agenouillant près du corps de Lénar Hoyt.

Les traits ravagés du jeune prêtre avaient été totalement remodelés. Ils avaient maintenant l’apparence d’un homme de près de soixante-dix ans au front large, au long nez d’aristocrate, aux lèvres fines légèrement relevées aux commissures, aux pommettes saillantes et aux oreilles pointues sous une frange de cheveux blancs. Ses grands yeux étaient cachés par des paupières aussi diaphanes et aussi fines que du parchemin.

Le consul s’accroupit à son tour.

— J’ai déjà vu ce visage en holo, dit-il. C’est le père Paul Duré.

— Regardez, fit Martin Silenus.

Il tira le reste de la bâche et retourna le corps sur le côté. Deux petits cruciformes roses pulsaient sur sa poitrine, exactement comme ceux de Hoyt, à cette différence près que le dos était maintenant nu.

De la porte, où il essayait de faire taire Rachel en la berçant et en lui murmurant des paroles apaisantes, Weintraub leur cria :

— Je croyais qu’il fallait trois jours aux Bikuras pour se… régénérer !

Martin Silenus soupira.

— Les Bikuras ont été ressuscités pendant deux siècles standard par leurs parasites en forme de croix. C’est peut-être plus rapide la première fois.

— Est-ce qu’il est… commença Lamia.

— Vivant ? fit Silenus en lui prenant la main. Touchez…

La poitrine du prêtre se soulevait et retombait légèrement. La peau était tiède au contact. La chaleur des cruciformes sous la peau était palpable. Brawne Lamia retira vivement sa main.

La chose qui avait été six heures plus tôt le cadavre du père Lénar Hoyt ouvrit les yeux.

— Père Duré ? demanda Sol en s’avançant.

La tête de l’homme se tourna. Il battit des paupières comme si la lumière faible lui faisait mal, puis murmura quelque chose d’inintelligible.

— Un peu d’eau, fit le consul en sortant de sa poche une petite gourde en plastique qui ne le quittait jamais.

Tandis que Martin Silenus lui soulevait la tête, le consul aida l’homme à boire. Sol se rapprocha d’eux, mit un genou à terre et toucha l’avant-bras de l’homme. Même Rachel, avec ses yeux noirs, semblait curieuse.

— Si vous ne pouvez pas parler, dit Sol, clignez deux fois pour dire oui et une fois pour dire non. Êtes-vous le père Duré ?

La tête de l’homme pivota vers l’érudit.

— Oui, répondit-il d’une voix faible aux tons graves et cultivés. Je suis le père Paul Duré.


Le petit déjeuner comprenait du café – leur dernier –, des bouts de viande frits sur leur réchaud pliant, une poignée de mélange de céréales avec du lait réhydraté, et leur dernier morceau de pain, divisé en cinq parts. Lamia fut d’avis qu’il était délicieux.

Ils s’étaient installés à l’ombre de l’aile déployée du Sphinx, devant une roche basse au dessus plat qui leur servait de table. La matinée était déjà bien entamée, et le soleil grimpait dans un ciel sans nuages. On n’entendait aucun autre bruit que le tintement occasionnel d’une fourchette ou d’une petite cuillère accompagnant leur conversation à voix basse.

— Vous vous souvenez… d’avant ? demanda Sol.

Le prêtre portait un vêtement que lui avait donné le consul, une combinaison grise avec l’écusson de l’Hégémonie sur la poitrine. L’uniforme était un peu trop petit pour lui.

Duré tenait sa tasse de café à deux mains, comme s’il allait la lever pour la consacrer. Il tourna vers Weintraub un regard suggérant une égale mesure d’intelligence et de profonde tristesse.

— Avant ma mort ? fit-il en esquissant un sourire de ses lèvres fines de patricien. Oui, je me souviens. L’exil… Les Bikuras… Et même l’arbre de Tesla.

— Hoyt nous a raconté, à propos de l’arbre, lui dit Brawne Lamia.

Le prêtre s’était cloué les pieds et les mains sur un tesla en activité de la forêt des flammes. Il avait souffert des années, mourant et ressuscitant tour à tour, interminablement, plutôt que de céder à la facilité de symbiose offerte par le cruciforme.

Il secoua la tête.

— J’avais pourtant bien cru… ces dernières secondes… que j’avais réussi à le battre.

— Vous l’avez battu, lui dit le consul. Quand le père Hoyt et les autres vous ont retrouvé, vous aviez expulsé cette chose de votre corps. Mais les Bikuras l’ont implantée dans le corps de Lénar Hoyt.

Duré hocha la tête.

— Et tout signe de lui a disparu ?

Martin Silenus désigna la poitrine du prêtre.

— Il est évident que ce putain de truc est incapable de défier les lois de la conservation de la masse. Les souffrances de Hoyt ont été si grandes et ont duré si longtemps – il refusait de retourner là où cette chose voulait le forcer à aller – qu’il n’a jamais pris suffisamment de poids pour… une double résurrection.

— C’est sans importance, de toute manière, fit Duré avec un sourire triste. Le parasite ADN du cruciforme a une patience infinie. Il reconstituera son hôte pendant des générations, s’il le faut. Tôt ou tard, les deux parasites auront chacun le leur.

— Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé après le tesla ? demanda Sol d’une voix tranquille.

Duré but le reste de son café avant de répondre.

— Si je me souviens de la mort ? Du ciel ou de l’enfer ? Non, madame et messieurs. J’aurais aimé pouvoir vous renseigner… Je ne me souviens que de la douleur, une éternité de douleur, puis de la libération… des ténèbres. Et je me suis réveillé ici. Combien d’années, m’avez-vous dit, se sont écoulées ?

— Près de douze, fit le consul. Mais pas plus de six pour le père Hoyt, qui a passé du temps en transit.

Le père Duré se leva, s’étira, puis fit quelques pas. Il était grand et mince, mais donnait une impression de force. Brawne Lamia ressentait l’extraordinaire charisme qui se dégageait de cette personnalité hors du commun. Elle dut se forcer à se rappeler, premièrement, qu’il appartenait à une religion dont les prêtres étaient tenus au célibat, et, deuxièmement, qu’il était à l’état de cadavre seulement une heure plus tôt. Elle regarda le vieillard tandis qu’il faisait les cent pas, sa démarche aussi souple et élégante que celle d’un chat, et elle se rendit compte que, malgré tout cela, rien ne pouvait détruire le magnétisme personnel qui émanait du prêtre. Elle se demandait si les hommes étaient également capables de percevoir cela.

Duré alla s’asseoir sur un rocher, étendit les jambes et commença à se masser les cuisses comme pour se débarrasser d’une crampe.

— Vous avez commencé à me dire qui vous êtes et pourquoi vous êtes ici, fit-il. Pourrais-je en savoir plus ?

Les pèlerins s’entre-regardèrent.

— Vous pensez que je suis moi-même un monstre ? leur dit le père Duré en hochant la tête. Que je suis un agent du gritche ? Je ne peux certes pas vous en vouloir si c’est cela que vous avez dans la tête.

— Nous n’avons pas de telles idées, lui dit Brawne Lamia. Le gritche n’a pas besoin d’un agent pour faire ce qu’il veut. De plus, nous vous connaissons bien grâce au récit du père Hoyt et à votre journal. Mais… nous avons déjà eu du mal à nous raconter les raisons de notre présence ici, et je crois que j’aurais, pour ma part, beaucoup de réticences à les répéter.

— J’ai pris quelques notes sur mon persoc, fit le consul. Elles sont succinctes, mais cela devrait vous renseigner suffisamment sur nous… et sur les évènements qui se sont produits au cours de cette dernière décade dans l’Hégémonie. Sur les raisons de la guerre entre le Retz et les Extros, par exemple. Je vous le prête, si vous voulez. Cela ne devrait pas vous prendre plus d’une heure.

— Je vous en suis reconnaissant, dit le prêtre en suivant le consul en direction du Sphinx.

Brawne Lamia, Sol et Silenus prirent le chemin de l’entrée de la vallée. Du col, on voyait les dunes et les contreforts désolés de la Chaîne Bridée, qui se trouvait à moins de dix kilomètres de là. Les coupoles brisées, les flèches émoussées et les arcades effondrées de la Cité des Poètes étaient visibles sur leur droite, à deux ou trois kilomètres du col, le long d’une crête que le désert était en train de combler tranquillement.

— Je vais aller jusqu’à la forteresse chercher des provisions, leur dit Lamia.

— Je n’aime pas trop l’idée de nous séparer, protesta Sol. Pourquoi ne pas y aller tous ensemble ?

Martin Silenus croisa les bras.

— Il faut que quelqu’un reste ici, pour le cas où le colonel reviendrait.

— Avant toute chose, il serait plus prudent d’explorer le reste de la vallée, proposa Sol. Le consul n’est pas allé voir plus loin que le Monolithe, ce matin.

— Je ne suis pas contre, déclara Lamia. Mais faisons vite. Je voudrais être de retour de la forteresse avant la tombée de la nuit.

Ils étaient revenus au Sphinx lorsque Duré et le consul en sortirent. Le prêtre tenait le persoc à la main. Lamia leur expliqua leurs intentions, et les deux hommes furent d’accord pour se joindre à eux.

Une fois de plus, ils explorèrent l’intérieur du Sphinx, balayant de leurs lampes chaque angle bizarre de la pierre et chaque mur suintant. Ils ressortirent à la lumière du jour et parcoururent les trois cents mètres qui les séparaient du Tombeau de Jade. Lamia se mit à frissonner lorsqu’ils entrèrent dans la salle où le gritche lui était apparu la veille. Le sang de Hoyt avait laissé une tache brune sur les dalles de céramique verte. Il n’y avait aucune trace de plancher transparent communiquant avec le labyrinthe au-dessous. Aucune trace du gritche non plus.

L’Obélisque ne possédait pas de chambres internes. Il n’y avait qu’un puits central avec une rampe spiralée, trop escarpée pour le confort des humains, qui grimpait contre la paroi d’ébène. Le moindre murmure était réverbéré, et le groupe évitait le plus possible de parler. Il n’y avait aucune fenêtre sur l’extérieur, pas la moindre ouverture au sommet de la rampe, à cinquante mètres au-dessus du sol. Leurs lampes ne leur montrèrent, au-dessus d’eux, qu’un toit incurvé. Des cordes et des chaînes, vestiges de deux siècles de visites de touristes, leur permirent de redescendre sans trop avoir peur d’une chute fatale. Lorsqu’ils se retrouvèrent à l’entrée, Martin Silenus cria une nouvelle fois le nom de Kassad, et l’écho les suivit dans la lumière du soleil.

Ils passèrent un peu plus d’une demi-heure à examiner les dégâts subis par le Monolithe de Cristal. Des flaques de sable vitrifié de cinq à dix mètres de diamètre irisaient la lumière du jour et reflétaient la chaleur sur leurs joues. La façade brisée du Monolithe, criblée de trous et dentelée par des stalactites de cristal fondu, évoquait un acte de vandalisme gratuit, mais chacun savait que Kassad avait dû se battre pour défendre sa vie. Il n’y avait pas la moindre porte, pas la moindre ouverture dans le dédale intérieur en nid-d’abeille. Les instruments affirmaient que les lieux étaient aussi déserts que jamais. Ils s’éloignèrent à contrecœur et prirent le chemin des falaises du nord, où les Trois Caveaux étaient séparés l’un de l’autre par une centaine de mètres.

— Au début, les archéologues pensaient qu’il s’agissait de la partie la plus ancienne des Tombeaux du Temps, à cause de leur aspect, expliqua Sol tandis qu’ils pénétraient dans le premier caveau.

Leurs lampes éclairaient des parois de pierre sculptées de mille motifs indéchiffrables. Aucun des caveaux ne faisait plus de trente ou quarante mètres de profondeur. Chacun se terminait abruptement par un mur de pierre dont ni les sondes ni les radars n’avaient jamais pu découvrir une extension quelconque.

En ressortant du troisième caveau, le groupe alla s’asseoir à l’ombre pour boire un peu d’eau et se partager quelques biscuits aux protéines prélevés sur les rations du paquetage de Kassad. Le vent s’était levé. Il sifflait maintenant à travers les pics au-dessus d’eux.

— Nous ne le retrouverons jamais, fit Martin Silenus. Ce putain de gritche a dû l’emporter.

Sol était en train de donner au bébé l’un des derniers biberons. Malgré tous les efforts de l’érudit pour lui protéger la tête quand ils marchaient au soleil, Rachel avait le crâne rouge.

— Il est peut-être dans l’un des tombeaux que nous avons explorés, dit-il. D’après les théories d’Arundez, certaines sections pourraient être temporellement déphasées par rapport à nous. Il voit les Tombeaux du Temps comme des constructions quadridimensionnelles, aux replis étroitement liés à l’espace-temps.

— Si je comprends bien, murmura Lamia, même si Fedmahn Kassad est là, nous ne le verrons pas.

— On peut tout de même essayer, fit le consul en se levant avec un soupir de lassitude. Il ne reste plus qu’un tombeau à visiter.

Le Palais du gritche se trouvait un kilomètre plus bas dans la vallée, au-dessous du niveau des autres, caché par une courbe de la falaise. L’édifice était moins grand que le Tombeau de Jade, mais sa complexité, avec ses flèches hérissées, ses embases, ses arcs-boutants et ses colonnes de soutien qui formaient des courbes et des arcs dans un chaos contrôlé, le faisait paraître beaucoup plus grand qu’il n’était.

L’intérieur du Palais du gritche était une chambre à la réverbération très forte et au sol irrégulier fait de milliers de segments incurvés qui rappelaient à Lamia les côtes et les vertèbres de quelque créature fossilisée. À une quinzaine de mètres au-dessus de sa tête, la coupole était tapissée de dizaines de « lames » de chrome entrecroisées, qui se prolongeaient à travers les parois pour ressortir à l’extérieur et au-dessus de l’édifice sous la forme d’épines d’acier. La coupole proprement dite était faite d’un matériau translucide qui donnait une teinte riche et laiteuse à tout l’espace intérieur.

Lamia, Silenus, le consul, Weintraub et Duré recommencèrent à appeler Kassad, mais leurs cris résonnèrent mille fois sans aucun résultat.

— Aucun signe du colonel ni de Het Masteen, déclara le consul quand ils ressortirent à l’air libre. C’est peut-être ainsi que les choses vont se passer. Nous disparaîtrons tour à tour, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un.

— Et, d’après la légende, le dernier qui reste voit son vœu exaucé ? demanda Lamia en s’asseyant en haut d’un rocher, les jambes pendantes.

Le père Duré leva les yeux vers le ciel.

— Je ne peux pas croire que le père Hoyt ait fait le vœu de mourir pour que je revive, dit-il.

Martin Silenus lui jeta un regard oblique.

— Quel serait votre vœu à vous, padre ?

Duré n’hésita pas un seul instant.

— Je souhaite… Je prie pour que Dieu libère à jamais l’humanité de ces deux terribles obscénités que sont le gritche et la guerre.

Il y eut un long moment de silence, durant lequel la brise de l’après-midi fit entendre ses gémissements lointains.

— En attendant, leur dit Brawne Lamia, il faut trouver de quoi manger. On ne peut pas subsister de l’air du temps.

Duré hocha la tête.

— Pourquoi avez-vous apporté si peu de vivres ? demanda-t-il.

Martin Silenus se mit à rire, puis déclama :

Ni le vin ni la bière ne l’intéressaient.

Ni chair ni poisson n’excitaient son palais.

Les sauces les plus rares étaient pour lui du son,

Il dédaignait les porchers devant leur coupe épicée.

Jamais avec des paillardes il ne s’asseyait joue contre joue,

Ni en compagnie de douces amantes dans un coin discret.

Cette âme de pèlerin aspirait seulement

À l’eau d’un clair ruisseau et à l’air des bois,

Bien qu’il ne lui déplût pas, de temps à autre,

De festoyer de quelque maigre ravenelle.

Duré sourit, visiblement toujours aussi perplexe.

— Nous nous attendions tous à triompher ou à mourir le premier soir, expliqua le consul. Nous n’avions pas prévu un si long séjour ici.

Brawne Lamia se leva et épousseta son pantalon.

— J’y vais, dit-elle. Je pense pouvoir ramener l’équivalent de quatre ou cinq jours de vivres, si je trouve des rations concentrées.

— Je vais avec vous, déclara Martin Silenus.

Il y eut un silence. Pendant la semaine du pèlerinage, le poète et Lamia avaient failli en venir aux mains une demi-douzaine de fois. Elle avait même, un jour, menacé de le tuer. Elle le contempla un long moment avant de murmurer :

— Comme vous voudrez. Nous nous arrêterons au Sphinx pour prendre nos gourdes et nos paquetages.

Le groupe reprit le chemin de la vallée tandis que les ombres commençaient à se former au pied des falaises à l’ouest.

17.

Douze heures plus tôt, le colonel Fedmahn Kassad avait grimpé l’escalier spiralé, émergeant au plus haut niveau qui restait du Monolithe de Cristal. Les flammes montaient de tous les côtés. À travers les brèches de la paroi de cristal, il voyait les ténèbres extérieures. Le vent faisait entrer une poussière vermillon par les ouvertures, et l’air était saturé d’une poudre qui ressemblait à du sang. Il mit son casque.

À dix pas devant lui, Monéta attendait.

Elle était nue sous sa combinaison à énergie, et cela donnait l’impression qu’elle avait du vif-argent sur la peau. Kassad vit les flammes qui se reflétaient sur les courbes de ses seins et de ses cuisses. Les creux de sa gorge et de son nombril étaient luisants. Elle avait un long cou et un visage de chrome aux traits parfaitement lisses. Dans ses yeux se profilait le double reflet de la haute silhouette qui était celle de Fedmahn Kassad.

Il leva le canon de son fusil d’assaut et enclencha manuellement le sélecteur sur la puissance de feu maximale. Dans son armure d’impact activée, tout son corps se crispa avant l’attaque.

Monéta fit un geste de la main, et sa combinaison se désactiva du sommet de la tête aux épaules. Elle était maintenant vulnérable. Kassad avait l’impression de connaître chaque millimètre carré de son visage, chaque pore et chaque follicule. Ses cheveux bruns étaient coupés court, retombant légèrement sur le côté gauche. Ses yeux n’avaient pas changé. Ils étaient larges, d’un vert profond, et avaient l’air étonné et curieux. Sa petite bouche aux lèvres pleines hésitait au bord d’un sourire. Il remarqua les sourcils levés d’un air légèrement inquisiteur, les petites oreilles qu’il avait tant embrassées et qui avaient si souvent reçu ses confidences chuchotées, la gorge tendre où il avait collé sa joue pour écouter ses pulsations.

Il braqua le fusil sur elle.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

Elle avait la même voix douce et sensuelle que dans son souvenir, le même accent difficile à définir.

Le doigt sur la détente, Kassad hésita. Ils avaient fait l’amour des dizaines de fois, ils s’étaient rencontrés dans ses rêves et dans les simulations militaires, mais s’il était vrai qu’elle parcourait le temps à reculons…

— Je sais, dit-elle d’une voix douce, apparemment inconsciente de la pression qu’il avait déjà commence à exercer sur la détente. Vous êtes celui que le Seigneur de la Douleur a annoncé.

Kassad dut lutter pour respirer. Quand il parla, sa voix était rauque et tendue.

— Tu ne te souviens pas de moi ?

— Non, dit-elle en penchant la tête pour le regarder d’un air légèrement perplexe. Mais le Seigneur de la Douleur a annoncé un guerrier. Notre destin était de nous rencontrer.

— Il y a longtemps que nous nous sommes rencontrés, réussit à murmurer Kassad.

Le fusil viserait automatiquement la tête, changeant de longueur d’onde et de fréquence à chaque microseconde, jusqu’à ce que les défenses de la combinaison à énergie soient vaincues. Outre le clap et les rayons laser, les fléchettes et les pulsants entreraient en action presque simultanément.

— Je ne me rappelle pas ce qui s’est passé il y a longtemps, dit-elle. Nous suivons le cours du temps dans des directions opposées. Sous quel nom me connais-tu dans mon avenir, ton passé ?

— Monéta…, haleta Kassad, bandant sa volonté pour obliger son doigt à presser la détente.

Elle sourit, hochant la tête.

— Monéta… L’enfant de la mémoire… Quelle ironie !

Kassad se rappela sa trahison, sa métamorphose pendant qu’ils faisaient l’amour pour la dernière fois dans les sables environnant la Cité des Poètes. Ou bien elle s’était transformée en gritche, ou bien elle avait laissé celui-ci prendre sa place. L’acte d’amour s’était transformé en monstrueuse obscénité.

Le colonel Kassad pressa la détente.

Monéta battit des paupières.

— Ça ne marche pas ici. Pas à l’intérieur du Monolithe de Cristal. Pourquoi veux-tu me tuer ?

Kassad laissa échapper un grognement, jeta à terre son arme inutile, envoya toute la puissance à ses gantelets, puis chargea.

Monéta ne fit aucun mouvement pour lui échapper. Elle le regarda charger sur une distance de dix pas, tête baissée, son armure d’impact gémissant tandis qu’elle modifiait l’alignement cristallin de ses polymères, et Kassad hurlait. Elle abaissa légèrement les bras pour amortir l’impact.

La vitesse et la masse de Kassad eurent pour effet de déséquilibrer Monéta, et ils roulèrent tous les deux à terre. Kassad essaya de lui enserrer la gorge de son gantelet. Elle lui saisit les poignets comme dans un étau tandis qu’ils roulaient vers le bord de la plateforme. Kassad se retrouva sur elle. Il essayait de tirer parti de son poids, les bras tendus, les gantelets rigides, les doigts incurvés dans leur étreinte mortelle. Sa jambe gauche pendait au-dessus du vide. Le sol était soixante mètres plus bas.

— Pourquoi cherches-tu à me tuer ? répéta Monéta dans un souffle.

Elle le fit soudain rouler vers le bord de la plate-forme, et ils tombèrent tous les deux, enlacés.

Kassad hurla. Il rabattit sa visière d’un brusque mouvement de tête. Ils tourbillonnèrent dans le vide, leurs jambes emmêlées dans une prise en ciseaux, les mains de Kassad dans l’étau des poignets de Monéta. Le temps avait ralenti. Il sentait le frottement de l’air sur sa joue comme une couverture que l’on fait glisser doucement. Puis le mouvement s’accéléra, leur chute redevint normale. Il ne restait plus que dix mètres. Kassad hurla, et visualisa le symbole qui rigidifiait son armure d’impact. Il y eut un terrible choc.

Il lutta, à travers une brume rouge, pour faire surface, sachant qu’une seconde à peine avait dû s’écouler depuis qu’ils avaient touché le sol. Il se remit debout en chancelant. Monéta se redressait également sur un genou. Il vit que plusieurs dalles de céramique avaient été brisées par leur chute.

Il activa les servomécanismes des jambes de son armure et lança violemment son pied vers la tête de Monéta.

Elle évita le coup, lui saisit la jambe, la tordit et le projeta avec violence, trois mètres plus loin, vers la paroi de cristal, qui vola en éclats. Il se retrouva à l’extérieur, dans la nuit, sur le sable.

Monéta porta la main à son cou. Son visage redevint comme du vif-argent. Elle sortit par le même chemin.

Kassad releva sa visière cassée et ôta son casque. Le vent ébouriffa ses cheveux noirs, le sable lui piqua la joue. Il se mit à genoux, puis debout. Sur son col, les indicateurs de son armure étaient au rouge. Les dernières réserves d’énergie s’épuisaient. Il ignora les avertissements. Il n’avait besoin que de quelques secondes. Ce serait suffisant.

— J’ignore ce qui s’est passé dans mon avenir et ton passé, lui dit Monéta en s’approchant, mais ce n’est pas moi qui me suis transformée. Je ne suis pas le Seigneur de la Douleur. Il…

Kassad franchit d’un bond la courte distance qui les séparait maintenant. Il retomba derrière Monéta, et fit parcourir à son gantelet droit un arc de cercle supersonique, le tranchant de la main rendu rigide par les filaments piézoélectriques au carbone-carbone.

Monéta ne fit rien pour parer ou éviter l’attaque. Le gantelet l’atteignit à la base du cou avec une force capable de sectionner un tronc ou de creuser un sillon de cinquante centimètres dans de la pierre. Sur Bressia, lors d’un corps à corps dans la capitale de Buckminster, il avait ainsi tué un colonel extro avec une telle force et une telle rapidité, le gantelet tranchant d’un seul mouvement dans l’armure d’impact, le casque, le champ de force personnel, la chair et l’os, que la tête de l’homme avait battu des paupières durant vingt bonnes secondes en regardant son propre corps avant que la mort l’emporte.

Le coup avait été porté avec précision, mais fut arrêté par la surface de vif-argent. Monéta n’eut aucune réaction, pas le moindre mouvement de recul. Kassad sentit son armure défaillir au moment où son bras devenait gourd et où les muscles de ses épaules se déchiraient de douleur. Il fit un pas chancelant en arrière, le bras droit pendant inerte, l’armure se vidant de son énergie comme une blessure perdant du sang.

— Tu ne m’écoutes pas, lui dit Monéta.

Elle fit un pas en avant, saisit Kassad par le devant de l’armure de combat et le projeta vingt mètres en arrière dans la direction du Tombeau de Jade.

Il retomba lourdement, son armure d’impact épuisée n’absorbant qu’une partie du choc. Son bras gauche avait protégé son visage et son cou, mais l’armure s’était rigidifiée et le bras était maintenant grotesquement déformé sous lui.

Monéta accomplit un bond de vingt mètres pour le rejoindre, s’accroupit à côté de lui, le souleva d’une main, saisit un pan de l’armure de l’autre et la déchira, mettant à l’air deux cents couches de microfilaments et de polymères oméga. Elle lui donna quelques claques légères, presque nonchalantes. Sa tête bascula, et il faillit perdre connaissance. Le vent et le sable crépitaient sur la peau nue de son torse et de son ventre.

Monéta arracha le reste de l’armure, déchirant les biocapteurs et les rétroprocesseurs. Elle le souleva, nu, par les épaules, et le secoua. Kassad sentit le goût du sang dans sa bouche et vit des taches rouges flotter dans son champ de vision.

— Nous n’étions pas obligés d’être ennemis, murmura-t-elle.

— Tu m’as… tiré dessus.

— Pour tester tes réactions, pas pour te tuer.

Ses lèvres remuaient normalement derrière la pellicule de vif-argent. Elle le gifla de nouveau, et il fit un bond de deux mètres pour retomber sur le versant d’une dune où il roula dans le sable froid. L’air était rempli d’un million de particules de neige, de sable et de poussière irisées par la lumière solaire. Kassad roula sur le côté, réussit à se mettre à genoux et s’agrippa au sable de la dune avec des doigts qui n’étaient plus que des griffes mortes.

— Kassad… murmura Monéta.

Il se laissa rouler sur le dos et attendit.

Elle avait désactivé sa combinaison à énergie. Sa peau semblait chaude et vulnérable, d’une pâleur presque translucide. De fines veinules bleues étaient visibles dans la partie supérieure de ses seins parfaits. Ses jambes avaient un galbe musclé, ses cuisses étaient légèrement écartées à l’endroit où elles faisaient jonction avec le reste de son corps. Ses yeux étaient d’un vert profond.

— Tu aimes la guerre, Kassad, murmura-t-elle en se penchant sur lui.

Il lutta pour se dégager, leva le bras pour la frapper. Elle lui cloua les deux poignets d’une seule main au-dessus de sa tête. Une chaleur irradiait de son corps tandis qu’elle frottait, à plusieurs reprises, ses seins contre son torse et se glissait entre ses jambes écartées. Il sentit la courbe de son ventre contre son abdomen.

Il se rendit compte que c’était un viol et qu’il pouvait résister simplement en ne réagissant pas, en la refusant. Mais cela ne marcha pas. L’air semblait liquide autour d’eux. La tempête de sable était lointaine, les particules en suspension dans l’air formaient un rideau de dentelle porté par une brise régulière.

Monéta commença à remuer les hanches au-dessus de lui, contre lui. Il sentit le surgissement implacable de son propre émoi, voulut lutter contre lui, contre elle, en essayant de libérer ses bras. Mais elle était beaucoup plus forte que lui. Du genou droit, elle l’obligea à écarter les jambes. Les pointes de ses seins frottèrent sa poitrine comme des cailloux brûlants. La chaleur de son ventre et de son sexe le fit réagir comme une fleur qui se tend vers la lumière.

— Non ! hurla-t-il.

Mais son cri fut étouffé par la bouche de Monéta qui se colla contre la sienne tandis qu’elle continuait de lui maintenir les poignets d’une main et que, de l’autre, elle le saisissait pour le guider.

Kassad lui mordit la lèvre tandis qu’une intense chaleur l’enveloppait. Plus il se débattait, plus il se rapprochait d’elle et la pénétrait. Il essaya de relâcher tous ses muscles, mais elle se fit plus lourde, jusqu’à ce qu’il soit plaqué contre le sable. Il se souvint des autres fois où ils avaient fait l’amour, trouvant l’un dans l’autre un îlot d’équilibre et de santé mentale au milieu de la guerre qui faisait rage.

Kassad ferma les yeux, rejeta la nuque en arrière pour essayer de retarder l’explosion douloureuse de plaisir qui allait l’engloutir comme une énorme vague. Il sentit le goût du sang sur ses lèvres. Il ignorait si c’était le sien ou celui de Monéta.

Une minute plus tard, tandis qu’ils remuaient encore à l’unisson, Kassad s’aperçut qu’elle lui avait lâché les poignets. Sans hésiter, il l’entoura de ses deux bras, les mains à plat sur son dos, et l’attira violemment contre lui. Puis sa main monta jusqu’à la nuque de Monéta, sur laquelle elle se referma doucement.

Le vent recommença à souffler, les bruits revinrent, le sable vola en tourbillons sur le versant de la dune. Kassad et Monéta se laissèrent glisser sur la pente, dans un creux de chaleur où ils étaient à l’abri de tout, de la tempête, de la nuit, des combats oubliés, à l’abri de tout excepté de l’instant et d’eux-mêmes.


Un peu plus tard, tandis qu’ils marchaient parmi la splendeur fracassée du Monolithe de Cristal, elle le toucha une fois de sa férule d’or et une fois de son tore bleu. Il vit, dans un fragment de panneau de cristal, son reflet devenir le contour vif-argent d’un homme, parfait jusqu’aux moindres détails de son anatomie masculine et de la ligne des côtes sous son torse mince.

Et maintenant ? demanda Kassad dans un médium qui n’était ni le son ni de la télépathie.

Le Seigneur de la Douleur attend.

Tu es sa servante ?

Certainement pas. Je suis sa Némésis et sa compagne. Sa gardienne.

Tu es venue de l’avenir avec lui ?

Non. J’ai été prise dans mon époque pour remonter le temps avec lui.

Alors, qui étais-tu avant que…

La question fut interrompue par la soudaine apparition… Non, se dit-il… La soudaine présence… du gritche.

La créature était telle qu’il se la rappelait depuis leur première rencontre, des années auparavant. Kassad remarqua les reflets de chrome et de vif-argent qui évoquaient ceux de leurs combinaisons, mais il savait intuitivement qu’il n’y avait pas de la chair et des os sous cette carapace. Elle faisait au moins trois mètres de haut. Ses quatre bras s’articulaient de manière naturelle sur son torse élégant, et tout le corps était hérissé d’épines, de piques, d’arêtes et de tranchants aiguisés comme des lames de rasoir. Les yeux à mille facettes brûlaient d’une lueur qui aurait pu être celle d’un laser à rubis. La longue mâchoire et les rangées de dents semblaient sortir directement d’un cauchemar.

Kassad était prêt. Si la combinaison à énergie lui donnait la même force et la même mobilité qu’à Monéta, il mourrait au moins après un combat honorable.

Mais il n’eut pas assez de temps pour cela. À un moment, le Seigneur de la Douleur se tenait à cinq mètres de lui sur le sol noir, et au moment suivant il était devant lui, enserrant le haut de son bras dans un étau de lames d’acier qui transperçaient le champ d’énergie de la combinaison et faisaient couler le sang de son biceps.

Il se raidit, prêt à recevoir le coup et décidé à le rendre même si cela signifiait empaler son poing sur les épines et les lames de rasoir.

Le gritche leva le bras droit, et le cadre d’une porte rectangulaire de quatre mètres de haut apparut. Cela ressemblait tout à fait à une porte distrans, à l’exception de la lueur mauve qui remplissait le Monolithe d’une clarté épaisse, presque tangible.

Monéta lui fit un signe de tête et passa la première. Le gritche fit un pas en avant, accentuant légèrement la pression de ses lames sur le bras de Kassad.

Celui-ci avait envie de se débattre pour se dégager, mais il se rendit compte que la curiosité était encore plus forte chez lui que le désir de mourir, et il franchit le cadre avec le gritche.

18.

La Présidente ne trouvait pas le sommeil. Elle se leva, s’habilla rapidement dans l’obscurité de sa chambre, au cœur de la Maison du Gouvernement, et fit ce qu’elle faisait souvent quand elle n’arrivait pas à dormir. Elle arpenta les mondes.

Son portail distrans privé se matérialisa devant elle. Elle laissa ses gardes humains privés dans l’antichambre et n’emporta avec elle que l’un des minidrones. Elle ne l’aurait pas pris si les lois de l’Hégémonie et le règlement du TechnoCentre ne l’y avaient obligée.

Il était plus de minuit sur TC2, mais c’était le jour sur de nombreux mondes du Retz. Elle prit une longue cape au col incognito montant, à la mode de Renaissance. Son pantalon et ses chaussures ne révélaient ni son sexe ni sa classe sociale. Seule la qualité de l’étoffe de la cape aurait pu, à la rigueur, la situer, pour certains.

Elle franchit le portail monopasse. Elle sentit, plutôt qu’elle ne vit ou n’entendit, le minidrone qui bourdonnait derrière elle et prenait de l’altitude pour demeurer discret. Elle s’avança sur la place Saint-Pierre de Nouveau-Vatican, sur Pacem. Elle ne savait pas pourquoi elle avait entré dans son implant le code de cette destination. Peut-être la présence de ce prélat archaïque au dîner du Bosquet de Dieu ? Mais elle se rappela soudain que ses dernières pensées, quand elle n’arrivait pas à s’endormir, avaient été consacrées aux pèlerins, les sept pèlerins qui étaient partis trois ans plus tôt affronter leur sort sur Hypérion, et que Pacem était l’endroit où résidait le père Hoyt et, avant lui, cet autre prêtre, Duré.

Elle haussa les épaules sous sa grande cape et traversa la place. Une petite visite aux différents mondes des pèlerins, ce n’était pas plus bête, comme destination, que d’aller au hasard sur une douzaine de planètes avant de retourner, juste avant l’aube, sur Tau Ceti Central pour affronter les premières réunions de la journée. En l’occurrence, elle n’aurait pas plus de sept mondes à voir.

Il faisait jour tôt sur Pacem. Le ciel était jaune avec des nuages verdâtres et une odeur d’ammoniac qui lui agressait les sinus et lui faisait larmoyer les yeux. L’air était imprégné des effluves chimiques nauséabonds d’un monde non encore totalement terraformé mais qui n’était pas entièrement hostile à l’homme. Elle s’arrêta pour regarder autour d’elle.

Saint-Pierre se trouvait au sommet d’une colline. La place était bordée d’un demi-cercle de colonnes avec la grande basilique au sommet de la courbe. À la droite de Gladstone, là où les colonnes s’ouvraient sur un escalier qui descendait, sur un kilomètre ou plus, en direction du sud, une petite ville était visible, avec des maisons rudimentaires tassées au milieu d’arbres blanchis qui ressemblaient à des squelettes de créatures difformes depuis longtemps disparues.

Peu de gens étaient en vue. Ils traversaient la place à grands pas ou montaient les marches comme s’ils étaient en retard pour la messe. Les cloches commencèrent à sonner sous le grand dôme de la cathédrale, mais l’atmosphère ténue ôtait au son toute son autorité.

Gladstone traversa la colonnade en baissant la tête, ignorant les regards curieux des prêtres et les équipes de nettoyage des rues, qui chevauchaient un monstre ressemblant à un porc-épic de dix tonnes. Il y avait dans le Retz des dizaines de mondes marginaux comme Pacem. Il y en avait d’autres parmi les protectorats et dans les Confins, trop pauvres pour attirer des citoyens infiniment mobiles, mais trop semblables à la Terre pour être ignorés durant la sombre époque de l’hégire. Celui-ci avait été élu par un petit groupe de catholiques venus essayer de faire revivre leur foi. Ils étaient alors plusieurs millions. Leur nombre ne devait pas dépasser aujourd’hui quelques dizaines de mille.

Gladstone ferma les yeux pour se remettre en mémoire les holos figurant dans le dossier de Paul Duré. Elle adorait le Retz. Elle aimait les humains qui le peuplaient. Malgré leur caractère superficiel, égocentrique, malgré leur incapacité à changer, ils étaient l’étoffe dont l’humanité était faite. Gladstone aimait le Retz de tout son cœur. Elle l’aimait assez pour savoir qu’il fallait qu’elle aide à sa destruction.

Elle retourna vers le petit terminex à trois portes, fit apparaître son propre nexus distrans au moyen d’une simple commande prioritaire adressée à l’infosphère, et franchit la porte pour se retrouver, de l’autre côté, dans la lumière du soleil et l’odeur de la mer.

Alliance-Maui. Et elle savait exactement à quel endroit elle se trouvait. C’était là, sur la colline dominant le Site n°1, que se dressait le tombeau de Siri, à l’emplacement même où l’insurrection de courte durée avait débuté, près d’un siècle auparavant. En ce temps-là, le Site n°1 était un village de quelques milliers d’habitants, et les flûtistes, à chaque période de festival, jouaient pour souhaiter la bienvenue aux îles mobiles qui gagnaient leurs territoires nourriciers au nord de l’archipel Équatorial. Aujourd’hui, le Site n°1 s’étendait à perte de vue sur toute l’île. Ses tours cambrées et ses ruchers résidentiels de cinq ou six cents mètres de haut se dressaient partout, dépassant la colline qui offrait autrefois le plus beau panorama de tout le monde marin d’Alliance-Maui.

Le tombeau, cependant, demeurait inchangé. Le corps de la grand-mère du consul n’y était pas. Il n’y avait jamais été, en réalité. Cependant, comme tant d’autres symboles de cet univers, la crypte vide commandait le respect, un respect presque surnaturel.

Gladstone laissa errer son regard entre les tours, jusqu’à la vieille jetée derrière laquelle les eaux du lagon, autrefois d’un bleu pur, étaient devenues boueuses. Au-delà des plates-formes de forage et des barges de touristes commençait la mer libre. Mais il n’y avait aucune île mobile en vue. Les grands troupeaux ne traversaient plus l’océan avec leurs voiles gonflées sous la brise du sud et leurs éclaireurs dauphins qui ouvraient la route en traçant des sillages blancs en forme de V.

Les îles étaient apprivoisées et peuplées, en majeure partie, de citoyens du Retz. Les dauphins étaient morts. Certains s’étaient fait tuer durant les grandes batailles contre la Force, mais la plupart avaient péri lors de l’inexplicable suicide collectif des mers du Sud. C’était le dernier grand mystère d’une espèce qui n’avait été faite que de mystères.

Gladstone prit place sur un banc au bord de la falaise et cueillit un brin d’herbe qu’elle se mit à mâchonner comme elle faisait souvent. Que se passait-il quand un monde à la population de cent mille personnes en équilibre délicat avec une écologie fragile se transformait en base de loisirs pour plus de quatre cents millions de citoyens durant la première décennie de son appartenance à l’Hégémonie ?

Réponse : ce monde était condamné à mourir. Ou, du moins, à perdre son âme, même si son écosphère continuait à fonctionner tant bien que mal. Les écologistes planétaires et les spécialistes de la terraformation maintenaient en vie une coque vide, ils empêchaient les océans d’étouffer complètement sous la pollution inévitable, les rejets industriels et les marées noires. Ils travaillaient à minimiser ou déguiser les nuisances sonores et les mille et un inconvénients apportés par le progrès. Mais l’Alliance-Maui que le consul avait connue dans son enfance, moins d’un siècle plus tôt, quand il avait gravi cette même colline pour assister aux funérailles de sa grand-mère, avait disparu pour toujours.

Une formation de tapis hawking passa dans le ciel. Les touristes qui les chevauchaient riaient aux éclats et s’interpellaient bruyamment. Beaucoup plus haut qu’eux, un gros VEM d’excursion occulta le soleil durant quelques minutes. Dans son ombre, Meina Gladstone jeta le brin d’herbe et posa les coudes sur ses genoux. Elle songeait à la trahison du consul. Elle l’avait escomptée, elle avait joué là-dessus, sachant qu’un homme comme lui, élevé sur cette planète et descendant direct de Siri, sauterait sur l’occasion de se ranger du côté des Extros dans l’inévitable bataille dont Hypérion était l’enjeu. Elle n’avait pas été seule à fomenter ce plan. Leigh Hunt avait joué un rôle important dans sa préparation, qui avait duré des décennies. Il s’était agi de placer le bon individu au bon endroit pour qu’il contacte les Extros et qu’il soit persuadé, en activant le dispositif qui annulait le champ anentropique des marées du temps d’Hypérion, de trahir les deux camps à la fois.

Le consul avait agi comme prévu. Cet homme, qui avait donné à l’Hégémonie quarante années de sa vie et qui avait perdu sa femme et son enfant pour la même cause, avait fini par faire exploser sa vengeance comme une bombe à retardement demeurée inactive pendant près d’un demi-siècle.

Gladstone n’avait tiré aucune satisfaction de cette trahison. Le consul avait vendu son âme, et il aurait à payer pour cela un terrible prix, aussi bien dans l’histoire que dans son propre esprit. Mais cette trahison n’était encore rien à côté de celle qu’elle s’apprêtait à commettre. En tant que Présidente de l’Hégémonie, elle était le chef symbolique de cent cinquante milliards d’âmes humaines. Et elle se préparait à les trahir toutes, sous prétexte de sauver l’humanité.

Elle se leva, ressentant le poids de l’âge et des rhumatismes dans ses os. Elle marcha lentement jusqu’au terminex. Elle s’arrêta quelques instants devant le portail qui bourdonnait doucement, regardant par-dessus son épaule pour contempler une dernière fois Alliance-Maui. La brise venue de la mer n’apportait que l’odeur du pétrole et des gaz des raffineries, et elle détourna rapidement la tête.

Le poids de Lusus tomba sur ses épaules comme une lourde chaîne d’acier. C’était l’heure d’affluence dans le Quartier Marchand, et des milliers de citadins, de banlieusards et de touristes venus faire leurs courses encombraient les galeries et les escaliers mécaniques, parfois longs d’un kilomètre, de leur humanité bigarrée, donnant à l’air une lourdeur recyclée qui se mêlait aux effluves d’huile et d’ozone du circuit atmosphérique fermé. Ignorant les niveaux les plus luxueux, elle emprunta une navette perstrans automatique pour parcourir les dix kilomètres qui la séparaient du Temple gritchtèque.

Il y avait des barrières de police et des champs de confinement mauves à la sortie du large escalier d’accès. Le Temple lui-même était dans l’obscurité, ses ouvertures barricadées de planches. Plusieurs vitraux donnant sur le Quartier Marchand avaient été brisés. Gladstone avait reçu des rapports sur ces émeutes plusieurs mois auparavant. On disait que l’évêque et son entourage avaient fui Lusus.

Elle se rapprocha du champ de confinement. Elle regarda quelques instants le grand escalier que Brawne Lamia avait gravi en traînant son client et amant mortellement blessé, le premier cybride de Keats, pour demander asile aux prêtres gritchtèques qui les attendaient. Gladstone avait bien connu le père de Brawne. Elle avait siégé plusieurs années au Sénat en même temps que lui, à leurs débuts. Byron Lamia était un homme brillant. À une époque, bien avant que la mère de Brawne n’arrive de sa lointaine province de Freeholm, Gladstone avait même envisagé de l’épouser. Quand il était mort, elle avait senti qu’une partie de sa propre jeunesse était enterrée avec lui.

Le sénateur Byron Lamia avait toujours eu l’obsession du TechnoCentre et de la mission qu’il s’était donnée de libérer l’humanité de la servitude que les IA lui imposaient depuis cinq siècles, sur des milliers d’années-lumière de distance. C’était lui qui lui avait fait prendre conscience du danger et qui était à l’origine de la terrible trahison qu’elle s’apprêtait à commettre.

C’était le « suicide » du sénateur qui l’avait incitée, depuis des décennies, à ne jamais relâcher sa prudence. Elle ignorait si c’étaient des agents du Centre qui avaient orchestré sa mort, ou si c’étaient seulement des éléments de la hiérarchie hégémonienne qui avaient agi de manière à protéger leurs intérêts menacés. La seule chose dont Gladstone était certaine, c’était que Byron Lamia n’aurait jamais mis délibérément fin à ses jours, n’aurait jamais abandonné de cette manière sa femme et sa fille. Son dernier acte politique au Sénat avait été de proposer le statut de protectorat pour Hypérion, ce qui aurait eu pour effet de faire entrer cette planète au sein du Retz vingt années standard avant les évènements qui se déroulaient en ce moment. Après sa mort, la proposition, que soutenait également une certaine Meina Gladstone, dont on commençait à parler, avait été purement et simplement retirée.

Elle trouva un puits de chute et quitta les niveaux marchands et résidentiels pour s’enfoncer dans les zones de service et de maintenance, puis dans celles des réacteurs. Les haut-parleurs du puits, en même temps que ceux de son persoc, commencèrent à l’avertir qu’elle pénétrait dans des secteurs non autorisés au public, à une grande profondeur sous les ruchers, où la sécurité ne pouvait plus être assurée. Le programme du puits essaya d’arrêter la descente, mais elle lança un code prioritaire et fit taire les messages d’alarme. Elle continua de s’enfoncer dans des niveaux où l’éclairage était de plus en plus rudimentaire, parmi des enchevêtrements de câbles à fibres optiques et de conduites de chauffage et de réfrigération. Finalement, elle s’arrêta à un endroit où la roche était nue.

Gladstone sortit dans un couloir mal éclairé par quelques globes bioluminescents et par une peinture phosphorescente à l’aspect huileux. Des gouttes d’eau tombaient de mille fissures du plafond et des parois, s’accumulant en flaques à l’aspect toxique. Des jets de vapeur sortaient d’ouvertures qui communiquaient peut-être avec d’autres galeries, ou qui n’étaient que de simples trous. Quelque part, au loin, on entendait le rugissement ultrasonique du métal mordant le métal. Beaucoup plus près, elle perçut quelques accords électroniques de nihilmusique, puis un cri d’homme, suivi d’un rire de femme. Des voix résonnèrent, métalliques, dans les conduites et les puits. Un fusil à fléchettes fit entendre sa détonation rêche.

La ruche des Poisses… Gladstone arriva à une intersection de galeries et s’arrêta pour regarder autour d’elle. Le minidrone descendit tourner au-dessus de sa tête en bourdonnant comme un insecte en colère. Il demandait impérieusement de l’aide. Seul le code prioritaire de la Présidente l’empêchait de se faire entendre plus fort.

La ruche des Poisses… C’était là que Brawne Lamia et son amant cybride s’étaient cachés durant les quelques heures qui avaient précédé leur tentative de se réfugier dans le Temple gritchtèque. C’étaient les bas-fonds du Retz, l’un des nombreux endroits fréquentés par la pègre, où l’on pouvait se procurer au marché noir à peu près n’importe quoi, depuis le flash-back jusqu’aux armes spéciales de la Force, en passant par les androïdes interdits ou les traitements Poulsen parallèles qui pouvaient aussi bien vous tuer que vous rajeunir de vingt ans. Elle prit, sur sa droite, la galerie la plus sombre.

Quelque chose de la taille d’un rat, mais avec beaucoup plus de pattes, détala pour s’engouffrer dans un conduit de ventilation cassé. Gladstone sentit les odeurs d’égout, de sueur humaine et d’ozone qui venaient des niveaux saturés de l’infoplan. Le parfum douceâtre d’un propergol d’arme individuelle parvint également à ses narines, mêlé à une odeur âcre de vomi et de phéromones transformées en toxines. Elle continua d’avancer dans la galerie, en songeant aux semaines et aux mois à venir, en songeant au terrible prix que les mondes allaient avoir à payer comme conséquence de ses décisions et de son obstination.

Cinq jeunes, transformés par des ARNistes d’arrière-boutique au point qu’ils ressemblaient davantage à des animaux qu’à des humains, débouchèrent d’un couloir devant elle.

Le minidrone descendit à sa hauteur, devant elle, et désactiva ses polymères de camouflage. Les créatures se mirent à rire, ne voyant sans doute qu’une machine de la taille d’une guêpe qui tournoyait devant eux d’un air dérisoirement menaçant. Ils étaient peut-être trop avancés dans leur transformation ARN pour être même capables d’identifier cette machine. Deux d’entre eux ouvrirent des lames pulsantes. Un troisième exhiba des griffes d’acier de dix centimètres de long. Un quatrième fit tourner le canon rotatif d’un pistolet à fléchettes.

Gladstone préférait éviter un combat. Elle savait, même si ces créatures paumées de la ruche des Poisses l’ignoraient, que le drone pouvait tenir tête à cent agresseurs de leur acabit. Mais elle ne voulait pas que quelqu’un soit tué simplement parce qu’elle avait choisi cet endroit pour occuper ses moments d’insomnie.

— Fichez le camp, leur dit-elle.

Ils la regardaient fixement de leurs gros yeux protubérants, jaunes ou noirs, fendus, membraneux ou reliés à des bandeaux abdominaux photosensibles. Tous en même temps, se déployant en demi-cercle, ils avancèrent de deux pas.

Elle se dressa de toute sa hauteur, drapa plus étroitement la cape autour de ses épaules et abaissa suffisamment le col incognito pour qu’ils puissent voir ses yeux.

— Fichez le camp ! répéta-t-elle.

Ils n’avancèrent pas davantage. Écailles et plumes vibrèrent sous l’action de brises invisibles. Sur deux d’entre eux, des antennes frémirent, et des milliers de petits poils sensoriels se hérissèrent.

Ils disparurent aussi soudainement qu’ils étaient arrivés. Une seconde plus tard, on n’entendait plus que le bruit de l’eau qui gouttait et quelques rires lointains. Gladstone secoua la tête, fit apparaître sa porte distrans personnelle et la franchit silencieusement.


Sol Weintraub et sa fille étaient originaires du monde de Barnard. Gladstone se distransporta vers un terminex miroir de la ville de Crawford. C’était le soir. Les petites maisons basses, toutes blanches, au milieu de pelouses immaculées, reflétaient les sensibilités de la république revivaliste canadienne et le caractère pratique des agriculteurs locaux. Les arbres étaient grands, avec des rameaux massifs, et rendaient honneur d’une manière assez stupéfiante à l’héritage de l’Ancienne Terre. La Présidente évita le flot des piétons qui, pour la plupart, rentraient chez eux après leur journée de travail sur une autre planète du Retz. Elle emprunta une allée bordée de bâtiments de brique rouge et conduisant à un grand espace vert de forme ovale. Sur sa gauche, elle apercevait des champs cultivés au-delà des maisons. C’était peut-être du maïs, dont les plantations s’étendaient jusqu’au soleil couchant, gros et rouge à l’horizon.

Elle traversa le campus, en se demandant vaguement si ce n’était pas l’université où avait enseigné Sol. Mais elle n’était pas assez intéressée pour interroger l’infosphère à ce sujet. Des réverbères étaient en train de s’allumer un peu partout, et les premières étoiles étaient visibles à travers les frondaisons. Le ciel passa rapidement de l’azur à l’ambre, puis à l’ébène.

Gladstone avait lu le livre de Weintraub, Le Dilemme d’Abraham, dans lequel il analysait la relation existant entre un Dieu qui exigeait le sacrifice d’un fils et l’espèce humaine qui acceptait une telle chose. Weintraub faisait valoir que le Jéhovah de l’Ancien Testament ne voulait pas seulement mettre Abraham à l’épreuve, mais qu’il avait communiqué dans le seul langage de loyauté, d’obéissance, de sacrifice et de commandement que l’humanité était capable de comprendre à ce stade de relation. Weintraub interprétait le message du Nouveau Testament comme le présage d’un nouveau type de relation où l’humanité ne sacrifierait plus ses enfants à aucun dieu pour aucune raison, mais où ce seraient les parents – des parents de toutes races – qui s’offriraient en sacrifice à leur place. Ainsi s’expliquaient les holocaustes du XXe siècle, l’Échange Limité, les guerres tripartites, les siècles de sauvagerie et même, peut-être, la Grande Erreur de 08.

Pour finir, Weintraub traitait du refus de tout sacrifice, du refus d’entretenir avec Dieu toute relation fondée sur autre chose que le respect mutuel et le désir honnête de compréhension réciproque. Il parlait des multiples morts de Dieu et du besoin de résurrection divine maintenant que l’humanité avait fabriqué ses propres divinités et les avait lâchées dans l’univers.

Gladstone traversa un élégant pont de pierre qui franchissait un ruisseau perdu dans l’ombre et dont l’emplacement n’était révélé que par le bruit qu’il faisait en coulant. Une douce lumière jaune filtrait jusqu’aux rambardes de pierre. Quelque part, en dehors du campus, un chien aboya brièvement. Des lumières étaient éclairées au troisième étage d’un vieux bâtiment, une structure de pierre à pignons qui devait dater de l’époque préhégirienne.

Elle songea à Sol Weintraub, à sa femme Saraï et à leur splendide fille de vingt-six ans, de retour d’une expédition archéologique d’un an sur Hypérion qui n’avait rien découvert de notable à l’exception de la malédiction du gritche et de la maladie de Merlin. Elle pensa à Sol et à Saraï qui voyaient, chaque jour, impuissants, la jeune femme régresser vers l’adolescence, puis l’enfance. Et Sol était resté seul avec sa fille lorsque Saraï était morte dans un accident stupide de VEM, à l’occasion d’une visite à sa sœur.

Le jour de la naissance de Rachel allait arriver dans moins de soixante-douze heures standard.

Gladstone frappa du poing sur la rambarde de pierre, fit apparaître la porte distrans et changea de planète.

C’était midi sur mars. Les bidonvilles de Tharsis étaient là depuis six cents ans au moins. Le ciel avait une teinte rose, et l’atmosphère lui semblait trop ténue et trop froide malgré la grosse cape qu’elle portait. Partout, le vent faisait voler la poussière. Elle suivit les étroites allées et les sentiers de falaise de la Cité du Repeuplement, sans jamais tomber sur une trouée qui pût lui permettre de voir au-delà des taudis les plus proches ou des tours de filtrage aux parois suintantes.

Il y avait peu de végétation sur ce monde. Les grandes forêts du Boisement avaient été détruites pour être transformées en bois de chauffage, ou bien elles étaient mortes d’elles-mêmes, et les dunes rouges les avaient recouvertes. Seuls étaient visibles, autour des sentiers tassés par vingt générations de pieds nus, quelques cactus, utilisés dans la fabrication clandestine d’une sorte de mauvais brandy, et des plaques de lichen parasite à pattes d’araignée.

Gladstone s’assit sur un rocher plat et entreprit de masser ses genoux fatigués. Des bandes d’enfants à moitié nus surgirent de nulle part autour d’elle, mendiant un peu d’argent, puis s’égaillèrent comme des moineaux en voyant qu’elle ne réagissait pas.

Le soleil était haut dans le ciel. Ni l’Olympus ni l’Ecole Militaire où Kassad avait été élève officier de la Force n’étaient visibles de cet endroit. C’était dans ces taudis que le fier colonel avait grandi, au milieu de ces bandes de gamins déshérités, jusqu’à ce que son destin l’appelle à l’ordre, à la rigueur et aux plus hauts honneurs de la carrière militaire.

Elle trouva un endroit discret pour faire apparaître son portail et le franchir.


Le Bosquet de Dieu était, comme toujours, parfumé des senteurs de millions et de millions d’arbres que faisait frémir une douce brise sous un ciel pastel éclairé par les rayons obliques du soleil levant. La voûte feuillue où se trouvait la plate-forme, à cinq cents mètres du sol et de ses touffeurs denses et obscures, dégageait de puissants effluves de végétation mouillée.

Un Templier s’approcha, vit l’éclat du bracelet d’accès à son poignet lorsqu’elle leva la main, et se retira discrètement, comme il était venu, dans l’ombre des frondaisons massives.

Les Templiers constituaient l’une des inconnues les plus sournoises dans le jeu de Gladstone. Le sacrifice de leur vaisseau-arbre Yggdrasill était sans précédent, inexplicable et pour le moins inquiétant. De tous les alliés potentiels sur lesquels elle pouvait compter dans la guerre à venir, aucun n’était aussi mystérieux, insondable et indispensable que les Templiers. La Fraternité de l’Arbre, dédiée à la défense de la vie et dévouée au Muir, était au sein du Retz une force peu nombreuse mais extrêmement influente, un îlot de conscience écologique dans une société qui paraissait vouée au gaspillage et à l’autodestruction, mais qui refusait de reconnaître ses faiblesses.

Où peut bien être Het Masteen ? Pourquoi a-t-il laissé son cube de Möbius aux autres pèlerins ?

Gladstone contempla le lever du soleil. Le ciel se remplit de montgolfies orphelines, rescapées du massacre de Whirl, dont les corps irisés flottaient comme des physalies. Des diaphanes somptueuses déployèrent leurs ailes solaires fines comme des membranes pour capter la lumière. Un vol de corbeaux prit son essor en décrivant une spirale, lançant une série de cris rauques qui formèrent un contrepoint au murmure de la brise et au sifflement de la pluie venue de l’ouest dans la direction de Gladstone. Le crépitement insistant des lourdes gouttes sur les feuilles lui rappela son monde natal de Patawpha et la mousson des Cent Jours, durant laquelle ses frères et elle battaient les buissons à la recherche de crapauds volants, de bendits et de serpents de mousse qu’ils mettaient dans un bocal pour les porter à leur institutrice.

Pour la millième fois, elle se dit qu’il était encore temps de tout arrêter. La guerre totale n’était pas encore devenue inévitable. Les Extros n’avaient pas encore contre-attaqué d’une manière que l’Hégémonie ne pourrait plus ignorer. Le gritche n’était pas tout à fait en liberté. Pas encore, du moins.

Si elle voulait sauver cent milliards de vies, il suffisait qu’elle retourne au Sénat pour révéler ses trois décennies de mensonges et de duplicité, révéler ses craintes et ses incertitudes…

Non. Tout allait se passer comme prévu, jusqu’au point de non-retour où l’on ne pourrait plus rien prédire. Jusqu’aux eaux profondes du chaos, où même les prévisionnistes du TechnoCentre, ceux qui voyaient généralement tout, seraient aveugles.

Elle traversa les plates-formes, les tours, les rampes et les ponts de lianes de la cité-arbre des Templiers. Des créatures arboricoles originaires d’une vingtaine de mondes et des chimpanzés ARNistés lui lancèrent des cris en s’enfuyant agilement, se balançant à des lianes suspendues à trois cents mètres du sol. Des zones interdites aux touristes ou aux visiteurs privilégiés parvenaient des odeurs d’encens et des bouffées de chants grégoriens accompagnant le service du lever de soleil quotidiennement célébré par les Templiers. Au-dessous d’elle, les niveaux inférieurs se réveillaient à la lumière et au mouvement. Les brèves ondées avaient cessé, et elle regagna les cimes, se délectant du spectacle, traversant un pont de bois suspendu de soixante mètres qui reliait son arbre à un autre, encore plus gros, où une demi-douzaines de gros ballons captifs à air chaud, les seuls moyens de transport autorisés par les Templiers sur le Bosquet de Dieu, tiraient sur leurs cordes comme s’ils étaient impatients de s’envoler, leurs nacelles se balançant comme de gros œufs jaunes, leurs enveloppes ornées de superbes dessins représentant des créatures vivantes : montgolfies, papillons monarques, perviers, diaphanes somptueuses, zeplins aujourd’hui au bord de l’extinction, calamars volants, phalènes lunaires ; aigles – si vénérés dans la légende que personne n’avait essayé de les recréer ou de les ARNister – et bien d’autres encore.

Tout cela court le risque d’être détruit si je continue. Tout cela sera irrémédiablement détruit.

Elle s’arrêta au bord d’une plate-forme circulaire pour s’agripper au garde-fou avec une telle force que les taches de vieillesse, sur sa main, ressortirent en un contraste accru avec la pâleur de sa peau. Elle songea aux vieux livres qu’elle avait lus, sur l’époque préhégirienne et pré-spatiale où les habitants des nations embryonnaires du continent européen de l’Ancienne Terre avaient transporté des populations entières de gens à la peau noire – des Africains – pour leur faire mener une vie d’esclave dans l’Ouest colonial. Ces esclaves nus et enchaînés, entassés dans le ventre fétide d’un navire, auraient-ils hésité un seul instant à se révolter, s’ils l’avaient pu, et à massacrer leurs ravisseurs ? Auraient-ils hésité sous prétexte que la beauté du navire esclavagiste, la beauté de l’Europe elle-même risquaient d’être détruites ?

Mais ils auraient toujours eu l’Afrique où retourner.

Meina Gladstone laissa échapper un gémissement qui était à moitié un sanglot. Puis elle tourna le dos au glorieux lever de soleil, aux chants qui saluaient une nouvelle journée et au spectacle des ballons – vivants ou artificiels – qui grimpaient dans un ciel tout neuf. Elle descendit alors dans l’ombre des frondaisons épaisses pour faire apparaître la porte distrans.


Il lui était impossible de visiter l’endroit où le dernier pèlerin, Martin Silenus, était né. Le poète n’était âgé que de cent cinquante ans, bien qu’il fût à moitié bleu à force d’avoir suivi des traitements Poulsen. Ses cellules gardaient cependant le souvenir d’une bonne douzaine de fugues cryotechniques, et son existence s’étalait sur plus de quatre siècles. Il avait vu le jour sur l’Ancienne Terre de la période finale. Sa mère appartenait à l’une des plus grandes familles restées là-bas. Sa jeunesse avait représenté un pastiche de décadence et d’élégance. Il avait côtoyé la beauté comme la décrépitude à l’odeur douceâtre. Sa mère avait choisi de rester jusqu’au bout sur la Terre agonisante, mais elle l’avait envoyé dans l’espace pour qu’il y eût au moins quelqu’un en mesure de payer les dettes de la famille, même si cela entraînait – et ce fut le cas – des années de labeur comme travailleur manuel sur l’un des mondes les plus atroces et les plus reculés du Retz.

Ne pouvant aller sur l’Ancienne Terre, Gladstone fit porter son choix sur Heaven’s Gate.

La capitale s’appelait Plaine des Boues. Elle arpenta ses rues pavées, admirant les grosses maisons anciennes bâties au-dessus des canaux étroits qui formaient un réseau enchevêtré évoquant une gravure d’Escher sur le versant d’une colline artificielle. Des arbres aux formes élégantes et des fougères géantes couvraient le sommet de la colline, bordaient les larges avenues blanches et s’étendaient à perte de vue autour des plages de sable blanc. Les vagues pourpres de la marée montante s’irisaient de dizaines de couleurs avant de venir mourir paresseusement sur les plages parfaites.

Elle s’arrêta à hauteur d’un jardin qui donnait sur la grande esplanade où de nombreux couples d’amoureux se promenaient tranquillement parmi des touristes bien habillés attablés sous des tonnelles à la lueur de réverbères à gaz. Elle songea à ce que devait être cet endroit, trois siècles plus tôt, quand Heaven’s Gate n’avait que le statut de protectorat en cours de terraformation et que le jeune Martin Silenus, souffrant de dislocation culturelle, de la perte de sa fortune et de traumatismes cérébraux dus au choc cryotechnique de son très long voyage, trimait ici en tant qu’esclave.

La Centrale de Production d’Atmosphère n’alimentait alors en atmosphère respirable que quelques centaines de kilomètres carrés de terres plus ou moins habitables. Des tsunamis emportaient des villes entières, des chantiers d’aménagement et des gens avec une égale indifférence. Les travailleurs asservis comme Silenus creusaient les canaux d’acide, raclaient les bactéries de recyclage dans les labyrinthes pulmonaires sous la boue, et retiraient les scories et les cadavres humains des plaines de boue apportées par la marée et les inondations.

Nous avons accompli des progrès, songeait Gladstone, malgré l’inertie que nous a imposée le TechnoCentre, malgré la mort quasi totale de la science, malgré notre dépendance fatale vis-à-vis des jouets que nous ont donnés nos propres créations.

Elle ressentait un mécontentement amer. Elle avait voulu faire, tout en ayant parfaitement conscience de la futilité de son geste, le tour de toutes les planètes associées aux pèlerins d’Hypérion. Heaven’s Gate était le monde où Silenus avait appris à écrire de la vraie poésie, même si son cerveau temporairement endommagé avait presque totalement perdu l’usage du langage. Mais ce n’était pas sa planète.

Elle ignora la musique plaisante de l’esplanade, elle ignora le passage, dans le ciel, des VEM qui se suivaient comme des oiseaux migrateurs, elle ignora la douceur de l’atmosphère et la pureté de la lumière pour faire apparaître sa porte distrans personnelle et lui commander de la diriger sur la Lune. La vraie Lune terrestre.

Au lieu d’obéir immédiatement, le persoc lui transmit un message d’alerte sur les dangers que présentait cette distranslation.

Elle passa outre. Le minidrone réapparut, et sa voix minuscule, dans son implant, lui renouvela la mise en garde. Il n’était pas sérieux, de la part de la Présidente, de vouloir se rendre en un lieu aussi instable. Elle le fit taire.

La porte elle-même commença à discuter son choix, et elle dut utiliser sa plaque universelle pour la programmer manuellement.

Le cadre se matérialisa enfin devant Gladstone, et elle se distransporta.


Le seul endroit de la vieille Lune de la Terre qui fût encore habitable était une zone de montagne et de Mare utilisée pour la cérémonie de Masada de la Force. C’est là que Gladstone ressortit. Les tribunes et le champ de manœuvre étaient déserts. Des champs de confinement de classe 10 voilaient les étoiles et les murs d’enceinte lointains, mais elle distinguait très bien l’endroit où la chaleur interne des terribles marées gravitationnelles avait fait fondre les montagnes qui s’étaient transformées en nouvelles coulées de roche.

Elle traversa une plaine de sable gris, ressentant la légèreté de la gravité comme une invitation à voler. Elle s’imagina à la place de l’un des ballons des Templiers, captive et ne demandant qu’à s’envoler. Elle résista à la tentation de faire de grands bonds. Cependant, son pas était léger, et elle faisait voler la poussière, derrière elle, en configurations étonnantes.

L’atmosphère était extrêmement ténue sous le dôme du champ de confinement. Elle avait froid malgré les éléments chauffants de sa grande cape. Elle demeura quelques instants immobile au centre de la plaine monotone, et essaya d’imaginer ce que devait être la Lune lorsque les hommes, au sortir du berceau, y avaient fait leurs premiers pas. Mais les gradins de la Force et les hangars de stockage du matériel l’empêchaient de se concentrer. Abandonnant ses efforts futiles, elle leva les yeux pour regarder ce qui l’avait fait venir ici.

L’Ancienne Terre était suspendue dans un ciel noir. Mais ce n’était pas la planète elle-même qu’elle voyait, naturellement. Ce n’était que le disque d’accrétion vibrant, le nuage sphérique de débris laissés par l’ancien monde natal de l’humanité. La surface du disque était lumineuse, bien plus que n’importe quelle étoile vue de Patawpha par la nuit la plus claire. Mais cette brillance avait quelque chose d’étrangement surnaturel, et la lumière qui tombait sur la plaine lunaire était sinistre.

Gladstone contemplait ce spectacle pour la première fois. Elle n’avait jamais souhaité venir ici avant, et elle aurait voulu désespérément, maintenant qu’elle était ici, ressentir une inspiration, entendre une voix qui lui donnerait un conseil ou un avertissement.

Elle n’entendit rien.

Elle s’attarda encore une dizaine de minutes, sans penser à rien de particulier. Ses oreilles et son nez étaient engourdis par le froid. Elle décida de rentrer. Le soleil n’allait pas tarder à se lever sur TC2.

Elle avait activé la porte et jetait un dernier regard au paysage lunaire avant de se distransporter lorsqu’une autre porte commença à se matérialiser à une dizaine de mètres d’elle. Elle attendit. Il n’y avait pas cinq personnes dans tout le Retz qui disposaient d’un accès privé sur la Lune.

Le minidrone descendit en bourdonnant pour s’interposer entre la Présidente et la silhouette qui émergeait du cadre distrans.

C’était Leigh Hunt. Il regarda autour de lui, frissonna, puis se rapprocha d’elle à pas rapides. D’une voix ténue comme celle d’un enfant, une voix que l’atmosphère raréfiée de la zone de confinement rendait presque comique, il s’écria :

— H. Présidente, vous devez rentrer immédiatement. Les Extros ont réussi à lancer une contre-offensive d’une ampleur inattendue.

Elle soupira. Elle s’était attendue à quelque chose de ce genre.

— Très bien, dit-elle. Hypérion est tombée ? Sommes-nous en mesure d’évacuer nos forces ?

Hunt secoua la tête. Ses lèvres étaient bleuies par le froid.

— Vous ne comprenez pas, dit-il d’une voix qui semblait encore plus frêle. Il ne s’agit plus seulement d’Hypérion. Les Extros nous attaquent en une douzaine de points. Ils envahissent le Retz !

Soudain lasse et engourdie, plus par le choc que par le froid lunaire, Meina Gladstone hocha lentement la tête. Serrant la cape autour de ses épaules, elle franchit la porte pour regagner un monde qui n’allait plus jamais être le même.

19.

Ils se regroupèrent à l’entrée de la vallée, Brawne Lamia et Martin Silenus chargés d’autant de sacs et de paquetages qu’ils pouvaient en porter, Sol Weintraub, le consul et le père Duré aussi raides et silencieux que les juges d’un tribunal de patriarches. Les premières ombres de l’après-midi commençaient à se profiler vers l’est dans la vallée, comme les doigts d’une main ténébreuse tendue vers l’éclat faiblement luminescent des Tombeaux du Temps.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une très bonne idée de nous diviser ainsi, fit le consul en se frottant le menton.

Il faisait une chaleur torride. La transpiration s’agglutinait sur ses joues mal rasées et ruisselait le long de son cou.

Lamia haussa les épaules.

— Nous savions très bien, dit-elle, que chacun de nous aurait à affronter le gritche tout seul. Quelle importance, si nous nous séparons pour quelques heures ? Nous avons besoin de ces vivres. Mais venez avec nous tous les trois, si vous préférez.

Le consul et Sol se tournèrent vers le père Duré. Il était visiblement au bord de l’épuisement. D’avoir cherché Kassad avec les autres l’avait privé des quelques réserves d’énergie qui lui restaient à la suite de son épreuve.

— Il vaut mieux que quelqu’un reste ici, pour le cas où le colonel reviendrait, déclara Sol.

Le bébé, dans ses bras, était devenu encore plus petit. Lamia hocha la tête pour signifier son accord, et remonta les bretelles de son paquetage sur ses épaules.

— Très bien. Il faut compter deux bonnes heures pour arriver à la forteresse, et un peu plus pour le retour. Plus une heure là-bas pour trouver et charger les vivres. La nuit ne devrait pas être encore tombée quand nous reviendrons. Nous dînerons tous ensemble.

Le consul et Duré serrèrent la main de Silenus. Sol serra Brawne dans ses bras.

— J’espère qu’il ne vous arrivera rien, murmura-t-il.

Elle toucha la joue barbue du vieillard et posa la main sur la tête du bébé. Puis elle se détourna et s’éloigna rapidement du groupe.

— Hé ! On ne m’attend pas ? glapit Silenus, qui s’élança à sa poursuite dans un bruit de gourdes et de gamelles accrochées un peu partout à ses sacs.

Ils arrivèrent ensemble au col. Silenus regarda derrière lui. Les trois autres étaient toujours là, rendus petits par la distance, seules taches de couleur parmi les dunes et les rochers qui entouraient le Sphinx.

— Les évènements ne se déroulent pas tout à fait comme prévu, n’est-ce pas ? dit-il.

— Je ne sais pas, fit Lamia. Qu’est-ce qui était prévu, exactement ?

Elle s’était mise en short pour marcher, et les muscles de ses petites jambes puissantes luisaient sous une pellicule de transpiration.

— Pour ma part, tout ce que je voulais, c’était finir le plus grand poème de l’univers et puis rentrer chez moi, lui dit Silenus.

Il but à la dernière gourde où il restait de l’eau.

— Merde ! fit-il. Je regrette de n’avoir pas apporté plus de vin.

— Moi, je n’avais rien prévu de particulier, murmura Lamia, à moitié pour elle-même, ses courtes boucles, collées par la transpiration, dissimulant à demi son cou trapu.

Martin Silenus eut un rire rauque.

— Vous ne seriez pas ici s’il n’y avait pas eu ce cyborg, votre amant…

— Mon client, fit-elle sèchement.

— C’est la même chose. L’idée qu’il était important de venir ici émanait, à l’origine, de la personnalité récupérée de Johnny Keats. Bon. Vous avez réussi à l’amener jusqu’ici… Vous portez toujours cette boucle de Schrön, n’est-ce pas ?

Elle toucha machinalement la minuscule dérivation neurale derrière son oreille gauche. Une fine membrane de polymère osmotique empêchait le sable et les poussières de s’introduire dans l’orifice crânien de la taille d’un follicule.

— Oui, répondit-elle.

Silenus émit un nouveau rire.

— À quoi ça peut vous servir, ma pauvre fille, dans un foutu endroit où il n’y a pas d’infosphère pour s’interfacer ? Vous auriez aussi bien pu laisser votre Johnny sur Lusus ou n’importe où ailleurs… à moins que vous n’ayez un autre moyen d’entrer en contact ? fit-il soudain en s’arrêtant pour ajuster les bretelles de son paquetage.

Lamia songea aux rêves qu’elle avait faits la nuit précédente. Elle avait eu l’impression de sentir la présence de Johnny. Mais les images étaient celles du Retz. Des souvenirs ?

— Non, dit-elle. Je suis incapable d’avoir accès à ma boucle de Schrön. Elle contient plus de données que cent implants normaux ne pourraient en recevoir. Maintenant, taisez-vous et marchez.

Elle reprit le sentier d’un pas vif, le laissant derrière elle. Le ciel était sans nuages, viride, barré de striures lapis. La plaine jonchée de blocs rocheux, devant eux, s’étendait en direction du sud-ouest jusqu’aux terres désolées qui laissaient place, à leur tour, aux dunes. Ils marchèrent en silence durant une demi-heure, séparés par cinq mètres et par leurs pensées. Le soleil d’Hypérion était une petite boule brillante sur leur droite.

— Les dunes sont plus escarpées que la dernière fois, dit Lamia tandis qu’ils arrivaient au sommet de l’une d’elles pour se laisser glisser ensuite sur l’autre versant.

Le sable était brûlant, et leurs chaussures en étaient remplies. Silenus demeura assis au bas de la pente pour souffler un peu et s’éponger le visage à l’aide d’un mouchoir de soie. Son béret pourpre était enfoncé sur ses sourcils et son oreille gauche, mais n’offrait à son visage aucune protection contre le soleil.

— Il serait plus simple de faire un détour par les plateaux du nord et la Cité des Poètes, murmura-t-il en pointant l’index.

Brawne Lamia mit sa main en visière sur son front pour suivre son regard.

— Il nous faudrait au moins une demi-heure de plus, dit-elle.

— En passant par les dunes, nous risquons de perdre bien plus de temps que cela.

Le poète but une gorgée d’eau à sa gourde, ôta sa cape, la plia et la fit entrer dans son sac le plus gros.

— Qu’est-ce que vous transportez là-dedans ? lui demanda Lamia. On dirait qu’il est déjà plein.

— Ce ne sont pas vos putains d’affaires, ma petite dame.

Elle secoua la tête, se frotta les joues et sentit le coup de soleil qui lui cuisait la peau. Elle n’avait pas l’habitude de s’exposer si longtemps, et l’atmosphère d’Hypérion ne filtrait que très peu d’ultraviolets. Elle chercha, dans ses poches, le tube de crème solaire, et s’en mit un peu partout sur le visage.

— D’accord, déclara-t-elle. Nous ferons le détour. Nous allons suivre la ligne des crêtes jusqu’à ce que nous ayons dépassé le gros des dunes. Ensuite, nous irons droit sur la forteresse.

Les montagnes étaient basses sur l’horizon, et leur distance ne semblait jamais varier. Les sommets couronnés de neige lui offraient leur promesse cruelle d’eau fraîche et de brise glacée. La vallée des Tombeaux du Temps était invisible derrière eux, cachée par les dunes et les rochers.

Lamia changea la répartition des sacs sur ses épaules, obliqua vers la droite et se laissa glisser, en faisant de grandes enjambées, sur le versant instable de la dune.


Quand ils quittèrent les sables pour grimper sur la crête couverte d’ajoncs et de genêts épineux, Martin Silenus ne put détacher son regard de la Cité des Poètes abandonnée. Lamia avait coupé un peu plus sur la gauche, évitant tous les obstacles à l’exception des pierres des anciennes chaussées à moitié ensevelies qui faisaient tout le tour de la cité et menaient vers le désert où elles disparaissaient sous les dunes.

Silenus prenait de plus en plus de retard sur elle. Il finit par s’arrêter pour s’asseoir sur une colonne brisée qui avait peut-être jadis fait partie d’un portique sous lequel passaient, chaque soir, les travailleurs androïdes qui revenaient de leur journée de labeur aux champs. Il ne restait plus aucun vestige des champs en question. Les emplacements des aqueducs, des canaux et des routes étaient marqués par des amoncellements de pierres, des dépressions dans le sable ou des souches d’arbres à moitié ensevelies à l’endroit où elles avaient peut-être jadis bordé une voie d’eau ou donné de l’ombre à une paisible allée.

Le poète se servit de son béret pour s’éponger le visage tout en contemplant les ruines. La cité était toujours aussi blanche, de la même blancheur que les ossements parfois découverts par les dunes ou que les dents au milieu d’une tête de mort terreuse. De l’endroit où il se trouvait, Martin Silenus put constater que de nombreux bâtiments n’avaient presque pas changé depuis l’époque où il les avait vus pour la dernière fois, plus d’un siècle et demi auparavant. L’Amphithéâtre des Poètes était toujours là, inachevé mais imposant, même en ruine, Colisée d’un autre monde envahi de lierre du désert et de vigne vierge. Le grand atrium était ouvert sur le ciel, les galeries défoncées, non pas par le temps, Silenus le savait, mais par les projectiles, les roquettes et les charges explosives des inutiles gardes de la sécurité du roi Billy le Triste au cours des décennies qui avaient suivi l’évacuation de la cité. Ils avaient juré d’avoir la peau du gritche. Ils voulaient tuer Grendel à coups rageurs d’électronique et de lumière cohérente après qu’il eut dévasté le grand hall du château.

Silenus laissa échapper un rire gloussant et se pencha en avant. La tête lui tournait soudain à cause de la chaleur et de l’épuisement.

Il voyait le dôme de la Maison Commune où il avait pris ses repas, tout d’abord avec des centaines d’artistes comme lui, puis en silence et seul parmi une poignée d’autres qui avaient choisi de rester, pour d’obscures raisons à eux, après l’évacuation vers Keats décidée par Billy, puis véritablement tout seul, le dernier. Un jour, il avait fait tomber une coupe, et le grand hall avait résonné durant une bonne demi-minute sous la coupole ornée de graffiti par les plantes grimpantes.

Seul avec les Morlocks, songea-t-il. Mais il n’avait même pas eu la compagnie des Morlocks, vers la fin. Il n’avait eu que sa muse.

On entendit une soudaine explosion de battements d’ailes, et une vingtaine de colombes s’envolèrent de quelque brèche parmi les ruines des tours qui avaient autrefois fait partie du palais du roi Billy. Silenus les vit décrire des cercles dans le ciel surchauffé, et se demanda par quel miracle elles avaient pu survivre ici, au bout de nulle part, durant plus d’un siècle.

Si j’ai pu le faire, pourquoi pas elles ?

Il y avait des coins d’ombre dans la cité, des oasis de fraîcheur et de calme. Il se demandait si l’eau des puits était encore bonne. Les réservoirs géants avaient été installés sous terre avant même l’arrivée des premiers vaisseaux d’ensemencement. Il se demandait également si sa table de travail en bois, une antiquité fabriquée sur l’Ancienne Terre, se trouvait toujours dans la petite pièce qui lui avait servi à écrire la majeure partie des Cantos.

— Qu’y a-t-il ? demanda Brawne Lamia, qui était revenue sur ses pas à sa recherche.

— Rien, grogna-t-il en lui lançant un regard oblique.

Elle ressemblait à un arbre trapu, une masse solidement implantée sur ses racines, à l’écorce brûlée par le soleil, à l’énergie figée. Il essaya de l’imaginer épuisée. Cet effort l’épuisa lui-même.

— Je viens de m’apercevoir, reprit-il, que nous perdons notre temps à vouloir aller jusqu’à la forteresse alors qu’il y a des puits dans cette cité, et probablement des réserves de nourriture aussi.

— Hum, fit Lamia en hochant la tête. Nous en avons discuté avec le consul. Plusieurs générations se sont occupées de piller ces lieux. Les pèlerins du gritche ont dû ramasser les dernières miettes il y a une soixantaine d’années. Les puits ne sont pas sûrs. La couche aquifère a bougé, les réservoirs sont probablement contaminés. Il faut continuer jusqu’à la forteresse.

Silenus sentit monter en lui une sourde colère devant l’insupportable arrogance de cette femme qui croyait pouvoir s’arroger le commandement dans n’importe quelle situation.

— Restons quand même quelques minutes pour voir ce qu’il y a à prendre, dit-il. Cela peut nous économiser des heures de voyage.

Elle s’interposa entre le soleil et lui, créant une éclipse qui entoura ses boucles noires d’un halo.

— Pas question. Si nous nous attardons ici, nous ne pourrons jamais rentrer avant la tombée de la nuit.

— Continuez toute seule, dans ce cas, lança le poète, lui-même surpris de ce qu’il disait. J’en ai assez. Je connais des endroits où il y a peut-être des vivres que personne n’a découverts.

Il la vit se raidir, comme si elle envisageait de l’entraîner de force. Ils avaient accompli à peine un peu plus du tiers du chemin. Mais les muscles de Lamia se détendirent lorsqu’elle murmura :

— Les autres comptent sur nous, Martin. Je vous en prie, ne faites pas tout rater.

Il se laissa aller en arrière contre la colonne renversée et éclata de rire.

— Rien à foutre, dit-il. J’en ai marre. De toute manière, vous savez très bien que c’est vous qui allez porter quatre-vingt-quinze pour cent de la marchandise. Je suis trop vieux, ma fille. Bien plus que vous ne pouvez l’imaginer. Je veux rester ici un moment. Si je ne trouve pas de provisions, j’aurai peut-être envie d’écrire quelques pages.

Lamia s’accroupit à côté de lui et posa la main sur son paquetage.

— C’est donc cela que vous transportez là-dedans. Les feuillets de votre poème. Les Cantos.

— Évidemment.

— Et vous êtes toujours persuadé que la proximité du gritche vous aidera à les finir ?

Il haussa les épaules. La chaleur et la fatigue lui faisaient tourner la tête.

— Ce monstre est un tueur, un Grendel de métal issu des forges de l’enfer, murmura-t-il, mais c’est ma muse.

Elle soupira. Le soleil était déjà en train de décliner vers les montagnes. Elle se tourna pour regarder le chemin qu’ils avaient parcouru.

— Retournez là-bas, dit-elle. Dans la vallée. Je vous raccompagne, si vous voulez, ajouta-t-elle après un bref moment d’hésitation. Je me débrouillerai pour revenir toute seule ensuite.

Le poète lui sourit de ses lèvres gercées.

— Pourquoi retournerais-je là-bas ? Pour faire une belote avec trois autres vieillards jusqu’à ce que la bête vienne nous border ? Très peu pour moi. Je préfère rester travailler ici. Continuez votre chemin, ma fille. Vous êtes capable de porter la charge de trois poètes réunis.

Il dégagea les bretelles de ses sacs et de ses gourdes, et les lui tendit. Elle les prit dans un poing aussi serré et aussi dur que la tête d’acier d’un marteau.

— Vous êtes sûr ? Nous pourrions marcher doucement.

Il se mit debout en un soudain effort, stimulé par la haine que lui inspiraient la pitié et la condescendance de cette femme.

— Allez vous faire foutre, vous et la putain de monture qui vous a amenée jusqu’ici, ma petite dame. Au cas où vous l’auriez oublié, je vous rappelle que le but de ce pèlerinage était d’arriver jusqu’ici pour dire un petit bonjour au gritche. Votre ami Hoyt ne l’a pas oublié. Kassad a très bien compris le jeu. Ce putain de gritche, à l’heure qu’il est, est probablement en train de lui ronger ses os débiles de militaire. Je ne serais pas surpris si ceux que nous avons laissés là-bas n’avaient plus du tout besoin de notre eau ni de nos provisions de merde. Mais continuez toute seule. Et foutez-moi la paix une fois pour toutes. J’en ai ras le cul de votre compagnie.

Brawne Lamia demeura accroupie quelques instants, les yeux levés vers lui. Puis elle se redressa, lui toucha l’épaule une brève seconde, mit les sacs et les gourdes sur son dos avec les siens et s’éloigna d’un pas si rapide qu’il n’aurait jamais pu la suivre, même dans sa jeunesse.

— Je repasserai par ici dans quelques heures, lui cria-t-elle sans même se retourner. Soyez dans les environs. Nous retournerons ensemble dans la vallée des tombeaux.

Martin Silenus ne répondit pas. Il la regarda devenir toute petite puis disparaître au loin dans les terres accidentées du sud-ouest. Les montagnes étaient entourées d’un halo de chaleur. Baissant les yeux, il s’aperçut qu’elle lui avait laissé leur dernière gourde. Il cracha par terre, mit la gourde dans le seul sac qu’il avait conservé et s’éloigna en direction des ombres de la cité morte.

20.

Duré faillit s’évanouir pendant qu’ils déjeunaient de leurs deux dernières rations. Sol et le consul le transportèrent à l’ombre du Sphinx, en haut des larges marches. Le visage du prêtre était aussi blanc que ses cheveux. Il fit un pâle sourire à Sol lorsque celui-ci pressa le goulot de la gourde contre ses lèvres.

— Vous acceptez tous sans difficulté la réalité de ma résurrection, dit-il en s’essuyant du doigt le coin des lèvres.

Le consul se pencha en arrière, s’adossant à la pierre du Sphinx.

— J’ai vu les cruciformes sur Hoyt… Les mêmes que ceux que vous portez en ce moment.

— Et j’ai cru à son histoire, qui est votre histoire, déclara Sol.

Il passa la gourde au consul tandis que le père Duré se frottait le front en disant :

— J’ai écouté les disques sur le persoc. Ces récits – y compris le mien – sont tout à fait incroyables !

— Vous doutez de certains d’entre eux ? lui demanda le consul.

— Non. Le plus incroyable, c’est de les mettre bout à bout et de leur trouver un fil commun.

Sol serra Rachel contre lui et la berça doucement, la main derrière la tête du bébé.

— Vous voyez un autre fil que le gritche ?

— Certainement, répliqua Duré, dont les joues avaient repris quelques couleurs. Ce pèlerinage ne s’est pas fait par accident. Vous n’avez pas été choisis par hasard.

— Différents éléments sont intervenus, murmura le consul. L’Assemblée consultative des IA, le Sénat de l’Hégémonie, et même l’Église gritchtèque.

— Je le sais, fit Duré en secouant la tête, mais il y a une seule influence intelligente derrière tous ces choix, mes amis.

Sol se pencha en avant.

— Vous voulez parler de Dieu ?

— Cette hypothèse n’est pas à écarter, déclara Duré en souriant. Mais je pensais plutôt au TechnoCentre… ces intelligences artificielles qui se sont comportées d’une si étrange manière durant cette série d’évènements.

Le bébé émettait des gazouillements incessants. Sol trouva une sucette à lui donner et régla le persoc à son poignet sur l’enregistrement de ses propres battements de cœur. L’enfant serra ses petits poings, puis se laissa aller, apaisée, contre l’épaule de son père.

— Le récit de Brawne Lamia, reprit le père Duré, donne à penser que certains éléments du TechnoCentre cherchent à déstabiliser la situation, en donnant à l’humanité une chance de survie sans renoncer pour autant à leur projet d’Intelligence Ultime.

Le consul fit un geste vague en direction du ciel sans nuages.

— Tout ce qui s’est passé récemment… notre pèlerinage… et même cette guerre… a été provoqué par le TechnoCentre pour les besoins de sa politique intérieure.

— Et que savons-nous du TechnoCentre ? demanda Duré à voix basse.

— Pas grand-chose, dit le consul en lançant un caillou sur la pierre sculptée qui se trouvait à gauche de l’escalier du Sphinx. Tout compte fait, nous ne savons presque rien du Centre.

Duré, qui s’était redressé, s’épongea le visage avec un linge légèrement mouillé.

— Leurs objectifs ne sont pourtant pas très éloignés des nôtres, dit-il.

— Vous les connaissez ? demanda Sol Weintraub en berçant le bébé.

— Connaître Dieu, fit le prêtre. Ou bien, faute de pouvoir le connaître, le créer.

Il laissa errer son regard en direction du fond de la vallée. Les ombres de la barrière rocheuse du sud-ouest commençaient à se profiler. Elles allaient bientôt atteindre les Tombeaux du Temps.

— C’est une idée que j’ai un peu contribué à faire admettre au sein de mon Église, reprit-il.

— J’ai lu vos traités sur saint Teilhard, murmura Sol. Vous y défendez brillamment le concept de la nécessité d’une évolution vers le point Oméga et la divinité, sans tomber dans l’hérésie socinienne.

— Dans quoi ? demanda le consul.

— Socin, expliqua le prêtre avec un sourire, était un hérétique italien du XVIe siècle de l’ère préhégirienne. Sa doctrine – qui lui valut l’excommunication – était que Dieu est une créature limitée, capable d’apprendre et d’évoluer à mesure que le monde – l’univers – devient plus complexe. Je suis tombé moi-même dans cette hérésie, Sol. Ce fut mon premier péché.

— Et quels furent les autres ? demanda Sol sans relever la tête.

— À part le péché d’orgueil ? Mon plus grand péché fut la falsification des résultats de sept ans de fouilles sur Armaghast. Je voulais établir un lien entre les Bâtisseurs d’Arches de cette planète et une forme de protochristianisme. Ce lien n’existait pas. J’ai donc bidouillé les données. Le plus ironique, dans tout cela, c’est que mon plus grand péché, aux yeux de l’Église, tout au moins, est d’avoir violé les principes de la méthode scientifique. À son déclin, l’Église est prête à accepter toutes les hérésies théologiques, mais elle ne souffre pas que l’on plaisante avec les protocoles scientifiques.

— Est-ce que la planète d’Armaghast ressemblait à cela ? demanda Sol avec un geste du bras qui englobait la vallée, les Tombeaux du Temps et le désert.

Duré regarda quelques instants autour de lui avec une lueur d’intérêt vite éteinte.

— En ce qui concerne la poussière, la roche et l’impression de mort, je pense que oui, répondit-il. Mais l’endroit où nous sommes est infiniment plus menaçant. Il y a quelque chose, ici, qui n’a pas succombé à la mort en temps voulu.

Le consul se mit à rire.

— J’espère que nous continuerons d’appartenir à cette catégorie, dit-il. Je pense que je vais marcher jusqu’au col pour essayer une nouvelle fois d’établir la liaison avec mon vaisseau.

— Je vous accompagne, lui dit Sol.

— Moi aussi, déclara le père Duré en se mettant debout.

Il ne chancela qu’un bref instant, et refusa la main que lui tendait Weintraub pour l’aider.


Le vaisseau ne répondait toujours pas. Sans lui, il ne pouvait y avoir aucune mégatransmission, ni avec les Extros, ni avec le Retz, ni avec quoi que ce fût en dehors d’Hypérion. Tous les canaux normaux de communication étaient fermés.

— Est-il possible que votre vaisseau ait été détruit ? demanda Sol.

— Non. Le message est reçu normalement. C’est la réponse qui est bloquée. Gladstone a mis le vaisseau en quarantaine.

Sol plissa les yeux en direction des montagnes qui miroitaient dans les lointains sous les effets de la brume de chaleur. Plus près, les ruines de la Cité des Poètes se découpaient sur la ligne d’horizon.

— Ce n’est pas plus mal, affirma l’érudit. Nous avons déjà un deus ex machina de trop ici, semble-t-il.

Paul Duré se mit à rire, d’un rire grave et de bon cœur. Il ne cessa que lorsqu’il commença à tousser, pour prendre une gorgée d’eau.

— Qu’y a-t-il de si comique ? lui demanda le consul.

— Le deus ex machina. Ce dont nous parlions tout à l’heure. Je pense que c’est exactement la raison qui explique la présence ici de chacun de nous. Le pauvre Lénar, avec son cruciforme. Brawne Lamia, avec son poète ressuscité enfermé dans une boucle de Schrön, et qui vient chercher la machine capable de libérer son dieu. Vous aussi, Sol, qui attendez d’un dieu ténébreux la solution au terrible problème de votre enfant. Sans oublier le TechnoCentre, issu de la machine, qui cherche à créer sa propre divinité.

Le consul ajusta sur son nez ses lunettes de soleil.

— Et vous ? demanda-t-il.

Le père Duré secoua la tête.

— Moi, j’attends que la plus grosse machine de toutes – l’univers – produise enfin son dieu. Si j’ai tant encensé saint Teilhard, n’est-ce pas tout simplement parce que je n’ai trouvé aucun signe d’un créateur vivant dans le monde qui nous entoure ? Comme les intelligences du TechnoCentre, je cherche à fabriquer ce que je n’ai pas réussi à trouver autre part.

— Et les Extros ? demanda Sol en regardant le ciel. Que pensez-vous qu’ils cherchent ?

Ce fut le consul qui lui répondit.

— Ils sont obsédés par Hypérion. Ils ont la conviction qu’un nouvel espoir pour l’humanité va naître là.

— Nous ferions mieux de redescendre, déclara Sol en abritant Rachel du soleil. Brawne et Martin devraient être de retour à l’heure du dîner.

Mais ce ne fut pas le cas. Le soleil se coucha sans qu’il n’y eût aucun signe de leurs deux compagnons. Le consul marcha jusqu’à l’entrée de la vallée, grimpa sur un rocher qui dominait les dunes et la plaine rocheuse, mais il ne décela aucune présence. Il regrettait que Kassad ne lui eût pas laissé les jumelles.

Avant même que les derniers feux du soleil aient tout à fait disparu, les éclairs dans le ciel confirmèrent que les combats se poursuivaient encore dans l’espace. Les trois hommes s’assirent sur les marches du Sphinx pour contempler le spectacle. Des explosions d’un blanc étincelant succédaient à des corolles rouges et à de soudaines traînées vertes ou orangées qui laissaient longtemps leur écho sur la rétine.

— Qui gagne, à votre avis ? demanda Sol.

Sans lever les yeux, le consul répondit :

— Quelle importance ? Mais ne serait-il pas préférable de trouver un autre endroit que le Sphinx pour dormir ce soir ? L’un des autres tombeaux, par exemple ?

— Je ne peux pas quitter le Sphinx, lui dit Sol. Mais cherchez un endroit, si vous voulez.

Duré toucha la joue du bébé. Rachel tirait avec énergie sur la sucette.

— Quel âge a-t-elle exactement, Sol ? demanda le prêtre.

— Deux jours, presque exactement. Elle serait née environ quinze minutes après le coucher du soleil sous cette latitude, en heure locale d’Hypérion.

— Je vais jeter un dernier coup d’œil, proposa le consul. S’ils ne sont pas encore en vue, il faudra que nous allumions un feu pour les aider à retrouver leur chemin.

Il avait descendu la moitié des marches lorsque Sol se leva pour pointer l’index, non pas en direction de l’entrée de la vallée, éclairée par le faible halo du couchant, mais du côté opposé, celui qui était presque totalement plongé dans l’ombre.

Le consul s’immobilisa. Les deux autres le rejoignirent. Le diplomate sortit de sa poche le petit étourdisseur neural que lui avait donné Kassad plusieurs jours auparavant. Maintenant que Lamia et Kassad n’étaient plus avec eux, c’était la seule arme dont ils disposaient.

— Vous ne voyez pas ? chuchota Sol.

La silhouette était en train d’avancer dans la pénombre qui régnait au-delà du faible halo de lumière du Tombeau de Jade. Elle ne semblait avoir ni la taille ni la vitesse du gritche. Sa progression était assez étrange, lente, chancelante et entrecoupée d’arrêts. Le père Duré regarda, par-dessus son épaule, en direction de l’entrée de la vallée, puis se tourna de nouveau vers la silhouette.

— Serait-il possible que Martin Silenus soit revenu par un autre chemin ? demanda-t-il.

— Je ne vois pas comment, à moins d’avoir sauté du haut des falaises, murmura le consul. S’il avait fait un détour par le nord-est, il aurait eu huit kilomètres de plus à parcourir. Sans compter qu’il est bien moins grand que cela.

La silhouette fit une nouvelle halte, tituba un instant sur ses jambes, puis s’effondra. À plus de cent mètres de distance, elle ressemblait maintenant à l’un des rochers épars dans la vallée.

— Venez, dit le consul.

Ils se mirent en route sans courir. Le consul descendit l’escalier le premier, l’étourdisseur au poing, réglé sur une vingtaine de mètres, bien qu’il sût très bien que l’effet, à cette distance, serait minime. Le père Duré le suivait de près, portant l’enfant tandis que Sol se baissait pour ramasser un caillou.

— David et Goliath ? demanda le prêtre en le voyant prendre dans sa main une pierre de bonne taille qu’il mit en place dans la fronde en fibroplaste qu’il avait bricolée cet après-midi à partir d’une attache de paquetage.

Le visage bronzé de l’érudit devint pourpre autour de sa barbe.

— C’est à peu près ça, dit-il. Mais passez-moi Rachel. Je vais la reprendre.

— J’aime bien la porter, ça ne me dérange pas du tout. Et il vaut mieux que le consul et vous ayez les deux mains libres, pour le cas où il faudrait se battre.

Sol acquiesça. Il rattrapa le consul, laissant le prêtre et l’enfant marcher à quelques pas derrière eux.

Arrivés à une quinzaine de mètres de la forme humaine effondrée, ils purent voir qu’il s’agissait d’un homme de très grande taille, portant une robe d’une étoffe grossière et qui gisait le visage dans le sable.

— Restez là, dit le consul.

Il se mit à courir. Les autres le regardèrent retourner le corps, remettre l’étourdisseur dans sa poche et prendre la gourde qui pendait à sa ceinture.

Sol s’avança à son tour, sentant maintenant la fatigue comme une sorte de vertige presque agréable. Duré le suivit plus lentement.

Lorsque le prêtre arriva dans la lumière de la lampe du consul, il vit que l’homme au capuchon relevé avait des traits vaguement asiatiques. Son long visage était en même temps éclairé par le halo du Tombeau de Jade.

— C’est un Templier, murmura Duré, stupéfait de trouver ici un adorateur du Muir.

— C’est la Voix de l’Arbre Authentique, expliqua le consul. Notre premier pèlerin manquant. C’est Het Masteen.

21.

Martin Silenus avait travaillé tout l’après-midi à son poème épique, et seul le manque de lumière l’avait forcé à interrompre son effort de création.

Il avait trouvé son ancienne chambre de travail pillée, le bureau antique disparu. Le palais du roi Billy le Triste avait beaucoup souffert des insultes du temps. Tous ses carreaux étaient brisés, des dunes en miniature s’étaient formées sur des tapis décolorés qui valaient autrefois des fortunes, des rats et des anguilles de roche avaient élu domicile sous les pierres. Les tours abritaient des colombes et des faucons de chasse retournés à l’état sauvage. Finalement, le poète s’était installé, pour travailler, devant une table basse de la grande salle du palais, sous le dôme géodésique de la salle à manger.

La poussière et les détritus jonchaient le sol aux carrelages de céramique. Les plantes grimpantes aux tons lilas ou écarlates obscurcissaient les fenêtres du haut aux carreaux cassés, mais Silenus ne prêtait pas attention à ces menus détails et continuait d’écrire ses Cantos.

Le poème traitait de mort, et de l’exil des Titans par leur progéniture, les dieux helléniques. Il parlait de la lutte olympienne qui avait suivi leur refus de partir, et du bouillonnement des mers lors de la lutte entre Oceanos et Neptune, son usurpateur. Il parlait de l’extinction des soleils lorsque Hypérion s’était battu avec Apollon pour la maîtrise de la lumière, et des spasmes qui avaient secoué l’univers lui-même lorsque Saturne et Jupiter s’étaient disputé le trône des dieux. L’enjeu n’était pas seulement le passage d’un groupe de divinités à un autre, c’était aussi la fin d’un âge d’or et le début de temps sombres qui allaient marquer le destin de toutes les créatures mortelles.

Les Cantos d’Hypérion ne faisaient pas mystère des identités multiples de ces dieux. On comprenait aisément que les Titans étaient les héros de la courte histoire galactique de l’humanité actuelle, et que leurs usurpateurs olympiens étaient les IA du TechnoCentre. Le champ de bataille englobait les continents familiers, les océans et les voies de communication aériennes de tous les mondes du Retz. Au milieu de tout cela, le monstre Dis, fils de Saturne, mais qui briguait l’héritage du royaume avec Jupiter, traquait ses proies, moissonnant indifféremment les dieux et les mortels.

Les Cantos évoquaient également les relations entre créatures et créateurs, l’amour entre parents et enfants, entre les artistes et leur art, les créateurs en général et leurs créations. Le poème glorifiait l’amour et la loyauté, mais titubait également au bord du nihilisme, avec son fil constant de corruption à travers l’amour du pouvoir, l’ambition humaine et l’hubris.

Martin Silenus travaillait sur ses Cantos depuis plus de deux siècles standard. Le meilleur de son œuvre s’était écrit dans ce même environnement, dans cette cité abandonnée, avec, pour fond sonore, le gémissement des vents du désert, comme un chœur grec sinistre à l’arrière-plan, et la menace toujours présente de l’irruption du gritche. En sauvant sa propre vie, en choisissant la fuite, Silenus avait abandonné sa muse et condamné sa plume au silence. En reprenant le travail, en suivant la voie toute tracée, le circuit de perfection que seul le créateur inspiré peut connaître, Martin Silenus se sentait revivre. Ses vaisseaux sanguins s’élargissaient, ses poumons se remplissaient, l’air pur et la lumière affluaient en lui sans qu’il n’en eût conscience. Il jouissait de chaque trait de sa plume ancienne sur le parchemin, de la pile de feuillets sur la grande table circulaire, des morceaux de maçonnerie qui lui servaient de presse-papier, de l’intrigue qui recommençait à couler librement, de l’immortalité présente à chaque paragraphe et à chaque ligne.

Silenus en était arrivé à la partie la plus difficile et la plus excitante du poème, celle où le conflit a fait rage dans un millier de décors différents et où des civilisations entières ont été dévastées, où les représentants des Titans appellent à une trêve afin de rencontrer les héros sans humour de l’Olympe et de négocier avec eux. Sur ces vastes territoires de son imagination chevauchaient Saturne, Hypérion, Cottus, Japet, Oceanos, Briareus, Mimus, Porphyrion, Encélade, Rhoetée et d’autres encore, avec leurs sœurs non moins titanesques, Téthys, Phébé, Theïa et Clymène. Face à eux, les figures sinistres de Jupiter, Apollon et leurs pareils.

Silenus ignorait tout du dénouement de son très épique poème. Il ne vivait plus que pour le finir. Depuis des décennies, c’était la seule chose qui le rattachait à la vie. Envolés les rêves de richesse et de célébrité de son enfance où il voulait se mettre au service du Verbe. Il avait été comblé au-delà de toutes ses espérances par la célébrité et la richesse, mais cela avait failli le tuer, et cela avait tué, en tout cas, son art. Bien qu’il eût l’intime conviction que les Cantos étaient la plus grande œuvre littéraire de son époque, il ne voulait qu’en finir avec eux, en connaître lui-même le dénouement, et écrire chaque strophe, chaque vers et chaque mot sous la forme la plus claire, la plus élégante et la plus belle possible.

Il écrivait fiévreusement, rendu presque fou par le désir d’achever ce qu’il avait longtemps jugé impossible à finir. Les mots et les phrases volaient de sa plume antique au papier ancien, les strophes s’alignaient sans effort, les Cantos trouvaient leur voix et s’achevaient d’eux-mêmes sans avoir besoin d’être revus, sans pause pour trouver l’inspiration. Le poème avançait à une vitesse stupéfiante, les révélations étonnantes communiquaient leur beauté fracassante aussi bien au verbe qu’à l’image.

Sous leur drapeau de trêve, Saturne et son usurpateur, Jupiter, se faisaient face de part et d’autre d’un traité gravé dans le marbre pur. Leur dialogue était à la fois épique et simple, leurs raisons d’être et leurs rationalisations de la guerre formant le débat le plus élevé qui eût jamais existé depuis le Dialogue de Mélos de Thucydide. Mais, soudain, quelque chose de nouveau, de totalement imprévu par Martin Silenus au cours de ses longues heures de musardise sans sa muse, s’introduisit dans le poème. Les deux rois des dieux exprimèrent leur peur d’un troisième usurpateur, une terrible force extérieure venue menacer la stabilité de l’un et de l’autre de leurs deux règnes. Silenus assista, stupéfait, à la scène où les deux personnages qu’il avait créés au prix d’un long labeur représentant des milliers d’heures d’effort défiaient sa volonté et se serraient la main, au-dessus de la plaque de marbre, pour sceller leur alliance contre…

Contre quoi ?

Le poète s’interrompit, la plume levée, en s’apercevant qu’il parvenait à peine à relire sa page. Il écrivait depuis un bon moment dans la pénombre, et maintenant l’obscurité était presque totale.

Il reprit ses esprits, dans le sens où il laissa de nouveau le monde envahir sa conscience intérieure, un peu comme dans le retour aux sensations diverses qui suit l’orgasme. Seule la redescente de l’écrivain dans le monde réel est plus pénible, lorsqu’il traîne derrière lui des nuages de gloire qui se dissipent rapidement dans le flot mondain des banalités sensorielles.

Il regarda autour de lui. La grande salle à manger était plongée dans une obscurité totale, à l’exception de la lueur vacillante des étoiles et des lointaines explosions de lumière qui filtraient à travers les carreaux cassés et la vigne vierge. Les tables autour de lui n’étaient guère que des ombres. Les murs, sur trente mètres de part et d’autre de l’endroit où il se trouvait, étaient étouffés par les plantes variqueuses du désert. À l’extérieur de la salle à manger, le vent du soir faisait entendre ses voix multiples de contralto et de soprano dans les fissures des poutres et les crevasses de la coupole au-dessus de lui.

Le poète soupira. Il n’avait pas de lampe dans son paquetage. Il n’avait rien apporté d’autre qu’une gourde et ses Cantos. Il sentit son estomac se contracter de faim. Où était donc passée cette fichue Brawne Lamia ? Mais il n’avait pas plus tôt eu cette pensée qu’il se sentait reconnaissant à cette femme de n’être pas revenue le chercher. Il avait besoin de solitude pour achever son poème. Et à cette vitesse, il ne lui faudrait pas plus d’un jour. Cette nuit, peut-être. Encore quelques heures et il en aurait fini avec l’œuvre de sa vie, il serait prêt à prendre un peu de repos bien mérité, à s’intéresser aux petits détails de la vie, aux menus faits quotidiens qui, depuis maintenant des décennies, n’avaient été perçus par lui que comme l’interruption d’une œuvre qu’il était incapable d’achever.

Il soupira une nouvelle fois. Puis il commença à ranger les pages du manuscrit dans son sac. Il trouverait bien de la lumière quelque part. Il allumerait du feu, même s’il lui fallait pour cela se servir des tapisseries antiques du roi Billy. Il était prêt à écrire dehors, s’il le fallait, à la lueur de la bataille spatiale.

Les derniers feuillets et le porte-plume à la main, il se tourna vers la porte.

Il y avait une présence dans l’obscurité.

Lamia, se dit-il, déchiré entre le soulagement et la déception.

Mais ce n’était pas Brawne Lamia. Il distingua les contours hérissés de la silhouette, la masse portée par les deux jambes démesurées, les reflets de la lumière stellaire sur la carapace et les épines, l’ombre des bras sous les bras et, particulièrement, l’éclat rubis du cristal d’enfer à l’endroit où la créature aurait dû avoir des yeux.

Il retomba assis dans son fauteuil et laissa échapper un gémissement.

— Pas maintenant ! s’écria-t-il. Va-t’en, avec tes putains d’yeux !

L’ombre se rapprocha en glissant silencieusement sur le carrelage. Le ciel miroitait d’une énergie rouge sang. Le poète distinguait maintenant avec netteté les épines et les lames acérées.

— Non ! cria Martin Silenus. Je refuse. Laisse-moi !

Le gritche s’avança encore. La main de Silenus se contracta, se referma sur le porte-plume et écrivit en travers du bas de la dernière page inachevée :

LE MOMENT EST VENU, MARTIN.

Silenus regarda, horrifié, ce qu’il avait écrit, réprimant l’envie qu’il avait d’éclater d’un rire hystérique. À sa connaissance, le gritche n’avait jamais parlé, jamais communiqué avec personne. Sa seule manière de traiter les gens était de leur infliger la mort et la souffrance.

— Non ! s’écria-t-il de nouveau. J’ai mon œuvre à achever. Prends quelqu’un d’autre, maudit !

Le gritche fit un nouveau pas en avant. Le ciel pulsait d’explosions silencieuses au plasma tandis que des reflets jaunes et rouges parcouraient le torse de vif-argent et les bras de la créature comme des jets de peinture sous pression. La main de Silenus se crispa de nouveau sur le porte-plume et écrivit, au-dessous du premier message :

LE MOMENT EST ARRIVÉ, MAINTENANT, MARTIN.

Le poète serra le manuscrit contre lui, ramassant les pages qui étaient restées sur la table pour s’empêcher d’écrire encore dessus. Montrant ses dents dans un horrible rictus, il siffla presque comme un serpent face à l’apparition.

TU ÉTAIS PRÊT À CHANGER DE PLACE AVEC TON PATRON, écrivit encore sa main, à même la table, cette fois-ci.

— Pas maintenant ! hurla le poète. Le roi Billy est mort ! Laisse-moi finir mon poème !

Lui qui n’avait jamais quémandé de toute sa longue existence, il suppliait maintenant cette créature.

— Par pitié ! laisse-moi finir ce que j’ai commencé !

Le gritche fit encore un pas. Il était si près, maintenant, que la partie supérieure de son corps, toute déformée, arrêtait la lumière et laissait le poète dans l’ombre.

NON ! écrivit sa main avant de laisser échapper la plume au moment où les griffes acérées du gritche, au bout d’un bras démesuré, l’agrippaient pour lui transpercer le bras jusqu’à l’os.

Martin Silenus hurla tandis que la créature l’entraînait. Il hurla lorsqu’il sentit le sable couler sous ses pieds et qu’il aperçut l’arbre qui se profilait en plein milieu de la vallée.

C’était un arbre gigantesque, plus large que la vallée elle-même, plus haut que les montagnes que les pèlerins avaient traversées. Ses hautes branches semblaient se tendre vers l’espace. C’était un arbre de chrome et d’acier, aux branches hérissées de piquants et de ronces. Des êtres humains se tordaient et se débattaient sur ces branches. Il y en avait des milliers, des dizaines de milliers. Sous l’éclat rougeâtre du ciel agonisant, Silenus se concentra pour dominer la douleur et crut reconnaître un certain nombre de ces humains. C’étaient de vrais corps et non des âmes ou autres abstractions. Visiblement, ils souffraient comme des créatures vivantes.

C’EST NÉCESSAIRE, écrivit la main de Silenus sur le froid implacable de la carapace du gritche.

Le sang coula sur le vif-argent, puis sur le sable.

— Non ! hurla le poète.

Il tambourina des poings contre les piques et les lames acérées comme des scalpels. Il se débattit pour échapper à la créature qui l’attirait contre lui, contre les épines hérissées de sa carapace, comme s’il était un papillon qu’elle voulait épingler. Mais ce ne fut pas l’atroce douleur qui rendit fou Martin Silenus. Ce fut l’idée de son irréparable perte. Il avait presque fini son poème. Il était sur le point de l’achever !

— Non ! répéta-t-il en se débattant violemment, jusqu’à ce que tout l’air environnant soit rempli d’un nuage de sang pulvérisé et des injures qu’il proférait.

Mais le gritche l’entraînait implacablement vers l’arbre qui l’attendait.

Dans la cité morte, les cris se répercutèrent encore une minute ou deux, s’amenuisant avec la distance. Puis le silence s’établit, rompu de temps à autre par les froissements d’ailes des colombes qui regagnaient leurs nids à travers les carreaux cassés du dôme.

Le vent se leva, secouant les panneaux de perspex brisés ou la maçonnerie branlante, balayant les feuilles mortes ratatinées au fond des fontaines sèches, s’insinuant dans la grande salle du palais et dispersant les pages des Cantos en un tourbillon fantasmagorique. Certaines pages furent emportées dans les cours intérieures silencieuses, d’autres dans les allées, d’autres encore au creux des aqueducs en ruine.

Au bout d’un moment, le vent mourut, et plus rien ne bougea dans la Cité des Poètes.

22.

Brawne Lamia s’aperçut que la marche de quatre heures qu’elle comptait faire au début se transformait en un cauchemar de dix heures au moins. Il y avait eu d’abord le détour jusqu’à la Cité des Poètes, et le choix difficile avant de laisser Silenus derrière elle. Elle ne voulait pas qu’il reste seul, mais elle ne pouvait pas le forcer à continuer ni prendre le temps de le raccompagner aux tombeaux. Finalement, cela lui avait coûté une bonne heure de voyage.

La traversée des dernières dunes et de la plaine rocheuse avait été monotone et exténuante. Lorsqu’elle était enfin arrivée au pied des collines, le soir commençait déjà à tomber et la forteresse se trouvait dans l’ombre.

Quarante heures plus tôt, cela avait été un jeu d’enfant que de descendre les six cent soixante et une marches de la forteresse. Mais leur ascension était une dure épreuve, même pour ses muscles formés sur Lusus. À mesure qu’elle grimpait, l’air se refroidissait et la vue devenait plus spectaculaire. Arrivée à quatre cents mètres au-dessus de la base de l’escalier, elle s’aperçut qu’elle ne transpirait plus. La vallée des Tombeaux du Temps était de nouveau visible. Seul le sommet du Monolithe de Cristal était visible sous cet angle, et uniquement sous la forme d’un miroitement irrégulier et d’un éclat de lumière. Elle s’arrêta quelques instants pour s’assurer que ce n’était pas un message, mais le miroitement était le fait du hasard. Sans doute un panneau de cristal à moitié détaché de la façade, et qui accrochait la lumière.

Attaquant les cent dernières marches, elle essaya une nouvelle fois d’utiliser son persoc. Les canaux com ne transmettaient que les parasites et les bruits de fond habituels, sans doute déformés par les marées du temps, qui interféraient généralement avec toutes les communications électromagnétiques, à l’exception de celles qui se faisaient sur de très courtes distances. Un laser com aurait peut-être fait l’affaire. Cela semblait être le cas avec le persoc antique du consul. Mais, en dehors de cette machine unique, maintenant que Kassad avait disparu, ils ne possédaient absolument rien.

Haussant les épaules, elle grimpa les dernières marches. La forteresse de Chronos qui se dressait devant elle avait été bâtie par les androïdes du roi Billy le Triste. Ce n’était pas, en fait, une vraie forteresse. Elle avait servi de lieu de villégiature ou de résidence d’été pour les artistes. Après l’évacuation de la Cité des Poètes, l’endroit était demeuré désert durant plus d’un siècle. Seuls quelques aventuriers téméraires y avaient fait escale.

Lorsque la menace du gritche s’était estompée, les touristes et les pèlerins avaient commencé à fréquenter la forteresse. Finalement, l’Église gritchtèque l’avait réaménagée en tant que gîte d’étape nécessaire aux pèlerins du gritche. Certaines salles, creusées à même la montagne ou situées au sommet de tours difficilement accessibles, avaient la réputation de servir à l’accomplissement de rites ésotériques et d’obscurs sacrifices à la créature que les adorateurs du gritche appelaient l’avatar.

Face à la réouverture imminente des Tombeaux du Temps, au dérèglement des marées du temps et à l’évacuation des régions du Nord, la forteresse de Chronos était retombée dans le silence, et c’était vers cette masse silencieuse et impressionnante que Lamia se dirigeait maintenant.

Le désert et la cité morte étaient toujours baignés par le soleil, mais Chronos se trouvait dans la pénombre lorsque Lamia arriva sur la première terrasse. Elle s’accorda quelques instants de repos, durant lesquels elle sortit sa lampe. Puis elle pénétra dans le dédale de corridors obscurs. À leur dernier passage, deux jours plus tôt, Kassad avait fait une petite exploration des lieux et constaté que toutes les sources d’énergie étaient taries pour de bon. Les convertisseurs solaires étaient détruits, les cellules de fusion brisées, et même les batteries de secours avaient été fracassées. Leurs débris jonchaient les souterrains de la forteresse. Lamia n’avait cessé d’y penser pendant qu’elle grimpait les marches et qu’elle voyait les nacelles d’ascenseurs figées sur leurs rails verticaux rouillés.

Les salles les plus vastes, affectées aux repas et aux réunions, étaient telles qu’elle les avait laissées deux jours plus tôt. Partout s’étalaient des restes de festins abandonnés en hâte, et des signes de panique. Il n’y avait aucun corps en vue, mais les traces brunes, sur les murs de pierre et les tapisseries, suggéraient des orgies de violence qui ne devaient pas remonter à plus de quelques semaines.

Ignorant cette vision de chaos, ignorant les augures, ces gros oiseaux noirs aux traits obscènement humains, qui s’envolaient à son approche dans la grande salle à manger, ignorant aussi sa fatigue, elle se rendit dans les étages, jusqu’à la réserve de vivres près de laquelle ils avaient campé. Les marches semblaient se rétrécir d’une manière inexplicable. La lumière pâle pénétrant par quelques rares vitraux encore intacts jetait des reflets macabres. Là où il n’y avait plus du tout de vitraux, des gargouilles passaient la tête, comme figées au moment d’entrer. Un vent glacé soufflait des sommets enneigés de la Chaîne Bridée, faisant frissonner Lamia sous son coup de soleil.

Les bagages et les paquetages excédentaires abandonnés par eux étaient restés comme ils les avaient laissés. Elle vérifia la présence de quelques provisions alimentaires non périssables dans leurs propres bagages, puis sortit sur le balcon où Lénar Hoyt avait joué de la balalaïka si peu de temps – et pourtant une telle éternité – auparavant.

Les ombres des hauts sommets occupaient des kilomètres de sable, presque jusqu’à la Cité des Poètes. La vallée des Tombeaux du Temps et les étendues chaotiques au-delà languissaient sous la lumière du soir. Les pics et les formations rocheuses projetaient des ombres désordonnées. Lamia ne voyait pas les Tombeaux du Temps, à part un éclat occasionnel du Monolithe. Elle essaya de nouveau son persoc, proféra un juron quand elle n’entendit que des parasites et un bruit de fond intense, puis rentra faire son choix de vivres.

Elle prit quatre paquets de rations de base dans des emballages de mousse lovée et de fibroplaste. Il y avait de l’eau en abondance à la forteresse. Le système des réservoirs alimentés par les sommets éternellement enneigés ne pouvait pas tomber en panne. Elle remplit toutes les gourdes qu’elle avait apportées et en chercha d’autres. L’eau représentait leur besoin le plus crucial. Elle maudissait Silenus de l’avoir laissé tomber en route. Il aurait pu porter au moins une demi-douzaine de gourdes supplémentaires.

Elle allait ressortir lorsqu’elle entendit un bruit. Il y avait quelque chose dans la grande salle, entre la cage d’escalier et elle. Elle mit à l’épaule le dernier paquetage, sortit l’automatique de son père et commença à descendre lentement les marches.

La salle était déserte. Les augures n’étaient pas revenus. Les lourdes tapisseries, agitées par le vent, bruissaient comme des oriflammes en lambeaux au-dessus du désordre de nourriture pourrie et de vaisselle. Contre le mur opposé, l’énorme sculpture de chrome et d’acier représentant la tête du gritche tournait sur elle-même sous l’action de la brise.

Elle s’avança prudemment, en pivotant toutes les trois ou quatre secondes pour ne jamais tourner longtemps le dos à un coin d’ombre. Soudain, un cri aigu la figea sur place.

Ce n’était pas quelque chose d’humain. Cela ressemblait à un hululement dans l’ultrasonique et au-delà. Elle serra les dents et crispa la main sur la crosse de son arme. Brusquement, le cri cessa, comme un disque soudain interrompu.

Elle voyait très bien l’endroit d’où était monté le bruit. Derrière la table de banquet, derrière la sculpture, sous les six vitraux, à l’endroit où les lueurs mourantes du jour distillaient des couleurs fades, il y avait une petite porte. La voix montait de là, comme si elle s’était échappée des profondeurs de quelque cachot souterrain.

Brawne Lamia était d’un naturel curieux. Toute sa vie avait été placée sous le signe d’un conflit avec une curiosité au-dessus et au-delà des normes, et cette tendance avait culminé dans le choix de la profession désuète et quelquefois amusante de détective privée. Plus d’une fois, sa curiosité l’avait mise dans des situations embarrassantes ou dangereuses. Mais il était arrivé aussi qu’elle soit récompensée par l’acquisition de connaissances auxquelles peu d’autres avaient accès.

Cette fois-ci fit exception à la règle.

Elle était venue chercher à boire et à manger. Aucun de ses compagnons n’avait voulu la suivre. Malgré le détour qu’elle avait fait par la cité morte, aucun n’aurait pu arriver ici avant elle. S’il y avait quelque chose ou quelqu’un d’autre, elle ne tenait pas à s’en mêler.

Kassad ? Mais c’était impensable. Le bruit qu’elle avait entendu n’aurait pas pu sortir de la gorge du colonel.

Elle recula sans quitter la porte des yeux, le pistolet braqué dans sa direction. Elle trouva les marches qui descendaient et les suivit prudemment, chargée de soixante-dix kilos de vivres et de plus d’une douzaine de gourdes pleines, passant le plus silencieusement possible devant chaque entrée de pièce. Elle entrevit son propre reflet dans un miroir terni du rez-de-chaussée. C’était celui d’une silhouette trapue, penchée en avant, le pistolet au poing, les épaules chargées d’une monstrueuse bosse de sacs difformes où étaient accrochées des boîtes et des gourdes qui s’entrechoquaient à chaque pas.

Elle ne trouvait pas cela amusant. Elle poussa un soupir de soulagement quand elle émergea sur la terrasse par où elle était arrivée, dans l’air glacé et ténu, prête à entamer sa redescente. Elle n’avait pas encore besoin de lumière à l’extérieur. Les nuages bas projetaient sur le monde une lumière rose et ambre qui illuminait de ses riches tons pastel même la forteresse et ses alentours.

Elle commença à descendre les marches deux à deux. Les muscles puissants de ses jambes étaient déjà endoloris lorsqu’elle arriva à mi-chemin des marches. Elle n’avait pas rangé le pistolet, mais le gardait à la main pour le cas où quelque chose la poursuivrait ou surgirait de l’une des nombreuses failles de la paroi rocheuse. Arrivée au pied des marches, elle se retourna pour regarder la forteresse.

Des roches étaient en train de dégringoler vers elle. Parmi ces roches, elle s’aperçut qu’il y avait aussi des gargouilles, détachées de leur perchoir de pierre, leur visage démoniaque éclairé par le crépuscule rosé. Elle se mit à courir, gênée par ses sacs qui s’entrechoquaient, se rendit vite compte qu’elle n’aurait jamais le temps de se mettre à l’abri, et se jeta sous deux gros rochers inclinés l’un contre l’autre.

Une partie des sacs ne passa pas par l’ouverture. Elle lutta pour défaire leurs courroies tandis que les premiers blocs dévalaient la pente, heurtaient les rochers alentour ou ricochaient par-dessus. Dans son effort désespéré, elle déchira des lanières de cuir, arracha des rabats de fibroplastes et réussit à se glisser au fond de l’abri avec tous ses sacs. Elle n’avait pas l’intention de retourner en chercher d’autres à la forteresse.

Des blocs de la grosseur d’un poing ou d’une tête crépitaient partout autour d’elle. La tête de pierre d’un gobelin vola non loin, faisant éclater un rocher à moins de trois mètres de là. Des cailloux s’abattirent un bon moment contre la double roche au-dessus de sa tête, puis le gros de l’avalanche fut passé.

Elle se pencha pour tirer un de ses sacs un peu plus loin à l’intérieur. A ce moment-là, un caillou de la taille de son persoc rebondit sur un rocher à l’extérieur, vola presque horizontalement vers son abri, ricocha deux fois à l’intérieur, puis la heurta à la tempe.


Elle reprit connaissance en gémissant comme une vieille personne. Sa tête lui faisait mal. Il faisait nuit noire au-dehors. Seules les explosions de lumière des lointains combats stellaires éclairaient de temps à autre, par les fissures de la pierre, l’intérieur de son abri. Elle porta les doigts à sa tempe et rencontra la traînée de sang séché le long de sa joue et de son cou.

Elle rampa à l’extérieur de l’abri, écarta quelques pierres qui jonchaient la plaine, s’assit quelques instants sur un rocher plat et pencha la tête en avant, résistant à l’envie de vomir.

Ses paquetages étaient à peu près intacts. Seule une gourde avait été éventrée. Elle retrouva son pistolet là où elle l’avait laissé tomber dans le petit espace, derrière l’abri, qui était resté protégé de l’éboulement. Le paysage autour d’elle évoquait le chaos de la fin du monde.

Elle fit une recherche sur son persoc. Il s’était écoulé moins d’une heure. Rien n’était venu, pendant qu’elle gisait inconsciente, lui trancher la gorge ou l’emporter au loin. Elle se tourna une dernière fois vers les remparts et les terrasses de la forteresse à présent invisible, rassembla ses sacs et reprit d’un bon pas le chemin jonché de cailloux insidieux.


Martin Silenus ne l’attendait pas à l’entrée de la cité morte quand elle y arriva après avoir fait le détour. Elle n’en fut pas exagérément surprise. Elle espérait cependant qu’il s’était simplement fatigué d’attendre et qu’il avait repris seul le chemin de la vallée.

La tentation de poser ses sacs et ses gourdes et de se reposer un peu sous prétexte de l’attendre était très forte. Mais elle y résista. L’automatique à la main, elle se contenta de faire le tour des rues de la cité morte. Les explosions de lumière dans le ciel suffisaient à la guider.

Le poète ne répondit pas à ses appels. Des centaines d’oiseaux aux ailes blanches, qu’elle était incapable d’identifier, s’envolaient à son approche. Elle entra dans le palais du roi Billy, cria le nom de Silenus au pied de chaque escalier, tira même un coup de pistolet, mais tout cela sans résultat. Il n’y avait aucun signe de Silenus. Elle traversa des cours intérieures aux murs chargés de plantes grimpantes, hurla mille fois son nom, à l’affût du moindre signe de sa présence. Elle passa, à un moment, devant une fontaine qui aurait pu être celle du récit du poète, devant laquelle le roi Billy le Triste avait disparu, emporté par le gritche, mais il y avait beaucoup de fontaines dans la Cité des Poètes, et elle ne pouvait pas avoir la certitude que c’était bien la même.

Elle pénétra jusque dans la salle à manger, sous le dôme aux carreaux cassés, mais tout était plongé dans l’obscurité. Elle entendit un bruit et se retourna vivement, le pistolet braqué. Ce n’était qu’une vieille feuille de papier que le vent faisait glisser sur le carrelage.

Elle soupira et quitta la cité en marchant d’un bon pas malgré la fatigue et le manque de sommeil. Ses appels sur le persoc étaient restés sans réponse. Elle n’en était pas surprise. Elle connaissait les effets des marées du temps sur les communications. Et le vent du soir avait effacé toutes les traces que Martin aurait pu laisser en regagnant la vallée.

Les tombeaux émettaient de nouveau un rayonnement lumineux visible du haut du col qui commandait l’entrée de la vallée. Ce n’était pas une lumière très forte, comparée aux éclairs qui descendaient des étoiles, mais chaque tombeau semblait se libérer ainsi de toute l’énergie accumulée durant la journée.

Elle cria pour avertir Sol et les autres qu’elle était de retour. Elle n’aurait pas refusé qu’on lui donne un coup de main, même s’il n’y avait plus que quelques centaines de mètres à parcourir. Elle avait la chemise et le dos en sang aux endroits où les courroies étaient entrées dans sa chair.

Personne ne répondit à ses appels.

L’épuisement l’envahit au moment où elle commençait à grimper lentement les marches du Sphinx. Elle déposa son chargement sur le sol de pierre et chercha sa lampe. Il faisait noir à l’intérieur. Les paquetages et les couchages des autres jonchaient le sol de la chambre où ils avaient dormi. Elle les appela de nouveau, attendit que l’écho retombe et balaya du rayon de sa lampe le sol et les murs. Rien n’avait changé. Ou plutôt…

Fermant les yeux, elle essaya de se rappeler l’endroit tel qu’il était exactement ce matin. Oui, il manquait quelque chose. C’était le cube de Möbius. L’étrange boîte à énergie laissée à bord du chariot à vent par Het Masteen n’était plus à sa place, dans le coin.

Elle haussa les épaules et ressortit.

Le gritche l’attendait. Il était juste devant la porte, plus grand qu’elle ne l’avait imaginé. Il la dominait.

Elle recula, étouffant un cri. Le pistolet qu’elle brandissait toujours dans sa main semblait minuscule et futile. Elle lâcha la lampe, qui roula par terre.

La créature la regardait en penchant la tête. Une lueur rubis pulsait au fond de ses yeux à facettes. La lumière venue d’en haut formait mille reflets sur sa carapace hérissée de piquants.

— Enfant de putain, lui dit Lamia sans élever la voix. Où sont-ils ? Qu’as-tu fait de Sol et du bébé ? Où sont tous les autres ?

La créature pencha la tête de l’autre côté. Ses traits n’étaient pas suffisamment humains pour qu’elle pût y lire une quelconque expression. Le langage du corps ne communiquait qu’une menace. Les doigts d’acier s’ouvraient et se refermaient comme des scalpels à la lame escamotable.

Lamia fit feu à quatre reprises en plein visage. Les lourds projectiles de 16 mm atteignirent leur cible et continuèrent leur trajectoire sifflante dans la nuit.

— Je ne suis pas venue ici pour mourir, créature métallique de mon cul, reprit Lamia en visant posément puis en tirant une douzaine de projectiles qui atteignirent tous leur but.

Des étincelles volèrent. Le gritche redressa la tête comme pour écouter un bruit lointain.

Puis il disparut.

Haletante, Lamia s’accroupit, pivota plusieurs fois sur elle-même, les bras tendus en avant. Mais il n’y avait plus rien. La vallée était éclairée par les étoiles, il y avait une accalmie dans le ciel. Les ombres étaient d’un noir d’encre, mais lointaines. Même le vent avait cessé.

Brawne Lamia retourna en titubant vers ses paquetages, et s’assit sur le plus gros. Elle laissa les battements de son cœur reprendre leur rythme normal. Il était intéressant de constater qu’elle n’avait pas eu peur – pas vraiment, mais elle ne pouvait pas nier la présence d’adrénaline dans son système.

Le pistolet à la main, une demi-douzaine de balles dans le magasin et la charge de propulsion encore forte, elle prit une gourde et but longuement.

Le gritche apparut à côté d’elle. Son arrivée avait été soudaine et silencieuse.

Elle laissa tomber la gourde, en essayant d’amener de l’autre côté le bras qui tenait le pistolet.

Elle aurait pu aussi bien faire ce mouvement au ralenti. Le gritche tendit le bras droit. Les lames de ses doigts, longues comme des aiguilles à repriser, captèrent la lumière. L’une d’elles se glissa derrière sa tête, trouva une certaine partie de son crâne et s’enfonça à l’intérieur sans la moindre sensation de friction, sans autre douleur que celle d’une pénétration glacée et anesthésiante.

23.

Le colonel Fedmahn Kassad avait franchi la porte en s’attendant à quelque chose d’étrange. Au lieu de cela, il ne trouva que l’insanité chorégraphiée de la guerre. Monéta l’avait précédé. Le gritche l’avait escorté, les lames de ses doigts enfoncées dans son avant-bras. Lorsque Kassad émergea de l’autre côté du rideau vibrant d’énergie, Monéta l’attendait et le gritche avait disparu.

Kassad reconnut immédiatement l’endroit où ils se trouvaient. La vue était celle que l’on avait du sommet de la montagne basse où Billy le Triste avait fait sculpter son effigie, près de deux siècles auparavant. L’étroit plateau qui formait le sommet du pic était vide, à l’exception des débris encore fumants d’une batterie défensive de missiles antispatiaux. D’après l’éclat vitrifié du granit et l’aspect du métal fondu encore bouillonnant par endroits, il supposait que la batterie avait été anéantie par un engin en orbite.

Monéta s’avança jusqu’au bord de la falaise, qui dominait, cinquante mètres plus bas, le front massif de Billy le Triste. Kassad la rejoignit. Le spectacle de la vallée, de la cité et du port spatial, dix kilomètres plus haut en direction de l’ouest, était suffisamment éloquent.

La capitale d’Hypérion était en flammes. La vieille ville, Jacktown, était une tempête de feu miniature. Une centaine de foyers secondaires s’éparpillaient dans les faubourgs et le long de l’autoroute du port spatial comme des balises lumineuses allumées à dessein. Même le fleuve Hoolie était en feu, et la nappe de pétrole enflammé se répandait rapidement en direction des anciens quais et entrepôts. Kassad aperçut le clocher d’une vieille église qui se dressait au-dessus du brasier. Il chercha l’emplacement de Chez Cicéron, mais la taverne était cachée par les flammes et la fumée qui venaient de l’amont du fleuve.

Les collines et la vallée formaient une masse en mouvement, comme une fourmilière saccagée d’un coup de botte. Kassad distingua les routes, couvertes d’un flot humain qui s’écoulait plus lentement qu’un vrai fleuve. Des dizaines de milliers de personnes évacuaient la zone des combats. Les éclairs de l’artillerie et des armes énergétiques couvraient tout l’horizon et illuminaient les nuages bas qui flottaient dans le ciel. Toutes les deux ou trois minutes, un engin volant – généralement un glisseur militaire ou un vaisseau de descente – surgissait du nuage de fumée qui entourait le port spatial, ou des collines boisées du nord et du sud. L’atmosphère se remplissait alors de traînées de lumière cohérente venues d’en haut comme d’en bas, et l’engin retombait en laissant derrière lui un sillage de fumée noire et de flammes orangées.

Des aéroglisseurs détalaient sur le fleuve comme des punaises d’eau, zigzaguant au milieu des épaves de bateaux, de barges ou autres glisseurs en flammes. Kassad remarqua que le seul pont qui franchissait le fleuve était détruit. Même sa chaussée et ses butées de pierre et de béton étaient la proie des flammes. Les lasers de combat et les rayons des claps trouaient la fumée ; les missiles antipersonnel étaient visibles sous la forme de taches blanches qui se déplaçaient plus vite que le regard ne pouvait les suivre, en laissant derrière elles des traînées miroitantes d’air superchaud. Sous les yeux mêmes de Monéta et de Kassad, une explosion souleva, aux abords du port spatial, un champignon de flammes.

Ce n’est pas nucléaire, pensa-t-il.

Non, répondit muettement Monéta.

La combinaison qui lui couvrait les yeux agissait comme une visière de la Force considérablement améliorée, et Kassad utilisa toute sa puissance pour observer une colline qui se trouvait à cinq kilomètres au nord-ouest, de l’autre côté du fleuve. Des marines de la Force étaient en train d’en investir le sommet. Certains s’étaient déjà laissés tomber à terre et se servaient de leurs charges creuses pour créer des tranchées individuelles. Leurs armures de combat étaient activées, les polymères de camouflage étaient parfaits. Les signatures thermiques étaient réduites au minimum, mais Kassad n’avait aucune difficulté à les voir. Il pouvait même distinguer les visages, s’il le voulait.

Les canaux de commandement tactique et les faisceaux étroits parvenaient à ses oreilles comme un chuchotement lointain. Il reconnut les exclamations excitées et les obscénités nonchalantes qui sont le propre des combattants depuis trop de générations humaines pour qu’on puisse les compter. Des milliers d’hommes avaient pris position autour du port spatial et des zones de rassemblement. Ils s’enterraient sur un cercle dont la circonférence était à vingt kilomètres de la cité. Les rayons de ce cercle étaient des zones de tir et des vecteurs de destruction totale soigneusement étudiés.

Ils se préparent pour une invasion.

Kassad ressentait l’effort de communication comme un peu plus qu’un message subvocal et un peu moins que de la télépathie.

Monéta leva un bras de vif-argent vers le ciel. Il y avait là un énorme nuage, à deux mille mètres d’altitude au moins, et il eut un choc en voyant sortir de là un point brillant, puis un autre, puis une douzaine et une centaine de vaisseaux qui plongeaient vers le sol. La plupart étaient camouflés par des polymères et par des champs de confinement codés accordés à leur environnement, mais Kassad, là aussi, les distinguait sans difficulté. Sous les polymères, les coques de métal gris portaient des marques discrètes dans la subtile calligraphie des Extros. Les plus gros appareils étaient, de toute évidence, des vaisseaux de descente. Leurs traînes de plasma bleu se voyaient nettement. Les autres descendaient lentement sous le miroitement de leurs champs de suspension. Kassad remarqua la taille et la forme ventrue de leurs cylindres d’invasion, remplis, pour certains, de matériel et d’artillerie, mais probablement vides pour beaucoup d’autres, et destinés à leurrer les défenses au sol.

Un instant plus tard, le plafond nuageux fut de nouveau rompu, et une grêle de plusieurs milliers de petits points s’abattit vers la surface. C’était l’infanterie extro qui tombait en chute libre parmi les cylindres et les vaisseaux de descente, attendant le dernier moment pour déployer ses champs de suspension et ses ailes portantes.

Quelle que soit son identité, le commandant de la Force avait de la poigne et de la discipline, aussi bien sur lui-même que sur ses hommes. Ses batteries au sol et les milliers de marines déployés autour de la cité ignorèrent les cibles faciles représentées par les cylindres et les vaisseaux de descente pour attendre que s’ouvrent les dispositifs de freinage des chuteurs. Certains n’entrèrent en action qu’un peu au-dessus de la cime des arbres. À cet instant, le ciel se remplit de milliers de rayons et de traînées de fumée tandis que les missiles explosaient partout et que les lasers trouaient la fumée.

Au premier coup d’œil, la riposte semblait dévastatrice et suffisante pour faire échouer n’importe quelle attaque. Mais une rapide évaluation visuelle indiqua à Kassad que quarante pour cent au moins des Extros avaient touché le sol indemnes, et c’était un taux acceptable pour une première vague d’assaut planétaire.

Un groupe de cinq chuteurs obliqua en direction de la montagne où Kassad se tenait avec Monéta. Des rayons partis du pied des collines en firent tomber deux en flammes. Un troisième, pris de panique, se laissa descendre en vrille pour éviter d’être abattu. Les deux derniers accrochèrent une brise venue de l’est, qui les envoya spiraler dans la forêt en contrebas.

Tous les sens de Kassad étaient maintenant en éveil. Il sentit l’odeur d’ionisation, de cordite et de propergol solide. La fumée et l’acide des explosifs au plasma lui dilataient les narines. Quelque part, dans la cité, des sirènes hululèrent tandis que des détonations d’armes individuelles et des crépitements d’arbres en feu montaient jusqu’à lui, portés par la brise légère. La radio et les canaux de communication sur faisceau étroit produisaient un incessant babillage. Les flammes embrasaient la vallée. Les lasers fouillaient les nuages de leurs faisceaux. Cinq cents mètres plus bas, là où la forêt laissait place à l’herbe des contreforts des collines, des escadrons de marines de l’Hégémonie étaient engagés dans une bataille au corps à corps avec des chuteurs extros. On entendait des cris. Fedmahn Kassad observait tout cela avec le même genre de fascination que celle qu’il avait ressentie lors de la stimsim de la charge de cavalerie française à Azincourt.

Ce n’est pas une simulation ?

Non, lui répondit Monéta.

Et c’est en train de se passer maintenant ?

Le fantôme de vif-argent qui se tenait à ses côtés pencha la tête.

Que signifie maintenant ?

Un moment contigu à notre… rencontre… dans la vallée des tombeaux.

Non.

Dans l’avenir, alors ?

Oui.

Un avenir proche ?

Oui. Cinq jours à partir du moment où tes amis et toi vous êtes arrivés dans la vallée.

Kassad secoua la tête, désorienté. S’il devait croire ce que disait Monéta, il aurait voyagé en avant dans le temps. Il vit les flammes se refléter sur son visage lorsqu’elle se tourna lentement vers lui pour demander :

Voudrais-tu participer à la bataille ?

La bataille contre les Extros ?

Il croisa les bras et regarda les combats avec une intensité renouvelée. Il avait eu un aperçu des étranges capacités de combat de sa combinaison de vif-argent. Il était probable qu’à lui tout seul il serait capable de changer l’issue de cette bataille, en détruisant, peut-être, les quelques milliers d’Extros qui avaient touché le sol.

Non, répondit-il muettement. Pas encore. Pas en ce moment.

Le Seigneur de la Douleur pense que tu es un bon guerrier.

Il se tourna pour la regarder de nouveau. Il était modérément curieux de savoir pourquoi elle attribuait au gritche un titre aussi solennel.

Le Seigneur de la Douleur peut aller se faire mettre, pensa-t-il. À moins qu’il ne veuille se battre avec moi.

Monéta demeura immobile et silencieuse durant un long moment. Elle ressemblait à une sculpture de lumière en haut d’un pic battu par les vents.

Tu te battrais vraiment contre lui ? demanda-t-elle enfin.

Je suis venu sur Hypérion pour le tuer. Et pour te tuer toi aussi. Je me battrai avec le premier de vous deux qui sera d’accord.

Tu crois toujours que je suis ton ennemie ?

Kassad se souvint de l’agression dont il avait été l’objet dans les Tombeaux. Il savait maintenant que c’était moins un viol que la réalisation de son propre vœu, de son propre désir inexprimé d’être de nouveau l’amant de cette impossible femme.

J’ignore ce que tu es au juste, pensa-t-il.

Au début, j’étais une victime, comme tant d’autres, émit Monéta, le regard tourné vers la vallée. Puis, dans notre avenir, j’ai compris pourquoi le Seigneur de la Douleur avait été forgé… et pourquoi il fallait qu’il soit forgé ainsi… et je suis devenue à la fois sa compagne et sa gardienne.

Sa gardienne ?

J’ai réglé les marées du temps, j’ai entretenu les machines, j’ai fait en sorte que le Seigneur de la Douleur ne se réveille pas avant son heure.

Tu le contrôles donc ?

Le pouls de Kassad s’était accéléré à cette pensée.

Non.

Par qui ou par quoi peut-il être contrôlé, dans ce cas ?

Seulement par celui ou celle qui triomphe de lui en combat individuel.

Qui a déjà triomphé de lui ?

Personne. Ni dans ton passé, ni dans ton avenir.

Combien ont essayé ?

Des millions.

Et ils ont tous péri ?

Ou pis.

Kassad prit une longue inspiration.

Sais-tu s’il acceptera que je le combatte ?

Tu le combattras.

Il exhala l’air bloqué dans ses poumons. Personne n’avait jamais vaincu le gritche. L’avenir de Kassad était le passé de Monéta. Elle avait vécu ici… Elle avait vu, comme lui, le terrible arbre aux épines. Comme lui, elle avait vu Martin Silenus empalé, se débattant, des années avant qu’il ne rencontre lui-même le poète.

Il tourna le dos aux combats qui continuaient de se dérouler dans la vallée en contrebas.

Pouvons-nous aller le trouver maintenant ? demanda-t-il. Je le défie en combat personnel.

Monéta le dévisagea un long moment en silence. Kassad vit son propre visage de vif-argent reflété sur le sien. Sans lui répondre, elle se tourna, fit un geste dans le vide et matérialisa une porte.

Kassad fit un pas en avant et la précéda de l’autre côté.

24.

Gladstone se distransporta directement à la Maison du Gouvernement et s’engouffra dans le Centre de Commandement Tactique avec Leigh Hunt et une demi-douzaine de collaborateurs dans son sillage. La salle était pleine à craquer. Morpurgo, Singh, Van Zeidt et une douzaine d’autres représentaient les militaires. La Présidente remarqua l’absence du jeune héros de la flotte, le commandant Lee. Presque tous les ministres du cabinet étaient là, y compris Allan Imoto, de la Défense, Garion Persov, de la Diplomatie, et Barbre Dan-Gyddis, de l’Économie. Plusieurs sénateurs arrivèrent en même temps qu’elle. Certains donnaient l’impression qu’on les avait tirés du lit. La « courbe du pouvoir », au sommet de la table de conférence ovale, était réservée aux sénateurs Kolchev, de Lusus, Richeau, du vecteur Renaissance, Roanquist, de Nordholm, Kakinuma, de Fuji, Sabenstorafem, de Sol Draconi Septem, et Peters, de Deneb Drei. Le président pro tempore Denzel Hiat-Amin avait une expression totalement égarée, son crâne chauve reflétant la lumière des spots du plafond, tandis que son jeune homologue de l’Assemblée de la Pangermie, le speaker Gibbons, était perché sur le bord de son siège, les mains sur les genoux, dans une attitude d’énergie difficilement contenue. Face au fauteuil vide de Gladstone siégeait la projection du conseiller Albedo. Tout le monde se leva à l’entrée de la Présidente. Elle prit place et fit signe à l’assistance de se rasseoir.

— Je veux une explication, dit-elle.

Le général Morpurgo se leva, et fit un signe de tête à un subordonné. Les lumières s’éteignirent tandis que des holos prenaient forme.

— Laissez tomber les préliminaires visuels ! lança Gladstone. Donnez-nous une explication !

Les holos pâlirent tandis que la lumière revenait. Morpurgo avait l’air accablé, légèrement hagard. Il regarda le pointeur lumineux qu’il tenait à la main, fronça les sourcils et le remit dans sa poche.

— Madame la Présidente, mesdames et messieurs les Sénateurs, ministres, président par intérim et speaker, commença-t-il d’une voix rauque, les Extros ont réussi à lancer une attaque surprise d’une ampleur dévastatrice. Leurs essaims menacent une demi-douzaine de mondes du Retz. Les…

Les réactions de la salle noyèrent le reste de ses paroles.

— Des mondes du Retz ! s’écrièrent plusieurs voix à la fois.

Des cris furent lancés par des politiciens, des ministres et des fonctionnaires de haut rang.

— Silence ! commanda Gladstone, et le brouhaha cessa aussitôt.

— Général, dit-elle d’une voix forte, vous nous aviez assuré que les forces hostiles se trouvaient au moins à cinq années de distance du Retz. Pourquoi et comment ce changement s’est-il produit ?

Morpurgo se tourna vers elle.

— Madame la Présidente, pour autant que nous puissions le dire dans l’état actuel de nos estimations, il semble que la totalité de leurs traînées de propulsion Hawking ait été constituée par des leurres. Les essaims ont coupé leurs propulseurs depuis des décennies, et se dirigeaient vers leurs objectifs à des vitesses infraluminiques…

De nouveau, un brouhaha excité noya ses paroles.

— Poursuivez, général, tonna Gladstone, et le brouhaha se calma comme par enchantement.

— À des vitesses infraluminiques, répéta Morpurgo. Certains de leurs essaims ont dû voyager ainsi depuis cinquante ans ou plus. Nous n’avions aucun moyen de les détecter dans ces conditions. Ce n’est la faute de…

— Quelles sont les planètes menacées, général ? demanda Gladstone d’une voix calme mais volontairement basse.

Morpurgo regarda dans le vide, comme s’il cherchait les affichages holos qui auraient dû s’y trouver. Puis il se tourna de nouveau vers la table, les poings serrés.

— Nos services de renseignements, d’après des observations de traînées de fusion suivies de signatures Hawking au moment où elles ont été découvertes, suggèrent que la première vague d’assaut arrivera aux abords d’Heaven’s Gate, du Bosquet de Dieu, de Mare Infinitus, d’Asquith, d’Ixion, de Tsingtao-Hsishuang Panna, d’Actéon, du monde de Barnard et de Tempe dans un délai de quinze à soixante-douze heures.

Cette fois-ci, il ne fallait pas tenter d’imposer silence à l’assistance déchaînée. Gladstone laissa les cris et les interpellations continuer plusieurs minutes avant de lever le bras pour essayer de se faire entendre.

Le sénateur Kolchev, debout, avait le poing dressé en direction de Morpurgo.

— Comment avons-nous pu en arriver là, général ? Vous nous aviez donné des assurances catégoriques !

Morpurgo répondit sans s’enflammer :

— C’est exact, monsieur le sénateur. Elles étaient fondées sur des informations erronées. Nous nous sommes trompés. J’ai l’intention de remettre ma démission à la Présidente dans l’heure qui vient. Les autres chefs d’état-major feront de même.

— Allez au diable avec votre démission ! hurla Kolchev. Nous risquons tous de finir pendus à un cadre de porte distrans avant la fin de cette séance. La question que nous vous posons, c’est qu’est-ce que vous faites pour contrer l’invasion ?

— Gabriel, lui dit Gladstone d’une voix douce, asseyez-vous, s’il vous plaît. C’est la question que j’allais poser. Général ? Amiral ? Je suppose que vous avez déjà pris des mesures pour assurer la défense de ces mondes ?

L’amiral Singh se leva et alla prendre place aux côtés de Morpurgo.

— H. Présidente, dit-il, nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir. Malheureusement, de tous les mondes menacés par la première vague, seul Asquith possède sur place un contingent de la Force. Les autres peuvent êtres rejoints par la flotte – ils ont tous des installations distrans –, mais nous ne pouvons pas envisager de diluer notre dispositif de défense à un tel point pour assurer la défense de chaque planète. Il est regrettable que… (Singh s’interrompit quelques instants, puis éleva la voix pour se faire entendre au-dessus du tumulte.) Il est regrettable, reprit-il, que le déploiement de nos réserves stratégiques pour renforcer la campagne d’Hypérion ait déjà commencé. Environ soixante pour cent des deux cents unités que nous avons affectées à ce redéploiement ont déjà été distransportées dans le système d’Hypérion ou sur les zones de rassemblement, loin de leurs secteurs défensifs avancés à la périphérie du Retz.

Meina Gladstone se frotta la joue. Elle s’aperçut qu’elle portait encore sa cape, bien que le col incognito fût baissé. Elle défit les attaches et laissa tomber le vêtement sur le dossier de son siège.

— Si je comprends bien, amiral, vous êtes en train de nous expliquer que ces mondes sont sans défense et qu’il est impossible d’y acheminer des vaisseaux dans un délai raisonnable. C’est bien cela ?

Singh se tenait au garde-à-vous, aussi raide qu’un condamné face à son peloton d’exécution.

— C’est exact, H. Présidente.

— Il y a bien quelque chose à faire ! s’écria-t-elle, couvrant le nouveau tumulte de sa voix puissante.

Morpurgo s’avança d’un pas.

— Nous nous servons actuellement de la matrice distrans civile pour acheminer le plus grand nombre possible de marines et d’hommes de troupe de la Force à la surface des mondes menacés. Ces renforts disposent d’une artillerie de campagne et de défenses air-espace.

Le ministre de la Défense, Imoto, se racla la gorge.

— En l’absence d’unités de la flotte, ces forces ne pèseront pas lourd, dit-il.

Gladstone jeta un regard à Morpurgo.

— C’est vrai, fit le général. Au mieux, elles fourniront une action d’arrière-garde pendant qu’une tentative d’évacuation sera entreprise.

— Une tentative d’évacuation ! hurla le sénateur Richeau en bondissant sur ses pieds. Vous nous avez affirmé hier, ici même, général, que l’évacuation de deux ou trois millions de civils à partir d’Hypérion était impraticable. Et vous prétendez maintenant pouvoir évacuer avec succès… (elle s’interrompit quelques secondes pour consulter son implant persoc) sept milliards de citoyens avant l’arrivée des forces d’invasion extros ?

— Je n’ai pas dit cela, fit Morpurgo. Nous sommes prêts à sacrifier des troupes pour sauver… une minorité de représentants officiels, de membres des Premières Familles et d’industriels dont le savoir-faire est nécessaire à la poursuite de notre effort de guerre. Mais…

— Général, coupa Gladstone, hier, cette assemblée vous a autorisé à transférer des troupes de renfort sur les unités en cours d’acheminement dans le système d’Hypérion. Cela représente-t-il un problème vis-à-vis du nouveau redéploiement ?

Le général Van Zeidt, du corps des marines, se leva à son tour.

— Oui, H. Présidente. Des troupes ont été distransportées à bord de nos unités d’acheminement dans l’heure qui a suivi la décision prise ici. Près des deux tiers des cent mille hommes affectés à cette mission ont été distransportés sur Hypérion à… (il consulta l’antique montre qu’il portait au poignet) 5 h#nbsp#30 standard, c’est-à-dire depuis une vingtaine de minutes. Il nous faudrait entre huit et quinze heures pour que ces troupes soient redirigées vers les zones de rassemblement du système d’Hypérion, puis réacheminées dans le Retz.

— Et vous disposez actuellement de combien d’hommes à l’intérieur du Retz ? demanda Gladstone en portant la phalange de son index droit à sa lèvre inférieure.

— Environ trente mille, H. Présidente, répondit Morpurgo après avoir pris une longue inspiration.

Le sénateur Kolchev abattit la paume de sa main sur la table.

— Nous avons donc dégarni le Retz, non seulement de toutes ses unités spatiales de défense, mais aussi de la plus grande partie de ses troupes !

Ce n’était pas une question. Morpurgo n’essaya pas d’y répondre. Le sénateur Feldstein, du monde de Barnard, se leva à son tour.

— H. Présidente, dit-elle, il faut avertir le plus rapidement possible ma planète et toutes celles qui ont été mentionnées. Si vous n’êtes pas prête à annoncer rapidement la nouvelle, je serai obligée de le faire moi-même.

Gladstone hocha la tête.

— Je diffuserai une déclaration publique à l’issue de cette réunion, Dorothy. Nous mettrons tous les médias à votre disposition pour faciliter le contact avec vos administrés.

— Les médias peuvent aller au diable ! s’écria la petite femme aux cheveux noirs. Je rentre sur ma planète dès que nous en aurons terminé avec cette assemblée. Quel que soit le sort qui attend le monde de Barnard, ma place est là-bas. Mesdames et messieurs, nous méritons tous d’être pendus à un cadre distrans si ce que l’on vient de nous annoncer est vrai.

Elle se rassit au milieu des murmures et des chuchotements.

Le speaker Gibbons se leva. Il attendit que le silence se fasse, puis parla d’une voix tendue.

— Général, vous avez fait état d’une première vague d’invasion. S’agit-il de l’une de vos prudentes formules militaires, ou possédez-vous des renseignements réels sur des vagues ultérieures ? Dans un tel cas, quels seraient les autres mondes du Retz qui se trouveraient menacés ?

Les mains de Morpurgo se crispèrent et se décrispèrent à plusieurs reprises. Il regarda, de nouveau, le vide, puis se tourna vers Gladstone.

— H. Présidente, me permettez-vous maintenant d’utiliser un diagramme ?

Gladstone hocha silencieusement la tête.

L’image holo était la même que celle qui avait été utilisée à l’École Militaire d’Olympus. L’Hégémonie était représentée par des symboles dorés. Les étoiles du Protectorat étaient en vert, et les vecteurs des essaims extros formaient des lignes rouges aux traînes bleues. Le déploiement de la flotte hégémonienne était indiqué en orange. La première chose qui frappait était que les vecteurs rouges avaient largement dévié de leur parcours initial, transperçant l’espace hégémonien comme des javelots à la pointe rougie de sang. Les points orange se concentraient maintenant autour du système d’Hypérion ou s’égrenaient le long des voies distrans comme des perles espacées sur un collier.

Quelques sénateurs qui possédaient une expérience militaire poussèrent des exclamations en voyant l’affichage.

— Les douze essaims dont nous connaissons l’existence, déclara Morpurgo d’une voix calme, semblent s’employer à envahir le Retz. Plusieurs se sont scindés en groupes de combat multiples. La deuxième vague, dont nous attendons l’arrivée cent à deux cent cinquante heures après l’attaque de la première vague sur ses objectifs, est représentée ici.

Il n’y avait plus aucun bruit dans la salle. Gladstone se demandait si les autres retenaient comme elle leur respiration.

— Les objectifs de cette deuxième vague, reprit Morpurgo, comprennent le système d’Hébron, situé à cent heures à partir du moment présent, le vecteur Renaissance, cent dix heures, Renaissance Minor, cent douze heures, Nordholm, cent vingt-sept heures, Alliance-Maui, cent trente heures, Thalia, cent quarante-trois heures, Deneb Drei et Deneb Vier, cent cinquante heures, Sol Draconi Septem, cent soixante-neuf heures, Freeholm, cent soixante-dix heures, la Nouvelle-Terre, cent quatre-vingt-treize heures, Fuji, deux cent quatre heures, La Nouvelle-Mecque, deux cent cinq heures, Pacem, Armaghast et Svoboda, deux cent vingt et une heures, Lusus, deux cent trente heures, et Tau Ceti Central, deux cent cinquante heures.

L’affichage holo disparut. Le silence se prolongea. Le général Morpurgo reprit la parole.

— Nous supposons que les essaims de la première vague se verront affecter des objectifs secondaires à l’issue de l’invasion initiale, mais les temps de transit sous propulsion Hawking entraîneront des déficits de temps allant de neuf semaines à trois ans en temps standard du Retz.

Il fit un pas en arrière et redressa les épaules, les doigts sur les coutures de son pantalon.

— Seigneur Dieu ! murmura quelqu’un, assis à quelques sièges de Gladstone.

La Présidente se frotta la lèvre inférieure. Dans le dessein de sauver l’humanité de ce qu’elle considérait comme une éternité d’esclavage – ou, pis, l’extinction pure et simple de l’espèce – elle avait ouvert la porte au loup alors que toute la famille se cachait à l’étage en se croyant en sécurité derrière des portes fermées. Mais le jour était arrivé où les loups s’engouffraient dans la maison par toutes les portes et toutes les fenêtres. Elle sourit presque devant ce juste retour des choses, et devant sa folie qui avait consisté à croire qu’elle pouvait déchaîner le chaos pour le contrôler ensuite.

— Premièrement, dit-elle d’une voix ferme, il n’y aura aucune démission, aucun mea culpa que je n’aie préalablement autorisé. Il est fort possible que ce gouvernement tombe et que les membres de ce cabinet – moi-même y compris – se retrouvent bientôt, comme l’a si bien dit Gabriel tout à l’heure, pendus à un cadre de porte distrans. En attendant, nous sommes le gouvernement de l’Hégémonie, et nous réagirons de la manière la plus appropriée par rapport aux évènements en cours.

« Deuxièmement, je retrouverai cette assemblée dans une heure, avec des représentants des autres commissions du Sénat, afin de préparer l’allocution que j’adresserai au Retz à 8 heures standard très précisément. Toutes vos suggestions seront alors les bienvenues.

« Troisièmement, j’ordonne dès à présent que les autorités de la Force ici présentes et aux quatre coins de l’Hégémonie fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour préserver et protéger partout la citoyenneté et la propriété du Retz et du Protectorat, et je les autorise à utiliser pour cela tous les moyens dont elles peuvent disposer. Général, amiral, je désire que toutes les troupes soient ramenées et distranslatées dans les régions menacées du Retz dans les dix heures qui viennent. Je ne veux pas savoir de quelle manière vous vous y prendrez, mais cela devra être fait.

« Quatrièmement, à l’issue de mon allocution, je convoquerai le Sénat et l’Assemblée de la Pangermie en session plénière. J’annoncerai alors que l’état de guerre existe entre l’Hégémonie et les nations extros. Gabriel, Dorothy, Tom, Eiko, vous tous, vous allez être très occupés dans les heures qui viennent. Préparez-vous à annoncer la nouvelle à vos mondes respectifs, mais faites-moi passer ce vote. Je veux le soutien unanime du Sénat. Speaker Gibbons, je ne puis vous demander rien d’autre que votre collaboration éclairée lors du débat de la Pangermie. Il est indispensable qu’il y ait un vote de l’Assemblée aujourd’hui avant midi. Nous ne voulons pas de surprises.

« Cinquièmement, nous procéderons, d’une manière ou d’une autre, à l’évacuation des citoyens menacés par la première vague. (Elle leva la main pour couper court aux protestations et aux explications des experts.) Nous évacuerons toutes les personnes que nous pourrons, dans le temps dont nous disposons. Messieurs les ministres Persov, Imoto, Dan-Gyddis et Crunnens créeront un comité interministériel de coordination chargé d’organiser cette évacuation. Ils devront me remettre un rapport détaillé, accompagné d’un calendrier précis, au plus tard aujourd’hui à 13 heures. La Force et le Bureau de la Sécurité du Retz superviseront les déplacements des populations et l’accès aux moyens distrans, afin d’assurer leur protection.

« Enfin, je voudrais voir chez moi le conseiller Albedo, le sénateur Kolchev et le speaker Gibbons dans trois minutes exactement. Quelqu’un a-t-il d’autres questions à poser ?

Des visages ébahis lui rendirent son regard. Elle se leva sans plus attendre.

— Bonne chance à tous, dit-elle. Travaillez vite. Ne faites rien qui soit de nature à répandre inutilement la panique. Et que Dieu protège l’Hégémonie.

Tournant les talons, elle quitta rapidement la salle.


Gladstone était à son bureau. Kolchev, Gibbons et Albedo étaient assis en face d’elle. L’atmosphère de crise, ressentie dans les activités à demi perçues derrière les portes, était accentuée par le long silence observé par Gladstone avant de prendre la parole. Sans quitter le conseiller Albedo des yeux, elle articula enfin :

— Vous nous avez trahis.

Le demi-sourire poli de la projection ne vacilla pas un seul instant.

— Pas du tout, H. Présidente.

— Dans ce cas, je vous donne une minute pour nous expliquer pourquoi le TechnoCentre et, en particulier, l’Assemblée consultative des IA ne nous ont jamais prédit cette invasion.

— Un mot suffira pour vous répondre, H. Présidente. Hypérion.

— Hypérion de merde ! s’écria Gladstone en abattant la main à plat sur l’antique bureau en une explosion de colère qui ne lui ressemblait guère. J’en ai marre, Albedo, d’entendre parler de variables impossibles à prendre en compte et du trou noir prédictif d’Hypérion. Ou bien le Centre est capable de nous aider à démêler les probabilités, ou bien il nous ment depuis cinq siècles. Lequel des deux ?

— L’Assemblée a prédit la guerre, H. Présidente, fit l’image aux cheveux gris. Nos conseillers ont expliqué en cercle restreint à votre groupe d’experts et à vous-même l’incertitude dans laquelle nous nous trouvions dès qu’Hypérion était impliquée.

— Foutaises, coupa Kolchev. Vos prédictions sont censées être infaillibles en ce qui concerne les tendances générales. Cette offensive a dû être préparée depuis des dizaines, peut-être des centaines d’années.

Albedo haussa les épaules.

— C’est bien possible, sénateur, mais il est également possible que la décision de votre gouvernement de déclencher la guerre dans le système d’Hypérion ait incité les Extros à précipiter l’application de leur plan. Nous vous avions mis en garde contre toute action concernant Hypérion.

Le speaker Gibbons se pencha en avant.

— C’est vous qui nous avez fourni les noms des individus qui devaient faire partie de ce prétendu pèlerinage gritchtèque.

Albedo ne haussa pas les épaules une nouvelle fois, mais sa projection continuait d’afficher une sérénité confiante.

— Vous nous aviez demandé de désigner les citoyens du Retz dont les requêtes au gritche seraient le plus susceptibles de changer l’issue de la guerre que nous avions prédite, répliqua-t-il.

Gladstone joignit le bout de ses doigts et se tapota le menton.

— Avez-vous pu déterminer, depuis, de quelle manière ces requêtes pourraient changer l’issue de la guerre… qui est en cours ?

— Non, répondit la projection.

— Conseiller Albedo, déclara d’une voix ferme la Présidente Meina Gladstone, je vous fais savoir dès à présent que nous envisageons, en tant que gouvernement de l’Hégémonie humaine, et en fonction des évènements qui pourront se produire ces prochains jours, de déclarer qu’un état de guerre existe entre l’entité connue sous le nom de TechnoCentre et nous. Vous êtes habilité, comme ambassadeur de facto de ladite entité, à rapporter ce fait aux autorités concernées.

Albedo eut un sourire. Il écarta les bras.

— H. Présidente, c’est sans doute une mauvaise plaisanterie due au choc de cette terrible nouvelle. Déclarer la guerre au TechnoCentre équivaudrait, pour un poisson, à déclarer la guerre à l’océan, ou bien, pour un conducteur de VEM, à s’en prendre à son véhicule parce qu’il vient d’apprendre qu’il y a eu un accident quelque part.

Gladstone ne sourit pas.

— J’avais autrefois un grand-père sur Patawpha, dit-elle lentement, avec un accent soudain plus épais. Un matin, il a logé six balles de pulsant dans le VEM familial, uniquement parce qu’il n’avait pas voulu démarrer. Vous pouvez vous retirer, Albedo.

L’image du conseiller vacilla une fraction de seconde et disparut. Ce départ abrupt pouvait être considéré soit comme une atteinte au protocole – la projection quittait habituellement la salle ou attendait que les autres la quittent avant de se désagréger –, soit comme un signe de désarroi de la part des intelligences du Centre qui contrôlaient l’image.

Gladstone se tourna vers Kolchev et Gibbons.

— Je ne vous retiendrai pas plus longtemps, messieurs, leur dit-elle. Mais j’insiste sur le fait que je compte sur votre soutien total lorsque la déclaration de guerre sera discutée, dans cinq heures.

— Vous l’aurez, déclara Gibbons.

Les deux hommes prirent congé. Les collaborateurs directs de la Présidente arrivèrent aussitôt par plusieurs portes et panneaux secrets, en la bombardant de questions ou en programmant leurs instructions sur leurs persocs. Gladstone leva la main pour leur imposer le silence.

— Où est Severn ? demanda-t-elle.

Comme personne ne semblait savoir de qui elle parlait, elle ajouta :

— Le poète… Le peintre, plutôt. Celui qui est en train de faire mon portrait.

Plusieurs collaborateurs s’entre-regardèrent, comme si leur Présidente avait soudain perdu les pédales.

— Il dort encore, répondit Leigh Hunt. Il a pris des somnifères, et personne n’a songé à le réveiller pour cette réunion.

— Je veux le voir ici dans vingt minutes au plus tard. Vous le mettrez au courant de tout ce qui s’est passé. Où est le commandant Lee ?

Niki Cardon, la jeune femme chargée des liaisons militaires, s’avança.

— Lee a été affecté, depuis hier soir, par Morpurgo et le chef du secteur naval de la Force, aux opérations de patrouille de la périphérie. Il passera une vingtaine d’années de notre temps à sauter d’un monde océanique à l’autre. En ce moment même, il se trouve au Centre de Communications Navales de la Force, sur Bressia, en attente d’un transport stellaire.

— Faites-le revenir immédiatement. Je veux qu’il soit promu au grade de contre-amiral ou à n’importe quel fichu grade qui nous permette de l’affecter ici, comme conseiller personnel de la Présidence, et non à la Maison du Gouvernement ou dans je ne sais quelle branche exécutive. Qu’on en fasse mon porte-serviette nucléaire, si nécessaire.

Elle contempla un moment, sans rien dire, le mur nu. Elle songeait à tous les mondes où elle était allée faire quelques pas, la nuit dernière. Le monde de Barnard, avec ses deux bâtiments universitaires et la lumière des réverbères qui brillait à travers le feuillage. Le Bosquet de Dieu, avec ses ballons captifs et ses zeplins qui flottaient à la rencontre de l’aube. Heaven’s Gate, avec son esplanade… Ils étaient tous sur la liste des objectifs de la première vague. Elle secoua la tête.

— Leigh, dit-elle, je voudrais que vous fassiez, avec Tarra et Brindenath, la première mouture des deux discours – celui que j’adresserai au Retz, et celui de la déclaration de guerre. Il me les faut dans quarante-cinq minutes. Que ce soit bref et sans équivoque. Voyez sous les rubriques Churchill et Strudensky dans vos fichiers. Réaliste mais exalté, optimiste mais tempéré par une amère résolution. Niki, il me faut une surveillance en temps réel de chaque mouvement accompli par les chefs d’état-major. Je veux mes propres cartes stratégiques, relayées sur mon implant. Top secret. Barbre, vous serez la continuation de ma diplomatie par d’autres moyens au Sénat. Allez là-bas, faites passer des notes, tirez sur les ficelles, faites chanter, cajolez autant que vous voudrez. Mais faites-leur prendre conscience qu’il serait moins dangereux pour eux d’aller affronter les Extros à mains nues que de me contrer dans les trois ou quatre prochains votes. Des questions ?

Elle attendit trois secondes, frappa dans ses mains et s’écria :

— Tous au travail, alors, les enfants !

Durant le bref intervalle de temps qui lui restait avant l’arrivée de la nouvelle vague de sénateurs, de ministres et de conseillers, elle se tourna vers le mur nu qui se trouvait derrière elle, leva l’index en direction du plafond, et secoua le bras.

Elle se retourna juste à temps pour accueillir la nouvelle fournée de personnalités.

25.

Sol, le consul, le père Duré et Het Masteen, ce dernier toujours inconscient, se trouvaient dans le premier Tombeau du Temps lorsqu’ils entendirent les coups de feu. Le consul sortit seul, lentement, avec prudence, mesurant sur ses appareils les effets des tempêtes anentropiques qui les avaient chassés au plus profond de la vallée.

— Tout va bien ! cria-t-il.

La pâle lueur de la lanterne de Sol éclairait le fond de la caverne, illuminant les trois visages blêmes et la forme emmitouflée du Templier.

— Les marées du temps se sont calmées, ajouta le consul. Vous pouvez venir.

Sol se leva. Le visage du bébé formait un ovale pâle au-dessous du sien.

— Vous êtes sûr que les détonations venaient de l’arme de Brawne ? demanda-t-il.

Le consul fit un geste vague englobant les ténèbres extérieures.

— Aucun de nous ne possède une arme de ce genre. Mais je vais sortir jeter un coup d’œil.

— Attendez, lui dit Sol. Je vous accompagne.

Le père Duré était à genoux aux côtés de Masteen.

— Allez-y, murmura-t-il. Je reste avec lui.

— L’un de nous reviendra voir si tout va bien dans quelques minutes, lui promit le consul.

La vallée luisait sous la faible luminescence des Tombeaux du Temps. Le vent du sud hurlait de manière sinistre, mais il soufflait plus haut, cette nuit, au-dessus des falaises, et les dunes n’étaient pas affectées. Sol suivit le consul sur le sentier tortueux qui descendait au fond de la vallée et obliquait ensuite vers le col. Quelques rafales rappelaient la violence des tempêtes précédentes, mais elles étaient de moins en moins nombreuses.

Là où le sentier commençait à s’élargir, Sol et le consul dépassèrent le champ de bataille à moitié vitrifié qui entourait le Monolithe de Cristal, dont la haute structure émettait un éclat laiteux reflété par les innombrables échardes qui jonchaient le lit de l’arroyo. Grimpant derrière le Tombeau de Jade à la phosphorescence pâle, ils obliquèrent dans la direction du Sphinx.

— Mon Dieu ! s’exclama Sol d’une voix rauque.

Il se précipita en avant, essayant de ne pas trop secouer le bébé dans son support. Il s’agenouilla devant la silhouette sombre qui gisait sur la dernière marche.

— Brawne ? demanda le consul en s’arrêtant deux marches plus bas, haletant.

— Oui.

Sol avait commencé à lui relever la tête. Il retira précipitamment sa main au contact de quelque chose de lisse et de tiède qui sortait du crâne.

— Elle est morte ?

Serrant la tête de sa fille contre sa poitrine, Sol chercha une pulsation au niveau de la carotide.

— Non, dit-il en prenant une profonde inspiration. Elle vit, mais elle est inconsciente. Donnez-moi un peu de lumière.

Il prit la lampe que lui tendait le consul et éclaira Lamia. Il suivit le cordon d’argent – peut-être « tentacule » correspondait-il mieux à la réalité, car cela avait un aspect de chair évoquant une origine organique – qui partait de l’orifice de dérivation neurale de son crâne pour pénétrer dans le Sphinx par la porte ouverte en haut des marches. Tout l’édifice irradiait une lumière brillante, plus brillante que celle des autres Tombeaux, mais l’entrée elle-même était plongée dans l’ombre.

— Qu’y a-t-il ? demanda le consul en s’approchant.

Il tendit la main pour toucher le cordon d’argent, et la retira aussi vivement que l’avait fait Sol.

— Mon Dieu ! C’est chaud !

— On dirait que c’est vivant, reconnut Sol.

Il était en train de frictionner les mains de Brawne. Il lui donna quelques tapes sur les joues pour essayer de la faire revenir à elle. Elle n’eut aucune réaction. Il suivit le cordon avec sa lampe, jusqu’à l’endroit où il se perdait dans l’entrée du Sphinx.

— Je ne crois pas qu’elle se soit attaché ça volontairement, dit-il.

— Le gritche, fit le consul.

Il se pencha plus près pour activer l’affichage des biomoniteurs sur le persoc du poignet de Brawne.

— Tout est normal, excepté les ondes cérébrales, murmura-t-il.

— Que disent-elles ?

— Elles disent qu’elle est morte. Mort cérébrale au moins. Aucune autre fonction supérieure en évidence.

Sol soupira. Il oscilla quelques instants d’avant en arrière sur ses talons.

— Il faut absolument que nous sachions où va ce câble, dit-il.

— On ne pourrait pas le débrancher de l’orifice de dérivation ?

— Regardez, lui dit Sol.

Il fit jouer le faisceau de la lampe sur la nuque de Brawne, soulevant une masse de boucles noires pour dégager l’orifice. Celui-ci, qui se présentait normalement sous la forme d’un petit disque de plaschair de quelques millimètres de large avec un embout de dix microns, donnait l’impression d’avoir fondu. La chair formait une crête rouge soudée à l’extrémité du câble.

— Il faudrait un chirurgien pour lui retirer ça, murmura le consul.

Il toucha prudemment la crête de chair. Brawne ne bougea pas. Il orienta le faisceau de sa lampe vers l’entrée du Sphinx.

— Restez avec elle, dit-il. Je vais voir où ça va.

— Servez-vous du communicateur, suggéra Sol.

Il ne se faisait cependant pas trop d’illusions sur l’efficacité de leurs moyens de liaison pendant les périodes d’activité des marées du temps.

Le consul hocha la tête. Il s’éloigna rapidement, avant que la peur ne le fasse changer d’avis.

Le serpent de chrome suivait le corridor principal. Il disparaissait après l’entrée de la pièce où les pèlerins avaient dormi la nuit précédente. Le consul jeta un coup d’œil à l’intérieur en passant. Sa lampe éclaira les couvertures et les paquetages qu’ils avaient laissés derrière eux dans leur précipitation.

Il suivit le câble au détour du couloir, dans le passage central qui donnait sur trois corridors secondaires. Il emprunta un plan incliné vers le haut, puis bifurqua de nouveau sur la droite, jusqu’au passage étroit qu’ils avaient baptisé « Allée du Pharaon » lors de leurs précédentes explorations. Il descendit alors une galerie étroite, où il lui fallut bientôt ramper, en prenant garde de ne pas toucher le tentacule de métal tiède comme de la chair. Il dut ensuite faire l’ascension d’une cheminée inclinée, qui débouchait sur une galerie qu’il ne se rappelait pas avoir visitée précédemment, et où les murs obliques et suintants se rapprochaient pour former une voûte étroite. La galerie descendait ensuite en pente abrupte. Il s’écorcha les mains et les genoux pour ralentir sa descente, et déboucha finalement dans un espace qui semblait bien plus long que le Sphinx vu de l’extérieur. Il était totalement perdu. Il ne pouvait compter que sur le câble pour lui faire retrouver son chemin.

— Sol ! cria-t-il.

Il doutait que le communicateur pût transmettre son appel à travers l’épaisseur des murs et l’obstacle des marées du temps, mais un murmure lui répondit aussitôt.

— Je suis là.

— J’ai suivi le cordon dans les profondeurs de ce foutu labyrinthe. Je me trouve dans une galerie que nous n’avions pas visitée avant. Elle a l’air très grande.

— Vous êtes arrivé à la fin du câble ?

— Oui, fit le consul en s’adossant à la paroi pour s’éponger le visage avec son mouchoir.

— Un nexus ? demanda Sol.

Il faisait allusion à l’un des innombrables terminaux de données où les citoyens du Retz pouvaient se brancher sur l’infosphère.

— Non. Cette chose s’enfonce directement dans la pierre. La galerie où je me trouve est un cul-de-sac. J’ai essayé de tirer sur le câble, mais il est aussi solidement attaché de ce côté-ci que de l’autre, au crâne de Brawne.

— Revenez, lui dit la voix lointaine de Sol sur un fond de parasites. Nous allons tenter de le sectionner de ce côté.

Dans les ténèbres moites de la galerie, le consul se sentit en proie, pour la première fois de sa vie, à une horrible claustrophobie. Il avait du mal à respirer, et il était sûr qu’il y avait une présence derrière lui, dans le noir, lui coupant son oxygène et toute retraite. Les battements précipités de son cœur étaient presque audibles dans l’étroit passage rocheux. Il se força à prendre plusieurs inspirations lentes, s’essuya de nouveau le visage, et fit refluer la panique.

— Cela pourrait la tuer, dit-il entre deux bouffées d’air haletantes.

Pas de réponse. Il essaya encore, mais quelque chose avait coupé le faible lien qui l’unissait à l’extérieur.

— J’arrive, dit-il dans l’instrument muet.

Il se retourna, éclaira les parois et le câble. Était-ce un reflet de lumière, ou le cordon avait-il bougé ?

Il reprit en rampant le chemin par où il était venu.


Ils avaient trouvé Het Masteen au coucher du soleil, quelques minutes avant la tempête anentropique. Le Templier s’avançait en titubant lorsque le consul, Sol et Duré l’avaient reconnu. Quand ils étaient arrivés jusqu’à lui, il avait perdu connaissance.

— Transportez-le à l’intérieur du Sphinx, leur dit Sol.

À ce moment-là, comme si c’était le soleil couchant qui en organisait la chorégraphie, les marées anentropiques se refermèrent sur eux comme un écœurant raz de marée familier. Les trois hommes tombèrent à genoux. Rachel se réveilla et poussa des glapissements aigus avec toute la vigueur d’un nouveau-né terrifié.

— Essayez de… gagner l’entrée… de la vallée, haleta le consul, portant Het Masteen sur ses épaules. Il faut… sortir de cette zone.

Ils dépassèrent le premier tombeau, le Sphinx, mais les marées du temps étaient devenues insupportables. Elles soufflaient sur eux comme un ouragan vertigineux. Ils parcoururent encore trente mètres, et furent incapables d’avancer plus longtemps. Ils s’écroulèrent sur leurs genoux et sur leurs mains. Het Masteen roula au milieu de la piste. Rachel avait cessé de gémir. Elle gigotait spasmodiquement.

— Retournons, souffla le père Duré. Nous étions… plus à l’abri dans la vallée.

Ils reprirent le chemin des Tombeaux du Temps, titubant sur la piste comme des ivrognes, chacun portant un fardeau trop précieux pour être abandonné. Ils s’abritèrent quelques instants à l’entrée du Sphinx, adossés à la pierre, pendant que la texture même de l’espace et du temps semblait se contracter et se gondoler autour d’eux. C’était comme si le monde avait été la surface d’un drapeau que quelqu’un avait déroulé d’un coup rageur. La réalité semblait miroiter et onduler, puis s’enrouler sur elle-même comme une haute vague qui se referme sur sa crête. Le consul déposa le Templier dans le creux d’un rocher et tomba à quatre pattes en haletant, les doigts crispés dans le sable.

— Le cube de Möbius, murmura Masteen en remuant à peine les lèvres, les yeux toujours fermés. Il nous faut le cube de Möbius.

— Merde ! réussit à dire le consul. Pourquoi, Masteen ? fit-il en secouant le Templier par les épaules. Pourquoi nous faut-il ce cube ?

Mais la tête de Het Masteen retomba mollement d’un côté, puis de l’autre. Il avait de nouveau perdu connaissance.

— Je vais le chercher, fit le père Duré.

Il avait l’air encore plus vieux et plus malade que d’habitude. Son visage et ses lèvres étaient d’une pâleur extrême. Le consul acquiesça d’un signe de tête, souleva le Templier sur ses épaules, aida Sol à se remettre debout, et descendit, en chancelant, le sentier de la vallée. Il sentit les ondulations des champs anentropiques diminuer d’intensité tandis qu’ils s’éloignaient du Sphinx.

Le père Duré gravit l’escalier du Sphinx et tituba devant l’entrée, en s’agrippant à la pierre comme un marin à une filière par une mer déchaînée. Le Sphinx, au-dessus de lui, semblait pencher, d’abord de trente degrés d’un côté, puis de cinquante de l’autre. Duré savait que la violence des champs anentropiques déformait ses perceptions, mais ce fut suffisant pour le faire tomber à genoux et vomir sur les dalles de pierre.

Les marées du temps se calmèrent un instant, comme la houle entre les assauts répétés des vagues. Duré se remit sur ses pieds, s’essuya la bouche du dos de la main, et s’avança péniblement vers l’entrée noire.

Il n’avait pas pensé à se munir d’une lampe. Il suivit le corridor en tâtonnant, épouvanté à l’idée que sa main allait rencontrer quelque chose de tiède et de vivant, ou qu’il allait se retrouver dans la chambre où il était revenu à la vie. Il allait peut-être trébucher sur son propre corps, encore tout fumant au sortir de la tombe. Il hurla, mais son cri se perdit dans le rugissement de tornade de son propre pouls tandis que les marées anentropiques revenaient en force.

La chambre qui leur avait servi de dortoir semblait plongée, elle aussi, dans cette terrible obscurité où ne filtre pas la moindre lueur, mais la vision de Duré s’était habituée au noir, et il se rendit compte que le cube de Möbius lui-même émettait une faible lumière et que ses voyants clignotaient.

Il traversa la chambre encombrée d’affaires abandonnées, et saisit le lourd cube à bras-le-corps, ressentant un soudain afflux d’adrénaline. Les documents enregistrés par le consul avaient parlé de cet artefact – c’était le mystérieux bagage transporté par Masteen durant le pèlerinage – comme d’une enceinte de confinement pouvant éventuellement contenir un erg, l’une de ces créatures à champ de force dont les Templiers se servaient pour propulser leurs vaisseaux-arbres. Duré n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle cet erg était devenu maintenant si important. Il souleva cependant la caisse, en l’entourant de ses bras comme si elle contenait un trésor, et reprit péniblement le chemin de l’extérieur, de l’escalier et de la vallée.

— Par ici ! appela le consul du premier des Trois Caveaux situés à la base de la falaise. C’est un peu plus tranquille !

Duré tituba sur le sentier, épuisé par son fardeau. Le consul sortit pour l’aider. Il y avait trente marches à grimper pour accéder au caveau.

L’intérieur était nettement plus calme. Duré sentait le flux et le reflux des marées anentropiques à l’entrée de la caverne ; mais au fond de celle-ci, là où la lumière froide des globes bioluminescents révélait des frises murales élaborées, l’atmosphère était presque normale. Le prêtre se laissa tomber par terre à côté de Sol Weintraub après avoir déposé le cube devant Het Masteen, qui avait les yeux ouverts mais ne disait pas un mot.

— Il vient de reprendre connaissance, chuchota Sol.

Les yeux noirs du bébé, grands ouverts, brillaient faiblement dans la pénombre. Le consul s’accroupit près du Templier.

— Pourquoi avons-nous besoin du cube, Masteen ? demanda-t-il. Pourquoi ?

Le regard du Templier demeurait fixé dans le vide, et ses paupières ne bougeaient pas.

— Notre allié, murmura-t-il. Notre seul allié contre le Seigneur de la Douleur…

Les syllabes étaient prononcées détachées, dans le dialecte précis du monde des Templiers.

— Notre allié, de quelle manière ? demanda Sol en saisissant dans ses mains crispées un coin de la robe de Masteen. Comment faut-il l’utiliser ? Et à quel moment ?

Le Templier semblait contempler quelque chose d’infiniment lointain tandis qu’il murmurait d’une voix rauque :

— Nous avions requis cet honneur… La Voix Authentique du Sequoia Sempervirens a été la première à contacter le cybride de récupération de la personnalité Keats… mais c’est moi qui ai eu le grand honneur d’être éclairé par la lumière du Muir. Et c’est l’Yggdrasill, mon Yggdrasill, qui a été offert en sacrifice expiatoire pour tous nos péchés contre le Muir.

Le Templier ferma les yeux. Un léger sourire se dessina, incongru, sur ses traits austères. Le consul se tourna vers Sol et Duré.

— Cela ressemble davantage à la terminologie gritchtèque qu’à celle des Templiers, dit-il.

— C’est peut-être un mélange des deux, suggéra Duré. On a connu des coalitions plus étranges dans l’histoire de la théologie.

Sol posa la main sur le front de Masteen, qu’il trouva brûlant de fièvre. Il chercha, dans leur dernier médipac, une compresse analgésique ou une pyrobande. Il hésita quand il en trouva une.

— J’ignore si les Templiers répondent aux normes médicales habituelles, dit-il. Je ne voudrais pas provoquer une allergie qui lui serait peut-être fatale.

Le consul prit la bande et l’appliqua autour du bras maigre du Templier.

— Ils ont le même métabolisme que nous, dit-il en se penchant à l’oreille de Masteen. Que s’est-il passé à bord du chariot à vent ? ajouta-t-il à l’adresse du Templier.

Ce dernier, le regard toujours dans le vague, se contenta de répéter :

— Chariot à vent ?

— Je ne comprends pas, chuchota le père Duré.

Sol le tira à l’écart par la manche pour lui expliquer :

— Masteen n’a pas raconté son histoire comme les autres pendant le pèlerinage. Il a disparu du chariot à vent le premier soir, en laissant ses bagages et le cube de Möbius. Il y avait partout des traces de sang.

— Que s’est-il passé à bord du chariot à vent ? répéta le consul.

Il secoua légèrement le Templier pour le forcer à lui prêter attention.

— Essayez de vous concentrer, Het Masteen, Voix de l’Arbre Authentique !

L’expression du Templier se modifia. Son regard perdit une partie de sa fixité. Ses traits vaguement asiatiques reprirent un aspect grave et familier.

— J’ai libéré l’élémental de son enceinte de confinement…

— Il veut parler de l’erg, murmura Sol à l’oreille du prêtre perplexe.

— … et je l’ai soumis grâce à la discipline mentale qui m’a été inculquée dans les Hautes Branches. Mais soudain, sans aucun avertissement, le Seigneur de la Douleur a fondu sur nous.

— Le gritche, murmura Sol, plus pour lui-même que pour le père Duré.

— Est-ce votre sang qui a été répandu là-bas ? demanda le consul au Templier.

— Du sang ? fit Masteen en rabattant son capuchon sur son front, peut-être pour dissimuler sa confusion. Non, ce n’était pas mon sang. Le Seigneur de la Douleur avait un… pénitent dans ses griffes. Il se débattait. Il essayait d’échapper aux pointes d’expiation…

— Et l’erg ? insista le consul. L’élémental ? Quel rôle devait-il jouer ? Était-il censé vous protéger du gritche ?

Le Templier fronça les sourcils et porta une main tremblante à son front.

— Il n’était pas prêt. Moi non plus, je n’étais pas prêt… Je l’ai remis dans son enceinte de confinement. Le Seigneur de la Douleur a posé la main sur mon épaule… J’étais… heureux… que mon expiation se fasse dans l’heure même du sacrifice de mon vaisseau-arbre.

Sol se pencha pour chuchoter à l’oreille de Duré :

— L’Yggdrasill a été détruit ce soir-là en orbite.

Het Masteen ferma les yeux.

— Je suis fatigué, murmura-t-il d’une voix faible.

Le consul le secoua de nouveau.

— Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici, Masteen ? Comment nous avez-vous rattrapés depuis la mer des Hautes Herbes ?

— Lorsque je me suis réveillé, j’étais parmi les Tombeaux du Temps, murmura le Templier sans rouvrir les yeux. Me suis réveillé là… Suis trop fatigué… Besoin de dormir…

— Laissez-le se reposer, fit le père Duré.

Le consul acquiesça. Il déplaça la tête du Templier pour qu’il soit dans une position plus confortable.

— Tout cela n’a aucun sens, murmura Sol lorsque les trois hommes se furent éloignés avec le bébé pour s’asseoir dans la pénombre où parvenaient les échos affaiblis des marées anentropiques de l’extérieur.

— Nous avons perdu un pèlerin, nous en gagnons un autre, fit le consul. Tout cela ressemble à un jeu bizarre dont les règles nous échappent.

Une heure plus tard, ils devaient entendre l’écho des détonations dans la vallée.


Sol et le consul se penchèrent sur le corps inanimé de Brawne Lamia.

— Il faudrait un laser pour sectionner ce truc, déclara Sol. Maintenant que Kassad n’est plus là, nous n’avons presque plus d’armes.

— Nous risquerions de la tuer en nous servant d’un laser, déclara le consul en prenant dans sa main le poignet de Brawne.

— À en croire le moniteur bio, elle est déjà morte.

— Non, répliqua le consul en secouant vigoureusement la tête. Quelque chose d’autre est en train de se produire. Cette créature doit vouloir extraire le cybride de Keats que porte Lamia. Quand elle aura fini, elle nous la rendra peut-être.

Sol leva son bébé à hauteur de ses épaules et regarda la vallée irradiée d’un éclat léger.

— C’est une situation insensée. Rien ne se passe comme nous l’avions prévu. Si seulement votre foutu vaisseau était ici… nous disposerions d’outils tranchants pour libérer éventuellement Lamia de cette… chose. Et Masteen et elle auraient au moins une chance de survivre avec les installations médicales de bord.

Le consul ne répondit pas. Ses yeux étaient fixés dans le vague. Au bout d’un long moment, il murmura :

— Restez avec elle, je reviens tout de suite.

Il se leva et disparut dans l’entrée noire du Sphinx. Cinq minutes plus tard, il fut de retour avec son grand sac de voyage. Il l’ouvrit et en sortit, de tout au fond, une sorte de descente de lit roulée qu’il étala sur la plus haute marche de pierre du Sphinx.

C’était un petit tapis ancien d’un peu moins de deux mètres de long et d’un peu plus d’un mètre de large. Les motifs complexes avaient perdu une grande partie de leurs couleurs au cours des siècles, mais les filaments de commande de vol brillaient encore comme de l’or dans la pénombre. Des câbles minces étaient reliés à une batterie d’alimentation que le consul entreprit de détacher.

— Mon Dieu ! murmura Sol.

Il se souvenait du récit du consul concernant la tragique histoire d’amour de sa grand-mère Siri avec le navigant Merin Aspic. Cette histoire d’amour avait été à l’origine du soulèvement d’Alliance-Maui contre l’autorité de l’Hégémonie et des deux années de guerre qui en avaient résulté. Merin Aspic était arrivé sur le Site n°1 grâce au tapis hawking que possédait son ami.

Le consul hocha la tête.

— C’est celui de Mike Osho, l’ami de mon grand-père Merin, dit-il. Siri l’avait laissé dans son tombeau pour qu’il le trouve quand il viendrait. Il me l’a donné lorsque j’étais enfant, juste avant la bataille de l’Archipel, où il est mort en même temps que nos rêves de liberté.

Sol passa la main sur l’antique objet.

— Dommage qu’il ne puisse pas voler ici.

— Qui vous dit qu’il ne le peut pas ? demanda le consul, surpris, en relevant la tête.

— Le champ magnétique d’Hypérion est au-dessous du seuil critique requis pour les véhicules EM, expliqua Sol. C’est la raison pour laquelle on n’utilise ici que des dirigeables et des glisseurs. C’est également pour cela que le Bénarès, qui était une ancienne barge de lévitation, a été reconverti en péniche fluviale.

Il s’interrompit soudain, en se sentant complètement idiot. Il venait de donner ces explications à un homme qui avait occupé durant onze années locales la fonction de consul de l’Hégémonie sur Hypérion.

— Mais je me trompe peut-être, dit-il piteusement.

Le consul lui sourit.

— Vous avez tout à fait raison en ce qui concerne les VEM classiques. Le rapport masse-portance est trop élevé. Mais le tapis hawking a surtout de la portance, et presque pas de masse. Je l’ai essayé plusieurs fois lorsque je vivais ici. Ce n’est pas l’idéal, mais cela marche, en principe, quand il n’y a qu’une seule personne dessus.

Sol regarda la vallée derrière lui, avec les masses luminescentes du Tombeau de Jade, de l’Obélisque et du Monolithe de Cristal. L’ombre de la falaise cachait l’accès aux Trois Caveaux. Il se demanda si le père Duré et Het Masteen étaient encore là, encore vivants.

— Vous envisagez d’aller chercher de l’aide ? demanda-t-il.

— Un seul d’entre nous peut y aller. Il ramènerait le vaisseau. Il pourrait tout au moins en reprendre possession et l’envoyer ici en mode automatique. Nous tirerons au sort pour savoir qui partira.

À son tour, Sol eut un sourire.

— Réfléchissez un peu, mon ami. Duré n’est pas en état de voyager. Il ne connaît pas le chemin, de toute manière. Quant à moi…

Il souleva la petite Rachel jusqu’à ce que le sommet de sa tête repose contre sa joue.

— Le voyage durerait peut-être plusieurs jours, reprit-il. Et je ne… Nous ne disposons pas de plusieurs jours. S’il y a quelque chose à faire pour elle, il faut rester ici pour qu’elle ait sa chance. Il n’y a que vous qui puissiez y aller.

Le consul soupira, mais ne discuta pas.

— Sans compter, reprit Sol, qu’il s’agit de votre vaisseau. Il n’y a que vous qui ayez une chance de passer outre à l’interdiction de Gladstone. Et vous connaissez bien le gouverneur général.

Le consul regarda vers l’est.

— Je me demande si Théo est toujours au pouvoir, murmura-t-il.

— Retournons faire part de notre plan au père Duré. Il faut également que je prenne un biberon dans mon sac, qui est resté là-bas. Rachel a faim.

Le consul roula le tapis, le remit dans son sac et baissa les yeux vers Brawne Lamia. Le câble obscène se perdait dans le noir.

— Vous croyez qu’elle s’en sortira ? demanda-t-il.

— Je demanderai à Paul d’apporter une couverture et de rester à son chevet pendant que nous transporterons notre deuxième invalide ici. Vous comptez partir ce soir ou demain matin ?

Le consul se frotta la joue d’un geste las.

— L’idée de traverser ces montagnes de nuit ne me plaît guère, mais nous n’avons plus beaucoup de temps. Je partirai dès que j’aurai rassemblé les quelques affaires dont j’ai besoin.

Sol hocha la tête. Il se tourna vers l’entrée de la vallée.

— J’aurais aimé que Brawne nous dise où est allé Silenus.

— Je tâcherai de le repérer en partant, répondit le consul en levant la tête vers les étoiles. Comptez entre trente-six et quarante heures pour retourner à Keats, plus quelques heures pour libérer le vaisseau. Je devrais être de retour ici dans deux jours standard au plus tard.

Sol hocha la tête. Le bébé s’était mis à pleurer, et il le berça doucement. Son expression lasse mais douce ne cachait pas ses doutes. Il posa la main sur l’épaule du consul.

— Il est normal d’essayer tout ce qui est en notre pouvoir, mon ami. Venez, nous allons informer le père Duré et voir si notre autre compagnon s’est réveillé. Nous mangerons ensemble. On dirait que Brawne Lamia nous a rapporté assez de vivres pour un dernier festin.

26.

Lorsque Brawne Lamia était enfant, que son père était sénateur et qu’ils avaient quitté Lusus, même si cela n’avait pas duré longtemps, pour connaître les splendeurs richement arborées du complexe résidentiel administratif de Tau Ceti Central, elle avait vu le vieux dessin animé bidim de Walt Disney, Peter Pan. Après avoir découvert le film, elle avait lu le livre, et les deux avaient dès lors occupé une place chérie dans son cœur.

Des mois durant, la petite fille de cinq ans avait attendu que Peter Pan vienne la chercher, une nuit, pour l’emporter avec lui. Elle laissait des messages sous les combles pour indiquer le chemin de sa chambre, et elle avait quitté la maison, un soir, pendant que ses parents dormaient, pour s’étendre sur la pelouse moëlleuse du Parc aux Daims et contempler le ciel gris laiteux de TC2 en rêvant au jeune garçon du Pays imaginaire qui l’emmènerait un jour très loin, jusqu’à la deuxième étoile sur la droite, à travers les astres, jusqu’au matin. Elle deviendrait sa compagne et la mère de tous les enfants perdus, la Némésis du méchant capitaine Crochet et, surtout, la nouvelle Wendy de Peter, l’amie chérie de tous les enfants qui ne grandiraient jamais.

Aujourd’hui, vingt ans plus tard, Peter Pan était finalement venu la chercher.


Lamia n’avait ressenti aucune douleur en dehors du déplacement rapide et glacé des griffes du gritche qui pénétraient sa dérivation neurale derrière l’oreille. Puis elle s’était sentie partir dans les airs.

Elle avait déjà volé à travers l’infoplan et l’infosphère. Seulement quelques semaines auparavant, elle avait survolé la matrice du TechnoCentre en compagnie de son cyberpunk favori, ce pauvre BB Surbringer, pour aider Johnny à reprendre sa personnalité cybride récupérée qui lui avait été volée. Ils avaient réussi à percer les défenses périphériques et à s’emparer de la personnalité, mais l’alarme avait été donnée, et BB avait trouvé la mort. Lamia s’était juré de ne plus jamais retourner dans l’infosphère.

C’était pourtant là qu’elle se trouvait maintenant.

L’expérience ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait connu auparavant avec les liaisons nodales ou les persocs. C’était plutôt de la stimsim, analogue à celle d’un holodrame en couleurs, avec polystéréo, véritablement comme si elle y était.

Peter Pan était finalement venu la chercher.

Elle prit de l’altitude au-dessus de l’orbe d’Hypérion, admirant au passage les canaux rudimentaires de communications hyperfréquences ou par faisceau étroit qui tenaient lieu, ici, d’infosphère embryonnaire. Elle n’essaya pas de s’y brancher, car elle préférait suivre le cordon ombilical orange qui grimpait, dans le ciel, en direction des vraies artères et avenues de l’infoplan.

L’espace d’Hypérion avait été envahi par la Force et par l’essaim extro, qui avaient apporté avec eux, chacun de son côté, tout leur réseau complexe d’infosphère. De son nouveau point de vue, Lamia pouvait maintenant contempler les mille strates informationnelles de la Force, qui se présentaient sous la forme d’un océan vert turbulent parcouru d’artères rouges d’informations protégées et de sphères mauves tournoyantes escortées de phages noirs qui étaient les IA de la Force. Ce pseudopode de la mégasphère du Retz était issu de l’espace, par l’intermédiaire des portes distrans noires et béantes des vaisseaux, et il suivait le train d’ondes des signaux qui se chevauchaient en une succession rapide, caractéristique, elle le savait, des salves de plusieurs émetteurs mégatrans fonctionnant simultanément.

Elle ralentit, s’immobilisant presque en vol stationnaire, hésitant soudain sur la voie à prendre. Son hésitation menaçait de rompre la magie du vol et de la précipiter comme une pierre vers le sol, qui se trouvait si loin au-dessous d’elle. Mais Peter Pan lui saisit le bras et lui redonna confiance.

Johnny !

Salut, Brawne.

L’image de son propre corps avait surgi à l’instant même où elle avait senti et reconnu celle de Johnny. C’était bien lui, tel qu’elle l’avait vu pour la dernière fois avant sa mort. C’était son client et amant, avec les mêmes pommettes osseuses, les mêmes yeux noisette, le même nez compact et les mêmes mâchoires solides. Ses boucles brunes tirant sur le roux lui descendaient jusqu’au col, et ses traits avaient la même intensité traduisant une force vitale hors du commun. Son sourire la faisait fondre comme au jour de leur première rencontre.

Johnny !

Elle le serra dans ses bras, et sentit physiquement ses larges mains autour de ses épaules tandis qu’ils continuaient de flotter dans l’éther, au-dessus de tout. Elle sentit ses seins s’écraser contre le torse de Johnny tandis qu’il lui rendait son étreinte avec une force surprenante pour quelqu’un de si frêle. Ils s’embrassèrent, et elle n’eut plus aucun doute sur la réalité de ce qu’elle était en train de vivre.

Elle flottait les bras tendus devant elle, les mains posées sur les épaules de Johnny. Leurs visages reflétaient les lueurs vertes et mauves du grand océan d’infosphère au-dessus d’eux.

Tout cela est réel ?

Elle perçut le son et les accents de sa propre voix avant même de savoir qu’elle avait eu cette pensée.

Oui. Tout est réel, aussi réel que peut l’être la matrice de l’infoplan. Nous nous trouvons à la lisière de la mégasphère, dans l’espace d’Hypérion.

La voix de Johnny avait toujours le même accent insaisissable, qu’elle trouvait si intriguant et si irritant par moments.

Que s’est-il passé exactement ?

Avec les mots, elle évoquait pour lui des images de la soudaine apparition du gritche, avec ses doigts en forme de scalpel qui l’avaient pénétrée.

Je sais, pensa Johnny en la serrant plus fort contre lui. Moi aussi, il m’a libéré de la boucle de Schrön. Il nous a projetés directement dans l’infosphère.

Cela veut dire que je suis morte, Johnny ?

Le visage de Johnny Keats se pencha vers elle en souriant. Il la secoua légèrement, l’embrassa tendrement et leur fit accomplir une rotation sur eux-mêmes pour qu’ils puissent admirer tous les deux le spectacle qui s’offrait au-dessus et au-dessous d’eux.

Non, Brawne. Tu n’es pas morte, bien que tu sois peut-être connectée à un support de vie un peu bizarre pendant que ton analogue de l’infosphère se promène ici avec moi.

Est-ce que tu es mort, toi, Johnny ?

Il lui sourit de nouveau.

Je ne le suis plus, bien que la vie dans une boucle de Schr6n ne soit pas aussi enthousiasmante qu’on le dit. J’avais plutôt l’impression de vivre les rêves de quelqu’un d’autre.

Moi, je rêvais de toi.

Johnny hocha la tête.

Je ne crois pas qu’il s’agissait de moi. Je rêvais les mêmes choses… Des conversations avec Meina Gladstone… Des aperçus des conseils de guerre de l’Hégémonie…

Exactement !

Il exerça une tendre pression sur sa main.

J’ai l’impression qu’ils ont réactivé un autre cybride de Keats, et que nous avons pu, d’une manière ou d’une autre, établir le contact à travers les années-lumière.

Un autre cybride ? Comment ça ? Tu as détruit l’original du TechnoCentre et libéré la personnalité…

Il haussa les épaules. Il portait une chemise plissée et un gilet de soie d’un style qu’elle n’avait jamais rencontré avant. Le flot de données qui traversait les avenues au-dessus d’eux tandis qu’ils se laissaient flotter projetait sur eux des éclats de lumière au néon.

Je me doutais bien qu’ils auraient des sauvegardes que BB et moi serions incapables de trouver dans notre incursion limitée à la périphérie du TechnoCentre. Mais cela n’a pas d’importance, Brawne. S’il existe une autre copie, il s’agit toujours de moi, et je ne peux pas croire que ce soit un ennemi. Viens, nous allons explorer les lieux.

Lamia hésita un instant tandis qu’il l’entraînait vers le haut.

Qu’y a-t-il à explorer ?

C’est une occasion pour nous d’essayer de comprendre ce qui se passe ici, Brawne. Une occasion de percer pas mal de mystères.

Elle perçut dans sa voix mentale une timidité inaccoutumée chez lui.

Je ne suis pas sûre de vouloir les percer, Johnny.

Il exécuta un mouvement de rotation sur lui-même pour lui faire face.

Cela ne ressemble pas à la détective que j’ai connue. Qu’est devenue la jeune femme qui ne supportait pas les secrets ?

Elle a traversé de rudes épreuves, Johnny. J’ai eu le temps de réfléchir à tout cela. Je me suis aperçue que ma vocation de détective venait, pour une large part, de ma réaction devant le suicide de mon père. Je n’ai pas renoncé à résoudre le mystère des circonstances de sa mort ; mais, entre-temps, beaucoup de gens ont été blessés dans la vie, toi y compris, mon amour.

Et tu as résolu le mystère ?

Hein ?

La mort de ton père.

Elle plissa le front en se tournant vers lui.

Je ne sais pas. Je ne crois pas.

Johnny pointa l’index en direction de la masse fluide de l’infosphère, qui affluait et refluait au-dessus d’eux.

Il y a des tas de réponses qui nous attendent là-haut, Brawne, si nous avons le courage d’aller les chercher.

Elle lui reprit la main.

Nous pourrions y trouver la mort.

Oui.

Elle s’immobilisa pour regarder Hypérion. La planète formait une courbe sombre parsemée de quelques poches isolées de données qui brillaient dans la nuit comme des feux de camp. Le vaste océan au-dessus d’eux bouillonnait et pulsait de lumière et de bruit. Brawne savait qu’il ne s’agissait que d’une petite extension de la mégasphère au-delà. Elle savait aussi – elle le sentait – que leurs analogues ressuscités de l’infoplan étaient maintenant capables d’aller dans des endroits dont aucun cow-boy cyberpunk n’avait jamais rêvé.

Avec Johnny pour guide, Brawne ne doutait pas que la mégasphère et le TechnoCentre lui fussent accessibles d’une manière qu’aucun humain n’avait jamais envisagée avant. Et cela lui faisait terriblement peur.

Mais elle était, enfin, avec son Peter Pan. Et le Pays imaginaire lui tendait les bras.

Très bien, Johnny. Qu’est-ce qu’on attend pour y aller ?

Ensemble, ils s’élevèrent dans la direction de la mégasphère.

27.

Le colonel Fedmahn Kassad suivit Monéta à travers le portail, et il se retrouva face à une vaste plaine lunaire où un monstrueux arbre aux épines se dressait sur trois mille mètres de haut dans un ciel rouge sang. Des silhouettes humaines se tordaient aux nombreuses branches, empalées aux épines. Les plus proches avaient un visage humain reconnaissable, aux traits déformés par la douleur. Les autres, amenuisées par la distance, formaient des grappes pâles.

Kassad cligna plusieurs fois des paupières et prit une profonde inspiration sous son masque de vif-argent. Il détourna la tête, arrachant son regard au spectacle obscène de l’arbre.

Ce qu’il avait pris pour une plaine lunaire était, en réalité, la surface d’Hypérion, à l’entrée de la vallée des Tombeaux du Temps. Mais cet Hypérion était terriblement changé. Les dunes étaient figées, déformées comme si elles avaient été vitrifiées par une horrible conflagration. Les roches et les parois des falaises s’étaient également fondues pour se solidifier ensuite sous l’aspect de glaciers de pierre pâle. Il n’y avait pas d’atmosphère. Le ciel était d’un noir sans nuances, comme à la surface des lunes sans atmosphère un peu partout. Le soleil n’était pas celui d’Hypérion. La lumière échappait à toute expérience humaine. Kassad leva les yeux, et les filtres visuels de sa combinaison se polarisèrent pour filtrer les terribles énergies qui remplissaient le ciel de striures rouge sang et de violentes corolles de lumière blanche.

Au-dessous de lui, la vallée semblait vibrer sous l’effet de secousses invisibles. Les Tombeaux du Temps émettaient leur propre lueur intérieure, sous la forme de froides pulsations d’énergie projetées dans la vallée à partir de chaque entrée, portail ou ouverture. Les tombeaux semblaient neufs, luisants et resplendissants.

Il savait que seule la combinaison lui permettait de respirer et de protéger son corps des morsures du froid lunaire qui avait remplacé la chaleur torride du désert. Il se tourna pour regarder Monéta, voulut formuler une question sensée, n’y parvint pas, et leva de nouveau les yeux vers l’arbre impossible.

Ses branches et ses épines semblaient faites du même acier chromé et de la même substance cartilagineuse que le gritche lui-même. Elles avaient le même aspect à la fois artificiel et horriblement organique. Le tronc devait faire deux ou trois cents mètres d’épaisseur à la base, mais les branches et les épines les plus courtes s’effilaient comme des scalpels en se ramifiant vers le ciel avec leurs sinistres fruits humains empalés.

Impossible que des humains traités de la sorte puissent vivre si longtemps. Doublement impossible qu’ils puissent survivre sans air, en dehors du temps et de l’espace. Mais ils survivaient, et ils souffraient. Kassad les voyait se tordre dans d’atroces douleurs. Et ils étaient tous en vie, sans exception.

Leurs souffrances collectives étaient perçues par Kassad sous la forme d’une énorme rumeur en deçà des fréquences audibles, comme une sourde corne de brume incessante, comme la musique de milliers de doigts malhabiles, retombant au hasard sur le clavier d’un orgue gigantesque pour jouer un hymne de douleur cacophonique. Leur torture était si palpable que Kassad fouillait du regard le ciel rouge comme si l’arbre était un bûcher ou une balise émettant des signaux de douleur visibles.

Mais les seules lueurs étaient celles des tombeaux dans l’obscurité lunaire.

Il augmenta la puissance d’amplification de sa combinaison et fouilla l’arbre branche par branche, rameau par rameau, épine par épine. Les humains qui s’y tordaient appartenaient aux deux sexes et à toutes les tranches d’âge. Ils portaient des vêtements et des coiffures qui s’étalaient sur des dizaines d’années de styles, sinon sur des siècles. Beaucoup de ces styles ne lui étaient pas familiers. Il supposait que certaines victimes devaient appartenir également à son futur. Il y en avait des milliers… des dizaines de milliers. Et tous les suppliciés étaient vivants.

Il se figea, observant une branche située à quatre cents mètres de la base de l’arbre, en un point éloigné du tronc. Sur une pique de trois mètres de long flottait une cape mauve qui lui rappelait quelque chose. La créature humaine qui la portait se débattait avec vigueur. Son visage se tourna vers Fedmahn Kassad, et il le reconnut.

C’était le poète Martin Silenus, empalé.

Kassad proféra un juron, les poings tellement serrés que les os de la main lui faisaient cruellement mal. Il chercha des yeux une arme, augmentant sa vision pour regarder à l’intérieur du Monolithe de Cristal. Mais il n’y avait rien non plus là-bas.

Il secoua la tête, réalisant que sa combinaison était une arme meilleure que toutes celles qu’il avait apportées sur Hypérion, et s’avança à grands pas vers l’arbre. Il ignorait comment il allait y grimper, mais il trouverait un moyen. Il ne savait pas s’il descendrait Silenus vivant, ni s’il parviendrait à descendre tous les suppliciés. Il comptait essayer quand même, ou bien alors mourir en essayant.

Ayant parcouru dix pas, il s’arrêta sur la courbe d’une dune vitrifiée. Le gritche se tenait à mi-distance entre l’arbre et lui.

Il se rendit compte que ses traits s’étaient figés en un rictus féroce sous le champ de force argenté de la combinaison. C’était le moment qu’il attendait depuis des années. Celui du combat singulier pour lequel il avait engagé son honneur et sa vie, vingt ans plus tôt, dans la cérémonie du Massada de la Force. Un duel de guerriers. Un affrontement destiné à protéger des innocents. Il accentua son rictus, raidit la main en forme de lame argentée et fit un pas en avant.

Kassad !

Il tourna la tête vers Monéta. La lumière ruisselait sur la surface de vif-argent de son corps nu. Elle avait l’index pointé dans la direction de la vallée.

Un deuxième gritche était en train d’émerger du tombeau appelé le Sphinx. Plus bas dans la vallée, un troisième sortit du Tombeau de Jade. La lumière crue faisait jouer des reflets sur les épines d’un quatrième gritche qui venait d’apparaître à l’entrée de l’Obélisque, à cinq cents mètres de là.

Kassad les ignora tous et se tourna vers celui qui gardait l’arbre.

Une centaine de gritches se tenaient maintenant entre l’arbre et lui. Il cligna des paupières, et cent autres apparurent sur sa gauche. Il regarda derrière lui. Toute une légion de gritches était massée sur les dunes glacées et parmi les rochers vitrifiés du désert. Ils étaient aussi impassibles que des statues.

Le colonel Kassad se frappa le genou du poing.

Merde !

Monéta surgit derrière lui. Leurs bras se touchèrent. Les combinaisons se mêlèrent, et il sentit la chaleur de son bras nu contre le sien. Elle se rapprocha encore, cuisse contre cuisse.

Je t’aime, Kassad.

Il contempla les courbes parfaites de son visage, ignorant la profusion de reflets de toutes les couleurs. Il s’efforça de se souvenir de leur première rencontre, dans les bois d’Azincourt. Ses yeux d’un vert profond, ses cheveux bruns coupés à la garçonne n’avaient jamais cessé de le hanter, de même que sa lèvre pleine et son goût de larmes salées lorsqu’il l’avait mordue sans le vouloir.

Il leva la main pour lui toucher la joue, et sentit la chaleur de sa peau sous la combinaison.

Si tu m’aimes, transmit-il, ne bouge pas d’ici.

Il se tourna alors vers le gritche. Poussant un cri qu’il était le seul à entendre dans le silence lunaire, un cri qui était à la fois un hurlement de révolte issu du passé profond de l’humanité, une clameur d’entraînement de l’École Militaire de la Force, un cri de karaté et un défi, il s’élança, à travers les dunes, vers l’arbre aux épines et le gritche qui le défendait.

Il y avait maintenant des milliers de gritches dans les collines et dans la vallée. Leurs serres cliquetèrent à l’unisson. La lumière formait des reflets sur des dizaines de milliers d’épines et de lames de scalpel.

Ignorant les autres gritches, Kassad se rua sur celui qu’il pensait avoir vu en premier. Au-dessus de la créature, des silhouettes humaines se tordaient dans la solitude de leurs souffrances.

Le gritche vers lequel il courait ouvrit les bras comme pour lui proposer l’accolade. De nouvelles lames courbes semblèrent sortir de leurs fourreaux secrets sur ses poignets, ses articulations et son torse.

Fedmahn Kassad parcourut en hurlant le reste de la distance.

28.

— Je ne devrais pas y aller, fit le consul.

Sol et lui venaient de transporter Het Masteen, toujours inconscient, du tombeau où il se trouvait jusqu’au Sphinx. Pendant ce temps, le père Duré veillait sur Brawne Lamia. Il était presque minuit. La vallée était faiblement éclairée par la lueur des tombeaux. Les ailes du Sphinx se découpaient sur la partie visible du ciel entre les falaises. Brawne était immobile, le câble obscène se perdait dans les ténèbres de la galerie.

Sol toucha l’épaule du consul.

— Nous en avons déjà discuté. Il faut que vous y alliez.

Le consul secoua la tête. Il caressa machinalement le vieux tapis hawking.

— Il pourrait peut-être emporter deux personnes. Duré et vous, vous parviendriez sans peine à l’endroit où le Bénarès est ancré.

Sol secoua la tête. Il berça doucement le bébé en lui tenant la nuque.

— Rachel n’a plus que deux jours. Ma place est ici.

Le consul regarda autour de lui. Une immense douleur se lisait dans ses yeux.

— La mienne aussi est ici. Le gritche va…

Le père Duré se pencha en avant. La lumière du tombeau derrière lui faisait jouer des reflets sur son front et sur ses pommettes osseuses.

— Si vous voulez rester ici, mon fils, c’est uniquement parce que vous cherchez à vous suicider. En ramenant votre vaisseau, vous aiderez Lamia et le Templier.

Le consul se frotta la joue. Il était extrêmement las.

— Il y a de la place pour vous sur le tapis, mon père.

Duré eut un sourire.

— Quel que soit le sort qui m’est destiné, je sais que c’est ici que je devrai l’affronter. J’attendrai votre retour avec les autres.

Le consul secoua de nouveau la tête. Il prit cependant place, les jambes croisées, sur le tapis, tirant son gros sac à côté de lui. Il compta les rations et les gourdes que Sol y avait rangées.

— Il y en a trop, dit-il. Ces provisions risquent de vous manquer.

— Nous en avons largement assez pour quatre jours, grâce à H. Lamia, répliqua le père Duré en souriant. Après cela, si nous sommes obligés de jeûner, ce ne sera pas nouveau pour moi.

— Mais si Kassad et Silenus reviennent ?

— Il y aura assez d’eau pour tout le monde. Et rien ne nous empêche de retourner chercher des rations à la forteresse, en cas de besoin.

Le consul soupira.

— Très bien, dit-il.

Il manipula les fils de commande appropriés, et les deux mètres de tapis se raidirent et se soulevèrent de dix centimètres au-dessus de la roche. S’il y avait une modulation dans les champs magnétiques incertains, elle n’était pas discernable.

— Vous allez avoir besoin d’oxygène pour la traversée des montagnes, lui dit Sol.

Le consul tira le masque à osmose de son paquetage.

Sol lui tendit le pistolet automatique de Lamia.

— Je ne peux pas…

— Vous savez bien qu’il ne nous sert à rien contre le gritche, murmura le vieil érudit. Mais il vous permettra peut-être d’arriver entier à Keats.

Le consul hocha la tête et rangea l’arme dans son sac. Il serra la main du prêtre, puis celle de Sol. Les petits doigts de Rachel lui frôlèrent le bras.

— Bonne chance, lui souhaita Duré. Que Dieu vous accompagne.

Le consul inclina la tête, tira sur les fils de commande et se pencha en avant tandis que le tapis hawking grimpait de cinq mètres, oscillant à peine, et glissait en avant comme sur des rails invisibles.


Il inclina le tapis sur la droite à l’entrée de la vallée, passa à dix mètres au-dessus des dunes, puis vira sur la gauche, en direction des terres désertiques. Les quatre silhouettes, deux debout et deux couchées, en haut de l’escalier du Sphinx, paraissaient minuscules. Il ne distinguait même pas le bébé dans les bras de Sol.

Comme prévu, il se dirigea d’abord vers l’ouest, où se trouvait la Cité des Poètes, dans l’espoir de repérer Martin Silenus. Son intuition lui disait que leur irascible compagnon avait dû faire un détour par là. Les lumières des combats dans le ciel étaient un peu moins fréquentes, et le consul fut obligé de descendre à une vingtaine de mètres pour explorer les zones d’ombre parmi les tours et les dômes en ruine de la cité. Mais il ne vit aucun signe de présence du poète. Si Brawne et lui étaient passés par là, même les traces de leurs pas avaient été effacées par les vents de la nuit qui faisaient maintenant voler les cheveux clairsemés du consul et claquer ses vêtements.

Il faisait froid à cette altitude. Le tapis hawking était agité de vibrations et de trépidations tandis qu’il traversait des lignes de forces instables. Entre le champ magnétique sournois d’Hypérion et l’âge des commandes de vol EM, il y avait de fortes chances pour que le tapis dégringole avant qu’il ne soit en vue de la capitale.

Il cria plusieurs fois le nom de Martin Silenus, mais n’eut aucune autre réponse que l’envol affolé des colombes qui nichaient sous le dôme fracassé de l’une des anciennes galeries marchandes. Il secoua la tête et vira vers le sud, en direction de la Chaîne Bridée.

Par son grand-père Merin, le consul connaissait l’histoire du tapis hawking qu’il montait. C’était l’un des premiers qu’avait fabriqués Vladimir Cholokov, maître lépidoptériste et ingénieur systèmes EM renommé dans le Retz tout entier. Cette pièce était peut-être celle-là même qu’il avait offerte à sa jeune nièce. L’amour qu’il lui portait était devenu légendaire, de même que le fait que la jeune fille avait dédaigné son présent.

D’autres, cependant, avaient adoré cette idée. Il avait fallu bientôt interdire les tapis hawking sur les mondes où l’on voulait maintenir une réglementation efficace de la circulation aérienne. Mais ils étaient toujours utilisés sur les planètes coloniales, et c’était ce tapis qui avait permis au grand-père du consul de rencontrer sa grand-mère Siri sur Alliance-Maui.

Il leva les yeux pour voir les premiers pics montagneux. En dix minutes de vol, il avait déjà traversé un espace qu’ils avaient mis deux heures à parcourir à pied. Les autres lui avaient demandé de ne pas s’arrêter à la forteresse de Chronos pour y chercher Silenus. S’il était arrivé là-bas quelque chose au poète, le consul pourrait y subir le même sort avant que son voyage n’eût commencé. Il se contenta donc de survoler les bâtiments qui surplombaient le vide de deux cents mètres, et d’opérer un passage tout près de la terrasse d’où ils avaient contemplé la vallée, trois jours plus tôt.

Il cria de nouveau le nom du poète, mais seul l’écho lui répondit, répercuté dans les corridors noirs et les salles de banquet de la forteresse. Il s’agrippait fermement aux bords du tapis, se sentant vulnérable à cause de la proximité des falaises. Il poussa un soupir de soulagement quand il laissa la forteresse derrière lui pour gagner de l’altitude en direction des cols où la neige brillait sous la clarté des étoiles.

Il suivit les câbles du téléphérique reliant à travers le vide des pics qui culminaient à neuf mille mètres d’altitude. Le froid était vif, et le consul se félicita d’avoir pris le manteau chauffant de rechange que lui avait donné Kassad. Il faisait très attention de ne pas exposer ses mains ni ses joues à l’air libre. Le gel du masque à osmose lui couvrait le visage comme un symbiote affamé, happant le peu d’oxygène que l’atmosphère raréfiée pouvait fournir.

C’était cependant suffisant. Il respirait par petites gorgées très lentes tout en volant à une dizaine de mètres au-dessus des câbles enrobés de glace. Aucune cabine de téléphérique n’était en vue. La sensation d’isolement, au-dessus des pics nus, des glaciers et des vallées plongées dans l’ombre, était à la limite du supportable. Le consul était cependant heureux d’avoir entrepris ce voyage, qui lui permettait d’admirer, peut-être pour la dernière fois, la terrible beauté d’Hypérion, que ne gâtait ici ni la menace du gritche ni celle de l’invasion extro.

Le téléphérique avait mis douze heures pour traverser les montagnes du sud au nord. Malgré la faible vitesse du tapis hawking, qui n’évoluait guère à plus de vingt kilomètres à l’heure, le consul accomplit le voyage en six heures. Il survolait encore les sommets lorsque le soleil se leva. Il se réveilla en sursaut, réalisant avec effroi qu’il s’était endormi, perdu dans ses rêves, alors que le tapis se dirigeait vers un pic qui dépassait d’au moins cinq mètres son altitude de vol. Il distinguait, cinquante mètres plus loin, les champs de neige et les rochers. Un oiseau noir de trois mètres d’envergure, un de ceux que les autochtones appelaient des augures, quitta son perchoir de glace et décrivit des courbes dans l’air raréfié, observant le consul de ses yeux noirs et ronds. Ce dernier sentit soudain que quelque chose lâchait dans les commandes de vol du tapis. Il perdit trente mètres avant de pouvoir le redresser.

Agrippant les bords du tapis de ses doigts blêmes, il se félicita d’avoir attaché le sac à sa ceinture. Autrement, il l’aurait perdu dans un glacier.

Il ne voyait plus les câbles du téléphérique. Le tapis avait dérivé pendant qu’il dormait. Il connut un instant de panique, décrivant plusieurs cercles, essayant de trouver un passage entre les pics qui l’entouraient comme des dents pointues. Puis il aperçut les reflets dorés de la lumière du matin sur les pentes qui s’étendaient devant lui et sur sa droite, les ombres qui séparaient les glaciers, la toundra derrière lui et sur sa gauche, et il sut qu’il était toujours sur le bon chemin. Derrière cette dernière ligne de pics devaient se trouver les contreforts des montagnes du sud. Et, plus loin…

Le tapis hawking sembla hésiter tandis que le consul actionnait ses commandes de vol pour lui faire reprendre de l’altitude. Il obéit, comme à contrecœur, par paliers, dépassant le pic de neuf mille mètres au-dessous duquel les montagnes semblaient réduites à la taille de vulgaires collines à trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Puis il redescendit, soulagé.

Il retrouva les câbles de téléphérique, luisant au soleil, à huit kilomètres au sud de l’endroit où il avait quitté la Chaîne Bridée. Les cabines étaient sagement rangées dans la station. Plus bas, les bâtiments espacés du village de Repos du Pèlerin semblaient aussi abandonnés qu’à son dernier passage, quelques jours auparavant. Il n’y avait aucune trace du chariot à vent qu’ils avaient laissé amarré à un quai, non loin des hauts-fonds de la mer des Hautes Herbes.

Le consul se posa non loin du quai, désactiva le tapis hawking et s’étira les jambes avant de rouler l’engin pour le ranger. Il trouva des toilettes dans l’un des bâtiments abandonnés du port. Lorsqu’il en ressortit, le soleil était déjà sur les contreforts des collines, effaçant les ombres. La mer des Hautes Herbes s’étendait à perte de vue au sud et à l’ouest, formant une plaine verdoyante que troublaient de temps à autre des rafales de vent qui la faisaient ondoyer, révélant les tiges rousses et outremer des profondeurs en un mouvement qui ressemblait tellement à celui d’une vague que l’on s’attendait à voir des moutons, et des poissons en train de sauter.

Il n’y avait ni moutons ni poissons dans la mer des Hautes Herbes, mais des serpents de vingt mètres de long ; et si le tapis tombait en panne, il ne ferait pas bon tenter un atterrissage de fortune.

Il déroula le tapis, posa son sac à l’arrière, et activa les commandes de vol. Il demeura à faible altitude, pas plus de vingt-cinq mètres, mais pas trop bas non plus, de peur qu’un serpent ne le prenne pour quelque oiseau appétissant. Le chariot à vent avait mis un peu moins d’un jour pour traverser cette mer, mais il avait souvent tiré des bords en raison des vents qui soufflaient fréquemment du nord-est. Le consul était sûr de pouvoir faire le voyage en moins de quinze heures. Il tira sur les fils de commande à l’avant, et le tapis prit un peu plus de vitesse.

Vingt minutes plus tard, les sommets montagneux étaient loin derrière lui, et les collines se perdaient dans la brume. Encore une heure, et les pics commencèrent à s’amenuiser, à moitié cachés par la courbure de la planète. Deux heures après, le consul ne distinguait plus que les hauts sommets, à peine visibles à travers la brume.

La mer des Hautes Herbes l’entourait maintenant de toutes parts, inchangée à l’exception des creux et des sillons sensuels causés par les coups de vent occasionnels. Il faisait beaucoup plus chaud ici que sur les hauts plateaux du nord de la Chaîne Bridée. Le consul ôta son manteau chauffant, puis sa veste, puis son sweater. Le soleil avait une intensité surprenante pour ces latitudes élevées. Il fouilla son sac, y trouva le tricorne froissé qu’il avait porté avec tant d’aplomb deux jours plus tôt, et l’enfonça sur son crâne pour se donner un peu d’ombre. Son front et son crâne à moitié chauve étaient déjà brûlés par le soleil.

Au bout de quatre heures de vol, il prit son premier repas du voyage. Il mordit de bon cœur dans ses insipides rations de protéines, comme si c’était un filet mignon. L’eau constituait la meilleure partie du festin, et il dut faire un effort pour ne pas vider toutes les gourdes en une monstrueuse beuverie.

La mer des Hautes Herbes s’étendait partout à perte de vue. Plusieurs fois, le consul s’endormit, et se réveilla en sursaut avec la sensation de tomber en chute libre. Il aurait dû s’attacher avec la corde qui se trouvait dans son sac, mais il ne voulait pas se poser pour le faire. Les herbes étaient acérées comme des lames, et plus hautes que lui. Bien qu’il n’eût encore aperçu aucun sillage caractéristique en forme de V, il n’avait aucun moyen de savoir si quelque serpent ne l’attendait pas en bas.

Il se demandait où avait pu passer le chariot à vent. Le véhicule était entièrement automatisé, et programmé, en principe, par l’Église gritchtèque, qui avait organisé le pèlerinage. Quelles autres tâches le chariot aurait-il bien pu avoir à accomplir ?

Il secoua la tête, redressa les épaules et se pinça la joue. Il se rendait compte qu’il dormait par à-coups tout en pensant au chariot à vent. Quinze heures de voyage, cela ne lui avait pas semblé beaucoup quand il en avait parlé dans la vallée des Tombeaux du Temps. Mais lorsqu’il consulta son persoc, il vit que cinq heures à peine s’étaient écoulées depuis son départ.

Il grimpa à deux cents mètres pour examiner soigneusement les herbes à la recherche d’un serpent, n’en trouva pas et descendit à cinq mètres pour laisser flotter le tapis en vol stationnaire. Sans faire de mouvements brusques, il sortit la corde de son sac, fit un nœud coulant, se pencha vers l’avant du tapis et enroula plusieurs fois la corde autour de celui-ci, en laissant assez de jeu pour se glisser dans la boucle avant de resserrer le nœud.

Si le tapis tombait, ses précautions n’auraient servi à rien. Mais le contact de la corde dans son dos lui donnait un sentiment de sécurité dont il avait besoin. Il se pencha pour tirer sur les fils de commande, s’éleva jusqu’à quarante mètres et posa la joue sur les fibres rêches et chauffées par le soleil. Il était en train de prendre un terrible coup de soleil aux avant-bras, mais il était trop fatigué pour se redresser et baisser ses manches.

La brise était en train de se lever. Il entendit un bruissement sourd dans les herbes, produit par le vent ou par quelque chose qui glissait.

Il avait trop sommeil pour s’en préoccuper. Il ferma les yeux, et s’endormit en moins de trente secondes.


Il rêva de chez lui, de sa planète natale d’Alliance-Maui. Et son rêve était rempli de couleurs : celle du ciel bleu infini, celles de l’immensité des mers du Sud ; celles des hauts-fonds équatoriaux, où l’outremer devenait émeraude ; celles des îles mobiles, aussi, avec leurs rouge orchidée, leurs jaunes et leurs verts étonnants, tandis qu’elles se laissaient guider vers le nord par les dauphins. Mais les dauphins avaient disparu depuis l’invasion de l’Hégémonie, durant l’enfance du consul. Cela ne les empêchait pas d’être bien vivants dans son rêve. Ils faisaient de grands bonds dans l’eau, et leur peau irisée jetait mille reflets dans l’air limpide.

Dans son rêve, le consul était un enfant. Il se tenait au sommet de la maison-arbre familiale de l’île de la Première Famille. Sa grand-mère Siri était auprès de lui. Ce n’était pas la grande dame à la prestance royale qu’il avait connue, mais la belle jeune fille que son grand-père Merin avait rencontrée et dont il était tombé amoureux. Les voiles des arbres battaient sous l’action des vents du sud qui venaient de se lever et qui poussaient devant eux le troupeau d’îles mobiles, en une formation précise, à travers les canaux bleus séparant les hauts-fonds. Au nord, à l’horizon, il apercevait les premières îles de l’archipel Équatorial qui se découpaient, vertes et impérissables, contre le ciel du soir.

Siri lui toucha l’épaule et pointa l’index en direction de l’ouest.

Les îles étaient en flammes, en train de sombrer. Leurs racines de quille se tordaient de douleur impuissante. Les dauphins guides avaient disparu. Le ciel crachait une pluie de feu. Le consul identifia des rayons d’un milliard de volts, qui brûlaient l’atmosphère et laissaient sur la rétine des taches rémanentes bleu-gris. Des explosions sous-marines illuminaient les océans, projetant dans les airs des milliers de poissons et de fragiles créatures marines qui se tordaient dans leur agonie.

— Pourquoi ? demanda sa grand-mère Siri avec la voix douce d’une adolescente.

Le consul s’efforça de lui répondre, mais il n’y parvint pas. Les larmes l’aveuglaient. Il voulut lui prendre la main, mais elle n’était plus là, et l’idée qu’elle était partie, qu’il ne pourrait plus jamais racheter ses péchés, lui faisait tellement mal qu’il n’arrivait plus à respirer. L’émotion lui nouait la gorge. Puis il se rendit compte que c’était la fumée qui lui brûlait les yeux et lui envahissait les poumons. L’île familiale était en flammes.

L’enfant qui était le consul tituba dans l’obscurité bleutée, cherchant à l’aveuglette une main qui prendrait la sienne pour le réconforter.

Une main se referma sur sa main. Mais ce n’était pas celle de Siri. Elle était dure, incroyablement dure quand elle le serra. Et ses doigts étaient des lames acérées.


Le consul se réveilla, haletant.

Il faisait nuit. Il avait dû dormir au moins sept heures. Luttant pour se redresser malgré la corde qui le maintenait, il consulta l’écran lumineux de son persoc.

Douze heures. Il avait dormi douze heures d’affilée.

Chaque muscle de son corps lui faisait mal tandis qu’il se penchait pour regarder au-dessous de lui. Le tapis hawking se maintenait à l’altitude de quarante mètres au-dessus du niveau de la mer, mais il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. Des collines basses ondulaient sous le tapis, qui avait dû passer à trois ou quatre mètres du sommet de certaines. Une herbe orange et des touffes de lichen spongieux poussaient au sol.

Quelque part, pendant son sommeil, il avait dû franchir la rive sud de la mer des Hautes Herbes, rater le petit port de la Bordure et les docks du fleuve Hoolie où la barge de lévitation Bénarès était amarrée.

Il n’avait pas de compas pour s’orienter. Ces instruments étaient inutilisables sur Hypérion. Et son persoc n’avait pas été programmé pour servir d’indicateur de direction à inertie. Il avait prévu de retrouver son chemin jusqu’à Keats en suivant le Hoolie vers le sud et vers l’ouest, afin de reconstituer le laborieux itinéraire de leur pèlerinage à l’aller, exception faite des nombreux méandres du fleuve.

À présent, il était bel et bien perdu.

Il posa le tapis hawking sur une colline basse, descendit sur la terre ferme avec un grognement de douleur ankylosée, et roula le tapis. Il savait que les batteries des fils de commande avaient dû perdre un tiers de leur charge, sinon plus. Il n’avait pas idée de la perte d’efficacité du tapis avec l’âge.

Les collines ressemblaient aux paysages que l’on trouvait au sud-ouest de la mer des Hautes Herbes, mais le fleuve n’était nulle part en vue. D’après le persoc, la nuit n’était tombée que depuis une heure ou deux. Il ne voyait cependant aucune trace du coucher de soleil à l’ouest. Le ciel était couvert, et ni les étoiles ni les feux des combats spatiaux n’étaient visibles.

— Merde, chuchota le consul.

Il fit quelques pas, jusqu’à ce que la circulation se rétablisse dans ses membres engourdis, urina au bord d’un petit ravin et retourna jusqu’au tapis pour prendre une gourde et boire longuement.

Raisonne un peu.

Il avait orienté le tapis selon un itinéraire sud-sud-est qui aurait dû le faire sortir de la mer des Hautes Herbes à peu près à hauteur du port de la Bordure. S’il avait dépassé ce point pendant son sommeil, il devait maintenant avoir le fleuve au sud, c’est-à-dire à sa gauche. Mais s’il avait mal calculé sa trajectoire en quittant le Repos du Pèlerin, s’il avait dévié seulement de quelques degrés sur la gauche, le fleuve pouvait se trouver quelque part au nord-est, sur sa droite. Même s’il se dirigeait dans la mauvaise direction, de toute manière, il finirait bien par tomber sur un repère. Il atteindrait, en tout état de cause, la partie nord de la Crinière. Mais cela risquait de le retarder d’un jour entier.

Il donna un coup de pied rageur dans un caillou et croisa les bras. L’air était frais après la chaleur du jour. Un frisson lui fit prendre conscience des coups de soleil qui le rendaient fiévreux. Il toucha son crâne et retira ses doigts avec un juron.

De quel côté ?

Le vent sifflait dans les buissons et les lichens. Le consul se sentait bien loin des Tombeaux du Temps et de la menace du gritche, mais il sentait la présence de Sol et de Duré, de Het Masteen et de Brawne Lamia, ainsi que celle du poète Silenus et de Kassad, disparus, comme un poids pressant sur ses épaules. La participation du consul au pèlerinage avait été un acte de nihilisme final, un suicide inutile destiné uniquement à mettre un terme à ses propres souffrances, souffrances causées par la perte du souvenir même de sa femme et de son enfant, tués durant les opérations de l’Hégémonie sur Bressia, souffrances dues, également, à l’idée insupportable d’avoir trahi le gouvernement qu’il servait depuis près de quarante ans, et d’avoir trahi aussi, par-dessus le marché, les Extros qui lui avaient fait confiance.

Assis sur un rocher, il sentait cependant l’inutile haine qu’il éprouvait envers lui-même diminuer à la pensée de Sol et de son enfant qui l’attendaient dans la vallée des Tombeaux du Temps. Il songea à Brawne, cette femme courageuse, l’énergie incarnée, qui gisait, impuissante, avec ce tentacule du gritche planté dans son crâne comme un serpent maléfique.

Il s’assit, activa de nouveau le tapis et s’y installa. Il grimpa à huit cents mètres, si près du plafond nuageux qu’il aurait presque pu le toucher en levant la main.

Une éclaircie d’une seconde dans les nuages au loin sur sa gauche lui permit d’apercevoir un éclat argenté. Le fleuve Hoolie était à environ cinq kilomètres au sud.

Il inclina fortement le tapis sur sa gauche. Il sentit que le champ de confinement peinait pour le maintenir collé à l’engin, mais la corde qu’il avait de nouveau nouée autour de lui, lui donnait un sentiment de sécurité. Dix minutes plus tard, il volait au-dessus de l’eau, descendant pour s’assurer qu’il s’agissait bien du Hoolie et non d’un quelconque affluent.

Il ne s’était pas trompé. Les somptueuses diaphanes brillaient dans les herbes basses des rives marécageuses, et les hautes tours crénelées des fourmis architectes profilaient leurs silhouettes effilées et fantasmagoriques contre un ciel à peine plus foncé que la terre.

Le consul regrimpa à vingt mètres, but un peu d’eau à sa gourde et lança le tapis vers l’aval à pleine vitesse.


L’aube se leva alors qu’il avait dépassé le village de Doukhobor, un peu avant les écluses de Karla, à l’endroit où le canal de Transport Royal obliquait vers l’ouest en direction des zones urbaines du Nord et de la Crinière. Le consul savait qu’il se trouvait à moins de cent cinquante kilomètres de la capitale, mais cela signifiait encore sept heures de vol sur ce tapis à la lenteur déprimante. Il avait espéré trouver, à ce stade du voyage, un glisseur militaire en patrouille, ou un dirigeable des lignes régulières du Bosquet des Naïades, ou encore une vedette rapide qu’il aurait pu réquisitionner. Mais il n’y avait pas le moindre signe de vie sur les rives du Hoolie, à l’exception d’un occasionnel bâtiment en flammes ou de la lueur des lampes à graisse derrière des carreaux lointains. Plus une seule embarcation n’était visible le long des quais. Les enclos des mantas, en amont des écluses, étaient vides. Leurs grandes portes battaient avec le courant, et aucun chaland n’était amarré à l’endroit où le fleuve s’élargissait à deux fois la taille qu’il avait en amont.

Proférant un juron, le Consul poursuivit son chemin.

La matinée était splendide. Le soleil levant illuminait les nuages bas et silhouettait chaque buisson et chaque arbre de ses rayons obliques, presque horizontaux. Le consul avait l’impression d’être resté des mois sans contempler une vraie végétation. Des vorts et des demichênes se dressaient à des hauteurs majestueuses au sommet des falaises lointaines. Dans la plaine alluviale, la riche lumière faisait briller des millions de jeunes plantes-périscopes dans leurs rizières indigènes. Les rives étaient bordées de racines de tuviers et de fougères à feu dont chaque branche se découpait à la lumière incisive de l’aube.

Les nuages engloutirent le soleil. Il se mit à pleuvoir. Le consul enfonça sur sa tête le tricorne cabossé, s’emmitoufla dans le manteau chauffant de Kassad, et grimpa à l’altitude de cent mètres pour continuer son voyage en direction du sud-ouest.


Il essayait de se rappeler.

Combien de jours restait-il à Rachel ?

Malgré le long somme qu’il avait fait la nuit dernière, le consul se sentait l’esprit lourd de toxines de fatigue. L’enfant avait quatre jours à leur arrivée dans la vallée. Depuis, il s’était écoulé… quatre jours.

Il se frotta la joue, sortit une gourde, puis une autre. Elles étaient toutes vides. Il aurait pu descendre les remplir dans le fleuve, mais il ne voulait pas perdre de temps. Les endroits de sa peau où elle avait été brûlée par le soleil lui faisaient mal, et il frissonnait lorsque la pluie dégoulinait dessus, débordant du tricorne.

Sol a dit qu’il suffisait que je sois de retour avant la tombée de la nuit. Rachel est née après 20 heures, en temps aligné sur celui d’Hypérion. Si le calcul est exact, il me reste jusqu’à ce soir.

Il essuya l’eau qui lui coulait sur le front et sur les joues.

Disons sept heures pour arriver jusqu’à Keats, une heure ou deux pour récupérer le vaisseau. Théo m’aidera. Il est gouverneur général, à présent. Je saurai le convaincre que c’est dans l’intérêt de l’Hégémonie qu’il doit annuler l’ordre de Gladstone de maintenir mon vaisseau en quarantaine. Si nécessaire, je lui ferai croire que c’est elle qui m’a ordonné de conspirer avec les Extros pour trahir le Retz.

Mettons dix heures en tout, plus quinze minutes pour retourner là-bas avec le vaisseau. Cela devrait me laisser une heure de marge avant la tombée de la nuit. Rachel ne sera alors âgée que d’une quinzaine de minutes, mais… Qu’est-ce que nous ferons ensuite ? Quelles possibilités nous restera-t-il, à part les caissons de fugue cryotechnique du vaisseau ? C’est la seule chose que nous pourrons tenter. Cela a toujours été la seule chance de Sol, malgré les mises en garde des médecins qui disent que cela pourrait tuer l’enfant. Mais il reste encore le problème de Brawne…

Le consul avait très soif. Il ouvrit son manteau. La pluie avait diminué. Il ne tombait plus que quelques fines gouttes, à peine suffisantes pour s’humecter les lèvres et la langue, ce qui lui donnait encore plus soif. Il lança un juron à voix basse, et commença à descendre lentement. Il réussirait peut-être à raser suffisamment la surface du fleuve pour remplir une gourde au passage.

Le tapis hawking cessa de voler à trente mètres au-dessus du fleuve. Un instant il descendait doucement, comme un tapis posé sur une surface de verre inclinée, et l’instant d’après il se mettait à tomber en vrille, incontrôlable, comme une carpette balancée par la fenêtre du dixième étage avec son occupant terrifié.

Le consul se mit à hurler. Il voulut sauter dans le vide, mais la corde le retenait, et le poids de son sac déséquilibrait le tapis dans sa chute. Il tournoya sur une vingtaine de mètres avant de heurter durement la surface de l’eau.

29.

Sol Weintraub avait bon espoir la nuit où le consul était parti. Enfin, ils faisaient quelque chose. Ou, du moins, ils essayaient. Il ne croyait pas vraiment que les compartiments cryotechniques du vaisseau du consul fussent la réponse au problème de Rachel. Les experts du vecteur Renaissance avaient signalé les dangers d’une telle procédure. Mais il était bon de posséder une solution de rechange, n’importe laquelle. Sol se disait qu’ils étaient restés trop longtemps passifs, à attendre le bon plaisir du gritche comme des condamnés promis à la guillotine.

L’intérieur du Sphinx lui paraissait trop insidieux ce soir. Sol sortit leurs affaires dans l’entrée de granit, où Duré et lui s’efforcèrent d’installer Masteen et Brawne dans une position confortable, avec des capes et des couvertures pour protection, et des paquetages en guise d’oreillers. Les écrans de surveillance médicale n’indiquaient toujours aucune activité cérébrale chez Brawne tandis qu’elle semblait dormir paisiblement. Quant à Masteen, il ne cessait de s’agiter et de se retourner comme s’il était en proie à la fièvre.

— Quel est le problème du Templier, à votre avis ? demanda Duré. Vous croyez qu’il est tombé malade ?

— C’est possible, répondit Sol. Les choses n’ont pas dû être faciles pour lui. Après avoir été obligé de quitter le chariot à vent, je suppose qu’il s’est retrouvé errant dans ces territoires désolés, exposé aux intempéries de la vallée des Tombeaux du Temps, sans nourriture, obligé d’absorber de la neige pour toute boisson.

Duré hocha la tête. Il vérifia le médipac de la Force qu’ils avaient fixé au creux du bras du Templier. Les voyants indiquaient que la solution intraveineuse s’écoulait normalement par le goutte-à-goutte.

— Mais j’ai l’impression qu’il y a autre chose, fit le jésuite. Quelque chose comme de la folie.

— Les Templiers sont en relation presque télépathique avec leur vaisseau-arbre. Notre ami la Voix de l’Arbre Authentique a dû perdre un peu la raison lorsqu’il a assisté à la destruction de son Yggdrasill, particulièrement s’il savait d’avance que cette destruction était inéluctable et nécessaire.

Duré hocha la tête tout en continuant d’éponger le front cireux de Het Masteen. Il était minuit passé, et le vent s’était levé, soulevant une poussière vermillon en lents tourbillons paresseux et gémissant au contact des arêtes et des arrondis des ailes du Sphinx. Les tombeaux émettaient des lueurs tantôt fortes, tantôt faibles, l’un après l’autre, sans cohérence apparente. De temps à autre, les marées du temps assaillaient les deux hommes, les faisant haleter et s’agripper à la paroi de pierre. Mais cette sensation de vertige et de déjà vu disparaissait au bout d’un moment. Avec Brawne Lamia attachée comme elle l’était au Sphinx par le câble serpentiforme soudé à son crâne, ils ne pouvaient pas s’éloigner.

Peu avant l’aube, les nuages se dissipèrent et le ciel redevint visible. Les étoiles agglutinées brillaient d’une clarté presque pénible. Durant un bon moment, les seuls signes de la bataille entre les deux grandes flottes spatiales furent d’occasionnelles traînées de fusion, comme des rayures sur les carreaux de la nuit. Puis les corolles d’explosions lointaines se déployèrent de nouveau, et l’éclat des tombeaux, au bout d’une heure, se trouva éclipsé par la violence qui se déchaînait là-haut.

— Qui va gagner, à votre avis ? demanda le père Duré.

Les deux hommes étaient assis adossés à la paroi de pierre, le visage levé vers le morceau de ciel visible entre les ailes recourbées en avant du Sphinx.

Sol caressait doucement le dos de Rachel, qui dormait à plat ventre, le derrière en saillie sous les fines couvertures.

— D’après ce que disaient les autres, il semble inévitable que le Retz essuie de terribles revers dans cette guerre.

— Vous faites donc confiance aux prévisions de l’Assemblée consultative des IA ?

Sol haussa les épaules dans l’obscurité.

— Je ne connais rien à la politique. J’ignore le degré réel de précision des prévisions du TechnoCentre. Je ne suis qu’un modeste universitaire venu d’une obscure faculté d’un monde provincial. Mais j’ai le sentiment que quelque chose de terrible nous attend… que quelque bête brutale s’avance lourdement pour naître à Bethléem.

Duré eut un sourire, qui disparut aussitôt.

— Yeats, murmura-t-il. Oui, vous avez raison, je suppose que cet endroit est la nouvelle Bethléem.

Il laissa errer son regard vers le bas de la vallée, où se trouvaient les tombeaux luminescents.

— J’ai passé toute ma vie à enseigner les théories de saint Teilhard sur l’évolution vers le point Oméga, reprit-il. Et voilà ce que nous avons à la place. Un déchaînement de folie humaine dans les cieux, et un monstrueux antéchrist qui attend d’hériter des ruines.

— Vous considérez le gritche comme l’antéchrist ?

Le père Duré posa les coudes sur ses genoux ramenés contre sa poitrine et appuya ses mains pliées l’une contre l’autre.

— S’il n’est pas l’antéchrist, nous sommes tous dans de sales draps, répondit-il avec un petit rire amer. Il n’y a pas si longtemps, j’aurais été ravi de découvrir un antéchrist… La présence de n’importe quelle puissance antidivine aurait pu servir à raviver ma foi défaillante en une forme quelconque de divinité.

— Et aujourd’hui ? demanda tranquillement Sol.

Duré écarta les mains.

— Aujourd’hui, j’ai été crucifié, moi aussi.

Des images du récit de Lénar Hoyt surgirent dans l’esprit de Sol. Il vit le jésuite se clouant les mains et les chevilles à un arbre de Tesla, endurant des années de souffrances dans la mort et la résurrection plutôt que de s’abandonner au parasite cruciforme qui, encore maintenant, était incrusté dans la chair de sa poitrine.

— Je n’ai perçu aucun signe de bienvenue de la part d’un Père bienveillant, continua Duré d’une voix faible. Aucune assurance ne m’a été donnée sur l’utilité de mes souffrances et de mon sacrifice. Je n’ai eu droit qu’à la douleur et aux ténèbres, aux ténèbres et à la douleur.

Les mains de Sol cessèrent de caresser le dos du bébé.

— Et cela vous a fait perdre la foi ? demanda-t-il.

— Bien au contraire, répliqua Duré en le regardant dans les yeux. Cela m’a fait prendre conscience de ce que la foi est essentielle. La douleur et les ténèbres ont été notre lot quotidien depuis la chute de l’homme. Mais il faut que nous conservions l’espoir d’accéder à un niveau supérieur de conscience, d’évoluer jusqu’à un plan plus favorable que cet univers tissé d’indifférence.

Sol hocha lentement la tête.

— J’ai fait un rêve, pendant la longue bataille de Rachel avec la maladie de Merlin… Ma femme, Saraï, a fait à peu près le même rêve… On me demandait de donner ma fille unique en sacrifice…

— Je suis au courant, fit Duré. J’ai écouté les commentaires du consul sur son persoc.

— Vous savez donc quelle a été ma réponse. Tout d’abord, le chemin d’obéissance d’Abraham ne peut plus être suivi, même s’il y a un Dieu pour exiger une telle obéissance. Ensuite, nous avons offert des sacrifices à ce Dieu pendant trop de générations. Nos paiements de douleur et de tourments doivent cesser.

— Et pourtant, vous êtes ici, fit observer Duré avec un geste large qui embrassait la vallée, les tombeaux et la nuit.

— C’est vrai, je suis ici, reconnut Sol. Mais pas pour m’aplatir devant qui que ce soit. Plutôt pour voir quelle est la réponse que ces puissances adoptent face à ma décision. (Il posa de nouveau la main sur le dos de sa fille.) Rachel n’a plus qu’un jour et demi, à présent. Chaque seconde la rapproche du moment de sa naissance. Si le gritche est l’auteur de cet acte de cruauté, je veux le rencontrer face à face, même s’il est l’antéchrist dont vous parlez. Et si Dieu existe, si c’est lui qui a fait cela, je lui manifesterai le même mépris.

— Notre problème, c’est peut-être que nous avons déjà manifesté trop de mépris, fit Duré d’une voix songeuse.

Sol leva les yeux vers le ciel au moment où une douzaine de points lumineux explosaient en ondes de plasma concentriques dans l’espace lointain.

— J’aurais aimé que notre formidable technologie nous permît de nous battre à armes égales contre Dieu, murmura-t-il d’une voix faible mais tendue. De l’affronter dans son antre. De lui rendre coup pour coup les injustices dont il n’a cessé d’accabler l’humanité. De le faire renoncer à son arrogance, ou de l’envoyer paître en enfer.

Le père Duré haussa un sourcil et esquissa un sourire.

— Je comprends cette colère que vous ressentez, dit-il en touchant doucement la tête de Rachel. Essayons de dormir un peu avant le lever du soleil, si vous voulez.

Sol acquiesça d’un mouvement de tête, s’étendit aux côtés de l’enfant et remonta la couverture jusqu’à ses yeux. Il entendit le père Duré murmurer ce qui était peut-être un bonsoir, peut-être une prière.

Sol effleura le dos de sa fille, ferma les yeux et s’endormit aussitôt.


Le gritche ne vint pas cette nuit-là. Il ne vint pas non plus le lendemain matin, lorsque la lumière du soleil coloria les falaises au sud-ouest et toucha le sommet du Monolithe de Cristal. Sol se réveilla au moment où les premières lueurs se glissaient dans la vallée. Duré dormait encore. Masteen et Brawne étaient toujours sans connaissance. Rachel gigotait de tous ses membres. Son cri était celui d’un nouveau-né affamé. Sol sortit de son sac l’un des derniers biberons. Il tira la languette autochauffante, attendit un instant que le lait monte à la température du corps. Le froid s’était installé pendant la nuit dans la vallée. Les marches du Sphinx étaient givrées.

Rachel prit gloutonnement son lait, avec les mêmes bruits de succion et les mêmes couinements que cinquante ans plus tôt, quand Rachel lui donnait le sein. Lorsqu’elle eut fini, Sol lui fit faire son rot et la laissa sur son épaule, en la balançant doucement.

Il ne lui restait plus qu’un jour et demi.

Sol était extrêmement las. Il se faisait vieux malgré l’unique traitement Poulsen qu’il avait subi dix ans plus tôt. A l’époque même où Saraï et lui auraient normalement dû être libérés de leurs devoirs parentaux, leur fille unique étant à l’université puis en voyage de recherches archéologiques sur une planète des Confins, Rachel avait contracté la maladie de Merlin, et les devoirs parentaux leur étaient retombés dessus de plus belle. La charge avait été d’autant plus lourde que Saraï et lui avaient vieilli. Puis il était demeuré seul, après l’accident aérien sur le monde de Barnard, et il se sentait las, très las. Malgré tout, il ne regrettait pas un seul instant d’avoir eu à s’occuper ainsi de Rachel.

Plus qu’un jour et demi…

Le père Duré se réveilla au bout d’un moment, et les deux hommes préparèrent un petit déjeuner à base de différents ingrédients en conserve que Brawne avait ramenés de la forteresse. Het Masteen n’avait pas repris conscience, mais le jésuite mit en place l’avant-dernier médipac, et le Templier commença bientôt à recevoir des fluides nourriciers intraveineux.

— Vous croyez que je devrais donner le dernier médipac à Brawne Lamia ? demanda Duré.

En soupirant, Sol consulta, une fois de plus, les écrans du persoc.

— Je pense que c’est inutile, Paul, répondit-il. D’après ces indications, son taux de sucre est élevé, et son sang est aussi riche en substances nutritives que si elle venait de faire un bon repas.

— Mais… comment ?

Sol secoua la tête.

— Ce fichu truc joue peut-être le rôle de cordon ombilical, dit-il en désignant le câble qui entrait dans son crâne à l’endroit où se trouvait la dérivation neurale.

— Que fait-on, aujourd’hui ? demanda le père Duré.

Sol leva les yeux vers le ciel qui prenait déjà les couleurs d’un dôme vert et lapis auxquelles Hypérion les avait habitués.

— Nous attendons, répondit-il.


Het Masteen reprit connaissance au moment le plus chaud de la journée, peu avant que le soleil fût au zénith. Il se redressa subitement en criant :

— L’Arbre !

Duré, qui se trouvait sur les marches du Sphinx, accourut aussitôt. Sol prit Rachel, qui dormait à l’ombre contre le mur, et s’avança jusqu’au Templier. Les yeux de ce dernier étaient fixés sur un point au-dessus des falaises. Sol suivit son regard, mais ne distingua qu’un coin de ciel pâle.

— L’arbre ! s’écria de nouveau Masteen en levant une main calleuse.

Duré lui soutint les épaules.

— Il délire, dit-il. Il croit qu’il voit l’Yggdrasill, son vaisseau-arbre.

Het Masteen se débattit pour dégager ses épaules.

— Non, pas l’Yggdrasill, haleta-t-il à travers ses lèvres sèches. L’Arbre. L’Arbre Ultime. L’Arbre de la Douleur !

Les deux hommes levèrent de nouveau les yeux, mais le ciel était vide, à l’exception des nuages effilochés poussés par la brise venue du sud-ouest. A ce moment-là, il y eut une soudaine recrudescence des marées du temps, et ils baissèrent tous les deux la tête, pris d’un soudain vertige. Mais cela passa rapidement.

Het Masteen essayait de se mettre debout. Les yeux du Templier étaient toujours fixés sur un point lointain. Sa peau était si chaude qu’elle brûlait les mains de Sol.

— Allez chercher le médipac qui nous reste, demanda vivement ce dernier. Programmez-le pour qu’il lui perfuse l’ultramorphine et le fébrifuge.

Duré s’empressa d’obéir.

— L’Arbre de la Douleur ! réussit à murmurer Het Masteen. Je devais lui servir de Voix ! L’erg devait le propulser à travers le temps et l’espace ! L’évêque et la Voix du Grand Arbre m’ont choisi ! Je ne peux pas leur faire défaut…

Il se débattit encore quelques secondes contre les bras de Sol qui l’immobilisaient, puis retomba en arrière contre le mur de pierre.

— Je suis l’Élu Authentique, murmura-t-il tandis que l’énergie le quittait comme l’air qui s’échappe d’un ballon de baudruche. C’est moi qui dois guider l’Arbre de la Douleur pendant la période de l’Expiation.

Il referma les yeux. Duré mit en place le médipac, réglé en fonction des particularités du métabolisme du Templier. Tandis que l’adrénaline et les antalgiques faisaient leur œuvre, Sol se pencha plus près de Masteen.

— Ce n’est pas la terminologie habituelle des Templiers, lui fit remarquer le père Duré. Il utilise le langage du culte gritchtèque. Cela explique un certain nombre de mystères, ajouta-t-il tandis que Sol se tournait vers lui. En particulier, cela éclaire certains points du récit de Brawne Lamia. Pour une raison qui m’échappe, les Templiers se sont entendus avec l’Église de l’Expiation Finale… Le culte gritchtèque.

Sol hocha lentement la tête. Passant son propre persoc autour du poignet de Masteen, il ajusta l’écran.

— Cet Arbre de la Douleur est certainement le fameux arbre aux épines du gritche, continua Duré en levant de nouveau la tête vers le coin de ciel vide qu’avait regardé Masteen. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il dit que l’erg et lui ont été désignés pour le propulser à travers l’espace et le temps. Croit-il vraiment pouvoir piloter l’arbre du gritche comme un Templier pilote un vaisseau-arbre ? Et pour quelle raison ferait-il cela ?

— Si vous voulez connaître la réponse, lui dit Sol d’une voix épuisée, il vous faudra attendre de le rencontrer dans l’autre monde. Il vient de mourir.

Duré vérifia les écrans, ajouta au circuit le persoc de Lénar Hoyt, essaya tous les stimulants du médipac, le choc cardiopulmonaire, le bouche-à-bouche. Rien n’y fit. Les aiguilles des cadrans ne bougèrent pas d’un millimètre. Le Templier Het Masteen, pèlerin gritchtèque et Voix de l’Arbre Authentique, était mort, et bien mort.


Ils attendirent une heure, ne faisant confiance à rien dans cette perverse vallée gritchtèque. Mais lorsque les moniteurs commencèrent à annoncer la rapide décomposition du corps, ils donnèrent à Masteen une sépulture sommaire, à une cinquantaine de mètres de là, près du sentier, en direction de l’entrée de la vallée. Kassad avait laissé derrière lui une bêche pliante, dénommée « outil de tranchée » dans le jargon de la Force, et les deux hommes se relayèrent pour creuser tout en surveillant tour à tour Rachel et Brawne Lamia.

Tandis que Sol tenait son enfant dans ses bras à l’ombre d’un gros rocher, Duré prononça quelques mots avant de recouvrir de terre le linceul improvisé en fibroplaste.

— Je n’ai pas vraiment connu Het Masteen, et nous n’appartenions pas à la même religion. Mais notre profession était la même. La Voix de l’Arbre Masteen a passé une grande partie de sa vie à répandre ce qu’il pensait être la parole de Dieu, et à accomplir la volonté divine à travers les écrits du Muir et les beautés de la nature. Sa foi était authentique, testée par les épreuves, tempérée par l’obéissance, et scellée, finalement, par le sacrifice.

Il s’interrompit pour regarder le ciel, qui avait pris un éclat métallique bleuté.

— Accepte ton serviteur en ton sein, ô Seigneur. Reçois-le dans tes bras comme tu nous recevras tous un jour, nous qui te cherchons mais avons perdu notre chemin. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, amen.

Rachel se mit soudain à pleurer. Sol fit les cent pas en la berçant tandis que Duré pelletait la terre sur le linceul de fibroplaste à forme humaine.

Ils retournèrent au Sphinx. Ils déplacèrent Brawne dans le seul coin d’ombre qui restait. Ils n’avaient aucun moyen de l’abriter du soleil de fin d’après-midi, à moins de la transporter à l’intérieur du tombeau, et aucun des deux hommes ne tenait à faire cela.

— Le consul a dû faire la moitié du voyage à l’heure qu’il est, murmura le prêtre après avoir bu longuement à sa gourde.

Il avait le front tanné par le soleil et recouvert d’une pellicule de transpiration.

— Je le pense aussi, dit Sol.

— Il devrait être de retour ici demain à la même heure. Nous utiliserons les bistouris laser pour libérer Brawne, puis nous laisserons l’infirmerie de bord s’occuper d’elle. Quant à Rachel, j’espère que les caissons cryotechniques arrêteront son vieillissement, malgré ce que disent les médecins.

— Je l’espère aussi, fit Sol.

Le père Duré remit la gourde en place et se tourna vers l’érudit.

— Vous croyez que c’est ainsi que les choses vont se passer ?

— Non, fit Sol en lui rendant tranquillement son regard.


Les ombres s’étiraient à partir des falaises du sud-ouest. Toute la chaleur du jour semblait s’être solidifiée avant de se dissiper peu à peu. Des nuages noirs arrivaient du sud.

Rachel dormait à l’ombre de l’entrée du Sphinx. Sol la laissa quelques instants pour se rapprocher de l’endroit où Paul Duré était en train de contempler la vallée. Posant une main sur l’épaule du prêtre, il demanda :

— À quoi pensiez-vous, mon ami ?

Sans se retourner, le prêtre répondit :

— Je pense que si je n’étais pas sincèrement convaincu que le suicide est un péché mortel, je m’effacerais pour donner au jeune Hoyt une nouvelle chance de vivre. (Il se tourna alors vers Sol avec un faible sourire.) Mais peut-on vraiment parler de suicide, sachant que ce parasite incrusté dans ma poitrine – comme il l’était précédemment dans la sienne – finirait de toute manière par me ressusciter un jour à mon corps défendant ?

— Je ne sais pas si ce serait un cadeau à faire à Hoyt, déclara Sol d’une voix tranquille.

Duré ne répondit pas pendant quelques instants. Puis il mit la main sur l’épaule de Sol.

— Je vais faire un petit tour, dit-il.

— Où ça ? demanda Sol.

Il plissa les yeux dans la suffocante chaleur du désert. Malgré les nuages qui couvraient une partie du ciel, la vallée était un véritable four.

— Par là, fit le prêtre avec un geste vague en direction de l’entrée de la vallée. Je ne serai pas long.

— Soyez prudent, lui recommanda Sol. Et n’oubliez pas que, si le consul a trouvé un glisseur en arrivant au fleuve, il pourrait être de retour dès cet après-midi.

Duré hocha la tête. Il alla prendre une gourde, caressa délicatement la tête de Rachel, et descendit le grand escalier du Sphinx en avançant à petits pas, comme un vieillard chargé d’années.

Sol le regarda s’éloigner. Il ne fut bientôt plus qu’une minuscule silhouette déformée par le miroitement de l’air et par la distance. Puis l’érudit retourna en soupirant s’asseoir à côté de sa fille.


Paul Duré s’efforçait de marcher à l’ombre, mais même ainsi la chaleur était oppressante et pesait comme un joug sur ses épaules. Il dépassa le Tombeau de Jade et suivit le sentier qui menait aux falaises du nord et à l’Obélisque. L’ombre effilée de ce monument projetait du noir sur la pierre rosée et sur la poussière de la vallée. Il descendit lentement au milieu des décombres entourant le Monolithe de Cristal. Il leva les yeux tandis qu’une brise paresseuse faisait tinter des carreaux cassés et sifflait à travers les fissures de la façade. Il vit son reflet dans les morceaux de verre intacts et se souvint du chant d’orgue produit par le vent du soir dans la Faille lorsqu’il vivait parmi les Bikuras, sur les hauteurs du plateau du Pignon. Il lui semblait que plusieurs vies s’étaient écoulées depuis. Plusieurs éternités.

Il ressentait les dommages que la résurrection du cruciforme avait opérés sur sa mémoire et dans son esprit. C’était un sentiment écœurant. L’équivalent de quelqu’un qui a été victime d’une attaque cardiaque et qui n’a aucun espoir de guérir. Des raisonnements qui auraient autrefois été pour lui un jeu d’enfant lui demandaient maintenant une profonde concentration, ou étaient simplement hors de sa portée. Les mots lui échappaient. Les émotions l’empoignaient avec la même violence soudaine que les marées du temps. Plusieurs fois, il avait dû s’éloigner des autres pèlerins pour pleurer tout seul, sans motif intelligible.

Les autres pèlerins… Aujourd’hui, seuls demeuraient Weintraub et l’enfant. Le père Duré aurait volontiers donné sa vie pour que ces deux êtres fussent épargnés. Était-ce un péché, se demandait-il, que d’envisager un pacte avec l’antéchrist ?

Il s’était enfoncé dans la vallée presque jusqu’au point où elle s’incurvait vers l’est pour former le cul-de-sac où le Palais du gritche projetait son labyrinthe d’ombres sur les rochers. La piste passait non loin de sa façade nord-ouest avant d’aboutir aux Trois Caveaux. Duré sentit l’air froid qui sortait du premier tombeau, et il fut tenté d’y entrer pour s’offrir un bref répit contre la chaleur, puis de fermer les yeux et faire un petit somme.

Mais il continua d’avancer.

L’entrée du deuxième tombeau offrait des motifs baroques gravés dans la pierre, et cela rappela à Duré la basilique antique qu’il avait découverte au fond de la Faille, avec son autel géant et son crucifix énorme que « vénéraient » les Bikuras retardés. Mais c’était l’immortalité obscène du cruciforme que ces sauvages adoraient, et non la vraie résurrection promise par la Croix. Quelle différence ? se demanda-t-il en secouant la tête, comme s’il espérait, par ce mouvement, chasser le nuage de cynisme qui enrobait chacune de ses pensées.

Le sentier grimpait à hauteur du troisième caveau, le plus petit et le moins impressionnant des trois.

Il y avait de la lumière à l’intérieur.

Il s’arrêta, prit une profonde inspiration et regarda vers le bas de la vallée. Le Sphinx était parfaitement visible, à moins d’un kilomètre de là, mais il ne parvint pas à distinguer Sol au milieu des ombres. Un instant, il se demanda si ce n’était pas dans le troisième tombeau qu’ils s’étaient abrités la veille. L’un d’eux aurait pu oublier une lampe…

Ce n’était pas ici, il en était certain. Personne n’était entré dans ce tombeau depuis trois jours, lorsqu’ils avaient fouillé toute la vallée à la recherche de Kassad.

Le bon sens lui commandait d’ignorer cette lumière et de retourner aux côtés de Sol et de sa fille pour continuer de monter la garde.

Mais le gritche est toujours apparu aux autres quand ils étaient seuls. Pourquoi refuser son invitation ?

Il sentit quelque chose de mouillé sur sa joue, et se rendit compte qu’il pleurait sans bruit, machinalement. Il essuya hâtivement ses larmes du dos de la main, puis redressa la tête, les poings serrés.

Mon intellect était mon plus grand objet de vanité. J’étais le jésuite intellectuel, confortablement installé dans la tradition de Teilhard et de Prassard. Même la théologie avancée que j’essayais d’imposer à l’Eglise, à mes séminaristes et aux rares fidèles qui m’écoutaient encore mettait l’accent sur l’esprit et sur ce merveilleux point Oméga de la conscience. Dieu en tant qu’algorithme subtil.

Mais certaines choses sont au-delà de l’intellect, Paul.

Le père Duré pénétra dans le troisième caveau.


Sol se réveilla en sursaut, certain que quelqu’un était en train de ramper vers lui. Il bondit sur ses pieds et regarda autour de lui. Rachel gazouillait paisiblement. Elle avait dû se réveiller en même temps que son père. Brawne Lamia était toujours inanimée à l’endroit où il l’avait laissée. Tous les voyants étaient verts, mais le témoin d’activité cérébrale était entièrement rouge.

Il avait dormi au moins une heure. Les ombres avaient envahi la vallée, et seul le sommet du Sphinx était encore éclairé par le soleil qui perçait la couverture nuageuse. Plusieurs rayons de lumière oblique pénétraient à l’entrée de la vallée, illuminant la paroi rocheuse opposée. Le vent était en train de se lever.

Cependant, il n’y avait pas le moindre mouvement dans la vallée.

Il prit Rachel, qui pleurait, dans ses bras. Il la berça doucement tout en descendant les premières marches du Sphinx. De temps à autre, il se retournait pour regarder derrière lui ou en direction des autres tombeaux.

— Paul !

Sa voix se répercuta dans toute la vallée. Le vent souleva un peu de sable derrière le Tombeau de Jade, mais rien d’autre ne bougeait. Il avait pourtant l’impression très nette que quelque chose se rapprochait de lui, et qu’il était observé.

Rachel se mit à hurler et à gigoter. Son cri aigu était le vagissement d’un nouveau-né. Sol consulta son persoc. D’ici une heure, elle aurait exactement un jour. Il scruta le ciel à la recherche du vaisseau du consul, émit un juron entre ses dents et retourna à l’entrée du Sphinx pour changer les couches du bébé, voir si Brawne allait bien, prendre un biberon dans son sac et se munir de sa cape. La chaleur se dissipait rapidement dès que le soleil cessait de briller.

Il restait environ une demi-heure de crépuscule. Il prit rapidement le chemin de l’entrée de la vallée, en criant plusieurs fois le nom de Duré. Chaque fois qu’il passait devant un tombeau, il regardait à l’intérieur sans y entrer. Les murs du Tombeau de Jade, où Hoyt avait été tué, émettaient déjà un halo d’un vert laiteux. L’Obélisque noir projetait son ombre jusque sur les hauteurs de la falaise du sud-est. Le Monolithe de Cristal avait encore son sommet éclairé par les dernières lueurs du couchant, qui disparurent sous les yeux de Sol tandis que le soleil se couchait quelque part derrière la Cité des Poètes. Dans le soudain silence glacé du soir, après avoir dépassé les Trois Caveaux et crié à trois reprises le nom du prêtre, Sol eut l’impression que l’air moite qui soufflait sur son visage était l’haleine d’une bouche géante qui se rapprochait de lui.

Aucune réponse ne lui parvint.

Il se tenait maintenant dans les toutes dernières lueurs du crépuscule, au détour de la vallée qui menait au Palais du gritche hérissé de lames et d’arcs-boutants, sombre et sinistre dans les ténèbres grandissantes. Il essayait, dans le noir, de donner un sens aux prolongements, piquants et arêtes qui garnissaient le monument, et cria plusieurs fois en direction de l’intérieur, mais seul l’écho lui répondit. Et Rachel se remit à vagir.

Frissonnant, éprouvant une sensation de froid piquant à la base de la nuque, se retournant sans cesse pour surprendre la présence invisible qui l’épiait, mais ne voyant que des ombres de plus en plus épaisses que les étoiles, derrière les nuages, ne parvenaient pas à percer, Sol reprit d’un pas rapide le chemin du Sphinx. Arrivé devant le Tombeau de Jade, il se mit à courir tandis que le vent de la nuit se levait avec un cri d’enfant déchirant.

Merde ! s’exclama-t-il en arrivant au sommet des marches du Sphinx.

Brawne Lamia avait disparu. Il n’y avait plus aucune trace d’elle ni du cordon ombilical argenté.

Jurant entre ses dents, serrant très fort Rachel contre lui, il chercha la lampe dans son sac.

Dix mètres plus loin dans le couloir central, il retrouva la couverture dans laquelle Brawne avait été enveloppée. Plus loin, il n’y avait rien d’autre. Les nombreux corridors secondaires faisaient des méandres, tantôt plus larges, tantôt plus étroits, et le plafond s’abaissait au point qu’il dut bientôt ramper, le bébé dans son bras droit contre sa joue. Il avait horreur de se retrouver dans les profondeurs de ce tombeau. Son cœur battait si fort qu’il s’attendait presque à un infarctus d’un moment à l’autre.

La dernière galerie se rétrécissait en cul-de-sac. Là où le câble de métal s’était enfoncé dans la roche, il n’y avait plus rien que de la pierre lisse.

Tenant sa lampe entre ses dents, il frappa plusieurs fois la paroi rocheuse du talon de la main, poussa de toutes ses forces des dalles de la taille d’une maison, comme s’il espérait déclencher l’ouverture d’un passage secret, tout cela sans résultat.

Serrant Rachel contre lui, il prit le chemin du retour, se trompant plusieurs fois aux embranchements, certain d’être perdu, le cœur battant à se rompre. Puis il reconnut l’une des galeries par lesquelles il était passé, et trouva rapidement la sortie. Il porta son enfant au pied des marches, et commença à s’éloigner du Sphinx. Dans la vallée, il s’assit sur un rocher pour récupérer son souffle. La joue de Rachel reposait contre son cou, et elle était parfaitement silencieuse. Seuls ses petits doigts remuaient, agrippant faiblement la barbe de Sol.

Le vent se leva derrière eux sur les terres désolées. Les nuages s’écartèrent, puis se refermèrent de plus belle, occultant les étoiles, de sorte que la seule lumière provenait maintenant du faible éclat interne des Tombeaux du Temps. Sol avait peur que les cognements redoublés de son cœur ne fassent peur au bébé, mais Rachel continuait de se blottir contre lui, et le contact de son petit corps chaud le rassurait.

— Bon sang ! murmura-t-il dans sa barbe.

Il s’était pris d’affection pour Brawne Lamia. Il s’était pris d’affection pour tous les pèlerins, et ils avaient tous disparu, un par un. Sa formation d’universitaire l’avait conditionné à rechercher une configuration dans chaque chaîne d’évènements, un grain particulier dans chaque pierre meulée par l’expérience. Mais il ne voyait aucune configuration spéciale dans les évènements d’Hypérion. Il n’y trouvait que le désordre et la mort.

Sans cesser de bercer son enfant, il se tourna vers le désert, envisageant de quitter cet endroit au plus vite, de marcher jusqu’à la cité morte ou jusqu’à la forteresse de Chronos, pour essayer de gagner le littoral du nord-ouest, ou encore celui du sud-est, là où la Chaîne Bridée faisait intersection avec la mer. Il leva un doigt tremblant vers son visage et se frotta la joue. Il ne pouvait rien espérer de tout cela. Quitter la vallée n’avait pas sauvé Martin Silenus. La présence du gritche avait été signalée au sud de la Chaîne Bridée, jusqu’à Endymion et jusqu’aux autres villes du Sud. Même si le monstre les épargnait, Rachel et lui, la soif et la faim auraient vite raison d’eux. Sol aurait pu survivre, à la rigueur, en se nourrissant de racines et de petits animaux, mais les réserves de lait pour Rachel étaient trop limitées. Brawne n’en avait pas rapporté suffisamment de la forteresse.

Il se souvint brusquement, alors, que les réserves de lait n’avaient aucune importance.

Dans moins d’un jour, je serai tout seul.

Il réprima un gémissement de douleur à cette pensée. Sa détermination de sauver son enfant lui avait fait traverser un quart de siècle et plus de deux cents années-lumière. Sa résolution de redonner à Rachel la vie et la santé qu’elle avait perdues représentait une force presque palpable, une énergie farouche que Saraï et lui avaient eue en commun et qu’ils avaient entretenue de la même manière que les prêtres d’un temple entretiennent une flamme sacrée. Mais, par Dieu, non ! Il y avait un sens aux choses, un soubassement moral à cette plate-forme d’évènements apparemment aléatoires, et Sol Weintraub était prêt à jouer sa vie et celle de sa fille sur cette certitude.

Il se leva, redescendit lentement le sentier qui menait au Sphinx, grimpa l’escalier, prit une cape isotherme et des couvertures, et confectionna un nid douillet pour deux sur la plus haute marche tandis que les vents d’Hypérion mugissaient et que les Tombeaux du Temps émettaient une lumière plus forte que jamais.

Rachel était contre son ventre et son torse, la joue sur son épaule, ses petites mains s’ouvrant et se refermant tandis qu’elle lâchait sa prise sur le monde pour entrer dans l’univers des rêves d’enfant. Il écouta sa respiration douce lorsqu’elle sombra dans un sommeil profond, et entendit le bruit des petites bulles de salive qui se formaient sur sa bouche. Au bout d’un moment, il lâcha, lui aussi, sa prise sur le monde, et la rejoignit dans le sommeil.

30.

Sol fit le même rêve que celui qu’il subissait depuis le jour fatal où Rachel avait contracté la maladie de Merlin.

Il se voyait errant à travers un énorme espace parsemé de colonnes de la taille d’un séquoia géant, qui se dressaient dans la pénombre. Une lumière rouge tombait de très haut, en rayons presque solidifiés. Puis il entendit le vacarme d’une conflagration géante, comme si des mondes entiers étaient en train de brûler. Devant lui brillaient deux lumières ovales d’un rouge grenat.

Il reconnaissait cet endroit. Il savait qu’il allait trouver, un peu plus loin, un autel de pierre sur lequel serait étendue Rachel, sa Rachel inconsciente, âgée d’une vingtaine d’années. Puis la voix viendrait dicter ses conditions.

Il s’arrêta sur la corniche basse pour contempler, au-dessous de lui, le spectacle familier. Sa fille, la jeune femme à qui Saraï et lui avaient dit adieu lorsqu’elle était partie faire sa thèse sur le monde lointain d’Hypérion, gisait nue sur la grosse dalle de pierre plate. Au-dessus d’eux tous, bien plus haut, flottaient les deux points rouges qui étaient les yeux du gritche. Sur l’autel était posé un long poignard à lame courbe, d’une seule pièce, qui semblait en corne.

La voix se fit alors entendre.


Sol ! Prends ta fille, ta fille unique, Rachel, que tu aimes, et te rendre sur le monde qu’on appelle Hypérion pour l’immoler par le feu à l’un des endroits que je t’indiquerai.

Il avait les bras qui tremblaient de rage et de douleur. Il s’arracha littéralement les cheveux et cria dans les ténèbres la réponse qu’il avait déjà donnée à la voix.

Il n’y aura plus d’offrande, ni d’enfant ni de parent. Il n’y aura plus d’autre sacrifice. Le temps de l’obéissance et de l’expiation est passé ! Aide-nous en ami, ou bien va-t’en !

Dans ses précédents rêves, ces paroles avaient été suivies du hurlement du vent et d’un terrible sentiment de solitude tandis que des pas lourds s’éloignaient dans la nuit. Mais, cette fois-ci, le rêve persista ; l’autel se mit à rougeoyer et fut soudain vide, à l’exception du poignard de corne. Les deux ovales rouges flottaient toujours au-dessus de lui, comme des rubis de feu de la taille d’une planète.

Écoute-moi bien, Sol, reprit la voix, beaucoup plus modulée à présent, comme si elle murmurait à l’oreille de Sol au lieu de résonner dans les cieux. L’avenir de l’humanité dépend du choix que tu vas faire. Peux-tu offrir ta Rachel par amour, sinon par obéissance ?

Sol entendit la réponse dans sa tête alors même qu’il cherchait les mots. Il n’y aurait plus d’offrande. Ni aujourd’hui ni jamais. L’humanité avait suffisamment souffert pour son amour des dieux, pour sa longue quête d’un Dieu. Il songea aux nombreux siècles durant lesquels son peuple, le peuple juif, avait négocié avec Dieu, récriminant, marchandant, protestant contre l’injustice des choses, mais revenant toujours et toujours à l’obéissance pure et simple, quel qu’en soit le prix final. Des générations entières exterminées dans les fours de la haine. Les générations futures marquées par les feux glacés du rayonnement et de la haine, encore.

Pas cette fois-ci. Plus jamais.

— Réponds oui, papa.

Sol regarda, effaré, le contact d’une main sur la sienne. Sa fille Rachel se tenait à côté de lui, ni bébé ni adulte, mais âgée de huit ans, telle qu’il l’avait connue deux fois, une dans chaque sens de son évolution, avec ses cheveux châtain clair rassemblés en une seule tresse, sa salopette en jean délavé et ses baskets de gamine.

Il lui prit la main, en la serrant aussi fort que possible sans lui faire de mal. Il sentit qu’elle lui rendait sa pression. Ce n’était pas une illusion. Ce n’était pas une manifestation finale de la cruauté du gritche. C’était sa fille.

— Réponds oui, papa.

Sol avait résolu le problème d’Abraham de l’obéissance à un Dieu devenu malveillant. L’obéissance ne pouvait plus occuper la place la plus importante dans les relations entre l’humanité et sa divinité. Mais que se passait-il lorsque c’était l’enfant choisi pour le sacrifice qui demandait l’obéissance au caprice de la divinité ?

Il mit un genou à terre près de sa fille et lui ouvrit ses bras.

— Rachel !

Elle se serra contre lui avec la même fougue qu’en d’innombrables occasions du même genre, le menton haut sur l’épaule de son père, les bras chargés d’un amour intense. Et elle murmura à son oreille :

— Je t’en prie, papa, il faut que nous répondions oui.

Il continua de la serrer contre lui, heureux de sentir ses petits bras et la chaleur de sa joue. Il pleurait silencieusement, et il sentait les larmes couler sur sa joue et sur sa barbe, mais il ne voulait pas la lâcher, même une seconde, pour les essuyer.

— Je t’aime, papa, murmura Rachel.

Il se redressa alors, s’essuya le visage du revers de la main, et commença, en tenant fermement sa fille par la main, la lente descente vers l’autel de pierre.


Il se réveilla avec la sensation qu’il tombait, et qu’il cherchait à protéger le bébé. Rachel dormait toujours contre son torse, les poings serrés, le pouce à la bouche ; mais lorsqu’il se redressa, elle se réveilla avec le réflexe de tension et le cri d’un nouveau-né effrayé. Sol laissa tomber sa cape et ses couvertures pour la serrer tendrement dans ses bras.

Il faisait jour. La matinée semblait même bien avancée. La nuit avait pris fin pendant leur sommeil, et le soleil avait envahi la vallée et les tombeaux. Le Sphinx était tapi au-dessus d’eux comme un prédateur dont les pattes s’étendaient de chaque côté de l’escalier où il avait dormi.

Rachel se mit à vagir, le visage horriblement déformé par la faim, le choc du réveil et la peur qu’elle sentait chez son père. Sol la berça dans la lumière fantasmagorique. Il remonta à l’entrée du Sphinx, changea sa couche, chauffa l’un des derniers biberons et le lui donna jusqu’à ce que ses vagissements se transforment en petits bruits de succion. Il lui fit faire son rot, puis la promena dans ses bras jusqu’à ce qu’elle se rendorme d’un sommeil léger.

Le moment de sa naissance se situait dans moins de dix heures, à la tombée du soir. Sa fille vivrait alors ses dernières minutes. Il aurait voulu que le Sphinx fût un grand édifice de verre symbolisant le cosmos et la divinité qui régnait sur lui. Il aurait alors jeté des pierres sur sa façade, jusqu’à ce qu’il ne reste plus un seul carreau entier.

Il essaya de se rappeler son rêve dans tous ses détails, mais le peu d’assurance et de chaleur qu’il avait pu en retirer fondirent à la lumière crue du soleil d’Hypérion. L’idée d’offrir sa fille en sacrifice au gritche lui révulsait l’estomac d’horreur.

— Ne t’inquiète pas, murmura-t-il tandis qu’elle s’agitait dans son sommeil. Tout va très bien se passer, tu verras, ma chérie. Le vaisseau du consul sera bientôt là. Je sens qu’il va arriver d’un instant à l’autre.


Le vaisseau n’arriva ni avant midi ni dans le milieu de l’après-midi. Sol arpenta la vallée en criant le nom de ses compagnons disparus et en chantant des berceuses à moitié oubliées chaque fois que Rachel se réveillait. Elle se rendormait aussitôt. Elle semblait aussi légère qu’une plume. Il se rappelait qu’elle pesait exactement six livres et trois onces à la naissance, et mesurait dix-neuf pouces. Il sourit à l’évocation des antiques unités de mesure de sa planète natale, le monde de Barnard.

En fin d’après-midi, il se réveilla en sursaut de sa demi-torpeur à l’ombre de la patte tendue du Sphinx. Le bébé aux bras, il regarda le vaisseau qui descendait lentement dans le ciel lapis.

— Il est arrivé ! cria-t-il tandis que Rachel gigotait et couinait comme si elle comprenait.

La ligne bleue d’une flamme de fusion brûlait avec l’intensité que seul peut atteindre un vaisseau dans l’atmosphère. Sol sautillait sur place, rempli d’espoir comme il ne l’avait pas été depuis bien longtemps. Il sauta en hurlant jusqu’à ce que Rachel, inquiète, se mette à pleurer. Il cessa alors de s’agiter et la souleva au-dessus de sa tête, sachant très bien que ses jeunes yeux étaient encore incapables d’accommoder, mais voulant qu’elle voie la beauté de ce vaisseau en train de décrire une courbe au-dessus des montagnes lointaines et de descendre se poser sur le plateau désertique.

— Il a réussi ! s’écria Sol. Il arrive ! Grâce à lui, nous allons…

Trois lourdes détonations retentirent, presque simultanément, dans la vallée. Les deux premières étaient les bang soniques jumeaux, « signature » précédant le vaisseau lors de sa décélération. La troisième était le bruit de sa destruction.

Sol Weintraub vit le point brillant constituant la pointe de la longue traîne de fusion devenir soudain aussi lumineux que le soleil, puis grossir à la taille d’une boule de flammes et de gaz en fusion avant de s’abattre sur le désert en mille fragments incandescents. Il cligna plusieurs fois les yeux pour chasser les échos rétiniens tandis que Rachel continuait de pleurer.

— Mon Dieu ! gémit Sol. Mon Dieu !

La destruction complète du vaisseau ne faisait aucun doute. Des explosions secondaires déchiraient l’air malgré la distance d’au moins trente kilomètres. Des morceaux retombaient, suivis d’un sillage de flammes et de fumées, sur le désert, les montagnes et la mer des Hautes Herbes qui s’étendait au-delà.

— Mon Dieu !

Il s’assit sur le sable chaud. Il était trop épuisé pour pleurer, trop vide pour faire quoi que ce soit d’autre que bercer son enfant jusqu’à ce que ses pleurs cessent.

Dix minutes plus tard, il releva la tête tandis que deux nouvelles traînées de fusion embrasaient le ciel en se dirigeant du zénith au sud. L’une des deux explosa, trop loin pour que le son parvienne jusqu’à lui. La deuxième disparut au sud, derrière les montagnes et la Chaîne Bridée.

— Ce n’était peut-être pas le consul, murmura Sol. C’étaient peut-être des Extros. Le vaisseau du consul va sans doute arriver bientôt.

Mais rien ne se passa jusqu’au moment où le petit soleil d’Hypérion déclina jusqu’au ras des falaises et où les marches du Sphinx furent plongées dans l’ombre. Bientôt, toute la vallée fut envahie par le crépuscule.

Rachel était née à moins de trente minutes de cet instant. Sol vérifia sa couche. Elle n’était pas mouillée. Il lui donna le dernier biberon. Tandis qu’elle tétait goulûment, elle le regardait de ses grands yeux sombres comme pour scruter ses pensées. Il se souvenait des premières minutes où il l’avait prise tandis que Saraï se reposait sous les couvertures. Les yeux du bébé l’avaient transpercé des mêmes questions brûlantes et du même étonnement devant la découverte de ce monde.

Le vent du soir amena des nuages qui se déplaçaient rapidement au-dessus de la vallée. On entendait au sud-ouest une rumeur qui ressemblait d’abord au grondement lointain du tonnerre, puis à la régularité écœurante de l’artillerie. C’étaient probablement des explosions nucléaires ou au plasma, à cinq cents kilomètres au sud ou davantage. Sol scruta le ciel entre deux masses de nuages. Il aperçut des traînées de météores fulgurants qui zébraient l’atmosphère. Probablement des missiles balistiques ou des vaisseaux de descente. Dans les deux cas, ils apportaient la mort sur Hypérion.

Détournant les yeux de ce spectacle, il fredonna une berceuse tandis que Rachel finissait de prendre son biberon. Il s’était avancé jusqu’à l’entrée de la vallée, mais il commença à prendre lentement le chemin du retour au Sphinx. Les tombeaux étaient plus luminescents que jamais. Ils miroitaient d’une lumière crue de gaz au néon excité par des électrons. Au-dessus de sa tête, les derniers rayons du couchant étaient en train de transformer les nuages bas en un plafond de flammes pastel.

Il restait moins de trois minutes avant l’instant de la naissance de Rachel. Même si le vaisseau du consul arrivait maintenant, Sol savait qu’il n’aurait plus le temps de monter à bord ni de mettre son enfant en état de fugue cryotechnique.

Il ne désirait plus le faire.

Il grimpa lentement les marches du Sphinx, conscient de ce que Rachel avait fait le même parcours vingt-six années standard plus tôt, ignorante du sort qui l’attendait dans la crypte obscure.

Il s’arrêta en haut des marches pour reprendre son souffle. La lumière du soleil était quelque chose de palpable, qui remplissait le ciel et embrasait les ailes et toute la partie supérieure du Sphinx. Le tombeau lui-même semblait restituer toute la lumière emmagasinée dans la journée, comme les rochers du désert d’Hébron où Sol avait erré, des années auparavant, à la recherche d’une réponse à ses problèmes, pour n’y trouver que déboires et désillusions. L’air miroitait et le vent souffla un peu plus fort, soulevant le sable de la vallée avant de se calmer.

Sol posa un genou sur la marche supérieure du Sphinx et retira la couverture qui enveloppait Rachel. Elle ne portait que la couche de coton blanc qu’on lui avait mise à la naissance.

Elle gigotait dans ses mains. Son visage était violacé et luisant. Ses petites mains étaient rouges à force de se crisper et de se décrisper. Sol se rappelait avec une précision étonnante le moment où le médecin lui avait tendu le bébé. Il ouvrait de grands yeux en regardant sa fille, exactement comme maintenant. Puis il l’avait posée sur le ventre de Saraï pour qu’elle puisse la voir.

— Mon Dieu ! murmura-t-il en s’agenouillant pour de bon, sur les deux jambes.

La vallée tout entière se mit à frémir comme sous l’effet d’une onde sismique. Il perçut confusément le bruit d’une série d’explosions qui se propageaient vers le sud, mais son attention était maintenant fixée sur l’effrayant halo émis par le Sphinx. L’ombre de Sol fit un bond de cinquante mètres en arrière sur l’escalier et dans la vallée tandis qu’une lumière pulsante et vibrante jaillissait du tombeau. Du coin de l’œil, il vit que les autres Tombeaux du Temps étaient illuminés de la même manière, tels d’énormes et baroques réacteurs nucléaires dans les dernières secondes précédant la fusion du cœur.

L’entrée du Sphinx était auréolée d’une lumière pulsante bleue qui devint rapidement violette, puis d’un blanc à l’éclat insoutenable. Derrière le Sphinx, contre la paroi verticale du plateau qui dominait la vallée des Tombeaux du Temps, l’image floue d’un arbre impossible se stabilisa peu à peu. Son tronc gigantesque et ses branches énormes en acier acéré s’élevaient jusqu’aux nuages éclatants. Sol le regarda rapidement, distingua les épines de trois mètres et les fruits terrifiants qui pendaient. Puis il se tourna de nouveau vers l’entrée du Sphinx.

Quelque part, le vent se remit à hurler. Le tonnerre gronda. Quelque part aussi, une poussière de sable vermillon se souleva comme des voiles de sang séché dans la terrible lumière des tombeaux. Quelque part encore, des voix hurlèrent et un chœur glapit des lamentations.

Ignorant tout cela, Sol n’avait d’yeux que pour sa fille et, derrière elle, pour la silhouette qui occupait maintenant l’entrée du Sphinx.

Le gritche s’avança. Le monstre de trois mètres de haut dut se baisser pour ne pas toucher la voûte de l’entrée de ses épines d’acier. Il s’avança sur l’étroit parvis du tombeau, à moitié statue et à moitié créature vivante. Sa démarche avait cette terrible lenteur délibérée que l’on ne trouve que dans les cauchemars.

La lumière agonisante du ciel glissait sur la carapace du monstre, cascadant sur son torse de chitine et sur les épines d’acier qui le hérissaient, jetant des reflets sur les lames acérées et les scalpels de ses doigts. Sol serra son bébé contre lui sans quitter du regard les escarboucles à multiples facettes qui servaient d’yeux au gritche tandis que le coucher de soleil se fondait dans la lueur rouge sang de son rêve récurrent.

La tête du gritche se tourna lentement, pivotant sans friction, effectuant une rotation de quatre-vingt-dix degrés à droite puis à gauche, comme si la créature voulait contempler toute l’étendue de son domaine.

Le gritche fit trois pas en avant, et s’arrêta à moins de deux mètres de Sol. Les quatre bras de la créature se levèrent en se pliant tandis que les lames se déployaient.

Sol serra encore plus fort le bébé contre lui. Sa peau était huileuse, son visage chargé de mucus excrété à la naissance. Ses yeux suivaient des directions différentes, mais semblaient fixés sur Sol. Il ne restait plus que quelques secondes.

Réponds oui, papa.

Sol n’avait pas oublié son rêve.

La tête du gritche s’abaissa jusqu’à ce que les terribles yeux rubis ne regardent plus que Sol et son enfant. Les mâchoires de vif-argent s’entrouvrirent légèrement, montrant de multiples rangées de dents d’acier. Quatre mains se tendirent, la paume métallique vers le haut, et s’immobilisèrent à cinquante centimètres du visage de Sol.

Réponds oui, papa.

Sol se souvenait que, dans son rêve, sa fille le serrait très fort. Il comprenait que, tout compte fait, quand tout le reste est devenu poussière, la loyauté envers ceux que nous aimons est la seule chose que nous pouvons emporter avec nous dans la tombe. La foi, la vraie foi, reposait sur cet amour-là.

Sol leva son nouveau-né mourant, âgé de quelques secondes à peine, qui poussait son premier et son, dernier cri, et le donna au gritche.

L’absence soudaine de son poids déjà si léger le frappa d’un terrible vertige.

Le gritche prit Rachel, recula, et fut environné de lumière.

Derrière le Sphinx, l’arbre aux épines cessa de miroiter, se mit en phase avec le moment présent, et devint d’une netteté terrifiante.

Sol s’avança, les bras implorants, tandis que le gritche reculait dans la lumière et disparaissait. Une série d’explosions déchira la couverture nuageuse et jeta le vieil homme à genoux sous la force de l’onde de choc.

Derrière lui, autour de lui, les Tombeaux du Temps étaient en train de s’ouvrir.

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