VII. LE FOU

Le fou, le Teinturier de Lorbanerie, était blotti contre le mât, les bras enserrant ses genoux et la tête sur ses genoux. La masse de ses cheveux raides paraissait noire au clair de lune. Épervier s’était enroulé dans une couverture, et dormait à l’arrière. Aucun d’eux ne bougeait. Arren était assis bien droit à la proue. Il s’était juré de veiller toute la nuit. Si le mage choisissait de croire que leur passager dément ne l’attaquerait pas, non plus qu’Arren, durant la nuit, tant mieux pour lui ; Arren, en tout cas, ferait son propre choix et prendrait ses propres responsabilités.

Mais la nuit fut très longue, et très calme. La lumière lunaire inondait le bateau, immuable. Pelotonné contre le mât, Sopli ronflait, de longs et faibles ronflements. Doucement, le bateau poursuivait sa course ; doucement, Arren glissait dans le sommeil. Il se réveilla soudain en sursaut, et vit que la lune était à peine plus haute ; il abandonna sa garde vaine, s’installa confortablement et s’endormit.

Il rêva encore, comme il semblait toujours le faire au cours de ce voyage, et au début les rêves furent fragmentaires mais étrangement doux et rassurants. À la place du mât du Voitloin poussait un arbre aux immenses ramures en arcade et couvertes de feuillage ; des cygnes guidaient le bateau, et descendaient en piqué devant lui sur leurs ailes vigoureuses ; loin devant, sur la mer verte comme le béryl, brillait une cité aux tours blanches. Puis il se trouva dans l’une de ces tours, en train de gravir les marches qui s’élevaient en spirale, de les gravir en courant, léger et impatient. Ces scènes changeaient, revenaient, en amenaient d’autres, qui passaient sans laisser de trace ; mais soudain il fut dans ce redoutable et terne demi-jour sur les landes, et l’horreur grandit en lui jusqu’à ce qu’il fût incapable de respirer. Mais il continua, parce qu’il le devait. Après un long moment, il se rendit compte qu’avancer voulait dire ici tourner en rond et revenir sans cesse sur ses pas. Pourtant, il fallait qu’il sorte, qu’il s’en aille ; cela devenait de plus en plus urgent, il se mit à courir. Alors les cercles se rétrécirent et le sol commença à s’incliner. Il courait dans des ténèbres de plus en plus noires, de plus en plus vite, autour du rebord intérieur d’un puits qui s’enfonçait, un énorme tourbillon qui l’aspirait vers l’obscurité ; et comme il reconnaissait ce lieu, son pied glissa et il tomba.

« Que se passe-t-il, Arren ? »

Épervier lui parlait, depuis la poupe. L’aube grise immobilisait le ciel et la mer.

— « Rien. »

— « Le cauchemar ? »

— « Rien. »

Arren avait froid, et son bras droit était douloureux d’être resté coincé sous lui. Il ferma les yeux pour se protéger de la lumière grandissante et pensa : « Il fait allusion à ceci et à cela, mais ne veut jamais me dire clairement où nous allons, ni pourquoi, ni pour quelle raison je dois y aller. Et maintenant il entraîne ce fou avec nous. Qui est devenu fou, le dément ou moi, pour le suivre ? Eux deux peuvent se comprendre, les sorciers sont fous à présent, a-t-il dit. Je pourrais être chez moi à l’heure qu’il est, chez moi dans le château de Berila, dans ma chambre aux murs sculptés, avec les tapis rouges sur le sol, et un feu dans la cheminée, et me lever pour partir à la chasse au faucon avec mon père. Pourquoi suis-je venu avec lui ? Pourquoi m’a-t-il emmené ? Parce que c’est la voie que je dois suivre, dit-il, mais ce sont là des discours de sorcier, qui font paraître grandes les choses en employant de grands mots. Mais le sens de ces mots est toujours ailleurs. S’il est un chemin que je dois suivre, c’est celui qui mène chez moi, et non errer absurdement de cette manière à travers les Lointains. J’ai des charges à remplir chez moi, et je les néglige. S’il pense vraiment qu’il trouve un ennemi de la magie à l’œuvre, pourquoi est-il parti seul avec moi ? Il aurait pu prendre un autre mage pour l’aider – ou une centaine. Il aurait pu emmener une armée de guerriers, toute une flottille de vaisseaux. Est-ce ainsi qu’on affronte un grand péril, avec un vieil homme et un garçon dans un bateau ? C’est pure folie. Il est lui-même dément ; comme il l’a dit, il cherche la mort. Il cherche la mort, et veut m’entraîner. Mais je ne suis ni fou ni vieux, je ne veux pas mourir, je ne veux pas aller avec lui. »

Il se redressa sur un coude, et regarda devant lui. La lune qui s’était levée en face d’eux lorsqu’ils avaient quitté la Baie de Sosara était à nouveau devant eux, et sombrait. Derrière, à l’est, le jour arrivait, blême et morne. Il n’y avait pas de nuages, mais le ciel était légèrement couvert, maladif. Plus tard dans la journée, le soleil devint brûlant, mais sa lumière était voilée, sans éclat.

Tout le jour, ils longèrent la côte de Lorbanerie, basse et verte, à main droite. Un vent léger soufflait du continent et gonflait leur voile. Vers le soir, ils doublèrent un long cap, le dernier ; la brise mourut. Épervier mit le vent de mage dans la voile, et, comme un faucon s’envole d’un poignet, Voitloin se mit à filer avec ardeur, laissant derrière lui l’Ile de Soie.

Sopli le Teinturier était resté tapi à la même place toute la journée durant, de toute évidence effrayé par le bateau et par les flots, secoué par le mal de mer, misérable. À présent, il parlait, d’une voix enrouée. « Allons-nous vers l’ouest ? »

Le soleil couchant éclairait son visage de face, mais Épervier, pas le moins du monde impatienté par cette question si stupide, acquiesça.

« Vers Obehol ? »

— « Obehol se trouve à l’ouest de Lorbanerie. »

— « Très loin à l’ouest. Peut-être l’endroit est-il là-bas. »

— « À quoi ressemble-t-il, cet endroit ? »

— « Comment le saurais-je ? Comment pourrais-je le voir ? Il n’est pas sur Lorbanerie ! Je l’ai recherché pendant des années, quatre ans, cinq ans, dans le noir, la nuit, en fermant mes yeux, avec lui qui toujours m’appelait, viens, viens, mais je ne pouvais pas venir. Je ne suis pas le seigneur des sorciers, qui peut montrer le chemin dans le noir. Mais il y a aussi un endroit auquel on peut parvenir dans la lumière, sous le soleil. C’est ce que Mildi et ma mère refusaient de comprendre. Ils s’obstinaient à chercher dans le noir. Puis le vieux Mildi est mort, et ma mère a perdu l’esprit. Elle a oublié les sorts que nous employions pour les teintures, et cela a affecté sa raison. Elle voulait mourir, mais je lui ai dit d’attendre. D’attendre jusqu’à ce que j’aie trouvé l’endroit. Il doit exister un endroit. Si les morts peuvent revenir à la vie dans le monde, cela doit se passer quelque part dans le monde. »

— « Les morts reviennent-ils à la vie ? »

— « Je croyais que vous saviez ces choses-là », répliqua Sopli après une pause, jetant à Épervier un regard en biais.

— « Je cherche à les savoir. »

Sopli ne dit rien. Le mage le regarda soudain, d’un regard direct, irrésistible, mais son ton était doux : « Cherches-tu un moyen de vivre éternellement, Sopli ? »

Sopli soutint son regard un moment ; puis il cacha entre ses bras sa tête hirsute d’un brun rougeâtre, noua ses mains en travers de ses chevilles, et se balança d’avant en arrière. Il semblait qu’il prit cette position lorsqu’il était effrayé ; et lorsqu’il était ainsi, il ne parlait pas et ne prêtait nulle attention à ce qu’on disait. Arren se détourna de lui, désespéré et dégoûté. Comment pourraient-ils continuer ainsi, avec Sopli, durant des jours ou des semaines, sur un bateau de six mètres ? C’était comme de partager un corps avec une âme malade…

Épervier le rejoignit à la proue et mit un genou sur le banc de nage, contemplant le soir jaunâtre. Il dit : « L’homme est d’humeur douce. »

Arren ne répondit pas à cela. Il demanda froidement : « Qu’est-ce qu’Obehol ? Je n’ai jamais entendu ce nom. »

— « Je connais son nom et son emplacement sur les cartes ; rien de plus… Regarde : les compagnes de Gobardon ! »

L’immense étoile couleur topaze était plus haute au sud maintenant ; et sous elle, émergeant de la mer pâle, brillait une étoile blanche, à gauche, et une blanc-bleu, à droite, formant un triangle.

« Ont-elles des noms ? »

— « Le Maître Nommeur l’ignorait. Peut-être les hommes d’Obehol et de Wellogie leur donnent-ils des noms. Je ne sais pas. Nous entrons à présent dans d’étranges mers, Arren, sous le Signe de Fin. »

Le garçon ne répondit pas ; il regardait avec une sorte de répugnance les étoiles lumineuses et sans nom étincelant sur les eaux infinies.

Tandis qu’ils faisaient voile vers l’ouest, jour après jour, la chaleur du printemps du sud s’étendait sur les eaux et le ciel était clair. Cependant il semblait à Arren que la lumière manquait d’éclat, comme si elle fût tombée obliquement à travers une vitre. La mer était tiède et ne le rafraîchissait guère quand il nageait. Leur nourriture salée n’avait pas de saveur. Il n’y avait de fraîcheur ni d’éclat en nulle chose, sauf la nuit, quand les étoiles scintillaient avec un rayonnement plus grand que tout ce qu’il avait jamais vu ; il restait étendu à les contempler jusqu’à ce qu’il trouve le sommeil. En dormant, il rêvait : toujours ce rêve des landes, ou du puits, ou d’une vallée cernée de falaises, ou d’une longue route qui descendait sous un ciel bas ; toujours cette lumière terne, et cette horreur en lui, et cet effort désespéré pour s’en échapper.

Mais il ne parla jamais de cela à Épervier. Il ne lui parlait de rien qui fût important, rien d’autre que les menus incidents quotidiens de la traversée ; et Épervier, à qui il fallait toujours arracher les mots, était silencieux par habitude. Arren voyait maintenant combien il avait été fou de se confier corps et âme à cet homme inquiet et dissimulé, qui se laissait gouverner par l’impulsion et ne faisait aucun effort pour contrôler sa vie, pas même pour la sauver. Car, maintenant, le désir de la mort était en lui ; et cela, à ce que croyait Arren, parce qu’il n’osait pas faire face à son propre échec – à l’échec de la sorcellerie en tant que grand pouvoir parmi les hommes.

Il était clair maintenant pour ceux qui connaissaient les secrets qu’il n’y avait guère de secrets à cet art de magie dont Épervier et toutes les générations de magiciens et de sorciers avaient tiré gloire et puissance. Cela pouvait se résumer à l’emploi du temps et du vent, la connaissance des herbes qui soignent, et une habile présentation d’illusions telles que les brouillards, les lumières et les changements de forme, illusions qui pouvaient en imposer aux ignorants, mais qui étaient de simples supercheries. La réalité n’en était pas changée. Il n’y avait dans la magie rien qui donnât à un homme un vrai pouvoir sur les hommes ; elle n’était non plus d’aucun recours à l’égard de la mort. Les mages ne vivaient pas plus longtemps que les hommes ordinaires. Tous leurs mots secrets ne pouvaient retarder d’une heure la venue de leur mort.

Même pour les questions de moindre importance, là magie ne valait pas qu’on se repose sur elle. Épervier était toujours avare à faire usage de son art ; ils voguaient avec le vent du monde chaque fois qu’ils le pouvaient, ils pêchaient pour manger, économisaient l’eau, comme n’importe quel navigateur. Après quatre jours passés à se démener dans un vent debout capricieux, Arren lui demanda s’il ne voulait point mettre un petit vent d’arrière dans la voile, et lorsque le mage secoua négativement la tête, il dit : « Pourquoi ? »

— « Je ne demanderais pas à un malade de courir », dit Épervier, « et n’ajouterais pas une pierre sur un dos surchargé. » On ne pouvait dire s’il parlait de lui-même, ou du monde en général. Ses réponses étaient toujours données comme à contrecœur, et difficiles à comprendre. C’était là, pensa Arren, le cœur même de la sorcellerie : laisser entendre des choses formidables en ne disant rien du tout, et ne rien faire du tout en faisant croire que c’était le sommet de la sagesse.

Arren avait essayé d’ignorer Sopli, mais c’était chose impossible ; et, en tout cas, il se trouva bientôt en quelque sorte allié au fou. Sopli n’était pas si fou que cela, ou pas si simplement que sa chevelure rebelle et ses discours fragmentés le faisaient paraître. En fait, ce qu’il y avait en lui de plus fou était peut-être sa terreur de l’eau. Monter dans le bateau avait exigé de lui le courage du désespoir, et sa peur ne s’émoussa jamais entièrement ; il baissait la tête de façon à ne pas voir l’eau se soulever et clapoter autour de lui et autour de la fragile petite coque du bateau. Se mettre debout lui donnait le vertige : il s’agrippait au mât. La première fois qu’Arren décida d’aller nager et plongea de la proue, Sopli poussa un hurlement d’horreur ; lorsque Arren regrimpa à bord, le pauvre homme était vert de saisissement. « Je pensais que tu voulais te noyer », dit-il, et Arren fut obligé de rire.

Dans l’après-midi, alors qu’Épervier méditait, n’entendant rien et ne prêtant garde à rien, Sopli vint jusqu’à Arren en s’accrochant prudemment aux bancs de nage. Il dit à voix basse : « Tu ne veux pas mourir, n’est-ce pas ? »

— « Bien sûr que non. »

— « Lui, si », dit Sopli avec un petit mouvement de la mâchoire en direction d’Épervier.

— « Pourquoi dis-tu cela ? »

Arren prit un ton hautain, qui en vérité lui était coutumier, et que Sopli acceptait comme une chose naturelle, bien qu’il eût dix ou quinze ans de plus qu’Arren. Il répondit avec une politesse empressée, bien que de la manière fragmentaire qui lui était habituelle : « Il veut atteindre le lieu secret. Mais je ne sais pas pourquoi. Il ne veut pas… Il ne croit pas en… la promesse. »

— « Quelle promesse ? »

Sopli lui lança un regard aigu avec dans les yeux quelque chose de son humanité ancienne ; mais la volonté d’Arren était plus forte. Il répondit, très bas : « Tu sais… La vie. La vie éternelle. »

Un terrible frisson traversa le corps d’Arren. Il se rappela ses rêves, la lande, le puits, les falaises, la lumière sourde. C’était la mort, c’était l’horreur de la mort. C’était à la mort qu’il devait échapper, il lui fallait trouver le chemin. Et sur le seuil apparaissait le personnage couronné d’ombre tenant une petite lumière pas plus grosse qu’une perle : la lueur de la vie immortelle. Arren rencontra les yeux de Sopli pour la première fois : des yeux bruns, très clairs ; à l’intérieur, il vit qu’il avait enfin compris, et que Sopli partageait cette connaissance.

« Lui », dit le Teinturier, avec une torsion de la mâchoire en direction d’Épervier, « il ne renoncera pas à son nom. Nul ne peut traverser avec son nom. Le passage est trop étroit. »

— « L’as-tu vu ? »

— « Dans le noir, dans mon esprit. Cela ne suffit plus. Je veux l’atteindre. Je veux le voir. Dans le monde, avec mes yeux. Et si je..., si je mourais et ne pouvais trouver le chemin, le lieu ? La plupart des gens ne peuvent le trouver, ils ne savent même pas qu’il est là, seuls quelques-uns de nous ont ce pouvoir. Mais c’est difficile, car il faut abandonner le pouvoir pour arriver là-bas… Plus de mots. Plus de noms. C’est trop difficile pour l’esprit. Et quand on… meurt, l’esprit… meurt. » Il butait chaque fois sur ce mot. « Je veux savoir que je pourrai revenir. Je voudrais être là-bas. Du côté de la vie. Je veux vivre, être sauvé. Je hais… je hais cette eau… »

Le Teinturier rassembla ses membres, comme le fait une araignée lorsqu’elle tombe, et rentra sa tête hirsute et rouge entre ses épaules, pour ne plus voir la mer.

Mais Arren, par la suite, n’évita plus sa conversation, sachant que Sopli ne partageait pas seulement sa vision, mais aussi sa peur ; et que, si le pire advenait, Sopli pourrait l’aider, contre Épervier.

Ils poursuivaient leur navigation, lentement, dans les calmes plats et les brises capricieuses, en direction de l’ouest, vers où les guidait Sopli, du moins à ce que prétendait Épervier. Mais Sopli ne les guidait pas, lui qui ne connaissait rien à la mer, n’avait jamais vu une carte, n’était jamais monté dans un bateau et éprouvait une crainte maladive pour la mer. C’était le mage qui les dirigeait et les égarait délibérément. Arren le voyait bien maintenant, et en comprenait la raison. L’Archimage savait qu’eux, et d’autres comme eux, étaient en quête de la vie éternelle, qu’on la leur avait promise, ou qu’on les avait attirés vers elle, et qu’ils la trouveraient peut-être. Dans son orgueil, son orgueil insensé d’Archimage, il craignait qu’ils ne l’obtiennent ; il les enviait, les redoutait, et ne voulait être surpassé par personne. Son intention était de voguer sur la Mer Ouverte au-delà de toutes les terres, jusqu’à ce qu’ils soient tout à fait égarés et qu’ils ne puissent jamais revenir vers le monde, et qu’ils meurent de soif. Car il préférait mourir lui-même, afin de leur interdire la vie éternelle.

Parfois, venait un moment – lorsque Épervier entretenait Arren de quelque menu problème touchant à la direction du bateau, ou qu’il nageait avec lui dans la mer chaude, ou lui souhaitait bonne nuit sous les énormes étoiles où toutes ces idées semblaient au jeune garçon parfaitement absurdes. Il regardait son compagnon, voyait ce visage dur, âpre, patient, et pensait : « Voici mon maître et mon ami. » Et il lui paraissait incroyable d’avoir douté de lui. Mais un peu plus tard, il doutait à nouveau, et Sopli et lui échangeaient des regards de défiance à l’égard de leur ennemi mutuel.

Chaque jour, le soleil était très chaud, mais sans éclat. Sa lumière se posait comme un vernis sur la mer aux lentes ondulations. L’eau était bleue, le ciel d’azur, sans nuances ni changement. Les vents soufflaient et mouraient, et ils changeaient de cap pour les saisir et glissaient lentement vers l’infini.

Un après-midi, un léger vent arrière s’éleva enfin, et Épervier pointa le doigt vers le soleil couchant, disant : « Regardez. » Très haut au-dessus du mât, une file d’oies marines volait comme une rune noire tracée dans le ciel. Les oies se dirigeaient vers l’ouest ; et, à la suite, Voitloin arriva le lendemain en vue d’une île immense.

— « C’est elle », dit Sopli. « Cette île. C’est là que nous devons aller. »

— « Le lieu que tu cherches se trouve là ? »

— « Oui. Nous devons débarquer là. Nous ne pouvons aller plus loin. »

— « Ce doit être Obehol. Après elle, dans le Lointain Sud, il y a une autre île, Wellogie. Et dans le Lointain Ouest il y a d’autres îles plus à l’ouest que Wellogie. Es-tu bien certain de ce que tu dis, Sopli ? »

Le Teinturier de Lorbanerie se mit en fureur, si bien que son regard redevint vacillant ; mais, pensa Arren, il ne parlait pas à la manière d’un dément, comme il l’avait fait lors de leur premier entretien, bien des jours avant, sur Lorbanerie. « Oui ! C’est là que nous devons débarquer. Nous sommes allés assez loin. L’endroit que nous cherchons est ici. Voulez-vous que je vous fasse le serment que je le reconnais ? Ferai-je le serment par mon nom ? »

— « Tu ne le peux pas », dit Épervier, la voix dure, en levant les yeux vers Sopli, plus grand que lui, qui s’était levé, s’agrippant fortement au mât, pour regarder la terre devant eux. « N’essaie pas, Sopli. »

Le Teinturier grimaça, comme sous l’effet de la rage ou de la douleur. Il regarda les montagnes qui avec la distance paraissaient bleues, devant le bateau, par-dessus l’étendue d’eau ondoyante et mouvante, et dit : « Vous m’avez pris comme guide. C’est ici l’endroit : Nous devons y débarquer. »

— « Nous débarquerons de toute façon, il nous faut de l’eau », dit Épervier, et il alla au gouvernail. Sopli s’assit à sa place près du mât, en marmonnant. Arren l’entendit dire : « Je le jure par mon nom. Par mon nom », à plusieurs reprises, et chaque fois il grimaçait comme sous l’effet de la douleur.

Ils louvoyèrent vers l’île sur un vent de nord, et la longèrent à la recherche d’une baie ou d’un débarcadère, mais les brisants, dans un bruit de tonnerre, martelaient sous le soleil brûlant toute la côte nord. À l’intérieur des terres, des montagnes vertes rôtissaient sous cette lumière, revêtues d’arbres jusqu’au sommet.

Contournant un cap, ils arrivèrent enfin en vue d’une profonde baie en croissant, avec des plages de sable blanc. Ici, les vagues étaient calmes, leur force contenue par la langue de terre, et il était possible à un navire d’accoster. Nulle trace de vie humaine sur la plage, ni dans les forêts au-dessus ; ils n’avaient vu ni bateau, ni toit, ni fumée. La brise légère tomba dès que Voitloin entra dans la baie. L’air était immobile, silencieux et chaud. Arren prit les avirons, Épervier tint le gouvernail. Le crissement des avirons dans les tolets était l’unique bruit qu’on entendît. Les pics verts se profilaient au-dessus de la baie, qu’ils cernaient. Le soleil étendait sur l’eau des nappes de lumière blanche. Arren entendait le sang battre dans ses oreilles. Sopli avait délaissé la sécurité du mât et était accroupi à la proue, se retenant aux plats-bords, fixant le rivage à s’en faire mal aux yeux. Le visage sombre et couturé d’Épervier luisait de chaleur, comme s’il avait été huilé ; son regard passait sans cesse des vagues déferlantes et basses aux falaises masquées de feuillage au-dessus d’elles.

— « C’est le moment », dit-il, en s’adressant à Arren et au bateau. Arren donna trois formidables coups d’aviron et, avec légèreté, Voitloin s’échoua sur le sable. Épervier sauta, à terre pour pousser le bateau hors d’atteinte du dernier soubresaut des vagues. En étendant les mains, il trébucha et manqua tomber, mais se retint à la poupe. Soudain, d’un puissant effort, il repoussa le bateau, dans l’eau, dans le remous d’une vague refluante, et, pataugeant, passa par-dessus le plat-bord, tandis que l’embarcation était suspendue entre mer et terre. « Rame ! » haleta-t-il ; il se mit à quatre pattes, ruisselant d’eau et tentant de reprendre haleine. Il tenait une lance – une lance à pointe de bronze longue de deux pieds. Où l’avait-il trouvée ? Une autre lance déchira l’air alors qu’Arren tirait sur les avirons, abasourdi ; elle frappa de biais un banc de nage, faisant voler le bois en éclats, et rebondit d’une extrémité sur l’autre. Sur les falaises basses dominant la plage, sous les arbres, des silhouettes bougeaient, s’élançant puis s’accroupissant. L’air était peuplé de petits bruits sifflants, vrombissants. Arren rentra brusquement la tête entre ses épaules, courba le dos, et rama à grands coups : deux pour se dégager des hauts-fonds, trois pour faire virer le bateau, et ils furent bientôt loin.

Sopli, à la proue du bateau, derrière le dos d’Arren, se mit à hurler. Les bras du rameur se trouvèrent saisis si soudainement que les avirons jaillirent de l’eau, et que l’extrémité de l’un d’eux le frappa au creux de l’estomac, l’aveuglant, le souffle coupé. « Demi-tour ! Demi-tour ! » hurlait Sopli. Le bateau fit un brusque bond dans l’eau et oscilla. Arren se retourna dès qu’il eut repris les avirons en main, furieux. Sopli n’était plus dans le bateau.

Tout autour d’eux l’eau profonde de la baie ondulait, aveuglante sous le soleil.

Stupidement, Arren regarda à nouveau derrière lui, puis regarda Épervier tapi à l’arrière. « Là », dit celui-ci, tendant le doigt de côté ; mais il n’y avait rien, rien que la mer et l’éblouissement du soleil. Un javelot projeté par une sarbacane manqua le bateau de quelques mètres, pénétra dans l’eau sans bruit et disparut. Arren donna dix ou douze rudes coups d’aviron, puis rama à rebours, et regarda une nouvelle fois Épervier.

Les mains et le bras gauche d’Épervier étaient ensanglantés ; il pressait contre son épaule un tampon de toile de voile. La lance à pointe de bronze gisait au fond du bateau. Il ne la tenait pas, la première fois qu’Arren l’avait vue : elle sortait du creux de son épaule, où s’était enfoncée la pointe. Il scrutait l’eau s’étendant entre eux et la plage blanche, où de minuscules silhouettes sautaient et dansaient dans la chaleur ardente. Enfin il dit : « Continue. »

— « Sopli… »

— « Il n’est pas remonté. »

— « S’est-il noyé ? » demanda Arren, incrédule. Épervier acquiesça.

Arren continua de ramer jusqu’à ce que la plage ne fût plus qu’une ligne blanche en dessous des forêts et des immenses pics verts. Épervier était toujours au gouvernail, appuyant le tampon de tissu contre son épaule, mais sans y prêter attention.

— « A-t-il été frappé par une lance ? »

— « Il a sauté. »

— « Mais il… il ne savait pas nager. Il avait peur de l’eau ! »

— « Oui. Mortellement peur. Il voulait..., il voulait gagner le rivage. »

— « Pourquoi nous ont-ils attaqués ? Qui sont-ils ? »

— « Ils ont dû croire que nous étions des ennemis. Veux-tu… m’aider un instant ? » Arren vit alors que l’étoffe qu’il tenait pressée contre son épaulé était trempée et rougie.

La lance avait frappé entre l’articulation de l’épaule et la clavicule, déchirant une des grosses veines, si bien que la blessure saignait abondamment. Sous sa direction, Arren déchira en lanières une chemise de lin, et changea le pansement. Épervier demanda la lance et lorsque Arren la lui posa sur les genoux, il mit la main droite sur la pointe, longue et mince comme une feuille de saule, de bronze grossièrement travaillé ; et il tenta de parler, mais au bout d’une minute secoua la tête. « Je n’ai pas maintenant la force de jeter des sorts », dit-il. « Plus tard. Tout ira bien. Peux-tu nous faire sortir de cette baie, Arren ? »

En silence, le jeune garçon retourna aux avirons. Il se mit à l’ouvrage, le dos courbé, et bientôt, car sa charpente souple et svelte recelait de la force, il fit sortir Voitloin de la baie en croissant pour le mener en haute mer. Le long calme des midis des Lointains s’étendait sur l’eau. La voile pendait flasque. Le soleil brillait avec ardeur à travers un voile de brume, et les pics verts paraissaient frémir et palpiter dans la chaleur torride. Épervier s’était étendu au fond du bateau, la tête appuyée au banc de nage, près du gouvernail ; il était immobile, les lèvres et les paupières mi-closes. Arren évitait de regarder son visage, et gardait les yeux fixés au-delà de la poupe. Une brume de chaleur flottait au-dessus de l’eau, comme si une araignée avait filé ses toiles en travers du ciel. Ses bras tremblaient de fatigue, mais il continuait à ramer.

— « Où nous emmènes-tu ? » demanda Épervier d’une voix enrouée, en se redressant un peu. Se retournant, Arren vit la baie en forme de croissant arrondir ses bras à nouveau autour du bateau, et la ligne blanche de la plage devant lui, et les montagnes réunies dans le ciel au-dessus. II avait fait faire demi-tour au bateau sans s’en rendre compte.

— « Je ne peux plus ramer », dit-il, rangeant les avirons, et il alla se blottir à la proue. Il lui semblait toujours que Sopli était derrière lui, près du mât. Ils étaient restés de nombreux jours ensemble et sa mort avait été trop soudaine, trop insensée pour qu’il la comprenne. Et il n’y avait rien à comprendre.

Le bateau était ballotté sur l’eau ; la voile pendait, flasque, à la mâture. La marée qui commençait à pénétrer dans la baie faisait tourner lentement l’embarcation par le travers dans la direction du courant et la poussait à petits coups vers la lointaine ligne blanche du rivage.

« Voitloin », dit le mage d’une voix caressante, et il ajouta un ou deux mots dans la Langue Ancienne ; et doucement le bateau vira, et glissa hors des bras de la baie sur la mer flamboyante.

Mais tout aussi lentement, aussi doucement, en moins d’une heure, il cessa d’avancer, et la voile pendit à nouveau. Arren jeta un regard derrière lui et vit son compagnon étendu comme précédemment, mais la tête légèrement rejetée en arrière et les yeux fermés.

Durant tout ce temps, Arren avait ressenti une horreur pesante, malsaine, qui grandissait en lui, le retenait d’agir, et paraissait dévider son corps en fils minces et obscurcir son esprit. Aucun courage ne se faisait jour en lui pour résister à cette peur, seulement un sourd ressentiment contre son sort.

Il ne devait pas laisser le bateau dériver de la sorte près des rivages rocailleux d’une terre dont la population attaquait les étrangers ; cela du moins était clair dans son esprit, mais ne signifiait pas grand-chose. Et que devait-il faire alors ? Ramener le bateau jusqu’à Roke à la rame ? Il était perdu, complètement perdu, perdu au-delà de tout espoir, dans l’immensité du Lointain. Il ne pourrait jamais ramener le bateau vers une quelconque terre hospitalière, à des semaines de traversée. Il ne pouvait le faire que sous la direction du mage, et Épervier était blessé et impuissant, aussi soudainement et absurdement que Sopli était mort. Son visage avait changé, les traits relâchés et le teint jaunâtre ; peut-être était-il en train de mourir. Arren se dit qu’il aurait dû le transporter sous le vélum pour le protéger du soleil, et lui donner de l’eau ; les hommes qui ont perdu du sang ont besoin de boire. Mais ils étaient à court d’eau depuis plusieurs jours ; le tonneau était presque vide. Et qu’importait ? Rien ne servait à rien, rien. La chance s’était tarie.

Les heures s’écoulaient, le soleil de plomb écrasait le bateau, la chaleur grisâtre enveloppait Arren. Il ne bougeait pas.

Un souffle frais passa sur son front. Il leva les yeux. C’était le soir : le soleil était couché, l’ouest d’un rouge terne. Voitloin voguait avec lenteur sous une douce brise venue de l’est, et longeait les côtes abruptes et boisées d’Obehol.

Arren redescendit dans le bateau, alla soigner son compagnon, lui arrangea une paillasse sous le vélum et lui fit boire de l’eau. Il accomplit ces choses avec précipitation, évitant de regarder le pansement, qui avait besoin d’être changé, car la blessure n’avait pas complètement cessé de saigner. Épervier, faible et languissant, ne parla pas ; tandis qu’il buvait avidement, ses yeux se refermèrent, et il glissa à nouveau dans le sommeil, qui était une plus grande soif. Il gisait, silencieux ; et lorsque dans l’obscurité la brise mourut, nul vent de mage ne la remplaça, et à nouveau le bateau se balança paresseusement sur la mer lisse et palpitante. Mais à présent les montagnes qui se dessinaient à droite étaient noires, contre un ciel resplendissant d’étoiles, et durant un long moment Arren les contempla. Leurs contours lui paraissaient familiers, comme s’il les eût déjà vues, comme s’il les eût connues toute sa vie.

Lorsqu’il s’allongea pour dormir, il se mit face au sud, et là, haut dans le ciel au-dessus de la mer vide, il vit briller l’étoile Gobardon. En dessous d’elle se trouvaient les deux autres, formant avec elle un triangle, et en dessous encore trois autres s’étaient levées en ligne droite, constituant un triangle plus grand. Puis, se libérant des plaines liquides de noir et d’argent, deux autres suivirent, tandis que s’avançait la nuit ; elles étaient jaunes comme Gobardon, bien que plus faibles, et glissaient obliquement de droite à gauche sur le côté droit du triangle. C’étaient donc là huit des neuf étoiles qui étaient censées reproduire la silhouette de l’homme, ou la rune hardique Agnen. Aux yeux d’Arren, le tracé ne ressemblait nullement à un homme, à moins que, comme le sont les personnages stellaires, il ne fût bizarrement distordu ; mais la rune était évidente, avec un crochet et un trait transversal ; il ne manquait qu’un trait à la base pour la compléter : l’étoile qui ne s’était pas encore levée.

En la guettant, Arren s’endormit.

Lorsqu’il s’éveilla, à l’aube, Voitloin avait dérivé plus loin qu’Obehol. Une brume cachait les rivages et toute chose, excepté les pics des montagnes ; le ciel pâlissait au-dessus des eaux violettes du sud, éteignant les dernières étoiles.

Il regarda son compagnon. Épervier respirait de manière irrégulière, comme lorsque la douleur palpite sous la surface du sommeil, sans la déchirer tout à fait. Son visage était vieux et ridé dans la lumière froide et sans ombre. Arren en le contemplant vit un homme en qui nul pouvoir ne restait, ni la magie, ni la force, pas même la jeunesse ; rien. Il n’avait pu sauver Sopli, ni détourner de lui la lance. Il les avait mis en péril, et ne les avait pas sauvés. À présent Sopli était mort, lui moribond, et Arren mourrait aussi. Par la faute de cet homme ; en vain, pour rien.

Ainsi Arren le regardait-il, avec les yeux lucides du désespoir, et ne voyait rien.

Nul souvenir ne lui venait de la fontaine sous le sorbier, ou de la blanche lumière de mage sur le bateau des marchands d’esclaves, dans le brouillard, ou des vergers languissants de la Maison des Teinturiers. Pas plus que ne se réveillait en lui l’orgueil, ou l’obstination. Il regarda l’aurore se lever sur la mer paisible, où courait une immense et basse houle couleur d’améthyste pâle, et tout cela était comme un rêve, blafard, sans l’intérêt ni la vigueur de la réalité. Et au fond du rêve comme au fond de la mer, il n’y avait rien – rien qu’une faille, un vide. Il n’y avait pas de profondeur.

Le bateau avançait, lentement, irrégulièrement, suivant l’humeur capricieuse du vent. Derrière, les pics d’Obehol diminuaient, noirs dans le soleil levant, d’où arrivait la brise qui emportait le bateau loin de la terre, loin du monde, sur la Mer Ouverte.

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