IV. LUMIÈRE DE MAGE

Sèche, sa bouche était sèche. Avec un goût de poussière. Ses lèvres étaient couvertes de poussière.

Sans relever la tête du sol, il observait le jeu des ombres. Il y avait des ombres énormes qui se mouvaient et se baissaient, s’enflaient et rétrécissaient, et d’autres plus légères qui couraient sur les murs et le plafond, prestes, et qui le narguaient. Il y en avait une dans le coin, une autre sur le plancher, et aucune de ces deux ombres ne bougeait.

Il commençait à avoir mal à l’arrière du crâne. En même temps, ce qu’il voyait devint net dans son esprit en un éclair, et s’y fixa : Hare effondré dans un coin, la tête sur les genoux ; Épervier étendu sur le dos, un homme agenouillé au-dessus d’Épervier, un autre jetant des pièces d’or dans un sac et un troisième debout, contemplant la scène. Le troisième homme tenait une lanterne dans une main et une dague dans l’autre : la dague d’Arren.

S’ils parlaient, il ne les entendait pas. Il n’entendait que ses propres pensées, qui lui disaient ce qu’il devait faire, immédiatement et sans hésiter. Il leur obéit sur-le-champ. Il rampa très lentement sur quelques mètres, projeta sa main gauche, empoigna le sac contenant le butin, bondit sur ses pieds, et courut vers les escaliers avec un hurlement enroué. Il dévala les marches dans l’obscurité complète sans en manquer une seule, sans même les sentir sous ses pieds, comme s’il eût plané. Il déboucha dans la rue et s’engouffra à toute allure dans les ténèbres.

Les maisons telles des carcasses noires se détachaient contre les étoiles. La clarté stellaire chatoyait faiblement sur la rivière à sa droite, et, bien qu’il ne pût voir où aboutissaient les rues, il pouvait deviner les croisements, et ainsi tourner et faire des crochets, afin de dépister les autres. Ils l’avaient suivi ; il pouvait les entendre derrière lui, pas très loin. Ils n’avaient pas de souliers, et leur respiration haletante était plus bruyante que leurs pas. Il aurait ri s’il en avait eu le temps ; il savait enfin ce qu’on éprouvait à être la proie au lieu d’être le chasseur, celui qui menait la course, le gibier. Cela signifiait être seul, et être libre, il fit un crochet à droite et traversa en se baissant un pont au parapet élevé, se glissa dans une rue latérale, tourna au coin, et rejoignit le bord de la rivière, qu’il suivit un moment, traversant un autre pont. Ses souliers résonnaient sur les cailloux de la chaussée, seul bruit dans toute la cité ; il s’arrêta devant la culée du pont pour les délacer, mais les cordons étaient fortement noués et la meute n’avait pas perdu sa trace. La lanterne brilla une seconde de l’autre côté de la rivière, et des pas de course lourds et étouffes lui parvinrent. Il lui était impossible de leur échapper, il ne pouvait que les distancer ; il lui fallait continuer à courir, rester en tête, et les éloigner de la chambre poussiéreuse, le plus possible… Ils lui avaient ôté son manteau en même temps que sa dague, et il était en manches de chemise, léger et ardent ; la tête lui tournait et la douleur, à l’arrière de son crâne, se faisait plus aiguë à chaque pas, mais il courait, courait… Le sac le gênait. Il le jeta soudain à terre, une pièce d’or s’en échappa et heurta les pierres avec un tintement clair. « Voilà votre argent ! » clama-t-il, la voix enrouée et haletante. Il reprit sa course. Et soudain la rue s’acheva. Pas de rue transversale, pas d’étoiles devant lui : une impasse. Sans s’arrêter, il fit demi-tour et courut au-devant de ses poursuivants. La lanterne se balançait follement devant ses yeux, et il poussa un cri de défi en arrivant sur eux.

Une lanterne se balançait d’avant en arrière devant lui, faible tache lumineuse dans une immense grisaille mouvante. Il la regarda un long moment. Elle se fit plus faible, et finalement une ombre la dissimula ; et quand l’ombre fut passée la lumière avait disparu. Il s’en affligea un peu ; peut-être s’affligeait-il sur lui-même, car il savait qu’il devait maintenant se réveiller.

La lanterne, morte, se balançait toujours contre le mât auquel elle était fixée. Tout autour, la mer s’illuminait avec le soleil naissant. Un tambour battait. Des avirons grinçaient lourdement, régulièrement ; le bois du bateau crissait et craquait, émettant des centaines de gémissements ; un homme, debout à l’avant, criait quelque chose aux marins derrière lui. Les hommes enchaînés à Arren dans la cale arrière étaient tous silencieux. Chacun portait un cercle de fer autour de la taille, et aux poignets des menottes, et ces liens étaient attachés à ceux du voisin par une chaîne courte et épaisse ; la ceinture de fer était également enchaînée à un anneau dans le pont, si bien que l’homme pouvait s’asseoir ou s’accroupir, mais pas se mettre debout. Et ils étaient trop proches les uns des autres pour s’étendre, entassés dans cette petite cale. Arren était dans le coin, près du hublot avant. S’il levait haut la tête, ses yeux étaient au niveau du pont entre la cale et la lisse, une largeur de cinquante centimètres environ.

Il se rappelait peu de chose de la nuit précédente, hormis la poursuite et l’impasse. Il s’était battu, avait été assommé et ligoté, et emporté en quelque endroit. Un homme à la voix chuchotante et étrange avait parlé ; un lieu pareil à une forge, avec un feu rouge et bondissant… Il ne pouvait s’en souvenir. Il savait cependant qu’il se trouvait sur un bateau faisant le commerce des esclaves, et qu’on l’avait capturé pour le vendre.

Cela ne signifiait pas grand-chose pour lui. Il avait trop soif. Son corps était meurtri et la tête lui faisait mal. Quand le soleil se leva, la lumière darda sur ses yeux des javelots de douleur.

Vers le milieu de la matinée, on leur donna à chacun un quart de pain et une longue gorgée d’une gourde de cuir, tenue devant leurs lèvres par un homme au visage dur et anguleux. Son cou était enserré par un large bandeau de cuir clouté d’or, pareil à un collier de chien ; et, l’entendant parler, Arren reconnut la voix, ténue, étrange et sifflante.

La boisson et la nourriture soulagèrent momentanément sa misère physique, et éclaircirent son esprit. Il regarda pour la première fois les visages de ses compagnons d’esclavage, trois dans sa rangée et quatre derrière. Certains étaient assis, la tête sur leurs genoux levés ; l’un était effondré, malade ou drogué. Le voisin d’Arren était un gars d’une vingtaine d’années, avec une large figure plate. « Où nous emmènent-ils ? » lui demanda Arren.

L’homme le regarda – leurs visages n’étaient qu’à quelques centimètres de distance – et sourit, haussant les épaules ; Arren crut qu’il ne savait pas ; il agita ensuite ses bras enchaînés comme pour faire un geste, et ouvrit sa bouche, toujours souriante, révélant à la place de la langue une racine noire.

— « Ce doit être Chole », dit quelqu’un derrière Arren, et un autre : « Ou bien le Marché d’Amrun », et l’instant d’après l’homme au collier, qui semblait être partout à la fois sur ce bateau, se pencha au-dessus de la cale en sifflant : « Taisez-vous, si vous ne voulez pas servir d’appât aux requins ! » Tous se turent alors.

Arren tenta d’imaginer ces endroits, Chole, le Marché d’Amrun. On y vendait des esclaves. On les alignait devant les acheteurs, sans doute, comme des œufs ou des béliers mis en vente sur le marché de Berila. Il serait là ; couvert de chaînes. Quelqu’un l’achèterait et l’emmènerait chez lui, et lui donnerait un ordre ; il refuserait d’obéir. Ou il obéirait, et essaierait de s’échapper. Et il serait tué, d’une façon ou d’une autre. Ce n’était pas que son âme se rebellât à la pensée de l’esclavage, il était beaucoup trop malade et désorienté pour cela ; c’était simplement qu’il savait qu’il ne pourrait le faire, qu’au bout d’une semaine ou deux il mourrait ou serait tué. Bien qu’il vît et acceptât cela comme un fait acquis, cela l’effrayait, si bien qu’il cessa d’anticiper. Il abaissa les yeux sur le plancher noir, immonde, de la cale, entre ses pieds, sentit la chaleur du soleil sur ses épaules nues, et éprouva à nouveau la soif qui desséchait sa bouche et rétrécissait sa gorge.

Le soleil sombra, la nuit tomba, claire et froide. Apparurent les étoiles à la clarté perçante. Le tambour battait comme un cœur lent, rythmant le mouvement des rames, car il n’y avait pas un souffle de vent. À présent, le froid devenait la plus grande misère. Le dos d’Arren captait un peu de chaleur des jambes engourdies de l’homme derrière lui, et son côté gauche de son voisin muet, qui était accroupi, le menton sur les genoux, fredonnant un air, un grognement sur une seule note. Les rameurs furent relevés par une nouvelle équipe, le tambour se remit à battre. Arren avait attendu la nuit avec impatience, mais il ne pouvait s’endormir, ses os étaient douloureux, et il ne pouvait changer de position. Il était là, dolent, frissonnant, assoiffé, les yeux fixés sur les étoiles qui sursautaient dans le ciel à chaque mouvement des rameurs, revenaient à leur place, s’immobilisaient, sursautaient encore, revenaient, s’arrêtaient…

L’homme au collier et un autre se tenaient entre la cale arrière et le mât ; la petite lanterne se balançant en haut du mât jetait des reflets entre eux, silhouettant leur tête et leurs épaule. « Du brouillard, espèce de vessie de porc », disait la voix grêle et détestable de l’homme au collier, « que fait le brouillard dans le Détroit Sud à cette époque de l’année ? Quelle malédiction ! »

Le tambour roulait. Les étoiles sursautaient, revenaient, s’arrêtaient. Auprès d’Arren, l’homme sans langue frémit soudain et, levant la tête, poussa un cri de cauchemar, un son terrible et informe. « Silence, là-bas ? » rugit le deuxième homme près du mât. Le muet frémit à nouveau et se tut, remuant sa mâchoire.

Furtivement les étoiles glissèrent dans le néant.

Le mât vacilla et disparut. Une froide couverture grise sembla tomber sur le dos d’Arren. Le tambour hésita, puis reprit son battement, mais plus lentement.

« Épais comme du lait caillé », dit la voix enrouée quelque part au-dessus d’Arren. « Gardez la cadence, là-bas ! Il n’y a pas de hauts-fonds durant trente kilomètres ! » Un pied calleux et marqué de cicatrices surgit du brouillard, s’arrêta un instant près du visage d’Arren, puis en un pas disparut.

Dans le brouillard, on n’avait pas l’impression d’avancer, seulement d’osciller, bien qu’on sentît le mouvement saccadé des rames. La pulsation du tambour était étouffée. Il faisait froid et humide. La brume en se condensant dans les cheveux d’Arren coulait dans ses yeux ; il essaya d’attraper les gouttes avec sa langue, et la bouche ouverte respira l’air moite, pour tenter de calmer sa soif. Mais il claquait des dents. Le métal froid d’une chaîne heurta sa cuisse, le brûlant comme du feu. Le tambour battait, battait, puis s’arrêta soudain. Tout était silencieux.

« Continue à battre le tambour ! Qu’est-ce qui ne va pas ? » rugit à la proue la voix sifflante et enrouée. Aucune réponse ne vint.

Le bateau tanguait, légèrement sur la mer paisible. Au-delà du bastingage indistinct, il n’y avait rien : le vide. Quelque chose crissa contre le flanc du bateau, provoquant un bruit énorme dans ce silence mortel et insolite, dans ces ténèbres. « Nous sommes échoués », murmura l’un des prisonniers, mais le silence se referma sur sa voix.

Le brouillard devint lumineux, comme si un feu y eût éclos. Arren vit distinctement les têtes des hommes enchaînés à lui, et les minuscules gouttes d’humidité dans leurs cheveux. Une nouvelle fois, le navire oscilla, et Arren se pencha aussi loin que le lui permirent ses chaînes, tirant le cou pour voir plus avant. Le brouillard luisait sur le pont comme la lune derrière un nuage léger, froid et radieux. Les rameurs étaient pareils à des statues. Les hommes d’équipage se tenaient sur le passavant, leurs yeux brillant faiblement. Un homme se dressait seul à bâbord, et c’était de lui que venait la lumière, de son visage, de ses mains, et du bâton qui dardait comme de l’argent en fusion.

Aux pieds de l’homme rayonnant était accroupie une forme sombre.

Arren essaya de parler, et n’y parvint pas. Vêtu de cette splendeur lumineuse, l’Archimage vint à lui et s’agenouilla sur le pont. Arren sentit le contact de sa main et entendit sa voix. Il sentit céder les liens de ses poignets et de sa taille ; dans toute la cale on entendait cliqueter les chaînes. Mais nul ne bougea ; seul Arren tenta de se lever, mais en fut incapable, engourdi qu’il était par cette longue immobilité. La poigne solide de l’Archimage se resserra sur son bras, et avec son aide Arren se traîna hors de la cale, et se pelotonna frileusement sur le pont.

L’Archimage s’éloigna de lui, et la clarté floue siffla sur le visage impassible des rameurs. Il s’arrêta près de l’homme blotti à bâbord contre le bastingage.

« Je ne punis point », dit la voix dure et claire, glacée comme la froide lumière de mage dans le brouillard. « Mais pour la cause de la justice, Egre, je prends ceci sur moi : je commande à ta voix de se taire jusqu’au jour où tu trouveras un mot qui vaille la peine d’être dit. »

Il revint auprès d’Arren et l’aida à se lever. « Viens maintenant, mon garçon », dit-il ; avec son aide, Arren réussit à avancer clopin-clopant, et, moitié à quatre pattes, moitié tombant, prit place dans l’embarcation qui se balançait sous le flanc du navire : Voitloin, sa voile pareille à une aile de phalène dans le brouillard.

Dans le même silence et le même calme plat, la lumière s’éteignit, et la barque s’éloigna en glissant du flanc du navire. Aussitôt ou presque, la galère, la lanterne sourde du mât, les rameurs immobiles, la lourde coque noire, disparurent. Arren crut entendre des voix pousser des cris, mais c’était un son ténu qui se perdit bientôt. Quelque temps encore, et le brouillard commença à s’atténuer et à s’effilocher, emporté par le vent dans l’obscurité. Ils émergèrent sous les étoiles, et, silencieux comme une phalène, Voitloin fila à travers la nuit claire sur la mer.

Épervier avait enveloppé Arren de couvertures et lui avait donné de l’eau. Il posa sa main sur l’épaule du garçon, quand celui-ci soudain se mit à pleurer ; il ne dit rien, mais il y avait une ferme douceur dans le contact de sa main. Petit à petit, Arren fut réconforté : la chaleur, le mouvement doux du bateau, la paix du cœur.

Il leva les yeux vers son compagnon. Il n’y avait plus trace de cette clarté surnaturelle sur le visage sombre. C’est à peine s’il pouvait le distinguer, sur ce fond d’étoiles. Le bateau poursuivait sa course, guidé par un enchantement. Les vagues chuchotaient, comme surprises, le long de ses flancs.

— « Qui est l’homme au collier ? »

— « Ne bouge pas !… Un pillard des mers, Egre. Il porte ce collier pour cacher une cicatrice, là où il eut un jour la gorge coupée. Il semble avoir chu de la piraterie au trafic d’esclaves. Mais il a reçu une leçon, cette fois. » Une petite pointe de satisfaction perçait dans la voix sèche et tranquille.

— « Comment m’avez-vous retrouvé ? »

— « Sorcellerie, corruption. J’ai perdu du temps. Je ne voulais pas qu’on sache que l’Archimage et Gardien de Roke furetait dans les taudis de Horteville. J’aurais aimé garder mon déguisement. Mais il m’a fallu traquer celui-ci et celui-là, et lorsque enfin j’ai découvert que la galère avait appareillé avant l’aube, j’ai perdu patience. J’ai pris Voitloin, mis le vent dans sa voile, dans le calme plat du jour, et ai collé les avirons de tous les bateaux de cette baie à leurs tolets – pour un certain temps. Comment ils vont expliquer cela, si la sorcellerie n’est que du vent et des mensonges, c’est leur problème. Mais, dans ma hâte et ma colère, j’ai manqué et dépassé le navire d’Egre, parti vers le sud-est pour éviter les hauts-fonds. Tout ce que j’avais fait dans la journée avait été mal fait. La chance n’existe pas à Horteville… Finalement, j’ai fabriqué un sort-trouveur, et c’est ainsi que j’ai retrouvé le bateau dans les ténèbres. Ne devrais-tu pas dormir à présent ? »

— « Je vais bien, je me sens beaucoup mieux. » Une légère fièvre avait remplacé le froid d’Arren ; et il était vrai qu’il se sentait bien, le corps langoureux mais l’esprit sautant avec légèreté d’une chose à l’autre. « Au bout de combien de temps vous êtes-vous réveillé ? Qu’est-il advenu de Hare ? »

— « Je me suis éveillé avec la lumière du jour ; et, heureusement, j’ai la tête dure ; il y a derrière mon oreille une bosse et une coupure qui font comme un concombre fendu. J’ai laissé Hare à son sommeil narcotique. »

— « J’ai failli à ma charge de monter la garde… »

— « Mais ce n’est pas de t’être endormi. »

— « Non. » Arren hésita. « C’était… J’étais… »

— « Tu étais devant moi ; je t’ai vu », fit Épervier, bizarrement. « Et ainsi ils sont entrés furtivement, nous ont frappés sur la tête comme on le fait des agneaux à l’abattoir, ont prit l’or, les bons vêtements, l’esclave monnayable, et sont partis. C’est à toi qu’ils en voulaient, mon garçon. Tu rapporterais le prix d’une ferme au marché d’Amrun. »

— « Ils ne m’ont pas frappé assez fort. Je me suis réveillé. Je les ai bien fait courir. J’ai aussi répandu leur butin partout dans la rue, avant qu’ils ne m’attrapent. » Les yeux d’Arren luisaient.

— « Tu t’es réveillé pendant qu’il étaient là – et tu t’es enfui ? Pourquoi ? »

— « Pour les attirer loin de vous. » La surprise contenue dans la voix d’Épervier heurta soudain la fierté d’Arren, et il ajouta farouchement : « Je pensais que c’était à vous qu’ils en voulaient. Je croyais qu’ils allaient peut-être vous tuer. Je me suis emparé de leur sac afin qu’ils me poursuivent, j’ai crié et me suis enfui. Et ils m’ont suivi. »

— « Oui… Bien sûr ! » Ce fut tout ce que dit Épervier ; pas un mot de félicitation. Mais il resta un moment pensif. Puis il dit : « Ne t’est-il pas venu à l’esprit que j’étais peut-être déjà mort ? »

— « Non. »

— « Tuer d’abord, voler ensuite, c’est le parti le plus sûr. »

— « Je n’ai pas pensé à cela. Je pensais seulement à les éloigner de vous. »

— « Pourquoi ? »

— « Parce que vous pouviez nous défendre, nous sortir tous deux de ce guet-apens, si vous aviez le temps de vous réveiller. Ou vous en sortir, en tout cas. J’étais de garde et j’ai failli à ma tâche. J’ai essayé de réparer cela. C’était vous que je gardais. C’est vous qui comptez. C’est pour veiller sur vous que je suis là, pour faire ce que vous me demandez – c’est vous qui nous conduirez là où nous devons aller, et qui remettrez à l’endroit ce qui est à l’envers. »

— « Vraiment ? » dit le mage. « C’est aussi ce que je croyais, jusqu’à la nuit dernière. Je pensais avoir quelqu’un à ma suite, mais c’est moi qui te suivais, mon garçon. » Sa voix était froide et peut-être ironique. Arren ne savait que dire. Il était en fait complètement déconcerté. Il avait cru que la faute qu’il avait commise en s’endormant ou en tombant en transe pendant sa garde pouvait à peine être rachetée par l’exploit d’avoir attiré les voleurs loin d’Épervier. Il apparaissait maintenant que ç’avait été un acte stupide, alors que tomber en transe au mauvais moment avait été d’une ingéniosité prodigieuse.

— « Je suis navré, mon seigneur », dit-il enfin, les lèvres crispées, ayant à nouveau du mal à contrôler son envie de pleurer, « de vous avoir déçu. Et vous m’avez sauvé la vie… »

— « Et toi peut-être la mienne », dit le mage avec rudesse. « Qui sait ? Ils m’auraient sans doute coupé la gorge, après en avoir terminé. Il suffit, Arren. Je suis heureux de t’avoir avec moi. »

Il se rendit ensuite à la soute, alluma leur petit réchaud à charbon de bois, et s’affaira à quelque besogne. Arren était étendu et contemplait les étoiles ; ses émotions s’apaisèrent et son esprit cessa de battre la campagne. Et c’est alors qu’il comprit que ce qu’il avait fait, et ce qu’il n’avait pas fait, ne serait aucunement jugé par Épervier. Il l’avait fait, c’est tout, et Épervier l’acceptait comme tel. « Je ne punis point », avait-il dit d’une voix glaciale à Egre. Il ne récompensait point non plus. Mais il était parti chercher Arren en toute hâte à travers la mer, laissant libre cours à son pouvoir magique pour le sauver ; et il recommencerait. On pouvait se fier à lui.

Il méritait tout l’amour qu’Arren lui portait, et toute sa confiance. Car c’était un fait qu’il faisait confiance à Arren. Ce qu’Arren faisait était bien.

Il revenait à présent, tendant à Arren une tasse fumante de vin chaud. « Peut-être cela te fera-t-il dormir, Arren. Fais attention, sinon tu vas te brûler la langue. »

— « D’où vient ce vin ? Je n’ai pas vu d’outre à vin à bord… »

— « Il y a sur Voitloin davantage que ce qu’on voit », dit Épervier, s’asseyant près de lui ; et Arren l’entendit rire, un rire bref et presque silencieux, dans le noir.

Arren se redressa pour boire le vin. Il était très bon, vivifiant l’esprit et le corps. Il dit : « Où allons-nous maintenant ? »

— « Vers l’ouest. »

— « Où êtes-vous allé avec Hare ?. »

— « Dans les ténèbres. Je ne l’ai jamais perdu de vue, mais lui s’était égaré. Il errait en dehors des frontières, dans les déserts sans fin du délire et du cauchemar. Son âme pleurait comme un oiseau en ces lieux désolés, comme une mouette loin de la mer. Ce n’est pas un guide. Il a toujours été perdu. Malgré toute son habileté en magie, il n’a jamais vu le chemin devant lui, n’apercevant que lui-même. »

Arren ne comprenait pas tout ; il ne désirait d’ailleurs pas le comprendre, pour le moment. Il avait été quelque peu entraîné vers ces « ténèbres » dont parlaient les sorciers, et il ne voulait pas s’en souvenir ; cela n’avait rien à voir avec lui. En fait, il ne voulait pas dormir, de peur de retrouver cela en rêve, de revoir cette silhouette noire, cette ombre lui tendant une perle, et chuchotant : « Viens. »

— « Mon seigneur », dit-il, sa pensée se détournant promptement vers un autre sujet, « pourquoi… »

— « Dors ! » fit Épervier, avec une pointe d’impatience.

— « Je ne puis dormir, mon seigneur. Je me demandais pourquoi vous n’aviez pas libéré les autres esclaves. »

— « Je l’ai fait. Je n’ai laissé nulle entrave sur ce bateau. »

— « Mais les hommes d’Egre avaient des armes. Si vous les aviez enchaînés, eux… »

— « Oui, si je les avais enchaînés ? Ils n’étaient que six. Les rameurs étaient des esclaves enchaînés, comme toi. Egre et ses hommes sont peut-être morts à l’heure qu’il est, ou les autres les ont mis aux fers pour les vendre comme esclaves ; mais je les ai laissés libres de combattre, ou de négocier. Je ne suis pas preneur d’esclaves. »

— « Mais vous savez que ce sont de méchants hommes… »

— « Devais-je pour autant être pareil à eux ? Laisser leurs actes gouverner les miens ? Je ne ferais pas le choix à leur place, et ne permettrais pas qu’ils le fassent pour moi ! »

Arren resta silencieux, méditant sur ces paroles. Le mage reprit aussitôt, d’une voix plus douce : « Tu vois » Arren, qu’un acte n’est pas comme le croient les jeunes gens, pareil à un caillou qu’on ramasse et qu’on jette, qui touche son but ou le rate, et rien de plus. Quand on ramasse ce caillou, la terre est plus légère, et la main qui le prend plus lourde. Quand on le lance, le parcours des étoiles en est affecté, et quand il frappe le but ou le manque, l’univers en est changé. De chacun de nos actes dépend l’équilibre du tout. Les vents et les mers, les puissances de l’eau et de la terre, et de la lumière, tout ce qu’ils font, et tout ce que font les bêtes et les végétaux, est bien fait, et justement fait. Tous agissent selon l’Équilibre. Depuis l’ouragan et le mugissement de la baleine géante jusqu’à la chute d’une feuille sèche et le vol du moustique, tous leurs actes sont fonction de l’équilibre du tout. Mais nous, dans la mesure où nous avons un pouvoir sur le monde et sur les autres, nous devons apprendre à faire ce que la feuille et la baleine et le vent font naturellement. Nous devons apprendre à conserver l’Équilibre.

Ayant l’intelligence, nous ne devons pas agir avec ignorance. Ayant le choix, nous ne devons pas agir sans responsabilité. Qui suis-je – bien que j’en aie le pouvoir – pour punir et récompenser, et jouer avec les destinées des hommes ? »

— « Mais alors », dit le jeune homme, contemplant les étoiles en fronçant les sourcils, « faut-il maintenir l’Équilibre en ne faisant rien ? Sans nul doute un homme doit agir, même sans connaître toutes les conséquences de son acte, si quelque chose doit être fait ? »

— « N’aie crainte. Il est beaucoup plus facile aux hommes d’agir que de se retenir d’agir. Nous continuerons à faire le bien et le mal… Mais s’il y avait à nouveau un roi pour régner sur nous tous, et qu’il cherchât les conseils d’un mage, comme par le passé, et si j’étais ce mage, je lui dirais : Mon Seigneur, ne faites rien parce qu’il est juste, ou louable, ou noble de le faire ; ne faites rien parce qu’il semble bon de le faire ; ne faites que ce que vous devez faire, et que vous ne pouvez faire d’aucune autre façon. »

Il y avait dans sa voix une intonation qui fit qu’Arren se retourna pour le regarder. Il crut que la lumière radieuse éclairait à nouveau son visage, en voyant le nez de rapace, la joue couturée, les yeux sombres et farouches. Et Arren le regarda avec amour mais aussi avec crainte, pensant : « Il est trop loin au-dessus de moi. » Pourtant, à le contempler, il prit enfin conscience que ce n’était pas la lumière de mage, l’éclat froid de la sorcellerie qui faisait ainsi ressortir chaque trait et chaque méplat du visage de l’homme, mais la lumière elle-même : le jour, la banale lumière du jour. Il y a avait là un pouvoir plus grand que le sien. Et les années n’avaient pas été plus douces à Épervier qu’à tout autre homme. C’étaient là les rides de l’âge ; et il avait l’air fatigué, à mesure que la lumière devenait plus forte. Il bâilla…

À force de contempler, de s’étonner, de réfléchir, Arren finit par s’endormir. Mais Épervier resta auprès de lui à observer la venue de l’aurore et le lever du soleil, comme quelqu’un qui veillerait sur un trésor en danger ou sur un enfant malade.

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