VI. LORBANERIE

Vue à travers quinze kilomètres d’une eau éclairée par le soleil, Lorbanerie était verte, verte comme la mousse vive sur le bord d’une fontaine. De près, elle éclatait en feuilles, en troncs d’arbres, en ombres, en routes, en maisons, en visages et en vêtements, en poussière, et tout ce qui compose une île habitée par l’homme. Mais pourtant, par-dessus tout, elle était verte : car chacun de ses arpents de terre qui n’était pas bâti ou ne servait pas de chaussée était abandonné à ces arbres bas au faîte arrondi appelés hurbahs, dont les feuilles nourrissent les petits vers filant la soie que dévident et tissent les hommes, les femmes et les enfants de Lorbanerie. Au crépuscule, l’air est empli de petites chauves-souris grises qui se nourrissent des vers. Elles en mangent beaucoup, mais on le leur tolère et elles ne sont point exterminées par les tisserands, qui tiennent en vérité leur meurtre pour un acte de très mauvais augure. Car, disent-ils, si les êtres humains vivent des vers, les petites chauves-souris ont certainement le droit d’en faire autant.

Les maisons étaient curieuses, avec leurs petites fenêtres disposées au hasard, et leurs toits faits de brindilles d’hurbah, tous verts de mousse et de lichen. Ç’avait été autrefois une île prospère, pour une île des Lointains, et cela se voyait encore aux maisons qui avaient été bien peintes et bien meublées, aux grands rouets et aux métiers dans les chaumières et les ateliers, et à la jetée de pierre du petit port de Sosara, où auraient pu se ranger plusieurs galères marchandes. Mais le port était vide. La peinture des maisons était délavée, il n’y avait plus de mobilier neuf, et la plupart des rouets et des métiers étaient immobiles, couverts de poussière, avec des toiles d’araignées entre les pédales, entre la lice et le cadre.

« Des sorciers ? » dit le maire du village de Sosara, un homme trapu au visage aussi dur et aussi brun que la plante de ses pieds nus. « Il n’y a pas de sorciers à Lorbanerie. Il n’y en a jamais eu. »

— « Qui l’eût cru ? » fit Épervier, d’un ton admiratif.

Il était assis avec huit ou neuf villageois, et buvait du vin fait avec les baies d’hurbah, une boisson claire et amère. Il leur avait dit, par nécessité, qu’il était dans le Lointain Sud à la recherche de pierre d’emmelle, mais ne s’était déguisé d’aucune manière, pas plus que son compagnon, mis à part le fait qu’Arren avait caché son épée sur le bateau, comme de coutume ; et si Épervier avait son bâton sur lui, il était invisible. Les villageois s’étaient d’abord montrés maussades et hostiles, et paraissaient disposés à le redevenir d’un moment à l’autre ; seules l’habileté et l’autorité d’Épervier avaient pu forcer leur réticence. « Vous devez avoir ici de merveilleux arboriculteurs », disait-il à présent. « Que font-ils en cas de gelée tardive pour les vergers ? »

— « Rien », dit un homme maigre au bout de la rangée des villageois. Ils étaient tous assis en file, adossés au mur de la taverne, sous les feuilles du chaume. Tout près de leurs pieds nus, la pluie douce d’avril s’écrasait en grosses gouttes sur la terre.

— « C’est la pluie le danger, non la gelée », dit le maire. « Elle fait pourrir les caisses des vers à soie. Et nul ne peut empêcher la pluie de tomber. Nul ne l’a jamais fait. » Il était agressif pour tout ce qui touchait aux sorciers et à la sorcellerie ; certains des autres semblaient plus réservés sur le sujet. « Jamais il ne pleuvait à cette époque de l’année », fit l’un d’eux, « quand le vieux était vivant. »

— « Qui ? Le vieux Mildi ? Eh bien, il n’est plus vivant. Il est mort », dit le maire.

— « On l’appelait l’Homme des Vergers », dit l’homme maigre. « Oui. L’Homme des Vergers, qu’on l’appelait », dit un autre. Le silence tomba, comme tombait la pluie.

Derrière la fenêtre de l’unique pièce de l’auberge se tenait Arren. Il avait trouvé, accroché au mur, un vieux luth, au long manche et à trois cordes, tel qu’on en jouait dans l’Ile de Soie ; et il en jouait en ce moment, apprenait à en tirer de la musique, sans guère faire plus de bruit que la pluie crépitant sur le chaume.

« Dans les marchés d’Horteville », dit Épervier, « j’ai vu de l’étoffe vendue pour de la soie de Lorbanerie. C’était quelquefois de la soie. Mais jamais de la soie de Lorbanerie. »

— « Les saisons ont été mauvaises », dit l’homme maigre. « Quatre ans, cinq maintenant. »

— « Cinq ans, que cela fait, depuis la Veille des Friches », dit un vieillard d’une voix mâchonnante, satisfaite, « depuis que le vieux Mildi est mort, oui, mort bel et bien, et il était loin d’avoir l’âge que j’ai. Mort la Veille des Friches, oui. »

— « La rareté a fait monter les prix », dit le maire. « Pour une pièce de demi-fine teinte en bleu, nous obtenons maintenant ce que nous obtenions jadis pour trois. »

— « Quand nous les obtenons. Mais où sont les bateaux ? Et le bleu est artificiel », dit l’homme maigre, amenant ainsi une discussion d’une demi-heure sur la qualité des teintures qu’ils employaient dans les immenses ateliers.

— « Qui fabrique les teintures ? » interrogea Épervier, et alors éclata une nouvelle querelle. On aboutit à la conclusion que toutes les opérations de teinture se faisaient sous la surveillance d’une famille, dont les membres, en fait, se donnaient le titre de sorciers ; mais s’ils avaient jamais été des sorciers, ils avaient perdu leur art, et personne d’autre ne l’avait retrouvé, comme le fit aigrement remarquer l’homme maigre. Car ils étaient tous d’accord là-dessus, excepté le maire : les fameuses teintures bleues de Lorbanerie, et la pourpre sans pareille, le « feu de dragon » porté autrefois par les Reines de Havnor, n’étaient plus ce qu’elles avaient été. Quelque chose leur manquait, les pluies hors saison en étaient la cause, ou les colorants, ou les purifiants. « Ou les yeux des hommes qui ne savent distinguer l’azur véritable du bleu boueux », dit l’homme maigre en regardant fixement le maire. Celui-ci ne releva pas le défi ; et ils retombèrent dans le silence.

Le vin clairet ne semblait rendre leur humeur que plus acide, et leurs visages avaient un air renfrogné. On n’entendait plus à présent d’autre bruit que le murmure de la pluie sur les feuilles innombrables des vergers de la vallée, et le chuchotement de la mer au bout de la rue, et le susurrement du luth dans l’obscurité, à l’intérieur de la maison.

« Sait-il chanter, cette fille manquée qui vous accompagne ? » demanda le maire.

— « Oui, assurément. Arren ! Chante-nous un air, mon garçon. »

— « Je n’arrive pas à faire jouer ce luth autrement qu’en mineur », dit Arren par la fenêtre, souriant. « Il ne veut que pleurer. Qu’aimeriez-vous entendre, mes hôtes ? »

— « Quelque chose de nouveau », grommela le maire. Le luth frémit légèrement ; Arren possédait déjà le toucher. « Ceci sera peut-être nouveau pour vous », dit-il. Puis il chanta.

Par les blancs Détroits de Soléa

et les rouges branches

qui inclinent leurs fleurs

sur sa tête penchée, lourde

de chagrin pour l’amant perdu,

par la branche rouge et la branche blanche

et le chagrin incessant

je jure, Serriadh,

fils de ma mère et de Morred,

de me souvenir du mal qui te fut fait à jamais, à jamais.

Ils étaient immobiles : le visage amer et sagace, les mains durcies par le travail et le corps noueux. Ils étaient immobiles dans ce chaud et pluvieux crépuscule du Sud, et ils écoutaient ce chant pareil au cri du cygne gris des froides mers d’Ea, affligé, languissant. Après que le chant fut terminé, ils restèrent un moment silencieux.

« C’est une étrange musique », fit l’un d’eux avec hésitation.

Un autre, sûr que l’île de Lorbanerie était, de toute éternité, le centre du monde, dit : « La musique étrangère est toujours bizarre et lugubre. »

— « Faites-nous entendre un peu de la vôtre », dit Épervier. « J’aimerais entendre moi-même une stance joyeuse. Ce garçon ne chante jamais que les héros morts. »

— « Écoutez ça », dit celui qui avait parlé le dernier ; il toussa un peu et entonna un chant qui parlait d’un loyal et robuste tonneau de vin, ého ého, trinquons en cœur !. Mais personne ne se joignit à lui et son ého ého tomba à plat.

« On ne sait plus chanter comme il faut », dit-il avec irritation. « C’est la faute aux jeunes gens, toujours à changer la façon de faire les choses, de vraies girouettes, et qui n’apprennent pas les vieilles chansons. »

— « Ce n’est pas cela », dit l’homme maigre, « on ne sait plus rien faire comme il faut. Rien ne va plus. »

— « Oui, oui, oui », siffla le plus vieux. « La chance s’est tarie. Voilà ce qu’il y a. La chance s’est tarie. »

Après cela, il n’y avait plus grand-chose à dire. Les villageois partirent par groupes de deux ou trois, jusqu’à ce qu’Épervier restât seul, devant la fenêtre, et Arren derrière. Puis, finalement, Épervier se mit à rire. Mais ce n’était pas un rire joyeux.

La timide épouse de l’aubergiste vint étendre pour eux des matelas sur le plancher, et s’en alla ; ils se couchèrent. Mais les hauts chevrons de la chambre étaient peuplés de chauve-souris. Tout au long de la nuit, elles entrèrent et sortirent par les fenêtres sans vitres, couinant de façon très aiguë. Ce n’est qu’à l’aube qu’elles se calmèrent, chacune revenant se suspendre tête en bas à un chevron, en un petit paquet gris et net.

Peut-être était-ce l’activité fébrile des chauves-souris qui empêchait Arren de dormir. Cela faisait plusieurs nuits qu’il n’avait pas dormi sur la terre ferme ; son corps n’était plus habitué à l’immobilité, et exigeait pour s’endormir d’être bercé, bercé… Puis le monde surgissait sous lui, et il s’éveillait en un grand sursaut. Lorsque enfin il s’endormit, il rêva qu’il était enchaîné dans la cale du marchand d’esclaves ; d’autres se trouvaient avec lui, mais ils étaient tous morts. Il se réveilla plus d’une fois au cours de ce rêve, dans ses tentatives pour s’en évader ; mais en se rendormant, il le réintégrait aussitôt. Enfin, il lui sembla qu’il était tout seul sur le bateau, mais toujours enchaîné et incapable de bouger. Alors une curieuse voix lente lui parla à l’oreille. « Détache tes liens », lui dit-elle. « Détache tes liens. » Il essaya donc de bouger, et remua : il se leva. Il se trouvait sur une lande obscure et vaste, sous un ciel pesant. Il y avait de l’horreur sur cette terre, dans cet air lourd, une horreur immense. Cet endroit était la peur, la peur elle-même, et il était au beau milieu, et il n’y avait pas de chemin. Il devait trouver sa voie, mais il n’y avait aucun chemin, et il était tout petit, comme un enfant, comme une fourmi, et ce lieu était, immense, sans limites. Il essaya de marcher, trébucha, et s’éveilla.

Maintenant qu’il était conscient, la peur était en lui, et ce n’était pas lui qui était dedans : pourtant elle n’était pas moins immense et sans bornes. Il se sentait étouffé par les ténèbres de la chambre ; il chercha des étoiles dans le carré noir de la fenêtre, mais, bien que la pluie eût cessé, il n’y en avait pas. Il resta allongé là, éveillé, effrayé, et les chauves-souris entraient et sortaient sur leurs ailes de cuir silencieuses. Parfois il entendait leurs voix grêles, à la limite de ses facultés auditives.

Le matin arriva, lumineux, et ils se levèrent de bonne heure. Épervier s’informa gravement des endroits où il pourrait trouver la pierre d’emmelle. Bien qu’aucun des habitants de la ville ne sût ce qu’était la pierre d’emmelle, tous avaient une théorie à ce sujet, et ils se querellèrent ; il écouta, mais les informations qu’il recherchait ne concernaient pas la pierre d’emmelle. En fin de compte, Arren et lui prirent la direction que leur suggérait le maire, vers les carrières d’où l’on tirait la terre bleue des teintures. Mais, en cours de route, Épervier bifurqua sur un chemin latéral.

« Ce doit être cette maison », dit-il. « Ils ont dit que cette famille de fabricants de couleurs et de magiciens tombés en discrédit vivait sur cette route. »

— « Est-il utile de leur parler ? » fit Arren, qui ne se souvenait que trop bien de Hare.

— « Il y a un noyau à cette infortune », dit le mage avec rudesse. « Il y a un endroit par où fuit la chance. J’ai besoin d’un guide qui m’y conduise ! » Il continua, et Arren fut obligé de le suivre.

La maison se dressait à l’écart au milieu des vergers ; c’était une belle bâtisse en pierre, mais depuis longtemps négligée, ainsi que les terrains environnants. Les cocons de vers à soie que l’on n’avait pas cueillis pendaient décolorés parmi les branches déchiquetées, et le sol en dessous était couvert d’une épaisse litière de vers et de larves, qui avait la consistance du papier. Tout autour de la maison, sous les arbres serrés, flottait une odeur de pourriture, et, comme ils s’en approchaient, Arren se remémora soudain l’horreur qui l’avait hanté la nuit précédente.

Avant qu’ils aient atteint la porte, celle-ci s’ouvrit à la volée. Surgit une femme aux cheveux gris, qui leur lança un regard furibond de ses yeux rougis, en hurlant : « Hors d’ici, maudits, voleurs, langues de vipères, niais, menteurs et bâtards stupides ! Dehors, dehors, partez ! La malchance soit éternellement sur vous ! »

Épervier abandonna son air quelque peu stupéfait et leva vivement une main, en un geste curieux. Il dit un mot : « Détourne ! »

La femme cessa de glapir. Elle le dévisagea.

— « Pourquoi as-tu fait cela ? »

— « Pour détourner ta malédiction. »

Elle le fixa plus longuement et dit enfin, d’une voix enrouée : « Étrangers ? »

— « Nous venons du nord. »

Elle s’avança. Au début, Arren s’était senti enclin à rire d’elle, cette vieille femme poussant des cris de chouette sur le pas de sa porte, mais, arrivé plus près, il sentit seulement la honte. Elle était répugnante, mal vêtue, son haleine empestait, et ses yeux avaient une expression fixe, terrible, de douleur.

« Je n’ai pas le pouvoir de jeter des malédictions », dit-elle. « Aucun pouvoir. » Elle imita le geste de l’Épervier. « On fait encore cela, là d’où vous venez ? »

Il acquiesça. Il la regardait calmement, et elle lui rendait son regard. Très vite, son visage se crispa et commença à se modifier, et elle dit : « Où est ton bâton ? »

— « Je ne le montre pas ici, sœur. »

— « Non, c’est préférable. Cela te tiendrait à l’écart de la vie. Comme mon pouvoir m’en tenait à l’écart. Aussi l’ai-je perdu. J’ai perdu toutes les choses que je connaissais, tous les mots et les noms. Ils sont sortis en chapelets de ma bouche et de mes yeux comme des fils d’araignées. Il y a un trou dans le monde, par où s’écoule la lumière. Et les mots s’enfuient avec elle. Le savais-tu ? Mon fils passe toutes ses journées à contempler le noir, il cherche le trou dans le monde. Il dit qu’il verrait mieux s’il était aveugle. Il a perdu la main, en tant que teinturier. Nous étions les Teinturiers de Lorbanerie. Regarde ! » Elle agita devant eux des bras maigres, musculeux, zébrés jusqu’à l’épaule par un mélange de teintures ineffaçables. « Cela ne part pas », dit-elle, « mais l’esprit, lui, se nettoie. Il ne garde pas les couleurs. Qui es-tu ? »

Épervier ne dit rien. À nouveau ses yeux retinrent ceux de la femme ; et Arren, à l’écart, les observait, mal à l’aise.

Tout à coup elle se mit à trembler et dit dans un murmure : « Je te connais… »

— « Oui. Entre pareils on se connaît, sœur. »

C’était étrange à voir, la façon dont elle s’écartait du mage, terrifiée, voulant le fuir, et en même temps brûlant d’envie de s’agenouiller à ses pieds.

Il lui prit la main et la retint. « Aimerais-tu retrouver ton pouvoir, tes talents et les noms ? Je puis te les rendre. »

— « Tu es le Grand Homme », chuchota-t-elle. « Tu es le Roi des Ombres, le Seigneur des Ténèbres… »

— « Non. Je ne suis pas un roi. Je suis un homme, un mortel, ton frère et ton semblable. »

— « Mais tu ne mourras pas ? »

— « Si fait. »

— « Mais tu reviendras, et vivras à jamais. »

— « Non. Ni moi, ni aucun homme. »

— « Tu n’es donc pas… pas le Grand Ténébreux ? » dit-elle, se rembrunissant, et le regardant avec une certaine méfiance, mais moins de crainte. « Mais tu es un Grand. Y en a-t-il donc deux ? Quel est ton nom ? »

Le visage grave d’Épervier s’adoucit pour un temps. « Cela, je ne puis te le dire », fit-il avec affabilité.

— « Je vais te dire un secret », dit-elle. Elle se tenait plus droite maintenant, face à lui, et il y avait comme l’écho d’une dignité ancienne dans sa voix et son maintien. « Je ne désire pas vivre, vivre et vivre à jamais. Je préférerais retrouver les noms des choses. Mais ils ont tous disparu. Les noms n’importent plus guère à présent. Il n’y a plus de secrets. Veux-tu savoir mon nom ? » Les yeux emplis de lumière, les poings serrés, elle se pencha et murmura : « Mon nom est Akaren. » Puis elle hurla : « Akaren ! Akaren ! Mon nom est Akaren ! Maintenant ils connaissent tous mon nom secret, mon nom véritable, et il n’y a plus de secrets, plus de vérité, et plus de mort-mort-mort-mort ! » Elle hurlait ce mot en sanglotant, et l’écume volait de ses lèvres.

— « Du calme, Akaren ! »

Elle se calma. Les larmes coulèrent sur son visage, qui était sale et strié par les mèches de sa chevelure grise en désordre.

Épervier prit entre les mains ce visage ridé, bouffi de larmes, et très légèrement, très tendrement, l’embrassa sur les yeux. Elle resta immobile, les yeux fermés. Puis, la bouche contre son oreille, il parla un peu dans l’Ancien Langage, l’embrassa encore, et la lâcha.

Elle ouvrit les yeux et le regarda un moment, avec des yeux pensifs et étonnés. C’est ainsi qu’un nouveau-né contemple sa mère ; c’est ainsi qu’une mère contemple son enfant. Elle fit lentement demi-tour, alla jusqu’à la porte, la franchit, et la referma derrière elle ; le tout en silence, avec toujours sur son visage cet air d’étonnement tranquille.

En silence, le mage fit demi-tour et repartit vers la route. Arren le suivit. Il n’osait pas poser de question. Bientôt le mage s’arrêta, là, dans le verger abandonné, et dit : « Je lui ai retiré son nom, pour lui en donner un neuf. Et c’est dans un sens une nouvelle naissance. Il n’y avait pour elle aucun autre recours ni aucun autre espoir. » Sa voix était tendue et étouffée. « C’était une femme de pouvoir », poursuivit-il. « Pas une simple sorcière, ni une faiseuse de potions, mais une femme de talent, employant son art à créer la beauté, une femme fière, et honorable. C’était sa vie. Et tout cela est perdu. » Il se détourna brusquement, s’éloigna dans les allées du verger, et s’arrêta auprès d’un tronc d’arbre, tournant le dos à Arren.

Celui-ci l’attendit dans la chaude lumière mouchetée par le feuillage. Il savait qu’Épervier avait honte d’accabler Arren de son émotion ; et il n’y avait rien en vérité que le jeune homme pût faire ou dire. Mais son cœur débordait d’un élan total vers son compagnon, non plus avec l’ardeur romantique et l’adoration des premiers moments, mais avec douleur, comme si un lien que rien ne pouvait rompre eût été forgé entre eux, ancré au tréfonds de lui-même. Car dans son amour il y avait à présent de la compassion, sans laquelle l’amour manque de fermeté et de plénitude et ne dure pas.

Enfin, Épervier le rejoignit à travers l’ombre verte du verger. Aucun d’eux ne parla, et ils reprirent leur chemin côte à côte. Il faisait déjà très chaud ; la pluie de la nuit précédente avait séché et de la poussière se soulevait sous leurs pas. Le début de la journée avait paru ennuyeux et insipide à Arren, comme infecté par ses rêves ; maintenant il prenait plaisir à la morsure du soleil et au réconfort de l’ombre, et il lui était agréable de marcher sans réfléchir à leur situation.

C’était aussi bien, car ils n’obtinrent aucun résultat. Ils passèrent l’après-midi à bavarder avec les hommes qui extrayaient les minéraux de teinture, et marchandèrent quelques morceaux de ce qu’on leur dit être de la pierre d’emmelle. Tandis qu’ils s’en retournaient d’une démarche lasse vers Sosara, le soleil déclinant leur martelant la tête et le cou, Épervier remarqua : « C’est de la malachite bleue ; mais je doute que ceux de Sosara connaissent la différence. »

— « Les gens d’ici sont bizarres », dit Arren. « Il en est ainsi de tout, ils ne savent faire aucune différence. Comme l’a dit l’un d’entre eux au chef hier soir : " Tu ne reconnaîtrais pas l’azur véritable de la boue bleue… " Ils se plaignent que les temps soient durs, mais ils ne savent pas quand ces temps difficiles ont commencé ; ils disent que le travail est de mauvaise qualité, mais ne font rien pour l’améliorer ; ils ne savent pas même la différence entre un artisan et un forgeur de sort, entre l’artisanat et la magie. C’est comme si les limites, les différences et les couleurs n’étaient pas claires dans leur tête. Tout est pareil pour eux, tout est gris. »

— « Oui », dit le mage, pensif. Il marcha à grands pas durant un moment, la tête entre les épaules, comme un faucon ; bien que de petite taille, sa foulée était longue. « Que leur manque-t-il ? »

Arren répondit sans hésitation : « La joie de vivre. »

— « Oui », répéta Épervier, admettant le jugement d’Arren, sur lequel il médita un moment. « Je suis heureux », dit-il enfin, « que tu puisses penser à ma place, mon garçon… Je me sens stupide et las. J’ai mal dans mon cœur depuis ce matin, depuis que nous avons parlé à celle qui fut Akaren. Je n’aime pas le gâchis et la destruction. Je ne veux pas avoir d’ennemi. Si je dois en avoir un, je n’ai pas envie de le chercher, de le trouver, de le rencontrer… S’il faut partir en chasse, que le prix en soit un trésor, et non une chose détestable. »

— « Un ennemi, mon seigneur ?.,. » fit Arren. Épervier hocha la tête.

— « Quand elle parlait du Grand Homme, du Roi des Ombres… ? »

Épervier hocha à nouveau la tête. « C’est ce que je pense », dit-il. « Je pense qu’il nous faut non seulement arriver à un lieu, mais à une personne. C’est le mal, le mal qui passe sur cette île, cette perte de l’art et de l’orgueil, ce manque de joie, ce gâchis. C’est l’œuvre d’une volonté maligne. Mais d’une volonté qui n’est pas même tournée vers cet endroit, qui ne remarque pas même Akaren ou Lorbanerie. La piste que nous suivons est jonchée d’épaves, comme si nous suivions une charrette détachée qui dévale le flanc d’une montagne, déclenchant une avalanche. »

— « Pourrait-elle, Akaren, vous en dire plus sur cet ennemi, qui il est et où il est, ou ce qu’il est ? »

— « Pas maintenant, mon garçon », dit le mage d’une voix douce mais plutôt découragée. « Elle aurait pu le faire, sans nul doute. Dans sa folie, il restait encore de la sorcellerie. En fait sa folie était sa sorcellerie. Mais je ne pouvais pas la forcer à me répondre. Elle avait trop mal. »

Et il continua d’avancer, la tête rentrée entre les épaules, comme si lui-même souffrait d’un mal auquel il eût aimé échapper.

Arren se détourna en entendant un frottement de pieds derrière eux sur la route. Un homme courait après eux, à bonne distance, mais se rapprochant vite. La poussière de la route et sa longue chevelure raide dessinaient autour de lui des auréoles rouges dans la lumière du couchant, et son ombre allongée faisait des bonds fantastiques sur les troncs et les allées des vergers le long de la route. « Écoutez ! » clamait-il. « Arrêtez ! Je l’ai trouvé ! Je l’ai trouvé ! »

Il les rattrapa rapidement. La main d’Arren se porta d’abord à l’endroit où aurait pu être la garde de son épée, puis à la place où avait été le couteau qu’il avait perdu, et enfin serra le poing, le tout en une demi-seconde. Il fronça le sourcil et avança. L’homme avait largement une tête de plus qu’Épervier, la carrure large ; un dément, haletant, délirant, au regard fou. « Je l’ai trouvé ! » poursuivit-il, cependant qu’Arren tentait de le dominer par une voix et une attitude sévères et menaçantes. « Que voulez-vous ? » lui dit-il. L’homme essaya de le contourner pour atteindre Épervier ; Arren se campa à nouveau devant lui.

— « Tu es le Teinturier de Lorbanerie », dit Épervier.

Arren eut alors le sentiment de s’être conduit comme un idiot, en voulant protéger son compagnon ; et il s’écarta du chemin. Car, dès que le mage eut prononcé ces six mots, le fou s’arrêta de panteler et de serrer convulsivement ses grosses mains tachées ; ses yeux se firent plus calmes ; il hocha la tête.

— « J’étais le Teinturier », dit-il, « mais à présent je ne sais plus teindre. » Puis il jeta un regard oblique à Épervier, et sourit ; il secoua sa tête garnie d’une broussaille de cheveux rougeâtres et poussiéreux. « Vous avez ôté son nom à ma mère. Maintenant, je ne la connais plus, et elle ne me connaît plus. Elle m’aime encore, mais elle m’a quitté. Elle est morte. »

Le cœur d’Arren se serra, mais il vit qu’Épervier se contentait de secouer la tête. « Non, elle n’est pas morte », dit-il.

— « Mais elle le sera bientôt ? Elle va mourir. »

— « Oui. C’est l’une des conséquences de la vie », dit le mage. Le Teinturier sembla chercher dans sa tête pour déchiffrer cette phrase, puis il alla droit à Épervier, le prit par les épaules et se pencha sur lui. Il fit si vite qu’Arren ne put l’en empêcher, mais celui-ci s’approcha suffisamment pour entendre son chuchotement : « J’ai trouvé le trou dans les ténèbres. Le roi se tenait là. Il le surveille, il règne sur lui. Il avait dans sa main une petite flamme, une petite chandelle. Il a soufflé dessus, et elle s’est éteinte. Puis il a soufflé à nouveau et elle s’est rallumée ! Elle s’est enflammée ! »

Épervier ne protesta pas contre cette étreinte et ce chuchotement à ses oreilles. Il demanda simplement : « Où étais-tu, quand tu as vu cela ? »

— « Au lit. »

— « Tu rêvais ? »

— « Non. »

— « À travers le mur ? »

— « Non », dit le Teinturier, d’un ton soudain plus calme, comme mal à l’aise. Il lâcha le mage, et fit un pas en arrière. « Non… Je ne sais pas où c’est. Je l’ai trouvé. Mais je ne sais pas où. »

— « C’est ce que j’aimerais savoir », dit Épervier.

— « Je peux vous aider. »

— « Comment ? »

— « Vous avez un bateau. C’est avec lui que vous êtes venu, c’est avec lui que vous allez continuer. Allez-vous vers l’ouest ? C’est la direction. La direction de l’endroit d’où il sort. Il faut qu’il y ait un endroit, un endroit ici, parce qu’il est vivant – pas seulement les esprits, les fantômes, qui passent par-dessus le mur, pas ça – il n’y a que les âmes qu’on puisse faire passer par-dessus le mur, mais il s’agit du corps, de la chair immortelle. J’ai vu la flamme monter dans les ténèbres sous son souffle, la flamme qui était éteinte. J’ai vu cela. » Le visage de l’homme était transfiguré, empli d’une sauvage beauté, dans la lumière rouge doré qui persistait. « Je sais qu’il a vaincu la mort. Je le sais. J’ai donné ma magie pour le savoir. J’étais sorcier, autrefois. Et vous le savez, et vous allez là-bas. Emmenez-moi avec vous ! »

La même lumière brillait sur le visage d’Épervier, mais elle le laissait inchangé, dur. « Je tente de me rendre là-bas », fit-il.

— « Laissez-moi partir avec vous ! » Épervier acquiesça brièvement. « Si tu es là quand nous appareillerons », dit-il, d’un ton aussi froid qu’auparavant.

Le Teinturier recula d’un autre pas, et resta à le contempler, tandis que sur son visage l’exaltation se voilait lentement pour faire place à une expression étrange et lourde ; comme si la raison se fut efforcée de percer à travers la tempête de mots, de sentiments et de visions qui le troublait. Finalement, il se retourna sans un mot et se mit à courir sur la route, à travers la brume de poussière qui ne s’était pas encore reposée sur ses traces. Arren laissa échapper un long soupir de soulagement.

Épervier soupira également, mais d’une façon qui n’indiquait guère qu’il avait le cœur plus léger. « Eh bien », dit-il. « À chemins étranges, étranges guides. Reprenons notre route. »

Arren accorda son pas au sien. « Vous n’allez pas l’emmener avec nous ? » interrogea-t-il.

— « Cela dépend de lui. »

Dans une bouffée de colère, Arren pensa : Cela dépend de moi également. Mais il ne dit mot, et ils continuèrent à marcher en silence.

Ils ne furent pas bien accueillis à leur retour à Sosara. Tout, sur une petite île comme Lorbanerie, se sait aussitôt, et sans doute on les avait vus prendre le chemin transversal menant à la maison du Teinturier, et parler au fou sur la route. L’aubergiste les servit sans égards, et sa femme se comporta comme si elle eût été mortellement terrifiée par eux. Dans la soirée, quand les hommes du village vinrent s’asseoir sous l’auvent de l’auberge, ils se gardèrent ostensiblement d’adresser la parole aux étrangers, et s’appliquèrent à se montrer enjoués et spirituels entre eux. Mais ils n’avaient guère d’esprit à faire circuler et se trouvèrent bientôt à court de gaieté. Ils restèrent tous assis silence un long moment ; enfin le maire dit à Épervier : « Avez-vous trouvé vos roches bleues ? »

— « J’ai trouvé quelques roches bleues », répondit Épervier poliment.

— « Sopli vous a montré où les trouver, sans doute. »

Ha, ha, ha ! firent les autres, devant ce chef-d’œuvre d’ironie.

— « Sopli doit être cet homme aux cheveux rouges ? »

— « Le fou. Vous êtes allés rendre visite à sa mère durant la matinée. »

— « Je cherchais un sorcier », dit Épervier.

L’homme maigre, qui était le plus proche de lui, cracha vers les ténèbres. « Pour quoi faire ? »

— « Je pensais que je pourrais découvrir quelque chose concernant ce que je recherche. »

— « Les gens viennent à Lorbanerie pour chercher de la soie », dit le maire. « Ils ne viennent pas chercher des pierres. Ils ne viennent pas chercher des charmes. Ni du baragouin, des battements de bras et des tours de sorcier. Des honnêtes gens vivent ici et font un travail honnête. »

— « C’est vrai. Il a raison », dirent les autres.

— « Et nous ne voulons pas d’une autre espèce ici, pas d’étranges fureteurs qui mettent leur nez dans nos affaires. »

— « C’est vrai. Il a raison », reprit le chœur.

— « S’il y avait dans les parages un sorcier qui ne soit pas fou, nous lui donnerions un travail honnête dans les ateliers ; mais ils ne savent point faire d’honnête besogne. »

— « Ils le pourraient, s’il y en avait à faire », dit Épervier. « Vos ateliers sont vides, les vergers ne sont pas soignés, la soie de vos entrepôts a été tissée il y a des années. Que faites-vous, à Lorbanerie ? »

— « Nous nous occupons de nos affaires », aboya le maire, mais l’homme maigre intervint, excité : « Pourquoi les bateaux ne viennent-ils pas, dis-nous cela ! Que font-ils à Horteville ? Est-ce parce que notre travail est de mauvaise qualité ?… » Il fut interrompu par de furieuses dénégations. Ils se mirent à hurler, bondirent sur leurs pieds, le maire brandit son poing à la figure d’Épervier, un autre tira un couteau. Une frénésie s’était emparée d’eux. Arren se leva aussitôt et regarda Épervier, s’attendant à le voir nimbé de la soudaine lumière de mage, et les clouer de stupeur en révélant son pouvoir. Mais il ne le fît point. Il restait là à les regarder successivement, et à écouter leurs menaces. Et petit à petit ils se calmèrent, comme s’ils ne pouvaient davantage entretenir la colère que la gaieté. Le couteau fut remis dans sa gaine, les menaces se muèrent en ricanements. Ils commencèrent à partir comme des chiens quittant un combat, certains se rengorgeant, d’autres d’un air furtif.

Quand ils furent tous deux seuls, Épervier se leva, rentra dans l’auberge, et but une longue rasade de la cruche d’eau, près de la porte. « Viens, mon garçon », dit-il. « J’en ai assez. »

— « Nous regagnons le bateau ? »

— « Oui. » Il posa deux jetons d’argent sur le rebord de la fenêtre pour payer leur logement, et ils jetèrent sur l’épaule leur léger baluchon de vêtements. Arren était fatigué, somnolent, mais il parcourut du regard la chambre de l’auberge, lugubre, mal aérée, et toute voltigeante de chauves-souris inquiètes, là-haut dans les chevrons ; il pensa à la nuit qu’il avait passée dans cette chambre et suivit Épervier de bon cœur. Il pensa aussi, pendant qu’ils descendaient l’unique et obscure rue de Sosara, qu’en partant maintenant ils échapperaient à Sopli le fou. Mais lorsqu’ils arrivèrent au port, celui-ci les attendait sur la jetée.

— « Te voilà », dit le mage. « Monte à bord, si tu veux venir. »

Sans un mot, Sopli descendit dans le bateau et s’accroupit auprès du mât, comme un gros chien hirsute. Cela révolta Arren. « Mon Seigneur ! » dit-il. Épervier se retourna ; ils se tinrent face à face sur le quai, au-dessus du bateau.

— « Ils sont tous fous sur cette île, mais je croyais que vous, vous ne l’étiez pas. Pourquoi l’emmenez-vous ? »

— « Pour nous servir de guide. »

— « Un guide… vers une plus grande folie ? Vers la mort par noyade ou d’un coup de couteau dans le dos ? »

— « Vers la mort : mais par quelle voie, je l’ignore. » Arren parlait avec fièvre, et, bien qu’Épervier répondît avec calme, sa voix recelait une note farouche. Il n’avait pas l’habitude de voir contester ses décisions. Mais depuis qu’Arren avait tenté de le protéger du dément cet après-midi sur la route, et avait vu combien vaine et inutile était sa protection, il éprouvait de l’amertume, et toute cette flambée de dévotion qu’il avait ressentie dans la matinée en était gâchée, saccagée. Il était incapable de protéger Épervier ; on ne lui permettait aucune initiative. Il était incapable, ou on ne lui permettait pas de comprendre même la nature de leur quête. On le traînait simplement tout au long de la route, aussi inutile qu’un enfant. Mais il n’était pas un enfant.

— « Je ne souhaite point me quereller avec vous, mon seigneur », dit-il, avec autant de calme qu’il en était capable. « Mais cela… cela dépasse la raison ! »

— « Cela dépasse toute raison. Nous allons là où la raison ne nous conduira pas. Veux-tu venir, ou ne le veux-tu point ? »

Des larmes de colère jaillirent des yeux d’Arren. « J’ai dit que je viendrais avec vous et vous servirais. Je ne romps point mon serment. »

— « C’est bien », dit le mage sévèrement, et il fit mine de se détourner. Puis il fit à nouveau face à Arren. « J’ai besoin de toi, Arren ; et tu as besoin de moi. Car je veux te dire à présent ceci : je crois que le chemin que nous suivons est celui qu’il te faut suivre, non par obéissance ou loyauté envers moi, mais parce que c’était le tien avant même que tu m’aies vu ; avant que tu aies posé le pied sur Roke ; avant que tu aies quitté Enlad. Tu ne peux t’en écarter. »

Sa voix ne s’était pas radoucie. Arren lui répondit d’un ton tout aussi sévère : « Comment pourrais-je m’en écarter, sans bateau, alors que je me trouve à la lisière du monde ? »

— « Ceci, la lisière du monde ? Non, elle se trouve plus loin ! Nous y parviendrons peut-être. »

Arren hocha la tête une fois, et se laissa glisser sur le bateau. Épervier libéra l’amarre et mit un vent léger dans la voile. Une fois loin des quais indistincts et vides de Lorbanerie, l’air était froid et pur, en provenance du sombre nord ; la lune surgit, argentée, de la mer lisse devant eux, et vogua sur leur gauche tandis qu’ils viraient vers le sud pour longer le rivage.

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