IX

Au début du printemps 1945, quand il avait dix ans, ses parents attentionnés lui offrirent une petite sœur. C’est exactement ainsi qu’ils lui annoncèrent la chose : sa mère, arborant son plus chaud sourire bidon, le cajolant, lui dit de sa plus belle voix c’est-comme-ça-qu’il-faut-parler-aux-enfants : « Papa et moi, nous avons une magnifique surprise pour toi, Duv. Nous allons t’offrir une petite sœur. »

Naturellement, cela n’avait rien d’une surprise. Cela faisait des mois, peut-être des années, qu’ils en discutaient entre eux, toujours en partant du principe fallacieux que leur fils, malin comme il l’était, ne comprenait pas de quoi ils parlaient. Ils le croyaient incapable de faire le rapprochement entre un fragment de conversation et un autre, incapable de mettre une image derrière leurs mots couverts. Et naturellement, il avait lu dans leur pensée. À cette époque-là, le pouvoir était net et distinct ; couché dans sa chambre, entouré de ses livres cornés et de ses albums de timbres, il pouvait sans effort se régler sur tout ce qui se passait dans la chambre à coucher, à douze mètres de là. C’était comme un programme de radio ininterrompu, sans annonces publicitaires. Il pouvait capter WJZ, WHN, WEAF, WOR et toutes les stations du cadran, mais celle qu’il écoutait le plus souvent était WPMS, Paul et Martha Selig. Ils ne possédaient pas de secret pour lui. Il n’éprouvait aucune honte à les espionner. Adulte avant l’heure, partageant leurs anxiétés privées, il avait l’occasion de méditer quotidiennement sur les hauts et les bas de la vie conjugale : les anxiétés financières, les paisibles moments d’amour indifférencié, les instants de haine envers l’autre coupablement refoulés, les joies et les déceptions copulatoires, les mystères des érections défaillantes et des orgasmes ratés, l’intense et terrifiante concentration sur la croissance et le développement adéquat de l’Enfant. Leur esprit déversait un torrent d’écume riche, et il absorbait tout. Capter leur âme était son jeu, sa religion, sa vengeance. Jamais ils ne soupçonnèrent ce qu’il faisait. C’était un point qu’il vérifiait constamment, en les sondant avec anxiété, et constamment il était rassuré : ils n’avaient pas idée que son pouvoir pût exister. Ils pensaient simplement qu’il était d’une intelligence anormale, et ne lui demandèrent jamais comment il faisait pour être au courant de tant de choses de manière si improbable. S’ils avaient soupçonné la vérité, ils l’auraient peut-être étouffé dans son berceau. Mais ils n’avaient pas le moindre soupçon. Il continua à les espionner, année après année, tranquillement, tandis que ses perceptions s’élargissaient et qu’il comprenait de mieux en mieux les matériaux qu’à leur insu ses parents lui offraient.

Il savait que le Dr. Hittner – complètement désorienté par le cas du jeune Selig – pensait que tout irait mieux pour tout le monde si David avait un germain. C’est le mot qu’il avait utilisé, germain, et David dut en chercher la signification dans la tête de Hittner comme si c’était un dictionnaire. Germain : un frère ou une sœur. L’hypocrite salaud ! La seule chose que David lui avait demandé de ne pas suggérer à ses parents. Mais pouvait-il s’attendre à autre chose ? La nécessité d’un germain se trouvait établie depuis le début dans la tête d’Hittner, où elle gisait comme une grenade. En sondant sa mère un soir, David avait trouvé le texte d’une lettre écrite par le psychiatre : L’enfant unique est un enfant émotionnellement frustré. En l’absence du contact naturel de ses germains, il n’a pas le moyen d’apprendre à se situer par rapport à des pairs et se voit rejeté dans un type de relations dangereuses envers ses parents dont il devient le compagnon au lieu d’être placé sous leur dépendance. La panacée d’Hittner : des tas de petits germains. Comme si les névrosés n’existaient pas dans les grandes familles.

David n’ignorait rien des tentatives frénétiques de ses parents pour se conformer aux recommandations du psychiatre. Il n’y avait pas de temps à perdre. Le petit grandit tous les jours, privé de germains et des moyens de se situer par rapport à des pairs. Chaque nuit, les pauvres corps usés de Paul et de Martha Selig se frottent au problème. Ils transpirent pour arriver à des prodiges de luxure, et chaque mois le verdict tombe dans un jaillissement de sang : il n’y aura pas encore de germain cette fois-ci. Mais finalement la semence prend racine. Ils ne lui disent rien, honteux peut-être d’avouer à un garçon de huit ans qu’il existe une telle chose dans leur vie que des rapports sexuels. Mais il le savait déjà. Il savait pourquoi le ventre de sa mère commençait à enfler, et pourquoi elle hésitait à en parler. Il savait également que la mystérieuse crise d’« appendicite » de juillet 1944 était en fait une fausse couche. Il savait la raison pour laquelle ils avaient tous les deux des têtes d’enterrement pendant les mois qui avaient suivi. Il savait que le médecin de Martha lui avait déclaré, cet automne-là, qu’il n’était pas sage de vouloir un bébé à trente-cinq ans, et que si elle insistait pour avoir un deuxième enfant la meilleure chose était d’avoir recours à l’adoption. Et la réponse traumatisée de son père lorsqu’elle lui avait fait part de cette suggestion : Hein ? Ramener à la maison un bâtard abandonné par n’importe quelle shiksa ? Le pauvre Paul en avait perdu le sommeil pendant des semaines, et il n’osait même pas avouer à sa femme ce qui le tracassait. Sans le savoir, cependant, il faisait profiter son fils de tous ses états d’âme. Ses insécurités. Ses irrationalités. Faut-il que j’élève n’importe quel morveux simplement parce qu’un psychiatre prétend que ça fera du bien à David ? Qui sait quelle ordure je vais ramener à la maison ? Comment aimer un enfant qui n’est pas à moi ? Comment lui apprendre à être un bon Juif alors qu’il a peut-être été fabriqué par un sale Irlandais, ou un cireur de bottes italien, ou un menuisier ? Tout cela, le petit David aux aguets le perçoit. Finalement, le papa Selig fait part de ses griefs, non sans avoir pratiqué quelques coupures prudentes, à sa tendre épouse en arguant que peut-être le Dr. Hittner se trompe, peut-être que c’est juste une période que David traverse, et qu’un autre enfant n’est pas du tout la réponse. Il faut considérer les dépenses que cela entraînerait, les changements que cela apporterait à leur manière de vivre – ils ne sont plus tout jeunes, ils ont leurs habitudes, un bébé a des exigences. Se réveiller à quatre heures du matin, les pleurs, les langes. Et David d’encourager silencieusement son père. Qui a besoin de cet intrus, ce germain, ce troubleur de paix ? Mais Martha contre-attaque, le visage baigné de larmes, citant la lettre de Hittner, lisant les passages clefs de son imposante bibliothèque sur la psychologie des enfants, avançant des statistiques sans réplique sur les proportions de névroses, inadaptation, homosexualité et pipi au lit chez les enfants uniques. Le vieux cède aux alentours de Noël. D’accord, d’accord, on va adopter un enfant, mais pas n’importe lequel, hein ? Je veux qu’il soit juif. Semaine après semaine on fait le tour des agences d’adoption en s’efforçant de faire croire à David que toutes ces excursions à Manhattan ne sont motivées que par d’innocentes emplettes. Mais il n’est pas dupe. Comment quiconque pourrait-il duper ce gosse omniscient ? Il n’a qu’à regarder derrière leur front pour voir ce qu’ils recherchent. Son seul espoir est qu’ils n’en trouvent pas. C’était encore l’époque de la guerre : si on ne trouvait pas de voitures neuves, peut-être qu’on ne trouvait pas d’enfants non plus. Pendant plusieurs semaines, ce fut effectivement le cas. Il y avait très peu de bébés disponibles, et ceux qui l’étaient avaient toujours un défaut grave : pas assez juifs, ou trop fragiles d’aspect, ou moches, ou du mauvais sexe. Il y avait quelques garçons, mais Paul et Martha s’étaient décidés pour une petite sœur. Déjà, ça limitait considérablement le choix car les gens ont tendance à abandonner les garçons davantage que les filles. Mais une nuit de mars où il neigeait, David décela une inquiétante nuance de satisfaction dans l’esprit de sa mère, qui venait de rentrer d’une nouvelle excursion à Manhattan. En la sondant d’un peu plus près, il constata que les recherches étaient terminées. Elle avait découvert une splendide petite fille de quatre mois. La mère, âgée de dix-neuf ans, n’était pas seulement garantie juive, c’était aussi une étudiante, décrite par l’agence comme étant d’une « grande intelligence ». Pas assez grande, visiblement, pour éviter de se faire fertiliser par un beau capitaine de l’U.S. Air Force, également juif, qui était rentré en permission en juillet 1944. Bien qu’éprouvant du remords pour son acte inconsidéré, il ne se sentait pas disposé à réparer en épousant la victime de sa concupiscence, et était reparti pour le Pacifique où, à en croire les parents de la fille, il méritait de se faire descendre en flammes dix fois. Ils l’avaient forcée à mettre l’enfant en adoption. David se demandait pourquoi Martha n’avait pas ramené le bébé avec elle le soir même, mais il s’aperçut bientôt que plusieurs semaines de formalités légales les attendaient encore. Ce n’est que lorsque avril fut bien avancé que sa mère lui annonça finalement : « Papa et moi, nous avons une magnifique surprise pour toi, Duv. »

Ils l’appelèrent Judith Hannah Selig, d’après le nom de la mère récemment décédée de son père adoptif. David conçut pour elle une haine immédiate. Il redoutait qu’ils ne la mettent dans sa chambre, mais au lieu de cela ils installèrent un berceau dans leur chambre à coucher. Ce qui n’empêchait pas ses cris de remplir tout l’appartement chaque nuit. C’était incroyable, la quantité de bruits qu’elle pouvait émettre. Paul et Martha passaient pratiquement tout leur temps à la nourrir ou à jouer avec elle ou à changer ses langes. David n’y trouvait rien à redire, car ça les occupait et leur attention était détournée de lui. Mais il haïssait la présence de Judith. Il ne trouvait rien de mignon à ses membres potelés, à ses cheveux bouclés et à ses petites fossettes. Lorsqu’il regardait quand on la changeait, il éprouvait un intérêt purement académique devant la petite fente rose si étrangère à son expérience. Mais une fois qu’il l’eut observée, sa curiosité se trouva étanchée. Elles ont une fente à la place d’un machin. Et puis après ? En général, elle représentait un facteur de gêne irritant. Elle l’empêchait de se concentrer sur un livre à cause de tout le bruit qu’elle faisait, et la lecture était son unique distraction. La maison était toujours pleine de parents ou d’amis qui s’acquittaient de la visite d’usage en venant voir le bébé, et leurs esprits stupides et conventionnels envahissaient les lieux de leurs pensées bornées qui résonnaient dans la conscience vulnérable de David comme autant de coups de maillet. De temps à autre, il essayait de capter les émissions du bébé, mais il n’y avait rien d’autre que de vagues et brumeuses sensations informes. C’était bien plus intéressant de capter la pensée des chats et des chiens. De pensée, elle paraissait n’en avoir aucune. Tout ce qu’il recevait, c’étaient des impressions de faim, de somnolence et de libération vaguement orgastique quand elle mouillait ses couches. Dix jours après son arrivée environ, il décida d’essayer de la tuer télépathiquement. Pendant que ses parents étaient occupés autre part, il alla dans leur chambre, plongea son regard dans le berceau et se concentra aussi fort qu’il put pour vider le petit crâne de son esprit encore informe. Si seulement il réussissait à aspirer l’intellect naissant, à attirer à lui sa conscience, à la transformer en coquille vide de sensations. Elle mourrait sûrement. Il cherchait à enfoncer ses serres dans son âme. Il la transperçait de son regard, les vannes de son pouvoir ouvertes en grand, absorbant son mince filet d’émission. Viens… Viens… ton esprit vient à moi… je l’engloutis, je le dévore entièrement… gloup ! Il n’en reste plus rien ! Sans s’émouvoir de ses abjurations, elle continuait à gazouiller et à gigoter dans tous les sens. Il se concentra de plus belle, redoublant la vigueur de son regard perçant. Le sourire du bébé vacilla et s’éteignit. Son petit visage se plissa. Comprenait-elle les attaques qu’elle subissait ? Ou était-elle simplement troublée par les grimaces qu’il faisait ? Viens… viens… ton esprit glisse vers moi…

L’espace d’un instant, il crut qu’il était sur le point de réussir. Mais à ce moment-là, elle lui jeta un regard de malveillance glacée, incroyablement violente, véritablement terrifiante venant d’un bébé, et il eut un mouvement de recul, épouvanté, craignant il ne savait quelle contre-attaque. Un moment plus tard, elle était de nouveau en train de gazouiller. Elle l’avait battu. Il continua de la détester, mais plus jamais il ne tenta de lui faire du mal. Lorsqu’elle fut assez grande pour savoir ce que le concept de haine signifiait, elle se rendit compte de ce qu’éprouvait son frère à son égard. Et elle lui rendit son aversion. En fait, elle se révéla bien plus efficace dans ce domaine qu’il ne l’était lui-même. Une véritable experte.

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