XVI

Nyquist avait dit : « Le véritable ennui avec toi, Selig, c’est que tu es un homme profondément religieux qui se trouve ne pas croire en Dieu. » Nyquist était tout le temps en train de dire des choses comme ça, et David ne savait jamais s’il était sérieux ou s’il s’amusait à jongler avec les mots. Quelle que fût la manière dont il pénétrait son âme, il n’y avait jamais rien de certain. Nyquist était trop fuyant, trop ambigu.

Prudemment, Selig s’abstint de toute réponse. Il se tenait devant la fenêtre, le dos vers Nyquist. Il tombait de la neige. Les rues étroites en étaient gorgées, et même les engins municipaux ne pouvaient se frayer un chemin. Une étrange sérénité régnait dans l’air. Les flocons tournoyaient en rafales. Les voitures en stationnement disparaissaient sous le manteau de neige. Quelques gardiens d’immeubles environnants étaient sortis courageusement, la pelle à la main. Cela faisait trois jours que la neige tombait presque sans discontinuer. Le mauvais temps était général sur le Nord-est. La neige recouvrait les métropoles crasseuses, les faubourgs arides, elle tombait doucement sur les Appalaches et, plus à l’est, sur les flots sombres et déchaînés de l’Atlantique. Plus rien ne bougeait à New York. Tout était fermé : administrations, écoles, salles de concerts et cinémas. Les chemins de fer ne fonctionnaient plus et les autoroutes étaient bloquées. Aucun avion ne décollait des aéroports. Les matchs de basket étaient annulés à Madison Square Garden. Ne pouvant aller travailler, Selig avait laissé passer la plus grande partie de la tempête en restant chez Nyquist, dont il commençait à trouver à la longue la compagnie étouffante et oppressante. Ce qui un peu plus tôt lui avait semblé être charmant et amusant chez son ami était devenu à présent corrosif et douteux. L’assurance débonnaire qu’il affichait avait des allures de suffisance. Ses incursions répétées dans l’esprit de Selig n’étaient plus des gestes d’amitié bonne enfant, mais des actes d’agression consciente. Son habitude de répéter tout haut ce que pensait Selig était de plus en plus irritante, et il n’y avait pas de moyen de la lui faire passer. Voilà qu’il récidivait en ce moment même, tirant une citation de la tête de Selig et déclamant d’un ton à moitié railleur : « C’est joli. Son âme défaillait lentement tandis qu’il entendait la neige tomber doucement à travers l’univers et doucement choir, comme la tombée de leur dernière fin, sur tous les vivants et les morts. J’aime bien ça. Qu’est-ce que c’est, David ? »

« James Joyce », dit Selig, morose. « “Les morts”, tiré des Gens de Dublin. Je t’avais demandé hier de ne plus faire ça. »

« J’envie l’étendue et la profondeur de ta culture. J’aime t’emprunter des citations originales. »

« Comme tu voudras. Mais est-ce que tu es obligé de me les faire entendre ? »

Nyquist écarta les bras dans un geste contrit tandis que Selig s’éloignait de la fenêtre. « Je suis navré. J’oubliais que tu n’aimais pas ça. »

« Tu n’oublies jamais rien, Tom. Tu ne fais jamais rien accidentellement. »

Puis, se sentant coupable de son accès d’humeur : « Bon Dieu ! J’en ai marre de cette neige ! »

« Elle tombe partout », fit Nyquist. « Elle ne s’arrêtera jamais. Qu’est-ce qu’on va faire aujourd’hui ? »

« La même chose qu’hier et qu’avant-hier, je suppose. Regarder les flocons tomber, écouter des disques et se soûler la gueule. »

« Si on baisait ? »

« Tu n’es pas tellement mon type », fit Selig.

Nyquist lui lança un sourire éteint. « Très spirituel. Je songeais à trouver deux jeunes dames bloquées quelque part dans l’immeuble et à les inviter pour une petite partie. Tu ne crois pas qu’on trouverait facilement deux filles disponibles dans ce bâtiment ? »

« On pourrait essayer, j’imagine », dit Selig, en haussant les épaules. « Il ne reste plus de bourbon ? »

« Je vais en chercher », dit Nyquist.

Il ramena une bouteille. Il se déplaçait avec une lenteur curieuse, comme quelqu’un qui évoluerait dans une atmosphère hostile de mercure ou d’un autre fluide trop dense. Selig ne l’avait jamais vu se presser. Il était massif sans être gros, il avait les épaules larges et le cou trapu, la tête carrée et les cheveux couleur de paille coupés très courts. Son nez était aplati et ses narines écartées. Il arborait en permanence un sourire innocent et bon enfant. L’Aryen personnifié : il était Scandinave, suédois peut-être. Elevé en Finlande, il avait été transplanté aux États-Unis à l’âge de dix ans. Il lui restait quelques traces à peine perceptibles d’un accent. Il disait avoir vingt-huit ans, mais paraissait plus vieux que ça aux yeux de Selig, qui venait d’entrer dans sa vingt-troisième année. C’était en février 1958, à une époque où Selig avait encore l’illusion qu’il allait réussir à s’insérer dans le monde des adultes. Eisenhower était président, les cours de la bourse s’en étaient allés à vau-l’eau, la crise émotionnelle post-Spoutnik était dans tous les esprits bien que le premier satellite spatial américain eût été placé sur orbite, et la dernière mode féminine était la robe-sac. Selig vivait à Brooklyn Heights dans Pierrepont Street, et faisait la navette plusieurs jours par semaine avec le bureau de Manhattan d’une maison d’éditions pour laquelle il faisait des corrections de manuscrits à raison de trois dollars l’heure. Nyquist habitait dans le même immeuble, quatre étages plus haut.

C’était la seule autre personne que Selig connût qui possédait le pouvoir. Et pas seulement cela, sa possession ne le handicapait en rien. Il l’utilisait aussi simplement qu’il utilisait ses yeux, ou ses jambes, pour son bénéfice personnel, sans excuses et sans remords. Peut-être était-ce la personne la moins névrosée que Selig eût jamais connue. De profession, c’était un prédateur. Il pillait l’esprit des autres pour assurer sa subsistance. Mais comme n’importe quel fauve de la jungle, il n’attaquait que lorsqu’il avait faim, jamais pour le plaisir d’attaquer. Il prenait ce dont il avait besoin, sans jamais se poser de questions sur la providence qui l’avait superbement équipé pour ses rapines ; et cependant, il ne prenait jamais plus que ce qu’il lui fallait, et il lui fallait peu de chose. Il n’avait pas de métier, et apparemment n’en avait jamais eu. Chaque fois qu’il voulait de l’argent, il prenait le subway jusqu’à Wall Street, déambulait au fond des obscurs défilés du quartier financier et fouillait sans vergogne l’esprit des spécialistes cloîtrés dans les salles de réunion des conseils d’administration en haut des gratte-ciel. N’importe quel jour, il y avait toujours quelque chose d’important en préparation, qui aurait un impact plus ou moins grand sur le marché. Une fusion, un fractionnement d’actions, la découverte d’un filon, une déclaration de bilan favorable. Nyquist n’avait aucune difficulté à apprendre les détails essentiels. Il vendait ensuite ces informations pour un prix confortable mais raisonnable à une douzaine ou une quinzaine d’investisseurs privés qui s’étaient convaincus de la manière la plus heureuse possible que Nyquist était un tuyauteur de toute confiance. Bien des fuites inexplicables sur lesquelles des fortunes rapides s’étaient constituées lors de la hausse du marché dans les années 50 avaient eu Nyquist pour origine. Il gagnait confortablement sa vie de cette manière, suffisamment pour lui permettre de maintenir un style agréable. Son appartement était petit et bien meublé : sièges de Naugahyde, lampes de Tiffany, papiers peints de Picasso. La cave était fournie, et une chaîne haute-fidélité sans reproche émettait en permanence un flot de Monteverdi, Palestrina, Bartok et Stravinski. Il menait une vie aisée de célibataire, sortait souvent, faisait la tournée de ses restaurants favoris, tous exotiques et spécialisés : japonais, pakistanais, syrien, grec. Le cercle de ses amis était limité mais fort distingué : des peintres, des écrivains, des musiciens et des poètes surtout. Il couchait avec beaucoup de femmes, mais Selig l’avait rarement vu deux fois avec la même.

Comme Selig, Nyquist recevait mais ne pouvait émettre. Il était cependant capable de dire si son esprit était sondé. C’est ainsi qu’ils s’étaient connus. Selig, nouveau venu dans l’immeuble, s’était livré à son occupation favorite, laisser librement errer sa conscience d’étage en étage histoire de faire connaissance avec ses voisins. Explorant une tête après l’autre, sans rien trouver de bien intéressant, puis soudain :


DITES-MOI OÙ VOUS ÊTES.


Un chapelet cristallin de mots scintillant à la périphérie d’un esprit ferme et sûr de soi. La phrase avait été transmise avec la limpidité d’un message explicite. Pourtant, Selig se rendit compte qu’aucune transmission active n’avait réellement eu lieu. Il avait seulement trouvé les mots qui l’attendaient là, passivement. Il répondit sans réfléchir :


35, PIERREPONT STREET.

NON, ÇA JE LE SAIS. OÙ ÊTES-VOUS DANS CET IMMEUBLE ?

QUATRIÈME ÉTAGE.

JE SUIS AU HUITIÈME. COMMENT VOUS APPELEZ-VOUS ?

SELIG.

NYQUIST.


Le contact mental donnait une impression d’intimité frappante. C’était presque quelque chose de sexuel, comme s’il se frayait un chemin dans un corps et non dans un esprit. Il était décontenancé par les résonances masculines de l’âme où il était entré, et il avait le sentiment qu’une telle union avec un autre homme était quelque chose d’indécent. Mais il ne se retira pas. Le rapide échange verbal à travers un gouffre d’obscurité était une expérience délicieuse, trop intéressante pour être rejetée. Selig eut l’illusion momentanée que son pouvoir s’était accru, qu’il avait appris à émettre aussi bien qu’à puiser dans le contenu des autres esprits. Mais il n’ignorait pas que ce n’était qu’une illusion. Il n’émettait rien du tout, et Nyquist non plus. Ils ne faisaient que puiser les informations chacun dans l’esprit de l’autre. Chacun imprimait des phrases dans sa tête pour que l’autre les trouve, et ce n’était pas tout à fait la même chose, d’un point de vue dynamique, que s’ils s’étaient transmis réciproquement des messages. La distinction était subtile et peut-être sans objet, cependant. La juxtaposition des deux récepteurs grands ouverts constituait un circuit émetteur-récepteur aussi sûr et efficace que le téléphone. L’union de deux esprits entiers, sans restriction aucune. Précautionneusement, un peu gêné, Selig lança un tentacule vers les couches profondes de la conscience de Nyquist, à la recherche de l’homme en même temps que du message. De son côté, il sentait un trouble vague au plus profond de son esprit, ce qui indiquait probablement que Nyquist faisait la même chose avec lui. Pendant de longues minutes, ils s’explorèrent tels deux amants entrelacés dans les premières caresses. Il n’y avait rien de particulièrement affectueux dans le contact de Nyquist, qui était glacé et impersonnel. Pourtant, Selig frissonnait. Il avait l’impression de se trouver au bord d’un abîme. À la fin, il se retira délicatement, et Nyquist fit de même. Puis ce dernier suggéra :


MONTEZ. JE VOUS ATTENDS À LA PORTE DE L’ASCENSEUR.


Il était plus costaud que Selig ne l’avait imaginé. Il aurait fait un bon arrière dans une équipe de rugby. Ses yeux bleus avaient un regard sans aménité, et son sourire était purement formel. Il était distant sans être vraiment froid. Ils entrèrent dans son appartement : lumière tamisée, musique inconnue, atmosphère d’élégance non ostentatoire. Nyquist lui offrit un verre et ils discutèrent, en évitant respectivement de lire leurs pensées. Ce fut une rencontre sans effusions, sans larmes de joie à l’idée d’être enfin réunis. Nyquist se montra affable, accessible, heureux d’avoir trouvé Selig mais pas délirant d’excitation à l’idée de s’être découvert un cousin phénomène. Sans doute parce que ce n’était pas la première fois que l’aventure lui arrivait.

« Il y en a d’autres », dit-il. « Tu es le cinquième que j’ai rencontré depuis mon arrivée aux États-Unis. Voyons : un à Chicago, un à San Francisco, un à Miami, un à Minneapolis. Avec toi, ça fait cinq. Il y avait deux femmes et trois hommes. »

« As-tu gardé le contact avec eux ? »

« Non. »

« Que s’est-il passé ? »

« Nous nous sommes perdus de vue », dit Nyquist. « Qu’est-ce que tu voudrais ? Qu’on forme un clan ? Écoute, on bavardait, on jouait à des jeux avec nos esprits, on apprenait à se connaître, et au bout d’un moment on finissait par s’ennuyer. Je crois qu’il y en a deux qui sont morts. Ça m’est égal d’être isolé du reste de mes semblables. Je n’aime pas penser que je fais partie d’une tribu. »

« Je n’en avais jamais rencontré d’autres », dit Selig. « Jusqu’à aujourd’hui. »

« C’est sans importance. La seule chose qui compte, c’est de vivre ta vie. Quel âge avais-tu quand tu t’es aperçu que tu pouvais faire ça ? »

« Je ne sais pas. Cinq ou six ans, peut-être. Et toi ? »

« Je n’ai compris que je possédais quelque chose de spécial que quand j’ai eu onze ans. Je croyais que tout le monde pouvait faire la même chose. Ce n’est que quand je suis arrivé en Amérique et que j’ai entendu les gens penser dans une langue étrangère que je me suis rendu compte que j’avais un talent qui sortait de l’ordinaire. »

« Quel genre de travail fais-tu ? »

« Le moins possible », répondit Nyquist. Il découvrit ses dents dans un sourire et plongea brusquement dans l’esprit de Selig. Cela paraissait être une espèce d’invitation. Selig accepta le défi et lança ses propres tentacules. Visitant la conscience de l’autre, il eut rapidement la vision de ses incursions à Wall Street. Il vit l’existence rythmée, équilibrée, sans problèmes de Nyquist. Il fut abasourdi par son calme froid, son impassibilité, sa clarté d’esprit. Comme son âme était limpide ! Comme la vie l’avait laissé pur ! Où étaient ses angoisses ? Où se cachaient sa solitude, ses craintes, son insécurité ? Nyquist, se retirant de lui, lui demanda : « Pourquoi t’apitoies-tu tellement sur toi-même ? »

« Tu crois ? »

« Il n’y a que ça dans ta tête. Quel est ton problème, Selig ? J’ai regardé dans ton esprit, et je ne vois pas le problème, seulement ses effets. »

« Mon problème, c’est que je me sens isolé des autres êtres humains. »

« Isolé ? Toi ? Tu peux entrer directement dans la tête des gens. Tu peux faire quelque chose que 99,999 pour cent de la race humaine ne peut pas faire. Ils doivent se débrouiller avec des mots, des approximations, des signaux de sémaphore, alors que toi tu plonges directement au cœur de la signification des choses. Et tu prétends être isolé ? »

« Les informations que je récolte sont inutiles », dit Selig. « Je ne peux rien faire avec. Ce serait aussi bien si je ne les avais pas. »

« Pour quelle raison ? »

« Parce que c’est du voyeurisme. Je les espionne. »

« Et tu te sens coupable à cause de ça ? »

« Pas toi ? »

« Je n’ai jamais demandé à recevoir ce don », fit Nyquist. « Mais il se trouve que je l’ai. Puisque je l’ai, je m’en sers. J’aime la vie que je mène. Je m’aime bien. Pourquoi ne t’aimes-tu pas, Selig ? »

« Je te le demande. »

Mais Nyquist n’avait rien à lui répondre, et quand Selig eut fini son verre, il redescendit chez lui. Son appartement lui sembla si étrange, quand il s’y retrouva, qu’il passa plusieurs minutes à passer en revue plusieurs objets familiers : la photographie de ses parents, sa petite collection de lettres d’amour d’adolescent, le jouet de plastique que le psychiatre lui avait offert des années plus tôt. La présence de Nyquist continuait à résonner dans son esprit – un résidu de sa visite, rien de plus, car il était certain que Nyquist n’était pas en train de le sonder. Il se sentait si ébranlé par cette rencontre, si agressé dans son intimité, qu’il prit la résolution de ne plus jamais le revoir, et de déménager, en fait, le plus tôt possible pour aller habiter Manhattan, Philadelphie, Los Angeles, n’importe où pourvu qu’il soit hors de portée de Nyquist. Toute sa vie, il avait souhaité ardemment rencontrer quelqu’un qui partageât son pouvoir, et maintenant que c’était arrivé, il se sentait menacé. Nyquist avait une telle prise sur son existence que c’en était terrifiant. Il va m’humilier, se disait Selig. Il va me dévorer. Mais ce moment de panique passa. Deux jours plus tard, Nyquist vint le voir pour l’inviter à aller dîner quelque part. Ils mangèrent dans un restaurant mexicain du quartier, et s’imbibèrent de Carta Blanca. David avait toujours l’impression que Nyquist s’amusait avec lui, le tenait à bout de bras pour mieux le taquiner ; mais c’était fait de manière si amicale qu’il ne pouvait en concevoir du ressentiment. Le charme de Nyquist était irrésistible, et sa force était digne d’être prise comme modèle de conduite. Nyquist était comme un frère aîné qui l’avait précédé dans la même vallée de traumatismes et en était ressorti sain et sauf depuis longtemps ; à présent, il essayait de convaincre Selig d’accepter les termes de sa condition. La condition surhumaine, comme il l’appelait.

Ils devinrent bons amis. Deux ou trois fois par semaine, ils sortaient ensemble, mangeaient ensemble, buvaient ensemble. Selig avait toujours imaginé qu’une amitié avec quelqu’un d’autre de son espèce serait intensément unique, mais ce n’était pas le cas. Après la première semaine, ils considérèrent leur particularité comme acquise, et discutèrent rarement par la suite du don qu’ils avaient en commun. Ils ne se félicitèrent non plus jamais d’avoir formé une coalition contre le monde démuni qui les entourait. Ils communiquaient parfois par mots, parfois par le contact direct de leur esprit. Leurs relations devinrent aisées, chaleureuses, tendues seulement dans les moments où Selig retombait dans sa mélancolie habituelle et où Nyquist le raillait de s’apitoyer sur lui-même. Même cela n’était pas un problème, cependant, jusqu’au jour du fameux blizzard, où les tensions devinrent exagérées parce qu’ils passaient trop de temps ensemble.

« Donne-moi ton verre », dit Nyquist.

Il lui versa une nouvelle rasade de bourbon. Selig s’enfonça en arrière dans son fauteuil pour siroter son verre tandis que Nyquist s’occupait de trouver deux filles libres. L’opération dura cinq minutes. Il passa mentalement l’immeuble en revue et en trouva deux qui logeaient ensemble au cinquième étage. « Vise un peu », dit-il à Selig. Celui-ci pénétra dans l’esprit de Nyquist. Il s’était réglé sur les ondes mentales de l’une des deux filles, sensuelle, chatte, ensommeillée, et à travers ses yeux il regardait l’autre, une grande blonde maigre. L’image mentale doublement réfractée n’en avait pas moins de clarté : la blonde avait des jambes magnifiques et un port de mannequin. « Celle-ci, c’est la mienne », dit Nyquist. « Dis-moi maintenant ce que tu penses de la tienne. » Il sauta, avec Selig toujours en remorque, dans l’esprit de la blonde. Oui, un vrai mannequin, plus intelligente que l’autre fille, plus froide, plus égocentriste, plus passionnée. À travers sa pensée, via Nyquist parvenait l’image de son amie, une petite rousse un peu boulotte, à la poitrine ample et au visage épanoui. « Bien sûr », dit Selig. « Pourquoi pas ? » Nyquist, fouillant l’esprit des deux filles, trouva leur numéro de téléphone, appela, fit opérer son charme. Elles montèrent prendre un verre. « Cette horrible tempête de neige », dit la blonde en frissonnant. « Elle me rendrait folle ! » Tous les quatre burent pas mal d’alcool sur un accompagnement de jazz en sourdine : Mingus, le M.J.Q., Chico Hamilton. La rousse était plus jolie que Selig ne s’y était attendu : pas tellement boulotte, finalement – la double réfraction avait dû provoquer quelques distorsions – mais elle n’arrêtait pas de glousser, et il s’aperçut qu’il éprouvait pour elle une certaine antipathie. Il était cependant trop tard pour reculer maintenant. Finalement, très tard dans la soirée, ils se séparèrent par couples, Nyquist avec la blonde dans la chambre à coucher et Selig avec la rousse dans le living-room. Selig se tourna vers elle quand ils furent seuls avec un sourire sans spontanéité. Il n’avait jamais réussi à se débarrasser de ce sourire infantile qui devait, il le savait, révéler un mélange de maladresse anticipatrice et de terreur vertigineuse. « Hello », lui dit-il. Ils s’embrassèrent, et tandis que ses mains se posaient sur ses seins, elle se colla à lui d’une manière avide et sans pudeur. Elle paraissait un peu plus âgée que lui, mais toutes les femmes lui donnaient la même impression. Leurs vêtements tombèrent. « J’aime les hommes minces », dit-elle, et elle gloussa en lui pinçant ses hanches étriquées. Ses seins étaient dressés vers lui comme deux oiseaux roses. Il la caressa avec une intensité timide de jeune puceau. Depuis qu’il connaissait Nyquist, celui-ci lui avait repassé de temps à autre les femmes dont il ne voulait plus, mais cela faisait des semaines qu’il n’avait couché avec personne, et il avait peur que son abstinence ne provoque une précipitation désastreuse. Mais non, l’alcool avait eu pour effet de refroidir juste assez son ardeur, et il put se contenir et la labourer solennellement et énergiquement, sans crainte de jouir trop vite.

Au moment où il commençait à réaliser que la rousse était trop ivre pour pouvoir jouir, Selig sentit une présence dans son crâne. Nyquist était en train de le sonder ! Cette démonstration de curiosité, ce voyeurisme semblait une étrange déviation pour un esprit aussi réservé que celui de Nyquist. Le voyeurisme, c’est ma spécialité, pensa Selig, et pendant un instant il fut si décontenancé à l’idée d’être observé pendant qu’il faisait l’amour qu’il commença à se ramollir. Par un effort conscient, il reconstitua ses moyens. Il ne faut pas y voir de signification profonde, se dit-il. Nyquist est entièrement amoral, il fait ce qui lui plaît, il jette un œil ici et là sans s’occuper de bienséance, et pourquoi devrais-je me laisser troubler ? Se ressaisissant, il affronta Nyquist en lançant une sonde à son tour. Nyquist l’accueillit aussitôt :


ÇA VA COMME TU VEUX, DAVEY ?

ÇA VA, TOM. ÇA VA TRÈS BIEN…

JE SUIS TOMBÉ SUR UN DRÔLE DE BOUDIN. VISE UN PEU ÇA.


Selig enviait le froid détachement de Nyquist. Ni honte, ni culpabilité, ni blocage mental d’aucune sorte. Pas de trace de fierté exhibitionniste, ni de pâmoison de voyeur. Il lui paraissait tout à fait naturel de se livrer à de tels échanges. Selig, par contre, ne pouvait s’empêcher de se sentir troublé en regardant, les yeux fermés, Nyquist en train de s’activer sur la blonde, et de l’observer comme il était observé, formant dans son esprit l’écho de leurs copulations parallèles qui se réverbérait à l’infini de l’un à l’autre. Nyquist, s’arrêtant un moment pour détecter et isoler le sentiment de gêne de Selig, se moqua doucement de lui : tu crains qu’il n’y ait une espèce d’homosexualité latente dans ce que nous faisons, lui reprocha-t-il. Mais je crois que ce qui t’épouvante vraiment, c’est le contact, n’importe quelle forme de contact. Ce n’est pas vrai ? C’est faux, se défendit Selig, mais il avait senti le coup porter. Pendant encore cinq ou six minutes, ils assistèrent au spectacle de leurs esprits respectifs, jusqu’à ce que Nyquist décide que le moment était venu de jouir, et comme d’habitude les soubresauts tempétueux de son système nerveux expulsèrent Selig de sa conscience. Peu de temps après, fatigué de jouer du piston au-dessus de la petite rousse suante et trémoussante, Selig s’abandonna à sa propre apothéose et s’écroula, frissonnant, épuisé.

Nyquist entra dans le living-room une demi-heure plus tard, accompagné de la blonde, tous les deux à poil. Il ne se donna pas la peine de frapper, ce qui surprit un peu la rousse. Selig ne pouvait pas lui expliquer comment Nyquist savait qu’ils avaient terminé. Nyquist mit un peu de musique et ils restèrent tranquillement assis, Selig et la rousse avec la bouteille de bourbon, Nyquist et la blonde avec celle de scotch. Peu avant l’aube, comme la neige s’apaisait un peu, Selig suggéra timidement de faire encore l’amour en changeant de partenaire. « Non », fit la rousse. « Je suis crevée. J’ai envie de dormir. Une autre fois, d’accord ? » Elle ramassa ses habits à quatre pattes. Une fois à la porte, titubante, prenant congé d’une voix vaseuse, elle laissa échapper une petite phrase : « Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a quelque chose de particulier chez vous deux », dit-elle. In vino veritas. « Vous ne seriez pas un couple d’homosexuels, des fois ? »

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