Cinquième partie Contrée sauvage

Mardi 24 juillet

Ascension droite : 19 57 36,4

Déclinaison : – 61 59 14

Élongation : 137,9

Delta : 0,817 ua

1

Martha, oh martha, tu m’as dissimulé ton cœur.

Martha, oh Martha, oh pourquoi ?

Et me voilà maintenant : accroupi à côté de Martha Milano, et la porte du minifour pour poupées Easy-Bake est entrouverte, et nous sentons tous deux la chaleur de sa petite ampoule sur nos visages. Puis je suis couché dans l’ombre du fortin, les yeux rivés sur le crâne explosé de Brett. Je suis effondré, la mâchoire pendante, dans un hélicoptère et ma sœur me donne des gifles pour m’empêcher de m’endormir. Je ne dors pas. Des odeurs bizarres sortent du four Easy-Bake. Il y a des murmures assourdis quelque part au fond de ma cervelle, des gens qui parlent ailleurs dans la maison.

J’ouvre les yeux. La pièce blanche inconnue est chichement éclairée à la chandelle, mais mes cornées me brûlent, éblouies. Je referme les yeux.

Martha, oh Martha, oh pourquoi ?

Elle m’a menti. Un péché par omission, à tout le moins.

Où suis-je ? Où est passée Nico ? L’hélicoptère, le fort… le chien, où est le chien ?

Elle avait un amant… Martha, elle avait un amant. Un amant nommé N. Qui était N ? C’est elle qui était infidèle. Elle qui a trahi le serment de son mariage, qui a rendu le contrat caduc, qui a mis en péril son propre salut. Un homme est entré au Rocky’s Rock n’Bowl juste au moment où j’en sortais. Norman. Pas vrai ? « M. Norman est là. — Sans blague ? Déjà ? »

Je flotte dans un air texturé, montant et descendant mollement. L’odeur est fétide, maintenant, forte et aigre, comme du désinfectant, comme si peut-être Martha et moi étions en train de faire cuire une serpillière dans le minifour. Où suis-je ? Mon Dieu, et comment ai-je atterri là ?

Y a-t-il autre chose que tu voudrais me dire, Martha ? – ne lui ai-je pas posé cette question ? Hein ? Autre chose à propos de ton mari, de ton mariage ? À distance, j’essaie de scruter le cœur secret de Martha : elle a dû penser que cela n’avait pas d’importance, ce qu’elle avait fait et avec qui. Elle a dû penser que c’était sans rapport avec le problème immédiat : son mari avait disparu, peu importait pourquoi, et elle voulait une seule chose : qu’il rentre à la maison.

Mais Martha, oh Martha, il ne rentrera pas.

Je revois le visage de Brett, le cratère vide ; l’odeur forte, écœurante et propre est maintenant partout autour de moi. Je renifle prudemment, les yeux encore fermés, tel un lapin nouveau-né goûtant l’air alors que la rosée des entrailles est encore en train de sécher sur son nez. Eau de Javel ? Détergent ?

Encore des murmures, encore des voix étouffées.

Et puis soudain, un géant s’empare de mon côté droit et il serre, des doigts énormes et brutaux s’enfoncent dans ma chair, essaient d’arracher mon bras de mon torse comme on arrache un pétale à une fleur. Je me tortille, me souviens de ma blessure, de ma plaie. J’ai l’impression d’être un jouet brisé qu’on jette par une fenêtre sur des pavés.

« Hank. »

Une des voix, nette et forte cette fois.

« Hank. »

Je n’avais jamais remarqué à quel point ce prénom pouvait être froid et clinique dans sa sonorité, HANK, comme c’est bref et glacé, HANK, l’onomatopée qui exprime le claquement d’une chaîne sur un comptoir métallique. Mes pensées s’agitent, rapides et déroutantes.

« Hank », redit la voix.

Et c’est bien réel : il y a une voix dans la pièce. Je me trouve dans une pièce et il y a une voix dedans, une personne dedans, à côté de moi, qui prononce mon nom.

Je décide d’ouvrir un œil à la fois. J’entrouvre le droit, et la lumière se déverse à flots. En contre-jour dans cet éblouissement, il y a un visage que je reconnais. Deux yeux, chacun sous vitrine derrière un disque de verre, qui m’observent comme si j’étais une amibe sur une lame de microscope. Au-dessus de la paire de lunettes, une frange nette, un regard irrité et sceptique.

« Docteur Fenton ? »

J’ouvre le deuxième œil.

« Qu’est-ce qui vous est arrivé ? me demande Alice Fenton.

— On m’a tiré dessus.

— Merci. Ça, c’est la partie de l’histoire que je connais déjà.

— Vous êtes dans les étages…

— Oui. J’ai quitté la morgue. Pas assez de médecins. Trop de gens qui ont besoin d’aide. Beaucoup d’idiots qui se font tirer dessus. »

Je voudrais bien trouver une réplique spirituelle, mais notre brève conversation m’a déjà épuisé. Je laisse mes yeux se refermer lentement. Alice Fenton est une légende. Elle est ou a été le médecin légiste en chef de l’État du New Hampshire, et pendant longtemps je l’ai idolâtrée de loin, en admiration devant ses compétences cliniques et sa perspicacité. Il y a quelques mois, j’ai eu l’occasion de travailler avec elle pour la première fois, et son professionnalisme m’a aidé à percer à jour un assassin. Qui avait tué Naomi Eddes, par exemple, que j’aimais. Une légende, cette Fenton.

« Docteur Fenton, dis-je. Vous êtes une légende.

— Mais oui. Allez, dormez. On parlera plus tard.

— Attendez. Une minute. Attendez.

— Quoi ?

— Juste une seconde. »

J’inhale. Je force mes yeux à s’ouvrir. Je me redresse sur le coude et regarde autour de moi. Les draps et couvertures sont jaune-vert dans la lumière pâle qui baigne la pièce. Je porte une mince blouse bleu layette. Je suis à l’hôpital de Concord. Chez moi. Un bras métallique qui soutenait naguère un téléviseur sort encore du mur, désormais inutile, telle une branche d’arbre en ferraille. Il faut que je me rende à Albin Street. Il faut que j’aille voir ma cliente. Dis donc, Martha ! J’ai quelques questions à te poser.

Le Dr Fenton est debout à côté du lit, une pile de planchettes à pince sous un bras, et sa petite silhouette compacte frémit d’impatience.

« Quoi ? insiste-t-elle.

— Il faut que je sorte.

— Mais bien sûr. Contente de vous avoir vu.

— Ah. Tant mieux. »

Elle attend pendant que je déplace mes jambes vers le bord du lit, et que je sois pris d’un haut-le-cœur. Des visions me passent dans la cervelle, double peine : Martha pleurant ; Brett, le regard fixe ; Nico fumant ; Rocky, les pieds sur son bureau. Naomi Eddes, immobile dans le noir, là où on l’a retrouvée. Je cesse de bouger les jambes, rentre le menton, parviens à ne pas vomir.

« L’éther, lâche le Dr Fenton avec une ombre d’amusement. Vous êtes en train de descendre d’un nuage d’éther. Mes collègues et moi arrivons au bout de nos réserves d’anesthésiants. Le département de la Justice a promis une livraison de morphine et de MS Contin pour vendredi, ainsi que du carburant pour les générateurs. J’y croirai quand je le verrai. En attendant, on marche à l’éther. On fait du neuf avec du vieux. »

J’opine du chef. Je me concentre pour lutter contre la nausée. Mon bras me fait l’effet de n’être qu’un gros hématome, enflé et tendre. J’essaie de le bouger, pour voir si cela lui fait plus mal ou si cela le soulage, et constate qu’il se refuse à tout mouvement.

Quand le Dr Fenton reprend la parole, tout amusement a disparu de sa voix.

« Je dois vous le dire, Hank : il est tout à fait possible que vous perdiez ce membre. »

Je l’écoute, engourdi. Perte du membre. Oui, bien sûr. Mon oreiller sent la poussière, le sang d’autres hommes, dirait-on.

Fenton parle toujours.

« J’ai réparé les vaisseaux sanguins dans l’artère brachiale rompue en excisant le segment blessé et en faisant une greffe. Mais je… » Elle s’interrompt le temps de secouer rapidement la tête, d’un air irrité. « Je ne sais pas ce que je fais. Depuis vingt-cinq ans, je n’ai ouvert que des cadavres, et me voilà en chirurgie depuis une quinzaine de jours. Et en plus, vous ne l’avez sans doute pas remarqué, mais il fait fichtrement noir, ici.

— Docteur Fenton, je suis sûr que vous avez fait de votre mieux. »

Je tends laborieusement mon bras valide pour tapoter le sien.

« J’en suis certaine aussi, me réplique-t-elle froidement. Mais vous risquez quand même de perdre le membre. »

J’essaie à nouveau de bouger les jambes, et cette fois j’arrive à les rapprocher un petit peu du bord du lit. Pendant ce temps, je visualise l’itinéraire le plus rapide d’ici, l’hôpital de Concord situé à l’angle de Pleasant Street et Langley Parkway, jusqu’à Albin Street, dans le nord de la ville. Je ne suis pas fâché contre toi, Martha. Je veux simplement connaître la vérité. Autour de nous, des machines font entendre des bip-bip étouffés, leurs voyants clignotent, faibles et pâles, petits lumignons alimentés par les générateurs de secours. Mes jambes refusent d’aller plus loin pour l’instant. J’ai un battement dans le bras, et mon corps entier est endolori. Le monde enfle et tourne doucement autour de moi. Je me sens sombrer, me renfoncer dans mon nuage d’éther, et ce n’est pas désagréable. Naomi a pris la place de Fenton à côté du lit, elle me regarde avec douceur, et mon cœur frémit dans ma poitrine. Dans la vraie vie, Naomi avait le crâne rasé ; apparemment, dans le monde à venir, elle se laisse repousser les cheveux, et c’est beau, c’est comme une mousse tendre sur un rocher lavé par la mer.

Je laisse ma tête retomber sur l’oreiller et l’hélicoptère entre en rugissant dans mon champ de vision, Nico braillant depuis l’ouverture, puis je suis à bord, fiévreux et confus, le vent s’engouffre tout autour de nous, les cheveux courts de Nico ondulent comme une prairie noire. Le pilote est nerveux et hésitant – et jeune, si terriblement jeune : une fille de dix-neuf ou vingt ans, avec des lunettes d’aviateur, qui manie brutalement le manche à balai.

Nico et moi nous sommes disputés pendant tout le voyage : quarante-cinq minutes de conversation échauffée, nous deux criant dans le vacarme des rotors et le rugissement du vent, chacun disant à l’autre de ne pas être idiot. Je lui ai dit qu’il fallait qu’elle rentre vivre avec moi à Concord, dans la ferme de Little Pond Road, jusqu’à la fin, comme nous en avions déjà parlé. Nico a refusé et, à l’inverse, tenté de me convaincre de vivre avec elle, déblatérant à propos de l’astéroïde, de bombes, de simulations hydrodynamiques et de modifications nécessaires de la vélocité. Et pendant tout ce temps nous étions secoués dans les cieux du New Hampshire, ma fièvre montait, jusqu’à la brusque descente mal maîtrisée vers l’héliport de l’hôpital de Concord.

Et alors que je débarquais en clopinant, Nico m’a dit… qu’est-ce qu’elle m’a dit, déjà ? Quelque chose de complètement fou. Tandis que je faisais un pas incertain et prudent sur l’héliport, et que je me tournais pour la supplier, à travers ma brume de fièvre et de douleur, de rester sous ma protection jusqu’à la fin… elle m’a dit de ne pas m’inquiéter. « Tout va bien pour moi, m’a-t-elle crié, les mains en porte-voix. Écris-moi des mails ! »

Mon rire me réveille, sur le lit d’hôpital. Écris-moi des mails. Ces mots, le concept même, sonnent comme une langue étrangère : de l’ourdou, du farsi, du latin.

Je repose doucement la tête sur l’oreiller, respire et tâche de m’apaiser un peu. Je n’arrive pas à croire que je l’ai laissée partir.

* * *

Le bruit insistant et l’agitation auxquels on s’attend dans un hôpital sont totalement absents en ce moment. Personne ne longe le couloir au pas de charge, aucune infirmière en blouse ne se glisse dans ma chambre pour vérifier mon hydratation, m’apporter mon dîner ou régler la hauteur de mon dossier. Une fois de temps en temps j’entends un hurlement, ou le grincement d’un brancard, venus d’une autre chambre ou de quelque recoin.

Enfin, au bout d’un moment, je parviens à poser les pieds par terre et à marcher jusqu’à mes vêtements, qui sont jetés en tas.

J’ai le bras en écharpe, emmailloté dans des bandages compliqués et bien serré contre le flanc. Je retrouve ma montre. Mes chaussures. Je passe en revue mes vêtements. Le pantalon est portable, mais ma chemise et ma veste imbibées de sang ont dû être abandonnées quelque part : tant pis, je garderai la blouse d’hôpital jusqu’à ce que je puisse passer chez moi me changer.

C’est-à-dire, après avoir vu Martha. D’abord, il me faut aller à Albin Street pour lui poser quelques questions.

Le Dr Fenton est au poste des infirmières, dans le couloir, en train d’écrire rapidement sur la première de ses planchettes à pince. Elle me voit traîner les pieds vers elle, et rebaisse aussitôt la tête.

« Bon…

— J’ai pigé, me coupe-t-elle. Vous partez. »

Dans une salle d’examen derrière elle, on entend un gémissement continu, terrifié. Dans une autre, quelqu’un est en train de dire : « Ça va aller – ça va aller – ça va aller. »

« Vous devriez rester au moins vingt-quatre heures, me dit Fenton. Vous auriez besoin de rester en observation. Et d’un traitement antibiotique.

— Ah, fais-je avec un regard par-dessus mon épaule vers ma chambre désertée. Euh, je pourrais l’avoir maintenant ?

— J’ai dit que vous auriez besoin d’un traitement antibiotique, rétorque-t-elle en prenant ses dossiers pour repartir à grands pas. Pas qu’on en avait. »

* * *

Houdini m’attend devant l’entrée principale de l’hôpital, tel un garde du corps de la mafia chargé d’assurer la sécurité d’un capo malade. Aussitôt qu’il me voit sortir, battant des paupières dans le parking, vêtu de ma blouse bleu pâle, il m’adresse un signe de tête, je jure devant Dieu que c’est ce qu’il fait, il me salue, et nous voilà partis.

2

Ma montre indique 11 h 15, et je sais que c’est 11 h 15 du matin car le soleil est haut et fort, tandis que Houdini et moi traversons lentement Concord du sud au nord. Mais j’ignore quel jour nous sommes : je n’en ai, littéralement, pas la moindre idée. J’ai été mourant à Riley pendant Dieu sait combien de temps, puis je me suis retrouvé dans un hélico, puis dans un lit au quatrième étage de l’hôpital de Concord, flottant et dérivant dans l’éther pendant des années et des années.

Je marche aussi vite que je le peux en direction de chez Martha, mon bras mort serré dans son harnachement, la sueur me coulant dans le dos et me plaquant la blouse d’hôpital contre l’échine. Regarder autour de moi, examiner la ville après un moment d’absence, me fait le même effet que jouer aux 7 erreurs. Je descends Pleasant Street, remonte par Rumford Street. De nouveaux graffitis sur les murs ; des voitures auxquelles il manquait une roue et dont le capot était ouvert sont désormais entièrement dépouillées, ou bien leur pare-brise a été arraché au pied-de-biche. Ou encore, elles sont en flammes et leur moteur vomit une fumée noire. De nouvelles maisons ont été abandonnées, la porte d’entrée restant béante. Des poteaux de téléphone, débités en rondins.

La semaine dernière, le deli Pirelli’s de Wilde Street était encore animé, on y trouvait sans avoir à se battre des aliments séchés, et figurez-vous que deux types, dans le fond, coupaient les cheveux. À présent, le rideau de fer est tiré devant les portes et les fenêtres, et Pirelli lui-même se tient sur le trottoir, l’air sombre, une ceinture de munitions en bandoulière tel un bandito. Houdini grogne en chemin, bondissant en avant de moi, ses yeux jaunes farouches réduits à deux fentes. Le soleil cogne sur le trottoir.

* * *

« Martha ? »

Je cogne à la porte de la main gauche, attends un instant, puis recommence.

« Martha, tu es là ? »

La pelouse des Cavatone était la seule qui soit tondue, mais maintenant elle commence à rattraper les autres, la belle coupe en brosse verte se fait de plus en plus hirsute. Soudain, une douleur lancinante se met à battre dans mon bras, et je fais la grimace.

Je frappe encore, m’attendant à entendre les verrous s’ouvrir un à un. Rien. Je crie.

« Martha ? ! »

De l’autre côté de la rue, un store remonte dans un claquement, un visage méfiant pointe le nez.

« Excusez-moi ? dis-je. Vous ne sauriez pas… »

Le store redescend tout aussi brutalement. Un chien aboie quelque part, plus loin, et Houdini lève soudainement sa petite tête pour chercher ce rival.

Mon poing est levé pour frapper une fois de plus lorsque la porte s’ouvre d’un coup et qu’une main forte m’agrippe le poignet ; quelqu’un, d’un geste vif, me tire à l’intérieur et repousse le battant d’un coup de pied. On me plaque contre un mur, mon bras droit proteste par des douleurs spasmodiques, et je reçois une haleine brûlante au visage. Des cheveux mi-longs, un sourire tordu.

« Cortez. Bonjour.

— Oh, merde ! fait-il, d’une voix pleine d’entrain, avec ses yeux brillants. Je vous connais, vous ! »

Cortez me lâche le poignet, se recule un peu, puis m’étreint comme si j’étais un vieil ami qu’il était allé attendre à l’aéroport.

« Le poulet ! »

Son agrafeuse est dans sa main droite, mais il la tient pointée vers le sol. Houdini, resté sur le perron, aboie comme un fou, si bien que je vais lui ouvrir.

« D’où venez-vous ? me demande Cortez. À voir ce que vous avez sur le dos, on dirait que vous sortez de l’asile.

— Où est Martha ?

— Et merde, lâche-t-il avant de se laisser tomber sur le gros fauteuil relax en cuir. J’espérais que vous alliez me le dire.

— Elle n’est pas ici ?

— Je ne mens pas, monsieur le flic. »

Cortez me regarde avec amusement fouiller la petite maison, passant méthodiquement en revue les placards du salon, ouvrant tous ceux de la chambre et regardant sous le lit, à la recherche de Martha ou d’une trace de Martha. Rien. Elle a disparu, et ses vêtements aussi : sa commode est vide, les cintres en bois pendent dénudés, de son côté de l’armoire. L’arme de poing de Brett n’est plus là non plus, le SIG Sauer qu’il a laissé pour la protection de sa femme avant de partir jouer à la croisade dans les bois. Dans la cuisine, les rayons du soleil caressent toujours la surface de la chaleureuse table en bois, et la bouilloire en cuivre est à sa place sur la cuisinière. Mais il n’y a pas trace de Martha. En ce qui concerne mon enquête, la boucle est bouclée : il s’agit d’une disparition inquiétante, mais pas celle de la même personne qu’avant.

Je regagne le salon et pointe un index furieux sur Cortez.

« Je croyais que vous deviez la protéger ? »

L’agrafeuse est posée sur ses genoux comme un chaton.

« C’est ce que je faisais. C’est ce que je fais.

— Alors ?

— Alors, j’ai foiré. Dans les grandes largeurs. »

Il regarde vers le plafond avec une expression de malheur surjouée, comme pour se demander comment Dieu a pu laisser faire une chose pareille.

« Ça va, ça va. Racontez-moi juste l’histoire. »

Je me palpe les flancs pour trouver un carnet, mais bien sûr je n’en ai pas : je n’ai même pas de poches, et ma main droite est celle avec laquelle j’écris, en principe.

Cortez ne se fait pas prier. Il se lève et se met à parler avec moult gestes.

« Samedi, je suis passé trois fois. Trois fois, je suis passé. »

Il lève trois doigts, et le rythme de son élocution évoque une parabole biblique : « Trois fois je t’ai appelé et trois fois tu m’as renié. » Trois fois Cortez le voleur est venu de Garvins Falls Road avec un vélo-remorque rempli de denrées pour Maria, trois fois il a fait une « tournée complète » pour s’assurer de la sécurité de la petite maison, vérifiant portes et fenêtres, scrutant le périmètre. Matin, midi et soir. Trois fois il s’est assuré que tout allait bien ; trois fois il a paradé avec des armes à feu visibles et de grande taille, afin que tout truand ou violeur potentiel soit informé de la présence d’un défenseur armé. Dimanche, ajoute Cortez, même chose : visite du matin, visite du midi, visite du soir.

« Et je lui ai dit : si vous avez besoin de quoi que ce soit d’autre, je vous le fournis. » Il promène son regard dans le salon. « Si vous voulez un M. Muscle avec une batte de base-ball montant la garde toute la nuit sur votre canapé, c’est possible. Si vous voulez quelqu’un devant la porte avec un lance-roquettes, on peut s’arranger. »

Je hausse un sourcil – ils ne vendaient pas de lance-roquettes chez Office Depot, à ce que je sache ? – et Cortez me sourit, tout disposé à me donner des explications, mais je lui fais signe de poursuivre. Je ne suis pas d’humeur.

« La dame ne tient pas à avoir des gardes du corps à l’intérieur de la maison, mais en dehors de ça elle est satisfaite. Contente de nous avoir. Grâce aux dispositions prises par son mari.

— D’accord. Et ?

— Bon, donc, même topo hier. Mais aujourd’hui, j’arrive ce matin, comme d’habitude, et je la trouve dehors, devant la porte, en train de secouer la tête et d’agiter les mains.

— Sur le perron ?

— Eh oui, le flic. Avec une valise.

— Une valise ?

— Oui. Une valise. Et elle me dit : non merci. Comme si je venais lui vendre des biscuits pour les œuvres de charité des Girl Scouts. Comme si j’étais un vulgaire témoin de Jéhovah, bon sang ! “Non merci !” » ajoute-t-il en prenant une voix féminine, en minaudant.

Martha, ô Martha, quels secrets cachais-tu dans ton cœur ?

« Elle avait l’air d’attendre quelqu’un, dit encore Cortez en se frottant le menton. Quelqu’un d’autre que moi.

— Attendez… Une seconde… »

Je m’efforce de capturer tous ces détails, de bien les ranger dans ma tête.

Cortez me considère avec curiosité.

« Quoi ? Vous voulez que je vous répète quelque chose ?

— Non rien. Simplement… Quel jour sommes-nous ? »

Un grand sourire.

« Mardi. Vous êtes sûr que ça va ?

— Très bien. Je ne savais pas quel jour on était, c’est tout. Allez-y, je vous en prie, continuez. »

Ce qui s’est passé ensuite, c’est que Cortez lui a dit que ce n’était pas à elle de décider, que sauf son respect il était chargé par contrat de veiller sur elle, et qu’elle n’était pas habilitée à modifier cet arrangement. Si elle ne voulait pas le voir, elle pouvait rester à l’intérieur, et lui ou sa femme déposerait les denrées à la porte et la protégerait de l’extérieur. Non merci, a-t-elle insisté, et elle lui a redemandé de la laisser tranquille, et c’est alors que quelqu’un l’a frappé à la tempe.

« L’a frappée elle, ou vous ?

— Moi. Je viens de vous dire : “C’est alors qu’on m’a frappé.”

— Avec quoi ?

— Aucune idée. Quelque chose de dur et de plat. » Cortez baisse le nez, gêné. « Un coup très fort. J’ai été assommé. » Il recule d’un pas, lève les deux mains, me regarde avec de grands yeux comme pour dire : « Je sais, ça paraît impossible, et pourtant. » « Je suis resté dans les vapes pendant je ne sais pas combien de temps, pas longtemps à mon avis, et quand je suis revenu à moi elle n’était plus là. Je suis entré, j’ai regardé partout trois fois. Mais la maison était comme vous la voyez. Elle est partie.

— Mince alors.

— Oui, fait sèchement Cortez, et à présent c’est ma voix qu’il imite, neutre et solennelle : “mince alors”.

— Alors que faites-vous encore ici, monsieur Cortez ?

— Je l’attends. Un ami à moi, M. Wells, est parti à sa recherche et moi j’attends ici : souvent, les disparus reviennent, tout simplement. Ellen, pendant ce temps, se charge d’attendre chez nous. Écoutez, je me fiche que cette fille veuille être retrouvée ou non. Nous, on va la retrouver. Je ne voudrais pas que Cavatone apprenne que j’ai perdu sa femme.

— Ce contrat-là, je crois, est désormais caduc.

— Pourquoi ? Oh… il est mort ? Tué par qui ? »

La nouvelle ne semble pas autrement attrister Cortez.

« J’y travaille. »

Il marque une pause, incline la tête.

« Pourquoi ?

— Je ne sais pas encore. Je le saurai quand j’aurai découvert l’assassin.

— Je ne vous demandais pas pourquoi il a été tué. Je voulais dire : pourquoi travaillez-vous là-dessus ? »

Je fais encore un tour de la petite maison, suivi de près par Houdini. Je vérifie les loquets des fenêtres, cherche des traces de doigts, des traces de pas, n’importe quelles traces. Quelqu’un lui a-t-il fait ça, ou se l’est-elle imposé à elle-même, d’échapper à la protection que Brett a payée pour elle ? L’aurait-on enlevée ? La valise indique qu’elle attendait quelqu’un, probablement le mystérieux N. Sauf que le mystérieux N est mort, n’est-ce pas ?

Pendant un long moment, je contemple fixement l’armoire vide de Martha Milano, puis je redescends, trouve Cortez pensif dans le fauteuil relax, sa cigarette levée comme un sceptre.

« Je vous le dis, moi : toute cette histoire, c’est mauvais signe, dit-il. Moi, perdant la trace d’une personne que je suis censée protéger ? Un putain de mauvais signe.

— Un mauvais signe pour qui ?

— Oh, merde, vous savez bien. Pour toute l’humanité. L’espèce humaine entière. »

* * *

Une fois dans la rue, je lève la tête vers le soleil. Il fait plus chaud dans la ville que la semaine dernière, et cela se sent dans l’atmosphère – un remugle d’eau d’égout non traitée s’élevant de la rivière, de poubelles jetées dans les rues, par les fenêtres. Sueur, odeurs corporelles et peur. Je devrais rentrer me changer, voir s’il n’y a pas eu de dégâts en mon absence. M’assurer que rien n’a été volé de mes réserves de nourriture et de matériel, tout ce que nous avons laissé en partant.

« Il faut vraiment qu’on passe à la maison, mon petit pote », dis-je à Houdini.

Mais nous n’en faisons rien. Nous revenons sur nos pas, longeant Albin Street, descendant Rumford Street, remontant Pleasant Street.

Les rares passants qu’il y a aujourd’hui se déplacent rapidement, sans croiser le regard de personne. Alors que nous approchons de Langley Boulevard, un homme passe en vitesse dans son coupe-vent, tête baissée, un jambon entier sous chaque bras. Puis une femme, qui court : elle pousse une poussette dans laquelle une bonbonne d’eau minérale DeerPark remplace l’enfant.

Je me rends soudain compte que je n’ai pas vu un véhicule de patrouille, un agent de police ni la moindre trace de présence policière depuis mon retour à Concord, et, allez savoir pourquoi, cette observation m’inonde l’estomac d’une frayeur bouillonnante.

Mes jambes commencent à fatiguer ; mon bras fichu me rentre dans le flanc, serré, inconfortable et inutile, comme si je trimballais un poids de cinq kilos pour je ne sais quel pari ou concours.

* * *

Je retrouve le Dr Fenton là où je l’ai laissée, avançant dans sa haute pile de courbes de température, appuyée au comptoir du poste des infirmières, les yeux rougis et las derrière ses lunettes rondes.

« Rebonjour », dis-je.

Mais un autre médecin, petit, chauve et aux yeux larmoyants, s’arrête alors avec un regard de reproche.

« Qu’est-ce que c’est que ce chien, bon Dieu ? Les chiens ne sont pas autorisés ici.

— Désolé…

— La ferme, Gordon, intervient soudain Fenton. Ce chien a plus d’hygiène que vous.

— Très malin, espèce de foutue politicarde », répond-il avant de disparaître en claquant la porte dans une salle d’examen adjacente.

Fenton se tourne vers moi.

« Qu’est-ce qui vous arrive, inspecteur Palace ? Vous vous êtes encore fait tirer dessus ? »

* * *

Nous descendons jusqu’à la cafétéria bondée du rez-de-chaussée par un escalier sans lumière. Il y a là des tables en Formica sales, quelques tabourets, un grand bac rempli de couverts dépareillés en plastique, des boîtes de sachets de thé de supermarché et une rangée de bouilloires alignées sur des réchauds de camping. Le Dr Fenton et moi emportons nos thés dans le hall d’accueil et nous installons dans les fauteuils trop rembourrés.

« Quand avez-vous cessé de travailler à la morgue ?

— Il y a deux semaines, me dit-elle. Trois, peut-être. Mais le dernier mois, nous ne faisions plus d’autopsies. Il n’y avait plus de demande. On ne faisait que préparer les corps pour les enterrements.

— Mais vous y étiez encore au moment des émeutes du 4-Juillet ?

— En effet. »

Les portes d’entrée s’ouvrent à grand fracas et un homme d’âge moyen entre en titubant, une femme dans les bras comme si elle était sa jeune épousée sauf qu’elle saigne abondamment des poignets, et lui qui s’égosille : « Espèce d’idiote, espèce d’idiote, mais quelle idiote ! » Il pousse d’un coup de pied la porte de l’escalier, s’y engouffre avec sa femme, et la porte claque derrière eux. Fenton soulève ses lunettes pour se frotter les yeux, puis me regarde d’un air interrogateur.

« J’essaie d’identifier un corps qui y a été amené cette nuit-là.

— Le 4 ? Oubliez.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Nous avons reçu trois douzaines de corps cette nuit-là, au moins. Sans doute même quarante. Ils étaient empilés comme des bûches, là-dedans.

— Ah. »

Empilés comme des bûches. Mon voisin, le gentil M. Maron, celui qui a construit le distillateur solaire, est mort ce soir-là.

« Et en plus, nous n’avons pas pu les enregistrer correctement. Pas de photos, pas de dossiers d’admission. On n’a fait que les emballer et les étiqueter, à vrai dire.

— C’est que, voyez-vous, docteur Fenton, ce cadavre en particulier n’était sans doute pas comme les autres.

— C’est vous qui n’êtes pas comme les autres, mon ami, dit-elle en goûtant son thé avec une moue de déplaisir.

— Un homme, la trentaine sans doute. Avec des dents en or. Et des tatouages humoristiques.

— Humoristiques comment ?

— Je ne sais pas. Farfelus. »

Le Dr Fenton pose sur moi un regard amusé, et je ne sais pas ce que je m’étais imaginé : un tatouage représentant un poulet en caoutchouc ? Ou Marvin le Martien ?

« Sur quelles parties du corps ? s’enquiert Fenton.

— Je ne sais pas.

— Savez-vous ce qui a provoqué la mort ?

— Ce ne sont pas tous… des décès par balle ?

— Non, Hank. » Le ton est sarcastique et sec, mais ensuite elle se tait, secoue la tête, continue plus doucement. « Non, pas tous. »

Le Dr Fenton retire ses lunettes, regarde ses mains, et, au cas où mon impression qu’elle pleure en silence serait juste, je détourne les yeux, essaie de trouver quelque chose d’intéressant à regarder dans la pénombre du hall.

« Et donc, dit-elle abruptement en reprenant son ton de voix habituel, la réponse est non.

— Non, personne ne correspondait à cette description, ou non, vous ne vous rappelez pas ?

— Première réponse. Je suis relativement certaine que nous n’avons pas vu de corps correspondant à votre signalement.

— Relativement, ça veut dire certaine à quel point ? »

Le Dr Fenton prend le temps de réfléchir. Je me demande fugacement comment les choses se passent en haut pour l’homme désespéré et sa femme qui saignait des poignets, comment ils s’en sortent entre les mains du Dr Gordon.

« Quatre-vingts pour cent, conclut le Dr Fenton.

— Est-il possible qu’une victime ait été emmenée à l’hôpital du New Hampshire ?

— Non. Il est fermé. À moins que quelqu’un n’y ait emmené un corps sans savoir que c’était fermé, et ne l’ait déposé devant l’entrée des urgences. Je crois comprendre… » Elle s’interrompt, s’éclaircit la gorge. « Je crois comprendre que quelques-uns ont été déposés ainsi.

— Ah oui », dis-je, l’esprit ailleurs.

Elle se lève. Il est temps de reprendre le travail.

« Et le bras, comment ça va ? »

Je me tâte prudemment le biceps droit de la main gauche.

« Comme ci, comme ça. Je ne sens pas encore grand-chose.

— Ça vaut mieux. »

Nous sommes en chemin vers l’escalier. Je pose soigneusement ma tasse à demi pleine par terre à côté d’une poubelle qui déborde.

« À mesure que la circulation reviendra, dans les deux semaines qui viennent, vous allez commencer à ressentir un picotement persistant, puis vous aurez besoin de rééducation pour revenir à un fonctionnement normal. Puis, début octobre, un objet interstellaire massif entrera en collision avec la Terre et vous mourrez. »

3

« Donc je suis allé là-bas vendredi dernier, peut-être deux heures après ton départ, et le terrain de jeux était complètement saccagé. Les balançoires ont été virées, il ne reste plus que les chaînes, tu vois ? La clôture, aplatie, et le… comment ça s’appelle, déjà ? La cage à écureuils, renversée. Je me suis demandé si je ne m’étais pas trompé d’adresse.

— Tu étais à la petite école de Quincy ?

— Oui. Quincy. Le terrain de jeux, derrière les bâtiments.

— C’est bien ça. »

Le diner ; les banquettes ; mon vieil ami au cigare éteint, touillant du miel dans son thé, me racontant une histoire. Un gros creux qui a la forme de deux miches, dans le vinyle, là où McGully avait coutume de s’asseoir.

« J’étais donc là comme un crétin, le sabre de samouraï à la main. Et ne me demande même pas comment je l’ai eu, au fait. J’étais là, et je me dis : “D’accord, bon, les petits protégés de Hank sont partis ailleurs, ils se sont trouvé un autre endroit où squatter.” Mais ensuite, je vois qu’il y a une affichette : Si vous êtes les parents de… Tu vois ? Un papier comme ça. Apparemment, ils se sont fait ramasser. »

Je souffle. C’est une bonne nouvelle. C’est la meilleure issue possible pour Alyssa et Micah Rose. Un bus de charité passant pour les emmener sous un toit, avec de quoi manger, des jeux organisés et des cercles de prière trois fois par jour. Ruth-Ann est perchée sur un tabouret au comptoir. Son pichet d’eau chaude et ses crayons sont rangés derrière elle, son petit carnet de commandes dépasse de la poche de son tablier. Culverson est en maillot de corps, blanc cassé, jauni et taché aux aisselles, parce qu’il m’a prêté sa chemise, qui fait des plis sur mon ventre et bâille autour de mon cou.

« C’étaient des cathos ? » dis-je.

Il fait non de la tête.

« L’Église de la science chrétienne.

— Ah. »

Je tambourine des doigts de ma bonne main sur la table. Maintenant que je sais que les enfants sont à l’abri, qu’ils n’ont pas souffert de mon absence ces derniers jours, je suis prêt à passer à la suite, à exposer mon affaire. Je me suis dépêché de venir ici pour être sûr d’attraper Culverson vers l’heure du déjeuner, afin de pouvoir lui soumettre ce cas de disparition qui tourne au meurtre, voir ce qu’il en pense.

« Je me suis donc rendu à l’adresse donnée par l’affichette. Angle de Warren et Green Streets. Comme je n’avais pas de signalement physique, j’ai donné leurs noms.

— Comment vont-ils ? Ils sont contents ?

— C’est ça, le problème, me dit Culverson. Ils ne sont pas là-bas. »

Mes doigts s’immobilisent d’un coup.

« Quoi ? Comment ça, pas là-bas ?

— Eh non. Mais il y en a plein d’autres. J’en ai trouvé un qui s’appelait Blackwell.

— Blackstone. Andy Blackstone.

— Voilà, c’est ça. Marrant, ce gamin. Mais Andy dit que les tiens… » Culverson feuillette ses notes ; il possède un bloc sténo comme ceux que nous utilisions pour rédiger nos notes de cas ; je parie qu’il en a piqué une boîte dans le placard aux fournitures de la PJ avant que nous ne soyons virés du bâtiment. « … Il dit qu’ils sont venus, mais qu’ils sont partis avant l’appel.

— Ah.

— Et je n’ai pas pu aller plus loin.

— Ah. »

Je contemple fixement le lino crasseux. Je n’arrive pas à croire que je les ai laissés partir. Ils étaient sous ma responsabilité, ces gosses, une responsabilité que je m’étais imposée moi-même mais une responsabilité quand même, et je les ai traités négligemment, comme des objets… un simple dossier, qui pouvait être refilé à un collègue. J’ai préféré suivre l’affaire du mari disparu de Martha Milano, et chacun de nos choix en détermine d’autres ; chacun des pas que nous faisons laisse derrière nous mille univers potentiels morts.

« Palace ? me dit Culverson. À toi. Parle-moi de ton enquête. »

J’acquiesce. Relève la tête, respire un bon coup. C’est pour ça que nous sommes ici. Que j’ai fait tout ce chemin. Je lui résume donc l’affaire, en parlant vite et en soulignant les points importants : Julia Stone à l’UNH, Brett Cavatone à Fort Riley. Le coup de feu, la feuille orange tombée d’une tenue camouflage, la page de journal intime. L’inspecteur Culverson m’arrête après le mystérieux N.

« Attends. Ralentis un peu. » Il se racle la gorge, semble pensif. « Donc, une femme vient te demander de l’aide. Son mari s’est fait la malle, elle veut le retrouver.

— C’est ça.

— Tu retrouves le mari, et juste après, il se fait buter.

— Voilà. Par quelqu’un qui sait tirer.

— Un militaire ?

— Peut-être. Je ne sais pas. Quelqu’un qui sait tirer.

— D’accord.

— Et ensuite, tu rentres chez toi. Comment tu rentres chez toi ?

— Par hélicoptère… c’est une tout autre… » Je secoue la tête. « Laisse tomber, ne t’occupe pas de ça. Passons. Je rentre, je passe chez Martha ce matin, et elle n’est plus là.

— Une idée de l’endroit où elle pourrait être ?

— Non. Si. J’ai une théorie. »

Culverson arrondit les sourcils, joue avec son cigare.

« D’accord. Accouche.

— Martha trompe Brett avec quelqu’un qu’elle appelle N.

— Bon.

— N meurt le 4 juillet – ou du moins, c’est ce qu’elle croit. Elle en parle dans son journal, mais Brett trouve ledit journal. Brett décide que son mariage est mort, et qu’il est libre de partir.

— Accomplir sa mission. »

Je corrige Culverson.

« Sa croisade.

— C’est ça, sa croisade.

— Donc, il part. Martha est perdue, bouleversée ; elle me demande d’aller chercher Brett. Mais pendant que je le cherche, l’amant se révèle être encore vivant, tout compte fait. Ils font leurs retrouvailles, assomment Cortez avec une pelle, et quittent la ville ensemble.

— Sur le dos d’un dragon, ajoute Culverson.

— Tu me taquines.

— Absolument. »

Culverson sourit plus largement et termine son thé. Dans le silence, j’imagine Alyssa et Micah. Où peuvent-ils bien être passés ? Et où est Martha ? Et où est ma sœur ?

C’est trop silencieux ici, un silence stressant : pas de radio allumée dans la cuisine comme avant, pas de cuistot Maurice chantant sur l’album Planet Waves. Pas de cliquetis de couverts ni de conversations murmurées aux autres tables, pas de bourdonnement de ventilateurs. Je prends soudain conscience que cette institution est à son crépuscule, pas seulement le Somerset mais toute cette configuration : le jeune Palace exposant son enquête au sage Culverson ; Culverson le poussant dans ses retranchements, trouvant des failles. C’est intenable. C’est comme à l’hôpital, tout le monde fait stoïquement de son mieux pour un projet condamné d’avance.

« Ce qui me tracasse, c’est cette page de journal intime, me dit-il. Tu es certain que ce n’était pas du bidon ?

— Oui. » Une pause. Je le regarde fixement. « Non. Je n’en sais rien.

— Je parle de l’écriture. Tu es certain que c’était celle de la fille ?

— Non. Si. Oh, bon sang. »

Je ferme les yeux et je revois le texte en lettres capitales sur la page parfumée à la cannelle : Il est mort. N est mort il est vraiment mort. J’essaie alors de juxtaposer cette image mentale à celle de la citation de sainte Catherine, scotchée par Martha à côté du miroir de la salle de bains : Si tu es ce que tu dois être… Mais je n’ai pas de certitude, je ne saurais dire, et je n’ai plus cette page rose. Elle est quelque part dans le fortin, elle se noie dans la boue de Fort Riley ou vole comme un oiseau au-dessus de la mer.

« Je n’y ai pas pensé, dis-je, consterné d’avoir négligé quelque chose de si évident.

— Ce n’est pas grave », me répond Culverson en levant deux doigts pour faire signe à Ruth-Ann de lui rapporter de l’eau chaude.

Si, c’est grave. Tout est grave. Je tripote les bocaux de condiments pour la plupart vides : ketchup, moutarde, sel. Un vase en plastique est lui aussi vide, des bouts de tiges flottent dans un demi-centimètre d’eau au fond. Il fait chaud et sombre, ici, aucun rai de lumière ne filtre à travers les stores poussiéreux. C’était si simple. Si évident. L’écriture.

« Je suppose, continue Culverson, que je perdrais mon temps si je te disais qu’il n’y a plus lieu d’enquêter sur quoi que ce soit. Ce n’est pas comme si tu pouvais trouver ce tueur, le faire enfermer et décrocher une promotion. Le bureau du procureur est fermé, rideau baissé. Il y a des ratons laveurs qui vivent dedans, maintenant, en vrai !

— Ouais… oui, je sais tout ça.

— Et si ta baby-sitter s’est fait enlever, que veux-tu y faire ? Aller la sauver avec ce mignon petit flingue que McConnell t’a donné ? »

Je me gratte la tête.

« Non. À vrai dire, je l’ai perdu. »

Culverson me regarde une seconde, puis éclate de rire, et moi aussi, j’éclate de rire, et nous restons là à pouffer pendant plusieurs secondes, tandis que Houdini, assis sous la table, me questionne du regard. Ruth-Ann vient nous servir de l’eau chaude – c’est à peu près tout ce qui lui reste, de l’eau chaude, et cela a quelque chose de drôle, ça aussi, vraiment. Et je crève réellement de rire, là, tapant sur la table, faisant danser et glisser les bouteilles de condiments.

« Vous êtes cintrés, tous les deux, vous le savez, au moins ? », commente Ruth-Ann.

Nous baissons la tête, puis la relevons vers elle. La chemise de Culverson, trop grande, me tombe sur les épaules comme une chemise de nuit. Des touffes de poils grisonnants dépassent du col en V de son maillot de corps. Nous repartons dans un nouveau fou rire, amusés par notre ridicule, puis Cuverson se rappelle qu’il voulait me parler du pauvre sergent Tonnerre, le M. Météo, qui attend devant chez lui depuis 6 heures ce matin. Apparemment, il attend le convoi qui est censé l’emmener jusqu’au Monde de demain.

« Je sais déjà que ce pauvre couillon va sonner chez moi ce soir, me dit-il, pour me demander une tasse de tout ce que j’ai. »

Et nous nous écroulons de plus belle, hilares, et Ruth-Ann secoue la tête, repartie derrière son comptoir, replongée dans le numéro du Monitor que tout le monde relit depuis un mois.

« Bon, j’y vais », finis-je par dire à Culverson en essuyant du dos de la main mes dernières larmes de rire.

« Où ça ? Chez toi ?

— Pas tout de suite. J’ai une idée que je voudrais suivre vite fait, sur l’affaire Martha.

— J’aurais dû m’en douter. »

Je souris.

« Je te tiens au courant. »

Houdini se lève en même temps que moi, lance un regard aigu dans les coins de la salle, se tient tout raide et droit, la tête inclinée de côté.

« Oh, attends ! me rappelle Culverson. Une seconde. Rassieds-toi. Tu ne veux pas le voir ?

— Quoi ?

— Le sabre de samouraï, mon ami. »

Je me rassieds. Le chien aussi.

« Tu m’avais dit de ne pas te poser de questions !

— Oui, bah, tu sais, on dit des choses… »

Il le sort de sous la table, lentement, centimètre par centimètre : un vrai sabre, incurvé, luisant dans la lumière pâle du restaurant.

Mince alors.

« Je sais.

— Je t’avais demandé un jouet.

— Je n’ai pas trouvé de sabre jouet. » Il tire sur son maillot imbibé de sueur pour l’éloigner de son torse. « Écoute, Stretch. Va résoudre ton enquête. Moi, je trouverai les gosses. »

J’essaie, en vain, de dissimuler la joie que m’apporte cette annonce. Je me mords la lèvre, prends la voix sèche et sarcastique que j’ai apprise de lui, au fil des années.

« Je croyais que ça n’avait plus aucun intérêt d’enquêter. »

Il se lève en ramassant le sabre.

« Ouais… je sais, j’ai dit ça. »

4

« Nooon… Vous vous foutez de moi. »

Jordan, l’affreux copain de Nico, me dévisage à la porte de la friperie.

Il porte aujourd’hui un short en jean, ses Ray-Ban, pas de chemise, pas de chaussures. Ses cheveux sont sales et complètement emmêlés. Une blonde est dans les vapes, dans un sac de couchage par terre derrière lui, profondément endormie, la joue pressée contre son bras mince et nu qui dépasse du sac.

Je tâche de voir derrière lui l’intérieur de la boutique, les bacs remplis de bazar, des gros sacs-poubelle noirs débordants de chaussettes et de bonnets de laine.

« Jordan. Qu’est-ce que vous faites là ?

— Ce que je fais là, moi ? s’étonne-t-il en plaquant une main sur son torse nu. Esta es mi casa, señor. Mais vous, qu’est-ce que vous faites là ? » Il me regarde, contemple la chemise trop grande de Culverson. « Vous cherchez des fringues ?

— Nico m’a dit que vous partiez tous pour le Midwest. » Je n’arrive pas à dire « en mission de reconnaissance », c’est trop ridicule. « Pour la prochaine phase de votre plan. »

Nous sommes toujours sur le seuil, j’ai l’avenue Wilson désolée dans le dos. Jordan lève un pied pour se gratter l’autre mollet avec.

« Ce genre de plans, ça change tout le temps. J’ai été réaffecté. On est l’équipe qui garde le fort, là. »

La fille émet un miaulement ensommeillé, s’étire, se retourne. Jordan suit mon regard et a un sourire carnassier.

« Il vous fallait autre chose ?

— Oui, dis-je. Tout à fait. »

Je passe devant lui, entre dans la boutique, et Jordan a un petit claquement de langue réprobateur.

« Hé, ho, c’est une violation de domicile, ça, mon vieux. Ne m’obligez pas à appeler les flics. »

Je connais ce ton de voix, c’est un grand favori de Nico, désinvolte et content de soi ; c’était son ton à l’UNH quand elle m’a dit ce qu’il y avait dans le sac de sport : des armes, du sirop d’érable, des crânes humains.

Jordan se baisse pour pécher un tee-shirt jaune défraîchi dans un des tas qui traînent par terre et l’enfiler. La pièce sent le moisi, ou même le pourri. J’observe les mannequins de vitrine, certains habillés et d’autres nus, certains levant la main pour saluer, d’autres fixant du regard les coins poussiéreux de la pièce. Deux ont été disposés de manière à se serrer la main, comme si l’un accueillait le second à un conseil d’administration.

« Jordan. Est-ce possible…

— Ouiii ? »

Il allonge cette syllabe, minaudant, tel un majordome obséquieux. Le tee-shirt qu’il s’est choisi est orné d’un Super Mario, moustachu, hydrocéphale, faussement héroïque. Si mes souvenirs sont erronés, ou si je ne fais qu’imaginer ce que Nico m’a dit à bord de l’hélico, je vais vraiment passer pour un débile, j’en ai bien conscience. D’un autre côté, cet homme, ironie suprême, me trouve déjà ridicule : mon apparence, mon attitude, mon existence, tout.

« Est-il possible que vous ayez une connexion Internet ici ?

— Oh, bien sûr, me répond-il sans hésiter, tout fier, avec un grand sourire. Pourquoi ? Vous voulez consulter vos mails ? »

Dans ma poitrine, une explosion de joie : les possibilités s’allument et éclatent comme des feux d’artifice.

« Non. J’aurais besoin de faire une recherche. »

* * *

Nous contournons la belle endormie sur la pointe des pieds pour rejoindre une porte marquée bureau du manager. Là, Jordan me demande de regarder par terre pendant qu’il compose un code pour débloquer la serrure et nous faire entrer. Et en effet, dans ce minuscule espace de bureau étouffant, coincé entre une armoire de rangement à trois tiroirs et un minifrigo débranché privé de porte, miracle : un bureau en verre et contreplaqué, et, dessus, un gros ordinateur Dell moche comme tout, dont la tour penche de manière alarmante. Jordan, voyant mon expression sceptique, pousse un braiment de rire tout en se laissant tomber sur la chaise pivotante à roulettes.

« Homme de peu de foi ! fait-il en se penchant en avant pour presser le bouton d’allumage. Vous croyez vraiment que le département de la Sécurité intérieure est hors connexion, en ce moment ? Et le président, à votre avis ?

— Je dois dire que je n’y ai jamais trop réfléchi.

— Eh bien, il serait peut-être temps, dit-il en pivotant pour m’envoyer un clin d’œil. Sipper, ça vous dit quelque chose ?

— Non.

— Non ? » Il épelle le mot, un acronyme en fait : S-I-P-R. « Jamais entendu parler de ça ?

— Non.

— Et Nipper ?

— Non. »

Il remue la tête, ricane.

« Eh ben. La vache ! Vous avez entendu parler de Google, quand même ? Ça commence par un G. »

Je ne relève pas. Je préfère scruter l’écran avec l’espoir, tout en ayant l’impression de me trouver au milieu de quelque canular élaboré. Car c’est vrai, dans ce long moment d’incertitude, où j’attends de voir si l’écran noir va s’animer, j’ai soudain la sensation que tout est peut-être une vaste blague, que cette dernière année de l’histoire de l’humanité n’est qu’une farce qu’on me fait, à moi, ce bon vieux Palace tellement crédule, et que tout le monde va surgir du placard, ici, dans le bureau du manager de la friperie Next Time Around en criant « Surprise ! », que les lumières vont s’allumer et que le monde va redevenir comme avant.

« Allez, Scott, putain », marmonne Jordan pour lui-même, m’arrachant à ma rêverie.

Il regarde l’écran encore vide, tout en jouant de la batterie sur ses cuisses.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Un branleur à Toledo qui n’est jamais opé quand il est censé l’être.

— Je ne vois absolument pas de quoi vous parlez.

— C’est à cause de votre cervelle limitée de policier. »

Une fois de plus, j’évite de mordre à l’hameçon ; une fois de plus, je demeure impassible, attendant simplement d’obtenir ce qu’il me faut.

« L’Internet, poursuit-il, ce n’est pas un gros machin suspendu dans le ciel. C’est plutôt une série de réseaux, et les gens n’y ont plus accès parce que les appareils qui les faisaient marcher consomment énormément de courant. Alors nous, on en a construit d’autres. J’ai dégoté cet ordi merdique, trois lignes fixes, un modem 12,8 et de quoi faire le plein d’électricité, et avec ça je peux me connecter à des mecs que je connais à Pittsburgh installés pareil, qui eux-mêmes peuvent se connecter à Toledo, et ainsi de suite. C’est comme un réseau mesh hyper old-school, quoi. Vous savez ce que c’est qu’un réseau mesh ? Attendez que je devine. »

Il souffle une bulle de chewing-gum, la fait éclater avec un ongle sale. C’est exaspérant : on dirait un sale gosse de sept ans que quelqu’un aurait bombardé à la tête d’une vaste conspiration internationale.

« Évidemment, tous les sites sont des miroirs, si bien qu’il y a pas mal de trucs manquants, corrompus ou autre. Mais ça reste impressionnant, non ?

— Je serais beaucoup plus impressionné si nous n’étions plus face à un écran noir. »

Au moment même où je dis cela, l’écran en question s’allume et affiche les rectangles du logo Windows 98 qui vacille de manière fantomatique, évoquant quelque gravure rupestre sur le mur d’une caverne.

« Ooh ! fait Jordan en se penchant en avant. Là, vous venez d’avoir l’air d’un con, hein ? »

J’écoute la fameuse séquence sonore qui caractérise un modem téléphonique : bip-bip, cliquetis, crachotement, sifflement. Des profondeurs des nerfs de mon bras blessé remonte une sensation de picotement. De la main gauche, je serre mon biceps droit dans son écharpe et le masse à deux doigts. Jordan clique sur le menu de démarrage et fait apparaître une page vide, où seul le curseur clignote. Il fait craquer ses doigts avec ostentation, tel un maestro, tandis que mes pensées surchauffées s’envolent. Soudain, je suis replongé au cœur de mon enquête, essayant de déterminer quelle information m’est la plus indispensable, ce qui vaut le coup ou non d’être tenté. Jordan, cependant, ne fait pas mine de me céder la chaise.

« Vous me dites ce que vous cherchez, et je vous le trouve.

— Non. Absolument hors de question.

— D’accord, alors on passe à l’option B : vous allez vous faire foutre. » Il me sourit largement. « Avec cette installation, vous ne pouvez pas juste taper un mot clé. Je dois écrire des lignes de code pour chaque recherche.

— Bon, bon, d’accord.

— Et juste pour info, en général, plus ce que vous cherchez est banal, moins vous avez de chances de le trouver sur notre serveur. Mais bien sûr, on a chacun sa définition de « banal », pas vrai ? »

Derrière nous, on entend un mouvement, et Jordan s’écrie : « Abigail ? T’es réveillée ?

— Oui, répond la fille. Avec le boucan que tu fais, merci bien.

— On peut commencer ? »

Jordan me dit de dégainer, alors je dégaine.

« J’ai besoin d’infos sur quelque chose qui s’appelle le NCIC.

— National Crime Information Center, dit Jordan, qui tape déjà.

— Comment vous savez ça ?

— Je sais tout, vous n’aviez pas encore pigé ? » Ses doigts dansent encore sur le clavier. « Dites, vous auriez pas besoin d’accéder au Pentagone, des fois ?

— Non.

— Bah, tant pis. »

Je lui donne les détails : Rocky Milano. Blanc, sexe masculin, cinquante-cinq à soixante ans. Pas de pseudonyme connu.

Jordan tape. Nous attendons. C’est lent, des torrents de texte passent sur l’écran, l’écran vacille d’une page grise à la suivante. Toutes les icônes familières, destinées à adoucir l’interaction humain-machine, sont absentes : le sablier, la petite roue qui tourne. Enfin, Jordan scrute l’écran, hausse les épaules, et se retourne.

« Bah non.

— Bah non, quoi ? Ça ne marche pas ?

— Ça marche. Je suis dedans. Mais il n’y a pas de listing.

— Est-il possible que vous n’ayez pas tout le truc ?

— Quoi, pas toute la base de données ?

— Oui. Que ceci soit un… comment avez-vous appelé ça ?

— Un site miroir. Un miroir incomplet des archives originales.

— Voilà. Est-ce une possibilité ?

— Ah bien sûr. C’est très possible. Probable, même. »

Je fais la grimace. Évidemment. Rien n’est acquis. Rien n’est certain. Je dis à Jordan de sortir de la base de données du FBI et de lancer une simple recherche web sur le nom de Rocky, ce qui nous fait perdre un bon quart d’heure à faire défiler des centaines de résultats – sur le vrai Rocky et sur des dizaines d’autres Rocky Milano.

« Dites, me fait Jordan au bout d’un moment. Vous cherchez quoi, en fait, au juste ? »

Je ne réponds pas. C’est vrai, qu’est-ce que je cherche, au juste ? Le casier judiciaire que je cherchais lorsque j’avais dix ans, quand « tout le monde savait » que le père de Martha était un escroc – qu’il avait braqué une boutique de spiritueux, tué un homme à mains nues. Je cherche quelque chose, n’importe quoi, qui puisse confirmer mon hypothèse floue comme quoi Rocky Milano avait le caractère tordu et/ou le talent pour le tir à longue distance nécessaires pour abattre son gendre de sang-froid afin de l’empêcher de dénoncer ses violations de la loi SSPI et l’envoyer en cellule pour le restant du compte à rebours.

« Bon, chéri, me fait Jordan en faisant pivoter sa chaise. Votre temps est écoulé.

— Encore cinq secondes, d’accord ? »

Il lève les yeux au ciel, commence à compter : « Un… »

Je fais les cent pas derrière lui dans la petite pièce, tâchant de rassembler mes pensées et d’avancer, de surmonter ma déception et mon irritation. Il n’y a plus moyen d’apprendre quoi que ce soit, voilà l’impression que j’ai. Cela a commencé tôt, l’époque de terrible ambiguïté qui devait débuter quand Maïa s’abattrait dans le golfe de Boni, un événement qui aurait des conséquences terribles sans que personne sache précisément lesquelles. Cette ère de terreurs incertaines produit des métastases et croît à rebours, détruisant non seulement le futur mais aussi le présent, empoisonnant tout : les relations amoureuses, les enquêtes, la société, ce qui fait que personne ne peut plus connaître personne ni rien faire du tout.

« Hou, hou ? Frère de Nico ? m’apostrophe Jordan. J’ai des trucs à faire, moi. Des trucs importants.

— Une minute. Attendez.

— Peux pas.

— Nils Ryan. Un trooper.

— Épelez-moi Nils.

— Non, attendez… Canliss. Vous pouvez chercher le nom Canliss ? »

Jordan pousse un soupir exagéré, puis se retourne lentement vers son clavier en me faisant bien savoir, une dernière fois, qui dirige les opérations. Je lui épelle le nom et me penche par-dessus son épaule pendant qu’il pianote sur les touches. Il va d’abord voir dans la base du NCIC, sans succès, ce qui ne me surprend pas, puis exécute une simple recherche. Je me penche encore en avant, incliné presque à l’horizontale au-dessus de son bureau et regardant les mots apparaître, les lignes de texte se dérouler sur l’écran, en vert sur fond noir.

« Là, fait Jordan en reculant brusquement sur ses roulettes, cognant la chaise contre mes jambes. Ça vous aide, ça ? »

Je ne réponds pas. Je suis loin, très loin quelque part, je cours dans une contrée sauvage, je suis debout sous l’orage, les deux mains levées, les doigts tendus pour attraper des flocons d’idées comme on attrape des flocons de neige. J’ai d’abord cru que Brett avait trompé Martha, puis que c’était Martha qui avait été infidèle, mais je me trompais depuis le début. Le vice était ailleurs.

Je connais le nom de Canliss à cause de Canliss & fils, un commerçant sous contrat avec la police de Concord. Quand j’étais encore un bleu, arrivé depuis à peine trois mois, le sergent Belroy a eu la grippe et je suis resté coincé pendant trois gardes de suite à faire de la paperasserie pour la compta, si bien que le nom m’est resté en tête. Canliss & fils était une affaire locale, une entreprise de Nouvelle-Angleterre qui vendait à la police du matériel spécialisé : lunettes de vision nocturne, matraques électriques, bipieds. Tenues de camouflage.

Canliss & fils, de Nouvelle-Angleterre. Je savais que je connaissais ce nom.

« Allô ? Frère de Nico ? m’apostrophe Jordan en agitant les mains comme un sémaphore. On a fini, là ?

— Oui. On a fini, et je m’en vais.

— Wow, dit-il en se penchant pour éteindre l’écran. On dirait bien que vous faites une allergie.

— À quoi ?

— Au mot “merci”.

— Merci, Jordan, merci beaucoup. »

Et je suis sincère, vraiment.

Il a éteint l’écran, mais pas le disque dur, me dis-je en passant, ce qui signifie que ma recherche est toujours là, et mon historique de recherche, un fait qui ne me rend pas fou d’enthousiasme, je dois dire. Mais je n’ai plus de temps à perdre. Il faut que je parte, et tout de suite.

Donc, évidemment, Jordan bondit de sa chaise et s’interpose entre la porte et moi. Il s’appuie au chambranle ; c’est sa position par défaut, de bloquer les portes le cœur léger, la malfaisance et l’agressivité jouant derrière son sourire d’enfant. Quant à moi, j’ai désormais en tête une image claire et distincte de Martha Cavatone, qui se trouve peut-être au sous-sol chez Jeremy Canliss, ou dans le coffre d’une voiture ou sous un plancher, et il faut que je la retrouve, tout de suite.

« Jordan, je suis pressé.

— Oui, je sais, me dit-il, les pouces dans les passants de son jean. Vous l’avez déjà dit. Mais je voulais juste vous demander : vous nous croyez, maintenant ?

— Croire quoi ?

— Ben vous voyez, c’est Nico, votre sœur : elle avait très peur que vous ne la croyiez pas. Sur tout. Notre groupe, nos projets, notre avenir. »

Il s’exprime avec une lenteur tranquille, et il le fait exprès, absorbant mon impatience soudaine et désespérée et me la retournant engluée dans son rythme de mélasse.

« Vous ne comprenez sans doute pas tout ce que vous représentez pour elle », insiste-t-il.

Je calcule mes chances de succès si je le pousse simplement pour partir en courant. Il est petit mais compact, tonique, et bien que je le domine de la tête et des épaules je suis aussi épuisé, j’ai été debout toute la journée après une nuit à l’hôpital, et j’ai un bras qui ne peut plus me servir.

« Pour être tout à fait franc avec vous, j’avais oublié tout ça.

— Bah, fait-il avec un haussement d’épaules. Je vous le rappelle. »

Je change de tactique, adopte une élocution rapide de flic, en gardant la voix égale, ouverte et honnête.

« Jordan, écoutez-moi. Il y a une femme dont je pense qu’elle a été enlevée, et il faut que je lui vienne en aide tout de suite.

— Sérieux ? lâche-t-il, les yeux écarquillés. C’est vrai ? Mon dieu, il faut y aller ! Vous allez vous arrêter dans une cabine téléphonique en chemin, frère de Nico ? Pour mettre votre cape ?

— Jordan. Poussez-vous. »

Je pense que je pourrais peut-être avoir le dessus dans une bagarre avec lui, en fait. Et tant pis si je n’ai qu’un bras.

« Calmos, mec. » Il souffle une bulle, la fait éclater avec son doigt. « Tout ce que je vous demande, c’est si vous nous croyez maintenant.

— Si je crois que parce que vous avez un hélico et un accès à Internet, vous avez la capacité de dévier un astéroïde ? Non, je ne crois pas à ça.

— Ah bah vous voyez, c’est ça, votre problème. Le manque d’imagination. »

Cette fois je m’avance brusquement pour le pousser de l’épaule, mais il fait simplement un pas de côté et je me retrouve à sortir du bureau du manager en titubant, tombant presque. Je me redresse et m’approche vivement de la sortie, poursuivi par le rire de Jordan, puis j’ouvre la porte : Houdini m’attend sagement sur le trottoir.

« C’est aussi le problème de Nico, vous savez », dit-il.

Je m’arrête, la main sur la porte, et fais demi-tour. Un commentaire anodin, ce n’est rien, en vérité, mais il y a quelque chose dans la manière dont il l’a dit – ou est-ce sa manière de parler en général ?… Je me tourne vers lui.

« Comment ça, c’est aussi le problème de Nico ? Qu’est-ce qui est son problème ?

— Rien. »

Et il m’envoie son sourire vicieux, ravi : un pêcheur au gros remontant une belle proie.

L’amie de Jordan, Abigail, sort de la salle de bains, en jupe à fleurs et débardeur, les cheveux attachés en queue-de-cheval.

« Jordan, tu sais qu’il n’y a plus d’eau ?

— Oui, je sais. Et je pense qu’on ne devrait pas sortir ce soir. »

Il lui parle à elle, mais n’a pas cessé de me regarder dans les yeux, et dans les siens il n’y a plus trace de ses clowneries, soudain, il n’est plus que menace. Une sale menace.

« Tout ce que je faisais remarquer, monsieur Palace, c’est que votre sœur aussi manque d’imagination. Vous n’avez jamais senti ça ? »

En deux longues enjambées, j’ai traversé la pièce en le regardant intensément dans les yeux, et je lui agrippe le bras de ma main valide. Abigail lance une exclamation, mais Jordan ne cille pas, ses yeux sont grands ouverts et amusés.

« Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Rien, fait-il, et son sourire de clown est de retour. Je disais ça pour parler. »

Je resserre mes doigts sur son bras. La première fois que j’ai entendu parler de la mystérieuse organisation de Nico, c’est quand elle m’a expliqué que son mari, Derek – qui croyait être dans le secret, croyait tout comprendre –, avait été sacrifié, sans le savoir, à un but supérieur dont il ne se doutait même pas.

« Où va l’hélico, Jordan ? »

À ce moment-là, il y a une explosion énorme. À l’oreille, je dirais qu’elle était proche – forte, comme une basse puissante, ou comme les pas lourds d’un dinosaure.

« Oh, oh, fait Jordan. On dirait qu’une des assoces de résidents sort ses flingues.

— South Pill Hill, intervient Abigail.

— Tu crois ? »

Elle acquiesce et le regarde comme pour dire : évidemment, enfin !

« Ça va être une sacrée nuit, dit Jordan. Comme celle du 4. »

Je reste là, à assister à leurs échanges.

« Pire, renchérit la fille avec le même regard agacé. Bien pire.

— Quoi ? » fais-je avec hargne, bien que je sache exactement de quoi ils parlent : c’est ce que disait McGully, exactement ce qu’il disait, avec son regard noir, à la porte du Somerset. Attendez un peu qu’il n’y ait plus d’eau. « Que savez-vous ?

— Je sais tout, mon pote, tu te rappelles ?

— Ça va être un genre de guerre, dit simplement Abigail, qui parle doucement depuis la porte. Une association de résidents a entreposé des bonbonnes d’eau minérale dans le gymnase du YMCA. Des milliers de bonbonnes. Un autre groupe en a une tonne au sous-sol du centre scientifique. Tout le monde connaît les rumeurs, chacun a un plan pour protéger son butin et aller piller ceux des autres.

— Ou pour tenter le réservoir, ajoute Jordan en retirant mes doigts de son bras, un par un. »

Abigail approuve de la tête.

« Bah, oui, le réservoir, ça va sans dire.

— Ce sera comme une partie de balle aux prisonniers, mais avec des flingues, dit Jordan, de nouveau approuvé par Abigail. Des tonnes de flingues. »

Comme pour souligner son propos, une seconde explosion résonne, et c’est difficile de dire si elle est plus proche ou plus lointaine que la première, mais en tout cas elle fait plus de bruit. Une pause, puis le son glaçant, multiple, de beaucoup de gens hurlant en même temps, et ensuite le crépitement de machine à écrire, bien reconnaissable, d’une arme automatique.

J’écoute tout cela, la respiration lourde, la tête inclinée de côté. C’est la présence massive de la police qui a maintenu la paix jusque-là, tout le monde le sait, les véhicules de patrouille, un flic à chaque coin de rue, c’est ce qui a empêché la lassitude et l’anxiété de la population de déborder et d’exploser comme une vapeur souterraine. Je n’ai pas vu un seul flic aujourd’hui. Pas une voiture.

« Dites, Henry ? Vous feriez bien d’y aller. La nuit va être agitée. »

5

C’est le dernier atout qui me reste, l’unique équipement d’application de la loi que je porte encore sur moi : ma parfaite connaissance des rues de Concord. Je les arpentais à vélo quand j’étais petit, en voiture une fois adulte, et à présent je les parcours d’un pas rapide et sans hésitation, retournant de Wilson Avenue vers Main Street.

Ma maison se situe du côté ouest, au-delà de Clinton Street, mais je me dirige à l’opposé. Il le faut, point final. Il faut que je le fasse, c’est tout.

Jordan avait raison : la nuit va être agitée. J’entends des coups de feu venant d’une douzaine de directions différentes et je vois de la fumée monter d’une dizaine d’incendies lointains. Je passe devant une troupe de gens en colère, ils sont au moins douze et descendent la rue tous ensemble, en formation serrée et quasi militaire, tirant derrière eux une flopée de chariots de supermarché attachés ensemble avec des cordes et des laisses à chien. Une famille de cinq personnes file à pied au milieu de la rue, le papa portant deux petits dans ses bras, la maman un autre, tous deux lançant des regards inquiets derrière eux.

L’inspecteur McGully fulmine dans mon souvenir, rouge, le doigt pointé : Attends un peu qu’il n’y ait plus d’eau, tu verras.

Houdini part devant en éclaireur, avec son pelage moucheté sur les flancs et son rictus de prédateur, les babines retroussées pour montrer ses canines jaunes. Je me penche en avant et presse le pas pour ne pas me laisser distancer tandis que nous passons devant l’immeuble West Wing, puis le bâtiment de la législature, puis le McDonald’s où j’ai naguère trouvé le cadavre d’un suicidé nommé Peter Zell, pendu dans les toilettes.

Dans Phenix Street, où le cinéma est toujours debout, la marquise annonçant encore le dernier épisode de Pâles lueurs au loin, diffusé il y a deux mois, un type coiffé d’une casquette de base-ball à l’envers passe en skate-board, les bras serrés sur ce qui ressemble à un bidon de cinq litres d’eau de source, et visiblement pressé. Une jeune femme en chaussures plates noires et tablier de ménagère apparaît à la porte du cinéma avec un fusil, tire, l’atteint au flanc : il tombe de sa planche et roule dans la rue.

Je continue d’avancer, de plus en plus vite. Je chasse tout cela de mes pensées – la famille en fuite, la femme au fusil, les insinuations poisseuses de Jordan, Nico dans son hélicoptère, Alyssa et Micah Rose au terrain de jeux de Quincy Street… tout, tout, tout, je garde la tête baissée et l’esprit concentré sur l’affaire parce que je n’en peux plus de me demander pourquoi je fais cela, pourquoi cela m’importe. C’est tout ce que j’ai, c’est ce que je sais faire.

Je quitte la route 1 en prenant à gauche avant d’atteindre l’usine Hood, puis brusquement à droite dans le petit enchevêtrement de rues niché derrière la prison.

C’est le crépuscule, à présent. Le soleil rosit sur l’horizon, prêt pour le plongeon.

Je me suis éloigné de ma famille, plus ou moins, c’est ce que m’a dit Jeremy Canliss – éloigné, mais pas avant d’avoir récupéré chez Canliss & fils un équipement de tireur embusqué, et pas avant d’avoir appris à s’en servir. Passé du temps au stand de tir, un vrai cette fois, appris à mettre dans le mille à trois cents mètres de distance. L’arme du crime était peut-être même un fusil de précision de l’ancien arsenal de papa. À moins qu’il ne l’ait ramassé en chemin, un coup de chance inattendu, le sort souriant à ses plans. Cela après m’avoir suivi à l’UNH, après avoir franchi par ses propres moyens le barrage des gardes à l’attention fluctuante – soudain, voici l’armurerie miniature de Julia Stone, et Jeremy se sert, prend une arme exactement là où Brett s’est procuré la sienne.

Parce que ce qui s’est passé est clair, à présent : Jeremy voulait que Brett s’en aille, puis il m’a suivi pour s’assurer qu’il ne revienne pas.

Je cours, maintenant. J’y suis presque.

Sans le vouloir, Canliss m’a dit où il habitait. À la table de ma cuisine, quand il m’a raconté son histoire, en transpirant et en bafouillant, il m’a dit que Brett et lui s’asseyaient parfois sur les marches de son perron pour regarder les truands entrer et sortir de la maison d’arrêt, Brett lui disant : « Tu serais là-bas, sans la grâce de Dieu. » Il n’y a qu’une courte rue qui passe directement derrière la maison d’arrêt pour hommes de l’État du New Hampshire, c’est Delaney Street, et quand je l’atteins ma montre indique 20 h 45 – mardi, je crois, bizarrement nous sommes toujours mardi, et la nuit est tombée aussi sur cette petite rue tordue.

En temps normal, il me faudrait une heure pour taper à toutes les portes d’une rue de dix-neuf maisons. Sauf que neuf de ces dix-neuf maisons de Delaney Street sont abandonnées, leurs portes enfoncées, les vitres brisées ou couvertes de papier. Sur l’une des maisons, le n° 6, côté nord, la toiture s’est rétractée comme de la peau qui pèle, révélant les poutres tordues du grenier. Sur les dix habitations qui restent, deux ont des torches allumées aux fenêtres, et je décide de commencer par une de celles-là, le n° 7. Je traverse en toute hâte le jardin envahi de mauvaises herbes et plongé dans le noir.

La prison se trouve juste derrière et elle est en feu : de véritables murailles de flammes s’élèvent de l’ancienne aile ouest.

Je lève le poing gauche et tambourine à la porte, en criant : « Martha ! » Un couple de personnes âgées vient me répondre, en tremblant, les mains en l’air, la femme en chemise de nuit et l’homme en pantoufles et bas de pyjama, tous deux me suppliant de les laisser tranquilles. Je souffle, recule d’un pas.

« Pardon de vous déranger, dis-je, et je descends une marche, puis me retourne avant qu’ils aient refermé la porte. Je suis policier. Avez-vous de quoi vous nourrir ? »

Ils font oui de la tête.

« Combien ?

— Beaucoup, me répond la femme.

— Suffisamment, ajoute l’homme.

— D’accord. »

Le souffle d’une détonation au sud-ouest, dans la zone de Little Pond Road et du réservoir, nous secoue jusqu’aux os.

« Monsieur, madame, faites-moi plaisir : n’ouvrez plus quand on vient frapper chez vous. »

Ils acquiescent, les yeux agrandis par la peur.

« Vous voulez dire ce soir ?

— N’ouvrez plus, c’est tout. »

Le vent se lève, la brise d’été se muant en bourrasques inquiètes, qui balaient des feuilles mortes dans la rue, entrechoquent les poubelles et soufflent sur les flammes qui bondissent du toit de la prison.

Houdini descend les marches devant moi et nous gagnons l’autre maison éclairée par une torche, le n° 9 de la rue Delaney. Dans le jardin, Houdini aboie après le sol, et quelque créature nocturne bondit pour lui échapper, en faisant remuer une rangée de buissons. Même maintenant qu’il fait nuit, la chaleur ne connaît pas de trêve. Mon bras transpire dans son écharpe. Ici, le perron de bois est branlant, couvert de vieux déchets. La porte n’est pas peinte, et une grande serviette éponge aux couleurs des New England Patriots est étendue en travers des fenêtres de devant pour préserver l’intimité des occupants. C’est cohérent, ça me semble parfait : exactement le genre de maison où un quasi-employé touche-à-tout de vingt et quelques années pioncerait avec une brochette de potes et de connaissances. Je monte les marches, deux à deux, le cœur battant plus vite pour Martha.

Cortez a été frappé à la tête ce matin, m’a-t-il dit, trois heures avant mon arrivée. Arrivée qui a eu lieu vers 11 h 30. Ce qui veut dire que Martha a été enlevée il y a une douzaine d’heures. Je tambourine à la porte en criant : « Jeremy ! », l’histoire entière est vivante et claire dans ma tête.

Jeremy aimait Martha. Martha aimait son mari.

Mais le jeune Jeremy, ce petit malin, avait lu un secret dans le cœur du mari, et il savait que ce que voulait Brett, c’était partir. Il savait, grâce à leurs longues conversations échangées en faisant les courses ou en restant tard le soir à la pizzeria, que Brett tirait sur sa laisse. Un homme étrange et exigeant qui voulait employer ses derniers mois à faire du bien dans le monde – persuadé, en réalité, que c’était Dieu qui l’y poussait. Mais il était coincé par une bonté d’un autre ordre, entravé par les liens du mariage.

D’où le plan de Jeremy, la fausse page de journal intime, la duperie, comme une scène tirée de Shakespeare ou d’un opéra : exiler l’homme par la ruse, prendre la femme par la force.

Je secoue la poignée.

« Jeremy ? »

De nouveaux coups de feu font trembler l’air tel un tonnerre lointain, et j’entends des hurlements indistincts, puis, par quelque hasard dû au vent, des bribes d’une conversation désespérée : « Non, viens… non… — Tais-toi, la ferme, tu vas te taire, oui ? » Une autre crise, dans un autre coin de la ville.

Personne ne vient m’ouvrir. Le vent souffle dans mes cheveux, me hérisse la nuque. Il est temps d’entrer.

« Pas bouger, dis-je au chien. Monte la garde. » Il me regarde, la tête inclinée, montrant les dents. « Si quelqu’un s’approche des marches, tu aboies. Si n’importe qui vient, à part moi, attaque ! Compris ? »

Houdini s’installe sur son petit derrière, en haut des marches, silencieux et sérieux. Pour ma part, j’envoie un grand coup de mon pied droit dans la porte. Le bois mince se fendille ; la douleur explose dans tout mon corps. L’onde de choc me remonte de manière fulgurante dans tout le côté droit et les tissus recousus de mon bras protestent avec stridence. Je hurle, me plie en deux et hurle encore, gardant la tête baissée jusqu’à ce que la douleur ait achevé sa route, de la jambe au bras puis de nouveau vers le sol. Houdini reste près de moi, les yeux emplis de compassion et de questions, mais toujours en position, fidèle à mes instructions.

« Bon chien, lui dis-je en me concentrant pour respirer. C’est bien, le chien. »

Une fois de nouveau capable de bouger, j’entre et je me retrouve dans un salon sombre et encombré, garni d’une torche unique qui brûle dans un vase. Une valise est appuyée contre le mur du fond, entrouverte, et quelques tee-shirts en dépassent, semblables à un nœud de serpents. Un réfrigérateur débranché gît sur le flanc telle une baleine échouée ; quelqu’un a écrit dessus, à la bombe : H. S.

« Martha ? Martha ? »

Je crie son nom en avançant prudemment pas à pas, sans flingue, la main levée devant moi.

Sur ma droite, une arche donne sur une cuisine, à ma gauche s’ouvre un long couloir. Je me dirige vers le couloir et trébuche sur quelque chose : une paire de baskets, dont les languettes sorties ont quelque chose d’obscène, sans lacets. Je parie que naguère encore cette maison était jonchée de cartons de pizza, de canettes de bière ; que, il y a peu de temps, la télé était allumée en permanence, il y avait toujours quelqu’un sur le canapé en train de se défoncer, des gens entraient et sortaient mollement de la salle de bains et s’habillaient pour aller dealer un peu. Il fait noir, à présent ; tous ces jeunes gens sont partis errer de par le monde. Je les imagine, l’un rentré chez ses parents, un autre embarqué dans un de ces mariages provoqués par l’astéroïde, un autre encore à La Nouvelle-Orléans, en fuite.

Et l’un d’eux est toujours ici. Un ravisseur, peut-être un assassin.

Je l’entends, Jeremy Canliss, juste au moment où le faisceau de ma lampe le cueille, sur un palier en haut des escaliers, gémissant.

« Salut, bredouille-t-il d’une voix pâteuse. Je suis là. »

Jeremy est effondré le dos contre la rampe, au-dessus de moi sur le palier, silhouette d’homme contre les ténèbres, tel un fantôme intercepté à mi-chemin des cieux. Son catogan est défait, et ses cheveux sont gras et mous, encadrant le petit visage effrayé. Ses yeux chagrinés tressaillent, ses joues sont rouges, comme s’il n’était qu’un gamin amoureux, un gamin qui a le béguin pour Martha Milano.

Un fusil à canon long et lunette de visée, celui dont il s’est servi pour tuer Brett Cavatone, repose à côté de lui par terre, canon face au mur, crosse gauchement coincée sous sa fesse gauche.

« C’est l’inspecteur Palace, Jeremy. Ne bouge pas de là. »

Je dis cela bien fort, projetant ma voix vers le palier. Cette seule action, élever la voix, me fait du bien, me replonge dans le registre puissant du flic dur à cuire.

« ’Tain, on dirait un monstre, vous savez, comme dans les films de monstre, me dit-il, la voix tendue mais colorée d’un léger amusement. Genre, L’Homme qui laissait jamais tomber.

— Je vais te demander de te lever, et de mettre les mains en l’air. »

Il rit et se contente de marmonner : « Cool, man », mais reste où il est, la tête roulant un peu sur son cou. On dirait le dernier invité qui s’attarde à une fiesta d’étudiants, abandonné par ses frères pour cuver sur le palier, voire dégringoler dans l’escalier.

Je n’ai aucune autorité. Pas d’arme non plus. Je monte d’une marche, en direction du tueur.

« Où est Martha, Jeremy ?

— Sais pas.

— Où est-elle ?

— J’aimerais bien le savoir. »

Je fais encore un pas.

« Qui est N ?

— Nobody, me chuchote-t-il en riant. N comme Nobody. Personne, quoi. Marrant, non ? »

Je ne ris pas. Je fais encore un pas vers lui. Il ne bouge toujours pas.

« Pourquoi vous avez fait ça ?, me demande-t-il abruptement, comme un enfant.

— Pourquoi j’ai fait quoi, Jeremy ?

— Aller le chercher. Je vous avais dit de ne pas le faire. Je vous l’avais dit. » Il me dévisage avec une perplexité authentique, perdu et triste. « Je voulais juste avoir ma chance, vous savez ? Je voulais juste avoir ma chance avec elle. J’avais juste besoin qu’elle soit seule, pour pouvoir lui parler, pour lui faire comprendre. »

Tout cela, je le sais déjà. Après qu’il a réalisé un faux, arraché une page au journal rose bonbon de Martha parfumé à la cannelle et rédigé le passage incriminant, il l’a « découvert » et l’a passé à Brett.

Ah là là, mon vieux, je sais pas comment te dire ça… il était ouvert, comme ça… chez toi… désolé… vraiment, désolé pour toi…

N’importe quel époux aurait été sceptique, aurait interrogé sa femme, demandé à voir le reste, exigé une explication, espéré un malentendu. N’importe qui, sauf Brett : le mari qui voulait partir, qui voulait que son mariage capote, que le contrat soit rendu caduc, afin de pouvoir s’en aller accomplir l’œuvre de Dieu dans les bois.

« Il ne l’aimait même pas, dit Jeremy en secouant la tête, les yeux levés vers le plafond. Vous savez ? Il ne l’aimait même pas. Moi, je l’aime.

— Où est-elle ? »

Il ne me répond toujours pas.

Encore un pas, et je suis à présent à mi-hauteur de l’escalier, presque assez près pour pouvoir me jeter sur ce maudit fusil. Je visualise les gestes : un dernier bond vers le haut, pousser le suspect à gauche avec la force de mon élan, saisir le fusil sous son corps de la main droite. Je n’ai pas de main droite.

« Où est-elle, Jeremy ?

— Je vous l’ai dit, j’en sais rien.

— C’est faux. »

Je tâche de garder une voix égale, d’être calme, d’être paisible, de lui faire comprendre qu’il peut se fier à moi, mais intérieurement je bous de colère face à ce gamin crétin et à son amour idiot, inutile, violent. Il y a un an et demi, tout cela n’aurait été qu’une amourette post-adolescente, un fantasme sur la femme d’un copain. Mais dans l’ombre de Maïa, cet amour a éclos comme de la belladone, est devenu une obsession folle, un complot meurtrier.

Il se passe la langue sur les lèvres, lève une main et se frotte le visage. Je commence à avoir l’impression très nette que cet homme est complètement défoncé, perché comme un satellite, qu’il dérive quelque part hors de portée des ondes radio.

Je crie alors : « Martha ? », fort et clair, sans provoquer de réaction – ni chez Jeremy, ni en provenance d’un recoin de la maison, d’un placard ou de sous le plancher.

« Martha, c’est Henry. Si tu m’entends, crie !

— Ta gueule », me lance soudain Jeremy, la voix embrumée de colère. Il bouge sur le palier et attrape la crosse du fusil. Cette petite barbe clairsemée, ce petit visage triste. « Elle est pas là, je te dis. J’aimerais bien, mais non. »

Il prononce ces derniers mots doucement, à mi-voix : J’aimerais bien, mais non, et là j’ai très froid, comme si mes entrailles étaient une grotte sous-marine soudain envahie par une mer glacée.

« Est-ce qu’elle est morte ? Tu l’as tuée, Jeremy ?

— Non. Je voulais juste lui parler.

— Tu es allé la chercher. Ce matin.

— Oui. »

Il hoche la tête, la bouche mollement ouverte.

« Que s’est-il passé, Jeremy ?

— Rien. Elle était partie. » Il me regarde, impuissant, perdu. « Il y avait un type, je l’ai vu…

— Cortez. Tu l’as attaqué. Devant chez elle.

— Non… non, il était à l’intérieur. Martha n’était plus là. J’ai pas compris. Je suis parti. »

Je secoue la tête, parle doucement, pour l’amadouer.

« Ce n’est pas vrai, Jeremy. Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Je viens de vous le dire, elle était pas là ! » Il tressaille, pousse un petit cri et se lève rapidement, de manière improbable, il saute sur ses pieds. « Je vous l’ai dit. Je l’aime. »

Il titube vers moi, fusil à l’horizontale, et je recule sur les marches, levant ma main valide devant mon visage comme si je pouvais arrêter une balle, tel Superman, l’attraper en l’air et la lui renvoyer. Il y a un an et demi, j’aurais été encore inspecteur, interrogeant des suspects… sauf que non, même pas. J’étais encore agent de patrouille, je faisais ma tournée sur Loudon Road pour arrêter les petits voleurs à la sortie des magasins et les malotrus qui jettent leurs papiers gras par terre.

« Jeremy…

— Ça suffit.

— Non, je t’en prie… »

Et il brandit l’arme en descendant les marches, de telle manière que le canon vise le mur, puis le sol, puis moi, en pleine face.

Mon cœur palpite et fait un plongeon. Je ne veux pas mourir… non… même maintenant, je veux continuer à vivre.

« Attends, Jérémie. Je t’en prie. »

Il y a une détonation au pied des marches, un claquement aussi sonore qu’un feu d’artifice, les yeux de Jeremy s’agrandissent et je fais volte-face pour voir ce qu’il voit. Le vent a ouvert la porte fendillée, l’a poussée pour révéler Houdini sur le perron, qui regarde dans la maison, impassible, silencieux et cruel, ses yeux jaunes implacables et les dents dénudées, les flancs tachés et mouchetés de cendre et de boue. Le chien est éclairé en contre-jour par la fournaise de la prison. Jeremy pousse un cri strident lorsque l’animal lève les yeux sur nous, jauni, féroce et bizarre, et j’en profite pour franchir d’un bond les trois marches qui restent et appuyer l’avant-bras gauche contre la gorge du garçon de manière à le plaquer au mur.

« Où est-elle ? »

Il a du mal à respirer. Et regarde toujours le chien avec de grands yeux, par-dessus mon épaule.

« Je vous jure… je vous jure, j’en sais rien. »

Je le domine de ma hauteur, ce gamin. Je suis penché sur sa gorge, que je presse avec l’objet contondant qu’est mon bras, et cela le tue et je m’en fiche.

« Faux ! Tu as vu venir Cortez et tu l’as assommé avec une pelle. »

Il suffoque, articule avec difficulté.

« Je sais pas qui c’est, lui. Je ferais jamais de mal à Martha. »

Il lutte, pantelant, pour reprendre son souffle.

Je regarde ses yeux terrifiés et tâche de réfléchir. Elle m’a fait signe de partir, a dit Cortez, racontant qu’elle l’avait traité comme un témoin de Jéhovah. Pourquoi a-t-elle fait ça, dire à son protecteur de s’en aller ? Et elle avait une valise, m’a-t-il dit, elle attendait quelqu’un. Pas Jeremy, sûrement pas… mais qui, alors ? Je repense au timing de tout cela – quel jour Brett a été tué, quand Jeremy est revenu de l’abattre et à quelle heure ce matin Martha a envoyé paître Cortez… Le monde tourne follement, les jours et les événements se déversent en cascade comme des billes dans un sac.

« Je vais mourir », s’étrangle Jeremy.

Je me ressaisis et le lâche.

« Mais non.

— Vous ne comprenez pas. Je suis déjà mort. »

Je le vois maintenant, dans ses yeux, la nausée qui monte, les pupilles resserrées. Bon sang.

Je m’accroupis, le tire par le bras avec mon propre bras gauche.

« Viens. Allons à la salle de bains. »

Il me chasse d’un geste, se laisse retomber contre la rampe d’escalier. Je le fais rouler jusqu’en bas, le traîne jusqu’à la salle de bains en regardant l’hématome noir prendre forme en travers de sa pomme d’Adam, là où je l’ai agressé. Je ne sais pas quand il a pris les cachets, je ne sais pas depuis combien de temps il était assis là avant mon arrivée. Si je peux l’amener jusqu’au siège des toilettes, je pourrai le pencher dessus, faire remonter ces cachets. Purger son système de ce qu’il a absorbé. Je peux y arriver. Son corps ne peut pas avoir métabolisé grand-chose, pas encore, c’est trop tôt…

« Jeremy ? »

Laborieusement, je l’installe à genoux devant le siège et il chancelle d’avant en arrière. Je tape dans mes mains sous son nez. Sa tête penche sur son cou et son torse glisse vers l’avant.

« Jeremy ! »

J’ouvre en grand les robinets pour lui passer de l’eau froide sur le visage, mais bien sûr rien n’en sort. La chair de son corps devient étrangement chaude, on dirait qu’il va se mettre à fondre comme une bougie, passer de l’état solide à l’état liquide et me couler entre les doigts.

J’essaie encore une fois.

« Où est Martha, Jeremy ?

— Vous la trouverez, me dit-il, presque gentiment, sur un ton encourageant, comme un coach. Je parie que vous sauriez retrouver n’importe qui. »

Et, dans les cas d’overdose, on le voit vraiment : on voit la lumière s’éteindre dans les yeux des gens.

* * *

Houdini et moi retournons la maison de fond en comble. Nous cherchons partout, sous les lits et les matelas, dans le placard en bois minable, envahi par les cafards et les blattes, et dans les coins de la cave couverts de toiles d’araignée.

Mon bras est en train d’enfler et irradie de chaleur et de douleur. La sueur me coule sur le front et dans les yeux. Nous cherchons et cherchons encore.

Mais la maison n’est pas bien grande, et je ne suis pas à la recherche d’un trousseau de clés ou d’une paire de lunettes égarée. C’est un être humain que je cherche. Mon amie terrifiée, ligotée et tremblante, ou son corps, coquille vide au regard fixe. Cependant, nous poursuivons la fouille. Il n’y a pas de grenier ; les chambres de l’étage sont mansardées, mais je monte sur une chaise et défonce le plâtre du plafond pour éliminer la possibilité d’un étroit espace dans les combles où Martha aurait pu être fourrée, bâillonnée au gros Scotch et essayant de se débattre. Les placards, la cuisine, les placards une fois de plus, j’arrache tout et enfonce les lambris à grands coups de pied, au cas où je découvrirais un double fond, une pièce dérobée.

Houdini jappe et flaire le sol. Je dégote un arrache-clou dans une boîte à outils, dans le débarras, et me sers de sa griffe pour arracher le plancher du salon, planche par planche, malgré les protestations de mon dos endolori. Je méprise les coups de poignard de douleur et les vagues de nausée, soulève les planches une à une comme si j’épluchais un fruit résistant, mais sous le plancher il n’y a que de l’isolant, des tuyaux et une vue sur le vide sanitaire. Que j’inspecte une fois de plus, mais il n’y est pas, elle n’est pas là, elle n’est nulle part.

Je continue de chercher. Le fracas des armes et les hurlements dehors, les fenêtres illuminées par l’incendie de l’autre côté de la rue… Longtemps après que même le plus diligent des enquêteurs aurait admis que Martha Milano n’était pas dans cette maison, je cherche encore. Je cherche, cherche et crie son nom, à en perdre la voix.

* * *

Le corps de Jeremy, je le laisse dans la baignoire. Il n’y a aucune autre solution viable. Je sais que l’entreprise de pompes funèbres de Willard Street abrite désormais une poignée de prophètes du justement dernier, tout comme je sais que la morgue du sous-sol de l’hôpital de Concord est abandonnée, le Dr Fenton étant à présent dans les étages, assurant furieusement le triage parmi les vivants qui sont encore là.

Je n’ai nulle part où déclarer ce décès ni déposer ce cadavre, car tout à coup les rues sont en feu et nous sommes en terre sauvage. J’étends le jeune homme un peu mieux dans sa baignoire à pattes de lion, lui ferme les paupières en les pressant avec mes doigts, et je m’en vais.

6

Ma maison n’est plus là.

Lorsque, enfin, le chien et moi regagnons mon adresse dans Clinton Street, nous ne trouvons qu’un squelette de maison, rien que les poutres porteuses, en équilibre précaire dans la nuit d’été parmi les ombres des érables argentés. Le métal, le placage et les briques ont été pillés, puis on y a mis le feu ; à moins qu’elle n’ait brûlé d’abord, puis été visitée et dépouillée par les pillards. Des tas de cendres légères, lugubres, et quelques vagues morceaux de meubles éparpillés au hasard. Mes réserves de nourriture, mes bocaux de beurre de cacahuète, mon masque à gaz et mes bidons d’eau, tout cela était sous le plancher, sous le canapé, au fond du salon. Il n’y a plus de réserves. Plus de plancher. Plus de canapé. Plus de salon.

Houdini et moi errons lentement dans les décombres comme si nous marchions sur la Lune. Les fondations en ciment sont toujours en place et me permettent de deviner l’ancien emplacement des pièces : le salon, la salle de bains, la cuisine. Des monceaux de Placo désintégré à la place des murs. Houdini plonge le nez dans les décombres et revient avec un pied de table, serré entre ses crocs comme un gros os. Je découvre mon exemplaire du Farley et Leonard, L’Enquête criminelle, carbonisé, reconnaissable aux motifs de la couverture. Des touches de piano évoquant des dents. Un saupoudrage de vieux Polaroid : mes parents faisant les idiots à un réveillon de Nouvel An, mon père portant un chapeau pointu surmonté d’une branche de gui, les lèvres de ma mère lui effleurant la joue.

J’ai bien conscience, d’une manière abstraite, que cela est une catastrophe. Le compte à rebours a commencé, et toutes les dispositions désordonnées – le marché noir et les restaurants d’ersatz, le troc et les associations de résidents –, tous les vestiges d’institutions s’effondrent dans le passé. À partir de maintenant, c’est chacun pour soi, et me voilà sans toit, sans arme, sans aucune possession d’aucune sorte ; il me manque un bras ; j’ai sur le dos une chemise d’emprunt et un pantalon de costard déchiré.

Mais ce que j’éprouve, c’est : rien. Un engourdissement, et du froid. Je suis une maison dont toutes les pièces ont été réduites en cendres.

J’ai dit à Martha que je ferais de mon mieux pour retrouver son mari et le ramener à la maison. Je lui ai dit en être capable. Je le lui ai promis.

L’homme qu’elle aimait est mort. Et maintenant, elle aussi est morte, ou en train de mourir quelque part, seule, et l’unique autre personne qui sache où elle se trouve est également morte, désormais. Le monde s’écroule, périt, disparaît sous mes yeux.

Je l’ai fait, pourtant, impossible de le nier : je me suis assis à sa table de cuisine, je lui ai souri après toutes ces années, j’ai regardé droit dans ses yeux inquiets et je lui ai fait une promesse.

Houdini tourne autour de moi, la truffe au sol, ramassant puis relâchant des débris de plâtre avec ses crocs pointus.

Une lumière vive et belle éclaire le ciel du côté centre-ville, comme un bulbe radieux, un cœur battant. Je la contemple jusqu’au moment où je comprends que c’est le dôme du Capitole du New Hampshire, et qu’il est en flammes.

Les détails pratiques de ma situation sont difficiles à appréhender. Je vais avoir besoin d’aide, mais celle de qui ? Du Dr Fenton ? De Culverson ?

Je me laisse tomber assis en tailleur sur la terre et Houdini prend place à côté de moi, droit et attentif, haletant. Je ramasse une photo dans la boue : Nico et moi nous tenant par la taille, le jour de sa remise de diplôme d’études secondaires. J’arbore une expression adulte, sérieuse, j’ai l’air content de moi, tranquillement fier d’avoir veillé à ce que ma sœur arrive jusqu’à ce jour-là. Nico, pour sa part, sourit d’une oreille à l’autre, parce qu’elle est défoncée à la marijuana.

J’aurais pu rester dans cet hélicoptère. Je pourrais être dans l’Idaho ou l’Illinois en ce moment, en mission de reconnaissance. Pour sauver le monde.

Penser à Nico m’anéantit soudain, et je ne peux pas faire semblant d’être cynique avec ça, même avec moi-même, ça ne prend pas – l’idée que je sois ici, et elle là-bas. Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai fait ? J’aurais dû rester dans cet hélico. Je n’aurais jamais dû la quitter. Je m’allonge dans le cratère plein de trous qui a pris la place de ma maison et je réfléchis à ce que j’ai fait : traiter ma sœur d’idiote parce qu’elle poursuivait une chance sur un million de survivre, alors que c’est moi qui ai accepté à cent pour cent celle de mourir.

Un crissement de pneus et un claquement de portière, des bruits anciens et familiers. Je m’assois d’un coup, tourne vivement la tête, et Houdini se lève pour aboyer. Arrêtée en travers de mon jardin, il y a une Chevrolet Impala, le véhicule de patrouille standard de la police de Concord, et un miroitement de lune danse sur le capot.

Des pas, qui se rapprochent. Je me mets péniblement debout. Houdini aboie plus fort.

« Allez, Henry, allons-y. »

Trish McConnell. Je la regarde bouche bée, et elle me sourit comme une enfant qui a fait une bêtise.

« Mais qu’est-ce que tu fais là ? »

L’officier McConnell, curieusement, ressemble davantage à un flic quand elle est en civil : petite et dure à cuire, en jean et tee-shirt noir.

« Je viens te sauver la vie, grand échalas. Qu’est-ce que tu as au bras ?

— Ah, ça… » Je remue le membre épais. Ça fait mal. « Rien de grave. Qu’est-ce qui se passe ?

— Je te raconterai en route. Monte. »

Je regarde Trish, puis tourne les yeux vers le centre-ville, vers les incendies et la sauvagerie. La cité entière sent la fumée.

« Tu n’es pas censée être en patrouille ?

— Il n’y a personne en patrouille. Les ordres sont de ne pas bouger, de laisser ce merdier s’épuiser de lui-même. Ne pas gaspiller les ressources du département. Le reste de la force est à School Street, en train de boire des bières et de regarder des magazines cochons.

— Alors, pourquoi tu n’es pas là-bas ?

— Je n’aime pas les magazines cochons. » Elle rit. McConnell est en pleine forme, cela au moins est clair, c’est sa partie, elle est prête à lancer les dés. « Je suis en congé sans solde, officier Palace, et je ne compte pas revenir. J’ai emprunté la Chevy au département de la Justice et je pars avec, tout de suite, très vite, et toi tu viens avec moi.

— Pourquoi moi ? »

Elle a un sourire cryptique.

« Allez viens, andouille. »

Le moteur du véhicule tourne et ronronne : ce sont les fumées d’une essence parfaitement authentique, normale et sans plomb, propriété du département de la Justice, qui sortent de son pot d’échappement. C’est une bien belle chose, une Chevrolet Impala, vraiment, ses lignes sont nettes, efficaces : un pur véhicule de police. Houdini est déjà là-bas, en train d’observer ses vitres fumées. J’essaie de réfléchir rapidement et intelligemment, de tout traiter dans ma tête. Le Capitole flambe férocement au loin, chandelle romaine se consumant au cœur de notre petit horizon urbain.

« Allez, Palace, dit McConnell, debout à côté de la portière côté conducteur. Le pire du chaos se passe là-haut, au réservoir, mais nous, on part dans la direction opposée. » Elle cogne sur le capot. « Prêt pour l’aventure ?

— Oui… Laisse-moi juste… » Je regarde autour de moi. Je n’ai pas de valise. Pas un vêtement à empaqueter. On m’a pris ma maison. Je resserre la chemise de Culverson sur mon corps et m’approche de la voiture. « D’accord. Allons-y. »

Le siège passager est surchargé de valises, de cartons de nourriture et de bouteilles de Gatorade. Je me glisse donc sur la banquette arrière à côté des enfants de McConnell, et Houdini prend place entre nous.

« Bonjour ! » dis-je à Kelly et Robbie, tandis que McConnell enfonce l’accélérateur et file en faisant crisser les pneus dans Clinton Street.

Robbie suce son pouce, un vieil ours en peluche bleu et râpé calé sous le menton. Kelly paraît solennelle et effrayée.

« C’est quoi, comme chien ? me demande-t-elle.

— Un bichon frisé. Il est plus dur qu’il n’en a l’air.

— Ah bon ? fait la fillette. Moi je trouve qu’il a l’air plutôt dur, en fait. »

* * *

McConnell entraîne la Chevy dans Clinton Street, nous éloignant du centre-ville, se rapprochant de l’autoroute, et, pendant que Houdini consent à laisser Robbie le chatouiller dans le cou, je me penche vers la grille de séparation pour demander à McConnell où nous allons.

« À la maison.

— Quelle maison ? »

Elle rit.

« Je te l’ai déjà dit, Palace. Moi et quelques autres, les vieux de la vieille – Michelson, Capshaw, Rodriguez –, on a organisé tout ça il y a des mois.

— Ah, oui, c’est vrai.

— C’est dans l’ouest du Massachusetts, une petite ville appelée Furman, près de la frontière de l’État de New York. La maison est complètement installée. Plein d’eau, plein à manger. De l’huile pour cuisiner. Les précautions nécessaires. » Elle lève la voix, jette un coup d’œil dans le rétroviseur. « Et il y a même des enfants là-bas, d’autres enfants. L’agent Roberts a des jumeaux.

— Mais ils sont cons, commente Kelly, et sa mère la réprimande sur son langage puis appuie sur le champignon, monte à 130 à l’heure, droite et assurée, fonçant sur les petites routes pour sortir de la ville.

— Je croyais que c’était une plaisanterie, tout ça. La grande baraque à la campagne, tout le truc.

— Je ne plaisante jamais. »

McConnell sourit, rusée, mystérieuse, fière, dans l’Impala qui file sur l’autoroute 1, la Merrimack dessinant un ruban marron à notre gauche. Mince alors, me dis-je, nom d’un petit bonhomme, tout en m’adossant à la banquette. L’ouest de l’État. Kelly réclame une bouteille d’eau pour que Houdini puisse boire, et McConnell en fait passer deux par la fente entre la grille et les sièges, non sans une petite grimace d’anxiété : rien n’est plus précieux qu’une bouteille d’eau. Je la remercie pour le chien, et McConnell me répond : « Pas de quoi. Bois-en une toi aussi, espèce d’épouvantail. »

Je l’aime bien, McConnell. Je l’ai toujours bien aimée.

La lune luit derrière les vitres arrière fumées de l’Impala et nous avançons toujours à fond de train sur des routes non entretenues, franchissons le pont autoroutier pour prendre la bretelle de la route 89 sud, tandis que la ville flambe autour de nous. Robbie s’endort. Nous passons en trombe à côté d’une file de gens, longue d’un pâté de maisons et demi : des gens qui trimballent des sacs à dos, des sacs de sport, et qui tirent des valises à roulettes, une association de résidents sans doute, partant ensemble en exil vers un endroit préparé à l’avance, quittant la ville mais pour aller Dieu sait où.

En dépit de tout, je me détends et laisse mon épuisement prendre le dessus, je laisse mes paupières battre et se fermer, Houdini en sécurité sur les genoux de Kelly à côté de moi, et je commence à ressentir cette sorte de magie rêveuse qui accompagne les voyages en voiture tard dans la nuit.

Mes pensées cherchent un mot, je l’ai dans la tête quelque part. J’ai dit : McConnell, qu’est-ce que tu fais là ? Et elle m’a répondu : Je te sauve la vie, grand échalas.

Quel est ce mot que je cherche ?

J’étais couché par terre à l’emplacement de ma maison, et l’Impala est arrivée et qu’est-ce qu’elle m’a proposé ? Dis-lui qu’il faut qu’il rentre à la maison, m’a supplié Martha, pressée, implorante. Dis-lui que son salut en dépend.

Mes yeux se rouvrent d’un seul coup.

Kelly et Houdini ronflent doucement ; nous sommes déjà loin dans les faubourgs de la ville, nous arrivons à ses limites et à la route de l’ouest.

Le salut.

Tous ces gens qui bravent les océans terribles, se font tirer dessus ou sortir de l’eau dans des filets, qui se jettent sur des rivages inconnus, à la recherche de quoi ? La même chose que ce que ma sœur poursuit dans tout le pays à bord d’un hélicoptère.

Le salut. Et pas pour les lendemains qui chantent, pas dans les hauteurs majestueuses du paradis. Le salut ici-bas.

Je n’ai pas de carnet. Pas de crayon. Je serre les paupières, m’efforce de reconstituer la chronologie, de tout organiser, de voir si ça se tient.

Le sergent Tonnerre a reçu cette brochure débile et a cédé ses biens matériels la semaine dernière, mais l’évacuation était prévue pour aujourd’hui : Culverson l’a vu ce matin, devant sa porte, en train d’attendre, malheureux et solitaire. C’était aujourd’hui.

« McConnell ?

— Oui, mon pote ? »

Cortez l’a vue attendre devant chez elle à, disons, 8 h 30. Elle attendait quelqu’un. Jeremy est arrivé à 9 ou 10 heures, prêt à tout et surexcité, pour lui faire sa grande déclaration d’amour, mais Martha n’était plus là. Depuis longtemps.

« McConnell, il faut juste que je passe en vitesse quelque part.

— Quoi ?

— Ou… Ça ne fait rien, tu peux me déposer.

— Palace.

— Et je te retrouverai plus tard. Laisse-moi l’adresse. Il faut que j’aille à la pizzeria.

— Une pizzeria ?

— Elle s’appelle Rocky’s. À côté du centre commercial Steeplegate. »

L’officier McConnell ne ralentit pas.

Je me penche en avant pour plaider ma cause à travers le grillage, comme un criminel, désespéré, comme un pécheur se confiant à son confesseur.

« Juste un petit arrêt, Trish. Je t’en supplie. Juste un arrêt. »

7

McConnell grommelle et passe en mode full code, gyrophares allumés, sirènes hurlantes, avant de lancer l’Impala dans un demi-tour en dérapage puis de nous emmener sur les chapeaux de roue vers le Rocky’s Rock n’Bowl, à côté du centre commercial. Elle donne un coup de volant et passe sur le trottoir pour contourner un attroupement dense à l’intersection de Loudon Road et Herndon Street. La moitié de ces gens sont équipés de grosses lampes torches, la plupart ont aussi une arme au poing, et ils tournent autour d’un regroupement de chariots de supermarché. Un homme en veste de cuir et casque de moto, juché sur un réverbère, leur crie des instructions ou des mises en garde. Je le regarde bien quand nous passons… lorsque j’étais enfant, c’était notre dentiste.

Alors que nous nous arrêtons brusquement devant le Rocky’s, je distingue deux incendies à deux angles distincts du centre commercial Steeplegate.

« Fais vite, lâche McConnell, l’air fâché. Tout le pâté de maisons sera en feu d’ici cinq minutes.

— Je sais. »

Kelly se réveille, elle regarde autour d’elle quand je saute de la voiture.

« Je suis sérieux, McConnell. Pars s’il le faut.

— Compte sur moi, je vais me gêner ! » me crie-t-elle alors que je cours déjà vers la pizzeria.

Les portes sont fermées et bloquées par des chaînes. Je me demande s’il est trop tard, mais je ne pense pas que ce soit le cas. Je pense qu’ils sont toujours là-dedans, Martha et son père Rocky. La ville est en feu et ils sont réfugiés là à attendre, comme le sergent Tonnerre, un salut qui ne vient pas. Blottis tous les deux au milieu de cette salle immense, le vaste espace vidé de ses biens de valeur, tout ayant été livré à l’escroc : le four à bois, les pistolets et cibles de paintball, les lourds appareils ménagers avec leurs métrages de cuivre, leurs quantités de liquide de refroidissement et de bonbonnes de gaz.

Je frappe de plus belle, donne des coups de pied dans la vitre. Rocky et Martha là-dedans, assis, en train de devenir fous. Ils y sont depuis ce matin, depuis que Rocky est allé la chercher chez elle, aujourd’hui c’est le grand jour, fini d’attendre ton idiot de mari fugueur. Pas de chance pour Cortez, de s’être justement trouvé sur place quand Rocky est arrivé, pressé par le temps, pas d’humeur à discuter de quoi que ce soit avec qui que ce soit. Il lui fallait juste sa fille, et tout de suite. C’était le grand jour – pas un instant à perdre.

Je me déplace vers la gauche, le long du bâtiment, cognant de temps en temps à une vitre avec le talon de ma main valide. Aucune chance d’ouvrir cette porte à coups de tatane, c’est du Plexiglas épais. Si Jeremy s’est arrêté ici après être allé chez Martha, et je parie qu’il l’a fait, il a dû tomber sur une nouvelle impasse, encore un endroit dont son grand amour avait disparu. Pas étonnant qu’il ait absorbé du poison en rentrant chez lui.

Mais ils sont là. Ils attendent. Je le sais. Le monde s’écroule autour d’eux, et ils attendent encore les hommes qui ont promis de venir.

Je crie, tambourine contre les vitres. Puis j’abrite mes yeux et je tâche de voir à travers le verre teinté, mais je ne distingue rien, et peut-être au fond qu’ils ne sont pas là, peut-être que je me trompe. Martha n’est pas en train d’attendre qu’on vienne la sauver, et moi je risque ma vie, ainsi que celles de McConnell et des enfants, pour rien. Je jette un regard par-dessus mon épaule, et je vois Trish furieuse derrière le volant ; j’espère qu’elle va le faire, qu’elle va partir, prendre ses enfants et mon chien et m’abandonner pour se mettre en sûreté.

Il fait chaud, tellement chaud, même au milieu de la nuit, cette nuit d’été noire teintée par les oranges et jaunes fous des incendies.

Je crie de nouveau leurs prénoms : Rocky ! Martha !, mais il doit y avoir un nom de code en plus, un rituel qu’ils ont mémorisé à la demande des commerciaux suaves du Monde d’après, un mot qu’ils s’attendent à entendre lorsque les gentils messieurs du convoi de sauvetage arriveront dans leurs voitures noires et leurs combinaisons d’uniforme. Je me retourne. McConnell est toujours là. Je pointe un doigt en l’air et le fais tourner, un petit élément de la langue des signes de la police, et au cas où elle ne me verrait pas ou ne me comprendrait pas, je hurle aussi :

« Les gyros, McConnell ! Allume ! »

Elle allume les gyrophares. Les lumières commencent à tourner sur le toit de la voiture, couleurs classiques de série policière, reflets bleus sur carrosserie noire. C’est une tromperie cruelle, mais j’ai besoin que Martha sorte de là. J’ai besoin qu’elle sorte, et on ne peut pas distinguer une voiture de la police d’État d’une Impala de la police de Concord, pas depuis un restaurant plongé dans le noir. Et ça marche. Elle voit ce qu’elle a envie de voir, la scène de son rêve. La porte s’ouvre d’un coup et elle sort en courant, elle vole vers la voiture.

« Martha ! »

Elle ne m’entend pas ; elle passe devant moi et se précipite sur le véhicule de police, se penche aux fenêtres. Je vois McConnell, devant, et Kelly, à l’arrière, avoir un mouvement de recul face au fantôme désespéré qui se montre à la portière. Brett n’est pas à l’intérieur : elle fait volte-face au moment même où Rocky Milano sort d’un pas lourd pour aller la chercher. Il n’a plus son tablier mais est en survêtement ; son front chauve est écarlate et dégoulinant de sueur.

Martha revient en courant vers moi, tout en jetant des regards vifs autour d’elle, les joues colorées. Ses yeux pâles sont écarquillés par le manque, l’envie.

« Où… Où est-il ?

— Martha…

Où est-il ? » s’écrie-t-elle en se ruant vers moi à travers le parking.

J’ignore quoi répondre à cela, jusqu’où l’histoire vaut la peine d’être racontée. Un gamin faisait une fixette sur toi. Il a piégé ton mari pour l’inciter à partir. Ton mari s’est lancé dans une croisade de fou. Il a été abattu et il est mort sur un terrain vague, à côté d’une plage.

« Où est-il ?

— Martha, rentre, intervient Rocky. C’est dangereux, dehors.

— C’est vrai, dis-je. Et il est temps de partir. »

Rocky me scrute comme si j’étais un inconnu. Me reconnaît à peine. Il est concentré sur l’étape suivante de sa vie, sur la promesse d’évasion qui lui a été faite – à lui, à sa fille et à son gendre, aussi, jusqu’à la mystérieuse disparition de Brett. Je me demande s’il a demandé aux gens du Monde d’après cette faveur spéciale : « Dites, ce type peut venir aussi ? Ma fille refuse de bouger sans lui. » Je me demande si les marchands de rêve ont rechigné, rouspété, puis finalement dit oui, puisque cela ne leur coûtait rien, de fourguer encore une place imaginaire dans leur complexe souterrain inexistant.

« Où est Brett, Henry ? », s’entête la pauvre Martha.

Alors je lui dis, comme ça : « Il est mort », et elle s’effondre au sol, à genoux, cache son visage dans ses mains et pousse une plainte, une longue syllabe pénétrante et inarticulée. La fin du monde, pour Martha Milano, c’est maintenant.

Rocky, lui, reste efficace, la soulevant sous les bras pour lui serrer les épaules entre ses grandes mains.

« Chérie ? Ça va aller. On va le pleurer, mais on va avancer. Viens. On avance. »

Il la traîne de nouveau vers le bâtiment, qui va s’embraser d’une minute à l’autre. McConnell klaxonne. Mais je ne peux pas partir. Je ne peux pas la laisser comme ça, Martha. Je ne peux pas la laisser mourir.

Je la rappelle.

« Martha ! Tu avais raison. Il n’y avait pas d’autre femme. Il faisait… il accomplissait l’œuvre de Dieu. »

Elle se dégage de l’étreinte de son père, me regarde, puis lève les yeux vers le ciel, vers l’astéroïde, peut-être, ou vers Dieu.

« C’est vrai ?

— C’est vrai. »

Je fais un pas vers elle, mais Rocky l’agrippe à nouveau.

« Ça suffit, lâche-t-il brutalement. Il faut qu’on rentre les attendre à l’abri.

— Ils ne viendront pas, dis-je, à lui, à elle. Personne ne viendra.

— Quoi ? Qu’est-ce que vous en savez, vous ? »

Rocky fait un pas vers moi, des veines saillant sur le front.

Mais il comprend, forcément qu’il comprend, au moins quelque part tout au fond de lui. Quelle que soit l’heure à laquelle ils lui avaient dit que le convoi arriverait, cette heure est passée depuis longtemps. Même le vieux sergent Tonnerre s’est résigné à l’admettre il y a des heures.

Je garde une voix calme et égale, autoritaire, autant pour Martha que pour Rocky.

« Le Monde d’après n’existe pas. Vous vous êtes fait avoir par des escrocs. Personne ne viendra.

— N’importe quoi, grommelle Rocky en me poussant à deux mains, me faisant chanceler sur mes talons. Des conneries ! » Il se tourne vers Martha avec un sourire gêné. « Ne t’inquiète pas, chérie. J’ai fait tout ce que ces gens demandaient. Tout. »

Soudain, un énorme fracas derrière nous, tout le monde se retourne : c’est le toit du centre commercial Steeplegate, de l’autre côté du parking, qui s’effondre dans une série de craquements assourdissants. McConnell ne lâche plus le klaxon et je fais volte-face pour lui crier : « J’arrive, j’arrive ! » puis je tends de nouveau ma main ouverte à Martha.

« Martha.

— Non, dit Rocky. Ils vont arriver. Ils sont en route, bon Dieu. Nous avons un contrat. »

Un contrat. C’est tout ce qu’il a, et il n’en démordra pas. Pas moyen de sortir de là. Pas moyen de le raisonner, parce que maintenant, au stade où nous en sommes, c’est ça, la raison. C’est ce qui reste de la raison. Et l’hélicoptère est bien venu chercher Nico, cela au moins est vrai, c’est arrivé, et peut-être que Jesus Man est vraiment allé rejoindre Jésus, et peut-être ce convoi-ci est-il différent de celui qui n’est pas venu chercher le sergent Tonnerre : peut-être est-il au bout de la rue, et peut-être est-ce une escroquerie ou peut-être pas. On ne peut compter sur rien, sur rien, rien n’est absolument certain.

« Restez, dis-je à Rocky, mais laissez Martha partir. »

Il secoue la tête, commence à parler, mais elle l’interrompt, soudain maîtresse d’elle-même, calme, claire comme le jour.

« Partir ? demande-t-elle. Mais partir où ? »

À cela, je ne peux pas répondre. Cette femme attend un convoi de voitures imaginaire dans un parking en feu, et je n’ai pas mieux à lui proposer. Je ne peux pas disposer des places dans la colonie de flics de McConnell ; ma propre maison a été entièrement rasée ; les lieux sûrs se font rares dans le monde.

« Merci, Henry », me dit Martha Milano.

Et elle s’avance pour m’embrasser doucement, laissant un soupçon de brillant à lèvres sur ma joue. Je porte deux doigts à cet endroit. Elle est déjà partie, agrippée au bras solide de son père qui la ramène à l’intérieur pour attendre le Jugement dernier.

« Désolé, McConnell, dis-je en replongeant dans l’Impala. Allons-y. »

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