Jeudi 19 juillet
Ascension droite : 20 06 33,0
Déclinaison : – 59 53 12
Élongation : 141,0
Delta : 0,863 ua
« Oh, pour sûr que je l’connais. Un gars sérieux. Les épaules larges. En gros godillots.
— C’est ça, dis-je, la photo de mon disparu et de son poisson à la main. Il s’appelle Brett Cavatone.
— Si vous le dites. J’crois pas qu’on soit allés jusqu’à se dire nos noms. »
Le laitier est un vieux fermier de Nouvelle-Angleterre comme on en voit dans les livres d’images, casquette John Deere remontée sur le crâne, front brûlé par le soleil, des rides semblables à des ravins sous les yeux. Je me trouve devant son stand, dans un coin animé du marché noir de l’Elks Lodge, lui derrière sa petite table branlante et ses étiquettes écrites à la main, avec ses deux glacières grosses comme des coffres de marine.
« Il était ici souvent ?
— Presque tous les jours, oui, je crois bien.
— Est-il venu mardi ?
— Mardi ? » Une infime hésitation. Il incline la tête. « Non.
— Je ne vous parle pas d’hier, vous comprenez bien. Mardi. Il y a deux jours. »
Le vieux repousse sa casquette en arrière.
« Je sais quel jour on est, mon gars. »
Avec un sourire crispé, je jette un coup d’œil dans sa glacière. Il vend du lait dans des bouteilles en verre et des rouleaux de beurre grossièrement façonnés, dans du papier paraffiné. Ses panneaux à la craie détaillent ce qu’il aimerait recevoir en échange. « Aliment pour poulets, en quantité. » Fruits et jus frais, « en quantité ». Sous-vêtements, avec une liste de tailles.
« Pardon d’insister, mais c’est important. Êtes-vous bien certain que cet homme n’est pas venu ici mardi matin ?
— La seule chose qui soit certaine, c’est la mort et la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ, déclare le fermier en levant rapidement les yeux vers le plafond et, au-delà, vers les cieux – avant de les rabaisser pour envoyer un regard de reproche à Houdini, lequel est en train de renifler son beurre. Mais, non, je ne l’ai pas vu hier. »
Le laitier rabat d’un coup sec le couvercle de sa glacière et je passe à la suite, avec mon chien, slalomant dans les allées encombrées et chaotiques du marché noir. Il y a du monde mais le silence règne, les gens se déplacent seuls ou en petits groupes de table en table, de stand en stand, en se murmurant des bonjours, hochant la tête, sans faire de bruit. Je regarde une femme mince à taches de rousseur et au regard vif et nerveux inspecter les denrées posées sur une table : elle soulève un pain de savon, le repose, chuchote quelque chose au robuste marchand, qui secoue la tête.
Nous traversons la salle dans la largeur, Houdini et moi, et nous rapprochons peu à peu des grands tas étiquetés « servez-vous » disposés sur des couvertures au centre. Des coques d’ordinateurs et de téléphones cassées, des seaux vides, des ballons de foot dégonflés, de hautes piles de ces articles inutiles que l’on trouvait autrefois dans les pharmacies et les hypermarchés : cartes de vœux, lunettes, magazines people. Les objets qui ont vraiment de la valeur se trouvent dans les stands tenus par des gens : produits laitiers et viandes fumées, conserves et ouvre-boîtes, bouteilles d’eau et de soda. Ici, on échange et on troque, bien que certains stands indiquent encore des prix, qui datent du pic d’hyperinflation, avant que l’économie du dollar ne se soit effondrée : savon, $ 14 500 pièce. Macaronis au fromage, $ 240 000 la boîte, puis une flèche et la mention : « rupture de stock ». Un individu immense en veste de chasse à motif camouflage se tient, silencieux et sérieux, au centre de son stand dégarni, sous un panneau simplement marqué GÉNÉRATEURS.
« Des bananes, ça vous dit ? me demande un homme d’aspect négligé qui passe près de moi d’un pas traînant, en coupe-vent et casquette de chasseur, marmonnant dans sa barbe.
— Non merci. »
Il continue, s’adresse à la salle en général.
« Elles sont bonnes, mes bananes. »
J’avance méthodiquement, je fais ma tournée, montrant la photo de Brett, tirant les clients par la manche et tapant sur l’épaule des marchands dépenaillés, j’accueille leurs expressions sinistres et méfiantes avec calme et assurance, un vrai cliché d’inspecteur de série télé : « Pardon, avez-vous vu cet homme ? » Tous ceux à qui je pose la question me sortent la même histoire que le laitier, avec la même quantité minimale de détails : oui, ils l’ont vu. Oui, il venait souvent. Une vendeuse, une femme énergique qui propose trois sortes de viande séchée ainsi que des bibles sur papier glacé, se souvient de Brett avec affection – elle m’informe qu’il est un de ses clients préférés.
« Nous n’avons jamais fait affaire ensemble ? » Sa voix remonte à la fin de sa phrase, transformant l’affirmation en question. « Mais certains matins, il nous arrivait de prier ?
— Prier pour quoi, madame ?
— Pour la paix. Simplement, la paix pour tous ? »
Je passe à la suite, stand après stand, quadrillant systématiquement le marché. Apparemment, il faisait exactement ce que Rocky Milano l’envoyait faire ici : obtenir des denrées périssables auprès des fermiers, des bonimenteurs et des voleurs, fouiller dans les tas de rebut à la recherche d’articles qui pourraient servir au restaurant – papier toilette, liquide vaisselle, bougies, bois pour le feu, assiettes, cuillers. Et personne, semble-t-il, ne l’a vu mardi matin.
Pendant que je travaille, les lieux s’animent, le bruit et l’agitation augmentent au fil de la matinée. Un vacarme soudain : deux hommes qui s’envoient des coups de poing à la tête parmi les couvertures garnies d’articles de troisième choix, engagés dans une violente dispute pour un vieux casque de football des Falcons. Les propriétaires du marché se précipitent vers eux : un petit groupe d’hommes minces et robustes aux cheveux très courts, qui se déploient telle une équipe de rugby en s’écriant : « Dehors ! Dehors ! Dehors ! » tout en poussant les combattants vers la sortie.
À un stand simplement marqué DIVERS se trouve une femme à la silhouette lourde, aux cheveux d’un rouge hideux empilés et bouclés sur la tête, qui fume une cigarette longue et mince.
« Excusez-moi, lui dis-je. Vous avez des jouets ?
— Vous voulez dire… » Elle baisse la voix. La cigarette remue au coin de sa bouche. « … des armes ?
— Non. Je cherche un jouet en particulier. Pour un ami. »
Elle me répond d’une voix encore plus basse.
« Vous voulez dire… quelque chose de sexuel ?
— Laissez tomber. Merci. »
En reculant, je me cogne dans quelqu’un et me retourne en murmurant des excuses. Il s’agit d’un des propriétaires, et il ne s’excuse pas en retour : il reste planté là, les bras croisés, musculeux et grave. C’est une brute nerveuse qui porte deux tatouages en forme de larmes, un sous chacun de ses petits yeux de souris. Ils m’ont dévisagé avec attention quand je suis entré, ces types-là, m’ont demandé trois fois d’où je connaissais McGully, et ont évalué avec scepticisme la vieille cafetière électrique que j’avais apportée, à regret, pour la troquer.
À présent, celui-ci me toise de la tête aux pieds : ma veste de costard, mes chaussures de flic. Il pue la bière matinale et je ne sais quel produit capillaire huileux.
« Bonjour, lui dis-je.
— Tout marche comme vous voulez ? »
Sa voix est rocailleuse, impassible. Je pige le message.
« Allez viens, le chien, dis-je à Houdini. On s’en va. »
À mi-chemin de ma destination suivante, je descends de vélo au cœur du centre-ville pour faire simplement un lent et long tour sur moi-même dans l’étendue déserte de Main Street : verre brisé, vitrines défoncées, un couple d’adolescents ivres allongés l’un sur l’autre, sur un banc. C’est une ville fantôme. Une de ces bourgades de western que l’on conservait naguère comme musées vivants : ici, il y avait une librairie. Ceci était une boutique de cadeaux. Il y a longtemps, bien longtemps, ceci était une station-service Citgo.
Je contemple pendant quelques minutes les portes du commissariat central de Concord, mais je ne peux pas me résoudre à y entrer. Quand j’étais agent en service, je poussais ces portes, saluais de la tête la réceptionniste au regard chaleureux derrière la vitre blindée, et j’allais chercher mon ordre de service. Quand j’étais enfant, je les poussais des deux mains, et la réceptionniste au regard chaleureux était ma mère.
Maintenant, aujourd’hui, dans un autre monde, je marche la tête basse, anonyme et discret, je fais le tour du bâtiment dans le sens contraire aux aiguilles d’une montre, dépassant les panneaux sévères plantés tous les dix mètres dans les plots en ciment qui encerclent le périmètre. Des sentinelles patrouillent sur le toit, entre les buissons d’antennes tordues et les générateurs hoquetants, des flics en noir avec armes semi-automatiques qui tournent lentement le regard, d’un côté à l’autre, comme s’ils surveillaient un consulat assiégé dans quelque pays chaotique du tiers-monde. Je trouve un point d’observation à environ un demi-bloc en remontant School Street, presque à la hauteur du YMCA, et je m’accroupis derrière une benne à ordures.
« Allez, dis-je tout bas en attendant, les yeux rivés sur les grandes portes de garage qui sont à demi remontées, révélant une zone de chargement fraîchement installée à la place du garage automobile. Montre-toi, camarade. »
Le renouvellement du personnel a atteint des degrés extrêmes au cours des derniers mois, les forces de police se réorganisant pour se concentrer sur leur mission la plus fondamentale – non pas empêcher le crime, ni enquêter dessus ou le contenir, mais simplement garder le plus de monde possible en vie et indemne. Maintenir les gens en vie pour qu’ils puissent mourir plus tard, comme dit McGully. Mais il y a au moins une personne qui est toujours là, et dont je sais qu’elle s’est récemment mise à fumer, et qui s’offre sa première pause cigarette chaque jour à midi pile.
Je consulte ma montre.
« Allez, quoi ! »
Quelqu’un remonte jusqu’en haut la grande porte du garage, et deux rampes métalliques longues et plates sont bruyamment descendues depuis le rebord de l’aire de chargement. Des policiers descendent les marches en ciment pour aligner palettes et chariots en se faisant des signes et en murmurant dans leurs talkies-walkies. Je me risque à aller y voir de plus près, sortant la tête de derrière ma poubelle et me forçant à avancer lentement dans la rue, puis je m’aplatis sous l’auvent désert du marchand de glaces Granite State. L’activité s’intensifie dans l’aire de chargement, on voit des flics aller et venir à l’entrée, comme des robots, comme des fourmis, leur épais uniforme noir paraissant lourd sous le soleil.
« Bonjour, inspecteur Palace. Alors, c’est comment, la retraite ? »
Elle est pile à l’heure et elle sourit, se trouve une place dans l’étroite ouverture. Elle ne mesure pas plus d’un mètre cinquante, même avec ses gros brodequins réglementaires, la visière en Plexiglas de son masque d’émeute remontée pour laisser passer la cigarette de midi.
« McConnell. J’ai besoin de ton aide.
— Ah oui ? »
Un éclair d’enthousiasme, immédiatement suivi par de la méfiance. Nous avons toujours bien aimé travailler ensemble, Trish et moi, d’abord côte à côte comme agents de patrouille, puis pendant mon bref passage parmi les inspecteurs. Mais tout a changé, depuis. Elle tire sur sa cigarette.
« Bon, alors avant tout, je dois t’avertir que si mon sergent me voit en train de te parler ici, je vais devoir faire semblant d’interpeller un criminel, et sans doute te donner un coup de taser. Désolée.
— Le sergent qui ? Gonzales ?
— Belewski. Gonzales ? Carlos est parti depuis belle lurette. Non, Belewski, tu ne le connais pas mais il cherche à réduire le personnel, et il ne nous aime pas, nous les anciens. »
Elle donne un coup de menton de côté et nous sortons du porche du marchand de glaces, je lui emboîte le pas, nous remontons la rue en nous éloignant du commissariat.
« C’est un fédéral, Belewski ? Il n’est pas d’ici ?
— Je ne peux rien te dire.
— Un militaire ?
— Je ne peux pas vous révéler ça, inspecteur. Et sinon, ça va ?
— À quel point de vue ?
— Tu as de quoi manger ?
— Tout va bien. Je bosse sur une affaire.
— D’accord… » Elle hoche la tête, adopte une voix toute professionnelle. « Sur quoi tu travailles ? Incendie criminel ?
— Personne disparue.
— C’est une blague ? Il n’y a que ça, des personnes disparues.
— Je sais. Mais là, c’est différent.
— Tu te rends compte du nombre de gens qui ont disparu ? Du pourcentage de la population ? La moitié de l’Asie est partie de chez elle. »
Nous venons de nous arrêter devant ce qui était naguère une sandwicherie Subway : vitrine fracassée, meubles renversés, graffitis plein la vitre qui protégeait le comptoir.
« Ça, ce sont des réfugiés. Ce que j’ai, moi, c’est un individu de trente-cinq ans, blanc, sexe masculin, heureux en ménage, pourvu d’un emploi bien rémunéré.
— Un emploi bien rémunéré ? Tu as bu, ou quoi ? Tu sais quel jour on est ?
— Il disparaît de son lieu de travail à 9 heures moins le quart un matin, et on ne l’a jamais revu.
— Son lieu de travail ?
— Une pizzeria.
— Oh, c’est pas vrai ! Il est peut-être tombé dans une autre dimension de l’espace-temps. Tu as vérifié les univers alternatifs ? »
Une petite troupe de policiers passe près de nous, les semelles crissant sur les éclats de verre devant la boutique, sur le trottoir. L’un d’eux hésite une demi-seconde, regarde d’abord Trish puis moi ; elle lui retourne son regard avec assurance, le salue brièvement du menton. Elle ne m’assommerait pas vraiment avec un taser… du moins, je ne crois pas. McConnell a changé physiquement, elle a quelque chose de plus adulte qu’avant ; sa courte queue-de-cheval et sa petite taille, qui m’avaient toujours frappé comme lui donnant un air quasi adolescent, mal adapté, me font ce matin l’effet contraire : des signes de maturité, d’autorité.
« Continue d’avancer, me dit-elle une fois ses collègues partis. Restons en mouvement. »
Je lui résume mon enquête pendant que nous faisons le tour du pâté de maisons, lui donnant les faits saillants de mémoire : Martha Cavatone, le regard fou, se tordant les mains ; Rocky Milano et sa pizzeria effrontément animée ; la visite nocturne de Jeremy Canliss, sa quasi-conviction qu’il y a une femme quelque part.
« Bon, alors, ton type court la gueuse. Ou il se bourre la gueule sur une plage. Et alors ? »
Nous avons fait le tour, et nous revoilà devant la benne à ordures qui me cachait tout à l’heure, et dont les déchets débordent de tout côté. Je mesure bien quarante-cinq centimètres de plus que McConnell, facile, et elle me regarde fixement d’en bas. Derrière elle, le commissariat central s’élève telle une autre planète.
« C’est un ancien flic, dis-je. Le mari.
— Ah oui ? »
Son talkie-walkie grésille et marmonne quelque chose, et elle le regarde, puis tourne les yeux vers l’aire de chargement, qui grouille à présent de policiers.
« Oui. Dans la police d’État. »
Elle me regarde à nouveau, un instant incertaine, puis son expression se modifie.
« Tu veux le dossier.
— Seulement si…
— Espèce d’enfoiré. »
Elle secoue la tête mais j’insiste, je suis embêté, mais je n’y peux rien… elle est la seule personne qui me reste là-bas.
« Concord est le QG pour tout l’État, pas vrai ? Donc, tout document lié au personnel des forces d’État doit être là, au sous-sol. Tout ce qui porte le sceau du New Hampshire. »
McConnell me répond lentement.
« Ce n’est plus comme avant, Hank. On ne peut plus simplement descendre à la cave et remplir un formulaire pour… comment il s’appelait, déjà ? Wilentz ?
— Wilentz. »
Elle n’a pas l’air fâchée, juste triste. Résignée.
« On ne peut plus descendre et remplir un formulaire pendant que Wilentz raconte des blagues et vous fait admirer sa collection de casquettes à la noix. Maintenant, si j’y vais pour demander un dossier, je vais avoir trois superviseurs que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam qui vont me demander pourquoi je le veux. Et en trente secondes, ça y est, je suis finie. Je me retrouve à la rue, à faire je ne sais quoi… ce que tu fais toute la journée.
— Je lis. J’apprends quelques tours au chien.
— Le chien du dealer ? Et il apprend bien ?
— Non, il est nul.
— Ils paient, Palace. Tu le sais, ça, non ? C’est pour ça que je porte encore l’uniforme. » Elle crache le mot « uniforme » comme elle aurait dit « cancer ». « Une sirène va retentir, et ensuite un camion va arriver. » Elle jette un coup d’œil à sa montre. « Dans quarante-cinq secondes. Et quoi qui sorte de là – à manger, à boire, du matériel –, du moment que je suis en service, j’en ai ma part. C’est comme ça qu’ils procèdent. C’est comme ça qu’il y a encore un peu d’activité policière : parce que les salopards en uniforme ont la priorité.
— Je pige.
— Tu crois ? Je ne peux pas perdre mon boulot. »
La fille de McConnell, Kelly, a neuf ans ; Robbie, cinq, je crois. Leur père s’est fait la malle il y a quatre ans, avant l’astéroïde, avant tout cela. « Barry s’est tiré pour vivre ses rêves avant que ce soit à la mode de le faire », m’a un jour confié Trish.
« Pardon, lui dis-je. J’aurais dû réfléchir.
— Ne t’en fais pas.
— Sincèrement, je suis désolé.
— Hank, fait-elle, plus calme, d’une voix différente.
— Oui ?
— Un jour, quand je trouverai le bon moment, je m’enfuirai pour rejoindre une grande maison dans les bois, quelque part dans l’ouest du Massachusetts, et je t’emmène avec moi. Ça te dit ?
— Volontiers. Ça m’a l’air chouette. »
Et ensuite McConnell, d’un geste vif, lève la main pour tirer sur ma moustache d’un coup sec.
« Hé, ho !
— Pardon. J’ai toujours eu envie de faire ça. Carpe diem, pas vrai ?
— Sûr. »
Alors, la sirène retentit, stridente et insistante, une alarme anti-tornades hurlant quelque part sur le toit du commissariat central.
« Merde, grommelle McConnell lorsque son talkie-walkie s’anime bruyamment en crachant une ligne de code : “Équipe quatre-zéro-neuf, alpha. Équipe six-zéro-quarante, alpha.” »
Je ne connais pas ce code CB, et je lui demande ce qu’il signifie.
« Ça veut dire que j’ai trente secondes pour traverser la rue et reprendre mon poste. » Elle serre les dents et me regarde en secouant la tête. « Il s’appelle comment, ton type ?
— Cavatone.
— Un ancien trooper ?
— Jusqu’à il y a deux ans. Mais, Trish, sérieusement, laisse tomber. »
Je me sens mal, maintenant. Elle a raison, je n’aurais jamais dû la mettre dans cette position. Je garde en tête une image permanente de ses gamins, il y a deux ans, un jour où elle n’avait trouvé personne pour les garder et les a amenés à un pot de départ en retraite : Kelly, une enfant pensive au regard scrutateur en tee-shirt Hello Kitty vert anis, Robbie suçant son pouce.
« Dans l’ouest du Massachusetts, inspecteur, me dit-elle. Toi et moi. »
Elle me fait un clin d’œil, rabat sa visière, et elle sourit, je le vois aux rides de son front au-dessus du Plexiglas. Puis elle s’en va, se mettant à courir tandis que le camion à dix-huit roues arrive en grondant, son chauffeur agrippé au volant pour garer l’engin. Les policiers envahissent ses flancs métalliques tels des insectes sur une charogne en forêt.
Je la rappelle. C’est plus fort que moi.
« Trish ! S’il y a du café dans le camion… »
Par-dessus son épaule elle me montre son majeur, et disparaît dans la horde des flics.
Nico, ma sœur, vit dans une friperie de Wilson Avenue. C’est là qu’elle se trouve, terrée avec un petit assortiment de neuneus défoncés parano-égarés, négligés, à la mâchoire pendante, qui se succèdent régulièrement. Ma frangine.
Je vais la voir un jour sur deux. Je ne frappe pas, n’entre pas. Je me tiens de l’autre côté de la rue ou bien je rôde dans la ruelle boueuse qui longe l’arrière de la boutique, en me penchant vers les fenêtres ouvertes pour entendre sa voix, pour l’apercevoir. Aujourd’hui, je me recroqueville sur le banc d’un arrêt de bus en face de ce magasin appelé Next Time Around, un numéro de Popular Science vieux de six mois ouvert devant les yeux, façon agent secret.
La dernière fois que j’ai parlé avec Nico Palace, c’était en avril, et elle se tenait devant chez moi dans sa veste en jean, pour me révéler avec orgueil et provocation comment elle avait profité de la crédulité de son grand frère policier, comment elle m’avait baratiné pour que je fasse jouer mes relations dans la police afin d’obtenir des informations sensibles sur la sécurité des installations de la Garde nationale du New Hampshire, sur Pembroke Road. Elle m’avait utilisé, sans parler de son mari, Derek, qui a probablement été exécuté ou emprisonné à vie en résultat de ses manœuvres. J’étais stupéfait et furieux, et je le lui ai dit, et Nico m’a assuré – le souffle coupé par sa propre importance – que ses machinations servaient un objectif d’importance capitale. Elle était là, sur mon porche, à fumer ses American Spirit, les yeux étincelants de malice, à soutenir qu’elle-même et ses compagnons anonymes travaillaient à nous sauver la vie à tous.
Elle avait envie que je lui demande des précisions, et je me suis refusé à lui faire ce plaisir. Au lieu de quoi je lui ai dit que ce projet, quel qu’il soit, n’était qu’un ramassis d’absurdités dangereuses, et depuis nous ne nous sommes plus adressé la parole.
Et pourtant me voilà, en train de tourner les pages de mon Popular Science, relisant pour la millionième fois un article sur la composition du sous-sol au fond de la mer d’Indonésie, et sur ce que cela implique pour le panache qui sera projeté dans notre atmosphère au moment de l’impact… me voilà, en train d’attendre pour m’assurer que Nico n’est pas en danger. Une fois, elle a été absente pendant deux jours, et son absence m’a suffisamment inquiété pour que je passe trois heures misérables accroupi dans cette immonde ruelle à l’arrière, à écouter par les fenêtres jusqu’à ce que l’un des déchets humains présents à l’intérieur dise à un autre que Nico était partie quelques jours à Durham, pour aller voir les utopistes et les révolutionnaires improvisés de la République libre du New Hampshire.
Je ne me suis pas attardé sur les détails. J’avais juste besoin de savoir, comme maintenant, qu’elle allait bien.
Enfin la porte s’ouvre, un gros garçon d’une vingtaine d’années aux cheveux gras sort pour vider un seau rempli de quelque fluide – de l’urine ? De l’huile de friture ? Le liquide d’une pipe à eau ? –, et j’aperçois Nico, mince, pâle, la clope au bec, dans l’embrasure.
J’aimerais pouvoir abandonner ma sœur à ses copains et à ses plans débiles. J’aimerais pouvoir « m’en soucier comme de mon premier gilet de flanelle », comme aurait dit mon père, de cette enfant égoïste, indisciplinée, ignorante. Mais que voulez-vous, c’est ma sœur. Nos parents sont morts, ainsi que le père de mon père, qui nous a élevés, et c’est ma responsabilité de m’assurer, pour le moment du moins, qu’elle reste en vie.
« Assieds-toi où tu veux, chéri. »
C’est l’heure du déjeuner mais Culverson et McGully ne sont pas là et, en me perchant sur un tabouret devant le comptoir, j’ai une bouffée d’angoisse. Chaque fois que quelqu’un est absent alors qu’il ne devrait pas l’être, une zone de mon esprit se précipite sur la certitude qu’il est mort ou qu’il a disparu.
« Il est encore tôt, me dit Ruth-Ann, qui lit dans mes pensées, en s’approchant avec son pichet d’eau chaude et des sachets de thé sur un plateau. Ils vont arriver. »
Je la regarde repasser de l’autre côté du comptoir. L’astéroïde s’abattra, détruira la Terre, et ne laissera derrière lui que Ruth-Ann, flottant dans les vastes ténèbres de l’espace, une main serrée sur la poignée de son pichet.
Sur le comptoir, je trouve le numéro d’adieu du Concord Monitor, qui date d’un dimanche, il y a quatre semaines de cela, et, bien que je l’aie sans doute déjà lu une centaine de fois de la première à la dernière ligne, je le reprends pour le relire une fois de plus. La campagne de bombardements américains et européens contre des cibles nucléaires, militaires et civiles au Pakistan. La toute nouvelle commission Mayfair, qui exige par assignation les archives de la Surveillance spatiale et de l’observatoire portoricain d’Arecibo. Le gigantesque paquebot de croisière à douze ponts, arborant pavillon norvégien, qui s’est échoué dans le port d’Oakland et s’est révélé porteur de plus de vingt mille réfugiés d’Asie centrale, ses soutes pleines de femmes et d’enfants « entassés comme des animaux ».
Il y a un long reportage en dernière page sur une jeune femme, ancienne étudiante en droit à l’université de Boston, qui a décidé de partir pour l’Orient, pour l’Indonésie, réfugiée à rebours, afin d’attendre la fin du monde « à l’épicentre de l’événement ». Le ton de l’article est doucement amusé, du genre « bah, que voulez-vous ? », à l’exception des citations horrifiées de ses parents.
Et là, dans le coin inférieur gauche de la première page, le bref mea culpa angoissé de l’éditeur : par manque de ressources, par manque de personnel, nous sommes au grand regret de vous annoncer qu’à dater de ce jour…
Ruth-Ann est en train de poser ma tasse à thé sur sa soucoupe lorsque quelqu’un pousse la porte à grand fracas. Je pivote sur moi-même, renverse la tasse avec mon coude, et celle-ci se fracasse au sol. Ruth-Ann sort un fusil à canon double de sous le comptoir, façon Calamity Jane, et le braque sur la porte.
« Stop, dit-elle à la femme qui tremble sur le seuil. Qui êtes-vous ?
— Ça va, ce n’est rien, dis-je en descendant de mon tabouret, trébuchant, me précipitant. Je la connais.
— Il est revenu, Henry, m’annonce Martha, fébrile, suppliante, le teint coloré, rosé. Brett est venu à la maison. »
Je parviens à asseoir Martha Milano sur mon guidon et à pédaler jusque chez elle comme si nous étions des amoureux de l’ancien temps. Une fois que nous sommes entrés, une fois qu’elle a claqué la porte et fermé toute la colonne de verrous de haut en bas, elle file droit à la cuisine et au placard, celui qui contient les cartouches de cigarettes… puis s’interrompt, se tape sur la cuisse, bat en retraite vers le canapé, où elle s’effondre.
« Il est venu ici ? »
Martha hoche la tête vigoureusement, presque violemment, les yeux écarquillés comme une enfant effrayée.
« Il était là où tu te tiens. Ce matin. Très tôt ce matin.
— Tu lui as parlé ?
— Non, non, en fait, non. » Elle secoue la tête, se mordille un ongle. « Je n’ai pas eu le temps. Il a disparu.
— Disparu ? »
Martha a un geste rapide de la main, tel un magicien jetant de la poudre de perlimpinpin sur la scène, woosh.
« Il était là, et puis soudain, il s’est… volatilisé.
— D’accord. »
La pièce est exactement comme avant. C’est Martha qui a changé. Elle tient encore moins bien sur ses pieds que lors de notre entrevue d’hier matin, son teint déjà pâle l’est encore plus, marqué de taches rouge vif, comme si elle s’était trituré des boutons. Ses cheveux, qui ne semblent pas avoir été lavés ni brossés, sont hirsutes et en désordre. J’ai une sale impression, comme si l’angoisse de la disparition de son mari avait métastasé pour devenir autre chose, quelque chose de plus proche d’un désespoir profond, voire de la folie.
Je sors mon cahier, l’ouvre à une page blanche.
« Quelle heure était-il ?
— Très tôt. Je ne sais pas. 5 heures ? Je ne sais pas. Tu ne vas pas me croire, mais j’étais en train de rêver de lui. J’ai un rêve récurrent dans lequel il se gare devant la maison, dans son ancien véhicule de patrouille, les gyrophares allumés. Et il descend, avec ses brodequins de trooper, il tend les mains vers moi, et je cours dans ses bras…
— C’est bien, dis-je, visualisant la scène dans ma tête comme un mini-film : les lumières bleues de la bagnole de flic éclaboussant le trottoir, Martha et Brett se jetant dans les bras l’un de l’autre.
— Mais ensuite, donc, j’ai été réveillée par un grand bruit. En bas. Ça m’a fichu la trouille.
— Quel genre de bruit, au juste ?
— Je ne sais pas. Un craquement ? Un choc ? Un bruit, quoi. »
Je n’ajoute rien : je suis en train de me remémorer mon propre visiteur nocturne, Jeremy Canliss, trébuchant sur le distillateur solaire de M. Moran. Mais Martha lit un jugement dans mon silence, et elle change de ton : sa voix devient sèche et insistante.
« C’était lui, Henry, je sais que c’était lui. »
Je lui sers un verre d’eau. Je lui dis de commencer par le commencement, de me raconter précisément ce qui s’est passé, et je note tout. Elle a entendu le bruit, allumé une bougie, attendu en haut de l’escalier, en retenant son souffle, jusqu’à ce qu’elle l’entende à nouveau. N’osant pas crier, supposant que c’était un intrus aux intentions violentes et préférant être seulement cambriolée plutôt que violée ou tuée, elle a regardé fixement en bas jusqu’au moment où elle l’a reconnu.
« Tu as vu son visage.
— Non. Mais sa… tu sais, sa silhouette. Son corps.
— D’accord.
— Il est petit, mais costaud. C’était bien lui. »
Je hoche la tête, j’attends, et elle poursuit.
« Je l’ai appelé, je suis descendue en courant, mais comme je l’ai dit, il était… » Elle se décompose, cache son visage entre ses mains. « … Il n’était plus là. »
Toute l’énergie sauvage de Martha se dissout ; elle s’affaisse de nouveau dans le canapé, tandis que mon esprit passe en revue les possibilités, en essayant de la croire autant que possible : c’était peut-être un cambrioleur, il y en a quantité, qui choisissent à la dernière minute, pour une raison ou une autre, de repartir les mains vides. Quelqu’un d’incontrôlable, enclin à la violence, soudain effrayé ou décontenancé par sa proie.
Ou alors, plus vraisemblablement, ce n’était rien du tout. Le symptôme d’un esprit désespéré, seul et accablé, effarouché par une ombre.
Je parcours les pièces du bas, fidèle à mes habitudes de policier, je me mets à quatre pattes, cherche des traces de pas dans les poils du tapis. J’inspecte les fenêtres une à une, passe soigneusement les doigts sur leur encadrement. Intactes. Elles n’ont pas été ouvertes. Aucun signe d’effraction, pas de verre brisé sur le tapis, pas d’éraflures sur les serrures. Si quelqu’un est entré, il l’a fait avec une clé. Je m’arrête devant la porte, passe la main sur la longue colonne de verrous et de chaînes.
« Martha, tu fermes cette porte à clé la nuit ?
— Oui. Oui, on la… je fais tous les… »
Elle se tait, se mord la lèvre en comprenant où je veux en venir. Brett n’a pas pu franchir cette porte sans qu’elle le fasse entrer.
« Il y a les fenêtres, dit-elle.
— C’est vrai. Mais elles sont verrouillées. » Je me racle la gorge. « Et bloquées par des barres.
— Bon. Mais… » Elle promène son regard dans la petite maison, impuissante. « Mais c’est sa maison. C’est lui qui a installé tous ces verrous, et les barres, et… enfin… c’est Brett, quoi. Il aurait pu… il aurait pu entrer s’il l’avait voulu. Pas vrai ?
— Je ne sais pas. Bien sûr. Tout est possible. »
Je ne vois pas quoi dire d’autre. L’expression peinte sur son visage, une conviction pure et farouche, indifférente aux preuves ou au sens commun… c’est exaspérant, en un sens, et subitement je me retrouve furieux et épuisé. Je me remémore l’inspecteur McGully contestant mes raisons, me taquinant mais pas vraiment : Ça ne nourrit pas son homme, ça. J’entends Trish, aussi : Tu as vérifié les univers alternatifs ?
Derrière Martha, sur le mur, est accroché un téléviseur à écran plat, rectangle lisse et froid, et je suis frappé par l’inutilité profonde de cet objet, un récepteur pour un signal d’une espèce éteinte, un rappel de tout ce qui est déjà mort, une pierre tombale clouée au mur.
Martha marmonne, à présent, en se frottant les joues de toute la force de ses paumes, se motivant pour se ressaisir.
« Je sais que c’était lui, Henry, me dit-elle. Je t’avais dit qu’il reviendrait, et il est revenu. »
J’erre encore dans le logis, en essayant d’affûter mes pensées, de voir les choses du point de vue de ma cliente. Brett revient mais ne s’approche pas d’elle, ne prend pas le temps de lui parler. Pourquoi ? Il n’est pas de retour, mais il y a une chose qu’il veut lui faire savoir. Il veut laisser un message. Je retourne cette idée en hochant la tête, d’accord… donc, où est le message ? Sur le canapé, Martha Cavatone se tient la tête à deux mains. Ses doigts lui couvrent les joues, le menton et les yeux telle une vigne vierge grimpant sur une maison.
« Il était là, murmure-t-elle pour elle-même. Je sais qu’il est venu.
— Oui.
— Hein ? »
Je l’appelle depuis la cuisine. Je suis devant le placard, celui des cartouches de cigarettes. Elle entre en courant et je me retourne pour la regarder.
« Martha, tu avais raison. Il est bien passé ici. »
Stupéfait, je détache le dessus de la première cartouche selon les pointillés.
« Tiens. »
Martha ouvre des yeux comme des soucoupes.
« Il t’a laissé un mot. Il l’a caché là où il était sûr que tu le trouverais. »
Et j’en rirais presque, parce que c’est ce qui arrive quand on conclut qu’une affaire n’est que du vent, sans solution, qu’il n’y a pas une chance. C’est là qu’on découvre un indice, clair et sans bavure. Il y a même la date, bon sang ! 19 juillet. La date d’aujourd’hui. Je vais m’asseoir à côté de Martha sur le canapé pour lire ce que Brett Cavatone a écrit en caractères soignés.
17 GARVINS FALLS 2e etg. //MR PHILLIPS //MON PETIT SOLEIL À MOI
Martha s’est vidée de toute son anxiété. Elle se lève, bien droite, plus ferme sur ses jambes que jamais, le front clair, un doux miroitement dans les yeux. Sa foi a été récompensée.
« Ce mot a un sens pour toi ? lui demandé-je.
— La dernière phrase, oui, dit-elle doucement, presque dans un chuchotement. Mon petit soleil à moi. Il me disait toujours ça. Juste après notre mariage. Mon petit soleil à moi. » Elle me reprend le carton et le relit, se murmurant les mots à elle-même. « Il me dit ça pour que je sache que c’est bien lui.
— Et le reste ? Garvins Falls ?
— Non. Enfin… on dirait une adresse, mais je ne sais pas où c’est. »
C’est bien une adresse. Garvins Falls Road est une petite route située à l’est du fleuve, au sud de Manchester Street. Une zone plus ou moins industrielle, déjà moche et mal entretenue avant la situation actuelle.
« Et M. Phillips ?
— Non.
— Tu es sûre ?
— Je ne sais pas qui c’est. »
Doucement, je lui reprends le carton des mains et je le relis.
« Martha, il faut que je sois certain d’une chose. Personne d’autre ne connaissait ça ? “Mon petit soleil à moi”, je veux dire. Cette phrase codée ?
— Codée ? »
Le regard de Martha se pose sur moi et elle m’adresse cette expression de pitié perplexe que je reconnais d’avant, quand je faisais des choses qui l’étonnaient – décliner d’un « non merci » poli un second verre de lait chocolaté, ou me lever pour éteindre la télé dès la fin de notre demi-heure autorisée.
« Ce n’est pas une phrase codée, Henry. C’est juste un petit mot doux qu’on avait entre nous. Une expression amoureuse qu’on utilisait. Parce que nous nous aimions.
— Je vois, dis-je en glissant le carton dans ma poche. Bien sûr. Allons-y. »
Martha et moi laissons mon vélo enchaîné à la baignoire à oiseaux et partons tous les deux à pied vers Garvins Falls Road, en évitant le centre-ville pour nous en tenir aux petites rues tranquilles, aux quartiers dotés de patrouilles de résidents actives. C’est un peu plus sûr, bien que rien ne le soit.
J’ai des questions plein la tête. Si Brett est réellement revenu, si c’était bien lui, alors pourquoi ? Pourquoi partir puis revenir ? Pourquoi abandonner sa femme, puis repasser pour laisser une adresse ?
Ces détails ne troublent nullement Martha. Elle est propulsée par des bouffées d’anticipation joyeuse.
« Je n’en reviens pas, dit-elle – chantant presque, comme une écolière. On va entrer, et Brett m’attendra là-bas. Je n’arrive pas à y croire ! »
Mais si, elle y croit. Elle y croit à fond. Elle marche si vite le long de Main Street en direction du pont que je dois presser le pas pour rester à sa hauteur, malgré mes longues jambes. Je passe mon bras sous le sien pour tenter de la faire ralentir un peu. Marcher vite n’est pas conseillé – trop de pierres branlantes et d’ornières sur les trottoirs. Elle porte une robe toute simple en coton noir et je suis en costard, et quand je vois nos reflets dans une des dernières vitrines intactes de ce qui était naguère le magasin discount Howager de Loudon Road, je nous trouve un air de voyageurs dans le temps, comme projetés là depuis une autre époque ; les années folles peut-être, ou l’après-guerre, un gars et sa poupée sortis faire un petit tour tranquille après le déjeuner. Qui ont pris par inadvertance un mauvais virage et se sont retrouvés dans une rue en ruine, dans un monde qui s’effondre.
Aucune enseigne n’identifie le bâtiment de Garvins Falls Road, rien n’indique quelles affaires se traitent ou se traitaient là : rien que le numéro 17 tracé au pochoir, à la peinture couleur rouille, sur le mur en brique. À l’intérieur, le hall est décrépit et nu, et il n’y a pas d’ascenseur – rien qu’une lourde porte coupe-feu portant le seul mot ESCALIER, et les portes rouillées d’un monte-charge.
« Bon, dis-je en promenant lentement mon regard autour de nous. D’accord. »
Mais Martha est déjà en mouvement, elle traverse en courant la salle vide et tire sur la porte de l’escalier. Puis elle recule, perplexe, et je pousse un léger sifflement étonné. Derrière la porte, il n’y a rien : l’escalier a disparu, littéralement disparu, on ne voit plus qu’une cage vide avec une rampe qui monte vers les étages. Comme si l’escalier était devenu invisible, une cage d’escalier pour fantômes.
« Hum », fais-je.
Ça ne me plaît pas. C’est délibéré, défensif, une fortification. Martha serre les bras sur ses flancs en regardant vers les hauteurs.
« Il faut qu’on arrive à monter, dit-elle. Qu’est-ce qu’on fait ?
— Le monte-charge. Je passe devant. Attends-moi ici.
— Non. Il faut que je le voie. Je ne peux plus attendre.
— On ne sait pas ce qu’il y a là-haut, Martha.
— Lui. Il est là, dit-elle, la mâchoire serrée, avec certitude. Brett est là-haut. »
Les portes du monte-charge s’ouvrent aussitôt que j’appuie sur le bouton, et Martha entre dans la cabine. Je la suis, et mes boyaux se serrent quand les portes se referment sur nous. Nous décollons brusquement. Il y a une lucarne dans le plafond de la cabine et une autre tout en haut, quelque part au sommet du conduit, qui nous envoient la lumière du jour deux fois distillée, tel un message venu d’une étoile distante. Tandis que la cabine monte lentement, Martha, malgré toute sa bravade, se crispe et se rapproche de moi. Je l’entends murmurer des prières dans le noir, et elle en est à « qui êtes aux cieux » lorsque le monte-charge s’arrête en tremblant et que les portes s’écartent dans un grincement, révélant une salle remplie de matériel : des caisses, des palettes chargées de boîtes et de bidons, des bouteilles d’eau, des étagères. Alors, un homme pousse un cri strident et se projette dans la cabine, pile sur mon ventre, me coupant le souffle et me poussant dans un coin sombre. Il atterrit sur moi et me plaque une main sur le visage. Je suis écrasé sur le sol crasseux, cet homme est accroupi au-dessus de moi comme un loup-garou, un lycanthrope, ses genoux me clouant les épaules au sol. Il tient ma bouche fermée et m’enfonce quelque chose de dur et de froid dans la tempe.
Je me tortille. J’essaie de parler, en vain. Les yeux de l’inconnu sont brillants et étroits dans la pénombre.
« C’est une agrafeuse, me souffle-t-il à l’oreille, avec la voix basse d’un amant. Mais je l’ai modifiée. J’ai rajouté un peu de jus. »
Il la presse plus fort contre ma tempe et j’essaie de détourner la tête, en vain. Du coin de l’œil j’aperçois Martha, bouche bée, les yeux déformés par la peur. Une femme de haute taille se tient derrière elle : d’une main, elle lui tire la tête en arrière par les cheveux et, de l’autre, elle tient contre sa gorge le bord effilé d’un hachoir de boucher. Leur pose est biblique, violente, un agneau au sacrifice.
Nous formons ce tableau, tous les quatre, lorsque les portes du monte-charge se referment ; nous redescendons en écoutant le grincement des chaînes rouillées.
« L’ascenseur met environ trente-cinq secondes à arriver au rez-de-chaussée, dit l’homme au-dessus de moi, penché en avant pour m’aplatir encore davantage. Voilà comment on procède : il touche le sol, les portes s’ouvrent, on fait rouler les corps dehors et on remonte aussitôt. »
Martha hurle et se débat sous la poigne ferme de la grande femme. Je respire par le nez, à grands traits.
« Je ne sais pas ce que deviennent les cadavres. Je dirais qu’il est un peu tôt pour le cannibalisme, mais allez savoir ? Ils disparaissent, c’est tout ce que je sais. »
L’homme a le menton carré et proéminent. Sa main rêche sent le savon Ivory. Je me suis mis à compter les secondes aussitôt qu’il a commencé à parler ; il en reste vingt.
« Ce que j’ai fait, c’est que j’ai gonflé l’agrafeuse avec un moteur de taille-haie, histoire qu’elle marche un peu sérieusement. J’ai bien des flingues, mais j’économise les balles. Vous savez ce que c’est. »
Il sourit largement, montrant des dents blanches : les deux de devant écartées, la dent du bonheur. Le monte-charge descend dans un vacarme de chaînes aussi fort qu’une explosion d’obus. H moins dix secondes… moins neuf… qui tient encore le compte ?
« Ma copine Ellen, elle se contente d’une feuille de boucher. Aucune imagination, hein ?
— Je t’emmerde, Ducon », dit la femme, sans lâcher Martha et en le fusillant du regard.
Il gonfle les joues, me regarde comme pour me dire : Tu entends comment elle me parle ? H moins deux secondes. Une. L’ascenseur s’arrête avec un choc sourd. J’en suis secoué jusqu’aux os. Je me prépare.
« T’es qui, toi ? » fait l’homme.
Il retire sa main de ma bouche.
« Je m’appelle Henry Pal… »
Alors il déclenche l’agrafeuse, qui ronfle et cliquette, et ma cervelle explose. Je pousse un hurlement, et il y en a un autre, dans le coin : c’est la femme, Ellen. Tordant le cou, j’essaie de voir à travers les éclairs de douleur qui m’assaillent, les étoiles rouges et or qui traversent mon champ de vision. Martha a mordu la main de la femme et donne des coups de pied pour se libérer.
« Putain ! » crie Ellen.
Elle élève son hachoir avec le même geste qu’un boucher, et Martha hurle : « Phillips ! Monsieur Phillips !
— Ah, fait l’homme, se calmant aussitôt. Ah ben merde. »
Ellen abaisse son arme, pantelante, et Martha se laisse glisser le long de la paroi du monte-charge, le visage dans les mains, secouée de sanglots.
Un mot de passe. Bien sûr. M. Phillips. Palace, pauvre cloche.
Ma tête pisse le sang, cela me coule sur le front et dans les yeux. Je lève un doigt pour toucher la plaie, un trou grand comme une pièce de dix cents, le petit objet dur, l’agrafe, enfouie dans la peau fine de ma tempe.
Mon agresseur laisse tomber son arme par terre.
« Ellen, chérie, appuie sur le bouton, tu veux bien ? »
Il y a encore plus de denrées que ce que j’avais aperçu la première fois, beaucoup plus : une pièce remplie de cartons, tous débordants d’objets – d’objets utiles. Des piles, des ampoules électriques, des ventilateurs, des humidificateurs, des snacks, des ustensiles en plastique, des trousses de premiers secours, des stylos, des crayons, des rames de papier. L’homme, celui qui vient de m’agrafer la tête, me donne des petites tapes dans le dos avec un sourire carnassier, puis ouvre les bras et tourne sur lui-même, fier de lui, pour me montrer tout cela.
« Pas mal, hein ? dit-il avant de répondre à sa propre question, en s’installant sur un fauteuil pivotant. Carrément bien, oui. J’ai récupéré un magasin Office Depot. »
Il se propulse dans la pièce sur les roulettes branlantes de son fauteuil et s’arrête derrière un large bureau en L à plateau de verre, sur lequel il pose les pieds. Puis il dévisse le couvercle d’un bocal de bretzels. Je me tiens la tempe et le sang coule librement le long de mon poignet pour s’accumuler dans ma manche. Martha, recroquevillée sur elle-même, tremblante, ne quitte pas de ses yeux épouvantés la femme au hachoir. Il y a encore deux ans, à la même heure, Martha Cavatone aurait été au supermarché, en train d’acheter quelque chose pour le dîner, ou peut-être aurait-elle été à la banque, au pressing. Et dans un an, qui sait où elle sera ?
« Vous voyez, j’avais un ami, lance notre hôte derrière son bureau en verre. Une connaissance, plutôt, qui me devait de l’argent, une somme écœurante. C’était en décembre dernier. Et vous savez, je sentais bien comment ça allait tourner, cette histoire d’astéroïde. Il était encore dans le noir, caché par la Lune. »
Quand il mentionne l’astéroïde, il lui vient une sorte de lueur mélancolique dans l’œil, comme si c’était la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée. La conjonction, c’est de ça qu’il parle. En décembre, 2011GV1 était encore en conjonction, aligné avec le Soleil et par conséquent impossible à observer. Il n’était pas « caché par la Lune ». Mes yeux viennent de se poser sur l’eau : des cartons de bidons, douze par carton, deux piles de dix cartons, côte à côte. Douze bidons d’eau par carton fois dix fois deux.
« Et ce pauvre clampin, je suis allé le voir et je lui ai dit : écoute, oublie l’argent. Parce que le type, quand il n’était pas en train de placer des paris sportifs foireux, il était manager du Office Depot de Pittsfield. Et ce qu’il y a de bien, avec Office Depot, c’est qu’ils ne donnent pas seulement dans la fourniture de bureau. Ils ont vraiment une variété de marchandises extraordinaire. »
On dirait un commercial de l’entreprise, et il en est conscient. Il rit, renvoie en arrière ses cheveux qui lui tombent aux épaules.
« Bref, le machin nous arrive dessus, on nous dit que ça va être la fin du monde, et je suis bien placé, voyez ? J’avais un double des clés du mec, j’avais des potes prêts à filer un coup de main, j’avais un camion de côté, j’avais de l’essence. » Un nouveau clin d’œil. Un haussement d’épaules. « Et donc, j’ai récupéré un Office Depot.
— On, Cortez, précise Ellen d’un ton sec. On l’a récupéré. »
Elle est à la porte de la cage d’escalier vide, la main toujours serrée sur le hachoir.
Cortez m’envoie un grand sourire, lève légèrement les yeux au ciel, comme si nous étions complices, lui et moi, les garçons contre les filles. Je l’observe, avec ses cheveux mi-longs noirs, son front bombé, son menton en galoche… il me rappelle un hôte que nous avons eu à la maison quand j’étais petit, un poète célèbre que mon père avait invité pour une conférence à St Anselm’s. Ma mère disait de lui qu’il était « d’une laideur non dénuée de séduction ».
Je jette un nouveau coup d’œil à Martha, pour m’assurer qu’elle va bien. Elle est assise derrière un bureau. La pièce en est remplie : des bureaux en verre, des bureaux à rouleau, d’imposants bureaux en chêne ; beaucoup avec des tiroirs fermés à clé. Une pièce pleine de butin, de recoins cachés, d’objets amassés comme le font les écureuils.
« Connaissez-vous cet individu ? », dis-je en sortant de ma poche la photo de Brett.
Cortez, théâtral, fait semblant de s’effrayer, lève les mains en l’air.
« Oh mon Dieu, mais vous êtes de la police !
— Non, monsieur.
— Refaites-le-moi, me dit-il, rigolard. Le coup de la photo. Redemandez-moi. »
Je pose la photo devant lui.
« Connaissez-vous cet individu ? »
Il tape du plat de la main sur son bureau, enchanté.
« Un poulet, un vrai de vrai ! On dirait un retour d’acide.
— Oui, on le connaît, intervient calmement Ellen à l’autre bout de la pièce, sans lâcher son hachoir. Il est venu ici hier. Vous êtes sa femme ? »
Cortez lui décoche un regard agacé pendant que Martha réprime une exclamation. Ses yeux s’emplissent d’un nouvel espoir, et elle regarde autour d’elle. Elle pense : ici, dans cette pièce même. Elle savoure cette proximité, spatiale à défaut d’être temporelle : il était ici.
« Oui, il était là. » Cortez m’observe de la tête aux pieds, encore émerveillé par ce policier en chair et en os. « Et il a dit que la femme viendrait seule, c’est pourquoi je vous ai agrafé.
— Ça ne fait rien.
— Je ne me suis pas excusé.
— Est-ce que je pourrais juste… » Martha déglutit. Ses mains tremblent. Elle regarde Ellen, puis Cortez, puis de nouveau Ellen. « Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Des trucs, répond simplement Cortez.
— Quoi ? »
Je promène une fois de plus les yeux autour de moi : les bureaux, les armoires, les cartons de nourriture à grignoter : snacks aux fruits, biscuits apéritifs, barres de céréales.
« Comment ça, quoi ? demande Cortez, toujours avec ce grand sourire. C’est ce qu’il voulait ! Des trucs ! Des trucs pour toi, ma petite.
— Pardon… Je ne comprends pas.
— Oh, chérie, dit Ellen en foudroyant Cortez du regard, posant son hachoir pour passer un bras autour des épaules de Martha. Il nous a payés pour prendre soin de toi. Jusqu’à l’après.
— Prendre soin de moi ? répète Martha, les yeux écarquillés. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire : te donner un paquet de trucs. » Cortez va les rejoindre, toujours sur ses roulettes, et ramasse le hachoir. « Ça veut dire : ne pas te laisser crever.
— La ferme, Cortez, dit Ellen. Ça veut dire qu’il nous a payés d’avance afin qu’on te fournisse ce qu’il faudra pour que tu tiennes jusqu’à la fin. Nourriture, eau potable, piles, lampes électriques, vêtements, tampons… tout, quoi.
— Et si tu as peur des bruits dans la nuit, on fait aussi dans la protection. » Cortez roule jusqu’au bureau, range le hachoir d’Ellen dans un tiroir. « Jusqu’à la fin.
— Mais pas après ? » dis-je.
Cortez ricane et remet les pieds sur la table, aussi désinvolte qu’un requin de la finance.
« Après ? Quiconque fait des promesses pour après est un menteur et un voleur. »
Je tiens toujours mon front ensanglanté en réfléchissant aux dernières révélations, comprenant en même temps que Martha ce que tout cela signifie. Brett a voulu que quelqu’un veille sur elle, ce qui est bien, sauf que cela indique aussi qu’il est parti volontairement. Plus question d’accident ou d’agression. Brett Cavatone a quitté sa femme comme il a apparemment tout fait dans sa vie : avec efficacité, activement et délibérément. Martha regarde droit devant elle, perdue derrière le large meuble. On dirait une petite fille dans le bureau de son père.
« Excusez-moi, dit-elle en se redressant soudain, d’une voix soigneusement contrôlée. Vous avez des cigarettes ?
— Oui, chérie, répond Ellen en ouvrant un coffre gros comme une petite baignoire. Par milliers. »
La douleur de ma blessure récente en a rallumé une autre, comme une boule de flipper heurtant un plot et le faisant clignoter : un point à vif là où j’ai reçu un jour un coup de poinçon, juste en dessous de l’œil gauche. C’est le trafiquant de drogue qui me l’a donné, celui dont le chien est chez moi en ce moment même, attendant que je le nourrisse.
« Cette protection. C’est un service que vous offrez ? dis-je à Cortez. Que vous offrez depuis un moment ? »
De nouveau, son grand sourire.
« C’est ça. Ça vous intéresse ?
— Non merci. Comment les gens vous rémunèrent-ils pour ce service ? »
Le menton fort, le rictus de travers.
« Avec des trucs. Et encore des trucs. Des trucs que je peux refourguer à d’autres. Des denrées que je mets de côté pour les mauvais jours. Pour le grand méchant jour.
— Et lui, comment vous a-t-il payé ? dis-je en lui remontrant la photo.
— Ah ! » Il se frotte les mains, les yeux brillants comme des sous neufs. « Vous voulez voir ? »
Des pièces métalliques, en tas, en vrac et en piles. Des chromes luisants, du plastique moulé noir, du verre et des cadrans. Je regarde l’entassement, puis regarde Cortez.
« C’est un véhicule. »
Il agite les sourcils d’un air mystérieux : il s’amuse bien. Nous sommes descendus ensemble et en silence par le monte-charge, puis j’ai dû sortir, faire le tour de l’immeuble, et descendre encore une volée de marches branlantes qui ne sont plus accessibles que par une trappe dans le trottoir. Le sous-sol du 17 Garvins Falls Road présente un sol en ciment et de faibles ampoules nues au plafond, branchées sur un générateur au biocarburant, bruyant et malodorant. Je soulève une longue lame de métal renforcé et trouve une inscription au revers, tracée dans une police de bande dessinée : Californie : le pays de la ruée vers l’or ! Je reconnais la typo.
« U-Haul. Un camion de déménagement. »
Le sourire tordu de Cortez s’élargit.
« Vous y croyez, à ça ? »
Tout à fait. J’y crois. Rocky Milano m’a menti : il n’obligeait pas son cher gendre et bras droit à trimballer des meubles sur un vélo à dix vitesses. C’est ainsi qu’un restaurant peut rester ouvert : mettre la main sur un véhicule en état de marche, voler ou récupérer par le troc des réserves d’essence ou de biocarburant clandestin, tracer une carte fiable des barrages routiers à éviter. Pas étonnant que Rocky soit si éploré. Il n’a pas seulement perdu un gendre et un employé modèle ; il a aussi perdu l’élément clé de son capital. J’aimerais pouvoir retourner dans ce petit bureau pour l’interroger à nouveau, le pousser dans ses retranchements à propos de ses demi-vérités et ses réponses évasives. Je ne suis pas un flic, lui dirais-je. Juste un type qui essaie d’aider votre fille.
« Ce que je lui ai dit, c’est : si vous voulez me laisser ça, va falloir le démonter, reprend Cortez. J’en tirerai davantage en pièces détachées, vous croyez pas ? »
Je ne me hasarde pas à deviner. Je soulève une barre métallique graisseuse longue comme mon bras.
Cortez glousse de rire, pointe le menton.
« La colonne de direction. »
Je continue d’errer parmi les pièces de camion, identifiant les pédales, les ceintures de sécurité, le fer biseauté de la rampe de chargement. Les formes fracturées d’une chose aussi ordinaire qu’un camion U-Haul, c’est comme une vision d’un souvenir lointain, comme si j’inspectais la carcasse éventrée d’un mastodonte. Deux jantes sont empilées l’une sur l’autre, juste à côté des gros pneus en caoutchouc noir.
Je me redresse et regarde Cortez, ses cheveux à la Jésus, son sourire plein de malice.
« Pourquoi vous aurait-il fait confiance pour honorer un marché ? »
Il plaque une main ouverte contre son plexus solaire, l’air offensé. J’attends.
« Ça fait un bail qu’on se connaît, le trooper et moi. Il sait ce que je suis. » Un sourire de chat du Cheshire. « Je suis un voleur, mais un voleur qui a le sens de l’honneur. Il m’a vu me faire arrêter, m’a vu sortir et reconstruire tout de suite. Parce qu’on peut compter sur moi. Un homme d’affaires se doit d’être fiable, c’est tout. »
J’écarte la compresse de ma tempe – elle est imbibée de sang – et je la remets en place. Rocky Milano n’a pas fermé son restaurant, bien que nous soyons en plein compte à rebours : il a mis les bouchées doubles, augmenté son engagement dans son opération et réaffirmé sa propre identité. Il en va de même pour Cortez le voleur.
« Et en plus, il m’a dit que si je le doublais, si quoi que ce soit arrivait à sa femme, il reviendrait me tuer, ajoute Cortez, presque comme en passant. J’ai connu des gens qui disaient ça sans le penser. J’ai eu l’impression très nette que cet homme-là était sincère.
— Et il ne vous a rien laissé entendre sur ses projets ?
— Eh non. » Cortez marque une pause, avec un sourire narquois. « Mais je vais vous dire une chose. Je ne sais pas où il allait, mais il avait hâte d’y arriver. Je l’ai taquiné là-dessus. Je lui ai dit : pour quelqu’un qui est venu démonter un véhicule, vous êtes sacrément pressé de vous mettre en route. Ça ne l’a pas fait rire, mais alors pas du tout. »
Non, me dis-je. Je veux bien le croire. Si Brett était aussi droit que je le pressens, s’il était l’homme correct et honorable dont tout le monde se souvient, il devait détester venir ici. Je l’imagine, en chemin vers Garvins Falls Road, dans ce camion volé – goûtant sur sa langue l’amertume des dispositions qu’il prenait, de la confiance qu’il accordait à ce type sournois et content de lui. Brett Cavatone démontant entièrement un camion U-Haul, travaillant rapidement et efficacement sous l’œil brillant de Cortez, sans regarder sa montre, faisant juste le boulot avec soin jusqu’à ce que ce soit terminé.
Mon disparu était un homme qui crevait d’envie de partir, fiévreusement, mais qui savait que c’était mal. Il a fait un compromis avec lui-même, trouvé un équilibre moral, a fait le nécessaire, pris des dispositions pour la femme qu’il laissait derrière lui.
Je remercie Cortez.
« Mais de rien, tout le plaisir est pour moi », fait-il avec une courbette.
Je me lève pour aller chercher Martha.
Dans Garvins Falls Road, dehors, alors que le soleil de la fin d’après-midi baigne d’une exquise lumière dorée les trottoirs défoncés, je me retourne vers l’immeuble tandis que Martha garde les yeux baissés vers la chaussée. Il fait plus chaud qu’hier, mais pas au point que ce soit inconfortable. Deux nuages parfaits se taquinent mutuellement dans le ciel bleu vif. Martha paraît calme et maîtresse d’elle-même, à un point étonnant, étant donné ce qu’elle a appris.
« Je te l’avais dit, souffle-t-elle, très doucement.
— Pardon ?
— Je te l’avais dit, c’est un roc, cet homme. Il est comme ça. Il pense à tout. Il est tellement attentionné ! Même… » Elle sourit, lève la tête vers le soleil. « Même en me quittant, il a fait attention à tout.
— Oui. C’est vrai. »
Au loin, tout là-bas dans le centre-ville de Concord, la sirène anti-tornades mugit. J’imagine le camion entrant en grondant dans l’aire de chargement, McConnell et les autres flics se précipitant dessus, formant leur périmètre, se préparant à décharger.
« Donc, pour être tout à fait clair, Martha, dis-je en tâchant de mettre beaucoup de douceur dans ma voix. Tu ne veux plus que je cherche ton mari ?
— Oh, au contraire, me répond-elle, surprise. Plus que jamais, je veux que tu le retrouves. »
On parle toujours de l’astéroïde qui a exterminé les dinosaures comme si cela s’était fait en un jour. Comme si tous les dinosaures avaient été regroupés dans un pré, et que l’astéroïde s’était abattu sur eux, les tuant tous en même temps.
Ce n’est pas ce qui s’est passé, bien sûr. Cela a pris des années… non, pas des années, des milliers d’années. Un astéroïde de 10 kilomètres de diamètre s’est écrasé sur la croûte terrestre à l’emplacement actuel de la péninsule du Yucatan, il y a 65,6 millions d’années, ouvrant un grand trou dans la planète et assombrissant le ciel ; certains dinosaures se sont noyés, d’autres ont brûlé, d’autres encore sont morts de faim, et quelques-uns ont continué à tituber dans ce nouveau monde froid. Eux, et leurs petits, et les petits de leurs petits, mangeaient ce qu’ils trouvaient, se battaient pour des miettes, et finirent par oublier jusqu’à l’existence d’un astéroïde. Un cerveau gros comme une noix, des créatures dépendantes : ils ne connaissaient plus que leur faim.
Cette fois aussi, il y aura deux issues possibles pour nous : la plupart d’entre nous mourront en octobre et lors du violent cataclysme qui s’ensuivra, et beaucoup d’autres plus tard. La mort subite contre la mort lente ; l’instantané certain contre le progressif et l’imprévisible. Mes parents sont tous deux décédés soudainement, dans un claquement de doigts, une fêlure dans le temps : ma mère était là un jour, enterrée le lendemain, puis peu après, mon père, boum, disparu. Pour mon grand-père, cela a été la manière lente : diagnostic, traitement, rémission, rechute, nouveau diagnostic, le cours erratique de la maladie. Il y a eu un après-midi où nous étions tous réunis à son chevet, Nico, moi et une poignée de ses amis, pour lui faire nos adieux, et puis il est allé mieux et a vécu encore six mois, pâle, maigre et irritable.
Naomi Eddes, la femme que j’aimais, a pris l’autre chemin : bang, partie.
Les meilleures études scientifiques existantes indiquent que le jour J, l’atmosphère terrestre sera déchirée par les flammes, comme soumise à une prodigieuse explosion nucléaire : sur la plus grande partie de la planète, il fera une chaleur bouillante, le ciel sera en feu. Des tsunamis hauts comme des gratte-ciel vont s’abattre sur les côtes et noyer tout le monde sur des centaines de kilomètres autour du point d’impact, pendant que sur la planète entière des éruptions volcaniques et des séismes feront convulser le paysage, fendillant la croûte terrestre le long de ses jointures cachées. Puis la photosynthèse, ce tour de magie qui sous-tend toute la chaîne alimentaire, sera étouffée par une couverture de ténèbres tirée sur le Soleil.
Mais personne n’est sûr. Nul ne sait vraiment. Nous disposons de modèles informatiques, basés sur l’événement du Yucatan, sur celui de Sibérie. Mais tout dépendra de la vélocité finale, de l’angle d’approche, de la composition précise de l’objet, de la nature du sol sous le point d’impact. Il est probable que tout le monde ne sera pas tué. Mais la plupart des gens, sans doute. Ce sera de toute manière terrible, mais il est impossible de dire dans quelle mesure. Quiconque fait des promesses concernant l’après est un menteur et un voleur.
À mon retour chez moi, une épaisse enveloppe jaune est coincée entre la porte et l’écran-moustiquaire, si bien que quand je tire ce dernier le paquet tombe sur le perron avec un choc sourd. Je m’accroupis, déchire l’enveloppe d’un doigt et en sors une chemise en carton, bien remplie, portant ce tampon : Dossier de la police d’État du New Hampshire : Brett Alan Cavatone (retr.).
« Merci, Trish », dis-je dans un murmure avant de me tourner vers l’est, dans la direction de School Street, pour lui envoyer un salut réglementaire, aussi doucement que si je lui envoyais un baiser.
En entrant, je referme soigneusement ma porte, car je ne voudrais pas que son claquement réveille Houdini qui ronflote sur le canapé, roulé en boule, la gueule enfoncée dans son flanc tiède. À la cuisine, j’allume trois bougies et je me fais du thé. Le dossier de police est rédigé dans le style concis qui caractérise ce genre de rapport : une nouvelle écrite dans cette prose institutionnelle qui évoque les grésillements d’un talkie-walkie. Le sujet est évoqué partout sous le nom de O. Cavatone. « O » comme « officier ». L’O. Cavatone est sorti de l’académie militaire à telle date. À telle date, il est affecté à la troupe D de la division de la police d’État, au rang de trooper I ; puis transféré dans le Nord, dans la troupe F ; reçoit des félicitations lors d’une petite cérémonie pour avoir sauvé la vie d’une victime d’accident de la route ; est promu trooper II. Prises ensemble, ces pages évoquent une carrière admirable et rectiligne : pas une citation à comparaître, pas un avertissement, pas une tache pour ternir le dossier.
« La médaille du gouverneur, me dis-je tout bas à moi-même en tournant une page, avec un hochement de tête appréciateur. Très bien, O. Cavatone. Félicitations. »
À la moitié de la quatrième page, les brèves informations factuelles cèdent la place à un long paragraphe qui décrit de manière détaillée un incident en particulier. Cela commence par le rapport d’arrestation : quatre suspects arrêtés pour effraction. Le lieu est un abattoir géré par une exploitation laitière appelée Blue Moon, près de Rumney. La mission apparente des présumés coupables était d’installer clandestinement du matériel d’enregistrement vidéo, mais ils ont déclenché par mégarde une alarme et ont été appréhendés alors qu’ils fuyaient les lieux. Ils ont alors expliqué à l’officier qui avait procédé à l’arrestation – l’O. Cavatone – que leur action avait pour but de rassembler des preuves que le bétail était traité de manière inhumaine et contraire aux normes sanitaires ; de « provoquer horreur et outrage, dit le rapport, envers Blue Moon en particulier et les pratiques agricoles américaines en général ».
Ça me rappelle quelque chose, cette histoire d’abattoir. Je me lève pour faire un peu les cent pas dans la cuisine sombre, espérant stimuler ainsi ma mémoire. D’après la date portée dans le dossier, cela s’est passé il y a deux ans et demi. J’ai dû en lire le récit dans le Monitor, à moins que nous ayons étudié le cas à l’école de police. Un crime d’un genre intéressant, une catégorie de motivations inhabituelle dans cette partie-ci du monde : la provocation politique, des étudiants en cagoule et foulards tie-and-die, posant des caméras vidéo.
Houdini murmure dans son sommeil et grogne un peu. Je bois une petite gorgée de mon thé. Il est froid. Je reprends le dossier, lis les noms des personnes appréhendées, dont toutes ont été condamnées pour effraction, plus activité criminelle pour d’eux d’entre elles. Marcus Norman, Julia Stone, Annabelle Demetrios, Frank Cignal.
Je relis ces noms, les scrute en tambourinant du bout des doigts. Pourquoi le dossier de l’O. Cavatone comprend-il un rapport détaillé sur cette affaire-là en particulier, pourquoi un paragraphe entier sur l’arrestation, alors qu’il a dû en mener à bien des centaines au cours de ses vingt-six ans de carrière ?
Il s’avère que la réponse n’est pas difficile à trouver. De fait, elle est surlignée – littéralement surlignée, au Stabilo, à la page suivante.
« Les charges contre les suspects ont été annulées, l’O. Cavatone ayant omis à plusieurs occasions d’apporter un témoignage approprié. »
L’incident Blue Moon est le dernier du dossier Brett Cavatone. Ensuite, plus rien : pas d’informations sur son départ, aucun rapport sur une mise à pied ou une retraite anticipée. Le reste de l’histoire, je le connais déjà, plus ou moins : Brett quitte la police d’État quelques mois plus tard, à l’âge de trente ans, et s’en va travailler dans la pizzeria de son beau-père. Après quoi, il y a trois jours de cela, il disparaît.
Je me lève et m’étire, le corps entier endolori jusqu’aux os. Mon corps réclame du sommeil à grands cris – du sommeil ou du café. J’ai un battement sourd dans la tempe, et c’est seulement en élevant un doigt vers le petit creux sous mon œil que je me rappelle avoir été attaqué à coups d’agrafeuse plus tôt dans la journée. Je déplace doucement Houdini pour m’allonger à côté de lui dans la pénombre, mais quelques minutes plus tard je suis à nouveau debout, en train de rouvrir le dossier, pour le relire, encore et encore, incapable de m’arrêter : le désir obsessionnel de découvrir quelque chose parle en moi comme les oiseaux du matin, ou comme une bande de gamins désobéissants.
« Je vais prendre le homard thermidor, déclare l’inspecteur Culverson.
— Y en a pas, réplique Ruth-Ann avec un soupir appuyé.
— Le coq au vin ?
— Non plus.
— Vous plaisantez.
— Désolée. »
Nous sommes en milieu de matinée le lendemain, un vendredi, et Culverson et Ruth-Ann se livrent à ce badinage que je trouve amusant d’habitude, mais aujourd’hui je tambourine des doigts sur la banquette et je me tortille avec impatience pendant qu’ils font leur numéro tous les deux. L’inspecteur McGully n’est pas encore arrivé, mais ça ne fait rien, c’est l’avis de Culverson que je veux.
« Bon, dis-je aussitôt que Ruth-Ann a tourné les talons pour regagner sa cuisine. Tiens, regarde. »
Je fais glisser le dossier vers lui. Pas tout, juste les deux dernières pages.
« Dis-moi ce que tu vois. »
Il déplie lentement ses lunettes. « C’est ton type qui a mis les bouts ? Le copain de ta baby-sitter ?
— Son mari.
— Ah, je croyais qu’ils n’étaient pas mariés.
— Tu veux bien te contenter de regarder ? »
Culverson soulève les pages et les lit en diagonale, ses lunettes perchées sur le bout du nez, pour arriver rapidement à la même conclusion que moi.
« On dirait bien qu’il s’est fait virer.
— Oui.
— Mais que quelqu’un ne veut pas le dire. »
Je souris largement.
« C’est ça ! Exactement.
— Mais qu’est-ce qu’il fabrique, McGully ? s’interroge Culverson en se redressant pour regarder vers la porte.
— Aucune idée, dis-je rapidement en tapotant le dossier. Mais la question est : pourquoi ? Pas vrai ? Pourquoi a-t-on viré ce mec ? D’accord, il ne se présente pas pour faire sa déposition.
— Bon. Mais on ne vire pas quelqu’un pour ça.
— Bon. » Une pause. Je respire à fond. « Mais s’il n’avait pas été en mesure d’y aller ?
— Comment ça ? Tu penses qu’il était alcoolo ? »
Ruth-Ann arrive avec deux bols de bouillie d’avoine.
« Le homard thermidor, dit-elle en en posant un devant moi. Et le coq au vin, ajoute-t-elle en donnant le sien à Culverson.
— Non, dis-je une fois qu’elle a tourné le dos. Non, pas alcoolo.
— Écoute, Stretch, si tu as eu une illumination et que tu veux la partager avec moi, ne tourne pas autour du pot. » Il coince sa serviette dans le col de sa chemise et l’étale sur son torse comme une serviette à homard. « Tu n’es peut-être pas au courant, mais la vie est courte.
— C’est Brett qui a inventé les noms des spécialités maison.
— Hein ?
— À la pizzeria. Rocky me l’a dit – Rocky c’est le boss, le beau-père. Il m’a dit ça. Brett quitte les troopers après son histoire à la ferme laitière, il va bosser dans le restau de son beau-père, et un de ses premiers boulots est de trouver des noms pour les spécialités. Il donne à toutes des noms de filles figurant dans des classiques du rock. Layla : un prénom rare et particulier. Hazel : rare et particulier. Sally Simpson : rare et particulier. Et puis… Julia. »
Il regarde mon doigt pointé, que j’ai posé sur le dossier, sur la liste des suspects. Marcus Norman, Julia Stone, Annabelle Demetrios, Frank Cignal.
« Palace.
— Sur tous les noms de filles qu’on trouve dans toutes les chansons du monde ?
— Palace !
— Et même, sur tous les noms de filles qu’on trouve dans les chansons des Beatles ? Pourquoi choisir Julia ? » Je tape du bout du doigt sur la page. « Pourquoi, à moins d’avoir une femme en tête ?
— Je ne suis pas très “Beatles”, me répond Culverson en touillant du miel dans son avoine. Tu n’aurais pas plutôt des indices liés à Earth, Wind and Fire ?
— Allez, quoi, Culverson.
— Je te taquine.
— Je sais. Mais tu crois que ça se tient ?
— Franchement ? Non. » Il me décoche un grand sourire. « Tu es parti te promener, mon jeune ami. Tu t’es tellement éloigné des preuves disponibles que tu as beau être une grande perche, je ne te vois même plus à l’horizon. »
Je croise les bras.
« Peut-être. N’empêche que j’ai raison.
— C’est possible. »
Culverson est l’être vivant que je connais depuis le plus longtemps, excepté ma sœur. Il y a longtemps, quand j’étais encore enfant, c’est lui qui a élucidé le meurtre de ma mère.
« Et, oh, tu sais quoi ? ajoute-t-il. Le monde est sur le point de sauter. Alors, fais-toi plaisir. Tu as une dernière adresse connue pour la jeune Julia ?
— Oui, dis-je en tapant de nouveau du doigt sur le dossier. Durham.
— Durham ?
— Oui. Au moment de l’incident, elle était en troisième année à l’université du New Hampshire. À Durham.
— Donc, sa dernière adresse connue se trouve en République libre. Tu serais prêt à aller faire du porte-à-porte là-bas ?
— Non. Enfin, peut-être. » Je crispe la mâchoire, dents serrées. Le plus dur est devant moi. « En fait, je connais quelqu’un qui pourrait nous aider. »
Culverson hausse les sourcils.
« Ah oui ? Qui donc ? »
Sauvé par le gong. Le carillon de la porte retentit, et McGully entre avec une vieille valise Samsonite, tel un VRP en goguette. Nous le regardons, Culverson et moi, et Ruth-Ann lève les yeux derrière son comptoir, pour observer le vieux McGully avec sa valise et ses bottes. Personne ne dit mot. Ça y est, voilà, c’est comme s’il était déjà parti : sous nos yeux, il passe de la couleur au noir et blanc. Il reste à la porte du restaurant, dans la petite entrée à côté de la caisse où sont encore accrochées des photos du proprio, Bob Galicki, serrant la main de diverses personnalités politiques, et où il y a un distributeur de chewing-gums à l’ancienne. Les chewing-gums sont partis depuis longtemps ; le globe de verre, brisé depuis longtemps aussi.
Culverson s’adosse à sa banquette ; McGully nous regarde fixement en silence.
« Bon Dieu, souffle Culverson. Tu vas où ?
— La Nouvelle-Orléans. Je vais partir à pied le long de la 95 en attendant de trouver un bus qui descende vers le sud. »
Culverson hoche la tête. Je reste muet. Que dire ? À la périphérie de mon champ de vision, Ruth-Ann se tient raide comme un piquet derrière son comptoir, pichet à la main, les yeux rivés sur McGully à la porte.
« Tu l’as dit à Beth ? s’enquiert Culverson.
— Bah, non. » McGully nous montre un instant son sourire de singe, très vite, puis regarde par terre. « Je lui ai dit plein de fois qu’on devrait se tirer d’ici, vous savez, qu’on devrait changer d’air, mais elle est… installée, vous voyez ? Elle ne veut pas quitter la maison. C’est là que sa mère est morte. »
Il lève la tête, puis la rebaisse, marmonne dans le col de sa chemise.
« Enfin, je lui ai laissé un mot. Un petit mot.
— Hé, McGully… dis-je – mais il me coupe la parole.
— Non, toi, tais-toi.
— Quoi ? »
Et soudain il se met à me crier dessus, furieux, en s’approchant de moi à grands pas.
« T’es vraiment un gamin, tu le sais, ça ? » Il se penche sur moi. Je me ratatine sur la banquette. « Dans ton petit univers bien rangé, avec tes petits carnets, les bons et les méchants. C’est fini, tout ça, mon pote. Terminé.
— Du calme, fait Culverson en se levant à demi, allez, du calme, quoi. »
Mais McGully me brandit son index sous le nez.
« Attends un peu qu’il n’y ait plus d’eau. Attends, tu verras. » Il grogne maintenant, montre les dents. « Tu penses que ce flic est un méchant, ton disparu ? Et moi, tu crois que je fais partie des méchants aussi ?
— Je n’ai pas dit ça… »
Il ne m’écoute pas. Ce n’est même pas à moi qu’il s’adresse, pas vraiment.
« Attends un peu qu’il n’y ait plus d’eau au robinet. Là, tu vas en voir, des méchants. OK ? »
Il est écarlate, le souffle court. Je commence par me taire, mais visiblement il attend une réponse.
« OK.
— OK, le petit malin ?
— OK. »
Je croise son regard et il hoche la tête, s’écarte un peu de moi. Personne ne dit plus rien. Ses semelles grincent sur le lino lorsqu’il s’en retourne, et Ruth-Ann désapprouve d’un claquement de langue les marques qu’il laisse au sol. Puis la porte carillonne, et le voilà parti. En fuite. Nous nous regardons pendant une demi-seconde, Culverson et moi, après quoi je me lève, laissant ma bouillie d’avoine intacte sur la table.
« Alors, fait Culverson à mi-voix. La fac du New Hampshire, donc ?
— Ouais. Juste une journée, je pense. Le temps de faire l’aller-retour. »
Il hoche la tête.
« Je vois.
— Le seul souci, ce sont les gamins. »
Je lui parle alors de Micah et d’Alyssa, de l’histoire du sabre, et il me répond « d’accord, pas de problème », me dit qu’il va tâcher de s’en occuper. Nous discutons à voix basse, prudemment, sans trop bouger, car l’énergie rageuse de McGully vibre encore dans la pièce.
J’arrache la page idoine de mon cahier, et Culverson la fourre dans sa poche de poitrine.
« Vas-y, Henry. Va résoudre ton affaire, me dit-il. Et fais ça bien. »
Je reste assis sur mon banc d’arrêt de bus, en face de la friperie Next Time Around, pendant trente secondes, une minute peut-être, afin de rassembler mon courage. Puis je me lève, traverse la rue d’un pas décidé, et frappe à la porte.
Personne ne vient m’ouvrir. Je reste planté là comme un idiot. Quelque part, plus loin dans Wilson Avenue, résonne un bruit à la fois sonore et assourdi, comme si quelqu’un entrechoquait deux couvercles de poubelle en métal. Je frappe de nouveau, plus fort cette fois, assez fort pour secouer la vitre de la porte. Je sais qu’ils sont là. Je suis en train de me pencher pour tâcher de regarder à travers le voilage lorsqu’on ouvre brutalement : c’est le gros jeune homme aux cheveux gras, coiffé d’un bonnet de laine malgré la chaleur.
« Ouais, grogne-t-il. Quoi ?
— Je m’appelle Henry Palace… »
Et sans me laisser terminer ma phrase, Nico déboule et bouscule le corps voûté du type pour me sauter au cou et me serrer comme une folle.
« Henry ! Mais qu’est-ce que tu fais là ? »
Heureuse, souriante, elle recule d’un pas pour mieux me voir puis me serre de nouveau dans ses bras. Moi aussi, je la regarde, je l’observe un bon coup, ma frangine : elle porte un maillot de corps d’homme et un pantalon de treillis camouflage, et une clope American Spirit lui pend du bec tel un bâton de sucette. Ses cheveux ont été coupés court, un peu n’importe comment, et teints en noir ; le changement est spectaculaire et tout à fait catastrophique. Mais ses yeux, eux, n’ont pas changé : ils sont toujours brillants, malicieux et pleins d’intelligence.
« Je le savais ! me dit-elle en levant la tête vers moi, toujours un grand sourire aux lèvres. Je le savais, qu’on se reverrait ! »
Je ne réponds pas, je souris, et je jette un regard derrière elle, vers la pièce encombrée, les portants à roulettes et les caisses remplies de vêtements, les mannequins disposés dans toutes sortes de poses obscènes. Il y a là un homme endormi par terre, torse nu, entortillé dans ses draps, ainsi qu’une femme assise en tailleur qui se tire les cartes. Un ersatz de table – une planche de contreplaqué posée sur deux tréteaux, jonchée de papier à dessin et de vieux journaux. Il règne dans la boutique une odeur de moisi, de cigarettes et de sueur. Le petit gros à bonnet de laine se penche par-dessus le corps du dormeur pour attraper un bec Bunsen et allume sa cigarette à la flamme bleue.
« Alors, quoi de neuf ? me demande Nico. Qu’est-ce que tu veux ? »
Ce que je veux, subitement et farouchement, c’est sortir ma sœur de ce squat immonde, l’en extraire comme ces détectives privés qui sauvent des jeunes d’une secte et les ramènent à leurs parents. Ce que je veux, c’est lui dire qu’il faut qu’elle se tire de ce… cette… ce dortoir, cette auberge espagnole, ce magasin sordide où elle a décidé de passer les derniers jours de l’histoire de l’humanité, au lit avec ce ramassis de théoriciens du complot infestés de vermine. Ce que je veux, c’est qu’elle renonce aux fantasmagories qui gouvernent ses actes en ce moment, et qu’elle vienne vivre là où je peux la voir. J’ai envie de lui hurler que, nom de Dieu, elle est tout ce qui me reste, elle est la seule personne en vie qui soit encore un peu à moi, et que ses décisions malavisées me désolent autant qu’elles me mettent en rage.
« Hen ? » fait Nico en tirant sur sa cigarette avant de souffler sa fumée par le nez.
Je ne dis rien de tout cela. Non, je lui souris.
« Nico. J’ai besoin de ton aide. »