Samedi 21 juillet
Ascension droite : 20 03 13,8
Déclinaison : – 60 44 02
Élongation : 139,9
Delta : 0,844 ua
C’est en cherchant la femme que je trouverai l’homme.
Culverson a raison. Voyons les choses avec objectivité : mon plan est pour le moins tiré par les cheveux. C’est un plan de débutant ou d’imbécile heureux : aller chercher quelqu’un pile à l’endroit de Nouvelle-Angleterre où localiser qui que ce soit est certainement le plus difficile. Une femme dont je n’ai aucune description physique, rien qu’un âge approximatif et une adresse périmée. Et pourquoi ? Parce que cette femme a peut-être, ou pas, eu une liaison il y a deux ans avec le bonhomme que je recherche en ce moment.
Et le plus beau, c’est que McGully aussi a raison – cela ne m’échappe pas. Il y a une facette de mon caractère qui a tendance à se jeter sur un problème difficile mais potentiellement soluble, plutôt qu’affronter le vaste problème insoluble qui serait la seule chose que je verrais, si je levais le nez – au sens propre comme au figuré – de mes carnets bleus. Je pourrais être en train de faire un million de choses, plutôt que des heures sup’ pour résoudre tout seul un abandon de domicile et tâcher de consoler le cœur brisé de Martha Milano. Et pourtant, c’est ce que je fais. C’est ce qui a un sens pour moi, et ce depuis longtemps. Une grande partie des dangers et du déclin que connaît le monde actuel n’étaient pas inéluctables, mais découlent du fait que tout le monde, dans sa terreur, fuit toutes ces choses qui ont un sens depuis toujours.
Voilà en tout cas le genre de pensées que j’ai en tête, et c’est ce que je me dis en ce moment même, alors que je prends la route pour Durham, préférant pédaler de nuit, en direction du sud-est sur la route 202 avec ma foldingue de sœur comme acolyte, propulsé par un mélange d’instinct et de pifomètre. Durham n’est qu’à un peu plus de soixante bornes de Concord : un trajet facile à couvrir à vélo lorsqu’il n’y a aucune circulation et que l’on roule par un temps d’été très doux, parmi les trilles des oiseaux nocturnes. Parfois Nico roule devant, parfois je la double, et nous nous crions des blagues, des petites observations, nous nous enquérons l’un de l’autre :
« Ça va, toi ?
— Ouais, frangin. Et toi ?
— Oui oui. »
À un moment, les phares d’un bus apparaissent dans la nuit, évoquant un poisson-lanterne. Ils se rapprochent, passent à toute vitesse. Un bus de charité, roulant à je ne sais quel carburant trafiqué, bourré de passagers chantant et tapant dans leurs mains, le toit couvert de bagages sanglés en équilibre précaire : les voilà partis faire une BA quelque part au nom de Jésus. Nous regardons les feux arrière disparaître au loin vers l’ouest, et le spectacle autrefois familier de phares d’autobus sur une autoroute de nuit nous paraît aussi irréel que si un char d’assaut venait de passer.
Il y a bien longtemps que je n’ai pas mis les pieds à l’UNH, l’université du New Hampshire. J’y suis allé avant, au bon vieux temps, mais pas depuis Maïa, et pas non plus depuis la « révolution » pacifique de janvier, durant laquelle un groupe d’étudiants a viré l’équipe enseignante et le personnel, a pris le pouvoir sur le campus et l’a rebaptisé « République libre du New Hampshire ». Le projet, en principe, était de monter rapidement une société utopique où les participants volontaires pourraient passer la fin de leurs jours dans une harmonie communautaire avec leurs frères et sœurs, chacun mettant la main à la pâte, chacun respectant la liberté des autres de terminer leur vie comme bon leur semblait.
Nico, comme je m’en doutais, a déjà fait de nombreux séjours en République libre. Il s’avère même que son petit QG de Concord est une sorte de bureau satellite de la République libre. Et le plus important est ceci : elle prétend savoir exactement comment me faire entrer.
« Oh oui, m’a-t-elle dit avec un grand sourire, ravie d’être en possession de quelque chose dont j’avais besoin, quand je lui ai expliqué mon dilemme. Je connais l’endroit. Très bien, même. Je connais tous les rituels et les mots de passe. »
Et quand je lui ai révélé qui était le client, quand je lui ai dit que l’homme que je cherchais était l’époux de Martha Milano, cela a encore arrangé les choses : Nico s’est fait une joie de préparer ses affaires pour m’aider à m’orienter.
Il n’y avait qu’une condition – et c’est ce qu’elle m’a répondu, évidemment, elle a plissé les yeux façon gros dur de film de gangster pour me dire : « À une condition… » Après le voyage, une fois que j’aurais obtenu ce que je voulais, je devais lui promettre de l’écouter, pour qu’elle m’explique ce que ses copains et elle-même mijotaient.
« Pas de problème, tu penses ! », lui ai-je répondu.
Nous étions dans la friperie, vautrés dans deux fauteuils poire d’une saleté repoussante, parlant à voix basse.
« Je suis sérieuse, Hen.
— Eh bien quoi ?
— Je te connais : tu dis que tu vas écouter, mais quand on te parle tu es ailleurs dans ta tête, en train d’avoir une sorte de dialogue de flic compliqué avec toi-même à propos d’autre chose.
— C’est faux.
— Promets-moi juste que quand je t’expliquerai tout, tu m’écouteras avec un esprit ouvert.
— C’est promis, Nic. »
Voilà ce que je lui ai dit, tout en m’extrayant avec difficulté du fauteuil poire. Je l’ai même regardée dans les yeux pour bien lui montrer que je l’écoutais, elle, et non des voix dans ma tête.
Et maintenant, nous voilà en train de pédaler sur la 202, à travers les comtés boisés, au-delà de Northwood Center et de Northwood Ridge, bavardant parfois, chantant, ou filant simplement en silence, l’oreille écoutant au loin les bruits sourds de l’abattage des arbres que l’on coupe pour fournir du bois de chauffage. Cela a été plus dur pour Nico que pour moi, tout ce qui s’est passé, la série d’événements catastrophiques qui ont marqué notre enfance. J’avais douze ans et elle six quand notre mère a été assassinée sur le parking d’un Market Basket, que notre père s’est pendu avec un cordon de rideau, et qu’on nous a envoyés vivre chez notre grand-père sévère et indifférent.
J’aurais bien du mal à démêler ces trois traumatismes successifs et liés, à les séparer pour déterminer lequel m’a le plus affecté. Je peux cependant affirmer sans me tromper que, pour douloureux que tout cela ait été pour moi, cela a balayé ma sœur comme un tsunami – cela lui a enfoncé la tête sous l’eau sans qu’elle puisse jamais reprendre son souffle. À six ans, elle était un petit diamant scintillant : agile d’esprit, impatiente, curieuse, vive, adaptable. Puis est arrivée cette immense vague de chagrin, qui l’a renversée, entraînée, emplie de douleur comme l’eau envahit les poumons d’un homme qui se noie.
Quelque part à l’est d’Epsom, Nico commence à chanter, un air que je reconnais immédiatement comme étant de Dylan, sauf que je n’arrive pas à retrouver quelle chanson ; et c’est étrange, quand on y pense, qu’elle puisse en connaître une mieux que moi. Mais ensuite, elle arrive au refrain et je me rends compte que c’est « One Headlight », un morceau du fils de Dylan.
« J’adore cette chanson, dis-je. C’est à cause de Martha que tu la chantes ?
— Hein ? Pourquoi ? »
Je me rapproche pour pédaler à ses côtés.
« Tu ne te rappelles pas ? Ce printemps-là, elle l’écoutait en boucle.
— Ah bon ? Parce qu’on la voyait à l’époque ?
— Tu plaisantes ? Elle était tout le temps avec nous. Elle nous préparait le dîner tous les soirs. »
Nico détourne la tête, hausse les épaules. Lorsque nous évoquons cette sinistre période de notre mémoire commune, nous l’appelons invariablement ce printemps-là, plutôt qu’employer la formulation encombrante qui serait plus adéquate : « les cinq mois qui se sont écoulés entre la mort tragique de maman et celle de papa ».
« Sérieusement, tu ne t’en souviens pas ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— À moi, rien. »
Elle donne un bon coup de pédale pour se propulser en avant, reprend la tête, et se remet à chanter. « Me and Cinderella, we put it all together… » Houdini est dans la remorque accrochée à mon vélo, couché sur nos affaires, et il halète, plein de joie, sa drôle de petite langue rose savourant la brise.
Il est minuit passé lorsque nous atteignons l’India Garden, le restaurant immonde situé juste à la sortie du campus, qui est, allez savoir pourquoi, l’endroit que Nathanael Palace a choisi pour déjeuner lorsque j’étais élève de première et que nous sommes venus visiter les lieux. Un éclairage tamisé et bariolé à la fois, des employés indifférents ; de copieuses portions d’une nourriture à peine mangeable, à la texture étrange, et bien trop épicée. De toute manière, je n’avais aucune intention d’user mes culottes sur les bancs de l’université du New Hampshire. Pour entrer dans la police de Concord, il suffisait de valider soixante heures de cours dans l’enseignement supérieur, et c’est donc ce que j’ai fait : soixante heures et pas une de plus à l’Institut de technologie du New Hampshire, et en route pour l’académie de police. Je me disais que mon grand-père serait fier un jour, une fois que je serais en poste, mais le temps que j’obtienne mon diplôme il était déjà mort.
Nico et moi mettons nos vélos sur béquille et errons dans le restaurant abandonné, tels des visiteurs venus d’une autre planète. L’enseigne a été arrachée, les fenêtres et la porte fracassées à l’aide d’un objet contondant, mais l’intérieur est intact, préservé comme pour être exposé dans un musée. De longues rangées de poêlons sous des lampes à infrarouge depuis longtemps refroidies, des tables rectangulaires et banales. L’odeur n’a pas changé non plus : curcuma et cumin, et un faible remugle de vieille serpillière montant du sol en lino. La caisse, par miracle, contient encore de l’argent : quatre billets de 20 dollars ramollis. Je les palpe entre le pouce et l’index. Des morceaux de papier sans valeur ; de l’histoire ancienne.
Houdini s’est endormi dans la remorque, niché entre mes bouteilles d’eau, mes sandwiches au beurre de cacahuète, mes barres énergétiques et ma trousse de premiers secours, les paupières frémissantes, respirant doucement, comme un enfant. Je l’en sors et le dépose avec précaution sur un lit de sacs de riz vides. Nico et moi déroulons nos sacs de couchage et nous installons par terre.
« Au fait, elle te paie combien pour le job ? me demande ma sœur.
— Quoi ? »
Je sors le petit Ruger de ma poche de pantalon et le dépose à côté de mon tapis de sol.
« Martha Milano. Elle te donne quoi pour retrouver son bon à rien de mari ? »
Je hausse les épaules, me sens rougir.
« Bah, je ne sais pas, rien… En fait, c’est juste que… Il lui avait promis de rester jusqu’au bout avec elle. Elle est dans tous ses états.
— T’es vraiment couillon, me répond Nico, et malgré la nuit je sais qu’elle sourit, je l’entends dans sa voix.
— Je sais. Bonne nuit, Nic.
— Bonne nuit, Hen. »
Le drapeau de l’État du New Hampshire ne flotte plus au-dessus de Thompson Hall, on l’a remplacé par un autre. Celui-ci représente un astéroïde stylisé, gris acier et étincelant, traversant le ciel en laissant une longue traînée étoilée semblable à une cape de super-héros. Cet astéroïde, toutefois, fonce non pas vers la Terre mais vers un poing serré. Le drapeau est gigantesque, c’est en fait un drap de lit peint, qui claque avec entrain dans le vent d’été.
« Tu n’aurais pas dû venir en costard, me répète Nico pour la troisième fois de la matinée.
— C’est tout ce que j’ai emporté. Ça ira très bien. »
Nous sommes en train de gravir la longue colline couverte de sanguinelle et de romulée rose, dirigeant nos pas vers l’altière façade de Thompson Hall. Houdini trotte à nos côtés.
« On se rend dans une société utopique, fondée par des étudiants hyperintellectuels. On est en juillet. Tu aurais dû mettre un short.
— Ça ira très bien, je te dis. »
Nico prend un ou deux pas d’avance sur moi et lève une main pour saluer les deux jeunes femmes – jeunes filles, plutôt – qui descendent les marches du bâtiment pour venir à notre rencontre. L’une est une Afro-Américaine à la peau claire avec des tresses couchées, un pantalon corsaire vert et un tee-shirt de l’UNH. L’autre, une fille au teint pâle, menue, en robe d’été, les cheveux attachés en queue-de-cheval. À notre approche, une fois passé le mât du drapeau, elles braquent sur nous des fusils.
Je m’immobilise.
« Salut, leur lance Nico, aimable et tranquille. Pas sur un boum…
—… sur un murmure »,[1] enchaîne la fille en robe d’été – et sur ces mots, les canons s’abaissent.
Ma sœur me fait un clin d’œil rusé, presque imperceptible – oui, elle connaît les rituels et les mots de passe –, et je soupire de soulagement. Cet instant de péril a complètement échappé à mon vaillant protecteur : Houdini est occupé à renifler le sol et à arracher des touffes d’herbes sauvages avec ses dents.
« Dis donc, on se connaît ! lance la fille blanche et menue à Nico, qui sourit.
— Tout à fait. Tu t’appelles Beau, c’est bien ça ?
— Ouais. Et toi, tu es Nico. La copine de Jordan. Tu étais là quand on a installé la serre.
— C’est bien ça. Et alors, elle marche, cette serre ?
— Comme ci, comme ça. La beuh pousse super bien, mais les tomates ne veulent pas prendre. »
La Noire et moi, pendant cet échange, nous regardons et nous sourions gauchement, tels des invités à un cocktail qui ne se connaissent pas. Nous ne sommes pas seuls, ai-je remarqué : perchés sur le mur de pierre qui part du côté droit du bâtiment, il y a deux garçons, tout en noir, le bas du visage caché par un foulard. Ils sont allongés au sommet du mur, détendus mais attentifs, comme des panthères.
« Tu es de surveillance, maintenant ? demande Nico à Beau.
— Eh oui. Au fait, je vous présente ma chérie, Sport.
— Salut », nous lance l’autre fille.
Nico lui adresse un sourire chaleureux.
« Et lui, c’est Hank. »
Nous échangeons des poignées de main.
« Bon, désolée, dit ensuite Beau en s’avançant.
— Pas de problème », la rassure Nico.
Et elles nous palpent de haut en bas, l’un après l’autre, une fouille rapide et sommaire. Elles ouvrent le lourd sac de sport que Nico a apporté avec elle, jettent un coup d’œil à l’intérieur, puis remontent la fermeture Éclair. Pour ma part, je suis venu les mains vides : je n’ai que deux carnets bleus dans la poche intérieure de ma veste. Nico m’a fortement incité à laisser le pistolet au restaurant.
« Pourquoi es-tu habillé comme ça ? », me demande Sport.
Je baisse la tête, puis la relève.
« Euh, je ne sais pas. »
Je perçois physiquement l’agacement qui émane de Nico.
« Il est en deuil, dit ma sœur. Il porte le deuil du monde.
— C’est bon, vous êtes clean, intervient gaiement Beau. Comme vous le savez.
— Oh, qu’il est mignon ! s’exclame Sport en se baissant pour caresser le chien. Il est de quelle race ?
— C’est un bichon frisé.
— Trop mignon », insiste-t-elle, et j’ai l’impression que nous avons basculé dans une autre dimension : nous sommes des gens simplement réunis devant un campus. Pelouse verte, ciel bleu, chien blanc, un groupe d’amis. L’inspecteur McGully a déjà fait des remarques sur le temps sublime que nous avions cet été. Il appelle ça « un temps casse-burnes », parce que « ça, c’est Dieu qui nous donne un grand coup de pied dans les couilles ».
Ce bon vieux McGully, me dis-je au passage. Et dire qu’il est parti.
Les gars allongés sur le mur ne nous sont pas présentés, mais leur attitude et leur manière de se tenir me sont familières ; c’est le genre de jeunes hommes que l’on voyait auparavant au journal du soir, filant dans les rues des villes dans des nuages de gaz lacrymogène, manifestant contre les rencontres internationales des organisations financières. Ces deux-là ont l’air calmes et maîtres d’eux-mêmes, ils laissent pendre leurs jambes le long du mur de pierre de l’université, se passent une cigarette ou un joint, le torse barré d’une ceinture de munitions, à l’oblique, comme une ceinture de sécurité.
« Bon, alors, dit Nico. Hank m’accompagne, juste pour la journée. Il cherche quelqu’un.
— Ah, fait Sport. En fait… »
Elle se tait, se crispe, et jette un regard à Beau, qui fait non de la tête.
« Toi, ça va, tu es déjà venue, dit cette dernière à Nico. Mais malheureusement, ton ami va devoir être mis en quarantaine.
— En quarantaine ? »
En quarantaine ! Il ne manquait plus que ça.
« C’est un nouveau système », explique Beau.
Elle a beau être une petite femme avec une petite voix, il est clair qu’elle n’est pas timide. Au contraire, quelque chose en elle vous intime de l’écouter avec attention.
« C’est Comfort qui a lancé l’idée, mais elle a été validée par un vote du Grand Groupe. Pendant la quarantaine, les nouveaux venus sont informés du fonctionnement de notre communauté. Dépouillés de leurs vieilles idées sur la vie individualiste, et de leurs effets personnels par la même occasion. » Elle est lancée, et on sent bien qu’elle récite un discours préparé. « En quarantaine, les nouveaux apprennent comment tout se passe en République, et à faire passer les besoins de la communauté avant les leurs propres.
— C’est qu’on a eu beaucoup de gens qui se sont pointés comme ça, sans prévenir », précise Sport sur un ton plus détendu.
Beau se renfrogne : elle préférait son explication officielle.
« Quel genre de gens ? Des flics infiltrés ? Des informateurs ? s’enquiert Nico.
— Ouais. Mais aussi, vous voyez… n’importe qui, quoi.
— Et donc, reprend Beau, en quarantaine, on apprend que la République est un système de responsabilités et pas seulement de privilèges. Que l’utopie pour soi tout seul, ça n’existe pas – ça doit être une utopie pour tous. »
Sport hoche la tête avec solennité et murmure la phrase en écho : « L’utopie pour soi tout seul… »
D’accord, me dis-je. Pigé. Arrêtons de tourner autour du pot.
« Et ça dure combien de temps, cette quarantaine ?
— Cinq jours. »
Sport a une grimace d’excuse.
Bon sang. Julia Stone est là, quelque part, j’en suis certain, assise entre les colonnes doriques d’un autre bâtiment universitaire, la lourde tête de Brett Cavatone posée sur ses genoux. Dans cinq jours, qui sait ? Je lance un regard à Nico : elle paraît toujours tranquille, tout sourire, mais je lis un malaise dans ses yeux. Cette histoire de quarantaine la surprend autant que moi.
« Mais c’est facile, plaide Sport. Sérieusement. Ça se passe à Woodside Apartments, la grande résidence universitaire, de l’autre côté de Wallace Street, vous voyez ? Et pour ce qui est de renoncer à ses biens matériels, vous pouvez garder ce qui est hyperpersonnel. Les photos de famille et tout ça.
— En fait, plus maintenant, la corrige Beau.
— Ah bon ?
— Oui. Comfort vient de le décider.
— Quand ?
— Hier.
— Je ne savais même pas qu’ils devaient en parler en comité.
— Si. Plus d’objets personnels ou à valeur sentimentale. C’est rétro. »
Elle prononce ce dernier mot, rétro, avec une emphase délibérée et significative, comme s’il avait été isolé de la langue et doté d’un sens tout neuf, uniquement accessible à ceux qui ont subi cinq jours de quarantaine dans les piaules de Woodside Apartments. Je lève les yeux vers le drapeau, le drap qui claque au vent, l’orgueilleuse bannière d’Astéroïde-land.
« Allez, quoi ! fait Nico. Henry ne va pas mettre le bazar. On ne peut pas lui donner un laissez-passer ?
— Un tampon sur la main ? » dit Sport, mais son rire est ténu.
Beau, elle, demeure impassible.
« Non, lâche-t-elle, et sa main retombe sur la crosse de son arme. La quarantaine est une règle très stricte.
— Mais hier… commence Sport.
— Ouais, je sais, la coupe Beau, et ils se sont fait bien emmerder pour ça.
— C’est vrai, c’est vrai. »
Sport regarde Beau, et Beau jette un regard par-dessus son épaule aux espèces de Black Blocs qui nous observent depuis le mur comme deux corbeaux. Elle est jolie, leur société utopique où tout le monde surveille tout le monde, me dis-je.
« Écoutez… »
Là, Nico pivote d’un quart de tour vers moi et me regarde fixement, juste un instant, le temps qu’il lui faut pour me dire très clairement, avec ses yeux et ses sourcils, de la boucler. J’obéis. C’est pour ça que je l’ai amenée, alors autant que je la laisse faire ; ici au moins, elle est dans son élément.
« Bon, je peux être complètement franche avec vous ? Cette fille que cherche Henry… sa mère est malade. Mourante. »
Beau ne répond rien, mais Sport pousse un sifflement léger.
« C’est dur. »
J’embraye en suivant l’inspiration de Nico.
« Oui, dis-je doucement. Un cancer.
— Tumeur au cerveau », renchérit ma sœur.
Les yeux de Sport s’agrandissent. Beau garde les doigts sur la crosse de son arme.
« C’est ça, une tumeur. Un chordome, pour être précis. À la base du crâne. Et comme c’est le bazar dans les hôpitaux, avec tous les médecins qui sont partis, il n’y a pas grand-chose à y faire. »
Je pense à McGully, évidemment, avec ses grandes mains qui dansent : six mois à vivre… tsin tsiiin ! C’est notre grand-père qui avait un chordome, en fait ; on en voit surtout chez les patients en gériatrie, mais il n’y a sans doute pas grand-monde pour le savoir ici.
Le regard de Sport passe de moi à Beau, qui secoue la tête.
« Non. Impossible.
— Tout ce qu’il a à faire, c’est la trouver, insiste Nico d’une voix douce. Prévenir cette fille que sa mère est malade, au cas où elle voudrait lui dire au revoir. C’est tout. Mais si ce n’est pas possible, on comprend.
— Ce n’est pas possible », répète immédiatement Beau.
Sport se tourne vers elle.
« Allez, sois sympa, quoi.
— Je ne fais que suivre les règles.
— Imagine, si c’était ta mère.
— Bon vous savez quoi ? Merde. »
Après cette phrase abrupte, Beau rejoint les marches d’un pas furieux et s’assoit pour bouder pendant que Sport s’approche des deux types sur le mur, chuchote quelque chose à celui qui tient la cigarette, la lui prend des mains en plaisantant. Ils rient avec elle – l’un essaie de lui reprendre la cigarette, l’autre hausse les épaules et se détourne. Beau fait toujours la tête sur les marches. Ce n’est qu’une bande de gamins, tous autant qu’ils sont : des jeunes qui font les andouilles, flirtent entre eux, se disputent, fument, et gèrent leur petite principauté.
Sport revient vers nous en trottinant, lève discrètement les deux pouces, et je souffle enfin ; du coin de l’œil, je vois Nico sourire. Nous avons quatre heures, nous informe la jeune femme, et pas une de plus.
« Et vous repassez par ici. D’accord ? Seulement par cette sortie.
— Entendu, dis-je.
— Merci, ajoute Nico.
— Elle, euh… » Sport incline la tête en direction de Beau. « Elle a avoué à sa mère qu’elle préférait les filles. À cause de l’astéroïde. Le moment de tout se dire, pas vrai ? Et sa mère lui a répondu qu’elle grillerait en enfer. Alors… je sais pas. »
Elle soupire.
Sport regarde avec amour sa chérie, qui est toujours assise sur les marches, son visage furieux tourné vers le ciel. Il y a des moments où je pense qu’au fond ça vaut mieux pour le monde, ce qui nous arrive. Je le pense sincèrement, que d’une certaine manière c’est mieux comme ça. L’un des types se laisse glisser du mur et s’approche lentement, maigre, avec des yeux de biche, son foulard noir noué lâchement autour du cou.
« Ouais, donc, quatre heures, mec. »
Il sent la cigarette roulée et la sueur.
« C’est ce que je leur ai dit, précise Sport.
— D’accord. Et pendant ce temps, on garde le chien. »
Le maigrichon tend les deux bras. Nico me regarde… je regarde Houdini. Je le soulève, lui caresse le cou, le serre contre moi pendant une longue seconde. Le chien me regarde dans les yeux, puis gigote pour chercher à redescendre. Je le pose par terre, et il se remet à mâchonner de l’herbe sous l’œil attentif de ses geôliers.
« Quatre heures », dis-je.
Nico reprend son sac de sport en bandoulière, et nous voilà fin prêts.
Une fois, au lycée, au cours d’une brève et malheureuse campagne pour attirer l’attention d’une fille « cool » qui s’appelait Alessandra Loomis, j’ai accompagné quelques amis à un festival organisé par la station de radio de Manchester Rock 101. Eh bien, c’est à cela que ça ressemble, ce que j’ai sous les yeux en ce moment, ce que je découvre depuis l’autre porte de Thompson Hall, avec vue sur la longue déclivité qui rejoint la pelouse principale. Un festival de musique, mais multiplié par dix : des tentes aux couleurs vives et des sacs de couchage partout, et par-ci, par-là d’énormes cartons d’expédition retournés et reconvertis en fortins décorés avec extravagance. De longues files de percussionnistes serpentent dans la foule, dansant en rythme, formant des cercles qui s’entrecroisent. Au centre de la pelouse s’élève une haute sculpture d’objets de rebut, peinte en couleurs fluo et pastel, dans laquelle on reconnaît des portières de voiture, des écrans d’ordinateur, des jouets et des morceaux d’aquariums. Des nuages de fumée de tabac et de marijuana s’élèvent, dérivant au-dessus des gens tels des signaux indiens. On dirait un concert, mais sans scène, sans groupe, sans électricité. Un concert qui n’aurait que le public, et auquel il manquerait le reste.
Nico n’avait pas tort. J’aurais dû mettre un short.
« C’est génial », murmure ma sœur.
Elle se penche en arrière, ouvre les bras et ferme les yeux pour inhaler tout cela : la fumée de marijuana, certainement, mais aussi l’ensemble. Et je m’étonne de ce que je ressens, confronté à cette scène énorme et chaotique : pas du tout ce que j’ai éprouvé autrefois, durant la longue heure de route de retour vers Concord après une journée au festival Rock 101, les oreilles encore bourdonnantes du rejet poli mais ferme d’Alessandra Loomis et des reprises tonitruantes de « Buckets of Rain » de Soundgarden.
Nous descendons lentement la pente et nous mêlons à la foule. Je dénoue ma cravate et m’en débarrasse. Nico éclate de rire.
« Bien joué, Starsky ! me lance-t-elle, narquoise. Tu vas passer incognito, maintenant.
— Tais-toi. Où est-ce qu’on va ?
— Faut qu’on trouve mon pote Jordan. Il a du courant, lui.
— D’accord. Et où est-il, Jordan ?
— Bâtiment Dimond. La bibliothèque. Du moins, si son comité est en séance. Suis-moi. »
Je la suis dans ce monde enchanté, trottant à quelques pas derrière elle tandis qu’elle trace sa route entre les tentes pleines et les fêtards. Nico s’arrête de temps en temps pour saluer des gens qu’elle connaît, passe la tête dans une tente pour embrasser une fille toute mince en minijupe, soutien-gorge de sport et superbe coiffe d’Indien à plumes.
À l’autre extrémité de la grande pelouse, la foule est plus clairsemée et nous prenons un étroit sentier sinueux qui s’enfonce dans un bosquet de jeunes aulnes. Au bout de quelques minutes de marche, le bruit des percussions et les chants s’estompent, et nous errons dans le campus, dépassant des édifices bas et anonymes en brique : les départements de géologie, de kinésiologie, de mathématiques. Une dizaine de minutes plus tard, nous ressortons sur une esplanade où il n’y a qu’un musicien, tout seul avec son djembé, en pantalon de survêtement et maillot des Brooklyn Dodgers. La plaque gravée sur une borne en brique indique : Arts du spectacle, et un panneau installé en bas des larges marches, entre les colonnes, annonce une conférence : « L’astéroïde comme métaphore : collision, chaos et perceptions de la ruine ».
Nico observe le panneau.
« C’est là qu’on va ? dis-je.
— Eh non.
— Et tu sais où on va ?
— Eh ouais. »
Nous reprenons notre marche. J’imagine maintenant Brett Cavatone traversant le campus avec ses gros brodequins de policier, cherchant Julia Stone comme je le fais en ce moment. Comment a-t-il franchi le barrage des gardes, je me le demande ? Si je devais deviner, je dirais que son stratagème a été plus musclé que le mien, plus direct. Il a dû observer le campus, choisir le moins bien défendu des divers points d’entrée, et employer une force supérieure mais non létale pour faire céder un de ces petits freluquets, en jouant les gros durs.
Je continue de suivre Nico, qui trimballe toujours son lourd sac de sport, de plus en plus loin dans ce campus qui me désoriente. Les allées tournicotent, les bois s’épaississent, puis se font de nouveau plus clairsemés. Sur un terrain de volley, devant le complexe sportif, je vois une rangée de jeunes à l’entraînement avec des baïonnettes de style guerre de Sécession : quelqu’un crie « Chargez ! » et ils partent en courant comme des dératés, leur arme tendue devant eux, puis s’arrêtent sur une ligne, rient, regagnent le point de départ.
Le sens de l’orientation de ma sœur m’inquiète de plus en plus chaque fois qu’elle s’arrête à une patte d’oie et se mordille un instant la lèvre avant de repartir.
« Là, attends ! Il y a un plan.
— Pas besoin. Je sais où je vais.
— Tu es sûre ?
— Arrête de me demander ça. »
De toute manière, ça n’a pas d’importance : quand je vais voir le plan de plus près, je découvre qu’il est couvert de graffitis imaginatifs. Tous les noms de lieux ont été barrés et remplacés par d’autres : « Perdition », « Villemort », « Repaire des Dragons ».
« Tout va bien, me rassure Nico en tournant à gauche d’une manière qui me semble tout à fait arbitraire, pour gagner une allée plus étroite flanquée d’un garde-fou léger. Allez viens. »
Nous franchissons un petit cours d’eau trouble et bouillonnant et dépassons encore un bâtiment, une résidence, d’où s’échappent une musique forte et lancinante ainsi que des gémissements modulés. Sur le toit, un homme, nu, fait de grands signes aux passants comme s’il se trouvait sur un char de parade.
« Mince alors ! dis-je. Qu’est-ce qu’ils font là-dedans ?
— Bah, tu sais… ils baisent, me répond Nico en baissant les yeux et en rougissant, ce qui ne lui ressemble pas.
— Ah. Bien sûr. »
Sur ce, Dieu merci, nous arrivons à destination.
En traversant la bibliothèque Dimond pour rejoindre l’escalier qui mène au sous-sol, je vois un garçon pâle penché sur un bureau dans un box de travail, buvant à petites gorgées dans un gobelet en polystyrène, entouré de livres. Il est en train de lire. Il a les traits tirés et une masse de cheveux gras. Par terre à côté de lui, un tas dégoulinant de sachets de thé usagés, et, tout près, un seau dont je me rends compte avec horreur qu’il est rempli d’urine. Le garçon a une haute pile de livres à sa droite, une autre à sa gauche : ouvrages à lire, ouvrages lus. Je m’arrête une seconde pour observer ce type, figé sur place mais animé par des actes minuscules : il murmure pour lui-même en lisant, bourdonnant presque comme un moteur électrique, les doigts tressaillant au bord des pages jusqu’au moment où, dans un mouvement bref et soudain, il les tourne, les rejetant de côté comme s’il ne pouvait pas consommer les mots assez vite.
« Allez viens », me dit Nico.
Et nous continuons d’avancer dans le couloir, dépassant encore quatre de ces boxes, chacun garni de son occupant silencieux et fébrile – lisant avec une ardeur frénétique.
Au sous-sol, Nico se faufile entre deux portes vertes marquées ENTRETIEN DES LIVRES et je l’attends à l’extérieur, jusqu’à ce qu’elle ressorte au bout d’un petit moment avec un type. Jordan, je présume. Pendant quelques secondes, avant que la porte battante ne se referme, j’entraperçois un vaste atelier dont les tables ont été repoussées sur les côtés, et des gens assis en tailleur par terre, en cercles concentriques. J’entends quelqu’un dire « Adopté, avec des réserves… », et les autres lèvent la main – ou plutôt les deux mains, paumes ouvertes –, puis plus rien.
« Alors voilà le frangin, hein ? fait Jordan en me tendant la main. Sérieux, je crois que c’est la première fois que je rencontre un flic en chair et en os.
— En fait… »
Je suis sur le point de préciser que je ne suis plus flic, mais il ne m’en laisse pas le temps.
« Dis-moi, ça fait quoi de foutre à quelqu’un une matraque dans le cul ? »
Je lui lâche la main.
« Sans blague, je veux savoir ! ajoute-t-il.
— Jordan, ne sois pas con », le gronde Nico.
Il la regarde : l’innocence incarnée.
« Mais quoi ? »
Moi, tout ce que je veux, c’est retrouver mon disparu. C’est tout. Jordan et Nico sont adossés au mur du couloir, et moi debout face à eux. Il est petit, avec un visage poupin, stupide, une paire de Ray-Ban remontée haut sur la tête. Nico sort une cigarette et il la regarde avec espoir, si bien qu’elle lui en allume une aussi, avec la même allumette.
« Alors comment ça se passe, l’autogestion ? lui demande-t-elle.
— C’est chiant. Débile. Ridicule. Comme toujours. (Il jette un œil vers la porte marquée ENTRETIEN DES LIVRES.) Aujourd’hui, c’est la politique d’immigration : savoir si on les prend ou on les jette, en gros. (Il a un débit rapide, tire de petites bouffées de cigarette entre ses phrases hachées.) L’ambiance est carrément au « on les prend », surtout maintenant, avec cette connerie de quarantaine. Et lui, comment tu l’as fait entrer, au fait ?
— On a raconté une histoire.
— Pas mal. »
Puis, à moi : « Comme ces fringues d’ailleurs. On dirait un croque-mort. »
Il n’arrête pas de déblatérer, excité, gonflé d’importance.
« Y en a pas beaucoup qui arrivent jusqu’ici. Les taupes des flics, je veux dire. Les gardes doivent faire un super boulot quand ils les chopent pour les emmener en camping. Ah, non pas en camping, pardon. En camp d’internement. Au temps pour moi. »
Il a un sourire grimaçant, puis s’étire le cou d’un côté et de l’autre, jusqu’à le faire craquer.
« Bon, qu’est-ce qu’il lui faut, au jeune homme ?
— Je cherche quelqu’un.
— On en est tous là, pas vrai ?
— Quelqu’un en particulier, crétin », intervient Nico avant de lui tirer la langue.
S’il s’avère que ma sœur a une liaison avec cette personne, il se peut que je le tue, le gars.
« Une ancienne étudiante d’ici, dis-je. Elle devait être en quatrième année l’an dernier, quand tout ce bazar s’est mis en place.
— Tout ce bazar ? » L’expression de Jordan se fait sérieuse. « Je vais te dire ce que c’est, ce bazar, Ducon. Ce bazar, c’est le point culminant de la civilisation. Compris ? C’est à ça que ça ressemble, la démocratie, la vraie, putain d’enfoiré de flic nazi ! »
Jordan me dévisage pendant que je cherche en vain une réplique cinglante, regrettant plus que tout au monde d’avoir besoin de l’aide de ce type-là en particulier… et là, il change d’expression, se détend, glousse comme une hyène.
« Je te faisais marcher, mon pote. » Il indique du geste la salle de réunion derrière lui.) « Ces cinglés vont rester encore trois quarts d’heure à s’engueuler sur le rationnement du PQ alors que le monde est sur le point de sauter. On fait pas plus débile, putain.
— Je vois, dis-je, en parlant lentement pour contrôler la colère dans ma voix. Si c’est ton opinion, pourquoi tu es encore là ?
— Pour les ressources. Pour le recrutement. Et parce que vois-tu, il se trouve que je sais que le monde ne va pas sauter. Hein, Nico ?
— Tout à fait.
— La femme que je cherche s’appelle Julia Stone. »
Je lui donne l’adresse que j’ai dans mon dossier : Hunter Hall, chambre 415.
« Elle n’est sûrement plus là, me répond-il. Personne n’est resté.
— J’y ai pensé. J’ai besoin de savoir où elle est partie.
— T’as une photo ?
— Eh bien non. »
Il pousse un sifflement, remue la tête, souffle un nuage de fumée.
« Eh ben dis donc, le flic frangin de Nico, ça va pas être facile. C’est le boxon, ici, tu sais. Je vais voir ce que je peux faire.
— D’accord. Combien de temps ? »
Je pense à Brett qui s’éloigne peu à peu, qui m’échappe dans le futur… je pense, aussi, aux quatre heures que m’ont accordées mes nouveaux amis à l’entrée de Thompson Hall. Le chien a déjà souffert assez longtemps.
« Combien de temps ? » Il se tourne vers Nico. « C’est comme ça qu’ils disent merci, les flics ?
— C’est pas vrai, t’es vraiment con ! dit-elle en riant et en le poussant un peu, une main sur son torse.
— Retrouve-moi à la cantine dans une heure et demie, me lance Jordan. Si j’ai rien d’ici là, c’est que c’est mort. »
Juste à côté de la bibliothèque Dimond se trouve un groupe de bâtiments résidentiels en forme de parenthèses, disposés autour d’une cour commune, où, en ce moment même, une douzaine de personnes s’adonnent à un jeu. Un jeune homme coiffé d’une sorte de chapeau melon secoue un gobelet en polystyrène avant de jeter un dé qui roule bruyamment sur le ciment, et les autres, en lançant des cris de joie, se mettent à courir dans toute la cour. Un panneau écrit à la craie indique : GROUPE DE TRAVAIL VOLCANISME ANTIPODIQUE.
« Une idée de ce que ça veut dire ? », demandé-je à Nico, qui hausse les épaules et s’allume une clope, indifférente.
Les joueurs ne font pas que courir, ils dessinent aussi, s’arrêtent pour tracer des marques sur un énorme plateau de jeu qui a été déployé ou dessiné sur le ciment. Le jeune au chapeau ramasse le dé, le remet dans son gobelet, et le tend à la joueuse suivante, une fille au physique ingrat vêtue d’une jupe flottante et d’un tee-shirt Dr Who. Ces étudiants me rappellent certains camarades de lycée avec qui je n’ai jamais été ami mais que j’ai toujours bien aimés, ceux qui jouaient à Donjons et Dragons et restaient à la marge : look négligé, aucun style, fringues mal taillées et lunettes, profondément mal à l’aise en dehors de leur petit groupe. La fille lance le dé, et cette fois tout le monde crie : « Boum ! » En me rapprochant un peu, je vois que c’est une carte du monde qu’ils ont dessinée, exposée sur le sol brûlant de cette cour sans ombre, une grande projection Mercator de la Terre. À présent, ils déroulent de grandes longueurs de ruban sur toute la carte, traçant des trajectoires liées je ne sais comment au nombre indiqué par le dé. Les rubans partent dans différentes directions à partir du point d’impact : une vague de destruction passe sur l’Europe du Sud ; une autre, sur Tokyo et jusqu’à l’autre bout du Pacifique. Un jeune homme brun s’accroupit sur un certain nombre de villes, les unes après les autres, et les marque joyeusement de grandes croix rouges.
« Non ! Pas San Francisco ! Je suis de là-bas, moi ! » lance en riant quelqu’un d’autre, une fille aux cheveux coupés un peu n’importe comment.
Je finis par laisser Nico m’emmener plus loin, la suivre dans les allées de ce qui fut naguère l’université du New Hampshire. De nouveau, je me surprends à imaginer l’officier Cavatone, si réellement il est venu ici, je le visualise parcourant ces chemins tortueux. Qu’a-t-il pu penser de tout cela, les tentes, les jeunes, le groupe de travail sur le volcanisme antipodique ? Ce trooper dur et droit, au pays de l’astéroïde-party permanente ? Puis je m’arrête, secoue la tête. Tu te moques du monde, Henry ? Tu crois qu’à force de penser à lui tu vas le faire apparaître, peut-être ?
Tout ce qu’il y a à manger sous la tente-réfectoire est gratuit, chaud et succulent. Une femme du genre à qui on ne la fait pas, aux cheveux très courts, avec un tablier jaune et taché, sert du thé, de la soupe miso et d’onctueux desserts au chocolat à une longue table. Les petits pains et les tasses de thé sont en libre-service. Depuis la file d’attente, je scrute le buffet en me laissant aller à espérer – dans ce monde nouveau, cette infrastructure différente, on ne sait jamais –… mais non, pas de café. Les gens entrent et sortent de la tente, repoussant le rabat et lançant un salut au cuistot, avant de prendre leur plateau et leur repas ; la plupart des citoyens de la République libre sont en âge d’être étudiants ou même plus jeunes, bien qu’il y ait aussi une poignée d’adultes. De fait, un homme d’âge moyen, à longue barbe grise et grosse bedaine, est assis à la même table de pique-nique que Nico et moi. Il arbore un maillot de bowling bariolé et injecte quelque chose – je présume que c’est de l’héroïne – dans la veine de son avant-bras, qu’il a garrotté avec une rallonge électrique.
Je tâche de ne pas faire attention à lui. Je romps mon petit pain et déballe une minidose de margarine.
« Alors, dis-je à Nico. Jordan. C’est ton petit copain ? »
Elle me regarde une seconde et sourit.
« Oui, papa. C’est mon petit copain. Et je pense aller jusqu’au bout avec lui. Qu’en penserait Jésus, à ton avis ?
— Très drôle.
— Je sais. »
J’attaque la margarine avec un couteau en plastique.
« Bon, juste pour info, il ne me plaît pas.
— Juste pour info, je m’en tape. » Nico rit une fois de plus. « Mais pour tout te dire, il ne me plaît pas trop non plus. OK ? Il fait partie de mon truc, c’est tout. On est dans la même équipe. »
Je me redresse et mords dans mon pain, qui est absolument délicieux. Depuis le début, Nico traîne avec elle son mystérieux sac de sport, gros et encombrant, qui est à présent posé sur le banc à côté d’elle. L’héroïnomane à bedaine assis en bout de table pousse un grognement bas et appuie sur le piston, serre les mâchoires, renverse la tête en arrière. Il y a quelque chose d’horrifiant et de fascinant à le voir faire cela comme ça devant nous, presque comme s’il se livrait à un acte sexuel ou meurtrier. Je détourne les yeux, reviens à Nico.
Nous bavardons. Échangeons des nouvelles. Nous nous racontons des histoires du temps d’avant : des histoires sur grand-père, sur nos parents, sur Nico et ses copains cinglés du lycée, qui volaient des voitures, buvaient de la bière en classe, piquaient dans les magasins. Je lui rappelle les encouragements zélés et totalement déplacés de notre mère à l’époque où Nico, petite fille, s’est intéressée à la gymnastique. Ma petite sœur, dont le manque de coordination confinait au comique, tentait un saut périlleux médiocre, atterrissait durement sur son petit derrière, et ma mère applaudissait à tout rompre, puis plaçait ses mains en mégaphone : « Nico Palace, mesdames et messieurs ! Nico Palace ! »
Nous terminons notre soupe. Je regarde ma montre. Jordan a dit : une heure et demie. Cinquante-cinq minutes se sont écoulées. L’héroïnomane baragouine tout seul, perdu dans son extase personnelle.
« Donc, Henry, me dit Nico en prenant ce ton de voix qu’adoptait toujours Culverson, faussement détaché, innocent, pour me demander si j’avais des nouvelles d’elle. Comment tu tiens le coup ?
— Comment ça ?
— La fille. Celle qui est morte. »
Je relève la tête. Le plafond de la tente n’est pas parfaitement jointif ; il y a une fente diagonale ouverte sur l’air libre, le ciel bleu.
« Naomi. Ça va, ça va.
— Ah oui ?
— Oui. »
Elle soupire et me tapote la main, un geste simple et tendre dans lequel luit faiblement la lumière fantôme de notre mère morte. Un instant je nous imagine tous les deux, dans un futur qui n’existera jamais, une dimension alternative, Nico apparaissant à ma porte le soir de Thanksgiving ou de Noël pendant qu’un quelconque mari complètement naze gare la voiture, mes beaux neveux et nièces sarcastiques courant dans la maison, exigeant leurs cadeaux.
« Une question comme ça, dis-je. Est-ce que le nom “Canliss” te dit quelque chose ?
— Non. Je ne crois pas.
— Ce n’est pas quelqu’un qui était au bahut avec nous ?
— Je ne crois pas. Pourquoi ?
— Pour rien. Oublie. »
Elle hausse les épaules. La cuisinière au tablier s’est mise à chanter, de l’opéra, un air du Mariage de Figaro, je crois. Un nouveau groupe fait son entrée : deux garçons et trois filles, tous en chemise orange vif et baskets assorties, comme s’ils faisaient partie d’une équipe de sport, et ils se disputent, à voix haute mais sans hargne, sur l’avenir de l’humanité.
« D’accord, mettons que tout le monde est mort sauf dix personnes, dit l’un d’eux. Et que l’une de ces dix personnes ouvre un magasin…
— Sale porc de capitaliste ! » le coupe une femme, ce qui les fait tous rire.
Le front de l’héroïnomane s’abat sur la table avec un boum audible.
« Tu devrais revenir à Concord avec moi, dis-je soudain à ma sœur. Une fois que j’aurai réglé cette affaire. On s’installera dans la maison de grand-père. À Little Pond Road. On partagera les ressources. On attendra ensemble.
— J’aimerais bien, grand frère, me répond-elle, amusée, le regard dansant. Mais j’ai une planète à sauver. »
Jordan repousse le rabat de la tente pile à l’heure, fidèle à sa parole, Ray-Ban et sourire de connard bien en place. Il a inscrit les renseignements concernant Julia Stone sur une mince feuille de papier à cigarette, qu’il me plaque dans la main comme il donnerait un pourboire à un groom.
« Elle est en R&R, lance-t-il gaiement à Nico.
— Sans blague ?
— C’est quoi, R&R ? dis-je.
— C’est l’un des… comment ils appellent ça ? Un des grands comités, là », m’explique Nico.
Je lis le papier, qui ne m’apporte aucune autre information : Julia Stone. R&R.
« D’accord. Et ça se trouve où, ça ?
— Eh bien, c’est pas simple. Les séances de R&R tournent dans divers lieux. » Il soulève ses lunettes noires pour me gratifier d’un clin d’œil. « C’est un peu “top secret”, tu vois ?
— Oh, ça va ! souffle Nico en s’allumant une nouvelle cigarette.
— Pourquoi tu la cherches ? me demande Jordan.
— Je ne peux pas te dire ça.
— Ah non ? Tu peux pas ? Tu as fait tout ce chemin pour obtenir cette info minuscule, et t’es pas prêt à marchander un peu pour l’avoir ? Comment tu vas faire quand on en sera au cannibalisme, et qu’il faudra négocier avec Joe l’Homme des Cavernes pour une bouchée de bébé ?
— T’es vraiment con, Jordan, lâche Nico en soufflant sa fumée.
— Non, non, pas du tout, dit-il, et il se tourne vers elle, soudain sérieux. Tu viens me trouver pour me demander des infos, parce que tu sais que je peux les dégoter. Alors, tu crois que ça se passe comment, tout ça ? L’information, c’est une ressource, autant que la bouffe, autant que l’oxygène. Putain, c’est pas vrai ! » Il jette les mains en l’air, pivote de nouveau vers moi. « Tout le monde veut prendre, prendre, prendre. Personne ne veut donner. » Il jette sa cigarette au sol, m’enfonce son index dans la poitrine. « Donc. Toi. Donne. Tu cherches Julia Stone. Pourquoi ? »
Je reste muet. Garde les bras croisés. Je me dis : pas question. J’ai obtenu l’essentiel de ce que je voulais, et je pourrai trouver le reste tout seul. Je soutiens son regard. Désolé, espèce de clown.
« Il y a un type qui la cherche, marmonne Nico en regardant par terre. Un ancien trooper.
— Nico ! », fais-je, stupéfait.
Elle ne me regarde pas.
« Le flic est amoureux d’elle. Mon frère essaie de le retrouver. Pour la femme du mec.
— Sans blague ? dit Jordan, pensif. Tu vois ? C’est intéressant. Et… et… » Il me toise de haut en bas, la bouche entrouverte, les paupières plissées, comme si j’étais une manticore ou un griffon, quelque espèce mythologique. « Pourquoi tu fais ça ? »
J’en ai assez. J’ai envie de m’en aller, là, maintenant.
« Je ne sais pas. Parce que je lui ai promis de le faire.
— Tiens, tiens. »
Il me délivre les autres renseignements dont j’ai besoin : les initiales R&R signifient Respect et Rétribution, et leur réunion se tient dans le bâtiment Kingfisher, salle 110, un grand amphi. Ils y sont « à cette seconde même », d’ailleurs, alors j’ai intérêt à me dépêcher. Je me lève et Jordan prend Nico par le coude pour lui murmurer à l’oreille : « Tu restes avec moi, hein ? Il faut qu’on parle, on a de grandes choses à voir. »
Les yeux de Nico se sont remis à briller.
« Henry ? On se retrouve tout à l’heure ? »
Elle lève le bras pour me tapoter la joue.
« D’accord », dis-je en repoussant sa main.
Brett Cavatone est là, sur le campus. Julia Stone est là. Je suis proche, tout proche. Je commence à me lever, puis m’arrête.
« Nico ? Qu’est-ce qu’il y a dans le sac ?
— Des bonbons, me répond-elle en riant.
— Nico.
— De la dope.
— C’est vrai ?
— Des flingues. Des crânes humains. Du sirop d’érable. »
Elle pouffe, lui aussi, et les voilà qui s’en vont bras dessus bras dessous, passant sous le rabat de la tente-réfectoire pour s’enfoncer dans la foule du campus. Nico Palace, mesdames et messieurs. Ma sœur.
L’allée d’accès au bâtiment Kingfisher est bordée de chênes vénérables, rectilignes et alignés telle une garde prétorienne. Entre eux sont tendues des bannières, couleurs primaires et caractères simples, rappelant chacune une extinction ou une quasi-extinction : la peste justinienne, 541 av. J.-C. Le volcan Toba, il y a 74 000 ans. L’extinction permienne. L’extinction du crétacé-paléogène… et cela continue ainsi, un défilé de fléaux, de destructions et de génocides d’espèces, festonnant notre approche au-dessus de nos têtes.
J’entre dans le bâtiment lui-même : je me retrouve dans un atrium spacieux et lumineux au plafond voûté, puis m’engage dans un long couloir aux murs couverts de panneaux d’affichage, curieusement intacts, proposant toujours des prêts, des bourses, des possibilités de stages pour les étudiants en sciences de l’ingénieur.
Quand je pousse l’une des deux grandes portes battantes de l’amphi 110, mon impression immédiate est que nous avons là une autre fête, une annexe des festivités en cours sur la pelouse principale. C’est une vaste salle de conférence, bondée et bruyante, pleine de citoyens de la République libre détendus et à l’aise dans leurs tenues variées, du survêtement à la tenue hippie teinte à la main, et même, si je ne m’abuse, un pyjama à pieds Mon Petit Poney taille adulte. On s’apostrophe, certains sont absorbés dans des conversations intenses, et au moins une personne dort allongée sur trois sièges. En montant le plus discrètement possible le long des gradins pour chercher une place libre, je compte au moins trois glacières remplies de petites bouteilles de bière sans étiquette.
C’est seulement une fois que j’ai trouvé un siège, dans les tout derniers rangs, que je peux concentrer mon attention sur ce qui se passe sur l’estrade – et sur le jeune homme debout, dos au public, torse nu, les mains liées dans le dos avec un bout de corde d’alpinisme. Face à lui, assis à une table pliante sur la petite scène : deux hommes et une femme, tous en âge d’être étudiants, tous arborant une expression sérieuse et grave, groupés tous les trois, chuchotant entre eux.
Je m’installe sur mon siège, croise avec difficulté mes longues jambes, et j’observe. L’un des trois occupants de la table, un type à lunettes et longs cheveux bouclés, lève la tête et se racle la gorge.
« Bon ! dit-il. On peut avoir du silence ? »
Le jeune aux mains liées passe nerveusement d’un pied sur l’autre.
Je regarde la salle. J’ai assisté à beaucoup de procès dans ma vie et, pas de doute, ceci en est un. Le type bouclé redemande le silence et le public se calme, juste un peu.
Elle est ici. Quelque part, dans cette assemblée, se trouve Julia Stone.
« Bien, on continue ? demande la femme assise au centre du petit triumvirat sur l’estrade. On peut avancer, et juste voter à main levée pour réaffirmer l’autorité du R&R sur la définition et le maintien du respect dans la communauté. Alors ? »
Elle promène son regard sur la salle. Les deux autres juges font de même, celui à la tignasse et l’autre, celui de droite, qui a une petite frimousse potelée et le nez retroussé. Il ne me semble pas avoir plus de dix-huit ans. La majeure partie de l’assemblée semble se désintéresser de l’affaire en cours. Les gens continuent de bavarder, se penchent en avant pour taper sur l’épaule d’un camarade ou en arrière pour s’étirer. De là où je suis assis, je regarde un type rouler ce qui sera, s’il va jusqu’au bout, le plus gros joint que j’aie vu de ma vie. Deux rangs derrière moi, un couple se pelote vigoureusement, la fille changeant de position sous mes yeux pour s’installer à califourchon sur son partenaire. Mon voisin de droite, un personnage au teint cireux et aux avant-bras velus, est absorbé par quelque chose qu’il tient sur ses genoux.
« On peut y aller ? », insiste la jeune femme sur l’estrade.
Elle a des traits fins et menus, des lunettes à monture d’écaille noire, et des couettes. Scotchée devant elle, une feuille de papier A4 marquée « Présidente » indique son statut avec désinvolture.
Dans le public, ceux qui écoutent – la moitié, peut-être – font alors le signe que j’ai repéré tout à l’heure dans la bibliothèque : les deux mains en l’air, paumes tournées vers le ciel. Je suppose que c’est un geste d’assentiment bien compris entre eux, car la jeune femme hoche la tête et dit : « Très bien. »
L’accusé tord nerveusement le cou pour tenter de voir l’assemblée.
« Qui est-ce ? demandé-je tout bas à mon voisin.
— Hein ? », fait celui-ci en me regardant sans comprendre.
C’est un iPhone qu’il a sur les genoux, et même maintenant il continue de passer le pouce sur l’écran noir et mort, encore et toujours.
« L’accusé ? Qu’est-ce qu’il a fait ? »
Le type tord le nez, et je me rends compte trop tard que le mot accusé est peut-être considéré comme rétro.
« J’en sais rien, à vrai dire, me répond-il. » Il regarde, comme s’il le voyait pour la première fois, son camarade torse nu qui frissonne sur l’estrade. « Quelque chose, sans doute. Le prochain point à l’ordre du jour, c’est le règlement concernant la nudité. Ça doit être pour ça qu’il y a foule aujourd’hui.
— Ah bon. »
Il se retourne vers son iPhone.
« Bien, dit la présidente en s’adressant cette fois à l’accusé. Nous devrions commencer par te présenter nos excuses, en tant que membre de notre communauté. Nous croyons comprendre que ta, euh… ta détention s’est accompagnée de violence superflue. »
Le prisonnier marmonne quelque chose que je n’entends pas, et la présidente acquiesce. Les autres juges aussi ont des pancartes faites d’une feuille arrachée à un cahier. Celle du bouclé dit Vice-président, et celle du grassouillet, Vice-président adjoint.
« Pour ceux qui n’auraient pas entendu, clame le vice-président, il a dit que ce n’était pas grave. »
Quelques rires dans l’assemblée.
« Super ! », crie quelqu’un avec ironie. Tout le monde se retourne pour voir qui c’est : un grand gros gars en salopette et casquette de peintre en bâtiment. « C’est pas grave, quoi, c’est cool ! Pas de souci. »
Encore des rires. Les gens semblent davantage s’intéresser à ce qui se passe, à présent. Dans un coin, loin de moi, quelqu’un s’exclame : « Dieu merci ! » Les amants derrière moi interrompent leurs ébats un instant, jettent un vague coup d’œil en direction de l’estrade, puis se remettent à leurs affaires. Pendant tout cet échange, je m’efforce d’élaborer un plan d’action, en essayant tout d’abord de calculer combien de personnes sont présentes dans cette salle : peut-être cent rangées de sièges, cinquante à soixante-quinze sièges par rang, peut-être occupés à 80 %, dont peut-être 55 % par des personnes de sexe féminin. Je n’ai aucune photo de Julia Stone, pas le début d’une description physique : ni son origine ethnique, ni d’éventuels signes particuliers, ni ses préférences vestimentaires. Tout ce que je sais, c’est que c’est une femme, âgée de vingt à vingt-quatre ans, et je me trouve dans une salle peuplée de cent soixante-quinze à deux cents personnes correspondant à ces critères.
« Bon, continue la présidente. Voler la propriété commune de la République libre est une des infractions les plus graves. C’est pas n’importe quoi, putain. Il y a beaucoup de réactions possibles face à ce genre de situation. Mais évidemment, il est important que chacun puisse donner son avis et faire entendre son sentiment sur la question. »
Je parcours l’amphi des yeux en m’efforçant de sélectionner quelqu’un qui pourrait être Julia. À la place de Brett, de laquelle tomberais-je amoureux ? Laquelle suivrais-je jusqu’au Jugement dernier ? Sauf que je ne suis pas Brett. Je ne l’ai même jamais rencontré. Dans trois quarts d’heure, je suis censé être de retour à la sortie de Thompson Hall pour prendre mon chien et me barrer d’ici.
« Et donc… pardon, tu avais terminé ? demande le vice-président avec un regard respectueux pour sa présidente, qui acquiesce avec un haussement d’épaules. Et donc, tous ceux qui ont quelque chose à dire sont invités à le faire maintenant. »
Quelques personnes descendent déjà les allées en levant la main pour parler. Le troisième juge, le vice-président adjoint, lève le menton pour les regarder s’approcher. Il est calme, observateur, ses petits yeux de souris scrutant la salle sans relâche. Il n’a pas encore prononcé un mot.
Il y a une femme rousse, d’un roux sombre, presque brun. Elle est assise trois rangs derrière le mien, de l’autre côté de l’allée centrale, et semble prendre des notes ou même les minutes de la séance sur une liasse de papier posée en équilibre sur son genou nu. Elle porte une jupe noire très courte, des bottes noires. Brett, me dis-je, l’aurait trouvée séduisante.
La première personne à donner son opinion est un petit type en pantalon de toile et tee-shirt rouge uni. Il se lève de sa place et lit rapidement, presque avec agitation, un texte écrit sur des fiches bristol qu’il a dans la main.
« Le concept même de vol dans un magasin communautaire est en soi une manifestation de la pensée capitaliste. Autrement dit, le crime de vol ne peut et ne doit pas exister dans une société post-capitaliste, car la propriété – il appuie sur le mot, d’une voix chargée de dédain – ne peut et ne doit exister. » Il passe à une nouvelle fiche. Le vice-président adjoint a l’air agacé. « Notre vigilance est de mise contre les attitudes qui reflètent non seulement un dogme capitaliste explicite, mais aussi des traces vestigiales dudit dogme.
— OK, merci », lance la présidente.
Le petit type relève le nez de ses fiches ; à l’évidence, il n’avait pas terminé.
« Merci », redit-elle.
Dans le fond quelqu’un lance : « L’ordre du jour ! » C’est le gros en salopette, et la présidente accueille sa remarque d’un hochement de tête.
« À propos de ce que vient de dire cette personne, je voulais juste faire une observation : c’est idiot. »
Le vigilant anticapitaliste, blessé, parcourt la salle de ses grands yeux doux. La présidente sourit gentiment et fait signe à l’orateur suivant. De petites files d’attente se forment dans deux allées de l’amphithéâtre. Je ne quitte pas des yeux la femme aux cheveux sombres, trois rangs au-dessus de moi. Que faire, maintenant ? Ça dure combien de temps, ces assemblées ?
La personne suivante qui s’exprime est une femme aux longues dreadlocks emmêlées, qui souhaite exposer un système compliqué fondé sur la rédemption, dans lequel ceux qui sont accusés d’avoir enfreint les règles engageraient le dialogue avec la communauté, à propos de la nature de leur transgression. Voilà une idée qui intéresse visiblement le vice-président : il hoche vigoureusement la tête pendant qu’elle parle, ce qui fait rebondir ses boucles. Et cela continue ainsi, un orateur après l’autre : quelqu’un se demande si les discussions du jour ne vont pas inspirer d’autres infractions ; un homme demande poliment si le débat sur la nudité en public est encore à l’ordre du jour, et la réponse affirmative du vice-président suscite des acclamations ; une jeune femme aux yeux ardents, avec une épaisse tresse dans le dos, se lève pour dire qu’elle a soigneusement noté les interventions de cette séance, comme elle l’a fait lors des six précédentes assemblées du R&R, et qu’elle est en mesure de rapporter que la participation des personnes de couleur se limite à un ratio de une sur douze.
« Hum, fait le vice-président. C’est peut-être parce que les mouvements radicaux ont toujours été l’apanage des plus privilégiés ?
— Ou c’est peut-être parce qu’on est dans le New Hampshire, banane ! » lance le gros en salopette.
Dans l’éclat de rire qui s’ensuit, la femme aux cheveux roux sombre, celle dont j’ai décidé qu’elle était Julia Stone, relève le nez et voit que je l’observe. Elle ne baisse pas la tête : au contraire, elle capte et soutient mon regard. Il me vient à l’esprit que je pourrais lui faire passer un mot, et cette idée est si absurde que je manque éclater de rire. Êtes-vous Julia Stone ? Si oui, cochez la case.
« D’accord, dit la présidente. Je pense que ça suffit, ne serait-ce que pour une question de temps. »
Le vice-président paraît surpris, mais l’adjoint acquiesce. L’accusé frissonne et se penche en avant, en regardant à droite et à gauche. Un homme torse nu, dans les circonstances adéquates, peut dégager quelque chose de puissant, de léonin, mais cette nudité peut aussi vous donner un air de vulnérabilité et d’impuissance ; les bosses de son échine apparaissent frémissantes et fragiles comme des poissons affleurant à la surface.
« Pardon ! dis-je. Excusez-moi. »
Je me lève. C’est idiot. C’est la chose la plus idiote que je puisse faire maintenant. Et pourtant.
« Qu’est-il accusé d’avoir volé, au juste ? »
Toutes les têtes se tournent vers moi, l’homme le moins à sa place dans cette assemblée, attirant maintenant le maximum d’attention.
« La question n’est pas vraiment pertinente, intervient le vice-président, après avoir vérifié d’un coup d’œil respectueux que la présidente l’y autorisait. Notre protocole stipule que, étant donné le temps et les ressources limités qui sont les nôtres, mieux vaut se concentrer sur les conséquences lorsque les faits sont plus ou moins établis.
— Voilà, renchérit la présidente. Exactement. »
Les petits yeux de l’adjoint sont rivés sur moi, désagréables, ronds comme ceux d’un oiseau.
« Mais il a le droit de connaître ses chefs d’accusation », dis-je en désignant le captif d’un coup de menton.
L’assemblée est presque silencieuse, tout à coup, tirée de ses bavardages par ce coup de théâtre. Mon voisin, l’accro à l’iPhone, se pousse sur le banc pour mettre un peu de distance entre nous. Ma présumée Julia Stone, la jolie femme aux cheveux roux sombre, me dévisage avec un intérêt non dissimulé, comme les autres. Une vague de nervosité me passe dessus. C’est vraiment idiot, ce que je viens de faire, mais puisque je suis encore debout, je persiste et signe.
« Il a aussi le droit d’affronter ses accusateurs. Si quelqu’un dit qu’il a volé quelque chose, il a droit à une confrontation lors d’un procès public. »
L’accusé tord le cou pour m’apercevoir, puis se retourne vers ses juges, se demandant sans doute si cette mystérieuse intervention le sert ou le dessert. Je ne sais pas trop, l’ami, lui dis-je par télépathie. Franchement, je n’en sais rien. Quelque part dans la salle, quelqu’un ouvre une bouteille de bière : on entend un cliquetis suivi d’un chuintement. Le dossier du siège devant moi porte un graffiti, Ron aime Celia, gravé par un jeune étudiant qui s’ennuyait, à une époque révolue.
« Nous n’ignorons pas les règles de l’instruction, dit le vice-président en se redressant sur sa chaise pour mieux m’observer. J’ai fait du droit à la fac de Duke, compris ? Mais elles sont obsolètes dans le contexte actuel.
— Mais comment pouvez-vous rendre un verdict…
— On n’appelle pas ça “rendre un verdict”…
— … sans un procès équitable ?
— Excusez-moi ? Qui êtes-vous ? » éclate alors le troisième juge, le vice-président adjoint, qui s’exprime enfin, d’une voix forte, tendue, chargée de colère.
J’ouvre la bouche mais je ne dis rien, passant rapidement en revue une série de réponses possibles, douloureusement conscient de l’insuffisance de toutes. Ils pourraient me tuer, ces gens. Je pourrais réellement mourir ici. La République libre du New Hampshire, avec son esprit égalitaire et ses oripeaux New Age, est un monde en soi, hors de portée même du peu de droit qui subsiste ; comme disait l’autre, certaines règles sont obsolètes dans ce contexte. Je pourrais être assassiné ici, facilement, si cette assemblée changeait d’humeur ; je pourrais être tabassé à mort ou prendre une balle, avant que mon corps soit abandonné par terre sur l’esplanade centrale, pendant que ma sœur et mon chien se demanderaient pourquoi je n’ai jamais reparu.
« Alors ? » demande l’adjoint en se levant de sa chaise.
Et là, la présidente a une parole étonnante
« Je le savais.
— Quoi ? fait le vice-président.
— Je savais que quelqu’un viendrait le chercher. »
Elle m’observe fixement depuis sa table sur l’estrade – bras croisés, lunettes, couettes – et je lui retourne son regard.
« Pardon ? demande l’adjoint, furieux et perplexe. De quoi tu parles ? »
Mais Julia Stone ne se soucie nullement de sa perplexité, ni de l’attention étonnée de la foule. Elle me fixe froidement.
« Je lui ai dit qu’on viendrait le chercher. C’est ce que vous faites, vous autres, hein ? Vous venez chercher les gens. »
Le murmure assourdi de la salle recommence à bouillonner, les gens se penchent les uns vers les autres pour chuchoter, se donner des coups de coude, échanger des regards interrogateurs. Sans m’occuper d’eux, je reste les yeux dans les yeux avec Julia Stone.
« Hum, oui, l’ordre du jour, clame le vice-président, tandis que l’adjoint reste immobile, rigide, les bras croisés.
— De quoi tu parles ?
— Cet homme s’est introduit parmi nous sous un faux prétexte, dit Julia, qui pointe le doigt sur moi sans trembler. Il n’est pas ici pour participer à notre vie communautaire ; il est venu pour l’infiltrer. Il est en mission pour traquer un autre être humain comme un porc ou un chien. »
Silence. La pièce est soudain vibrante de tension, tout le monde regarde Julia ou moi, ou nous deux tour à tour. Je l’éprouve de nouveau, cette effrayante certitude instinctive que ces gens pourraient me tuer ; que je risque de mourir ici, dans cette salle, et que je ne serais pas plus avancé. Et en même temps, pourtant, je ressens des vagues sauvages d’excitation, en regardant la femme dont Brett a donné le nom à une pizza, la femme qui l’a arraché à Concord et à son épouse, la femme que je cherchais et que j’ai trouvée. J’ai envie de prendre une photo pour l’envoyer à Culverson en lui écrivant : « Tu vois ? Tu vois ? »
« Vous ne comprenez pas où vous êtes, me dit Julia. C’est un nouveau monde, ici. Les manœuvres de flics n’y ont pas leur place.
— Je ne suis pas de la police.
— Ah non ? Mais vous en avez le style, pas vrai ?
— Qu’est-ce qui se passe, Julia ? » s’impatiente le vice-président adjoint.
Il fait un pas agressif dans sa direction derrière la table. Le vice-président se lève alors pour l’arrêter en le repoussant, la main à plat sur sa poitrine.
« Wow ! »
Julia, pendant ce temps, ne me quitte pas du regard.
« Vous ne le tuerez jamais, me dit-elle.
— Le tuer ? Non, je… c’est sa femme qui m’envoie.
— Sa femme ? »
Elle reste figée une seconde, haletante, le temps d’encaisser la nouvelle et de décider quoi en faire, pendant que je me demande : Le tuer ? Pourquoi est-ce que je viendrais le tuer ?
« Désolée pour ces histoires, dit-elle ensuite à ses collègues de tribunal, avant de pivoter pour s’adresser au public. Je demande un ajournement exceptionnel de la séance. Il faut que je parle seule à cet homme.
— Oh, non, c’est pas vrai ! rouspète l’adjoint. Tu en as déjà réclamé un hier.
— Oui, bon, répond-elle sèchement. On ne vit pas une époque ordinaire. »
Julia Stone descend alors de l’estrade et me fait signe de la retrouver à la porte. Pendant que je descends en enjambant les pieds de ceux qui sont assis par terre, le jeune aux mains liées s’assied, un peu hagard, et le vice-président annonce que la séance va passer à la question de la nudité publique. Tout le monde s’en réjouit à grands cris et les mains se lèvent, paume en l’air.
La femme qu’aime Brett, tout comme la femme qu’il a épousée, n’est pas une beauté, du moins pas au sens conventionnel du terme. Mais si le physique quelconque de Martha Milano est compensé par une douceur rayonnante et une grande chaleur d’âme, le petit corps mince de Julia Stone et ses traits sombres sont séduisants d’une tout autre manière. Elle ne parle pas, elle énonce, sur un débit rapide, les yeux lançant des éclairs. Chacun de ses mots est chargé d’énergie.
« Là, me dit-elle. Ces jeunes. Sur le toit. Vous voyez ? »
Je suis du regard la direction de son doigt, et vois une petite grappe de silhouettes qui s’activent au sommet des bâtiments résidentiels, au loin.
« Des machines de musculation. Ils sont peut-être une douzaine en ce moment. Parfois ils sont trente ou trente-cinq. Sur des vélos, des tapis roulants. Et ce n’est qu’un exemple. Si vous venez vivre avec nous, vous faites tout ce que vous voulez, du moment que, A, votre comportement n’empêche pas les autres de faire ce qu’ils veulent et que, B, chaque fois que c’est possible, vos actes apportent un bénéfice concret à la communauté. »
Julia marque une pause et regarde dans le vide devant elle, comme pour passer en revue les mots qu’elle vient de prononcer et vérifier leur justesse avant de poursuivre. Nous sommes sur le toit du bâtiment Kingfisher : des tuyauteries, un jardin fané, un canapé battu par les éléments que quelqu’un a hissé dans l’escalier en béton et passé par la trappe.
« Nous avons une équipe de post-doc en sciences de l’ingénieur qui ont branché ces machines de manière à récupérer l’énergie générée et à l’envoyer dans un accumulateur central. Pour que, par exemple… » Elle déplace son bras jusqu’à pointer un autre édifice, bien plus proche, où les rideaux du rez-de-chaussée sont fermés. « … ces gens-là puissent regarder des films. En ce moment, c’est un festival Nouvelle vague française. Ensuite, ce sera Tarantino. Etc. Ils votent pour décider. Il y a un comité.
— C’est intéressant », dis-je à mi-voix, m’efforçant toujours de la cerner, de cerner cette conversation.
Où est-il ? Voilà tout ce que j’ai envie de lui demander. Où est Brett ?
« Intéressant ? Bien sûr que c’est intéressant, mais ce n’est pas le problème ! Je réponds à la question que vous avez posée en bas. Comment peut-on condamner quelqu’un qui est peut-être innocent ? » Elle me regarde durement à travers ses lunettes aux verres épais, et ses petites couettes frémissent. « C’était bien votre question, non ?
— Plus ou moins.
— Non, c’était bien ça, c’est ça que vous avez demandé. Ne vous défilez pas. Et au fait, pour info, il n’a rien volé. »
Elle pointe le menton, s’attendant à de la stupéfaction, de la colère, une dispute. Et il est vrai que je suis un peu abasourdi ; je le revois clairement, l’accusé nerveux et tremblant, à peine sorti de l’adolescence, les mains liées dans le dos, attendant le châtiment d’une foule en colère.
Mais je me maîtrise, me contente de hausser les sourcils.
« Ah bon ?
— Oui, ah bon. C’est un coup monté de ma part. »
Elle pousse, elle me teste, et je sais précisément pourquoi. Elle croit me haïr, et elle veut s’assurer que c’est bien le cas. Je viens à elle souillé par mon association avec Martha, avec « la légitime », et Julia Stone préférerait me dire d’aller me faire voir chez les flics, ou n’importe où. Il me faut donc y aller mollo, sans hâte, garder mes questions pour moi jusqu’au moment où il y aura une chance pour qu’elle me réponde.
« Tout ce que je voulais dire, c’est que ce jeune méritait un traitement équitable. Je n’ai jamais dit qu’il était innocent.
— Oh, il n’est pas innocent, simplement ce n’est pas un voleur. C’est un violeur. Vu ? Ne me demandez pas comment je le sais, parce que je sais ce qui se passe ici. Je sais. Et je veux le virer de ma communauté. Mais si je le faisais comparaître pour viol, alors Jonathan – l’adjoint, vous vous souvenez de lui ? »
Je fais oui de la tête. Yeux de cochon, teint rouge, rictus d’enfant gâté.
« … Jonathan exigerait la pendaison. Non qu’il en ait quoi que ce soit à faire, de la violence contre les femmes. Mais parce qu’il a envie de pendre quelqu’un. Je le sais. Et si on commence à pendre les gens… » Elle secoue la tête, pressentant l’avenir. « Bref. »
Je me masse le front, tombe sur l’étrange petit trou dans ma tempe, qui me rappelle l’agression de Cortez dans l’ascenseur. Il me semble que c’était il y a un million d’années, dans une autre vie. Julia a de nouveau le regard perdu dans le lointain : elle contemple le campus, sourcils froncés, et parle avec de grands gestes.
« Les théories sociales radicales, une fois mises en pratique, ont une demi-vie très courte, c’est bien connu. Elles se dissolvent dans l’anarchie. Ou bien le pouvoir du peuple, même soigneusement délégué à des autorités provisoires, est volé par les totalitaristes et les autocrates. Vous pouvez me donner un seul contre-exemple ? »
Elle me défie du regard.
« Non, je crois bien que non.
— Non. Il n’y en a pas. »
Sa passion, son assurance… je vois clairement comment ces qualités ont dû parler à Brett Cavatone, que j’en suis venu à imaginer taiseux, rapide d’esprit et intense : une âme de philosophe dans un corps épais et rude de policier. Je me demande fugacement comment Martha Milano et lui se sont retrouvés ensemble. Combien de temps a-t-il mis à se rendre compte qu’il n’avait pas épousé la femme qu’il lui fallait ?
« Ici, cette occasion nous est donnée, continue Julia. Nous avons trouvé cet équilibre difficile entre sécurité et liberté personnelle. Un équilibre qui finit toujours par être foutu en l’air, sauf que cette fois il n’y a pas le temps. Il faut juste qu’on garde à distance les idioties jacobines, qu’on empêche le tout de basculer dans Sa Majesté des mouches pendant encore soixante-quatorze jours. » Elle parle de plus en plus vite, ses mots sortent comme des wagons de train d’un tunnel. « C’est une opportunité unique, littéralement unique, dans l’histoire de la civilisation, et la préservation de l’ordre public passe avant la forme de justice que l’on réserve à un individu. Pas vrai ?
— Si.
— Oui. C’est vrai. Elle vous paie ? L’épouse ? »
Julia se tourne vers moi, croise les bras.
« Non.
— Alors pourquoi est-ce que vous faites ça ?
— Je ne sais pas, dis-je en lui envoyant un rapide demi-sourire. Pourtant, on me pose sans arrêt la question.
— Ça ne m’étonne pas. »
Et là, elle aussi me sourit : juste l’ombre d’un infime sourire secret. Elle a un petit espace entre les dents de devant, qui lui donne des airs de gamine de dix ans polissonne.
« Vous avez cru qu’on m’envoyait pour le tuer. Pourquoi est-ce que quelqu’un voudrait le supprimer ? »
Son sourire s’envole.
« Et pourquoi je devrais vous dire ça ?
— Vous l’aimez ?
— L’amour est une construction bourgeoise », réplique immédiatement Julia, ce qui ne l’empêche pas de se détourner pour perdre son regard entre les toits et les arbres du campus transformé.
J’attends, je lui accorde un moment d’intimité avec les souvenirs qu’elle se repasse dans la tête, en espérant qu’ils vont adoucir son humeur. Puis je reviens doucement à la charge, en parlant d’une voix douce, lui racontant l’histoire qu’elle connaît déjà.
« Brett vous a arrêtée il y a deux ans, à Rumney, mais vous lui avez fait un speech, derrière les barreaux de la cellule de rétention. Vous lui avez fait comprendre que votre cause était juste, et il en est venu à vous respecter. Vous l’avez convaincu de ne pas témoigner. Et vous deux avez commencé à avoir des sentiments l’un pour l’autre. »
Julia me décoche un coup d’œil plein d’aigreur en entendant le mot « sentiments », et je hoche la tête pour bien reconnaître que les sentiments sont une construction bourgeoise, mais je continue néanmoins.
« Seulement, il ne voulait pas quitter sa femme. Ce n’était pas son genre. Si bien qu’à la fin de l’été vous avez repris les cours, il a quitté la police pour s’installer à Concord, et voilà. »
Elle ne dit rien, ne me regarde même plus. Ses yeux sont rivés sur le campus, sur ses habitants : ceux qui font du sport, ceux qui regardent des films, le grouillement ondulant sur la pelouse centrale. Mais elle ne me coupe pas non plus, ne dit pas non. Je continue de parler, simple type en costard sur un toit, racontant une histoire par une journée d’été.
« Mais ensuite, l’astéroïde arrive. Le compte à rebours commence, et ça change tout. Vous vous dites : maintenant, peut-être. Peut-être que maintenant, Brett et moi avons notre chance. Vous lui avez envoyé des lettres, lui avez tout dit de la République libre et de ce que vous aviez accompli ici. Vous lui avez dit qu’il devrait venir, jouer aux échecs et passer son temps avec vous jusqu’à la fin. »
Julia lève un doigt, le regard toujours fixe.
« Une lettre. Il y a deux mois.
— D’accord. Une lettre. Et puis hier, tout à coup, il débarque. »
J’imagine la scène, Brett Cavatone se faufilant dans le fond de cet amphi surpeuplé et chaotique, comme moi, et soudain Julia le voit depuis l’estrade. Ses yeux s’écarquillent de stupeur, sa posture d’autorité vacille un instant comme un signal télé brouillé tandis que Brett lui sourit, posé, formidable, affectueux.
« Il vous dit que désormais il est ici, qu’il ne reste pas beaucoup de jours et qu’il veut les passer avec vous.
— Non, dit abruptement Julia.
— Non ? »
Enfin, elle se détourne du garde-corps et me regarde bien en face, les lèvres pincées par l’émotion, et je me fiche de savoir si l’amour est une construction bourgeoise ou non, j’ai déjà vu de l’amour une ou deux fois et cela est le visage d’une femme amoureuse. Elle l’aime et elle regrette amèrement ce qu’elle me raconte ensuite.
« Non, il n’est pas venu ici parce qu’il restait peu de jours et qu’il voulait les passer avec moi. Il est venu pour se procurer des armes. »
Je bats des paupières.
« Se procur… Quoi ? »
Julia rit alors, une fois, un aboiement dur, et je la regarde bouche bée, totalement stupéfait.
« Venez, me dit-elle en ouvrant la trappe de l’escalier. On va faire un tour. »
Jeremy Canliss avait raison : Brett avait bien une femme en tête. Mais ce n’est pas par désir ni par amour qu’il est venu trouver Julia Stone à l’université du New Hampshire ; c’est pour l’armement qu’elle lui avait fièrement décrit dans cette lettre unique, deux mois plus tôt.
Julia Stone trace le chemin et je la suis, à un ou deux pas de distance, dans les allées qui s’éloignent du bâtiment Kingfisher, en passant sous les bannières des extinctions – permienne, crétacé-paléogène, peste justinienne – et jusqu’à l’autre bout du campus. Nous ne parlons pas, nous nous contentons d’avancer, mon excitation nerveuse se manifestant dans le fort tambourinement de mon cœur, ma compréhension de l’affaire pivotant lentement, tel un mur de livres dans un manoir hanté pour révéler l’escalier dérobé. J’ai des questions à poser – encore des questions, des questions nouvelles –, mais je marche simplement, je me laisse guider, Julia saluant en silence à peu près tous ceux que nous croisons dans les boucles des allées.
Notre destination s’avère être un abri en béton compact au toit plat et goudronné, bâti le long d’une clôture en grillage qui sépare les installations universitaires de College Road. L’abri en question est niché dans l’ombre de la grosse station électrique, désormais défunte, dont les pylônes et les transfos sont silencieux et froids.
Julia ouvre la porte cadenassée et me fait entrer. C’est une pièce unique, une boîte parfaite : sol plat, plafond plat, quatre murs plats. Le soleil entre faiblement par quatre soupiraux sales. Au mur, alignées sur des crochets, toutes sortes d’armes : pistolets, carabines, automatiques, semi-automatiques. Sur une étagère près du sol, une douzaine de boîtes de munitions, bien rangées. La République libre révolutionnaire, m’explique Julia Stone, a récupéré tout ce matériel auprès du programme ROTC[2] de l’UNH et se l’est approprié au moment de la « révolution ». Ce que Brett lui a dit, c’est qu’il avait besoin d’armes « sérieuses ». Il lui a demandé une paire de fusils à grande puissance de feu, des M140 à lunette. Julia les lui a cédés et a mis leur disparition sur le dos du violeur.
« Je n’avais pas le droit de les donner, ajoute-t-elle en secouant la tête avec amertume. Ils appartiennent à la communauté. Je ne sais pas pourquoi je me suis laissé convaincre. Mais c’est… »
Elle ouvre les mains sans finir sa phrase. Mais je sais ce qu’elle voulait dire. J’ai déjà entendu ça : C’est Brett, quoi…
Nous sortons et Julia referme le cadenas, après quoi nous nous adossons à l’un des murs de béton, face à la station électrique. Je repousse une vague d’anxiété due à la conscience aiguë de ce qui se trouve dans l’abri. La capacité de destruction contenue dans ce simple bâtiment minuscule, cette seule petite pièce, dans un monde rempli de petites pièces comme celle-ci. Car j’en ai vu, depuis que la lente approche de l’astéroïde est connue. À l’heure qu’il est, il doit y en avoir des millions, de sous-sols et de greniers, de cabanes et de garages, bourrés d’armes qui attendent en silence le moment de servir. Tout un monde de poudrières prêtes à sauter. Je regarde ma montre, je suis en retard, très en retard, impossible d’ignorer que l’heure limite donnée par les gardes de Thompson Hall est dépassée. J’envoie des excuses silencieuses à Houdini, en me demandant si les deux filles ou les chemises noires feraient réellement du mal au chien.
Je reviens à ma question initiale.
« Julia, que se passe-t-il ? Qui essaie de tuer Brett ?
— Je ne sais pas. Peut-être personne.
— Est-il en danger ?
— En danger ? Mais enfin, le mot “danger” n’est même pas… »
Elle secoue la tête avec un amusement amer. Et je comprends soudain qu’elle va se livrer – elle a déjà commencé à tout me dire. Pour la première fois je le sens, avec une certitude extatique et poignante : je vais le trouver. J’arrive, Brett… J’arrive.
« Julia ? »
Mais son attitude change soudain ; la colère crispe ses traits.
« Et pourquoi je devrais vous parler, d’abord ? me lance-t-elle, crachant ses mots. Pourquoi je devrais vous dire quoi que ce soit ? »
Elle s’écarte du mur, le regard noir.
Je ne réagis pas à sa colère, mais je réponds à sa question. Elle ne la poserait pas si elle ne voulait pas une réponse. Elle ne m’aurait pas emmenée jusqu’aux armes.
« Vous tenez à lui. Ce qui s’est passé entre vous deux, quoi que ce soit, cela voulait dire beaucoup pour vous. Vous n’êtes peut-être pas amoureuse, mais vous voulez qu’il soit préservé du danger. Si je le retrouve, je pourrai peut-être faire en sorte que ce soit le cas. »
Elle ne me répond pas. Elle tire sur une de ses couettes, un petit geste humain.
Je suis là, Brett. J’arrive.
Il y a un mouvement du côté du grillage, un animal ou un citoyen titubant de la République libre, qui se déplace dans l’ombre. Nous tournons tous les deux la tête, ne voyons rien, puis nos regards se retrouvent. Je l’observe intensément, qui réfléchit, soupèse les facteurs en jeu, décide si elle doit rejeter la vérité de ce que j’ai dit, simplement parce que c’est moi qui l’ai dit. Je la regarde soupeser sa loyauté envers Brett, sa rage à son encontre, son désir de l’écarter du danger.
« Je ne vous dirai pas ce qu’il fait, lâche-t-elle enfin. Il m’a fait promettre de ne le dire à personne. Je ne peux pas le trahir.
— Je comprends ça. Et je le respecte. »
Et c’est vrai. Je suis sincère.
« Mais je vais vous dire où il est. »
Je suis navré, Martha.
Je m’entends moi-même prononcer ces mots, je les imagine suspendus dans l’espace vide et lumineux de sa cuisine, à mon retour à Concord, frappant à sa porte tel un flic, le chapeau à la main, pour lui annoncer la nouvelle.
Navré, madame, mais votre mari ne rentrera pas.
Si j’avais vu juste, et si j’avais retrouvé Brett Cavatone comme je l’ai imaginé pendant un court moment, allongé dans l’herbe épaisse du campus, la tête sur les genoux de son amour perdu – ou si je l’avais déniché dans un lupanar ou une partouze géante sur une plage, le regard tourné vers les étoiles et quelque chose de vilain coulant dans les veines –, et si je lui avais transmis le message de Martha, en lui rappelant que son « salut » dépendait de son retour… si tout s’était déroulé ainsi, il y aurait encore eu une petite chance de réussite, un vague espoir qu’il se souvienne de ce qu’il était et rentre à la maison la tête basse.
Mais ce que je sais, à présent, c’est qu’il est dans les bois avec deux fusils. Et qu’il se soit empêtré dans un terrible danger, comme Julia semble le craindre, ou qu’il accomplisse un grand acte d’héroïsme préapocalyptique, comme veut le croire Martha, dans les deux scénarios c’est déjà plus difficile d’imaginer que rentrer à la maison puisse l’intéresser.
Je n’ai pas réussi à le trouver, pourrais-je dire à Martha. Pas trace du bonhomme.
Sauf que j’ai toujours très mal menti. Le mieux serait peut-être de ne plus du tout me présenter devant ma cliente. Je pourrais rester ici, à Durham, ou bien rentrer à Concord mais sans jamais remettre les pieds dans sa maison d’Albin Road, laisser les derniers mois se passer pour elle dans un silence plein d’espoir. La laisser mourir le 3 octobre avec ce petit diamant de possibilité encore serré dans son poing, l’espoir que Brett revienne, qu’il apparaisse soudain pour la tenir dans ses bras quand le monde explosera.
« Pardon pour le retard », dis-je, hors d’haleine.
L’un des jeunes en noir lève le nez et fait : « Ah bon ? Il est quelle heure ? », et Houdini est là, en parfaite santé, bondissant sur la pelouse en pente, sous le drapeau de la République libre qui claque au vent, tandis que Beau et Sport le font jouer avec un Frisbee.
« Bon Dieu », dis-je en lâchant un soupir de soulagement.
Les filles ont laissé traîner leurs fusils sur les marches aussi négligemment qu’elles l’auraient fait de livres de poche ; les Black Blocs sont mollement assis par terre au pied du mur, foulards retirés, visages tournés vers le soleil.
Houdini jappe à mon approche pour me signaler qu’il m’a vu, mais – je le remarque non sans un pincement d’amertume –, il ne vient pas se jeter dans les jambes de son maître. Il s’amuse comme un petit fou, bondissant entre ses ravisseuses, rapportant à chacune tour à tour le vieux Frisbee jaune. Beau s’accroupit comme pour le protéger de mon retour, tandis que Sport me fait gaiement signe.
« Ah, salut, me lance-t-elle. Regarde un peu ça ! » Elle désigne mon chien. « Assis ! » Il s’assied. « Couché ! » Il se couche.
« Wouah, formidable ! »
Je me trouve clairement face à un cas de syndrome de Stockholm canin, ce que j’explique à Houdini tandis qu’il m’emboîte le pas, à regret, et que nous nous éloignons promptement du drapeau, pour rejoindre Main Street et l’India Garden.
J’avale une barre énergétique et un sandwich au beurre de cacahuètes et je sers un bol de croquettes au chien, tout en me repassant dans la tête mes obligations, mon contrat avec ma cliente : Je ferai mon possible pour retrouver ton mari… Le problème, à présent, c’est que je sais où il se trouve ; le problème, à présent, c’est que je pourrais y être en une heure avec mon vélo. Le problème, c’est que j’ai envie d’y aller. Maintenant que j’ai fait tout ce chemin, j’ai envie de délivrer mon message. Maintenant que j’ai fait tout ce chemin, j’ai besoin de voir le bonhomme de mes yeux.
La sonnette de la porte tinte joyeusement.
« B’jour, je peux avoir un poulet tandoori et un naan au fromage, siouplaît ? » plaisante Nico en tirant à elle une chaise.
Elle me décoche son sourire malin et tordu, une cigarette au coin de la bouche pour rouler des mécaniques, mais, allez savoir pourquoi, je ne suis pas d’humeur. Je me lève et la serre longuement dans mes bras, appuyant son visage contre mon torse, le menton posé sur le haut de son crâne.
« Eh ben, qu’est-ce qui t’arrive, Henry ? me demande-t-elle quand je la lâche. Il s’est passé quelque chose ?
— Non. Enfin si. Pas vraiment. » Je me rassois. « Tu sens la bière.
— Ouaip ! Je m’en suis envoyé quelques-unes. »
Elle passe la main dans ses courts cheveux noirs, puis jette son mégot dans un coin. Houdini s’arrête de manger pour lui lancer un regard réprobateur en flairant la fumée.
« Alors ? Tu l’as trouvé ?
— Mon témoin ? Oui.
— Et le mari de Martha ?
— Pas encore. Mais je sais où il est.
— Ah oui ? Où ça ?
— Dans le Maine, au sud de Kittery. Un endroit appelé Fort Riley. C’est un ancien parc naturel. »
Nico hoche la tête sans manifester d’émotion et me pique une bouchée de ma barre énergétique. Son intérêt pour mon enquête s’arrête là.
« Bon, t’es prêt ? » me demande-t-elle une fois qu’elle a fini de mastiquer.
Je me masse le front d’une main. Je sais ce qu’elle veut dire, bien sûr. Je lui ai promis que, si elle me servait de guide pour pénétrer dans la République libre du New Hampshire, j’écouterais en retour tous les détails sordides de son plan magique pour sauver le monde. J’aurais juste aimé deux minutes de plus. Juste quelques instants de bonheur modeste et normal : un frère, une sœur, un chien. Non, je ne suis pas prêt, ai-je envie de lui dire. Pas encore.
Mais je lui ai promis. C’est vrai, j’ai promis.
« D’accord. Vas-y, accouche. »
Je croise les jambes et me penche légèrement en avant pour concentrer mon énergie sur Nico, m’exhortant mentalement à écouter avec patience et de bonne grâce les élucubrations que je suis sur le point d’entendre.
« Le gouvernement des États-Unis, commence-t-elle (et déjà, je plaque une main sur ma bouche), s’il le voulait, pourrait déclencher une ou plusieurs explosions de surface dans l’espace qui entoure l’astéroïde en approche. »
Je plaque ma main plus fort sur ma bouche, forme un poing, me retiens de parler.
« L’objectif serait de surchauffer la surface de l’objet, induisant ce qu’on appelle une réaction de recul et modifiant suffisamment sa vélocité pour l’empêcher d’entrer en collision avec la planète. »
Là, je ferme les yeux et j’incline la tête en avant, dans une position qui, je l’espère, ressemble à de la concentration profonde, mais n’est en réalité qu’un effort désespéré pour me retenir de bondir sur mes pieds et fuir ce monologue. Nico poursuit.
« Mais certains officiels, haut placés au gouvernement, ont décidé d’occulter cette information. De faire croire qu’il est trop tard, ou que c’est impossible. »
Je n’y tiens plus, je retire la main de ma bouche.
« Nico. »
Rien que ça, à mi-voix. Elle ne m’entend pas, ou décide de faire comme si. Houdini fait claquer ses babines dans son coin.
« Ceux qui avaient les connaissances nécessaires pour mener l’opération à bien viennent d’être incarcérés sans procès. »
Ce sont des éléments de langage prémâchés, je le sens. Je fais une nouvelle tentative.
« Nic ?
— Emprisonnés ou, pour l’un d’eux, assassiné.
— Assassiné ? »
C’en est trop. Je me lève, me penche sur la table.
« Nico, c’est n’importe quoi. »
Elle se recule devant moi.
« Quoi ?
— C’est ça, ton grand secret ? Une bombe nucléaire ? Faire sauter l’astéroïde en plein ciel ? On ne peut pas. Ça le fracturerait en un million de projectiles plus petits. Tu n’as jamais entendu ça ? Il y a eu tout un hors-série de National Geographic là-dessus, bon sang. Ça a fait la couverture du dernier Time Magazine. »
J’ai haussé la voix. Houdini lève les yeux un instant, surpris, puis retourne à ses croquettes.
« Ce n’est pas ce que j’ai dit. Tu ne m’écoutes pas. »
Nico s’exprime d’une voix douce, en croisant les bras, patiente comme une maîtresse d’école, comme si j’étais un enfant, ou un abruti.
« On est entrés en guerre pour empêcher le Pakistan de bombarder le truc. Il y a eu des milliers de morts ! »
Je revois encore les photos. Elles ont paru dans le Monitor avant que le journal ne mette la clé sous la porte : des drones, des frappes aériennes, des bombes incendiaires, l’annihilation rapide d’installations nucléaires et la destruction concomitante de zones civiles. Il y a aussi eu un grand reportage sur le Pakistan dans le dernier numéro du Times, le numéro double d’adieu, celui qui était titré en une : « Et maintenant, on attend. »
Nico se lève de la table, s’appuie contre le comptoir, cherche une nouvelle cigarette dans sa poche.
« Je n’ai jamais parlé de le faire sauter en plein ciel. Ce que je t’ai décrit, c’était une ou plusieurs explosions nucléaires proches de l’astéroïde, mais sans contact. On appelle ça une déflagration à distance, différente d’un projectile cinétique, qui serait un vaisseau ou tout autre objet s’écrasant contre la surface. Une déflagration à distance aurait l’avantage de produire le changement de vélocité désiré tout en minimisant les perturbations de surface et les éjectas qui pourraient en résulter. »
Encore des éléments de langage. J’ai l’impression qu’elle va me tendre un tract. Je me lève. Je fais les cent pas.
« Une déflagration à distance. Et vous croyez que personne n’y a pensé avant vous, peut-être ?
— Je le savais, que tu n’écouterais rien, me répond-elle avec tristesse, secouant la tête, faisant tomber sa cendre par terre. Je savais que je ne pouvais pas compter sur toi. »
Je cesse de marcher de long en large. Bien sûr, elle sait précisément quoi dire ; elle a eu toute sa vie pour me faire culpabiliser de la gronder pour ses excentricités. Je respire à fond. Reprends la parole d’une voix plus basse.
« Désolé. Vas-y, continue. Je t’en prie.
— Comme je te le disais, ce n’est pas que le gouvernement… je devrais dire l’armée, en fait, c’est l’armée, pas le gouvernement civil. Oui, ils y ont pensé. Ils ont même chargé des gens de trouver comment s’y prendre, il y a des années, alors que ce genre de danger était purement théorique. Il y avait forcément moyen de créer une arme nucléaire d’un genre nouveau, dotée d’un détonateur innovant, pour expédier la charge dans l’espace.
— Bon. Mais on n’a jamais fabriqué ça. »
Elle sourit, me décoche un clin d’œil.
« Ouais. C’est ce qu’on veut nous faire croire.
— Enfin, Nico. C’est n’importe quoi.
— Tu te répètes. »
Son expression change soudain : de rusée et bien informée, elle passe à une sorte d’intensité sereine – nous arrivons au moment qu’elle attendait. Et c’est le noyau même de la folie.
« Certains éléments conservateurs issus du complexe militaro-industriel international se réjouissent de l’arrivée de l’astéroïde, Henry. Ils s’en réjouissent. L’occasion de régner sur une population décimée, misérable ? De mettre la main sur tout ce qui reste des ressources mondiales ? Ils s’en frottent les mains ! »
C’est plus fort que moi : j’éclate de rire. Je renverse la tête en arrière et lance mon rire vers le plafond, et cette fois Houdini fait carrément un bond et file se cacher. L’absurdité de tout cela, le fait d’être assis là à discuter comme si Nico et moi, deux personnages minuscules dans ce restaurant indien éventré du New Hampshire, disposions d’informations privilégiées sur le sort de l’Univers !
Nico continue de parler pendant un moment, et je fais de mon mieux pour l’écouter, mais une grande partie de son discours m’entre par une oreille et ressort par l’autre, une grande partie n’est que du blabla. Il y a un savant maudit, évidemment : Hans-Michael Parry, astrophysicien autrefois lié au programme spatial des États-Unis, qui sait précisément comment faire, qui sait où sont cachés ces détonateurs spéciaux et comment on s’en sert. L’organisation de Nico a localisé Parry dans une prison militaire et s’apprête à le faire passer en Angleterre, où des sympathisants sont prêts à essayer cette manœuvre de détournement de l’astéroïde à l’aide de bombes britanniques.
Pendant toute cette exégèse, je me contente de répéter : « Ah oui. Ah bon. D’accord. » Je tape sur mes genoux et Houdini saute dessus. Je le grattouille derrière les oreilles et lui murmure « bon chienchien » avant qu’il ne file se jeter sur une croquette égarée qu’il a repérée à l’autre bout de la pièce.
Je me rends compte, tandis qu’elle parle, que j’avais partiellement envie d’être étonné. J’avais envie qu’elle me dise une chose qui me pousse à m’exclamer : Mince alors ! Elle a raison ! Mais bien sûr, cela n’a jamais été réellement envisageable, n’est-ce pas ? Que sur toute la population mondiale, ce soit ma sœur qui ait une solution. Personne n’en a. Personne dans le restaurant India Garden, et pas non plus un astrophysicien solitaire pourrissant dans les entrailles du système carcéral américain. Ce n’est que du charabia pour film catastrophe, de manière tellement évidente que ce serait hilarant si je ne connaissais pas au moins une personne qui a déjà été sacrifiée sur l’autel de la conviction de ma sœur.
« Et alors, finis-je par demander d’un ton las. Tes amis et toi, vous allez sortir ce savant du trou ?
— Ça, c’est déjà fait, me répond-elle sans relever mon ironie. Pas moi, pas le groupe de Nouvelle-Angleterre. Une autre équipe, dans le Midwest, ils l’ont déjà trouvé et se sont occupés de sa libération. Maintenant, Jordan, moi et les autres de Nouvelle-Angleterre, on attend la prochaine mission de reconnaissance. »
Incrédule, j’articule les mots en silence. Mission de reconnaissance. Tout ce vocabulaire de série Z. Combien de fois, au fil de nos vies, ai-je vu l’esprit magnifique de Nico, brillant comme du vif-argent, obscurci par le chagrin, par l’alcool et le cannabis, par son association avec des hurluberlus ?
« Comment peux-tu croire un mot de tout ça, Nico ?
— J’y crois parce que c’est la vérité. »
Ouvrant le réfrigérateur qui ne réfrigère plus rien du tout, elle y prend une canette de soda à la mangue. La pluie d’été martèle les vitres et le trottoir au-dehors.
« Mais comment peux-tu savoir que c’est vrai ?
— Je le sais parce que ça l’est.
— Ça ne fonctionne pas, ton raisonnement. On dirait Jesus Man.
— Pas du tout.
— Je t’assure. »
Jesus Man était le vieil excentrique aux yeux brillants qui occupait le lit voisin de notre grand-père, durant son ou ses deux derniers mois : l’ultime salve de radiations avant qu’ils renoncent à sauver Nathanael Palace et que nous le ramenions pour mourir à la maison. Jesus Man avait en lui la lumière du Seigneur, et il n’était nulle douleur, nul inconfort qu’il ne pût endurer avec le sourire, par la grâce de Dieu. Il en faisait pratiquement une fête, accueillant chaque souffrance nouvelle comme un pas de plus sur le chemin du paradis. Grand-père le haïssait – presque autant, m’a-t-il dit une fois en chuchotant assez fort pour que l’autre l’entende, que son cancer. Un jour, pendant que grand-père dormait, Jesus Man nous a dit, à Nico et à moi, qu’il espérait que nous avions accueilli le Seigneur dans nos cœurs. Je n’ai rien répondu, j’ai juste hoché poliment la tête et regardé la télé. Nico, âgée de dix-sept ans, lui a souri en disant : « Merci, monsieur. J’y penserai. »
Elle hausse les épaules.
« Voilà toute l’histoire, grand frère. Je ne peux pas te forcer à y croire si tu ne veux pas.
— Eh non, tu ne peux pas. Quand est-ce que tu pars ? En mission de reconnaissance, je veux dire ?
— Bientôt. Jordan me dit que l’équipe arrive. Demain ou après-demain, un hélicoptère va se poser dans Butler Field pour nous prendre.
— Nico, je t’aime. » Voilà ce que je dis ensuite, et je m’étonne d’entendre ces mots sortir de ma bouche ; elle aussi a l’air plutôt surprise, elle croise les bras, et je poursuis. « Je t’aime vraiment. Et je t’ai fait une promesse.
— Je t’en libère, souffle-t-elle aussitôt.
— Impossible.
— On était gamins.
— Toi, tu étais gamine. Moi, j’avais quatorze ans. Je savais ce que je disais.
— Je t’en libère, je te dis.
— Non. »
Je regrette soudain mon ton de voix, mon scepticisme, je regrette tout ce qui s’est passé pendant cette conversation. Ne pars pas, ai-je envie de lui dire, n’y va pas, reste, viens avec moi dans le Maine, rentre avec moi à Concord, Nico, n’y va pas. Houdini a fini de manger et s’est trouvé un endroit où se coucher. Dans le silence, ses ronflements emplissent la pièce.
« Bonne chance pour ton enquête, me dit ma sœur.
— Bonne chance pour… »
C’est le début d’une phrase, mais je ne trouve rien pour la compléter. C’est tout ce que j’ai.
« Bonne chance. »
Encore une scène de notre enfance. Quelques années avant ce printemps-là, quelques années avant Jesus Man. Nico avait dix ans et déjà elle était plus ou moins en crise : elle insultait ses professeurs, chipait de petites choses dans les magasins. Des autocollants, des canettes de soda. Un jour, une fille lui a donné de la bière, une grande, sans doute pour faire une blague, mais Nico a tout bu et s’est retrouvée ivre – ivre à dix ans, et, dans sa cervelle encore en formation, l’alcool a fonctionné non comme une incitation à faire encore plus de bêtises, mais comme un sérum de vérité. Elle marmonnait, balbutiait, envoyant une colère multiforme contre moi, contre grand-père, contre tout le monde.
« Mais toi aussi, m’a-t-elle dit alors que j’essayais de la prendre dans mes bras, de la soulever, de la porter jusqu’à la maison. Tu t’en iras, comme eux. Tu vas mourir. Tu vas disparaître.
— Non, lui ai-je alors répondu. Nico, je ne ferai jamais ça. »
La pluie a cessé, pour l’instant, et le ciel est dégagé, limpide, les étoiles scintillent à leur place familière. J’essaie de dormir, mais sans succès ; c’est à peine si j’arrive à garder les yeux fermés, gisant sans repos sur le sol de l’India Garden, étalé de manière inconfortable avec mon sac à dos comme oreiller. À l’aube je remonterai à vélo, j’installerai Houdini entre mon matériel d’urgence et mes bouteilles d’eau, et je me mettrai en route pour le sud du Maine.
Je m’efforce de concentrer mes pensées, de ranger Nico, ses amis et leurs tactiques sur une étagère dans le fond, de tirer une couverture sur grand-père qui, allez savoir pourquoi, m’a accompagné toute la journée, émacié et furieux sur son lit d’hôpital, la mort tapie derrière ses épaules. Je détourne la tête de tout et me focalise sur mon enquête, mon voyage, mon lendemain.
Alors pourquoi est-ce que vous faites ça ? m’a demandé Julia, comme Nico me l’avait demandé, comme McGully me l’avait demandé avec autorité. Indubitablement, je pourrais faire autre chose de mon temps, des choses précieuses pour moi et pour les autres. Mais une enquête comme celle-ci possède sa force propre : elle vous propulse en avant, et à partir d’un certain point ce n’est plus profitable de remettre en question vos raisons. Je reste longtemps éveillé, clignant des yeux dans l’obscurité de l’India Garden, en pensant à Brett Cavatone.
Lui aussi, si je le retrouve là-bas dans les bois avec ses armes à feu, me posera la question. Qu’est-ce que vous faites là ? Pourquoi êtes-vous venu ? Et j’ignore ce que je lui répondrai, je n’en ai pas la moindre idée.