Des lumières s’allumaient et des portes s’ouvraient tout le long de la rue en vue de la fête qui se préparait.

Montag et Beatty contemplaient, l’un avec une féroce satisfaction, l’autre d’un air incrédule, la maison qui se dressait devant eux, cette piste centrale où l’on allait jongler avec des torches et cracher du feu.

« Eh bien, dit Beatty, tu as gagné. Notre bon vieux Montag a voulu voler près du soleil et maintenant qu’il s’est brûlé les ailes, il se demande comment c’est arrivé.

Ne me serais-je pas bien fait comprendre quand j’ai envoyé le Limier rôder autour de chez toi ? » Le visage de Montag était complètement engourdi, vide d’expression ; il sentit sa tête se tourner comme une sculpture de pierre vers la maison voisine plongée dans l’obscurité au milieu de ses éclatants parterres de fleurs.

Beatty grogna. « Mais ce n’est pas vrai ! Tu ne t’es quand même pas laissé avoir par le numéro de cette petite idiote ? Les fleurs, les papillons, les feuilles, les couchers de soleil, bon sang ! Tout ça est dans son dossier.

Le diable m’emporte. J’ai mis dans le mille. Tu devrais voir ta tête. Quelques brins d’herbe et les quartiers de la lune. Quelle blague ! À quoi tout ça lui a servi ? » Assis sur le pare-chocs glacé du Dragon, Montag remuait légèrement la tête de gauche à droite, de droite à gauche, gauche, droite, gauche, droite...

« Elle voyait tout. Elle ne faisait de mal à personne.

Elle laissait les gens tranquilles.

— Tranquilles, je t’en fiche ! Elle était toujours là à te causer, non ? Une de ces satanées bonnes âmes avec leurs silences outragés sous-entendant que tu ne leur arrives pas à la cheville, leur art consommé de te donner mauvaise conscience. Bon Dieu, elles se lèvent comme le soleil de minuit pour te faire transpirer dans ton lit ! » La porte d’entrée s’ouvrit ; Mildred dévala les marches, chargée d’une valise qu’elle tenait avec une rigidité somnambulique, tandis qu’un taxi-coccinelle s’arrêtait dans un sifflement le long du trottoir.

« Mildred ! » Elle passa à toute allure devant lui, raide comme un piquet, le visage enfariné, la bouche gommée par l’absence de rouge à lèvres.

« Mildred, ce n’est quand même pas toi qui as donné l’alarme ? » Elle fourra sa valise dans la coccinelle, grimpa dedans et s’assit en marmonnant : « Pauvre famille, pauvre famille, tout est fini, tout, tout est fini à présent... » Beatty agrippa l’épaule de Montag au moment où le taxi démarrait en trombe et, à plus de cent à l’heure, disparaissait au bout de la rue.

Il y eut un fracas pareil à l’éclatement d’un rêve composé de vitres, de miroirs et de prismes de cristal distordus. Montag pivota comme sous l’effet d’un nouvel orage incompréhensible et vit Stoneman et Black qui brandissaient des haches, faisant voler les carreaux en éclats pour créer des courants d’air.

Frôlement d’un sphinx tête-de-mort sur un écran noir et glacé. « Montag, ici Faber. Vous m’entendez ?

Qu’est-ce qui se passe ?

— Voilà que c’est à mon tour d’y passer.

— Quelle horreur, dit Beatty. Car bien entendu, chacun croit dur comme fer que rien ne peut lui arriver. Les autres meurent, mais pas moi. Conséquences et responsabilités n’existent pas. Sauf qu’elles sont là. Mais n’en parlons pas, hein ? Et le temps qu’elles vous rattrapent, il est trop tard, n’est-ce pas, Montag ?

— Montag, pouvez-vous vous échapper, vous enfuir ? » s’enquit Faber.

Il se mit en marche, mais sans avoir le sentiment que ses pieds touchaient le ciment puis le gazon nocturne.

Beatty alluma son igniteur et la petite flamme orange attira le regard fasciné de Montag.

« Qu’est-ce que le feu a de si beau ? Qu’est-ce qui nous attire en lui, quel que soit notre âge ? » Beatty souffla sur la flamme et la ralluma. « C’est le mouvement perpétuel ; ce que l’homme a toujours voulu inventer sans y parvenir. Ou quelque chose d’approchant. Si on le laisse brûler, c’est pour la vie. Qu’est-ce que le feu ?

Un mystère. Les savants nous servent un charabia où il est question de friction et de molécules. Mais ils ne savent pas vraiment ce qu’il en est. Sa vraie beauté réside dans le fait qu’il détruit la responsabilité et les conséquences. Un problème devient trop encombrant ? Hop, dans la chaudière. Tu es devenu encombrant, Montag.

Et le feu va soulager mes épaules de ton poids vite fait, bien fait ; pas de pourrissement à craindre. C’est ça le feu : antiseptique, esthétique, pratique. » Montag regardait à présent à l’intérieur de cette drôle de maison que rendaient encore plus étrange l’heure de la nuit, les murmures des voisins, le verre éparpillé, et là, sur le sol, leurs couvertures déchirées et disséminées comme des plumes de cygne, ces livres incroyables qui avaient l’air si ridicules et si futiles, n’étant rien de plus que des caractères d’imprimerie, du papier jauni et des reliures disloquées.

Mildred, bien sûr. Elle avait dû le regarder cacher les livres dans le jardin et les avait rapportés. Mildred. Mildred.

« Je veux que tu fasses ce boulot tout seul, Montag.

Pas avec du pétrole et une allumette, mais morceau par morceau, au lance-flammes. C’est ta maison, à toi de faire le ménage.

— Montag, vous ne pouvez pas vous enfuir, vous échapper ?

— Non ! s’écria Montag au désespoir. Le Limier ! Il y a le Limier ! » Faber entendit, ainsi que Beatty, qui crut que ces paroles lui étaient destinées. « Oui, le Limier est dans le coin, alors pas de bêtises. Prêt ?

— Prêt. » Montag libéra le cran de sûreté du lanceflammes.

« Feu ! » Une énorme goutte de lave en fusion déferla sur les livres, les projetant contre le mur. Il pénétra dans la chambre, cracha deux giclées de feu et les lits jumeaux s’embrasèrent dans un monstrueux grésillement, avec plus de chaleur, de passion et d’éclat qu’il ne leur en aurait supposé. Il brûla les murs et la coiffeuse parce qu’il voulait tout changer, les sièges, les tables et, dans la salle à manger, l’argenterie et la vaisselle en plastique, tout ce qui montrait qu’il avait vécu dans cette maison vide en compagnie d’une étrangère qui l’oublierait demain, qui était partie et l’avait déjà pratiquement oublié, ses Coquillages radio déversant leur éternelle bouillie dans ses oreilles tandis qu’elle roulait dans la ville, isolée du monde. Et comme avant, c’était bon de répandre l’incendie, il avait l’impression de s’épancher dans le feu, d’empoigner, de déchirer, de faire éclater sous la flamme et d’évacuer l’absurde problème. S’il n’y avait pas de solution, eh bien, il n’y avait plus de problème non plus.

Le feu était la panacée !

« Les livres, Montag ! » Et les livres de sautiller et de danser comme des oiseaux rôtis, des plumes rouges et jaunes embrasant leurs ailes.

Puis il arriva au salon où les grands monstres stupides dormaient en compagnie de leurs pensées blanches et de leurs rêves neigeux. Il arrosa chacun des trois murs aveugles et le vide se rua vers lui dans un sifflement.

L’inanité émit un bruit encore plus insignifiant, un hurlement insensé. Il s’efforça de songer au vide sur lequel se produisait le néant, mais il n’y parvint pas. Il retint sa respiration pour empêcher le vide de pénétrer dans ses poumons. Il s’arracha à sa terrible inanité, recula, et gratifia toute la pièce d’une énorme fleur jaune incendiaire.

Le revêtement de plastique ignifugé se fendit et la maison se mit à frémir sous l’effet des flammes.

« Quand tu en auras fini, dit Beatty derrière lui, considère-toi en état d’arrestation. » La maison s’effondra en une masse de braises rougeoyantes et de cendres noires. Elle reposait désormais sur un lit de scories assoupies où le rose le disputait au gris, balayée par un panache de fumée qui s’éleva dans le ciel pour y flotter en un lent mouvement de va-etvient. Il était trois heures et demie du matin. Les curieux rentrèrent chez eux ; le chapiteau du cirque s’était af faissé en un monceau de débris charbonneux ; le spectacle était terminé.

Montag était comme statufié, le lance-flammes dans ses mains inertes, de larges auréoles de sueur sous les aisselles, le visage maculé de suie. Les autres pompiers attendaient derrière lui dans l’obscurité, les traits légèrement éclairés par les décombres fumants.

Montag s’y reprit à deux fois avant de parvenir à formuler sa pensée.

« C’est ma femme qui a donné l’alarme ? » Beatty acquiesça. « Ses amies nous.avaient déjà prévenus, mais j’avais laissé courir. De toute façon, ton compte était bon. Quelle stupidité d’aller comme ça citer de la poésie à tous vents. Quel snobisme imbécile. Donnez quelques vers en pâture à quelqu’un et le voilà qui se prend pour le roi de la Création. Tu te crois capable de marcher sur l’eau avec tes bouquins. Eh bien, le monde peut très bien s’en passer. Vois où ils t’ont mené, dans la merde jusqu’au cou. Que je la remue du petit doigt, et tu te noies ! » Montag était incapable de bouger. Un terrible tremblement de terre s’était joint au feu pour raser la maison, Mildred était quelque part sous les ruines, ainsi que toute son existence, et il était incapable de bouger. Il conti nuait de sentir en lui les secousses, éboulements et vibrations du séisme et il restait là, les genoux fléchis sous l’énorme poids de la fatigue, de l’ahurissement et de l’humiliation, laissant Beatty l’accabler sans même lever la main.

«Montag, espèce d’idiot, Montag, pauvre imbécile que tu es ; qu’est-ce qui t’a poussé à faire ça ? » Montag n’entendait pas, il était très loin, dans un rêve de fuite, parti, abandonnant derrière lui ce cadavre couvert de suie qui tanguait devant un autre fou furieux.

« Montag, fichez le camp ! » dit Faber.

Montag tendit l’oreille.

Beatty lui assena un coup sur le crâne qui le fit trébucher en arrière. La balle verte dans laquelle la voix de Faber murmurait ses adjurations tomba sur le trottoir.

Beatty s’en empara, un grand sourire aux lèvres. Il l’approcha de son oreille.

Montag entendit la voix lointaine qui l’interpellait.

« Montag, ça va ? » Beatty coupa le contact et fourra la balle verte dans sa poche. « Eh bien... ça va plus loin que je ne pensais.

Je t’ai vu pencher la tête, l’air d’écouter quelque chose.

D’abord j’ai cru que c’était un Coquillage. Mais quand tu t’es mis à jouer les petits malins un peu plus tard, je me suis interrogé. On va remonter à la source et coincer ton petit copain.

— Non ! » fit Montag.

Il libéra le cran de sûreté du lance-flammes. Le regard de Beatty se fixa aussitôt sur les doigts de Montag et ses yeux se dilatèrent légèrement. Montag y lut de la surprise et baissa lui-même les yeux sur ses mains pour voir ce qu’elles avaient encore fait. En y repensant plus tard, il ne parvint jamais à décider si c’étaient ses mains ou la réaction de Beatty à leur mouvement qui lui avait donné le coup de pouce final sur la voie du meurtre. Le dernier roulement de tonnerre de l’avalanche qui avait grondé à ses oreilles, sans le toucher.

Beatty arbora son sourire le plus charmeur. « Ma foi, voilà un bon moyen de s’assurer un public. Mettre un homme en joue et le forcer à vous écouter. Fais-nous ton petit laïus. Qu’est-ce que ce sera cette fois ? Pourquoi ne pas me sortir du Shakespeare, pauvre snobinard d’opérette ? "Je ne crains pas tes menaces, Cassius, car ma probité me fait une telle armure qu’elles passent sur moi comme un vent futile auquel je ne m’arrête point !" Qu’en dis-tu ? Allez, vas-y, littérateur d’occasion, presse la détente. » Il fit un pas vers Montag.

Qui déclara simplement : « Nous n’avons jamais brûlé ce qu’il fallait...

— Donne-moi ça, Guy », dit Beatty sans se départir de son sourire.

Puis il ne fut plus qu’une torche hurlante, un pantin désarticulé, gesticulant et bafouillant, sans plus rien d’humain ni de reconnaissable, une masse de flammes qui se tordait sur la pelouse tandis que Montag continuait de l’arroser de feu liquide. Il y eut un sifflement pareil à celui d’un jet de salive lancé sur un poêle chauffé au rouge, un grouillement de bulles, comme si l’on venait de saupoudrer de sel un monstrueux escargot noir pour lui faire dégorger l’horreur d’une écume jaunâtre.

Montag ferma les yeux, se mit à hurler et se débattit pour plaquer ses mains sur ses oreilles. Beatty se contorsionnait interminablement. Enfin il se recroquevilla comme une poupée de cire carbonisée, s’immobilisa, et le silence se fit.

Les deux autres pompiers étaient statufiés.

Montag réprima sa nausée le temps de braquer son lance-flammes sur eux. « Retournez-vous ! » Ils obtempérèrent, le visage livide, ruisselant de sueur ; il leur assena un grand coup sur la tête, faisant sauter leur casque, et ils s’écroulèrent, assommés.

Chuchotis d’une feuille d’automne poussée par le vent.

Il pivota. Le Limier était là.

Ayant déjà atteint le milieu de la pelouse, surgi de l’ombre, il se déplaçait avec une telle légèreté que l’on aurait dit un nuage solidifié de fumée noirâtre en train de flotter silencieusement vers lui.

Le monstre fit un dernier bond, s’élevant à plus d’un mètre au-dessus de la tête de Montag avant de retomber sur lui, ses pattes d’araignée tendues pour le saisir, l’aiguille de procaïne pointant furieusement son unique dent. Montag le piégea dans une fleur de feu, une merveilleuse éclosion de pétales jaunes, bleus et orange qui enveloppa le chien de métal, le dota d’une nouvelle parure tandis qu’il s’abattait sur lui, l’expédiant à trois mètres, lui et son lance-flammes, contre un tronc d’arbre. Il sentit la chose jouer des griffes, lui saisir la jambe et y planter un instant son aiguille avant que le feu ne le projette en l’air, désarticule son ossature métallique et fasse exploser ses entrailles en un ultime rougeoiement, comme une fusée à baguette plantée dans la rue.

Allongé par terre, Montag regarda la créature à demi morte battre l’air et mourir. Même en l’état, elle avait l’air de vouloir revenir à la charge pour achever l’injec tion dont il commençait à sentir les effets dans sa jambe.

Il éprouvait le mélange de soulagement et d’horreur de qui s’est garé d’un chauffard juste à temps pour n’avoir que le genou heurté par le pare-chocs, craignant de ne pouvoir de se tenir debout avec une jambe anesthésiée.

Un engourdissement dans un engourdissement creusé au sein d’un engourdissement...

Et maintenant... ?

La rue vide, la maison brûlée comme un vieux morceau de décor, les autres maisons plongées dans l’obscurité, le Limier ici, Beatty là-bas, les deux autres pompiers ailleurs, et la Salamandre... ? Il contempla l’énorme machine. Elle aussi allait devoir disparaître.

Bon, se dit-il, voyons un peu dans quel état tu es. Allez, debout. Doucement, doucement... là.

Il se releva, mais il n’avait plus qu’une jambe. L’autre était comme une bûche calcinée qu’il était condamné à traîner en expiation de quelque obscur péché. Quand il fit porter son poids dessus, un flot d’aiguilles en argent lui remonta le long du mollet pour exploser dans son genou. Il en eut les larmes aux yeux. Allez ! Avance, tu ne peux pas rester ici !

Quelques lumières se rallumaient dans la rue, conséquence de ce qui venait de se produire ou résultat du silence anormal qui avait suivi la bataille, Montag n’en savait rien. Il contourna les ruines en boitillant, empoignant sa jambe paralysée quand elle restait à la traîne, lui parlant, la suppliant, la guidant à grands coups de gueule, la maudissant, l’adjurant de pas lui refuser une aide devenue vitale. Il atteignit l’arrière-cour et la ruelle.

Beatty, pensa-t-il, tu n’es plus un problème. Tu disais toujours : N’affronte pas les problèmes, brûle-les. Eh bien, j’ai fait les deux. Adieu, capitaine.

Et, clopin-clopant, il suivit la ruelle dans le noir.

Une décharge de chevrotines lui déchirait la jambe chaque fois qu’il s’appuyait dessus et il se disait : Idiot, pauvre idiot, triple idiot, crétin, triple crétin, pauvre crétin, idiot, pauvre idiot ; regarde ce gâchis et pas de serpillière, regarde ce gâchis, et qu’est-ce que tu vas faire ?

Maudits soient ta fierté et ton fichu caractère, tu as tout fait rater, dès le début tu vomis sur tout le monde et sur toi. Mais tout ça à la fois, une chose après l’autre, Beatty, les femmes, Mildred, Clarisse, tout ça. N’empêche que tu n’as aucune excuse, aucune excuse. Idiot, pauvre idiot, va donc te livrer !

Non, on sauvera ce qu’on pourra, on fera ce qu’il reste à faire. Si on est condamné à brûler, entraînons-en d’autres dans le feu. Là !

Il se souvint des livres et revint sur ses pas. À tout hasard...

Il en retrouva quelques-uns là où il les avait laissés, près de la clôture du jardin. Mildred, Dieu merci, en avait oublié. Quatre livres étaient encore là où il les avait cachés. Des voix s’élevaient dans la nuit et des faisceaux lumineux dansaient ici et là. D’autres Salamandres rugissaient au loin, dont les sirènes croisaient celles de la police.

Montag prit les quatre livres qui restaient et, sautillant, claudiquant, sautillant, regagna l’allée. Pour s’écrouler brutalement, comme si on lui avait séparé la tête du corps. Quelque chose en lui l’avait stoppé net et terrassé. Il resta là où il était tombé et se mit à sangloter, les jambes repliées, le visage pressé contre le gravier, aveugle à tout.

Beatty voulait mourir.

Au milieu de ses larmes, Montag en eut la certitude.

Beatty avait voulu mourir. Il était resté là, sans vraiment chercher à sauver sa peau, juste resté là, à plaisanter, à l’asticoter, songea Montag, et cette pensée suffit à étouffer ses sanglots et à lui donner le temps de reprendre son souffle. Quelle chose étrange, étrange, de désirer mourir au point de laisser un homme se promener armé et, au lieu de se taire et de rester en vie, de lui gueuler après et de se moquer de lui jusqu’à le faire sortir de ses gonds et...

Des pas précipités au loin.

Montag s’assit. Filons d’ici. Allez, debout, debout, tu ne peux pas rester là ! Mais il continuait de pleurer et il fallait que ça cesse. Oui, voilà que ça se calmait. Il n’avait voulu tuer personne, pas même Beatty. Sa chair l’étreignit, se contracta comme si on l’avait plongé dans de l’acide. Il eut un haut-le-cœur. Il revit Beatty, transformé en torche, immobile, en train de s’éteindre peu à peu sur la pelouse. Il se mordit les phalanges. Je regrette, je regrette, Dieu, que je regrette...

Il s’efforça de reconstituer le puzzle, de revenir au cours normal de la vie quelques malheureux jours plus tôt, avant le tamis et le sable, le Dentifrice Denham, les voix-papillons, les lucioles, les alarmes et les expéditions, trop de choses pour quelques malheureux jours, trop de choses, en vérité, pour une vie entière.

Des pas précipités à l’autre bout de la ruelle.

« Debout ! s’exhorta-t-il. Debout, nom d’un chien ! » dit-il à sa jambe, et il se releva. Aïe, on lui en fonçait des clous dans la rotule, puis ce ne furent que des aiguilles à repriser, puis de simples épingles de sûreté, et au bout d’une cinquantaine de petits sauts, alors que les échardes de la palissade s’accumulaient dans sa main, le picotement se réduisit à ce qu’aurait pu provoquer une brumisation d’eau bouillante. Et sa jambe redevint enfin sienne. Il avait craint de se rompre la cheville en courant. Maintenant, aspirant la nuit à pleins poumons pour la recracher toute pâle, le lourd dépôt de sa noirceur au fond de lui, voilà qu’il adoptait un petit trot régulier, les livres entre ses mains.

Il pensa à Faber.

Faber était resté là-bas dans ce tas de goudron fumant qui n’avait plus nom ni identité. Il avait aussi brûlé Faber. Il en éprouva un tel choc qu’il crut un instant que le vieillard était réellement mort, rôti comme un cancrelat dans cette petite capsule verte perdue dans la poche d’un homme qui n’était plus qu’un squelette cordé de tendons de bitume.

Retiens bien ça, songea-t-il, brûle-les, ou ce sont eux qui te brûleront. À présent ce n’est pas plus compliqué que ça.

Il fouilla dans ses poches ; non seulement l’argent était toujours là, mais il retrouva aussi le Coquillage d’usage où la cité se parlait à elle-même dans le froid noir du matin.

« Communiqué de la police. Criminel en fuite. Recherché pour meurtre et crimes contre l’État. Nom : Guy Montag. Profession : pompier. Vu pour la dernière fois... » Maintenant son allure, il suivit la ruelle sur six pâtés de maisons avant de déboucher sur un boulevard à dix voies complètement désert. Sous la lumière crue des hautes lampes à arc, on aurait dit un fleuve gelé désormais interdit aux bateaux. On risquait de se noyer à essayer de le traverser, se dit-il ; il était trop large, trop dégagé. C’était une immense scène sans décor qui l’invitait à s’y élancer, facile à voir dans l’éclat des lampadaires, facile à capturer, facile à abattre.

Le Coquillage bourdonna dans son oreille.

«... recherchez un homme en fuite... recherchez l’homme en fuite... recherchez un homme seul, à pied...

recherchez... » Montag se rabattit dans l’ombre. Une station-service se dressait un peu plus loin, gros morceau de porcelaine neigeuse, étincelante, où deux coccinelles argentées venaient de s’arrêter pour faire le plein. Pour l’instant, il lui fallait être propre et présentable s’il voulait marcher et non courir, traverser d’un pas décontracté ce vaste boulevard. Il bénéficierait d’une marge de sécurité supplémentaire s’il pouvait se nettoyer et se donner un coup de peigne avant de poursuivre son chemin... pour aller où ?

Oui, songea-t-il, je vais où, là ?

Nulle part. Il n’avait aucun endroit où se réfugier, aucun ami vers qui se tourner. Sauf Faber. Du coup, il s’aperçut qu’il se dirigeait effectivement vers la maison de Faber, d’instinct. Mais Faber ne pouvait pas le cacher ; ce serait du suicide de seulement s’y risquer. Il savait pourtant qu’il irait le voir, ne serait-ce que quelques minutes. Il n’y avait que chez Faber qu’il pourrait raffermir sa foi de plus en plus chancelante en sa capacité de survie. Il avait seulement besoin de savoir qu’il existait des hommes comme Faber en ce monde. Il voulait le voir vivant et non brûlé, là-bas, comme un corps enchâssé dans un autre corps. Et bien entendu, il fallait lui laisser une fraction de l’argent pour qu’il en fasse usage une fois Montag reparti. Peut-être pourrait-il se perdre dans la nature et vivre au milieu ou à proximité d’une rivière, ou aux environs d’une autoroute, dans les champs et les collines.

Un immense murmure tournoyant lui fit lever la tête.

Les hélicoptères de la police s’élevaient au loin, minuscules, à croire que quelqu’un venait de souffler sur les aigrettes grises d’une fleur de pissenlit desséchée.

Deux douzaines d’entre eux s’affairèrent, flottant, indécis, à quatre ou cinq kilomètres de distance, tels des papillons surpris par l’automne, puis, décrochant brusquement, ils atterrirent un par un, ici, là, brassant doucement l’air avant de redevenir des coccinelles et de s’élancer en hurlant le long des boulevards ou, tout aussi soudainement, de redécoller pour poursuivre leurs recherches.

Les employés de la station-service s’occupaient de leurs clients. S’approchant par-derrière, Montag pénétra dans les toilettes pour hommes. À travers la cloison d’aluminium, il entendit une radio annoncer : « La guerre vient d’être déclarée. » Dehors, l’essence coulait dans les réservoirs. Les occupants des coccinelles et les pompistes discutaient moteurs, carburant, sommes à régler. Montag s’efforça de se sentir bouleversé par l’impavide communiqué de la radio, mais rien ne se produisit. La guerre allait devoir attendre une heure ou deux avant de trouver place dans son dossier personnel.

Il se lava les mains et la figure et se sécha avec une serviette en faisant le minimum de bruit. Puis il sortit des toilettes, referma précautionneusement la porte et s’enfonça dans l’obscurité pour se retrouver enfin au bord du boulevard désert.

Il s’étendait devant lui pour une partie qu’il devait remporter, vaste piste de bowling dans la froidure du matin. Aussi propre que la surface d’une arène deux minutes avant l’apparition d’allez savoir quelles victimes sans noms et quels bourreaux anonymes. La chaleur du corps de Montag suffisait à faire trembler l’air au-dessus du vaste fleuve de béton ; il lui paraissait incroyable que sa température puisse ainsi faire vibrer la totalité du monde environnant. Il constituait une cible phosphorescente ; il le savait, le sentait. Et voilà qu’il lui fallait se lancer dans son petit parcours.

Quelques phares brillèrent à trois rues de distance.

Montag respira à fond. Ses poumons lui faisaient l’effet d’un buisson ardent dans sa poitrine. Sa course lui avait desséché la bouche. Un goût de fer ensanglanté stagnait dans sa gorge et de l’acier rouillé lui lestait les pieds.

Que penser de ces lumières là-bas ? Une fois en marche, il allait falloir estimer en combien de temps ces coccinelles seraient ici. Voyons, à quelle distance se trouvait l’autre trottoir ? En gros à une centaine de mètres. Probablement moins, mais tabler quand même sur ce chiffre, sur la lenteur de son allure, celle d’un simple promeneur ; dans ce cas, il lui faudrait bien trente à quarante secondes pour faire le trajet. Les coccinelles ? Une fois lancées, elles pouvaient laisser trois pâtés de maisons derrière elles en une quinzaine de secondes. Donc, même s’il se mettait à courir à mi-parcours...

Il avança le pied droit, puis le gauche, puis le droit.

S’engagea sur l’avenue déserte.

Même si la chaussée était entièrement déserte, on ne pouvait, bien entendu, être assuré de traverser sans encombres. Une voiture pouvait surgir au sommet de la côte à quatre rues d’ici et être sur vous et au-delà avant que vous ayez eu le temps de respirer.

Montag décida de ne pas compter ses pas. Ne regarda ni à droite ni à gauche. La lumière des lampadaires paraissait aussi crue et aussi indiscrète que celle du soleil au zénith, et tout aussi brûlante.

Il écouta le bruit de la voiture qui prenait de la vitesse à deux rues de distance sur sa droite. Ses phares mobiles sursautèrent et épinglèrent Montag.

Ne t’arrête pas.

Il eut un instant d’hésitation, assura sa prise sur les livres et se força à avancer. Instinctivement, il courut sur quelques mètres, puis se parla à voix haute et reprit son allure nonchalante. Il était maintenant au milieu de la chaussée, mais le vrombissement de la coccinelle se fit plus aigu à mesure qu’elle accélérait.

La police, bien sûr. Elle me voit. Du calme, vas-y doucement, ne te presse pas, ne te retourne pas, ne regarde pas, prends un air dégagé. Marche, c’est ça, marche, marche.

La coccinelle fonçait. La coccinelle rugissait. La coccinelle prenait de la vitesse. La coccinelle hurlait. La coccinelle arrivait dans un bruit de tonnerre, au ras du sol, suivant une trajectoire sifflante, telle une balle tirée d’un fusil invisible. Elle filait à 200 à l’heure. 210 à tout le moins. Montag serra les dents. La chaleur des phares en mouvement lui brûlait les joues, semblait-il, faisait frémir ses paupières et sourdre une sueur acre de tout son corps. Stupidement, il se mit à traîner les pieds et à se parler, puis il se rua en avant. À grandes enjambées, allongeant sa foulée au maximum. Bon Dieu ! Bon Dieu ! Il laissa tomber un livre, s’arrêta, faillit se retourner, se ravisa, reprit sa course, hurlant au milieu du désert de béton, tandis que la coccinelle se précipitait sur sa proie galopante, n’était plus qu’à soixante mètres, trente mètres, vingt-sept, vingt-cinq, vingt — et Montag de haleter, de battre l’air des bras, de tricoter des jambes —, se rapprochait encore et encore, klaxonnait, appelait, et voilà que Montag avait les yeux chauffés à blanc au moment où sa tête se tournait vers l’éclat meurtrier des phares, voilà que la coccinelle disparaissait dans sa propre lumière, voilà qu’elle n’était plus qu’une torche lancée sur lui, un bruit énorme, une déflagration. Là... elle était pratiquement sur lui !

Il trébucha et tomba.

C’en est fait de moi ! Je suis fichu !

Mais sa chute changea tout. À l’instant où elle allait l’atteindre, la coccinelle enragée fit une embardée. Elle était déjà loin. Montag gisait à plat ventre, face contre terre. Des miettes de rires flottèrent jusqu’à lui avec les vapeurs bleutées de l’échappement.

Son bras droit était allongé devant lui, la main posée à plat sur le sol. Au moment où il la souleva, il s’aperçut que l’extrémité de son médius portait une infime trace de noir là où le pneu l’avait touché. Contemplant la petite marque noire d’un œil incrédule, il se releva.

Ce n’était pas la police, se dit-il.

Il regarda au bout du boulevard. C’était clair à présent. Une bande de gamins d’allez savoir quel âge, douze à seize ans si ça se trouvait. En virée dans un concert de sifflements, de braillements, d’acclamations. Ils avaient vu, spectacle absolument inouï, un homme à pied, une rareté, et s’étaient dit comme ça : « On se le fait ! » Ignorant qu’il s’agissait de Guy Montag, le fugitif. En simples gamins qu’ils étaient, partis pour une longue équipée nocturne, cinq ou six cents kilomètres de folie motorisée sous la lune, leurs visages glacés par le vent, retour ou pas retour à la maison à l’aube, vivants ou non, c’était tout le sel de l’aventure.

Ils m’auraient tué, pensa Montag en touchant sa joue meurtrie, chancelant dans les remous de l’air déplacé et la poussière soulevée. Sans la moindre raison, ils m’auraient tué.

Il reprit sa marche vers le trottoir opposé, ordonnant à ses pieds de continuer à avancer. Il s’était débrouillé pour ramasser les livres éparpillés, mais ne se souvenait pas de s’être baissé ou de les avoir touchés. Il ne cessait de les faire passer d’une main à l’autre comme des cartes de poker dont il n’aurait su quoi faire.

Je me demande si ce sont eux qui ont tué Clarisse ?

Il s’arrêta et son esprit répéta, haut et fort : Je me demande si ce sont eux qui ont tué Clarisse ?

Il eut envie de leur courir après en hurlant.

Ses yeux s’embuèrent.

Oui, c’était sa chute qui lui avait sauvé la vie. Le conducteur, voyant Montag à terre, avait instinctivement compris qu’en passant sur un corps à cette vitesse la voiture risquait de capoter et d’éjecter ses occupants. Si Montag était resté une cible verticale...

Il en eut le souffle coupé.

Au loin sur le boulevard, à quatre rues de distance, la coccinelle avait ralenti, viré sur deux roues, et revenait maintenant à toute allure, mordant sur le mauvais côté de la chaussée.

Mais Montag était désormais à l’abri dans la ruelle obscure vers laquelle il avait entrepris son long voyage une heure — mais n’était-ce pas une minute ? — plus tôt. Frissonnant dans la nuit, il regarda la coccinelle passer en trombe et déraper au centre de la chaussée, le tout dans une envolée de rires, avant de disparaître.

Plus loin, tandis qu’il avançait dans la nuit, il aperçut les hélicoptères qui tombaient du ciel comme les premiers flocons de neige du long hiver à venir...

La maison était silencieuse.

Montag s’en approcha par-derrière, se glissant dans la moiteur nocturne d’un parfum de jonquilles, de roses et d’herbe humide. Il toucha la contre-porte, constata qu’elle était ouverte et, après s’être faufilé dans l’entrebâillement, traversa la véranda, dressant l’oreille.

Madame Black, dormez-vous ? songea-t-il. Ce que je fais est mal, mais votre mari a fait la même chose à autrui sans jamais s’étonner, ni se poser de questions, ni s’émouvoir. Et puisque vous êtes femme de pompier, c’est votre tour et celui de votre maison, pour toutes les maisons que votre mari a brûlées et tous les gens auxquels il a fait du mal sans réfléchir.

La maison resta muette.

Il cacha les livres dans la cuisine, regagna la ruelle et se retourna vers la maison toujours sombre, tranquille, endormie.

Au cours de sa marche à travers la ville, sous un ciel où les hélicoptères voletaient comme des bouts de papier, il donna l’alarme d’une cabine téléphonique isolée devant un magasin fermé pour la nuit. Puis il attendit dans le froid jusqu’à ce que retentissent au loin les sirènes d’incendie et qu’accourent les Salamandres, vite, vite, pour brûler la maison de M. Black pendant qu’il était à son travail et obliger son épouse à rester debout dans le froid du matin, toute grelottante, tandis que le toit cédait et s’abîmait dans les flammes. Mais pour l’instant, elle était encore endormie.

Bonne nuit, madame Black, pensa-t-il.

« Faber ! » Nouveau petit coup sec à la porte, un murmure, puis une longue attente. Enfin, une faible lueur tremblota dans la maisonnette. Encore un temps, et la porte de derrière s’ouvrit.

Ils se dévisagèrent dans la pénombre, Faber et Montag, comme si chacun d’eux avait du mal à croire à l’existence de l’autre. Puis Faber tendit la main, empoigna Montag, l’attira à l’intérieur, le fit asseoir et retourna écouter sur le pas la porte. Les sirènes s’estompaient au loin. Faber rentra et referma la porte.

« Je me suis conduit comme un imbécile sur toute la ligne, dit Montag. Je ne peux pas rester longtemps. Je suis en route pour Dieu sait où.

— Au moins est-ce avec de bonnes intentions que vous vous êtes conduit en imbécile, répliqua Faber. Je vous croyais mort. L’audio-capsule que je vous avais donnée...

— Brûlée.

— J’ai entendu le capitaine vous parler et tout à coup plus rien. J’ai failli partir à votre recherche.

— Le capitaine est mort. Il avait découvert la capsule, entendu votre voix ; il allait remonter jusqu’à vous. Je l’ai tué avec le lance-flammes. » Faber s’assit et resta un moment sans rien dire.

« Bon Dieu, comment tout ça est arrivé ? reprit Montag. Pas plus tard que l’autre nuit tout allait bien, et d’un seul coup me voilà en train de me noyer. Combien de fois peut-on sombrer et continuer de vivre ? Je n’ai même pas le temps de respirer. Voilà Beatty mort, qui était mon ami autrefois, voilà Millie partie, que je croyais ma femme, mais je n’en sais plus rien. Et la maison réduite en cendres. Et mon boulot envolé, et moi en cavale, et je planque un livre chez un pompier au passage.

Bon Dieu, tout ce que j’ai pu faire en une semaine !

— Vous avez fait ce que vous deviez faire. Il y a longtemps que ça menaçait.

— Oui, je veux bien le croire, même si je ne crois plus en rien. Ça incubait. Je le sentais depuis longtemps, je couvais quelque chose, ce que je faisais ne s’accordait pas avec ce que je pensais. Bon sang, tout était là. C’est un miracle que ça ne se soit pas vu, comme quand on engraisse. Et maintenant me voilà chez vous, à vous compliquer la vie. Il se peut qu’ils me suivent jusqu’ici.

— Il y a des années que je ne m’étais pas senti une telle vitalité, rétorqua Faber. J’ai l’impression de faire ce que j’aurais dû faire il y a une éternité. Pour le moment, je n’ai pas peur. Peut-être parce que je me comporte enfin comme il se doit. Peut-être parce que j’ai agi sur un coup de tête et que je ne veux pas vous paraître lâche. Je suppose qu’il me faudra me montrer encore plus violent, prendre des risques pour ne pas faillir à ma tâche ni retomber dans la peur. Que comptez-vous faire ?

— Continuer à fuir.

— Vous savez qu’on est en guerre ?

— J’ai entendu ça.

— C’est drôle, hein ? Tout ça nous paraît tellement loin par rapport à nos propres ennuis.

— Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir. » Montag tira cent dollars de sa poche. « Je veux que vous gardiez ça, faites-en l’usage qui vous semblera le meilleur quand je serai parti.

— Mais...

— Je serai peut-être mort d’ici la fin de la matinée ; faites-en bon usage. » Faber opina. « Vous auriez intérêt à vous diriger vers le fleuve, si possible. Longez-le, et si vous arrivez à atteindre la vieille voie ferrée, celle qui mène en pleine campagne, suivez-la. Aujourd’hui, tous les déplacements ou presque se font par voie aérienne et la plupart des voies ferrées sont abandonnées, mais les rails sont toujours là à rouiller. Il paraît qu’il y a des camps de vagabonds un peu partout dans le pays, des camps itinérants, comme on les appelle. Et que si on marche assez longtemps en restant aux aguets, on trouve des tas de vieux diplômés de Harvard sur les rails entre ici et Los Angeles. La plupart d’entre eux sont recherchés dans les villes.

Je suppose qu’ils survivent. Ils ne sont pas nombreux, et je pense que le gouvernement ne les a jamais considérés comme suffisamment dangereux pour motiver des poursuites. Vous pourriez vous terrer quelque temps avec eux et reprendre contact avec moi à Saint Louis, je pars ce matin par le bus de cinq heures, je vais y voir un imprimeur à la retraite, moi aussi je sors enfin de mon trou. L’argent sera bien employé. Merci et bonne chance.

Voulez-vous dormir quelques minutes ?

— Je ferais mieux de filer.

— Voyons ce qu’il en est. » Faber emmena aussitôt Montag dans la chambre et déplaça un tableau, révélant un écran de télévision de la taille d’une carte postale. « J’ai toujours voulu quelque chose de très petit, à qui je puisse parler, que je puisse masquer de la main en cas de nécessité, rien qui puisse me bombarder de décibels, rien de monstrueusement gros. Vous voyez le résultat. » Il mit l’appareil en marche.

« Montag, dit le récepteur télé en s’allumant. M-O-NT-A-G. » La voix épela le nom. « Guy Montag. Toujours en fuite. Les hélicoptères de la police patrouillent. Un nouveau Limier robot a été livré par un arrondissement voisin... » Montag et Faber se regardèrent.

« ... Limier robot est infaillible. Jamais, depuis la première utilisation qui en a été faite, cette incroyable invention n’a laissé échapper sa proie. Ce soir, notre chaîne est fière de pouvoir suivre le Limier par hélicoptère-caméra dès son départ en chasse... » Faber remplit deux verres de whisky. « On va en avoir besoin. » Ils burent.

« ... un nez si sensible qu’il est capable d’identifier et de retenir dix mille constituants olfactifs sur dix mille personnes sans être reprogrammé ! » Faber se mit à trembler de tous ses membres et parcourut sa maison des yeux, regarda les murs, la porte, la poignée de la porte et le fauteuil où Montag était main tenant assis. Montag surprit son regard. Il jeta à son tour de rapides coups d’œil autour de lui, sentit ses narines se dilater et se rendit compte qu’il essayait de se flairer lui-même, qu’il avait soudain le nez assez fin pour percevoir la trace qu’il avait laissée dans l’air de la pièce, l’odeur de sa transpiration sur la poignée de la porte ; invisible, mais aussi foisonnant que les brillants d’un petit lustre, il était partout, en toute chose, sur toute chose, tel un nuage lumineux, un fantôme qui rendait l’air irrespirable. Il vit Faber retenir sa respiration de peur d’attirer ce spectre à l’intérieur de son propre corps, d’être contaminé par les exhalaisons et les odeurs fantomatiques d’un homme en fuite.

« Le Limier robot est à présent déposé par hélicoptère sur les lieux de l’Incendie ! » Et là, sur le minuscule écran, apparut la maison calcinée, la foule, une forme recouverte d’un drap, et l’hélicoptère surgit du ciel pour se laisser flotter jusqu’à terre comme une fleur grotesque.

Ainsi il leur faut débusquer leur gibier, songea Montag. Le cirque doit continuer, même si on entre en guerre dans moins d’une heure...

Il regardait la scène, fasciné, cloué sur place. Elle lui semblait si lointaine, sans rapport avec lui ; c’était une pièce à part, indépendante, un spectacle extraordinaire auquel il assistait non sans un plaisir étrange. Et dire que tout cela est pour moi ! Bon Dieu, tout ce remue-ménage rien que pour moi !

S’il le voulait, il pouvait s’attarder ici pour suivre tranquillement la chasse dans toutes ses étapes éclairs, ruelles dévalées, rues, grandes avenues désertes, lotissements et terrains de jeux traversés, le tout entrecoupé des inévitables pauses publicitaires, nouvelles ruelles remontées jusqu’à la maison en flammes de M. et Mme Black, et ainsi de suite jusqu’à cette maison où Faber et lui-même étaient installés, en train de boire, tandis que le Limier électrique flairait les derniers mètres de la piste, silencieux comme une traînée de mort, et s’arrêtait en dérapant de l’autre côté de cette fenêtre. Ensuite, s’il le voulait, Montag pourrait se lever, aller jusqu’à la fenêtre tout en gardant un œil sur l’écran, l’ouvrir, se pencher au-dehors, se retourner et se voir reproduit, représenté, là, sur le petit écran, transformé en image, héros d’un drame à regarder en toute objectivité, sachant que dans d’autres salons il apparaissait grandeur nature, en couleurs, dans sa perfection dimensionnelle ! Et s’il gardait l’œil ouvert, il se verrait, un instant avant l’oubli, piqué pour le plaisir de combien de téléphages qui, arrachés au sommeil quelques minutes plus tôt par les sirènes hurlantes des murs de leurs salons, s’étaient précipités pour assister au grand jeu, à la chasse, au one man show.

Aurait-il le temps de faire une déclaration ? Lorsque le Limier le saisirait, sous les yeux de dix, vingt, trente millions de personnes, ne pourrait-il pas résumer toute sa vie au cours de cette dernière semaine en une phrase unique ou un mot qui les accompagnerait longtemps après que le Limier aurait fait demi-tour, le tenant dans ses mâchoires-tenailles, et serait reparti au petit trot dans les ténèbres sous l’œil de la caméra, en plan fixe, silhouette de plus en plus indistincte — splendide fermeture en fondu ! Que pourrait-il dire en un seul mot, quelques mots, qui leur roussirait la face et les réveillerait ?

« Le voilà », murmura Faber.

De l’hélicoptère jaillit quelque chose qui n’était ni machine ni animal, ni mort ni vivant : une luminescence vert pâle. Le Limier se planta près des ruines fumantes de la maison de Montag, on apporta le lance-flammes qu’il avait abandonné et on le lui mit sous le museau. Il y eut un ronronnement, une suite de déclics, un bourdonnement.

Montag secoua la tête, se leva et vida son verre. « Il faut que j’y aille. Excusez-moi pour tout.

— Tout quoi ? Moi ? Ma maison ? C’est bien fait pour moi. Filez, pour l’amour de Dieu. J’arriverai peut-être à les retenir ici...

— Attendez. Il ne sert à rien qu’on vous découvre.

Après mon départ, brûlez ce couvre-lit que j’ai touché.

Brûlez le fauteuil du salon. Jetez tout ça dans l’incinérateur mural. Essuyez les meubles à l’alcool, les poignées de portes. Brûlez le tapis du salon. Mettez la climatisation à fond dans toutes les pièces et vaporisez de l’insecticide si vous en avez. Ensuite, branchez vos arroseurs, faites-les jaillir aussi haut que possible, qu’ils aspergent les trottoirs. Avec un peu de chance, on peut au moins effacer toute trace jusqu’ici. » Faber lui serra la main. « Je vais m’en occuper. Bonne chance. Si ça va bien pour nous deux, la semaine prochaine, ou celle d’après, contactez-moi. Poste restante à Saint Louis. Je regrette de pas pouvoir vous accompagner par écouteur cette fois. C’était bien pour nous deux.

Mais mon matériel était limité. Voyez-vous, je n’ai jamais pensé que je m’en servirais. Quel vieil idiot je fais. Je ne pense à rien. C’est stupide, stupide. Je n’ai donc pas d’autre balle verte adéquate à vous offrir. Partez, à présent ! — Une dernière chose. Vite. Une valise, allez chercher une valise, fourrez-y vos vêtements les plus sales, un vieux costume, le plus crasseux possible, une chemise, de vieilles tennis et de vieilles chaussettes... » Faber avait déjà disparu pour revenir une minute plus tard. Ils scellèrent la valise en carton avec du ruban adhésif transparent. « Pour conserver l’ancienne odeur de M. Faber, bien sûr », dit Faber, que l’opération avait mis en nage.

Montag arrosa de whisky l’extérieur de la valise. « Je ne veux pas que le Limier repère tout de suite les deux odeurs. Je peux emporter ce whisky ? J’en aurai besoin plus tard. Bon Dieu, j’espère que ça va marcher ! » Ils échangèrent une nouvelle poignée de mains et, sur le pas de la porte, jetèrent un dernier coup d’œil à l’écran télé. Le Limier était en route, suivi par les hélicoptèrescaméras, silencieux, silencieux, reniflant le grand vent nocturne. Il dévalait la première ruelle.

« Au revoir ! » Et Montag de sortir discrètement par-derrière et de s’élancer, la valise à moitié vide à la main. Derrière lui il entendit le système d’arrosage se mettre en route et remplir l’obscurité d’une légère bruine, puis d’une solide averse qui mondait les trottoirs avant de s’écouler dans la ruelle. Il emporta quelques gouttes de cette pluie sur son visage. Il crut entendre le vieil homme lui lancer un dernier au revoir, mais sans en être vraiment sûr.

Il s’éloigna de la maison à toutes jambes, en direction du fleuve.

Montag courait.

Il sentait le Limier approcher comme l’automne, froid, sec et vif, tel un vent qui n’agitait pas un brin d’herbe, ne secouait pas les fenêtres, ne dérangeait pas l’ombre des feuilles sur les trottoirs blancs. Le Limier ne touchait pas le monde. Il transportait son silence avec lui, un silence dont on percevait le poids derrière soi sur toute la ville. Montag sentait ce poids augmenter et courait.

Il s’arrêta pour reprendre haleine, le temps de regarder par les fenêtres faiblement éclairées des maisons éveillées, et vit les silhouettes des habitants en train de regarder les murs de leur salon, et là, sur ces murs, le Limier robot, simple vapeur de néon, qui galopait sur ses pattes d’araignée, aussitôt arrivé ici, aussitôt reparti !

À présent à Elm Terrace, Lincoln, Oak, Park, enfilant la ruelle qui menait à la maison de Faber.

Passe devant, pensa Montag, ne t’arrête pas, continue, ne va pas de ce côté !

Sur l’écran, la maison de Faber, avec son système d’arrosage qui palpitait dans l’air nocturne.

Le Limier marqua un temps d’arrêt, frémissant de tout son corps.

Non ! Montag agrippa le rebord de la fenêtre. Par ici !

De ce côté !

L’aiguille de procaïne jaillit et se rétracta, une fois, deux fois. Une goutte limpide de pousse-au-rêve tomba de l’aiguille au moment où elle disparaissait dans le museau du monstre.

Montag retint sa respiration, comme s’il avait un poing serré dans la poitrine.

Le Limier robot se détourna de la maison de Faber et replongea dans la ruelle.

Montag leva brusquement la tête. Les hélicoptères se rapprochaient, énorme nuée d’insectes attirés par une unique source de lumière.

Montag dut faire un effort pour se rappeler une fois de plus que ceci n’était pas un feuilleton qu’il pouvait se permettre de suivre dans sa course vers le fleuve ; c’était, bien réelle, sa propre partie d’échecs à laquelle il assistait, coup par coup.

Il poussa un cri pour se donner le courage de s’arracher à la fenêtre de cette dernière maison et au spectacle fascinant qui se déroulait à l’intérieur. Nom de Dieu ! Et le voilà reparti. La ruelle, une rue, ruelle, rue, et l’odeur du fleuve. Jambe en l’air, jambe par terre, jambe en l’air et par terre. Vingt millions de Montag en train de courir, ce serait bientôt, si les caméras l’attrapaient. Vingt millions de Montag en train de courir et de courir comme les personnages sautillants d’un vieux Mack Sennett, gendarmes, voleurs, chasseurs et chassés, poursuivants et poursuivis, le genre de scène qu’il avait vue un millier de fois. Derrière lui, en ce moment même, vingt millions de Limiers qui aboyaient en silence ricochaient à travers les salons, rebondissaient trois fois, comme sur une bande de billard, du mur droit au mur central au mur gauche, disparaissaient, reparaissaient, mur droit, mur central, mur gauche, et ainsi de suite !

Montag se vissa son Coquillage dans l’oreille.

« La police invite toute la population du secteur d’Elm Terrace à procéder comme suit : Que dans chaque rue chaque habitant de chaque maison ouvre sa porte côté rue ou côté jardin ou regarde à ses fenêtres. Le fugitif ne peut s’échapper si chacun regarde dehors dans la minute qui suit. Prêts ! » Évidemment ! Comment n’y avaient-ils pas pensé plus tôt ? Pourquoi, depuis le temps, ne s’étaient-ils jamais essayés à ce petit jeu ? Tout le monde debout ! Tout le monde dehors ! On ne pouvait pas le rater ! Le seul individu à courir dans la ville plongée dans la nuit, le seul à mettre ses jambes à l’épreuve !

« Nous allons compter jusqu’à dix. Un ! Deux ! » Il sentit la cité qui se dressait.

« Trois ! » Il sentit la cité qui se tournait vers ses milliers de portes.

Plus vite ! Allonge la foulée !

« Quatre ! » Les gens avançaient comme des somnambules dans leurs couloirs.

« Cinq ! » Il sentait leurs mains sur les poignées de portes !

L’odeur du fleuve était fraîche, telle une pluie compacte. Sa gorge était en feu et ses yeux desséchés par la course. Il hurla comme si ce cri pouvait le projeter en avant, lui faire franchir d’un bond les cent derniers mètres.

« Six, sept, huit ! » Les poignées de cinq mille portes tournaient.

« Neuf ! » Il dépassa la dernière rangée de maisons, dévala une pente qui plongeait vers une masse noire en mouvement.

« Dix ! » Les portes s’ouvraient.

Il imagina des milliers et des milliers de visages scrutant les cours, les ruelles et le ciel, des visages masqués par des rideaux, pâles, des visages effrayés par la nuit, comme des animaux grisâtres aux aguets dans des ca- vernes électriques, des visages aux yeux gris délavés, aux langues grises et aux pensées grises qui filtraient à travers la chair gourde de la face.

Mais il avait atteint le fleuve.

Il le toucha, juste pour s’assurer de sa réalité. Il pataugea dans l’eau et se déshabilla entièrement dans l’obscurité, s’aspergea le torse, les bras, les jambes, la tête de cette âpre liqueur ; en but, en aspira par les narines. Puis il enfila les vieux vêtements et les chaussures de Faber. Il jeta ses propres effets dans le fleuve et les regarda s’éloigner. Puis, sans lâcher la valise, il s’avança dans l’eau jusqu’à ce qu’il n’ait plus pied et se laissa emporter dans le noir.

Il était à trois cents mètres en aval quand le Limier atteignit le fleuve. Au-dessus de lui grondaient les immenses pales des hélicoptères. Une tempête de lumière s’abattit sur le fleuve et Montag plongea sous le vaste embrasement comme si le soleil venait de percer à travers les nuages. Il se sentit emporté dans le noir par le courant. Puis les projecteurs se redirigèrent vers la terre, les hélicoptères se rabattirent sur la ville, comme s’ils avaient repéré une autre piste. Ils étaient partis. Le Limier était parti. Il n’y avait plus maintenant que l’eau froide du fleuve et Montag qui flottait dans une paix soudaine, loin de la cité, des lumières et de la traque, loin de tout.

Il avait l’impression de laisser derrière lui une scène grouillante d’acteurs. De s’être arraché à une grande séance de spiritisme avec tous ses fantômes murmurants.

Il délaissait une effrayante irréalité pour pénétrer dans une réalité qui n’était irréelle qu’en raison de sa nouveauté.

Les rives ténébreuses défilaient tandis qu’il s’enfonçait dans la campagne moutonnante. Pour la première fois en une douzaine d’années les étoiles se montraient au-dessus de lui, en vastes processions de roues de feu.

Il vit un formidable char d’étoiles se former dans le ciel et menacer de l’écraser.

Il flottait sur le dos quand la valise se remplit et coula ; le courant était faible et l’entraînait paresseusement loin de cette population qui se nourrissait d’ombres au petit déjeuner, de vapeurs à midi et de buée le soir. Le fleuve était une réalité palpable ; il le transportait confortablement et lui donnait enfin le temps, le loisir de considérer le mois écoulé, l’année, et toutes celles qui composaient sa vie. Il écouta les battements de plus en plus lents de son cœur. À l’instar de son sang, ses pensées cessèrent d’affluer précipitamment.

Il vit la lune, à présent basse sur l’horizon. La lune, là, et la lumière de la lune qui venait d’où ? Du soleil, bien sûr. Et qu’est-ce qui fait briller le soleil ? Son propre feu. Et le soleil continue, jour après jour, de brûler et de brûler encore. Le soleil et le temps. Le soleil, le temps et le feu. Le feu. Le fleuve le berçait doucement.

Le feu. Le soleil et chaque horloge sur terre. Tout s’assembla pour prendre corps dans son esprit. Après avoir longuement flotté sur terre et brièvement sur l’eau, il sut pourquoi il ne devait plus jamais répandre l’incendie.

Le soleil brûlait tous les jours. Il brûlait le Temps. Le monde était lancé sur un cercle, tournait sur son axe, et le temps s’employait à brûler les années et les hommes sans aucune aide de sa part. Donc, si lui brûlait des choses en compagnie des pompiers, et que le soleil brûlait le Temps, cela signifiait que tout brûlait !

Il fallait que l’un d’eux s’arrête. Ce ne serait certainement pas le soleil. Il semblait donc que ce dût être Montag et ceux avec qui il travaillait encore quelques petites heures plus tôt. Il fallait recommencer à économiser et à mettre de côté et il fallait que quelqu’un s’attache à sauvegarder l’acquis, d’une manière ou d’une autre, dans les livres, dans les enregistrements, dans la tête des gens, par tous les moyens, pourvu qu’il soit en sécurité, à l’abri des mites, des poissons d’argent, de la pourriture sèche et des porteurs d’allumettes. Le monde était plein d’incendies de toutes sortes et de toutes tailles. La corporation des tisseurs d’amiante allait devoir rouvrir ses portes très bientôt.

Il sentit son talon heurter le fond, toucher des cailloux et de la rocaille, racler du sable. Le fleuve l’avait poussé vers la rive.

Il contempla l’immense créature noire sans yeux ni lumière, sans forme, simple masse qui s’étendait sur des milliers de kilomètres sans vouloir s’arrêter, avec ses collines herbues et ses forêts qui l’attendaient.

Il hésitait à abandonner le confort du courant. Il craignait de tomber sur le Limier. Les arbres pouvaient brusquement ployer sous la bourrasque des hélicoptères.

Mais il n’y avait que l’innocente brise d’automne, tout là-haut, qui allait son chemin comme un autre fleuve.

Pourquoi le Limier ne poursuivait-il pas sa course ?

Pourquoi les recherches avaient-elles obliqué vers la terre ? Montag tendit l’oreille. Rien. Rien.

Millie, pensa-t-il. Toute cette campagne. Écoute-la !

Rien de rien. Tant de silence, Millie, je me demande comment tu supporterais ça. Crierais-tu : « Tais-toi, la ferme ! » Millie, Millie. Et il se sentit envahi de tristesse.

Millie n’était pas là, le Limier non plus, mais l’odeur de foin sec qui soufflait de quelque champ lointain le déposa à terre. Il se souvint d’une ferme qu’il avait visitée quand il était très jeune, une des rares fois où il avait découvert que, quelque part derrière les sept voiles de l’irréalité, au-delà des murs des salons et des douves en fer-blanc de la ville, des vaches ruminaient, des cochons se vautraient dans des mares tièdes à midi, des chiens aboyaient après des moutons blancs sur une colline.

À présent, l’odeur qui lui parvenait, le mouvement des flots, lui donnaient envie de s’endormir sur du foin fraîchement coupé dans une grange à l’écart du vacarme des autoroutes, derrière une ferme silencieuse, au pied d’une vieille éolienne ronronnant comme le passage des années au-dessus de sa tête. Il restait toute la nuit dans le fenil, écoutant au loin les animaux, les insectes, les arbres, les mouvements et déplacements furtifs.

Durant la nuit, songea-t-il, il entendrait en bas comme un bruit de pas. Il se raidirait et se redresserait. Le bruit s’éloignerait. Alors il se recoucherait, regarderait par la lucarne, très tard dans la nuit, et verrait les lumières s’éteindre dans la ferme jusqu’à ce qu’une très jeune et très belle femme vienne s’asseoir à une fenêtre plongée dans l’obscurité pour natter ses cheveux. Il aurait du mal à la distinguer, mais son visage ressemblerait à celui d’une jeune fille qu’il avait rencontrée autrefois, il y avait si longtemps, la jeune fille qui savait prévoir le temps et n’était jamais brûlée par les lucioles, la jeune fille qui savait ce que signifiait le jaune laissé par une fleur de pissenlit dont on s’était frotté le menton. Puis elle disparaîtrait de la tiédeur de la fenêtre pour réapparaître à l’étage, dans sa chambre badigeonnée de lune. Puis, au bruit de la mort, au bruit des avions à réaction déchirant le ciel en deux morceaux noirs jusqu’à l’horizon et audelà, il resterait allongé dans le fenil, caché, hors d’atteinte, à regarder ces étranges nouvelles étoiles surgies au bord de la terre, fuyant les couleurs tendres de l’aube.

Au matin, il ne serait pas en manque de sommeil, car la chaleur des odeurs et des spectacles de toute une nuit à la campagne l’aurait reposé, gavé de sommeil, tandis qu’il avait les yeux ouverts et que ses lèvres, quand il songeait à y porter la main, dessinaient un demi-sourire.

Et là, au bas de l’escalier du fenil, l’attendrait cette chose incroyable. Dans la lueur rose du petit matin, en prenant toutes ses précautions, il descendrait les marches, à ce point conscient du monde qu’il en serait effrayé, et resterait debout devant le petit miracle avant de se pencher pour le toucher.

Un verre de lait frais, des pommes et des poires posés là, au bas de l’escalier.

C’était exactement ce qu’il désirait pour l’instant. Un signe que le vaste monde l’acceptait et lui offrait le temps nécessaire pour réfléchir à tout ce qui exigeait réflexion.

Un verre de lait, une pomme, une poire.

Il s’arracha au fleuve.

La terre se rua vers lui comme un raz de marée. Il se sentit écrasé par l’obscurité, par le regard de la campagne et les milliers d’odeurs charriées par le vent qui lui glaçait le corps. Il recula sous le déferlement courbe des ténèbres, des sons et des odeurs, les oreilles bourdonnantes. Il tourna sur lui-même. Les étoiles pleuvaient dans ses yeux comme des météores en flammes. Il eut envie de replonger dans le fleuve et de se laisser tranquillement emporter au gré du courant. Cette terre sombre qui se dressait là lui rappelait le jour où, enfant, alors qu’il se baignait, surgie de nulle part, la plus grosse vague de mémoire d’homme l’avait précipité dans une boue salée et de vertes ténèbres, la gorge et les narines brûlées par l’eau de mer, l’estomac révulsé, un hurlement aux lèvres ! Trop d’eau !

Trop de terre !

Du mur noir devant lui sortit un murmure. Une forme.

Dans la forme, deux yeux. La nuit le regardait. La forêt l’observait.

Le Limier !

Après avoir tant couru, sué toute l’eau de son corps, s’être à demi noyé, arriver si loin, l’emporter de haute lutte, se croire en sécurité, soupirer de soulagement, reprendre pied sur la terre ferme, pour finalement se retrouver devant...

Le Limier !

Montag poussa un ultime cri de détresse, comme si tout cela était trop pour un seul homme.

La forme se volatilisa. Les yeux disparurent. Les tas de feuilles s’envolèrent en une pluie sèche.

Montag était seul au milieu de la nature.

Un daim. Il sentit le lourd parfum musqué auquel se mêlaient une pointe de sang et les effluves poisseux du souffle de l’animal, odeur de cardamome, de mousse et d’herbe de Saint-Jacques dans cette nuit immense où les arbres se précipitaient sur lui, reculaient, se précipitaient, reculaient, au rythme du battement de son cœur derrière ses yeux. Des milliards de feuilles devaient joncher le sol ; il se mit à patauger dans cette rivière sèche qui sentait le clou de girofle et la poussière chaude. Et les autres odeurs !

De partout s’élevait un arôme de pomme de terre coupée, cru, froid, tout blanc d’avoir passé la plus grande partie de la nuit sous la lune. Il y avait une odeur de cornichons sortis de leur bocal, de persil en bouquet sur la table. Un parfum jaune pâle de moutarde en pot. Une odeur d’œillets venue du jardin d’à côté. Il abaissa la main et sentit une herbe l’effleurer d’une caresse d’enfant. Ses doigts sentaient la réglisse.

Il s’arrêta pour respirer, et plus il respirait la terre, plus il en intériorisait les moindres détails. Il n’était plus vide. Il y avait ici largement de quoi le remplir. Il y en aurait toujours plus que largement.

Il repartit en trébuchant dans la nappe de feuilles.

Et au milieu de ce monde étrange, un détail familier.

Son pied heurta un obstacle qui rendit un bruit mat.

Il tâta le sol de la main sur un mètre de ce côté-ci, un mètre de ce côté-là.

La voie ferrée.

Les rails qui s’échappaient de la ville pour rouiller à travers la campagne, dans les bois et les forêts désormais déserts qui longeaient le fleuve.

C’était le chemin conduisant là où il allait, où que ce fût. C’était le seul élément familier, le charme magique qu’il aurait probablement besoin de toucher, de sentir sous ses pieds durant quelque temps, au cours de sa progression au milieu des ronciers et des lacs d’odeurs, d’impressions et de sensations tactiles, parmi les chuchotements et les remous des feuilles.

Il s’engagea sur la voie ferrée.

Et fut surpris de voir à quel point il était certain d’un fait unique dont il lui était impossible d’avoir la preuve.

Un jour, autrefois, Clarisse avait marché là où il était en train de marcher.

Une demi-heure plus tard, transi, alors qu’il suivait prudemment les rails, pleinement conscient de la totalité de son corps, le visage, la bouche, les yeux saturés d’obscurité, les oreilles de sons, les jambes irritées par la bardane et les chardons, il aperçut un feu droit devant lui.

Le feu disparut, puis redevint visible, à la façon d’un clin d’œil. Il s’arrêta, craignant de l’éteindre par son seul souffle. Mais il était bien là et il s’en approcha précautionneusement, d’aussi loin qu’il le voyait. Il lui fallut un bon quart d’heure pour se retrouver vraiment à proximité des flammes, et il resta là à les observer depuis le couvert. Ce frémissement, la conjugaison du blanc et du rouge... c’était un feu étrange parce qu’il prenait pour lui une signification différente.

Il ne brûlait pas ; il réchauffait !

Il vit des mains tendues vers sa chaleur, des mains sans bras, cachés qu’ils étaient dans l’obscurité. Au-dessus des mains, des visages immobiles qu’animait seulement la lueur dansante des flammes. Il ignorait que le feu pouvait présenter cet aspect. Il n’avait jamais songé qu’il pouvait tout aussi bien donner que prendre. Même son odeur était différente.

Combien de temps resta-t-il ainsi, mystère, mais il y avait quelque chose d’à la fois absurde et délicieux dans l’impression d’être un animal surgi de la forêt, attiré par le feu. Il était une créature des taillis, faite d’yeux liquides, de pelage, d’un museau et de sabots, une créature toute de corne et de sang qui sentirait l’automne si on en arrosait le sol. Il resta longtemps sans bouger, à écouter le chaud pétillement du feu.

Un grand silence se pressait autour de ce feu, un silence qui se lisait sur le visage des hommes, et avec lui le temps, le temps de s’asseoir près de ces rails rouillés sous les arbres, de contempler le monde, de le tourner et de le retourner du regard, comme s’il était tout entier contenu dans le feu, telle une pièce d’acier que ces hommes se seraient tous employés à façonner. Ce n’était pas seulement le feu qui était différent. C’était le silence.

Montag s’avança vers ce silence particulier qui s’intéressait à la totalité du monde.

Alors les voix devinrent perceptibles. Il ne saisissait rien de ce qu’elles disaient, mais leurs inflexions étaient douces tandis qu’elles tournaient et retournaient le monde pour l’examiner ; ces voix connaissaient la terre, les arbres et la ville qui s’étendait au bout des rails en bordure du fleuve. Elles parlaient de tout, rien ne leur était étranger ; il le savait à leur intonation, leur cadence, à la curiosité et l’émerveillement dont elles vibraient continuellement.

Un des hommes leva les yeux, le vit pour la première ou peut-être la septième fois, et une voix lui lança : « Allez, vous pouvez vous montrer maintenant ! » Montag réintégra les ombres.

« Tout va bien, reprit la voix. Vous êtes le bienvenu. » Montag s’approcha lentement du feu et des cinq hommes âgés assis là, vêtus de pantalons et de blousons de toile bleu foncé ou de complets dans le même ton. Il ne savait pas quoi leur dire.

« Asseyez-vous, dit l’homme qui semblait être le chef du petit groupe. Un peu de café ? » Il regarda le liquide noir et fumant couler dans une tasse en fer-blanc rétractable qui lui fut immédiatement tendue. Il se mit à boire à petites gorgées prudentes et sentit qu’on le regardait avec curiosité. Il se brûlait les lèvres, mais c’était un délice. Les visages qui l’entouraient étaient barbus, mais ces barbes étaient propres, bien taillées, et les mains impeccables. Ils s’étaient levés comme pour accueillir un hôte, et voilà qu’ils se rasseyaient. Montag sirota son café. « Merci, dit-il. Merci beaucoup.

— Vous êtes le bienvenu, Montag. Je m’appelle Granger. » Il lui tendit une petite bouteille de liquide incolore. « Buvez ça aussi. Ça va changer l’indice chimique de votre transpiration. Dans une demi-heure, vous aurez l’odeur de deux autres personnes. Avec le Limier à vos trousses, le mieux est de faire cul sec. » Montag absorba le liquide amer.

« Vous allez puer comme un lynx, mais c’est très bien ainsi, poursuivit Granger.

— Vous connaissez mon nom », observa Montag.

Granger désigna de la tête un poste de télé à piles posé près du feu.

« On a assisté à la chasse. On pensait que vous finiriez par suivre le fleuve côté sud. Quand on vous a entendu vous enfoncer dans la forêt comme un élan qui aurait trop bu, on ne s’est pas cachés comme on le fait d’habitude. On a pensé que vous étiez dans le fleuve, quand les hélicoptères-caméras ont obliqué vers la ville. Il y a là quelque chose de bizarre. La chasse continue. Mais du côté opposé. — Du côté opposé ?

— Jetons un coup d’œil. » Granger mit l’appareil en marche. L’image était un cauchemar en miniature qui passa de main en main au milieu de la forêt, un vrombissement de couleurs et de mouvements. Une voix cria : « La chasse continue au nord de la ville ! Les hélicoptères de la police convergent sur l’avenue 87 et Elm Grove Park ! » Granger hocha la tête. « C’est de la poudre aux yeux.

Vous les avez semés au bord du fleuve. Ils n’arrivent pas à l’admettre. Ils savent qu’ils ne peuvent pas tenir le public en haleine plus longtemps. Le spectacle doit courir vers sa conclusion ! S’ils se mettaient à passer ce maudit fleuve au peigne fin, ça risquerait de prendre toute la nuit. Alors ils essaient de dénicher un bouc émissaire pour finir en beauté. Regardez. Ils vont attraper Montag dans cinq minutes !

— Mais comment...

— Regardez. » La caméra à l’affût dans le ventre d’un hélicoptère plongeait maintenant sur une rue déserte.

« Vous voyez ? murmura Granger. Ce sera vous ; juste au bout de cette rue se trouve notre victime. Vous voyez comment la caméra procède ? Elle plante le décor. Suspense. Plan d’ensemble. En ce moment, un pauvre diable est en train de faire un petit tour à pied. Une rareté.

Un original. N’allez pas croire que la police n’est pas au courant des habitudes de ces drôles d’oiseaux, ces types qui se promènent le matin, comme ça, pour rien, ou parce qu’ils souffrent d’insomnie. En tout cas, il figure dans les fichiers de la police depuis des mois, des années.

On ne sait jamais quand ce genre d’information peut se révéler utile. Et aujourd’hui, c’est le cas, elle tombe à pic. Ça permet de sauver la face. Oh, mon Dieu, regardez ! » Les hommes assis auprès du feu se penchèrent en avant.

Sur l’écran, un homme apparut au coin d’une rue. Le Limier robot s’élança dans le viseur. Les projecteurs de l’hélicoptère crachèrent une douzaine de colonnes lumineuses qui formèrent une cage tout autour de l’homme.

Une voix cria : « Voilà Montag ! Les recherches sont terminées ! » L’innocent s’immobilisa, ahuri, une cigarette allumée à la main. Il fixa de grands yeux sur le Limier, sans savoir ce que c’était. Il ne le sut vraisemblablement à aucun moment. Il leva les yeux vers le ciel et le hurlement des sirènes. Les caméras piquèrent. Le Limier bondit avec une synchronisation et un sens du tempo d’une incroyable beauté. Son aiguillon jaillit. Il resta un instant suspendu dans le vide, comme pour permettre à la foule des téléspectateurs d’apprécier le moindre détail, le regard éperdu de la victime, la rue vide, l’animal d’acier pareil à une balle flairant sa cible.

« Pas un geste, Montag ! » lança une voix venue du ciel.

La caméra s’abattit sur la victime en même temps que le Limier. Tous deux l’atteignirent simultanément. La victime fut saisie par le Limier et la caméra dans un énorme étau de pattes grêles. Et l’homme de hurler. Et de hurler. Et de hurler !

Fondu au noir.

Silence.

Ténèbres. Montag laissa échapper un cri et se détourna.

Silence.

Puis, alors que les hommes, le visage dépourvu d’expression, demeuraient assis autour du feu, un présentateur annonça sur l’écran noir : « Les recherches sont terminées, Montag est mort ; un crime contre la société vient d’être vengé. » Nuit noire.

« Nous allons maintenant vous emmener sous la coupole de l’Hôtel Lux pour une demi-heure de Juste avant l’aube, une émission de... » Granger éteignit l’appareil.

« Ils n’ont pas montré nettement son visage. Vous avez remarqué ? Même vos meilleurs amis ne pourraient affirmer que c’était vous. Ils ont brouillé l’image juste ce qu’il faut pour laisser l’imagination prendre le relais.

Nom de Dieu, dit-il tout bas. Nom de Dieu. » Sans rien dire, Montag se retourna et s’assit, les yeux fixés sur l’écran vide, tremblant de tous ses membres.

Granger lui posa une main sur le bras. « Bienvenue à l’homme revenu d’entre les morts. » Montag hocha la tête. Granger poursuivit : « Autant faire connaissance à présent. Voici Fred Clément, ancien titulaire de la chaire Thomas Hardy à Cambridge avant que cette université ne devienne une école d’ingénieurs atomistes. Là, vous avez le docteur Simmons, de l’U.C.L.A., spécialiste d’Ortega y Gasset ; là, le professeur West, à qui l’on doit des travaux non négligeables dans le domaine de la morale, une discipline devenue bien archaïque, pour le compte de l’université de Columbia ; là, le révérend Padover, qui a donné quelques conférences il y a une trentaine d’années et a perdu ses ouailles de dimanche en diman che en raison de ses opinions. Ça fait maintenant un certain temps qu’il traîne avec nous. Moi-même enfin : j’ai écrit un livre intitulé Les Doigts dans le gant, du bon rapport entre l’individu et la société, et voilà où j’en suis !

Bienvenue, Montag !

— Je ne suis pas de votre monde, finit par dire lentement Montag. Je n’ai jamais été qu’un imbécile.

— Nous avons l’habitude. Nous avons tous commis le genre d’erreur qui ne pardonne pas, sinon nous ne serions pas là. Quand nous étions isolés, nous n’avions que la colère. J’ai frappé un pompier venu brûler ma bibliothèque il y a des années. Depuis, je suis en cavale. Vous voulez vous joindre à nous, Montag ?

— Oui.

— Qu’avez-vous à offrir ?

— Rien. Je pensais avoir une partie du livre de l’Ecclésiaste et peut-être un peu de l’Apocalypse, mais j’ai tout perdu.

— Le livre de l’Ecclésiaste serait parfait. Où était-il ?

— Ici, fit Montag en se touchant le front.

— Ah. » Granger sourit et hocha la tête.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? Ce n’est pas bien ? s’inquiéta Montag.

— Au contraire ; tout va pour le mieux ! » Granger se tourna vers le révérend. « Avons-nous un livre de l’Ecclésiaste ?

— Un seul. Un dénommé Harris, de Youngstown.

— Montag. » La main de Granger se referma sur son épaule. « Faites attention où vous marchez. Veillez à votre santé. S’il devait arriver quoi que ce soit à Harris, vous êtes le livre de l’Ecclésiaste. Voyez quelle importance vous venez de prendre en un instant ! — Mais j’ai tout oublié !

— Non, rien n’est perdu à jamais. Nous avons les moyens de vous dégripper.

— Mais j’ai essayé de me souvenir !

— N’essayez pas. Ça vous reviendra quand le besoin s’en fera sentir. On a tous une mémoire visuelle, mais on passe sa vie à apprendre à refouler ce qui s’y trouve.

Simmons, ici présent, a travaillé vingt ans sur la question, et nous possédons à présent la méthode pour nous souvenir de tout ce qui a été lu une seule fois. Aimeriez-vous lire un jour La République de Platon, Montag ?

— Bien sûr !

— Je suis La République de Platon. Ça vous plairait de lire Marc Aurèle ? M. Simmons est Marc Aurèle.

— Enchanté, dit M. Simmons.

— Salut, répondit Montag.

— Je tiens à vous présenter Jonathan Swift, l’auteur de cet ouvrage politique si néfaste, Les Voyages de Gulliver ! Et cet autre est Charles Darwin, et celui-ci Schopenhauer, et celui-ci Einstein, et celui-ci, juste à côté de moi, est Albert Schweitzer, un fort aimable philosophe, ma foi. Nous sommes tous là, Montag. Aristophane, le mahatma Gandhi, Gautama Bouddha, Confucius, Thomas Love Peacock, Thomas Jefferson et M. Lincoln, s’il vous plaît. Nous sommes aussi Matthieu, Marc, Luc et Jean. » Et tout le monde de rire en sourdine.

« Ça ne se peut pas, dit Montag.

— Mais si, répliqua Granger en souriant. Nous aussi.

nous sommes des brûleurs de livres. Nous lisons les livres et les brûlons, de peur qu’on les découvre. Les microfilms n’étaient pas rentables ; nous n’arrêtions pas de nous déplacer, pas question d’enterrer les films pour revenir les chercher plus tard. Toujours le risque qu’on ne tombe dessus. Le mieux est de tout garder dans nos petites têtes, où personne ne peut voir ni soupçonner ce qui s’y trouve. Nous sommes tous des morceaux d’histoire, de littérature et de droit international ; Byron, Tom Paine, Machiavel ou le Christ, tout est là. Et il se fait tard. Et la guerre a commencé. Et nous sommes ici, et la cité là-bas, emmitouflée dans son manteau d’un millier de couleurs. Qu’en pensez-vous, Montag ?

— Je pense que j’étais aveugle d’essayer d’agir à mon idée, de cacher des livres chez les pompiers et de donner l’alarme.

— Vous avez fait ce que vous estimiez devoir faire.

À l’échelle nationale, ça aurait pu marcher magnifiquement. Mais notre méthode est plus simple et, à notre avis, plus efficace. Notre seul désir est de préserver le savoir dont, selon nous, nous aurons besoin. Pour l’instant, nous ne cherchons pas à exhorter ni à provoquer la colère. Car si nous sommes éliminés, c’est la mort du savoir, peut-être à jamais. Nous sommes des citoyens modèles, à notre façon ; nous suivons les anciens rails, nous passons la nuit dans les collines, et les gens de la ville nous laissent en paix. Il nous arrive d’être arrêtés et fouillés, mais nous n’avons rien sur nous qui puisse nous incriminer. Notre organisation est souple, très vague, et fragmentaire. Certains d’entre nous ont eu recours à la chirurgie esthétique pour se faire modifier le visage et les empreintes digitales. Pour le moment, nous avons du sale boulot sur les bras ; nous attendons que la guerre éclate, et qu’elle finisse tout aussi vite. Ça n’a rien d’agréable, mais nous ne sommes pas aux commandes, nous constituons la petite minorité qui crie dans le désert. Quand la guerre sera finie, peut-être serons-nous de quelque utilité en ce monde.

— Vous croyez vraiment qu’on vous écoutera ?

— Dans le cas contraire, il ne nous restera plus qu’à attendre. Nous transmettrons les livres à nos enfants, oralement, et les laisserons rendre à leur tour ce service aux autres. Beaucoup de choses seront perdues, naturellement. Mais on ne peut pas forcer les gens à écouter. Il faut qu’ils changent d’avis à leur heure, quand ils se demanderont ce qui s’est passé et pourquoi le monde a explosé sous leurs pieds. Ça ne peut pas durer éternellement.

— Combien êtes-vous en tout ?

— Des milliers sur les routes, les voies ferrées désaffectées, à l’heure où je vous parle, clochards au-dehors, bibliothèques au-dedans. Rien n’a été prémédité. Chacun avait un livre dont il voulait se souvenir, et y a réussi.

Puis, durant une période d’une vingtaine d’années, nous nous sommes rencontrés au cours de nos pérégrinations, nous avons constitué notre vague réseau et élaboré un plan. La seule chose vraiment importante qu’il nous a fallu nous enfoncer dans le crâne, c’est que nous n’avions aucune importance, que nous ne devions pas être pédants ; pas question de se croire supérieur à qui que ce soit. Nous ne sommes que des couvre-livres, rien d’autre.

Certains d’entre nous habitent des petites villes. Le chapitre I du Walden de Thoreau vit à Green River, le chapitre Il à Willow Farm, dans le Maine. Tenez, il y a un patelin dans le Maryland, seulement vingt-sept habitants, aucune bombe n’y tombera jamais, qui constituent les essais complets d’un certain Bertrand Russell. Prenez cette bourgade, à peu de chose près, et tournez les pages, tant de pages par habitant. Et quand la guerre sera finie, un jour, une année viendra où l’on pourra récrire les livres ; les gens seront convoqués, un par un, pour réciter ce qu’ils savent, et on composera tout ça pour le faire imprimer, jusqu’à ce que survienne un nouvel âge des ténèbres qui nous obligera peut-être à tout reprendre à zéro. Mais c’est ce que l’homme a de merveilleux ; il ne se laisse jamais gagner par le découragement ou le dégoût au point de renoncer à se remettre au travail, car il sait très bien que c’est important et que ça en vaut vraiment la peine.

— Qu’est-ce qu’on fait cette nuit ? demanda Montag.

— On attend, dit Granger. Et on se déplace un peu plus loin en aval, à tout hasard. » Il se mit à jeter de la poussière et de la terre sur le feu.

Les autres se joignirent à lui, ainsi que Montag, et là, en pleine nature, tous les hommes jouèrent des mains pour éteindre le feu.

Ils se tenaient au bord du fleuve sous la lumière des étoiles.

Montag regarda le cadran lumineux de sa montre étanche. Cinq heures. Cinq heures du matin. Encore une année écoulée en une heure, et l’aube qui attendait derrière l’autre rive du fleuve.

« Pourquoi me faites-vous confiance ? » s’enquit Montag.

Un homme bougea dans l’obscurité.

« Il suffit de vous voir. Vous ne vous êtes pas regardé dans une glace ces derniers temps. Et puis, la cité ne s’est jamais souciée de nous au point de monter une opération aussi compliquée rien que pour nous trouver.

Quelques cinglés à la tête bourrée de poésie, ça les laisse froids, ils le savent bien et nous aussi ; tout le monde le sait. Tant que le gros de la population ne se balade pas en citant la Magna Charta et la Constitution, tout va bien. C’est assez des pompiers pour veiller au grain de temps en temps. Non, les villes ne nous inquiètent pas.

Et vous avez bien triste allure. » Ils suivirent le fleuve en direction du sud. Montag essayait de voir les visages des hommes, ces vieux visages aperçus à la clarté du feu, las et marqués de rides. Il était à la recherche d’une lueur de joie, de détermination, de triomphe sur le lendemain qu’il avait du mal à débusquer. Peut-être s’attendait-il à voir leurs traits rayonner du savoir dont ils étaient porteurs, briller comme brillent les lanternes : de l’intérieur. Mais il n’y avait eu de lumière que celle du feu de camp, et ces hommes ne semblaient en rien différents de tous ceux qui avaient fait une longue course, entrepris une longue quête, vu détruire des choses chères à leur cœur, et qui maintenant, sur le tard, se rassemblaient pour attendre la fin de la fête et l’extinction des feux. Ils n’étaient pas du tout sûrs que ce qu’ils transportaient dans leurs têtes ferait briller chaque aube à venir d’une lumière plus pure, ils n’étaient sûrs de rien sinon que les livres étaient enregistrés derrière leurs yeux impassibles, qu’ils attendaient, intacts, les clients qui pourraient se présenter des années plus tard, les uns avec les doigts propres, les autres avec les doigts sales.

Tandis qu’ils marchaient, Montag les dévisageait du coin de l’œil.

« Ne jugez pas un livre d’après sa couverture », dit quelqu’un.

Et chacun de rire en silence tout en poursuivant sa route le long du fleuve.

Un hurlement déchira le ciel, mais les avions venus de la ville avaient disparu bien avant que les hommes aient levé la tête. Montag se retourna vers la cité, tout là-bas, à l’autre bout du fleuve, désormais réduite à un simple halo lumineux.

« Ma femme est là-bas.

— Vous m’en voyez désolé, dit Granger. Ça ne va pas aller très fort dans les villes au cours des jours à venir.

— C’est bizarre, elle ne me manque pas ; c’est bizarre que je ne ressente presque rien. Même si elle meurt, je viens de m’en rendre compte, je crois que je n’éprouverai aucune tristesse. Ce n’est pas normal. Je dois avoir quelque chose qui ne tourne pas rond.

— Écoutez », dit Granger, et il le prit par le bras, écartant les branches de sa main libre pour le laisser passer.

« Je n’étais encore qu’un gamin quand mon grand-père est mort. Il était sculpteur. C’était aussi un très brave homme qui avait une masse d’amour à donner au monde.

Il a contribué à supprimer les taudis dans notre ville ; il nous fabriquait des jouets, et il a fait un million de choses au cours de son existence ; ses mains étaient toujours occupées. Et quand il est mort, je me suis aperçu que ce n’était pas lui que je pleurais, mais les choses qu’il faisait.

J’ai pleuré parce qu’il ne les referait jamais ; jamais plus il ne sculpterait de morceaux de bois, ni ne nous aiderait à élever des tourterelles et des pigeons dans l’arrièrecour, ni ne nous raconterait des blagues. Il faisait partie de nous, et quand il est mort, tout ça est mort avec lui sans qu’il y ait personne pour le remplacer. C’était un être à part. Un homme important. Je ne me suis jamais remis de sa mort. Souvent je me dis : Quelles merveilleuses sculptures n’ont jamais vu le jour parce qu’il est mort ! De combien de bonnes blagues le monde est privé, et combien de pigeons voyageurs ne connaîtront jamais le contact de ses mains ! Il façonnait le monde. Il le modifiait. Le monde a été refait de dix millions de belles actions la nuit où il est mort. » Montag marchait en silence. « Millie, Millie, murmurat-il. Millie.

— Quoi?

— Ma femme, ma femme. Pauvre Millie, pauvre Millie. Je ne me souviens plus de rien. Je pense à ses mains, mais je ne les vois pas faire quoi que ce soit. Elles pendent simplement le long de son corps, ou elles reposent sur ses genoux, ou elles tiennent une cigarette, c’est tout. » Montag jeta un coup d’œil en arrière.

Qu’as-tu donné à la cité, Montag ?

Des cendres.

Qu’est-ce que les autres se sont donné ?

Le néant.

Debout à côté de Montag, Granger regardait dans la même direction. « Chacun doit laisser quelque chose derrière soi à sa mort, disait mon grand-père. Un enfant, un livre, un tableau, une maison, un mur que l’on a construit ou une paire de chaussures que l’on s’est fabriquée. Ou un jardin que l’on a aménagé. Quelque chose que la main a touché d’une façon ou d’une autre pour que l’âme ait un endroit où aller après la mort ; comme ça, quand les gens regardent l’arbre ou la fleur que vous avez plantés, vous êtes là. Peu importe ce que tu fais, disait-il, tant que tu changes une chose en une autre, différente de ce qu’elle était avant que tu la touches, une chose qui te ressemble une fois que tu en as fini avec elle. La différence entre l’homme qui ne fait que tondre le gazon et un vrai jardinier réside dans le toucher, disait-il. L’homme qui tond pourrait tout aussi bien n’avoir jamais existé ; le jardinier, lui, existera toute sa vie dans son œuvre. » Granger fit un geste de la main. « Un jour, il y a cinquante ans de ça, mon grand-père m’a montré des films sur les V2. Savez-vous ce que donne le champignon d’une bombe atomique vu de trois cents kilomètres d’altitude ? C’est une tête d’épingle, ce n’est rien du tout au milieu de l’immensité.

« Mon grand-père m’a repassé le film sur les V2 une douzaine de fois ; il espérait qu’un jour, nos cités s’ouvriraient pour laisser plus largement entrer la verdure, la terre et les espaces sauvages, afin de rappeler aux hommes que c’est un tout petit espace de terre qui nous a été imparti et que nous ne faisons que survivre dans une immensité qui peut reprendre ce qu’elle a donné aussi facilement qu’elle peut déchaîner son souffle sur nous ou envoyer la mer nous dire de ne pas crâner. Si nous oublions à quel point la grande nature sauvage est proche de nous dans la nuit, disait mon grand-père, elle viendra un jour nous emporter, car nous aurons oublié à quel point elle peut être terrible et bien réelle. Vous voyez ? » Granger se tourna vers Montag. « Ça fait des années et des années que mon grand-père est mort, mais si vous souleviez mon crâne, nom d’un chien, dans les circonvolutions de mon cerveau vous trouveriez l’empreinte de ses pouces. Il m’a marqué à vie. Comme je le disais tout à l’heure, il était sculpteur. "Je hais ce Romain du nom de Statu Quo ! me disait-il. Remplis-toi les yeux de merveilles, disait-il. Vis comme si tu devais mourir dans dix secondes. Regarde le monde. Il est plus extraordinaire que tous les rêves fabriqués ou achetés en usine.

Ne demande pas de garanties, ne demande pas la sécurité, cet animal-là n’a jamais existé. Et si c’était le cas, il serait parent du grand paresseux qui reste suspendu toute la journée à une branche, la tête en bas, passant sa vie à dormir. Au diable tout ça, disait-il. Secoue l’arbre et fais tomber le paresseux sur son derrière !" — Regardez ! » s’écria Montag.

Et la guerre commença et s’acheva en cet instant.

Plus tard, les hommes qui entouraient Montag furent incapables de dire s’ils avaient vraiment vu quelque chose. Peut-être une simple éclosion de lumière et de mouvement dans le ciel. Peut-être les bombes étaientelles là, et les avions, à quinze mille, dix mille, deux mille mètres, l’espace d’un instant, comme une poignée de grain lancée dans les cieux par une main géante, et les bombes en train de tomber à une vitesse effrayante, mais aussi une soudaine lenteur, sur la cité qu’ils avaient laissée derrière eux dans le petit matin. Le bombardement était pratiquement achevé une fois que les jets avaient repéré leur objectif et alerté leurs bombardiers à huit mille kilomètres à l’heure ; aussi brève que le sifflement de la faux, la guerre était finie. Une fois les bombes larguées, c’était terminé. Dans les trois secondes, autant dire l’éternité, avant que les bombes ne frappent, les appareils ennemis avaient disparu de l’autre côté du monde visible, comme ces balles auxquelles un primitif isolé sur son île avait du mal à croire parce qu’elles étaient invisibles ; et pourtant le cœur éclate soudainement, le corps s’écroule en mouvements désordonnés et le sang est étonné de jaillir à l’air libre ; le cerveau se vide de ses quelques souvenirs précieux et, déconcerté, meurt.

Impossible d’y croire. C’était là un simple geste. Montag vit surgir un énorme poing de métal au-dessus de la cité lointaine et sut que le hurlement imminent des avions dirait, leur tâche accomplie : Désintégrez-vous, qu’il ne reste plus deux pierres l’une sur l’autre, périssez.

Mourez.

Montag retint un instant les bombes dans le ciel, l’esprit et les mains vainement tendus vers elles. « Sauvezvous ! » cria-t-il à Faber. À Clarisse : « Sauvez-vous ! » À Mildred : « Va-t’en, va-t’en de là ! » Mais Clarisse, s’avisa-t-il, était morte. Et Faber n’était plus en ville ; quelque part dans les vallées encaissées du pays, le bus de cinq heures du matin roulait d’une désolation à une autre. Même si la désolation n’était pas encore un fait accompli, si elle planait encore dans l’air, elle était inéluctable. Avant que le bus ait couvert cinquante mètres de plus sur l’autoroute, sa destination n’aurait plus de sens et son point de départ, une métropole, se serait transformé en décharge publique.

Et Mildred...

Va-t’en, sauve-toi !

Il la vit dans sa chambre d’hôtel quelque part, dans la demi-seconde qui restait, avec les bombes à un mètre, trente centimètres, deux centimètres du bâtiment. Il la vit penchée vers les grands murs chatoyants tout cou- leurs et mouvements où la famille lui parlait et lui parlait et lui parlait, où la famille babillait et jacassait et prononçait son nom et lui souriait sans rien dire de la bombe qui était maintenant à deux centimètres, un centimètre, un demi-centimètre du toit de l’hôtel. Penchée, la tête pratiquement dans l’écran, comme si son appétit d’images voulait y débusquer le secret du malaise qui lui valait ses insomnies. Mildred, penchée anxieusement, les nerfs à vif, comme prête à plonger, tomber, s’enfoncer dans cette grouillante immensité colorée pour se noyer dans le bonheur qui y brillait.

La première bombe frappa.

« Mildred ! » Peut-être — qui le saurait jamais ? — peut-être les grandes stations émettrices et leurs flots de couleurs, de lumières, de bavardages à n’en plus finir, furent-elles les premières à sombrer dans l’oubli.

Au moment où il était plaqué par terre, Montag vit ou sentit, ou s’imagina voir ou sentir les murs qui viraient au noir sous les yeux de Millie, l’entendit hurler, car dans le millionième de fraction de temps qui lui restait à vivre, elle voyait le reflet de son visage, là, dans un miroir et non dans une boule de cristal, et c’était un visage si furieusement vide, tout seul dans la pièce, coupé de tout contact, affamé au point de se dévorer lui-même, qu’enfin elle le reconnaissait pour sien et levait brusquement les yeux vers le plafond à l’instant où celui-ci et toute l’armature de l’hôtel s’écroulaient sur elle, l’emportant avec des milliers de tonnes de briques, de métal, de plâtre et de bois à la rencontre d’autres personnes dans les alvéoles inférieures, pour une chute générale dans les sous-sols où l’explosion se débarrassait de tout le monde dans l’excès de sa propre violence.

Je me souviens. Montag se cramponnait au sol. Je me souviens. Chicago. Chicago, il y a longtemps. Millie et moi. C’est là qu’on s’est rencontrés ! Je m’en souviens à présent. Chicago. Il y a longtemps.

L’onde de choc balaya le fleuve, renversa les hommes comme des dominos, hérissa l’eau d’embruns, souleva la poussière et fit gémir les arbres en surplomb sous une bourrasque qui alla expirer plus au sud. Montag se recroquevilla, se fit tout petit, les yeux hermétiquement clos. Il cilla une fois. Et en cet instant il vit la cité qui avait remplacé les bombes en l’air. L’espace d’un autre impossible instant, la cité se figea, rebâtie, méconnaissable, plus haute qu’elle n’avait jamais espéré ni osé être, plus haute que l’homme ne l’avait construite, ultime composition de béton pulvérisé et de métal torturé formant une fresque en suspens pareille à une avalanche à l’envers, déployant un million de couleurs, un million de détails insolites, une porte là où aurait dû se trouver une fenêtre, un haut à la place d’un bas, un côté à la place d’un arrière, puis la cité chavira et retomba, morte.

Le bruit de sa mort ne vint qu’ensuite.

Montag, toujours à terre, les yeux soudés par la poussière, la bouche refermée sur une substance pulvérulente convertie en un fin ciment, suffocant et pleurant, se remit à penser : Je me souviens, je me souviens, je me souviens d’autre chose. Qu’est-ce que c’est ? Oui, oui, une partie de l’Ecclésiaste et de l’Apocalypse. Une partie de ce livre, une partie, allez, vite, vite, avant que ça ne s’en aille, avant que le choc ne s’atténue, avant que le vent ne retombe. Le livre de l’Ecclésiaste. Là. Il se récita les mots en silence, à plat ventre sur la terre frémissante, il les répéta à plusieurs reprises, et ils lui venaient sans effort, dans leur intégralité, sans Dentifrice Denham nulle part, c’était le prédicateur lui-même qui parlait, là, dans son esprit, les yeux fixés sur lui...

« Ça y est », dit une voix.

Les hommes gisaient, au bord de l’asphyxie, tels des poissons jetés sur l’herbe. Ils se cramponnaient au sol comme des enfants à des objets familiers, qu’ils soient froids ou morts, que ceci ou cela se soit passé ou doive se passer ; leurs doigts étaient fichés en terre, et tous hurlaient pour empêcher leurs tympans d’éclater, leur raison d’éclater, la bouche grande ouverte, et Montag hurlait avec eux, en signe de protestation contre le vent qui leur déchirait le visage, leur arrachait les lèvres, les faisait saigner du nez.

Montag regarda l’immense nuage de poussière retomber et l’immense silence descendre sur leur monde. Et, collé au sol, il lui semblait distinguer le moindre grain de poussière, le moindre brin d’herbe, et entendre chaque sanglot, cri ou murmure qui s’élevait à présent dans le monde. Le silence s’installa dans la poussière de moins en moins dense, leur donnant tout le loisir de regarder autour d’eux, de se pénétrer de la réalité de ce jour.

Montag considéra le fleuve. Nous nous laisserons guider par le fleuve. Il considéra l’ancienne voie ferrée. Ou nous suivrons les rails. Ou nous marcherons sur les autoroutes maintenant, et nous aurons le temps d’emmagasiner des choses. Et un jour, quand elles se seront décantées en nous, elles resurgiront par nos mains et nos bouches. Et bon nombre d’entre elles seront erronées, mais il y en aura toujours assez de valables. Nous allons nous mettre en marche aujourd’hui et voir le monde, voir comment il va et parle autour de nous, à quoi il ressemble vraiment. Désormais, je veux tout voir. Et même si rien ne sera moi au moment où je l’intérioriserai, au bout d’un certain temps tout s’amalgamera en moi et sera moi. Regarde le monde qui t’entoure, sapristi, regarde le monde extérieur, ce monde que j’ai sous les yeux ; la seule façon de le toucher vraiment est de le mettre là où il finira par être moi, dans mon sang, dans mes veines qui le brasseront mille, dix mille fois par jour. Je m’en saisirai de telle façon qu’il ne pourra jamais m’échapper. Un jour j’aurai une bonne prise sur lui. J’ai déjà un doigt dessus ; c’est un commencement.

Le vent retomba.

Les autres hommes restèrent étendus un moment, aux confins du sommeil, pas encore prêts à se lever et à s’attaquer aux tâches quotidiennes, feux à allumer, repas à préparer, milliers de détails impliquant de bouger un pied après l’autre, une main après l’autre. Ils étaient là, les yeux empoussiérés, à battre des paupières. On entendait leur souffle précipité se ralentir, s’apaiser...

Montag s’assit.

Et en resta là. Les autres l’imitèrent. Le soleil posait sur l’horizon noir une petite pointe de rouge. L’air était froid et sentait la pluie.

En silence, Granger se releva, se tâta les bras et les jambes, jurant, ne cessant de jurer entre ses dents, le visage ruisselant de larmes. Il traîna les pieds jusqu’au bord du fleuve pour regarder en amont.

« Complètement rasée, dit-il au bout d’un long moment. La cité ressemble à un tas de levure. Il n’en reste rien. » Nouveau silence prolongé. « Je me demande combien de gens ont vu le coup venir. Combien ont été pris par surprise. » Et de par le monde, songea Montag, combien d’autres cités anéanties ? Et ici, dans notre pays, combien ? Cent, mille ?

Quelqu’un gratta une allumette, l’approcha d’un bout de papier sec prélevé dans une poche, glissa celui-ci sous un petit tas d’herbe et de feuilles, ajouta quelques brindilles humides qui sifflèrent mais finirent par prendre, et le feu grandit dans le petit jour comme le soleil se levait et que les hommes se détournaient du haut du fleuve pour converger vers le feu, gauches, ne sachant que dire, la nuque dorée par le soleil tandis qu’ils se baissaient.

Granger déplia un morceau de toile cirée contenant du lard maigre. « On va manger un morceau. Ensuite on fera demi-tour pour remonter le fleuve. Ils vont avoir besoin de nous là-bas. » Quelqu’un sortit une petite poêle à frire qui, une fois le lard jeté dedans, fut posée sur le feu. Au bout d’un moment le lard se mit à frémir et à danser dans la poêle, et son parfum alla rejoindre son grésillement dans l’air du matin, chacun suivant en silence le déroulement de ce rite.

Granger regardait fixement le feu. « Le phénix ».

— Quoi ?

— Il y avait autrefois, bien avant le Christ, une espèce d’oiseau stupide appelé le phénix. Tous les cent ans, il dressait un bûcher et s’y immolait. Ce devait être le premier cousin de l’homme. Mais chaque fois qu’il se brûlait, il resurgissait de ses cendres, renaissait à la vie. Et on dirait que nous sommes en train d’en faire autant, sans arrêt, mais avec un méchant avantage sur le phénix.

Nous avons conscience de l’énorme bêtise que nous venons de faire. Conscience de toutes les bêtises que nous avons faites durant un millier d’années, et tant que nous en aurons conscience et qu’il y aura autour de nous de quoi nous les rappeler, nous cesserons un jour de dresser ces maudits bûchers funéraires pour nous jeter dedans. À chaque génération, nous trouvons un peu plus de monde qui se souvient. » Il retira la poêle du feu et, après avoir laissé le lard refroidir, tous se mirent à manger, lentement, pensivement.

« Et maintenant, en route, dit Granger. Et gardez toujours cette idée en tête : vous n’avez aucune importance.

Vous n’êtes rien du tout. Un jour, il se peut que ce que nous transportons rende service à quelqu’un. Mais même quand nous avions accès aux livres, nous n’avons pas su en profiter. Nous avons continué à insulter les morts. Nous avons continué à cracher sur les tombes de tous les malheureux morts avant nous. Nous allons rencontrer des tas de gens isolés dans la semaine, le mois, l’année à venir. Et quand ils demanderont ce que nous faisons, vous pourrez répondre : Nous nous souvenons.

C’est comme ça que nous finirons par gagner la partie.

Et un jour nous nous souviendrons si bien que nous construirons la plus grande pelle mécanique de l’histoire, que nous creuserons la plus grande tombe de tous les temps et que nous y enterrerons la guerre. Allez, pour commencer, nous allons construire une miroiterie et ne produire que des miroirs pendant un an pour nous regarder longuement dedans. » Ils achevèrent leur repas et éteignirent le feu. Autour d’eux, le jour resplendissait comme si l’on avait remonté la mèche d’une lampe rose. Dans les arbres, les oiseaux qui s’étaient enfuis revenaient se poser.

Montag se mit en marche vers le nord et, au bout d’un moment, s’aperçut que les autres s’étaient rangés derrière lui. Surpris, il s’écarta pour laisser passer Granger, mais celui-ci le regarda et lui fit signe de continuer. Montag reprit la tête de la colonne. Il regardait le fleuve, le ciel et les rails rouillés qui s’enfonçaient dans la campagne, là où se trouvaient les fermes, où se dressaient les granges pleines de foin, où des tas de gens étaient passés de nuit, fuyant la cité. Plus tard, dans un mois, six mois, mais certainement pas plus d’une année, il reprendrait ce chemin, seul, et continuerait de marcher jusqu’à ce qu’il rejoigne tous ces gens.

Mais pour le moment une longue matinée de marche les attendait, et si les hommes restaient silencieux, c’était parce qu’ils avaient largement matière à réfléchir et beaucoup à se rappeler. Plus tard peut-être, au cours de la matinée, quand le soleil serait plus haut et les aurait réchauffés, ils se mettraient à parler, ou simplement à dire ce dont ils se souvenaient, pour être sûrs que c’était bien là, pour être absolument certains que c’était bien à l’abri en eux. Montag sentait la lente fermentation des mots, leur lent frémissement. Et quand viendrait son tour, que pourrait-il dire, que pourrait-il offrir en ce jour, pour agrémenter un peu le voyage ? Toutes choses ont leur temps. Oui. Temps d’abattre et temps de bâtir. Oui.

Temps de se taire et temps de parler. Oui, tout ça. Mais quoi d’autre ? Quoi d’autre ? Quelque chose, quelque chose...

Des deux côtés du fleuve était l’arbre de vie qui porte douze fruits et donne son fruit chaque mois ; et les feuilles de cet arbre sont pour guérir les nations [1].

Oui, se dit Montag, voilà ce que je vais retenir pour midi. Pour midi...

Quand nous atteindrons la ville.




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