Le plaisir d’incendier !

Quel plaisir extraordinaire c’était de voir les choses se faire dévorer, de les voir noircir et se transformer.

Les poings serrés sur l’embout de cuivre, armé de ce python géant qui crachait son venin de pétrole sur le monde, il sentait le sang battre à ses tempes, et ses mains devenaient celles d’un prodigieux chef d’orchestre dirigeant toutes les symphonies en feu majeur pour abattre les guenilles et les ruines carbonisées de l’Histoire.

Son casque symbolique numéroté 451 sur sa tête massive, une flamme orange dans les yeux à la pensée de ce qui allait se produire, il actionna l’igniteur d’une chiquenaude et la maison décolla dans un feu vorace qui embrasa le ciel du soir de rouge, de jaune et de noir.

Comme à la parade, il avança dans une nuée de lucioles. Il aurait surtout voulu, conformément à la vieille plaisanterie, plonger dans le brasier une boule de guimauve piquée au bout d’un bâton, tandis que les livres, comme autant de pigeons battant des ailes, mouraient sur le seuil et la pelouse de la maison. Tandis que les livres s’envolaient en tourbillons d’étincelles avant d’être emportés par un vent noir de suie. Montag arbora le sourire féroce de tous les hommes roussis et repoussés par les flammes.

Il savait qu’à son retour à la caserne il lancerait un clin d’œil à son reflet dans la glace, à ce nègre de music-hall passé au bouchon brûlé. Plus tard, au bord du sommeil, dans le noir, il sentirait ce sourire farouche toujours prisonnier des muscles de son visage. Jamais il ne le quittait, ce sourire, jamais au grand jamais, autant qu’il s’en souvînt.

Il accrocha son casque noir cloporte et le lustra, suspendit avec soin son blouson ignifugé, se doucha avec volupté, puis, sifflotant, les mains dans les poches, traversa l’étage supérieur de la caserne et se laissa tomber dans le trou. Au dernier instant, au bord de la catastrophe, il retira les mains de ses poches et freina sa chute en agrippant le mât de cuivre. Il s’immobilisa dans un crissement, les talons à deux centimètres du sol de béton.

Il sortit de la caserne et enfila la rue aux couleurs de minuit en direction du métro. Sous la pression de l’air comprimé, la rame fila sans bruit le long de son conduit souterrain lubrifié et le déposa dans une grande bouffée d’air chaud sur les carreaux crémeux de l’escalier mécanique qui débouchait sur la banlieue.

Toujours sifflotant, il se laissa emporter dans le calme de l’air nocturne. Il se dirigea vers l’angle de la rue, sans penser à rien de particulier. Avant d’atteindre le coin, pourtant, il ralentit comme si un souffle de vent s’était levé de nulle part, comme s’il s’était entendu appeler par son nom.

Les nuits précédentes, alors qu’il regagnait sa maison sous le ciel étoile, il avait éprouvé une sensation des plus bizarres à cet endroit précis, là où le trottoir tournait.

Au moment d’obliquer, il avait eu l’impression d’une présence. L’air débordait d’un calme étrange, comme si quelqu’un avait attendu là, tranquillement, et, un instant avant son arrivée, s’était changé en ombre pour le laisser passer. Peut-être ses narines décelaient-elles un léger parfum, peut-être le dessus de ses mains, la peau de son visage sentaient-ils la température s’élever à cet endroit où la présence de quelqu’un pouvait, l’espace d’un instant, réchauffer l’air ambiant de quelques degrés. Inutile de chercher à comprendre. Chaque fois qu’il tournait cet angle, il ne voyait que la courbe blanche et déserte du trottoir — à l’exception d’une nuit, peut-être, où quelque chose avait fugitivement traversé une pelouse et s’était évanoui avant qu’il ait pu ajuster son regard ou dire un mot.

Mais ce soir-là, il ralentit jusqu’à pratiquement s’arrêter. Son mental, se projetant pour lui par-delà l’angle, avait perçu un souffle à peine audible. Un bruit de respiration ? Ou l’air était-il comprimé par la seule présence de quelqu’un qui se tenait là dans le plus profond silence, aux aguets ?

Il tourna l’angle.

Les feuilles d’automne voletaient au ras du trottoir baigné de lune, donnant l’impression que la jeune fille qui s’y déplaçait, comme fixée sur un tapis roulant, se laissait emporter par le mouvement du vent et des feuilles. La tête à demi penchée vers le sol, elle regardait ses chaussures rompre le tourbillon des feuilles. Elle avait un visage menu, d’un blanc laiteux, et il s’en dégageait une espèce d’avidité sereine, d’inlassable curiosité pour tout ce qui l’entourait. Son expression suggérait une va- gue surprise ; ses yeux sombres se fixaient sur le monde avec une telle intensité que nul mouvement ne leur échappait. Sa robe blanche froufroutait. Il crut presque entendre le balancement de ses mains tandis qu’elle avançait, puis ce son infime, l’éclair blanc de son visage qui se tournait au moment où elle découvrit, planté au milieu du trottoir, tout près, un homme qui attendait.

Au-dessus d’eux les arbres laissèrent bruyamment tomber leur pluie sèche. La jeune fille s’arrêta, au bord, semblait-il, d’un mouvement de recul dû à sa surprise, mais il n’en fut rien ; immobile, elle fixait sur Montag des yeux si noirs, si brillants, si pleins de vie qu’il eut l’impression d’avoir dit quelque chose d’extraordinaire.

Mais il savait que ses lèvres n’avaient bougé que pour lancer un vague salut, et lorsqu’il la vit comme hypnotisée par la salamandre sur son bras et le cercle au phénix sur sa poitrine, il reprit la parole.

« Mais bien sûr, dit-il, vous êtes nouvelle dans le voisinage, n’est-ce pas ?

— Et vous devez être... » Elle détacha ses yeux des insignes professionnels. « ... le pompier. » Sa voix s’éteignit.

« Vous avez dit ça d’une drôle de voix.

— Je... je l’aurais deviné les yeux fermés, dit-elle posément.

— Ah... l’odeur du pétrole ? Ma femme s’en plaint tout le temps, dit-il en riant. Impossible de la faire disparaître complètement.

— Effectivement », fit-elle, intimidée.

Il avait l’impression qu’elle tournait autour de lui, l’examinant sur toutes les coutures, le secouait calme ment, vidait ses poches, sans qu’elle eût à effectuer le moindre mouvement.

« Le pétrole, dit-il pour rompre le silence qui se prolongeait, ce n’est rien qu’un parfum pour moi.

— Vraiment?

— Absolument. Pourquoi pas ? » Elle s’accorda un instant de réflexion. «Je ne sais pas. » Elle regarda le trottoir dans la direction de leurs maisons. « Ça ne vous dérange pas si je m’en retourne avec vous ? Je m’appelle Clarisse McClellan.

— Clarisse. Guy Montag. Allons-y. Qu’est-ce que vous fabriquez dehors à une heure aussi tardive ? Quel âge avez-vous ? » Ils avançaient sur le trottoir argenté dans la nuit où soufflaient à la fois le chaud et le frais. Un soupçon d’abricots et de fraises fraîchement cueillis flottait dans l’air ; il regarda autour de lui et se rendit compte que c’était absolument impossible à une époque aussi avancée de l’année.

Il n’y avait plus maintenant que la jeune fille marchant à ses côtés, le visage brillant comme neige dans le clair de lune, et il savait qu’elle réfléchissait à ses questions, cherchant les meilleures réponses à lui donner.

« Eh bien, dit-elle, j’ai dix-sept ans et je suis folle. Mon oncle affirme que les deux vont toujours ensemble.

Lorsqu’on te demande ton âge, m’a-t-il dit, réponds toujours que tu as dix-sept ans et que tu es folle. N’est-ce pas agréable de se promener à cette heure de la nuit ?

J’aime humer les choses, regarder les choses, et il m’arrive de rester toute la nuit debout, à marcher, et de regarder le soleil se lever. » Ils firent quelques pas en silence et elle déclara enfin, pensive : « Vous savez, je n’ai pas du tout peur de vous. » La phrase le surprit. « Pourquoi auriez-vous peur ?

— Tant de gens ont peur. Peur des pompiers, je veux dire. Mais vous n’êtes qu’un homme, après tout... » Il se vit dans les yeux de la jeune fille, suspendu au sein de deux gouttes d’eau claire étincelantes, sombre et minuscule, rendu dans les moindres détails, jusqu’aux plis aux commissures des lèvres, qui étaient là avec tout le reste, comme si ces yeux, fragments jumeaux d’ambre violet, avaient le pouvoir de l’emprisonner et de le conserver dans son intégralité. Son visage, désormais tourné vers lui, était un bloc de cristal laiteux, fragile, d’où sourdait une lueur douce et continue. Ce n’était pas la lumière hystérique de l’électricité mais... quoi ? La flamme étrangement reposante, rare et délicatement attentionnée de la bougie. Un jour, quand il était enfant, lors d’une panne d’électricité, sa mère avait trouvé et allumé une grande bougie et il avait connu une heure trop brève de redécouverte, d’illumination de l’espace telle que celui-ci perdait ses vastes dimensions et se resserrait douillettement autour d’eux, mère et fils, seuls, transformés, nourrissant l’espoir que le courant ne reviendrait pas trop vite...

« Vous permettez que je vous pose une question ? dit alors Clarisse McClellan. Depuis combien de temps êtes-vous pompier ?

— Depuis l’âge de vingt ans. Ça fait dix ans.

— Vous arrive-t-il de lire les livres que vous brûlez ? » Il éclata de rire. « C’est contre la loi !

— Ah oui, c’est vrai.

— C’est un chouette boulot. Le lundi, brûle Millay, le mercredi Whiteman, le vendredi Faulkner, réduis-les en cendres, et puis brûle les cendres. C’est notre slogan officiel. » Ils firent quelques mètres et la jeune fille demanda : « C’est vrai qu’autrefois les pompiers éteignaient le feu au lieu de l’allumer ?

— Non. Les maisons ont toujours été ignifugées, croyez-moi.

— Bizarre. J’ai entendu dire qu’autrefois il était courant que les maisons prennent feu par accident et qu’on avait besoin de pompiers pour éteindre les incendies. » Il s’esclaffa.

Elle lui jeta un bref coup d’œil. « Pourquoi riez-vous ?

— Je ne sais pas. » Il se remit à rire et s’arrêta. « Pourquoi cette question ?

— Vous riez quand je n’ai rien dit de drôle et vous répondez tout de suite. Vous ne prenez jamais le temps de réfléchir à la question que je vous ai posée. » Il s’arrêta de marcher. « Vous alors, vous êtes un sacré numéro, dit-il en la dévisageant. Vous ne savez donc pas ce que c’est que le respect ?

— Je ne cherche pas à vous insulter. C’est simplement que j’aime un peu trop observer les gens, je crois.

— Et ça, ça ne vous dit rien ? » Il tapota le 451 cousu sur sa manche couleur de charbon.

« Si », murmura-t-elle. Elle pressa le pas. « Avez-vous déjà regardé les jet cars foncer sur les boulevards par là-bas ?

— Vous changez de sujet !

— Il m’arrive de penser que les conducteurs ne savent pas ce que c’est que l’herbe, les fleurs, parce qu’ils ne laissent jamais leurs yeux s’attarder dessus. Prenez un conducteur et montrez-lui le flou qui l’entoure. Si c’est vert, il dira : "Tiens, voilà de l’herbe !" Si c’est rose : "Voilà un jardin de roses !" Les taches blanches, ce sont des maisons. Les marron, des vaches. Un jour mon oncle s’est avisé de conduire lentement sur une autoroute. Il roulait à soixante-dix à l’heure ; il a eu droit à deux jours de prison. C’est drôle, non ? Et triste aussi, vous ne trouvez pas ?

— Vous pensez trop, dit Montag, mal à l’aise.

— Je regarde rarement les murs-écrans et je ne vais guère aux courses ou dans les Parcs d’Attractions. Alors j’ai beaucoup de temps à consacrer aux idées biscornues, je crois. Vous avez vu les panneaux d’affichage de soixante mètres de long en dehors de la ville ? Saviez-vous qu’avant ils ne faisaient que six mètres de long ? Mais avec la vitesse croissante des voitures il a fallu étirer la publicité pour qu’elle puisse garder son effet.

— J’ignorais ça ! s’exclama Montag avec un rire sec.

— Je parie que je sais autre chose que vous ignorez.

Il y a de la rosée sur l’herbe le matin. » Voilà qu’il ne se rappelait plus s’il savait cela ou non, et il en éprouva une vive irritation.

« Et si vous regardez bien... » Elle leva la tête vers le ciel. « ... on distingue le visage d’un bonhomme dans la lune. » Il y avait longtemps qu’il n’avait pas regardé de ce côté-là.

Le reste du trajet se passa en silence, silence pensif pour elle, silence crispé et gêné pour lui, du fond duquel il lui lançait des regards accusateurs. Ils atteignirent la maison de Clarisse ; toutes les fenêtres étaient illuminées.

« Qu’est-ce qui se passe ? » Montag n’avait jamais vu une telle débauche d’éclairage dans une maison.

« Oh, simplement mon père, ma mère et mon oncle qui sont là en train de bavarder. C’est comme de se promener à pied, sauf que c’est plus rare. Mon oncle a été arrêté une autre fois — je ne vous ai pas raconté ? — parce qu’il allait à pied. Oh, nous sommes des gens très bizarres.

— Mais de quoi parlez-vous donc ? » Elle répondit par un éclat de rire. « Bonsoir ! » Elle s’engagea dans l’allée. Puis elle parut se souvenir de quelque chose, revint sur ses pas et posa sur lui un regard plein d’étonnement et de curiosité. « Est-ce que vous êtes heureux ? fit-elle.

— Est-ce que je suis quoi ? » s’écria-t-il.

Mais elle était déjà repartie — courant dans le clair de lune. Sa porte d’entrée se referma doucement.

« Heureux ! Elle est bien bonne, celle-là. » Il cessa de rire.

Il introduisit sa main dans le gant identificateur de sa porte d’entrée et lui laissa reconnaître son contact. La porte coulissa.

Bien sûr que je suis heureux. Qu’est-ce qu’elle s’imagine ? Que je ne le suis pas ? demanda-t-il aux pièces silencieuses. Il s’arrêta pour lever les yeux vers la grille du climatiseur dans le couloir et se rappela soudain que quelque chose était caché derrière cette grille, quelque chose qui, en cet instant, semblait l’observer. Il s’empressa de détourner les yeux. Étrange rencontre par une nuit étrange. Il ne se souvenait de rien de semblable, à l’exception d’un aprèsmidi, il y avait de cela un an, où il avait rencontré dans le parc un vieil homme avec qui il avait parlé...

Montag secoua la tête. Son regard se posa sur un mur vide. Le visage de la jeune fille était là, d’une remarquable beauté dans son souvenir ; stupéfiant, en fait. Un visage menu, pareil au cadran d’une petite horloge que l’on distingue à peine dans le noir quand on se réveille au milieu de la nuit pour voir l’heure ; l’horloge vous communique l’heure, la minute, la seconde, dans le pâle silence de son halo, sachant parfaitement ce qu’elle a à dire de la nuit qui court vers d’autres ténèbres mais aussi vers un nouveau soleil.

« Quoi ? » demanda Montag à son autre moi, à cet imbécile subliminal qui se mettait parfois à radoter, échappant à la volonté, à l’habitude et à la conscience.

Ses yeux revinrent se poser sur le mur. Et quel miroir, aussi, que ce visage féminin ! Impossible. Combien connaissait-on de personnes capables de vous renvoyer votre propre lumière ? La plupart des gens étaient — il chercha une image, en trouva une dans son métier — des torches, des torches qui flambaient et finissaient par s’éteindre. Rares étaient ceux dont les visages vous prenaient et vous renvoyaient votre propre expression, votre pensée la plus intime et la plus vacillante.

Quel incroyable pouvoir d’identification possédait cette jeune fille ! Elle ressemblait au spectateur passionné d’un théâtre de marionnettes, anticipant à la seconde près le moindre battement de paupière, le moindre geste de la main, le moindre frémissement du doigt.

Combien de temps avaient-ils marché côte à côte ? Trois minutes ? Cinq ? Et pourtant, que cet intervalle de temps semblait long à présent. Quel immense personnage elle formait sur la scène qui lui faisait face ! Quelle ombre projetait sur le mur son corps élancé ! Il avait l’impression qu’au moindre tressaillement de sa paupière, elle cillerait. Que le moindre étirement des muscles de sa mâchoire la ferait bâiller avant lui.

Ma parole, se dit-il, maintenant que j’y pense, elle avait presque l’air de m’attendre là-bas, dans la rue, si fichtrement tard dans la nuit...

Il ouvrit la porte de la chambre à coucher.

Cela revenait à entrer dans le froid glacial d’un mausolée de marbre après le coucher de la lune. Une obscurité totale, pas le moindre soupçon du monde argenté au-dehors, fenêtres hermétiquement fermées : il était dans un caveau où nul écho de la vaste cité ne pouvait pénétrer.

La pièce n’était pas vide.

Il tendit l’oreille.

La susurration sautillante d’un moustique dans l’air, le murmure électrique d’une guêpe invisible blottie dans son nid rose et chaud. La musique était presque assez forte pour qu’il puisse en suivre la mélodie.

Il sentit son sourire s’estomper, fondre, se racornir comme du vieux cuir, comme la cire d’une bougie monumentale qui a brûlé trop longtemps et en vient à s’effondrer, étouffant sa flamme. Nuit d’encre. Il n’était pas heureux. Il n’était pas heureux. Il se répétait ces mots.

Ils résumaient parfaitement la situation. Il portait son bonheur comme un masque, la jeune fille avait filé sur la pelouse en l’emportant et il n’était pas question d’aller frapper à sa porte pour le lui réclamer. Sans allumer, il imagina l’aspect de la pièce. Sa femme étendue sur le lit, découverte et glacée comme un gisant, les yeux fixés aux plafond par d’invisibles fils d’acier, inébranlable. Et dans ses oreilles les petits Coquillages, les radio-dés bien enfoncés, et un océan électronique de bruit, de musique et de paroles et de musique et de paroles, battant sans cesse le rivage de son esprit toujours éveillé.

La pièce était vide, en vérité. Chaque nuit, les ondes affluaient et l’emportaient sur leurs énormes vagues sonores, passive, les yeux grands ouverts, vers le matin.

Depuis deux ans, pas une seule nuit ne s’était écoulée sans que Mildred ne se soit laissé porter par cette mer, ne s’y soit plongée et replongée avec délices.

La pièce était froide mais il avait quand même du mal à respirer. Pas question de tirer les rideaux et d’ouvrir les portes-fenêtres, car il n’avait pas envie que la lune se faufile dans la pièce. Aussi, avec le sentiment d’un homme qui va mourir d’asphyxie dans l’heure à venir, il se dirigea à tâtons vers son lit jumeau, ouvert, et donc froid.

Un instant avant de heurter du pied l’objet qui traînait par terre, il sut que cela allait se produire. Un pressentiment guère différent de celui qu’il avait éprouvé avant de tourner l’angle de la rue et de manquer renverser la jeune fille. Son pied émettait des vibrations qui se réfléchirent sur le minuscule obstacle au moment même où il l’avançait. Il heurta l’objet. Celui-ci rendit un son mat et alla se perdre dans le noir.

Il se raidit et écouta la personne étendue sur le lit enténébré dans le total anonymat de la nuit. Le souffle exhalé par les narines était si faible qu’il ne faisait pal piter que les franges les plus lointaines de la vie, petite feuille, plume noire, simple cheveu.

Il se refusait toujours à laisser entrer la lumière du dehors. Il sortit son igniteur, tâta la salamandre gravée sur son disque d’argent, fit jouer le déclic...

Deux pierres de lune le contemplèrent à la lueur de la petite flamme qu’il tenait à la main ; deux pierres de lune noyées au fond d’un ruisseau limpide sur lesquelles courait la vie du monde, sans les toucher.

« Mildred ! » Son visage évoquait une île couverte de neige sur laquelle il pouvait bien pleuvoir : elle ne sentait pas la pluie ; sur laquelle les nuages pouvaient bien projeter leurs ombres mouvantes : elle ne sentait la caresse d’aucune ombre. Il n’y avait que le chant des guêpes dans les dés qui lui obturaient les oreilles, ses yeux vitreux, le va-et-vient de sa respiration, la faible et douce circulation de l’air dans ses narines dont elle se moquait de savoir si elle se faisait de l’extérieur vers l’intérieur ou l’inverse.

L’objet qu’il avait envoyé promener du pied luisait à présent juste à côté de son lit. Le petit flacon de somnifère qui, plus tôt dans la journée, contenait encore trente comprimés et gisait maintenant, débouché et vide, dans la lueur de la flamme lilliputienne.

Comme il restait là sans bouger, le ciel hurla au-dessus de la maison. Un bruit épouvantable, comme si deux mains géantes avaient déchiré des milliers de kilomètres de toile noire le long de la couture. Montag en fut cisaillé. Il se sentit haché, ouvert en deux au niveau de la poitrine. Les bombardiers à réaction qui n’en finissaient pas de passer, un deux, un deux, un deux, six, neuf, douze, et un autre, un autre encore, et encore un autre, hurlèrent pour lui. Il ouvrit la bouche et laissa leur plainte aiguë s’engouffrer et rejaillir entre ses dents à nu. La maison trembla. La flamme s’éteignit dans sa main. Les pierres de lune disparurent. Il sentit sa main plonger vers le téléphone.

Les avions étaient partis. Il sentit ses lèvres qui bougeaient, effleurant le micro du téléphone. « Service des urgences. » Un lamentable chuchotement.

Il avait l’impression que les étoiles avaient été pulvérisées par le fracas des avions noirs et qu’au matin la terre serait recouverte de leur poussière comme d’une neige étrange. Telle fut l’absurde réflexion qu’il se fit, debout dans l’obscurité, parcouru de frissons, tandis que ses lèvres continuaient de remuer.

Ils avaient ce fameux appareil. Ils en avaient deux, en fait.

L’un se glissait dans votre estomac comme un cobra noir au fond d’un puits vibrant d’échos à la recherche de tout ce qui y stagnait d’ancien, eau et temps. Il aspirait la substance verte qui affluait au sommet en un lent bouillonnement. Buvait-il les ténèbres ? Pompait-il tous les poisons accumulés au cours des années ? Il se repaissait en silence, laissant parfois échapper un bruit de suffocation en sa recherche aveugle. Il possédait un Œil.

L’opérateur impersonnel de la machine pouvait, grâce à un casque optique, regarder jusque dans l’âme du patient qu’il vampirisait de la sorte. Que voyait l’Œil ?

L’homme ne le disait pas. Il voyait sans voir ce que voyait l’Œil. L’opération n’était pas sans ressembler à des travaux d’excavation dans un jardin. La femme sur le lit n’était rien de plus qu’une strate de marbre dur qu’ils avaient atteinte. Allez, continuons quand même, forons plus avant, aspirons le vide, si tant est que celui-ci puisse céder aux pulsations du serpent glouton. Debout, l’opérateur fumait une cigarette.

L’autre appareil accomplissait également son office.

Manœuvré par un individu tout aussi impersonnel vêtu d’une combinaison brun rougeâtre intachable, il pompait tout le sang du corps pour le remplacer par du sang neuf et du sérum.

« Faut leur faire un double nettoyage, commenta l’opérateur tout en surveillant la femme silencieuse. Inutile de vider l’estomac si on ne nettoie pas le sang. Si on le laisse tel quel, le sang vous arrive au cerveau comme un marteau-pilon, paf, et à la longue le cerveau flanche, salut la compagnie.

— Assez ! s’écria Montag.

— C’était juste pour vous expliquer...

— Vous avez fini ? » Ils firent taire les machines. « On a fini. » La colère de Montag les laissait parfaitement indifférents. Ils restaient là, la fumée de leurs cigarettes leur montant autour du nez et dans les yeux sans les faire ciller ni loucher. « Ça fera cinquante dollars.

— Pourquoi ne pas me dire d’abord si elle va s’en remettre ?

— Pas de problème. Toutes les saloperies sont là, dans notre valise ; elles ne peuvent plus lui faire de mal.

Comme je disais, on remplace le vieux par le neuf et le tour est joué.

— Vous n’êtes médecin ni l’un ni l’autre. Pourquoi le Service des urgences n’a pas envoyé un docteur ? — Oh ! la la ! La cigarette de l’opérateur accompagna le mouvement de ses lèvres. « Des cas comme ça, on en a neuf ou dix par nuit. On en a tellement depuis quelques années qu’on a fait construire ces appareils. La lentille optique, d’accord, c’était nouveau ; tout le reste, c’est du vieux. Pour un truc comme ça, on n’a pas besoin de médecin ; suffit de deux mecs dégourdis, ils vous liquident le problème en une demi-heure. Bon... » Il se dirigea vers la porte. «... faut qu’on y aille. Un autre appel vient de me tomber dans l’oreille. Deux pâtés de maisons d’ici. Encore quelqu’un qui vient de faire sauter le bouchon d’un tube de comprimés. Appelez si vous avez encore besoin de nous. Qu’elle reste tranquille. On lui a administré un contre-sédatif. Elle aura faim en se réveillant. Salut. » Et les hommes aux cigarettes vissées à la ligne dure que formaient leurs lèvres, les hommes aux yeux d’aspic soulevèrent leurs machines et leurs tuyaux, leur bidon de mélancolie liquide, le noir dépôt d’immondices, et sortirent tranquillement.

Montag s’écroula dans un fauteuil et regarda la femme. Elle avait les yeux fermés à présent, tout doux, et il tendit la main devant sa bouche pour sentir la tiédeur de son souffle.

« Mildred », dit-il enfin.

Nous sommes trop nombreux, songea-t-il. Nous sommes des milliards et c’est beaucoup trop. Personne ne connaît personne. Des inconnus viennent vous violer.

Des inconnus viennent vous arracher le cœur. Des inconnus viennent vous prendre votre sang. Grand Dieu, qui étaient donc ces hommes ? C’est la première fois de ma vie que je les vois !

Une demi-heure s’écoula.

Le sang de cette femme était neuf et semblait l’avoir rénovée. Ses joues étaient toutes roses et ses lèvres fraîches, rendues à leurs couleurs, paraissaient douces et détendues. Le sang de quelqu’un d’autre y coulait. Si seulement on avait pu lui donner aussi la chair, le cerveau, la mémoire de quelqu’un d’autre. Si seulement on avait pu emporter son esprit chez le teinturier, en vider les poches, le passer à l’étuve, le décaper, lui redonner forme et le rapporter au matin. Si seulement...

Il se leva, écarta les rideaux et ouvrit en grand la portefenêtre pour laisser entrer l’air nocturne. Il était deux heures du matin. Ne s’était-il écoulé qu’une heure depuis sa rencontre avec Clarisse McClellan, son retour à la maison, son arrivée dans la chambre plongée dans les ténèbres, son coup de pied dans le petit flacon de cristal ? Une heure seulement, mais le monde avait fondu pour resurgir sous une forme nouvelle, incolore.

Des rires couraient sur la pelouse baignée de lune en provenance de la maison de Clarisse et de tout son monde, son père, sa mère et cet oncle au sourire si franc et si serein. Détendus, chaleureux, nullement forcés, ils fusaient de cette maison qui brillait de tous ses feux au cœur de la nuit tandis que toutes les autres étaient repliées sur leurs ténèbres. Montag entendait les voix parler, parler, parler, s’éteindre, repartir, tisser et retisser leur réseau hypnotique.

Sans s’en rendre compte, Montag franchit le seuil de la porte-fenêtre et s’engagea sur la pelouse. Il s’arrêta dans l’ombre tout près de la maison babillante, un instant tenté de frapper à la porte et de murmurer : « Lais- sez-moi entrer. Je ne dirai rien. J’ai juste envie d’écouter.

Qu’est-ce que vous racontez ? » Mais il resta où il était, pétrifié par le froid, le visage pareil à un masque de glace, écoutant la voix d’un homme (l’oncle ?) aux inflexions tranquilles.

« Après tout, on vit à l’époque du kleenex. On fait avec les gens comme avec les mouchoirs, on froisse après usage, on jette, on en prend un autre, on se mouche, on froisse, on jette. Tout le monde se sert des basques du voisin. Comment soutenir l’équipe locale quand on n’a pas le programme et que l’on ne connaît pas le nom des joueurs ? Par exemple, de quelle couleur sont leurs maillots quand ils pénètrent sur le terrain ? » Montag regagna sa propre maison. Laissant la fenêtre ouverte, il jeta un œil sur Mildred, la borda avec soin, puis alla s’étendre, le clair de lune sur ses pommettes et les rides de son front, distillé dans chacun de ses yeux pour y former une cataracte d’argent.

Une goutte de pluie. Clarisse. Une autre goutte. Mildred. Une troisième. L’oncle. Une quatrième. Le feu de ce soir. Une, Clarisse. Deux, Mildred. Trois, l’oncle. Quatre, le feu. Une, Mildred, deux, Clarisse. Une, deux, trois, quatre, cinq, Clarisse, Mildred, l’oncle, le feu, les comprimés de somnifère, les hommes, mouchoirs jetables, basques, on se mouche, on froisse, on jette, Clarisse, Mildred, l’oncle, le feu, comprimés, mouchoirs, on se mouche, on froisse, on jette. Un, deux, trois, un, deux, trois ! Pluie. Orage. L’oncle qui rit. Le tonnerre qui dégringole les escaliers. Le monde entier qui se répand en eau. Le feu qui jaillit en volcan. Tout qui se met à dévaler dans un grondement, en un torrent impétueux qui se précipite vers le matin.

« Je ne sais plus rien », dit-il, et il laissa fondre sur sa langue un losange dispensateur de sommeil.

A neuf heures du matin, le lit de Mildred était vide.

Montag s’empressa de se lever, le cœur battant, se précipita dans le couloir et s’arrêta à la porte de la cuisine.

Un toast jaillit du grille-pain argenté, une main-araignée métallique le saisit au vol et l’inonda de beurre fondu.

Mildred contempla le toast transféré sur son assiette.

Les abeilles électroniques chargées de faire passer le temps bourdonnaient déjà dans ses oreilles. Elle leva soudain les yeux, vit son mari et lui adressa un petit signe de tête.

« Ça va ? » demanda-t-il.

Dix ans de pratique des radio-dés avaient fait d’elle une virtuose de la lecture sur les lèvres. Nouveau hochement de tête. Elle relança le grille-pain pour lui faire cracher un autre toast.

Montag s’assit.

« Je ne comprends pas pourquoi j’ai une faim pareille, déclara sa femme.

— Tu...

— J’ai une de ces fringales !

— Cette nuit..., commença-t-il.

— J’ai mal dormi. Je me sens au trente-sixième dessous. Dieu, que j’ai faim ! Je n’en reviens pas.

— Cette nuit... », reprit-il.

Elle regardait ses lèvres d’un œil distrait. « Eh bien, quoi, cette nuit ?

— Tu ne te souviens pas ? — De quoi ? On a fait une fête à tout casser ou quoi ?

J’ai vaguement la gueule de bois. Et qu’est-ce que j’ai faim ! Qui était là ?

— Un peu de monde.

— C’est bien ce que je pensais. » Elle mastiqua son toast. « Je me sens un peu barbouillée, mais j’ai une faim de tous les diables. J’espère que je n’ai pas fait de bêtises au cours de la soirée.

— Non », dit-il calmement.

Le grille-pain lui dépêcha un toast beurré. Il le tint dans sa main avec un sentiment de reconnaissance.

« Tu n’as pas l’air tellement en forme non plus », observa sa femme.

En fin d’après-midi il se mit à pleuvoir et le monde entier vira au gris sombre. Debout dans le couloir, Montag ajustait son insigne barré d’une salamandre orange en feu. Il resta un long moment à regarder l’évent du climatiseur. Dans le salon télé, sa femme prit le temps de lever les yeux du scénario dans lequel elle était plongée. « Hé ! fit-elle. Mais on dirait que notre homme réfléchit !

— Oui. Je voulais te parler. » Il marqua un temps.

« Tu as avalé tous les comprimés de ton flacon hier soir.

— Moi ? En voilà une idée ! lui retourna-t-elle, surprise.

— Le flacon était vide.

— Jamais je ne ferais une chose pareille. Pourquoi ferais-je une chose pareille ?

— Peut-être que tu as pris deux comprimés, oublié, et que tu en as pris deux autres, encore oublié, et ainsi de suite jusqu’à être tellement dans les vapes que tu as continué et en as pris trente ou quarante.

— Mais pour en venir à quoi, sapristi ? Pourquoi me laisserais-je aller à pareille idiotie ?

— Je ne sais pas. » Visiblement, elle attendait son départ. « Jamais je n’ai fait ça, dit-elle. C’est impossible.

— Comme tu voudras.

— C’est comme ça et pas autrement. » Elle se replongea dans son scénario.

« Qu’est-ce qu’on donne cet après-midi ? » demandat-il d’un ton las.

Elle ne releva pas les yeux de son texte. « Eh bien, c’est une dramatique qui va passer sur les murs-écrans dans dix minutes. On m’a expédié mon rôle ce matin.

J’ai envoyé des coupons de participation. Ils écrivent le scénario avec un rôle manquant. C’est une idée nouvelle.

La femme d’intérieur, c’est moi, joue le rôle manquant.

Quand on en arrive aux répliques sautées, ils me regardent tous des trois murs et je lis mon texte. Ici, par exemple, l’homme dit : "Que pensez-vous de tout cela, Helen ?" Et il me regarde assise ici, au centre de la scène, tu vois ? Et je réponds, je réponds... » Elle s’interrompit et souligna du doigt une ligne du texte. « "Ça me semble parfait !" Ensuite l’histoire continue jusqu’à ce qu’il dise : "Êtes-vous d’accord, Helen ?" Et je réponds : "Et comment !" Hein, Guy, que c’est amusant, non ? » Debout dans le couloir, il la dévisageait.

« Moi, je trouve ça marrant, dit-elle.

— De quoi ça parle ?

— Je viens de te le dire. Il y a trois personnages, Bob, Ruth et Helen. — Ah bon.

— C’est vraiment amusant. Et ça le sera encore plus quand on pourra s’offrir l’installation du quatrième mur.

Dans combien de temps crois-tu qu’on aura assez d’argent de côté pour faire remplacer la quatrième cloison par un mur-écran ? Ça ne représente que deux mille dollars.

— C’est-à-dire le tiers de mon salaire annuel.

— Rien que deux mille dollars. Tu pourrais bien penser à moi de temps en temps. Si on avait un quatrième mur, ce serait comme si cette pièce n’était plus la nôtre, mais celle de toutes sortes de gens extraordinaires. On pourrait se passer d’un certain nombre de choses.

— On se passe déjà d’un certain nombre de choses pour payer le troisième mur. Son installation ne remonte qu’à deux mois, si tu te souviens.

— Pas plus que ça ? » Elle le regarda un long moment. « Eh bien, au revoir, mon chéri.

— Au revoir. » Il s’arrêta et se retourna. « Est-ce que ça finit bien ?

— Je n’en suis pas encore arrivée là. » Il revint sur ses pas, lut la dernière page, hocha la tête, referma le document et le lui rendit.

Puis il sortit sous la pluie.

L’averse se calmait et la jeune fille marchait au milieu du trottoir, la tête rejetée en arrière, exposant son visage aux dernières gouttes. Elle sourit en voyant Montag.

« Salut ! » Il lui rendit son salut et ajouta : « Qu’est-ce que vous mijotez à présent ?

— Je continue de faire la folle. C’est bon de sentir la pluie. J’adore marcher sous la pluie.

— Je ne crois pas que j’aimerais ça.

— Il faudrait essayer pour savoir.

— Ça ne m’est jamais arrivé. » Elle se lécha les lèvres. « Même le goût de la pluie est agréable.

— C’est à ça que vous passez votre temps, à tâter de tout au moins une fois ?

— Parfois deux. » Elle regarda quelque chose au creux de sa main.

« Qu’est-ce que vous tenez là ? dit-il.

— Je crois que c’est la dernière fleur de pissenlit de l’année. Je ne pensais pas en trouver une sur la pelouse à cette saison. Savez-vous qu’on peut s’en frotter le menton ? Regardez. » Elle porta la fleur à son menton tout en riant.

« Et ça sert à quoi ?

— Si ça déteint, c’est que je suis amoureuse. Alors ? » Il n’avait guère d’autre choix que de regarder.

« Eh bien ? dit-elle.

— Vous avez le dessous du menton tout jaune.

— Chouette ! Essayons sur vous maintenant.

— Ça ne marchera pas avec moi.

— Attendez. » Avant qu’il ait pu faire un geste elle lui avait appliqué la fleur de pissenlit sous le menton. Il eut un mouvement de recul et elle éclata de rire. « Ne bougez pas comme ça ! » Elle lui examina le menton et fronça les sourcils.

« Alors ? demanda-t-il.

— Quel dommage. Vous n’êtes amoureux de personne.

— Mais si !

— Ça ne se voit pas. — Je suis même très amoureux ! » Il s’efforça d’évoquer un visage pour confirmer ses paroles, mais en vain.

« Je vous assure !

— Je vous en prie, ne faites pas cette tête.

— C’est votre pissenlit. Tout s’est déposé sur votre menton. C’est pour ça que ça que ça ne marche pas avec moi.

— Oui, ça doit être ça. Bon, voilà que je vous ai contrarié, je le vois bien. Je suis désolée, sincèrement. » Elle lui effleura le coude.

« Non, non, s’empressa-t-il de répondre, tout va bien.

— Il faut que je m’en aille, alors dites-moi que vous me pardonnez. Je ne veux pas que vous soyez fâché contre moi.

— Je ne suis pas fâché. Contrariée oui.

— Il faut que j’aille voir mon psychanalyste à présent.

On me force à y aller. J’invente des choses à lui raconter.

Je ne sais pas ce qu’il pense de moi. Il dit que je suis un véritable oignon ! Il n’en finit pas de peler mes couches.

— Je n’ai pas de mal à croire que vous ayez besoin de ce psychanalyste.

— Vous ne parlez pas sérieusement. » Montag poussa un grand soupir. « Non, dit-il enfin, je ne parle pas sérieusement.

— Mon psychanalyste veut savoir pourquoi je vais me promener, pourquoi je marche dans les bois, pourquoi je regarde les oiseaux et collectionne les papillons. Un jour, je vous montrerai ma collection.

— Bonne idée.

— Ils veulent savoir ce que je fais de mon temps. Je leur dis qu’il m’arrive de rester simplement assise à réfléchir. Mais je ne leur dis pas à quoi. Je les fais marcher.

Il y a aussi des fois, je leur dis, où j’aime renverser la tête, comme ça, et laisser la pluie couler dans ma bouche.

On jurerait du vin. Vous n’avez jamais essayé ?

— Non, je...

— Vous m’avez pardonné, n’est-ce pas ?

— Oui. » Il y réfléchit un instant. « Oui, je vous ai pardonné. Dieu sait pourquoi. Vous êtes bizarre, vous êtes agaçante, mais on n’a aucun mal à vous pardonner.

Vous dites que vous avez dix-sept ans ?

— Enfin... le mois prochain.

— Comme c’est curieux. Ma femme a trente ans et pourtant, il y a des fois où vous paraissez beaucoup plus âgée. Ça me dépasse.

— Vous aussi, vous êtes bizarre, monsieur Montag.

J’en arrive parfois à oublier que vous êtes pompier. Et maintenant, est-ce que je peux encore vous fâcher ?

— Allez-y.

— Comment ça a commencé ? Comment vous vous êtes retrouvé là-dedans ? Comment avez-vous choisi votre métier ? Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de faire ce travail ? Vous n’êtes pas comme les autres. J’en ai vu quelques-uns ; je sais. Quand je parle, vous me regardez.

Quand j’ai dit quelque chose à propos de la lune, hier soir, vous avez regardé la lune. Jamais les autres ne feraient ça. Les autres me planteraient là et me laisseraient parler toute seule. Ou me menaceraient. Personne n’a plus le moindre instant à consacrer aux autres. Vous êtes un des rares à pouvoir me supporter. Voilà pourquoi je trouve tellement bizarre que vous soyez pompier ; ça ne vous va pas du tout, dans un sens. » Il sentit son corps se scinder en deux, devenir chaleur et froidure, tendresse et dureté, tremblements et impassibilité, chaque moitié grinçant l’une contre l’autre.

« Vous feriez bien de filer à votre rendez-vous », dit-il.

Et elle fila, le laissant debout sous la pluie. Ce ne fut qu’au bout d’un long moment qu’il retrouva l’usage de ses membres.

Et puis, très lentement, tout en marchant, il renversa la tête en arrière sous la pluie, même si ce ne fut que quelques instants, et ouvrit la boucheLe Limier robot dormait sans vraiment dormir, vivait sans vraiment vivre dans sa niche qui bourdonnait tout doux, vibrait tout doux, vague halo de lumière dans un coin sombre de la caserne. La chiche lueur d’une heure du matin, le clair de lune qui tombait du morceau de firmament découpé par la grande baie vitrée se reflétait ici et là sur le laiton, le cuivre et l’acier du fauve animé d’un léger frémissement. La lumière jouait sur des parcelles de verre rubis et sur le nylon des poils-antennes plantés dans la truffe de la créature qui frissonnait tout doux, tout doux, ses huit pattes à coussinets de caoutchouc repliées sous elle façon araignée.

Montag se laissa glisser au bas du mât de cuivre. Il sortit pour contempler la ville et remarqua qu’il n’y avait plus un nuage dans le ciel. Il alluma une cigarette et revint se pencher sur le Limier. On aurait dit une énorme abeille revenue de quelque champ au pollen violemment toxique, chargé de folie et de cauchemars, et qui maintenant, le corps saturé de ce nectar trop riche, en aurait cuvé la malignité.

« Salut », murmura Montag, toujours fasciné par le monstre à la fois mort et vivant.

La nuit, quand ils trouvaient le temps long, ce qui leur arrivait quotidiennement, les hommes glissaient au bas des mâts de cuivre, formaient les combinaisons, clic, clic, clic, du système olfactif du Limier et lâchaient des rats dans la cour de la caserne, parfois des poulets, parfois des chats destinés de toute façon à la noyade, et des paris s’engageaient sur l’animal que le Limier attraperait en premier. Les bêtes étaient mises en liberté. Trois secondes plus tard, la partie était jouée ; le rat, le chat ou le poulet, saisi en pleine course, restait prisonnier des pattes qui se faisaient alors de velours tandis qu’une aiguille d’acier creuse de dix centimètres de long jaillissait de la trompe du Limier pour injecter des doses massives de morphine ou de procaïne. La victime était ensuite jetée dans l’incinérateur et une autre partie commençait.

Montag restait en haut la plupart des nuits où de tels jeux avaient lieu. Deux ans plus tôt, il avait parié avec les meilleurs, perdu une semaine de salaire et affronté la fureur de Mildred, dont le visage s’était alors veiné et couvert de plaques rouges. À présent il restait allongé sur sa couchette, tourné vers le mur, écoutant les éclats de rire, le pianotement des rats en train de détaler, les grincements de violon des souris et l’impressionnant silence du Limier, ombre en mouvement qui bondissait comme un phalène dans la lumière crue, trouvait sa victime, l’immobilisait, plongeait son aiguillon et regagnait sa niche pour y mourir comme sous l’action d’un commutateur.

Montag lui toucha le museau.

Le Limier grogna.

Montag sauta en arrière.

Le Limier se souleva à demi dans sa niche et fixa sur lui le néon vert bleuté qui s’était soudain mis à palpiter dans ses protubérances oculaires. Il laissa échapper un nouveau grognement, étrange et grinçante combinaison de grésillement électrique, de bruit de friture, de métal torturé, d’engrenages se mettant en route comme s’ils étaient rouillés et confits dans un vieux soupçon.

« Du calme, mon grand, du calme », dit Montag, le cœur battant.

Il vit l’aiguille argentée pointer de deux centimètres, se rétracter, pointer, se rétracter. Le grondement fermentait dans les flancs du fauve qui le regardait.

Montag recula. Le Limier s’avança hors de sa niche.

Montag empoigna le mât de cuivre d’une main. Le mât réagit, coulissa vers le haut, et l’emporta en douceur à travers le plafond. Il reprit pied dans la demi-obscurité du niveau supérieur. Il tremblait, son visage était d’une pâleur tirant sur le verdâtre. En bas, le Limier s’était recouché sur ses huit pattes, ses incroyables pattes d’insecte, et s’était remis à bourdonner tout seul dans son coin, ses yeux à facettes désormais en paix.

Debout près du trou de descente, Montag prit le temps de se remettre de ses frayeurs. Derrière lui, quatre hommes assis dans un coin à une table de jeu éclairée par un abat-jour vert lui adressèrent un bref regard, mais sans aucun commentaire. Seul l’homme à la casquette de capitaine revêtue de l’insigne au Phénix se montra curieux et, ses doigts minces refermés sur les cartes à jouer, consentit enfin à lui adresser la parole de l’autre bout de la pièce.

« Montag... ?

— Il ne m’aime pas, dit Montag.

— Qui ça ? Le Limier ? » Le capitaine étudia ses car tes. « Allons donc ! Il n’aime pas plus qu’il ne déteste. Il "fonctionne", c’est tout. C’est l’exemple parfait pour cours de balistique. Il obéit à la trajectoire que nous lui fixons. Il suit la piste, atteint sa cible, revient de luimême et se déconnecte. Il n’est fait que de fils de cuivre, de batteries et d’électricité. » Montag déglutit. « Son système informatique peut être réglé sur n’importe quelle combinaison, tant d’acides aminés, tant de soufre, tant de matières grasses et alcalines. D’accord ?

— Nous savons tous ça.

— Tous ces dosages et pourcentages chimiques qui définissent chacun d’entre nous sont enregistrés dans le fichier central en bas. N’importe qui pourrait facilement greffer une combinaison partielle sur la "mémoire" du Limier, un petit quelque chose du côté des acides aminés, par exemple. Ça pourrait expliquer ce que le bestiau vient de faire. Il a réagi à mon approche.

— Fichtre ! s’exclama le capitaine.

— Il était irrité sans être vraiment en colère. Juste assez de "mémoire" programmée par je ne sais qui pour qu’il grogne à mon contact.

— Qui irait faire une chose pareille ? se récria le capitaine. Vous n’avez pas d’ennemis ici, Guy.

— Pas que je sache.

— Nous ferons vérifier le Limier par nos techniciens dès demain.

— Ce n’est pas la première fois qu’il me menace, insista Montag. Le mois dernier, il m’a fait ça deux fois.

— On arrangera ça. Ne vous frappez pas. » Mais Montag resta où il était, songeant à la grille du climatiseur dans le couloir de sa maison et à ce qui était caché derrière. Si quelqu’un était au courant à la caserne, ne se pouvait-il pas qu’il soit allé « rapporter » la chose au Limier... ?

Le capitaine s’approcha du trou de descente et jeta un coup d’œil interrogateur à Montag.

« Je me demandais, dit Montag, à quoi peut bien penser le Limier toutes les nuits. Serait-il en train d’accéder à une vie indépendante ? Ça me fait froid dans le dos.

— Il ne pense que ce qu’on veut qu’il pense.

— C’est triste, déclara calmement Montag, parce que nous ne l’avons programmé que pour traquer, trouver et tuer. Dommage que ce soit tout ce qu’il est appelé à connaître.

— Bon sang ! se récria tranquillement Beatty. C’est une belle prouesse technique, un super-fusil capable de ramener sa cible et qui fait mouche à tous les coups !

— Justement. Je ne tiens pas à être sa prochaine victime.

— Pourquoi ça ? Vous n’avez pas la conscience tranquille ? » Montag releva promptement les yeux.

Beatty resta là à le dévisager tandis que sa bouche s’ouvrait et qu’il se mettait à rire tout doucement.

Un deux trois quatre cinq six sept jours. Et chaque fois qu’il sortait de chez lui, Clarisse apparaissait quelque part dans le monde. Une fois il la vit secouer un noyer, une autre fois assise sur la pelouse en train de tricoter un pull bleu ; à trois ou quatre reprises il trouva un bouquet de fleurs tardives sur son perron, ou une poignée de marrons dans un sachet, ou encore des feuilles d’automne épinglées sur un papier blanc punaisé à sa porte. Chaque jour Clarisse l’accompagnait jusqu’au coin de la rue. Un jour il pleuvait, le lendemain il faisait beau, le surlendemain le temps était doux, et le jour suivant cette douceur se transformait en fournaise estivale et le visage de Clarisse était tout bronzé en fin d’aprèsmidi.

« Comment se fait-il, lui dit-il un jour à la bouche de métro, que j’aie l’impression de vous connaître depuis des années ?

— C’est parce que je vous aime bien et que je ne vous réclame rien. Et que nous nous connaissons.

— Avec vous, je me sens très vieux, tout à fait comme un père.

— Alors dites-moi : pourquoi n’avez-vous pas de fille comme moi, si vous aimez tant les enfants ?

— Je ne sais pas.

— Vous voulez rire !

— C’est-à-dire... » Il se tut et secoua la tête. « Heu, c’est ma femme, elle... elle a toujours refusé d’avoir des enfants. » La jeune fille cessa de sourire. «Excusez-moi. Je croyais sincèrement que vous vous moquiez de moi. Je suis une idiote.

— Non, non. C’était une bonne question. Il y a longtemps que personne ne s’est soucié de me la poser. Une bonne question.

— Parlons d’autre chose. Avez-vous jamais reniflé les vieilles feuilles ? Ne sentent-elles pas la cannelle ? Tenez. Sentez.

— Ma foi, oui, effectivement, ça sent un peu la cannelle. » Le noir limpide de ses yeux se posa sur lui. « Vous avez toujours l’air effarouché.

— C’est simplement que je n’ai pas eu le temps...

— Avez-vous regardé ces panneaux étirés en longueur dont je vous ai parlé ?

— Il me semble. Oui. » Il ne put s’empêcher de rire.

« Votre rire est devenu beaucoup plus charmant.

— Vraiment ?

— Beaucoup plus détendu. » Il se sentait à l’aise, euphorique. «Pourquoi n’êtes-vous pas à l’école ? Tous les jours je vous vois en train de flâner.

— Oh, on se passe fort bien de moi ! Je suis insociable, paraît-il. Je ne m’intègre pas. C’est vraiment bizarre.

Je suis très sociable, au contraire. Mais tout dépend de ce qu’on entend par sociable, n’est-ce pas ? Pour moi, ça veut dire parler de choses et d’autres comme maintenant. » Elle fit s’entrechoquer quelques marrons tombés de l’arbre qui se dressait sur l’esplanade. « Ou de tout ce que ce monde a d’étrange. C’est bien de se trouver en compagnie. Mais je ne pense pas que ce soit favoriser la sociabilité que de réunir tout un tas de gens et de les empêcher ensuite de parler. Une heure de télé-classe, une heure de basket, de base-bail ou de course à pied, encore une heure à copier de l’histoire ou à peindre, et encore du sport, mais vous savez, on ne pose jamais de question, en tout cas la plupart d’entre nous ; les réponses arrivent toutes seules, bing, bing, bing, et on reste assis quatre heures de plus à subir le télé-prof. Ce n’est pas ma conception de la sociabilité. On n’a là que des entonnoirs dans lesquels on verse de l’eau dont on voudrait nous faire croire que c’est du vin quand elle ressort par le petit bout. On nous abrutit tellement qu’à la fin de la journée on n’a plus qu’une envie : se coucher ou aller dans un Parc d’Attractions bousculer les gens, casser des carreaux à L’Éclateur de Vitres ou démolir des bagnoles à L’Écrabouilleur de Voitures avec la grosse boule en acier. Ou encore sortir en voiture et foncer dans les rues en rasant les lampadaires et en jouant "au premier qui se dégonfle" et à "cogne-enjoliveurs". Au fond, je dois être ce qu’on m’accuse d’être. Je n’ai pas d’amis. C’est censé prouver que je suis anormale. Mais tous les gens que je connais passent leur temps à brailler, à danser comme des sauvages ou à se taper dessus. Vous avez remarqué à quel point les gens se font du mal aujourd’hui ?

— Mais vous parlez comme une vieille personne !

— Il y a des moments où j’ai l’impression d’être une antiquité. J’ai peur des enfants de mon âge. Ils s’entretuent. Est-ce que ça a toujours été comme ça ? Mon oncle dit que non. Rien que l’année dernière, six de mes camarades se sont fait descendre. Dix sont morts dans des accidents de voiture. J’ai peur d’eux et ils ne m’aiment pas parce que j’ai peur. Mon oncle dit que son grand-père se souvenait d’une époque où les enfants ne s’entre-tuaient pas. Mais c’était il y a longtemps, quand tout était différent. Ils croyaient à la responsabilité, d’après mon oncle. Voyez-vous, je me sens responsable.

J’ai reçu des fessées quand je le méritais, autrefois. Et je fais les courses et le ménage toute seule.

« Mais surtout, j’aime observer les gens. Il m’arrive de passer toute une journée dans le métro à les regarder et à les écouter. J’ai simplement envie de comprendre qui ils sont, ce qu’ils veulent et où ils vont. Il m’arrive aussi d’aller dans les parcs d’attractions et de me risquer dans les jet cars quand ils font la course à la sortie de la ville à minuit ; du moment qu’ils sont assurés, la police ferme les yeux — du moment que tout le monde est super assuré, tout le monde est content. Des fois, je les écoute en douce dans le métro. Ou aux distributeurs de rafraîchissements. Et vous savez quoi ?

— Quoi ?

— Les gens ne parlent de rien.

— Allons donc, il faut bien qu’ils parlent de quelque chose !

— Non, non, de rien. Ils citent toute une ribambelle de voitures, de vêtements ou de piscines et disent : "Super !" Mais ils disent tous la même chose et personne n’est jamais d’un avis différent. Et la plupart du temps, dans les cafés, ils se font raconter les mêmes histoires drôles par les joke-boxes, ou regardent défiler les motifs colorés sur les murs musicaux, des motifs abstraits, de simples taches de couleurs. Et les musées, y êtes-vous jamais allé ? Rien que de l’abstrait. C’est tout ce qu’il y a aujourd’hui. Mon oncle dit que c’était différent autrefois. Jadis il y avait des tableaux qui exprimaient des choses ou même représentaient des gens.

— Votre oncle par-ci, votre oncle par-là. Votre oncle doit être un homme remarquable.

— Pour ça, oui. C’est sûr. Bon, il faut que je me sauve.

Au revoir, monsieur Montag.

— Au revoir.

— Au revoir... » Un deux trois quatre cinq six sept jours : la caserne.

« Montag, vous vous ruez à ce mât comme un oiseau dans un arbre. » Troisième jour.

« Montag, cette fois-ci, je vous ai vu entrer par la porte de derrière. C’est le Limier qui vous embête ?

— Non, non. » Quatrième jour.

« Montag, en voici une bien bonne. J’ai entendu ça ce matin. Y a un pompier de Seattle qui a délibérément programmé un Limier robot sur ses propres données chimiques et l’a lâché. Comment vous appelleriez ce genre de suicide ? » Cinq six sept jours.

C’est alors que Clarisse disparut. Il ne savait pas très bien ce que cet après-midi-là avait de particulier, mais c’était de ne voir Clarisse nulle part. La pelouse était vide, vides les arbres et la rue, et s’il ne se rendit pas compte tout de suite qu’elle lui manquait, et même qu’il la cherchait, le fait est qu’en atteignant le métro il se sentit envahi par une vague inquiétude. Quelque chose n’allait pas, on lui avait bouleversé ses habitudes. Des habitudes toutes simples, à vrai dire, prises en quelques jours à peine, et pourtant... Il faillit revenir sur ses pas pour lui donner le temps d’apparaître. Il était sûr que s’il refaisait le même chemin, tout s’arrangerait. Mais il était tard, et l’arrivée de son train mit fin à son projet.

Les cartes qui voltigent, le mouvement des mains, des paupières, la voix monotone de l’horloge parlante dans le plafond de la caserne — «... une heure trente-cinq.

Jeudi matin, quatre novembre... une heure trente-six...

une heure trente-sept... » Le claquement des cartes sur la table graisseuse, tous les sons parvenaient à Montag retranché derrière ses yeux fermés, derrière la barrière qu’il avait provisoirement dressée. Il sentait la caserne pleine de reflets, de chatoiements et de silence, de couleurs cuivrées, les couleurs des pièces de monnaie, de l’or, de l’argent. Les hommes invisibles assis à la table soupiraient devant leurs cartes en attendant. «... une heure quarante-cinq... » L’horloge parlante égrenait lugubrement l’heure froide d’un matin froid d’une année encore plus froide.

« Qu’est-ce qui ne va pas, Montag ? » Montag ouvrit les yeux.

Une radio bourdonnait quelque part. «... la guerre peut être déclarée d’une heure à l’autre. Notre pays est prêt à défendre ses... » La caserne trembla au moment où une escadrille de jets faisait retentir une seule note stridente dans le ciel noir du matin.

Montag cligna des yeux. Beatty le regardait comme il aurait contemplé une statue dans un musée. À tout moment, Beatty pouvait se lever, s’approcher de lui, toucher, explorer son sentiment de culpabilité et sa gêne.

Culpabilité ? De quoi était-il coupable ?

« À vous de jouer, Montag. » Montag regarda ces hommes au visage brûlé par mille brasiers réels et les dix mille autres qui hantaient leur imagination. Ces hommes dont le travail enflammait les joues et enfiévrait les yeux. Qui regardaient sans ciller la flamme de leur igniteur en platine quand ils allumaient leurs pipes noires où couvait un éternel incendie.

Eux et leurs cheveux anthracite, leurs sourcils couleur de suie et le bleu cendré de leurs joues là où ils s’étaient rasés de près ; impossible de se tromper sur leur compte.

Montag sursauta, sa bouche s’ouvrit. Avait-il jamais vu un pompier qui n’eût pas les cheveux noirs, les sourcils noirs, un visage farouche et le teint bleu acier de qui vient de se raser tout en ayant l’air d’en avoir encore besoin ? Ces hommes lui renvoyaient tous sa propre image ! Tous les pompiers étaient-ils choisis en fonction de leur aspect aussi bien que de leurs penchants ? De cette couleur de cendre qu’ils affichaient, et de la perpétuelle odeur de brûlé que dégageaient leurs pipes ?

Comme le capitaine Beatty, là, qui se levait dans un épais nuage de fumée. Qui ouvrait un nouveau paquet de tabac, froissait l’enveloppe de cellophane dans un bruit de feu qui crépite.

Montag regarda son jeu. « Je... je réfléchissais. Au feu de la semaine dernière. Au type dont on a cramé la bibliothèque. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— On l’a embarqué pour l’asile. Les hurlements qu’il poussait !

— Il n’était pas fou. » Beatty arrangea tranquillement ses cartes. «Tout homme qui croit pouvoir berner le gouvernement et nous est un fou.

— J’essayais simplement de m’imaginer ce qu’on ressentirait. Si des pompiers venaient brûler nos maisons et nos livres, je veux dire.

— Nous n’avons pas de livres.

— Mais si on en avait ?

— Vous en avez, vous ? » Beatty battit lentement des paupières.

« Non. » Le regard de Montag se porta sur le mur où étaient affichées les listes dactylographiées d’un million de livres interdits. Leurs titres dansaient dans les flammes, brûlaient au fil des ans sous sa hache et sa lance qui ne crachait pas de l’eau mais du pétrole. « Non. » Mais dans son esprit un vent frais se leva et se mit à souffler de la grille du climatiseur qu’il avait chez lui, tout doux, tout doux, lui rafraîchissant le visage. Et de nouveau, il se vit dans un parc verdoyant en train de parler à un vieil homme, un très vieil homme, et le vent qui venait du parc soufflait le même froid.

Montag hésita. « Est-ce que... est-ce que ça a toujours été comme ça ? La caserne, notre boulot ? Je veux dire, bon, il était une fois où...

— Il était une fois ! s’exclama Beatty. En voilà une façon de parler ! » Imbécile, se dit Montag, tu finiras par te trahir. Lors du dernier autodafé, un livre de contes, il avait saisi une unique ligne au vol. «Je veux dire autrefois, reprit-il, avant que les maisons soient ignifugées... » Soudain, il lui sembla qu’une voix beaucoup plus jeune parlait à sa place. Il ouvrit la bouche et ce fut Clarisse McClellan qui demanda : « Le rôle des pompiers n’était-il pas d’empêcher les incendies plutôt que de les déclencher et de les activer ?

— Ça, c’est la meilleure ! » Stoneman et Black sortirent leur manuel, qui contenait également un bref historique des Pompiers d’Amérique, et l’ouvrirent à une page où Montag, bien que connaissant le texte de longue date, pouvait lire : Fondé en 1790, pour brûler les livres d’obédience anglaise dans les Colonies. Premier pompier : Benjamin Franklin.

REGLEMENT 1. Répondre promptement à l’appel 2. Mettre le feu promptement.

3. Tout brûler.

4. Revenir immédiatement à la caserne et faire son rapport.

5. Rester en état d’alerte dans l’éventualité d’un autre appel.

Tous regardaient Montag. Il resta de pierre.

Le signal d’alarme retentit.

La sonnerie du plafond se mit à retentir obstinément.

Soudain, il n’y eut plus que quatre chaises vides. Les cartes s’éparpillèrent comme une rafale de neige. Le mât de cuivre vibra. Les hommes étaient partis.

Montag était resté assis. En bas, le dragon orange s’éveilla à la vie dans une quinte de toux.

Montag se laissa glisser le long du mât comme dans un rêve.

Le Limier robot se dressa dans sa niche, les yeux pareils à deux flammes vertes.

« Montag, vous oubliez votre casque ! » Il le décrocha du mur derrière lui, courut, sauta, et ils foncèrent dans la nuit, opposant aux assauts du vent le hurlement de leur sirène et le ferraillement tonitruant de leur engin.

C’était une maison de deux étages dans la partie la plus ancienne de la ville, lépreuse, vieille de plus d’un siècle, mais qui, comme toutes les autres maisons, avait été pourvue d’un mince revêtement de plastique ignifugé et semblait ne devoir qu’à cette enveloppe protectrice de tenir encore debout.

« Nous y voilà ! » La machine s’arrêta net. Beatty, Stoneman et Black remontèrent l’allée au galop, devenus soudain odieusement volumineux dans leurs épaisses combinaisons ignifugées. Montag suivit le mouvement.

Ils enfoncèrent la porte d’entrée et empoignèrent une femme qui pourtant ne courait pas, n’essayait pas de s’enfuir. Elle se tenait simplement debout, se balançant d’un pied sur l’autre, les yeux fixés dans le vide, face au mur, comme si on lui avait assené un coup terrible sur la tête. Sa langue remuait dans sa bouche, et l’on aurait dit que ses yeux essayaient de se. rappeler quelque chose ; puis la mémoire lui revint et sa langue se remit en mouvement.

« "Soyez un homme, Maître Ridley. Nous allons en ce jour, par la grâce de Dieu, allumer en Angleterre une chandelle qui, j’en suis certain, ne s’éteindra jamais." — En voilà assez ! cria Beatty. Où sont-ils ? » Il la gifla avec un incroyable détachement et répéta sa question. Les yeux de la vieille femme se concentrèrent sur lui. « Vous savez où ils sont, sinon vous ne seriez pas là », dit-elle.

Stoneman brandit la carte d’alarme téléphonique au dos de laquelle figurait la copie de la dénonciation : « Avons motif de soupçonner grenier n°ll, Elm, en ville.

E. B. » « Ça doit être Mme Blake, ma voisine, dit la femme en apercevant les initiales.

— Très bien, les gars, au boulot ! » En un clin d’œil ils étaient en haut dans une obscurité qui empestait le moisi, abattant leurs haches argentées sur des portes qui n’étaient même pas fermées, s’engouffrant dans les brèches comme des gamins chahuteurs et criards.

« Hé là ! » Une cascade de livres s’abattit sur Montag tandis qu’il gravissait, parcouru de frissons, l’escalier en pente raide.

Quelle plaie ! Jusque-là, ça n’avait jamais été plus compliqué que de moucher une chandelle. La police arrivait d’abord, bâillonnait la victime au ruban adhésif et l’embarquait pieds et poings liés dans ses coccinelles étincelantes, de sorte qu’en arrivant on trouvait une maison vide. On ne faisait de mal à personne, on ne faisait du mal qu’aux choses. Et comme on ne pouvait pas vraiment faire du mal aux choses, comme les choses ne sentent rien, ne poussent ni cris ni gémissements, contrairement à cette femme qui risquait de se mettre à hurler et à se plaindre, rien ne venait tourmenter votre conscience par la suite. Ce n’était que du nettoyage. Du gardiennage, pour l’essentiel. Chaque chose à sa place.

Par ici le pétrole ! Qui a une allumette ?

Mais ce soir quelqu’un avait perdu les pédales. Cette femme gâtait le rituel. Les hommes faisaient trop de bruit, riant et plaisantant pour couvrir son terrible silence accusateur au rez-de-chaussée. Sa présence faisait planer dans les pièces vides un grondement lourd de reproche, leur faisait secouer une fine poussière de culpabilité qui s’infiltrait dans leurs narines tandis qu’ils se ruaient en tous sens. Les règles du jeu étaient faussées et Montag en éprouvait une immense irritation. Elle n’aurait pas dû être là en plus de tout le reste !

Des livres lui dégringolaient sur les épaules, les bras, le visage. Un volume lui atterrit dans les mains, presque docilement, comme un pigeon blanc, les ailes palpitantes. Dans la pénombre tremblotante, une page resta ouverte, comme une plume neigeuse sur laquelle des mots auraient été peints avec la plus extrême délicatesse. Dans la bousculade et l’effervescence générale, Montag n’eut que le temps d’en lire une ligne, mais elle flamboya dans son esprit durant la minute suivante, comme imprimée au fer rouge. « Le temps s’est endormi dans le soleil de l’après-midi. » Il lâcha le livre. Aussitôt, un autre lui tomba dans les bras.

« Montag, par ici ! » La main de Montag se referma comme une bouche, écrasa le livre avec une ferveur sauvage, une frénésie proche de l’égarement, contre sa poitrine. Là-haut, les hommes lançaient dans l’air poussiéreux des pelletées de magazines qui s’abattaient comme des oiseaux massacrés tandis qu’en bas, telle une petite fille, la femme restait immobile au milieu des cadavres.

Montag n’y était pour rien. C’était sa main qui avait tout fait; sa main, de son propre chef, douée d’une conscience et d’une curiosité qui faisaient trembler chacun de ses doigts, s’était transformée en voleuse. Voilà qu’elle fourrait le livre sous son bras, le pressait contre son aisselle en sueur, et resurgissait, vide, avec un geste de prestidigitateur. Admirez le travail ! L’innocence même ! Regardez !

Stupéfié, il regarda cette main blanche. De loin, comme s’il était hypermétrope ; de près, comme s’il était aveugle.

« Montag ! » Il sursauta.

« Ne restez pas là, idiot ! » Les livres gisaient comme des monceaux de poissons mis à sécher. Les hommes dansaient, glissaient et tombaient dessus. Des titres dardaient leurs yeux d’or, s’éteignaient, disparaissaient.

« Pétrole ! » Ils se mirent à pomper le liquide froid aux réservoirs numérotés 451 fixés à leurs épaules. Ils aspergèrent chaque livre, inondèrent toutes les pièces.

Ils se précipitèrent en bas, Montag titubant à leur suite dans les vapeurs de pétrole.

« En route, la femme ! » Agenouillée au milieu des livres, elle caressait le cuir et le carton détrempé, lisait les titres dorés du bout des doigts tandis que ses yeux accusaient Montag.

« Vous n’aurez jamais mes livres, dit-elle.

— Vous connaissez la loi, énonça Beatty. Qu’avezvous fait de votre bon sens ? Il n’y a pas deux de ces livres qui soient d’accord entre eux. Vous êtes restée des années enfermée ici en compagnie d’une fichue tour de Babel. Secouez-vous donc ! Les gens qui sont dans ces bouquins n’ont jamais existé. Allez, suiveznous ! » Elle secoua la tête.

« Toute la maison va sauter », dit Beatty.

Les hommes se dirigèrent lourdement vers la porte.

Ils se retournèrent vers Montag, resté debout près de la femme. « Vous n’allez pas la laisser ici ? protesta-t-il.

— Elle ne veut pas venir.

— Alors emmenez-la de force ! » Beatty leva la main dans laquelle était dissimulé son igniteur. « Il faut qu’on rentre à la caserne. Et puis ces fanatiques tentent régulièrement de se suicider ; c’est le schéma classique. » Montag posa une main sur le coude de la femme. « Venez avec moi.

— Non. Merci quand même.

— Je compte jusqu’à dix, dit Beatty. Un. Deux.

— Je vous en prie, insista Montag.

— Allez-vous-en, dit la femme.

— Trois. Quatre.

— Venez. » Montag tira la femme par le bras.

« Je veux rester ici, répondit-elle calmement.

— Cinq. Six.

— Vous pouvez arrêter de compter », dit-elle. Elle déplia légèrement les doigts d’une main et dans sa paume apparut un petit objet effilé.

Une simple allumette de cuisine.

À sa vue, les hommes se ruèrent hors de la maison.

Le capitaine Beatty, conservant sa dignité, franchit lentement le seuil à reculons, son visage rose brillant de l’éclat de mille brasiers et de mille nuits tumultueuses.

Dieu, pensa Montag, comme c’est vrai ! C’est toujours la nuit que l’alerte est donnée. Jamais en plein jour !

Est-ce parce que le feu offre un spectacle plus beau la nuit ? Parce que ça rend mieux, que ça en impose davantage ?

Dans l’encadrement de la porte, le visage rose de Beatty trahissait à présent un début de panique. La main de la femme se crispa sur l’allumette. Les vapeurs de pétrole s’épanouissaient autour d’elle. Montag sentit le livre qu’il cachait battre comme un cœur contre sa poitrine.

« Allez-vous-en », répéta la femme, et Montag eut vaguement conscience qu’il reculait, s’éloignait, franchissait la porte à la suite de Beatty, descendait les marches, traversait la pelouse, où la trace du pétrole évoquait celle de quelque escargot maléfique.

Sur le perron, où elle s’était avancée pour les soupeser tranquillement du regard, son calme constituant à lui seul une condamnation, la femme se tenait immobile.

Beatty actionna son igniteur pour mettre le feu au pétrole.

Trop tard. Montag étouffa un cri.

La femme tendit le bras, les enveloppant tous de son mépris, et gratta l’allumette contre la balustrade.

Les gens se ruèrent hors des maisons tout le long de la rue.

Ils regagnèrent la caserne sans échanger un mot ni un regard. Montag était assis à l’avant avec Beatty et Black.

Ils ne fumaient même pas leur pipe. Les yeux fixés sur le pare-brise de la grande salamandre, enfermés dans leur silence, ils prirent un virage et poursuivirent leur route.

« Maître Ridley, lâcha enfin Montag.

— Hein ? fit Beatty.

— Elle a dit : "Maître Ridley." Elle a dit je ne sais quoi, un truc dingue, quand nous sommes entrés. "Soyez un homme, Maître Ridley." Et je ne sais quoi encore.

— "Nous allons en ce jour, par la grâce de Dieu, allumer en Angleterre une chandelle qui, j’en suis certain, ne s’éteindra jamais" », récita Beatty. Stoneman lança un coup d’œil au capitaine, et Montag fit de même, stupéfait.

Beatty se frotta le menton. « Un certain Latimer a dit ça à un certain Nicholas Ridley, au moment où on allait les brûler vifs pour hérésie, à Oxford, le 16 octobre 1555. » Montag et Stoneman se remirent à contempler la chaussée qui défilait sous les roues de l’engin.

«Je suis une mine de petits trucs comme ça, reprit Beatty. Pour la plupart des capitaines de pompiers c’est obligé. Il y a des fois où je me surprends moi-même.

Attention, Stoneman ! » Stoneman donna un coup de frein.

« Bon sang ! s’exclama Beatty. Vous avez dépassé la rue où on doit tourner pour rentrer à la caserne ! » « Qui est là ?

— Qui veux-tu que ce soit ? » dit Montag dans le noir en s’adossant à la porte qu’il venait de refermer.

Un temps, puis sa femme lança : « Eh bien, allume !

— Je n’ai pas envie d’allumer.

— Viens te coucher. » Il l’entendit se retourner d’un coup sec ; les ressorts du sommier grincèrent.

« Tu es saoul ? » demanda-t-elle.

C’était sa main qui était à l’origine de tout. Il sentit cette main, puis l’autre, le débarrasser de son manteau qui alla échouer par terre. Il tendit son pantalon audessus d’un gouffre et le laissa tomber dans le noir. Ses mains avaient été contaminées, et bientôt ce seraient ses bras. Il sentait déjà le poison gagner ses poignets, ses coudes, ses épaules, puis sauter d’une omoplate à l’autre telle une étincelle entre deux pôles. Ses mains étaient prises de fringale. Et ses yeux commençaient à avoir faim eux aussi, comme s’il leur fallait absolument voir quelque chose, n’importe quoi, tout.

« Mais qu’est-ce que tu fabriques ? » dit sa femme.

Il flottait dans l’espace, le livre dans ses doigts moites et glacés.

Un moment plus tard, elle reprit : « Eh bien, ne reste donc pas planté comme ça au milieu de la chambre. » Un son étouffé s’échappa de ses lèvres.

« Quoi ? » demanda-t-elle.

D’autres sons étouffés suivirent. Il se dirigea vers son lit d’un pas mal assuré et fourra maladroitement le livre sous l’oreiller froid. Il s’écroula sur le lit et sa femme poussa un petit cri de surprise. Il était étendu à l’autre bout de la pièce, loin d’elle, sur une île hivernale perdue au milieu d’une mer vide. Elle lui parla durant ce qui lui parut une éternité, de ceci et de cela, et ce n’étaient que des mots, comme il en avait entendu une fois dans la chambre des enfants chez un ami, le babillage d’un gosse de deux ans qui débite des mots sans suite, émet de jolis bruits. Montag, lui, ne disait rien, et au bout d’un long moment, alors qu’il ne produisait que ces sons étouffés, il sentit qu’elle traversait la pièce, se penchait sur lui et lui effleurait la joue du bout des doigts. Quand elle retira la main de son visage, il savait qu’elle était humide.

Tard dans la nuit, il se tourna vers Mildred. Elle ne dormait pas. Une mélodie ténue dansait dans l’air. Son Coquillage de nouveau enfoncé dans l’oreille, elle écou- tait des personnages lointains en des lieux lointains, les yeux grands ouverts, fixés sur les ténébreuses profondeurs du plafond.

N’existait-il pas une vieille blague sur cette épouse qui passait tellement de temps au téléphone que son mari, désespéré, courait au magasin le plus proche et lui téléphonait pour s’enquérir de ce qu’il y avait à dîner ? Bon, alors pourquoi ne s’achetait-il pas un mini-émetteur pour parler à sa femme au milieu de la nuit, murmurer, chuchoter, crier, hurler, beugler ? Mais que chuchoterait-il, que hurlerait-il ? Que pourrait-il dire ?

Et soudain, elle lui devint si étrangère qu’il eut du mal à croire qu’il la connaissait. Il se trouvait dans une maison qui n’était pas la sienne, comme dans cette autre blague que l’on racontait, celle du type qui rentre chez lui en pleine nuit, ivre mort, se trompe de porte, pénètre dans ce qu’il croit être sa chambre à coucher, se met au lit avec une étrangère, se lève de bonne heure et part à son travail sans que ni l’un ni l’autre ne se soit aperçu de quoi que ce soit.

« Millie... ? dit-il à voix basse.

— Quoi ?

— Excuse-moi de te déranger. Je voudrais seulement savoir...

— Oui?

— Quand est-ce qu’on s’est rencontrés. Et où ?

— Quand est-ce qu’on s’est rencontrés pour quoi faire ?

— Je veux dire... pour la première fois. » Il savait qu’elle devait froncer les sourcils dans le noir.

Il précisa sa pensée. « La première fois qu’on s’est rencontrés, c’était où, et quand ?

— Eh bien, c’était à... » Elle s’interrompit.

« Je ne sais pas », dit-elle.

Il était frigorifié. « Tu ne t’en souviens pas ?

— Ça fait tellement longtemps.

— Dix ans seulement, c’est tout, dix ans !

— Ne t’énerve pas, j’essaie de réfléchir. » Elle laissa échapper un petit rire bizarre, de plus en plus aigu. « Ça c’est drôle, de ne se rappeler ni où ni quand on a rencontré son mari ou sa femme. » Il était là à se masser lentement les paupières, le front, la nuque. Les poings sur les yeux, il accentua régulièrement sa pression comme pour forcer ses souvenirs à se remettre en place. Il lui importait soudain plus que toute autre chose au monde de savoir où il avait rencontré Mildred.

« Bah, ce n’est pas grave. » Elle était dans la salle de bains à présent. Il entendit l’eau couler et le bruit de déglutition qui s’ensuivit.

« Non, je ne pense pas », concéda-t-il.

Il essaya de compter combien de fois elle avalait et repensa à la visite des deux hommes au visage oxyde de zinc, leur cigarette plantée entre leurs lèvres rectilignes, au serpent à l’œil électronique s’enfonçant, strate par strate, dans la nuit, la pierre et l’eau stagnante, et il eut envie de lui lancer : « Combien en as-tu pris ce soir ? De ces comprimés ? Combien vas-tu en reprendre plus tard sans t’en rendre compte ? Et ainsi de suite, toutes les heures ! Et sinon ce soir, demain soir ? Alors que moi je ne dormirai pas, ni cette nuit, ni la nuit prochaine, ni bon nombre de nuits à venir, maintenant que cette histoire a commencé. » Et il la revit gisant sur le lit, les deux techniciens debout au-dessus d’elle, non pas inclinés avec sollicitude, mais simplement debout, tout droits, les bras croisés. Et il se souvint d’avoir pensé que si elle mourait, il ne verserait pas une larme, sûr et certain. Car ce serait pour lui la mort d’une inconnue, d’un visage croisé dans la rue, d’une photo aperçue dans un journal, et soudain il y avait là une telle aberration qu’il s’était mis à pleurer, non devant la mort, mais à l’idée de ne pas pleurer devant la mort, pauvre idiot vide près de cette pauvre idiote tout aussi vide que le serpent s’acharnait à vider encore un peu plus.

Comment devient-on aussi vide ? se demanda-t-il. Qui fait ainsi le vide en nous ? Et cette horrible fleur de pissenlit, l’autre jour ! Elle résumait tout, non ? « Quel dommage ! Vous n’êtes amoureux de personne ! » Et pourquoi pas ?

Mais à la réflexion, n’y avait-il pas un mur entre Mildred et lui ? Et au sens littéral, pas seulement un mur mais trois à ce jour ! Et ruineux, en plus ! Et les oncles, les tantes, les cousins, les nièces, les neveux qui vivaient dans ces murs, ce ramassis de singes baragouineurs qui ne disaient rien de rien et le disaient à tue-tête. Dès le début, il avait vu en eux des espèces de parents. « Comment va l’oncle Louis aujourd’hui ? » « Qui ? » « Et tante Maude ? » En fait, le souvenir le plus significatif qu’il avait de Mildred était celui d’une petite fille dans une forêt sans arbres (bizarre, tout de même !) ou plutôt d’une petite fille égarée sur un plateau où s’étaient jadis dressés des arbres (on sentait partout le souvenir de leurs formes) : assise au centre du « vivoir ». Le vivoir : quelle trouvaille devenait cette appellation à présent ! Peu importait à quel moment il y entrait, les murs parlaient toujours à Mildred.

« Il faut faire quelque chose !

— Oui, il faut absolument faire quelque chose !

— Eh bien, ne restons pas là à causer !

— C’est ça ! Agissons !

— Je suis dans une de ces rages ! » De quoi s’agissait-il donc ? Mildred était incapable de le dire. Qui était en rage contre qui ? Mildred ne le savait pas exactement. Qu’allaient-ils faire ? Ça..., disait Mildred. Attendons la suite.

Et Montag d’attendre.

Une tornade de sons jaillissait des murs. La musique le bombardait avec une telle violence qu’il en avait les tendons qui se décollaient presque des os ; il sentait sa mâchoire vibrer, ses yeux trépider dans sa tête. Il était comme commotionné. À la fin, il avait l’impression d’avoir été jeté du haut d’une falaise, emporté dans une centrifugeuse puis recraché dans une cascade qui tombait interminablement dans un vide interminable sans jamais... toucher... tout à fait... le fond... et on tombait si vite qu’on ne touchait pas non plus les côtés... qu’on ne parvenait jamais... à toucher... vraiment... quoi que ce soit.

Le tonnerre diminuait. La musique s’éteignait.

« Et voilà ! » disait Mildred.

Et c’était remarquable en vérité. Quelque chose s’était passé. Même si les personnages sur les murs avaient à peine bougé, même si rien n’avait été vraiment résolu, on avait l’impression que quelqu’un avait mis en marche une machine à laver ou vous avait happé dans un gigantesque aspirateur. On était noyé dans la musique, dans une cacophonie absolue. Il sortait de la pièce en nage, au bord de l’évanouissement. Derrière lui, Mildred restait assise dans son fauteuil et les voix reprenaient : « Bon, tout ira bien maintenant, disait une "tante".

— Oh, n’en sois pas si sûre, répondait un "cousin".

— Allons, ne te fâche pas !

— Qui donc se fâche ?

— Toi!

— Moi?

— Tu es furieux.

— Pourquoi serais-je furieux ?

— Parce que !

— Tout ça est très bien, criait Montag, mais qu’est-ce qui les rend furieux ? Qui sont ces gens ? Qui est ce type et qui est cette bonne femme ? Sont;ils mariés, divorcés, fiancés ou quoi ? Bon Dieu, rien de tout ça ne se tient.

— Ils..., disait Mildred. Eh bien, ils... ils se sont disputés, vois-tu. Ils se disputent beaucoup, c’est vrai. Tu devrais écouter. Je crois qu’ils sont mariés. C’est ça, ils sont mariés. Pourquoi ? » Et si ce n’étaient pas les trois murs qui bientôt seraient quatre pour que le rêve soit complet, c’était la voiture découverte et Mildred conduisant à cent cinquante à l’heure à travers la ville, Montag lui hurlant quelque chose et elle lui hurlant sa réponse, chacun essayant de comprendre ce que disait l’autre mais n’entendant que le rugissement du moteur. « Tiens-t’en au moins au minimum autorisé ! » vociférait-il. « Quoi ? » glapissaitelle. « Reste à quatre-vingts, le minimum ! » criait-il.

« Le quoi ? » s’égosillait-elle. « La vitesse minimum ! » braillait-il. Et elle poussait à cent soixante, lui coupant le souffle.

Quand ils descendaient de voiture, il s’apercevait qu’elle avait ses Coquillages enfoncés dans les oreilles.

Silence. Rien que le doux bruit du vent.

« Mildred. » Il s’agita dans son lit.

Il tendit le bras et lui ôta un des petits insectes musicaux de l’oreille. « Mildred ? Mildred ?

— Oui. » Sa voix n’était qu’un murmure.

Il avait l’impression d’être une de ces créatures électroniquement incrustées dans les murs audiovisuels, en train de parler, mais sans que les mots parviennent à percer la barrière de cristaux. Il ne pouvait que se livrer à une pantomime dans l’espoir qu’elle se tournerait vers lui et le verrait. Un mur de verre les empêchait de se toucher.

« Mildred, tu connais cette fille dont je t’ai parlé ?

— Quelle fille ? » Elle était presque endormie.

« La fille d’à côté.

— Quelle fille d’à côté ?

— Tu sais bien, l’étudiante. Clarisse, elle s’appelle.

— Ah oui.

— Ça fait quelques jours que je ne l’ai pas vue — quatre jours pour être précis. Tu l’as vue, toi ?

— Non.

— Je voulais te parler d’elle. C’est curieux.

— Oh, je vois qui tu veux dire.

— C’est bien ce que je pensais.

— Elle..., dit Mildred dans l’obscurité.

— Quoi, elle ?

— Je voulais te dire justement. Oublié. Oublié.

— Dis-moi maintenant. Qu’est-ce que c’est ?

— Je crois qu’elle est partie.

— Partie ? — Toute la famille a déménagé. Mais elle est partie pour de bon. Je crois qu’elle est morte.

— On ne doit pas parler de la même fille.

— Si. La même fille. McClellan. McClellan. Écrasée par une voiture. Il y a quatre jours. Je n’en suis pas sûre.

Mais je crois qu’elle est morte. En tout cas la famille a déménagé. Je ne sais pas. Mais je crois qu’elle est morte.

— Tu n’en es pas sûre !

— Non, pas sûre. Presque sûre.

— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt ?

— Oublié.

— Ça remonte à quatre jours !

— J’ai oublié tout ça.

— Quatre jours », répéta-t-il à voix basse.

Ils étaient tous deux étendus dans l’obscurité, immobiles. « Bonne nuit », dit-elle.

Il perçut un léger bruit de tissu froissé. Les mains de Mildred bougeaient. Au contact de ses doigts, le dé électrique se déplaça comme une mante religieuse sur l’oreiller. Et voilà qu’il était de nouveau dans son oreille, à bourdonner.

Il écouta. Sa femme fredonnait tout bas.

Au-dehors, une ombre bougea, un vent d’automne se leva et retomba. Mais il y avait autre chose dans le silence qu’il percevait. Comme un souffle contre la fenêtre. Comme une traînée de vapeur luminescente verdâtre, le frisson d’une immense feuille d’octobre emportée à travers la pelouse avant de disparaître au loin.

Le Limier, pensa-t-il. Il est de sortie cette nuit. Il est là dehors. Si j’ouvrais la fenêtre...

Il se garda de l’ouvrir.

Au matin, il avait de la fièvre et des frissons.

« Ce n’est pas possible que tu sois malade », dit Mildred.

Il ferma les paupières sur ses yeux brûlants. « Si.

— Mais tu allais bien hier soir.

— Non, je n’allais pas bien. » Il entendait les « parents » vociférer dans le salon. Debout auprès du lit, Mildred l’examinait avec curiosité. Il la sentait là, il la voyait sans ouvrir les yeux : la paille cassante de ses cheveux brûlés par les produits chimiques, ses yeux couverts d’une espèce de cataracte invisible mais que l’on devinait tout au fond des pupilles, la moue des lèvres peintes, la silhouette réduite à celle d’une mante religieuse à force de régimes, et sa chair pareille à du bacon blanc. C’était la seule image qu’il conservait d’elle.

« Veux-tu m’apporter de l’aspirine et de l’eau ?

— Il faut te lever. Il est midi. TU as dormi cinq heures de plus que d’habitude.

— Pourrais-tu éteindre le salon ?

— Mais c’est ma famille.

— Tu veux bien faire ça pour un malade ?

— Je vais baisser le son. » Elle sortit, ne toucha à rien dans le salon et revint.

« C’est mieux comme ça ?

— Merci.

— C’est mon programme préféré.

— Et mon aspirine ?

— Tu n’as jamais été malade. » Elle repartit.

« Eh bien, je le suis aujourd’hui. Je n’irai pas travailler ce soir. Préviens Beatty pour moi. — Tu étais bizarre la nuit dernière. » Elle revenait en fredonnant.

« Où est l’aspirine ? » Il jeta un coup d’œil au verre d’eau qu’elle lui tendait.

« Oh. » Elle regagna la salle de bains. « Il est arrivé quelque chose ?

— Un feu, c’est tout.

— Moi, j’ai passé une soirée épatante, lança-t-elle de la salle de bains.

— À quoi faire ?

— Au salon.

— Qu’est-ce qu’on donnait ?

— Des émissions.

— Quelles émissions ?

— Les meilleures.

— Avec qui ?

— Oh, tu sais bien, toute la bande.

— Oui, la bande, la bande, la bande. » Il comprima la douleur qui lui taraudait les yeux et soudain l’odeur du pétrole le fit vomir.

Mildred revint en continuant de fredonner. Une expression de surprise se peignit sur son visage. « Pourquoi as-tu fait ça ? » Il regarda le sol d’un air consterné. « On a brûlé une vieille femme avec ses livres.

— Encore une chance que la moquette soit lavable. » Elle alla chercher un balai laveur et se mit au travail.

« Je suis allée chez Helen hier soir.

— Tu n’avais pas d’image dans le salon ?

— Bien sûr que si, mais c’est chouette de faire des visites. » Elle redisparut dans le salon. Il l’entendit chantonner.

« Mildred ? » lança-t-il.

Elle reparut, toujours en train de chantonner tout en claquant doucement des doigts.

« Tu ne veux pas me poser de question sur ce qui s’est passé hier soir ?

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— On a brûlé un millier de livres. On a brûlé une femme.

— Et alors ? » Dans le salon, c’était une explosion de sons.

« On a brûlé des livres de Dante, de Swift, de Marc Aurèle.

— Ge n’était pas un Européen ?

— Quelque chose comme ça.

— Et ce n’était pas un extrémiste ?

— Je ne l’ai jamais lu.

— C’était un extrémiste. » Mildred tripotait le téléphone. « Tu ne te figures pas que je vais appeler le capitaine Beatty quand même ?

— Mais il le faut !

— Ne crie pas !

— Je ne crie pas. » Il s’était brusquement redressé dans le lit, furieux, congestionné, tremblant. Le salon rugissait dans l’air brûlant. « Je ne peux pas l’appeler. Je ne peux pas lui dire que je suis malade.

— Pourquoi ? » Parce que tu as peur, pensa-t-il. Tu es un enfant qui simule et qui a peur d’appeler parce qu’au bout d’un moment la conversation donnera ceci : « Oui, capitaine, je me sens déjà mieux. Je serai là ce soir à dix heures. » « Tu n’es pas malade », déclara Mildred. Montag se laissa retomber en arrière. Il glissa une main sous l’oreiller. Le livre dérobé était toujours là.

« Mildred, qu’est-ce que tu dirais si, euh, je lâchais mon boulot pendant quelque temps ?

— Tu veux tout abandonner ? Après toutes ces années de travail, simplement parce qu’une nuit, je ne sais quelle bonne femme et ses livres...

— Si tu l’avais vue, Millie !

— Elle ne représente rien pour moi ; elle n’avait qu’à ne pas avoir ces bouquins. C’était son affaire, elle n’avait qu’à y penser. Je la déteste. Elle t’a mis en branle et en avant, on va se retrouver sur le pavé, sans maison, sans travail, sans rien.

— Tu n’étais pas là, tu ne l’as pas vue. Il doit y avoir quelque chose dans les livres, des choses que nous ne pouvons pas imaginer, pour amener une femme à rester dans une maison en flammes ; oui, il doit y avoir quelque chose. On n’agit pas comme ça pour rien.

— C’était une simple d’esprit.

— Elle avait sa raison autant que toi et moi, plus peutêtre, et on l’a brûlée.

— Ça n’empêche pas l’eau de couler sous les ponts.

— L’eau peut-être, mais pas le feu. TU as déjà vu une maison brûler ? Elle fume pendant des jours. Et pour ce qui est de ce feu-là, je m’en souviendrai toute ma vie.

Bon Dieu ! Toute la nuit j’ai essayé de l’éteindre dans ma tête. C’était à devenir fou.

— Tu aurais dû réfléchir à ça avant de devenir pompier.

— Réfléchir ! Est-ce que j’ai eu le choix ? Mon père et mon grand-père étaient pompiers. Dans mon sommeil, je leur courais après. » Le salon jouait un air de danse.

« On est le jour où tu prends ton service plus tôt, dit Mildred. Tu devrais être parti depuis deux heures. Je viens de m’en apercevoir.

— Ce n’est pas seulement la mort de cette femme, reprit Montag. Cette nuit, j’ai pensé à tout le pétrole que j’ai déversé depuis dix ans. Et j’ai pensé aux livres. Et pour la première fois je me suis rendu compte que derrière chacun de ces livres, il y avait un homme. Un homme qui les avait conçus. Un homme qui avait mis du temps pour les écrire. Jamais cette idée ne m’était venue. » Il sortit du lit. « Si ça se trouve, il a fallu toute une vie à un homme pour mettre certaines de ses idées par écrit, observer le monde et la vie autour de lui, et moi j’arrive en deux minutes et boum ! tout est fini.

— Laisse-moi tranquille, protesta Mildred. Je n’ai rien fait.

— Te laisser tranquille ? Très bien, mais comment je fais pour me laisser tranquille ? Nous n’avons pas besoin qu’on nous laisse tranquilles. Nous avons besoin de vrais tourments de temps en temps. Ça fait combien de temps que tu ne t’es pas vraiment tourmentée ? Pour quelque chose d’important, quelque chose d’authentique ? » Puis il se tut, car il se souvenait de la semaine passée, des deux pierres blanches fixées sur le plafond, du serpent-pompe à l’œil fouineur et des deux hommes blafards avec leur cigarette qui tressautait entre leurs lèvres tandis qu’ils parlaient. Mais il s’agissait d’une autre Mildred, d’une Mildred si profondément enfouie à l’intérieur de celle-ci, et si tourmentée, réellement tourmentée, que les deux femmes ne s’étaient jamais rencontrées.

Il se détourna. Mildred dit : « Bon, tu as gagné. Devant la maison.

Regarde qui est là.

— Je m’en fiche.

— Il y a une voiture à l’insigne du Phénix qui vient de s’arrêter et un homme en chemise noire avec un serpent orange brodé sur le bras qui remonte l’allée.

— Le capitaine Beatty ?

— Le capitaine Beatty. » Montag demeura immobile, les yeux plongés dans la froide blancheur du mur qui lui faisait face.

« Fais-le entrer, veux-tu ? Dis-lui que je suis malade.

— Dis-le-lui toi-même ! » Elle se mit à trottiner de-ci de-là, puis s’arrêta, les yeux grands ouverts, quand elle entendit la porte d’entrée l’appeler tout doucement: « Madame Montag, madame Montag, il y a quelqu’un, il y a quelqu’un, madame Montag, madame Montag, il y a quelqu’un. » De plus en plus faiblement.

Montag s’assura que le livre était bien caché derrière l’oreiller, se remit au lit sans se presser et tira les couvertures sur ses genoux et sa poitrine, adoptant une position mi-assise. Au bout d’un instant, Mildred sortit de sa stupeur, quitta la pièce et le capitaine Beatty entra tranquillement, les mains dans les poches.

« Faites taire la "famille" », dit Beatty en promenant sur le décor un regard circulaire dont Montag et sa femme étaient exclus.

Cette fois, Mildred partit en courant. Les voix glapissantes cessèrent leur tapage dans le salon.

Le capitaine Beatty s’installa dans le fauteuil le plus confortable, une expression parfaitement sereine sur son visage rubicond. Il prit tout son temps pour bourrer et allumer sa pipe de bronze et souffla un grand nuage de fumée. « Une idée que j’ai eue comme ça de passer voir comment allait le malade.

— Comment avez-vous deviné ? » Beatty y alla de son sourire qui exhibait le rose bonbon de ses gencives et la blancheur de sucre de ses dents.

« Je connais la musique. Vous alliez m’appeler pour me demander la nuit. » Montag se mit en position assise.

« Eh bien, dit Beatty, prenez votre nuit ! » Il examina sa boîte d’allumettes inusables dont le couvercle annonçait UN MILLION D’ALLUMAGES GARANTIS DANS CET IGNITEUR et, d’un air absent, se mit à gratter l’allumette chimique, à la souffler, la rallumer, la souffler, dire quelques mots, souffler. Il regarda la flamme, souffla, regarda la fumée. « Quand pensez-vous aller mieux ?

— Demain. Après-demain, peut-être. Début de la semaine prochaine. » Beatty tira une bouffée de sa pipe. « Tôt ou tard, tout pompier en passe par là. Tout ce qu’il faut alors, c’est comprendre le fonctionnement de la mécanique.

Connaître l’historique de notre profession. On n’explique plus ça à la bleusaille comme dans le temps. Dommage. » Une bouffée. « Il n’y a plus que les capitaines de pompiers pour s’en souvenir. » Une bouffée. « Je vais vous mettre au courant. » Mildred s’agita.

Beatty s’accorda une bonne minute pour s’installer et réfléchir à ce qu’il voulait dire.

« Quand est-ce que tout ça a commencé, vous m’avez demandé, ce boulot qu’on fait, comment c’est venu, où, quand ? Eh bien, je dirais que le point départ remonte à un truc appelé la Guerre Civile. Même si le manuel prétend que notre corporation a été fondée plus tôt. Le fait est que nous n’avons pris de l’importance qu’avec l’apparition de la photographie. Puis du cinéma, au début du vingtième siècle. Radio. Télévision. On a commencé à avoir là des phénomènes de masse. » Assis dans son lit, Montag demeurait immobile.

« Et parce que c’étaient des phénomènes de masse, ils se sont simplifiés, poursuivit Beatty. Autrefois les livres n’intéressaient que quelques personnes ici et là, un peu partout. Ils pouvaient se permettre d’être différents. Le monde était vaste. Mais le voilà qui se remplit d’yeux, de coudes, de bouches. Et la population de doubler, tripler, quadrupler. Le cinéma et la radio, les magazines, les livres se sont nivelés par le bas, normalisés en une vaste soupe. Vous me suivez ?

— Je crois. » Beatty contempla le motif formé par la fumée qu’il avait rejetée.

« Imaginez le tableau. L’homme du dix-neuvième siècle avec ses chevaux, ses chiens, ses charrettes : un film au ralenti. Puis, au vingtième siècle, on passe en accéléré.

Livres raccourcis. Condensés, Digests. Abrégés. Tout est réduit au gag, à la chute.

— La chute, approuva Mildred.

— Les classiques ramenés à des émissions de radio d’un quart d’heure, puis coupés de nouveau pour tenir en un compte rendu de deux minutes, avant de finir en un résumé de dictionnaire de dix à douze lignes. J’exagère, bien sûr. Les dictionnaires servaient de référence.

Mais pour bien des gens, Hamlet (vous connaissez certainement le titre, Montag ; ce n’est probablement qu’un vague semblant de titre pour vous, madame Montag...), Hamlet, donc, n’était qu’un digest d’une page dans un livre proclamant : Enfin tous les classiques à votre portée ; ne soyez plus en reste avec vos voisins. Vous voyez ?

De la maternelle à l’université et retour à la maternelle.

Vous avez là le parcours intellectuel des cinq derniers siècles ou à peu près. » Mildred se leva et se mit à s’affairer dans la chambre, ramassant des objets qu’elle reposait aussitôt. Beatty fit comme si de rien n’était et poursuivit : « Accélérez encore le film, Montag. Clic ? Ça y est ? Allez, on ouvre l’œil, vite, ça défile, ici, là, au trot, au galop, en haut, en bas, dedans, dehors, pourquoi, comment, qui, quoi, où, hein? Hé! Bang! Paf! Vlan, bing, bong, boum!

Condensés de condensés. Condensés de condensés de condensés. La politique ? Une colonne, deux phrases, un gros titre ! Et tout se volatilise ! La tête finit par vous tourner à un tel rythme sous le matraquage des éditeurs, diffuseurs, présentateurs, que la force centrifuge fait s’envoler toute pensée inutile, donc toute perte de temps ! » Mildred retapait le dessus de lit. Montag sentit son cœur battre à grands coups lorsqu’elle tapota son oreiller. Et voilà qu’elle le tirait par l’épaule pour pouvoir dégager l’oreiller, l’arranger et le remettre en place sous ses reins. Et peut-être pousser un cri et ouvrir de grands yeux, ou simplement tendre la main, dire : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » et brandir le livre caché avec une touchante innocence.

« La scolarité est écourtée, la discipline se relâche, la philosophie, l’histoire, les langues sont abandonnées, l’anglais et l’orthographe de plus en plus négligés, et fi- nalement presque ignorés. On vit dans l’immédiat, seul le travail compte, le plaisir c’est pour après. Pourquoi apprendre quoi que ce soit quand il suffit d’appuyer sur des boutons, de faire fonctionner des commutateurs, de serrer des vis et des écrous ?

— Laisse-moi arranger ton oreiller, dit Mildred.

— Non ! murmura Montag.

— La fermeture à glissière remplace le bouton et l’homme n’a même plus le temps de réfléchir en s’habillant à l’aube, l’heure de la philosophie, et par conséquent l’heure de la mélancolie.

— Là, fit Mildred.

— Laisse-moi tranquille, dit Montag.

— La vie devient un immense tape-cul, Montag ; un concert de bing, bang, ouaaah !

— Ouaaah ! fit Mildred en tirant sur l’oreiller.

— Mais fiche-moi la paix, bon Dieu ! » s’écria Montag.

Beatty ouvrit de grands yeux.

La main de Mildred s’était figée derrière l’oreiller. Ses doigts suivaient les contours du livre et, comme elle l’identifiait à sa forme, elle prit un air surpris puis stupéfait. Sa bouche s’ouvrit pour poser une question...

« Videz les salles de spectacles pour n’y laisser que les clowns et garnissez les pièces de murs en verre ruisselants de jolies couleurs genre confetti, sang, xérès ou sauternes. Vous aimez le base-bail, n’est-ce pas, Montag ?

— C’est un beau sport. » Beatty, presque invisible, n’était plus qu’une voix derrière un écran de fumée.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Mildred d’un ton presque ravi. Montag pressa son dos contre les bras de sa femme. « Qu’est-ce qu’il y a là ?

— Va t’asseoir ! » tonna Montag. Elle fit un bond en arrière, les mains vides. « On est en train de causer ! » Beatty continua comme si de rien n’était. « Vous aimez le bowling, n’est-ce pas, Montag ?

— Oui.

— Et le golf?

— C’est un beau sport.

— Le basket-ball ?

— Aussi.

— Le billard ? Le football ?

— De beaux sports, tous.

— Davantage de sports pour chacun, esprit d’équipe, tout ça dans la bonne humeur, et on n’a plus besoin de penser, non ? Organisez et organisez et super-organisez de super-super-sports. Encore plus de dessins humoristiques. Plus d’images. L’esprit absorbe de moins en moins. Impatience. Autoroutes débordantes de foules qui vont quelque part, on ne sait où, nulle part. L’exode au volant. Les villes se transforment en motels, les gens en marées de nomades commandées par la lune, couchant ce soir dans la chambre où vous dormiez à midi et moi la veille. » Mildred quitta la pièce en claquant la porte. Les « tantes » du salon se mirent à rire au nez des « oncles ».

« À présent, prenons les minorités dans notre civilisation, d’accord ? Plus la population est grande, plus les minorités sont nombreuses. N’allons surtout pas marcher sur les pieds des amis des chiens, amis des chats, docteurs, avocats, commerçants, patrons, mormons, baptistes, unitariens, Chinois de la seconde génération, Sué- dois, Italiens, Allemands, Texans, habitants de Brooklyn, Irlandais, natifs de l’Oregon ou de Mexico. Les personnages de tel livre, telle dramatique, telle série télévisée n’entretiennent aucune ressemblance intentionnelle avec des peintres, cartographes, mécaniciens existants.

Plus vaste est le marché, Montag, moins vous tenez aux controverses, souvenez-vous de ça ! Souvenez-vous de toutes les minorités, aussi minimes soient-elles, qui doivent garder le nombril propre. Auteurs pleins de pensées mauvaises, bloquez vos machines à écrire. Ils l’ont fait.

Les magazines sont devenus un aimable salmigondis de tapioca à la vanille. Les livres, à en croire ces fichus snobs de critiques, n’étaient que de l’eau de vaisselle. Pas étonnant que les livres aient cessé de se vendre, disaient-ils.

Mais le public, sachant ce qu’il voulait, tout à la joie de virevolter, a laissé survivre les bandes dessinées. Et les revues érotiques en trois dimensions, naturellement. Et voilà, Montag. Tout ça n’est pas venu d’en haut. Il n’y a pas eu de décret, de déclaration, de censure au départ, non ! La technologie, l’exploitation de la masse, la pression des minorités, et le tour était joué, Dieu merci. Aujourd’hui, grâce à eux, vous pouvez vivre constamment dans le bonheur, vous avez le droit de lire des bandes dessinées, les bonnes vieilles confessions ou les revues économiques.

— Oui, mais les pompiers dans tout ça ? demanda Montag.

— Ah. » Beatty se pencha en avant dans le léger brouillard engendré par la fumée de sa pipe. « Rien de plus naturel ni de plus simple à expliquer. Le système scolaire produisant de plus en plus de coureurs, sauteurs, pilotes de course, bricoleurs, escamoteurs, aviateurs, nageurs, au lieu de chercheurs, de critiques, de savants, de créateurs, le mot "intellectuel" est, bien entendu, devenu l’injure qu’il méritait d’être. On a toujours peur de l’inconnu. Vous vous rappelez sûrement le gosse qui, dans votre classe, était exceptionnellement "brillant", savait toujours bien ses leçons et répondait toujours le premier tandis que les autres, assis là comme autant de potiches, le haïssaient. Et n’était-ce pas ce brillant sujet que vous choisissiez à la sortie pour vos brimades et vos tortures ?

Bien sûr que si. On doit tous être pareils. Nous ne naissons pas libres et égaux, comme le proclame la Constitution, on nous rend égaux. Chaque homme doit être l’image de l’autre, comme ça tout le monde est content ; plus de montagnes pour les intimider, leur donner un point de comparaison. Conclusion ! Un livre est un fusil chargé dans la maison d’à côté. Brûlons-le. Déchargeons l’arme. Battons en brèche l’esprit humain. Qui sait qui pourrait être la cible de l’homme cultivé ? Moi ?

Je ne le supporterai pas une minute. Ainsi, quand les maisons ont été enfin totalement ignifugées dans le monde entier (votre supposition était juste l’autre soir), les pompiers à l’ancienne sont devenus obsolètes. Ils se sont vu assigner une tâche nouvelle, la protection de la paix de l’esprit ; ils sont devenus le centre de notre crainte aussi compréhensible que légitime d’être inférieur : censeurs, juges et bourreaux officiels. Voilà ce que vous êtes, Montag, et voilà ce que je suis. » La porte du salon s’ouvrit et Mildred se tint sur le seuil, regardant à tour de rôle Beatty et Montag. Derrière elle les murs de la pièce étaient inondés de feux d’artifice vert, jaune et orange qui grésillaient et explosaient au son d’une musique presque entièrement à base de tambours, de tam-tams et de cymbales. Ses lèvres remuèrent ; elle disait quelque chose mais le tintamarre couvrait sa voix.

À petits coups, Beatty vida sa pipe dans le creux de sa main rose, examina les cendres comme si c’était là un symbole à diagnostiquer et à déchiffrer.

« Il faut que vous compreniez que notre civilisation est si vaste que nous ne pouvons nous permettre d’inquiéter et de déranger nos minorités. Posez-vous la question : Qu’est-ce que nous désirons par-dessus tout dans ce pays ? Les gens veulent être heureux, d’accord ?

N’avez-vous pas entendu cette chanson toute votre vie ?

Je veux être heureux, disent les gens. Eh bien, ne le sont-ils pas ? Ne veillons-nous pas à ce qu’ils soient toujours en mouvement, à ce qu’ils aient des distractions ?

Nous ne vivons que pour ça, non ? Pour le plaisir, l’excitation ? Et vous devez admettre que notre culture nous fournit tout ça à foison.

— Oui. » Montag lisait sur les lèvres de Mildred ce qu’elle était en train de dire depuis le seuil. Il s’efforça de ne pas regarder sa bouche, car Beatty risquait de se tourner et de lire lui aussi les mots qu’elle prononçait.

« Les Noirs n’aiment pas Little Black Sambo. Brûlonsle. La Case de l’Oncle Tom met les Blancs mal à l’aise.

Brûlons-le. Quelqu’un a écrit un livre sur le tabac et le cancer des poumons ? Les fumeurs pleurnichent ?

Brûlons le livre. La sérénité, Montag. La paix, Montag.

À la porte, les querelles. Ou mieux encore, dans l’incinérateur. Les enterrements sont tristes et païens ? Éliminons-les également. Cinq minutes après sa mort une personne est en route vers la Grande Cheminée, les In cinérateurs desservis par hélicoptère dans tout le pays.

Dix minutes après sa mort, l’homme n’est plus qu’un grain de poussière noire. N’épiloguons pas sur les individus à coups de memoriam. Oublions-les. Brûlons-les, brûlons tout. Le feu est clair, le feu est propre. » Les feux d’artifice se turent dans le salon derrière Mildred. Elle s’était arrêtée de parler en même temps ; une coïncidence miraculeuse. Montag retint sa respiration.

« Il y avait une jeune fille à côté, dit-il lentement. Elle est partie, je crois, morte. Je ne me souviens même pas de son visage. Mais elle était différente. Commentcomment ça se fait ? » Beatty sourit. « Ici ou là, ce sont des choses qui arrivent fatalement. Clarisse McClellan ? On a un dossier sur sa famille. On les surveillait de près. L’hérédité et le milieu sont de drôles de trucs. On ne peut pas se débarrasser de tous les canards boiteux en quelques années.

Le milieu familial peut défaire beaucoup de ce qu’on essaie de faire à l’école. C’est pourquoi on a abaissé progressivement l’âge du jardin d’enfants et qu’on prend maintenant les gosses pratiquement au berceau. On a eu quelques fausses alarmes sur les McClellan quand ils habitaient Chicago. On n’a pas trouvé le moindre livre.

L’oncle avait un dossier couci-couça : insociable. La fille ? Une bombe à retardement. La famille l’influençait au niveau du subconscient, j’en suis sûr, d’après ce que j’ai vu de son dossier scolaire. Elle ne voulait pas savoir le comment des choses, mais le pourquoi. Ce qui peut être gênant. On se demande le pourquoi d’un tas de choses et on finit par se rendre très malheureux, à force.

Il vaut bien mieux pour cette pauvre fille qu’elle soit morte. — Oui, morte.

— Heureusement, les toqués dans son genre sont rares. À présent, on sait comment les étouffer dans l’œuf.

On ne peut pas construire une maison sans clous ni bois.

Si vous ne voulez pas que la maison soit construite, cachez les clous et le bois. Si vous ne voulez pas qu’un homme se rende malheureux avec la politique, n’allez pas lui casser la tête en lui proposant deux points de vue sur une question ; proposez-lui-en un seul. Mieux encore, ne lui en proposez aucun. Qu’il oublie jusqu’à l’existence de la guerre. Si le gouvernement est inefficace, pesant, gourmand en matière d’impôt, cela vaut mieux que d’embêter les gens avec ça. La paix, Montag.

Proposez des concours où l’on gagne en se souvenant des paroles de quelque chanson populaire, du nom de la capitale de tel ou tel État ou de la quantité de maïs récoltée dans l’Iowa l’année précédente. Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de "faits", qu’ils se sentent gavés, mais absolument "brillants" côté information. Ils auront alors l’impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du sur-place. Et ils seront heureux parce que de tels faits ne changent pas. Ne les engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie pour relier les choses entre elles. C’est la porte ouverte à la mélancolie. Tout homme capable de démonter un télécran mural et de le remonter, et la plupart des hommes en sont aujourd’hui capables, est plus heureux que celui qui essaie de jouer de la règle à calcul, de mesurer, de mettre l’univers en équations, ce qui ne peut se faire sans que l’homme se sente solitaire et ravalé au rang de la bête.

Je le sais, j’ai essayé. Au diable, tout ça. Alors place aux clubs et aux soirées entre amis, aux acrobates et aux prestidigitateurs, aux casse-cou, jet cars, motogyres, au sexe et à l’héroïne, à tout ce qui ne suppose que des réflexes automatiques. Si la pièce est mauvaise, si le film ne raconte rien, si la représentation est dépourvue d’intérêt, collez-moi une dose massive de thérémine. Je me croirai sensible au spectacle alors qu’il ne s’agira que d’une réaction tactile aux vibrations. Mais je m’en fiche.

Tout ce que je réclame, c’est de la distraction. » Beatty se leva. « Bon, il faut que j’y aille. La conférence est terminée. J’espère avoir clarifié les choses.

L’important pour vous, Montag, c’est de vous souvenir que nous sommes les Garants du Bonheur, les Divins Duettistes, vous, moi et les autres. Nous faisons front contre la petite frange de ceux qui veulent affliger les gens avec leurs théories et leurs idées contradictoires.

Nous avons les doigts collés à la digue. Tenons bon. Ne laissons pas le torrent de la mélancolie et de la philosophie débilitante noyer notre monde. Nous dépendons de vous. Je ne crois pas que vous vous rendiez compte de votre importance pour la préservation du bonheur qui règne en notre monde. » Beatty serra la main molle de Montag. Celui-ci était toujours assis dans son lit, comme si la maison était en train de s’effondrer autour de lui sans qu’il puisse bouger. Mildred avait disparu du seuil de la porte.

« Un dernier mot, dit Beatty. Une fois au moins dans sa carrière, tout pompier ressent une démangeaison.

Qu’est-ce que racontent les livres, se demande-t-il. Ah, cette envie de se gratter, hein ? Eh bien, Montag, croyezmoi sur parole, il m’a fallu en lire quelques-uns dans le temps, pour savoir de quoi il retournait : ils ne racontent rien ! Rien que l’on puisse enseigner ou croire. Ils parlent d’êtres qui n’existent pas, de produits de l’imagination, si ce sont des romans. Et dans le cas contraire, c’est pire, chaque professeur traite l’autre d’imbécile, chaque philosophe essaie de faire ravaler ses paroles à l’autre en braillant plus fort que lui. Ils courent dans tous les sens, mouchant les étoiles et éteignant le soleil. On en sort complètement déboussolé.

« Et maintenant, que se passe-t-il si un pompier, par accident, sans intention vraiment précise, ramène un bouquin chez lui ? » Montag tiqua. La porte ouverte fixait sur lui son grand œil vide.

«Erreur bien naturelle. Simple curiosité, poursuivit Beatty. On ne va pas s’inquiéter outre mesure ni en faire tout un plat. On laisse le pompier garder le livre vingtquatre heures. Si, passé ce délai, il ne l’a pas brûlé, on vient simplement le brûler pour lui.

— Bien entendu. » Montag avait la bouche sèche.

« Eh bien, Montag, vous prendrez votre service un peu plus tard aujourd’hui ? On a des chances de vous voir cette nuit ?

— Je ne sais pas.

— Quoi ? » Beatty avait l’air quelque peu surpris.

Montag ferma les yeux. « Je viendrai plus tard. Peutêtre.

— Sûr que vous nous manquerez si vous ne vous pointez pas », déclara Beatty en rempochant pensivement sa pipe.

Jamais je ne retournerai là-bas, se dit Montag.

« Requinquez-vous », lança Beatty.

Il tourna les talons et s’éclipsa par la porte ouverte.

Par la fenêtre, Montag regarda Beatty s’éloigner dans sa coccinelle d’un jaune flamboyant aux pneus noirs comme du charbon.

De l’autre côté de la rue et sur toute sa longueur, les autres maisons alignaient leurs mornes façades. Qu’avait donc dit Clarisse un après-midi ? « Pas de vérandas. Mon oncle dit que les maisons avaient des vérandas autrefois.

Les gens s’y installaient parfois le soir, pour parler quand ils en avaient envie, tout en se balançant dans leurs fauteuils, en silence quand ils n’éprouvaient pas le besoin de parler. Parfois ils se contentaient de rester là à réfléchir, à ruminer. Mon oncle dit que les architectes ont supprimé les galeries parce qu’elles étaient inesthétiques. Mais d’après lui ce n’était qu’un prétexte ; la véritable raison, cachée en dessous, pourrait bien être qu’on ne voulait pas que les gens restent assis comme ça, à ne rien faire, à se balancer, à discuter ; ce n’était pas la bonne façon de se fréquenter. Les gens parlaient trop.

Et ils avaient le temps de penser. Alors fini les galeries.

Et les jardins avec. Il n’y a plus beaucoup de jardins où s’asseoir en rond. Et voyez le mobilier. Plus de fauteuils à bascule. Ils sont trop confortables. Il faut obliger les gens à rester debout et à courir. Mon oncle dit... et...

mon oncle... et... mon oncle... » La voix de Clarisse s’éteignit.

Montag se retourna et regarda sa femme, assise au milieu du salon, en conversation avec un présentateur.

« Madame Montag », disait-il. Ceci, cela, et blablabla.

« Madame Montag... » Et patati et patata. Le convertisseur spécial, qui leur avait coûté cent dollars, émettait automatiquement le nom de Mildred chaque fois que le présentateur s’adressait à son public anonyme, laissant un blanc où pouvaient s’insérer les syllabes appropriées.

Un brouilleur spécial permettait à son image télévisée, au niveau des lèvres, d’articuler merveilleusement voyelles et consonnes. C’était un ami, sans nul doute, un véritable ami. « Madame Montag... regardez un peu par ici. » Elle tourna la tête, mais il était visible qu’elle n’écoutait pas.

Montag dit : « D’ici à ce que je n’aille pas travailler aujourd’hui, ni demain, que je ne remette plus jamais les pieds à la caserne, il n’y a qu’un pas.

— Mais tu vas quand même aller travailler ce soir, non?

— Je n’ai rien décidé. Pour l’instant j’ai une terrible envie de tout casser, de tout foutre en l’air.

— Prends la coccinelle.

— Non, merci.

— Les clefs sont sur la table de nuit. J’apprécie toujours de rouler à toute allure quand je me sens comme ça. Tu pousses à cent cinquante et ça va beaucoup mieux.

Des fois, je conduis toute la nuit et je reviens sans que tu t’en aperçoives. En pleine campagne, c’est l’éclate. On écrase des lapins, parfois des chiens. Prends la coccinelle.

— Non, je n’en ai pas envie, pas cette fois. Je veux me concentrer sur ce drôle de truc. Bon sang, ça me travaille. Je ne sais pas ce que c’est. Je suis horriblement malheureux, je suis dans une rogne folle, et je ne sais pas pourquoi, mais on dirait que je prends du poids. Je me sens lourd. Comme si j’avais mis un tas de choses en réserve sans savoir quoi. Pour un peu, je me mettrais à lire des bouquins.

— On te flanquerait en prison, non ? » Elle le regarda comme s’il était derrière le mur de verre.

Il se mit à s’habiller, allant et venant comme un fauve en cage. « Oui, et ce serait peut-être une bonne solution.

Avant que je fasse du mal à quelqu’un. Tu as entendu Beatty ? Tu l’as écouté ? Il a réponse à tout. Il a raison.

Le bonheur, c’est ça l’important. S’amuser, il n’y a que ça qui compte. Et pourtant je suis là à me répéter : Je ne suis pas heureux, je ne suis pas heureux.

— Moi je le suis, dit Mildred avec un sourire épanoui.

Et j’en suis fière.

— Je vais faire quelque chose. Je ne sais pas encore quoi, mais ça va faire du bruit.

— J’en ai assez d’écouter ces bêtises », dit Mildred en se retournant vers le présentateur.

Montag effleura la commande du volume dans le mur et le présentateur se retrouva muet.

« Millie ? » Il marqua un temps. « Cette maison est autant à toi qu’à moi. C’est la moindre des choses que je te prévienne maintenant. J’aurais dû t’en parler plus tôt, mais je n’arrivais pas à me l’avouer à moi même. Je veux te montrer quelque chose, quelque chose que j’ai mis de côté et caché pendant un an, de temps en temps, à l’occasion, je ne sais pas pourquoi, mais je l’ai fait et ne t’en ai jamais parlé. » Il saisit une chaise à dossier droit, la transporta lentement mais sûrement dans le couloir près de la porte d’entrée, grimpa dessus et se tint un moment comme une statue sur son piédestal, tandis que sa femme, debout au-dessous de lui, attendait. Puis il tendit la main, retira la grille du climatiseur, allongea le bras loin à l’intérieur, sur la droite, fit glisser une autre cloison métallique et sortit un livre. Sans le regarder, il le laissa tomber par terre. Puis il replongea sa main dans l’orifice et en ressortit deux autres livres qu’il lâcha comme le premier. Il répéta son geste, continuant à faire pleuvoir des livres, des petits et des gros, des jaunes, des rouges, des verts.

Quand il eut fini, il baissa les yeux ; une vingtaine de livres gisaient aux pieds de sa femme.

« Je suis désolé, dit-il. Je n’ai pas véritablement réfléchi. Mais on dirait que nous sommes tous les deux dans le bain à présent. » Mildred recula comme si elle était soudain confrontée à une armée de souris surgies du plancher. Il entendait son souffle précipité et ses yeux s’ouvraient démesurément dans un visage devenu livide. Elle répéta deux ou trois fois le nom de Montag. Puis, laissant échapper un gémissement, elle se précipita, saisit un livre et courut vers l’incinérateur de la cuisine.

Montag la rattrapa, lui arrachant un hurlement. Il la ceintura tandis qu’elle essayait de se dégager, toutes griffes dehors.

« Non, Millie, non ! Attends ! Arrête, veux-tu ? Tu ne sais pas... arrête ! » Il la gifla, l’empoigna de nouveau et la secoua.

Elle répéta son nom et se mit à pleurer.

« Millie ! dit-il. Écoute. Accorde-moi une seconde, veux-tu ? Nous n’y pouvons rien. On ne peut pas brûler ces livres. Je veux y jeter un œil, au moins une fois. Ensuite, si ce que dit le capitaine est vrai, on les brûlera ensemble, crois-moi, on les brûlera ensemble. Il faut que tu m’aides. » Il plongea son regard dans le sien et lui releva le menton tout en la tenant fermement. Ce n’était pas seulement elle qu’il regardait ; c’était lui-même, et ce qu’il devait faire, qu’il cherchait dans son visage.

« Que ça nous plaise ou non, nous sommes dans le bain.

Je ne t’ai pas demandé grand-chose toutes ces années, mais je te le demande maintenant, je t’en supplie. Il nous faut un point de départ pour découvrir ce qui nous a conduits à un tel désastre, toi et tes comprimés le soir, et la voiture, et moi et mon travail. On va droit vers le gouffre, Millie. Bon sang, je ne veux pas faire la culbute.

Ça ne va pas être facile. On n’a rien pour nous guider, mais peut-être qu’on peut tirer les choses au clair et s’entraider. J’ai tellement besoin de toi en ce moment, tu ne peux pas savoir. Si tu m’aimes un tant soit peu tu supporteras ça, vingt-quatre, quarante-huit heures, je ne t’en demande pas plus, ensuite ce sera fini. Promis, juré ! Et s’il y a quelque chose là-dedans, rien qu’une petite chose à tirer de tout ce gâchis, peut-être qu’on pourra le communiquer à quelqu’un d’autre. » Elle avait cessé de lutter ; il la relâcha. Elle s’éloigna de lui telle une poupée de son, se laissa glisser le long du mur et resta assise par terre à contempler les livres.

Le bout de son pied en effleura un ; elle s’en aperçut et l’en éloigna aussitôt.

« Cette femme, l’autre nuit, Millie, tu n’étais pas là, tu n’as pas vu sa figure. Et Clarisse. Tu ne lui as jamais parlé. Moi si. Et il y a des gens comme Beatty qui ont peur d’elle. Je n’arrive pas à comprendre. Pourquoi devraient-ils avoir si peur de quelqu’un comme elle ? Mais j’ai passé toute la nuit à la comparer aux types de la caserne, et brusquement je me suis rendu compte que je ne pouvais plus les sentir, que je ne pouvais plus me sentir moi-même. Et je me suis dit que le mieux serait peut-être de brûler les pompiers eux-mêmes. — Guy ! » La porte d’entrée lança doucement : « Madame Montag, madame Montag, il y a quelqu’un, il y a quelqu’un, madame Montag, madame Montag, il y a quelqu’un. » Tout doucement.

Leurs yeux allèrent de la porte aux livres éparpillés sur le sol.

« Beatty ! s’exclama Mildred.

— Impossible.

— Il est revenu ! » chuchota-t-elle.

La voix de la porte d’entrée reprit sa douce rengaine : « Il y a quelqu’un...

— On ne répond pas. » Montag s’adossa au mur, s’accroupit lentement et se mit à tripoter les livres d’un air hébété, les repoussant du pouce ou de l’index. Il tremblait et n’avait plus qu’une envie : remettre les livres au fond du climatiseur ; mais il se savait incapable d’affronter de nouveau Beatty. Il finit par s’asseoir tandis que la voix de la porte d’entrée se faisait plus insistante. Montag ramassa un petit volume. «Par où commencet-on ? » Il entrouvrit le livre et y jeta un coup d’œil. « On commence par le commencement, je suppose.

— Il va entrer, dit Mildred, et nous brûler avec les livres ! » La voix de la porte s’estompa enfin. Silence. Montag sentait une présence derrière le panneau ; quelqu’un attendait, écoutait.

Puis des pas s’éloignèrent dans l’allée et de l’autre côté de la pelouse.

« Voyons un peu de quoi il s’agit », dit Montag.

Les mots avaient du mal à sortir tant il était intimidé.

Il parcourut une douzaine de pages au hasard et tomba finalement sur ce passage : « "On a calculé que onze mille personnes ont bien des fois préféré souffrir la mort plutôt que de se résoudre à casser les œufs par le petit bout." » Mildred était assise dans le couloir juste en face de lui. « Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça ne veut rien dire du tout ! Le capitaine avait raison !

— Attends, dit Montag. On va recommencer en partant du début. »

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