Ils passèrent tout un long après-midi à lire tandis que la pluie froide de novembre tombait sur la maison silencieuse.

Ils s’étaient installés dans le couloir car le salon paraissait trop vide et trop gris sans ses murs illuminés de confetti orange et jaune, de fusées, de femmes en robes de lamé or et d’hommes en velours noir sortant des lapins de cinquante kilos de chapeaux d’argent. Le salon était mort et Mildred ne cessait d’y glisser un regard déconcerté tandis que Montag allait et venait, s’accroupissait et lisait et relisait dix fois la même page à voix haute.

« "On ne peut dire à quel moment précis naît l’amitié.

Si l’on remplit un récipient goutte à goutte, il finit par y en avoir une qui le fait déborder ; ainsi, lorsque se succèdent les gentillesses, il finit par y en avoir une qui fait déborder le cœur." » Montag s’assit et écouta la pluie.

« Était-ce ainsi pour la fille d’à côté ? J’ai tellement cherché à comprendre.

— Elle est morte. Parlons des vivants, par pitié ! » Sans se retourner vers sa femme, Montag se dirigea en tremblant vers la cuisine, où il resta un long moment à regarder la pluie gifler les fenêtres, attendant d’avoir retrouvé son calme pour regagner la lumière grise du couloir.

Il ouvrit un autre livre.

« Ce sujet favori : moi-même. » Il lorgna le mur. « Ce sujet favori : moi-même.

— Voilà enfin quelque chose que je comprends, dit Mildred.

— Mais le sujet favori de Clarisse n’était pas ellemême. C’étaient les autres, et moi. C’était la première personne depuis bien des années qui me plaisait vraiment. La première personne dont je me souvienne qui me regardait bien en face, comme si je comptais pour elle. » Il brandit les deux livres. « Ces hommes sont morts depuis longtemps, mais je sais que leurs mots s’adressent d’une façon ou d’une autre à Clarisse. » De l’autre côté de la porte d’entrée, sous la pluie, un léger grattement.

Montag se figea. Il vit Mildred se plaquer contre le mur en étouffant un cri.

« Quelqu’un... la porte... pourquoi la voix ne nous prévient pas ?

— Je l’ai débranchée. » Au bas de la porte, un reniflement lent, inquisiteur, une bouffée de vapeur électrique.

Mildred éclata de rire. « Ce n’est qu’un chien, voilà tout ! Tu veux que je le fasse déguerpir ?

— Reste où tu es ! » Silence. La pluie froide qui tombe. Et l’odeur d’électricité bleutée qui s’infiltre sous la porte.

« Remettons-nous au travail », dit calmement Montag.

Mildred lança un coup de pied dans un livre. « Les livres ne sont pas des gens. Tu as beau lire, je ne vois personne autour de moi ! » Il contempla le salon mort et gris comme les eaux d’un océan qui pourraient bouillonner de vie s’ils allumaient le soleil électronique.

« Ma "famille" au moins, ce sont des gens, dit Mildred.

Ils me racontent des trucs ; je ris, ils rient ! Et les couleurs !

— Oui, je sais.

— Et puis, si le capitaine Beatty savait pour ces livres... » Elle réfléchit à la chose. Sur son visage, l’ahurissement fit place à l’horreur. « Il pourrait venir brûler la maison et la "famille". C’est affreux ! Tout l’argent qu’on a mis là-dedans ! Pourquoi est-ce que j’irais lire ?

Dans quel but ?

— Dans quel but ! Pourquoi ! J’ai vu le plus horrible serpent du monde l’autre nuit. Il était mort tout en étant vivant. Il voyait sans voir. Tu tiens à voir ce serpent ? Il est au Service des urgences de l’hôpital où l’on a rédigé un rapport sur toutes les saletés que le serpent a retirées de toi ! Tu veux aller examiner ton dossier ? Il se peut qu’il soit classé à Guy Montag, à Peur ou à Guerre. Tu veux aller voir cette maison qui a brûlé l’autre nuit ? Et ratisser les cendres pour y trouver les os de cette femme qui a mis le feu à sa propre maison ! Et Clarisse McClellan, où faut-il aller la chercher ? À la morgue ! Écoute ! » Les bombardiers sillonnaient le ciel au-dessus de la maison, murmurant à n’en plus pouvoir, sifflant comme un immense éventail invisible, décrivant des cercles dans le vide.

« Seigneur ! s’exclama Montag. Tous ces engins qui n’arrêtent pas de tournoyer dans le ciel ! Qu’est-ce que ces bombardiers fichent là-haut à chaque seconde de notre existence ? Pourquoi tout le monde refuse d’en parler ? On a déclenché et gagné deux guerres nucléaires depuis 1960. Est-ce parce qu’on s’amuse tellement chez nous qu’on a oublié le reste du monde ? Est-ce parce que nous sommes si riches et tous les autres si pauvres que nous nous en fichons éperdument ? Des bruits courent ; le monde meurt de faim, mais nous, nous mangeons à satiété. Est-ce vrai que le monde trime tandis que nous prenons du bon temps ? Est-ce pour cette raison qu’on nous hait tellement ? J’ai entendu les bruits qui courent là-dessus aussi, de temps en temps, depuis des années et des années. Sais-tu pourquoi ? Moi pas, Ça, c’est sûr. Peut-être que les livres peuvent nous sortir un peu de cette caverne. Peut-être y a-t-il une chance qu’ils nous empêchent de commettre les mêmes erreurs insensées ! Ces pauvres crétins dans ton salon, je ne les entends jamais en parler. Bon sang, Millie, tu ne te rends pas compte ? Une heure par jour, deux heures, avec ces bouquins, et peut-être... » Le téléphone sonna. Mildred saisit le combiné.

« Ann ! » Elle éclata de rire. « Oui, le Clown Blanc passe ce soir ! » Montag gagna la cuisine et jeta son livre par terre.

« Montag, dit-il, tu es complètement idiot. Où va-t-on, là ? On rend les livres et on oublie tout ça ? » Il ouvrit le livre pour en faire la lecture à voix haute et couvrir ainsi les éclats de rire de Mildred.

Pauvre Millie, songea-t-il. Pauvre Montag, pour toi aussi c’est du chinois. Mais où trouver de l’aide, où trouver un guide si tard ?

Un instant. Il ferma les yeux. Mais oui, bien sûr. Une fois de plus, il se surprit à songer au parc verdoyant un an plus tôt. Cette pensée l’avait souvent accompagné ces derniers temps, mais voilà qu’il se souvenait clairement de cette journée dans le jardin public, du geste vif de ce vieil homme vêtu de noir pour cacher quelque chose sous son manteau...

... Le vieillard fait un bond, prêt à détaler. Et Montag crie : « Attendez !

— Je n’ai rien fait ! proteste le vieil homme en tremblant.

— Personne ne vous accuse. » Ils s’étaient assis dans la douce lumière verte sans dire un mot pendant un moment, puis Montag avait parlé du temps qu’il faisait et le vieil homme lui avait répondu d’une voix blanche. Une curieuse et paisible rencontre.

Le vieil homme avait avoué être un professeur d’anglais retraité qui s’était fait jeter à la rue quarante ans plus tôt à la fermeture, par manque d’élèves et de crédits, de la dernière école d’arts libéraux. Il s’appelait Faber et, une fois sa crainte de Montag envolée, il s’était mis à parler d’une voix cadencée en regardant le ciel, les arbres, la verdure. Au bout d’une heure il récitait à Montag quelque chose que celui-ci avait perçu comme un poème en prose. Puis le vieil homme s’était peu à peu enhardi et avait récité autre chose qui était encore un poème.

Faber parlait d’une voix douce, une main posée sur la poche gauche de son manteau, et Montag savait qu’il lui aurait suffi d’un geste pour retirer de cette poche un recueil de poèmes. Mais il n’avait pas bougé. Ses mains étaient restées sur ses genoux, engourdies, mutiles. « Je ne parle pas des choses, avait dit Faber. Je parle du sens des choses. Là, je sais que je suis vivant. » Il ne s’était rien passé de plus, à vrai dire. Une heure de monologue, un poème, un commentaire, puis, sans même s’apercevoir que Montag était pompier, Faber, les doigts un peu tremblants, avait noté son adresse sur un bout de papier. « Pour vos archives, avait-il dit. Au cas où vous décideriez d’être en colère contre moi.

— Je ne suis pas en colère », avait répondu Montag, pris au dépourvu.

Le rire strident de Mildred fusait dans couloir.

Montag gagna son coin bureau dans la chambre et compulsa son classeur jusqu’à l’en-tête FUTURES ENQUÊTES ( ?). Le nom de Faber était là. Il ne l’avait ni signalé ni effacé.

Il forma le numéro sur un appareil auxiliaire. Le téléphone à l’autre bout de la ligne appela le nom de Faber une douzaine de fois avant que le professeur réponde d’une voix éteinte. Montag se fit connaître ; un long silence s’ensuivit. « Oui, monsieur Montag ?

— Professeur Faber, j’ai une question un peu bizarre à vous poser. Combien reste-t-il d’exemplaires de la Bible dans notre pays ?

— J’ignore de quoi vous parlez !

— Je veux savoir s’il en reste seulement des exemplaires.

— C’est une espèce de piège que vous me tendez là !

Je ne peux pas parler comme ça à n’importe qui au téléphone.

— Combien d’exemplaires de Shakespeare et de Platon?

— Aucun ! Vous le savez aussi bien que moi. Aucun ! » Faber raccrocha.

Montag reposa le combiné. Aucun. Il le savait, bien sûr, d’après les listes de la caserne. Mais il avait en quelque sorte voulu l’entendre de la bouche même de Faber.

Dans le couloir le visage de Mildred était rouge d’excitation. « Chouette, les copines arrivent ! » Montag lui montra un livre. « Voici l’Ancien et le Nouveau Testament, et...

— Tu ne vas pas remettre ça ?

— C’est peut-être le dernier exemplaire dans cette partie du monde.

— Il faut que tu le rendes ce soir, tu sais bien. Le capitaine Beatty sait que tu l’as, non ?

— Je ne crois pas qu’il sache quel livre j’ai volé. Mais lequel choisir en remplacement ? Est-ce que je rapporte M. Jefferson ? M. Thoreau ? Lequel est le moins précieux ? Si j’opte pour un autre et que Beatty sait lequel j’ai volé, il va penser qu’on a ici toute une bibliothèque ! » Les lèvres de Mildred se crispèrent. « Tu vois ce que tu es en train de faire ? Tu vas causer notre perte !

Qu’est-ce qui compte le plus, moi ou cette Bible ? » Voilà qu’elle se mettait à hurler, assise là comme une poupée de cire fondant dans sa propre chaleur.

Il entendait déjà la voix de Beatty. « Asseyez-vous, Montag. Regardez. Délicatement, comme les pétales d’une fleur. Mettez le feu à la première page, mettez le feu à la deuxième. Chacune devient un papillon noir. C’est pas beau, ça ? Allumez la troisième page à la deuxième et ainsi de suite, comme on allume une cigarette avec la précédente, chapitre par chapitre, toutes les sottises que véhiculent les mots, toutes les fausses promesses, toutes les idées de seconde main et autres philosophies surannées. » Beatty assis là, transpirant légèrement, au milieu d’un essaim de phalènes noirs foudroyés par un unique orage.

Mildred cessa de glapir aussi vite qu’elle avait commencé. Montag n’écoutait plus. « Il n’y a qu’une chose à faire, dit-il. Avant de donner ce livre à Beatty ce soir, il faut que je le fasse photocopier.

— Tu seras là pour voir le Clown Blanc avec nous toutes, ce soir ? » cria Mildred.

Montag s’arrêta à la porte, le dos tourné. « Millie ? » Silence. « Quoi ?

— Millie ? Ce Clown Blanc... est-ce qu’il t’aime ? » Pas de réponse.

« Millie, est-ce que... » Il s’humecta les lèvres. « Est-ce que ta "famille" t’aime, t’aime vraiment, t’aime de tout son cœur et de toute son âme, Millie ? » Il sentit les yeux de sa femme qui se plissaient lentement, fixés sur sa nuque.

« En voilà une question idiote ! » Il en aurait pleuré, mais rien ne sortit de ses yeux ni de sa bouche.

« Si tu vois ce chien dehors, reprit Mildred, donne-lui un coup de pied de ma part. » Il hésita, écoutant à la porte avant de l’ouvrir. Puis il sortit.

La pluie s’était arrêtée et le soleil se couchait dans un ciel dégagé. La rue, la pelouse et le perron étaient déserts. Il poussa un grand soupir.

Et il claqua la porte.

Il était dans le métro.

Je suis tout engourdi, se dit-il. Quand cet engourdissement a-t-il commencé à me gagner la figure ? Le corps ? La nuit où j’ai heurté du pied le flacon de comprimés, comme si je butais sur une mine enterrée.

Mais cet engourdissement finira bien par s’en aller.

Ça prendra du temps, mais j’y arriverai, ou Faber y arrivera pour moi. Quelqu’un, quelque part, me rendra mon visage et mes mains tels qu’ils étaient. Même mon sourire, pensa-t-il, mon vieux sourire dessiné au fer rouge, qui a disparu et sans lequel je suis perdu.

La paroi du métro défilait sous ses yeux, carreaux crème, noir de jais, carreaux crème, noir de jais, chiffres et ténèbres, encore des ténèbres, tout cela s’additionnant tout seul.

Un jour, alors qu’il était enfant, il s’était assis sur une dune de sable jaune au bord de la mer au beau milieu d’une journée d’été torride et azurée. Il essayait de remplir un tamis de sable parce qu’un cousin cruel lui avait dit : « Si tu remplis ce tamis, tu auras dix cents ! » Et plus vite il déversait le sable, plus vite le tamis se vidait dans un chaud murmure. Ses mains étaient fatiguées, le sable était brûlant, le tamis restait vide. Assis là en plein cœur de juillet, muré dans le silence, il avait senti les larmes ruisseler sur ses joues.

Et maintenant, tandis que le train à air comprimé l’emportait dans sa course cahotante à travers les caveaux morts de la ville, voilà qu’il se souvenait de la terrible logique de ce tamis. Il baissa les yeux et s’aperçut qu’il tenait la Bible ouverte à la main. Il y avait du monde dans le train pneumatique, mais il serrait le livre entre ses doigts et l’idée absurde lui vint que s’il lisait très vite, d’un bout à l’autre, un peu de sable resterait peut-être dans le tamis. Mais il lisait et les mots se dérobaient, et il pensa : Dans quelques heures, je serai devant Beatty, je lui tendrai ceci ; aucune phrase ne doit m’échapper, chaque ligne doit s’inscrire dans ma mémoire. Il faut que j’y arrive.

Ses mains se crispèrent sur le livre.

Des trompettes retentirent.

« Dentifrice Denham. » La ferme, pensa Montag. Voyez les lis des champs.

« Dentifrice Denham. » Ils ne travaillent pas...

« Dentifrice... » Voyez les lis des champs, la ferme, la ferme.

« Denham ! » Il ouvrit brutalement le livre et le feuilleta, touchant les pages comme s’il était aveugle, s’arrêtant sur la forme de chaque lettre, sans ciller.

« Denham. D-E-N... » Ils ne peinent ni ne ...

Murmure implacable du sable brûlant à travers un tamis vide.

« Denham résout le problème ! » Voyez les lis, les lis, les lis...

« Denham défend l’émail des dents.

— La ferme, la ferme, la ferme ! » C’était une supplication, un cri si terrible que Montag se retrouva debout sous les yeux scandalisés des occupants de la voiture braillarde, qui s’écartaient de cet homme au visage dément, congestionné, de cette bouche sèche, éructante, de ce livre en train de battre des ailes dans son poing. Les gens qui étaient assis un instant plus tôt, battant la mesure du pied sous les assauts du Dentifrice Denham, du Détergent Dentaire Denham Doublement Décapant, du Dentifrice Denham, Denham, Denham, un deux trois, un deux, un deux trois, un deux. Les gens dont les lèvres commençaient à former les mots Dentifrice, Dentifrice, Dentifrice. En représailles, les haut-parleurs du train vomirent sur Montag un déluge de musique à base de ferblanc, cuivre, argent, chrome et airain. Les gens cédaient au matraquage ; ils ne s’enfuyaient pas, faute d’endroit où s’enfuir ; le grand train pneumatique filait le long de son tunnel dans la terre.

« Les lis des champs.

— Denham.

— Les lis, j’ai dit ! » Les gens ouvraient des yeux effarés.

« Appelez le chef de train.

— Ce type a perdu...

— Knoll View ! » Le train s’arrêta dans un sifflement.

« Knoll View ! » Un cri.

« Denham. » Un murmure.

Les lèvres de Montag bougèrent à peine. « Les lis... » La porte de la voiture s’ouvrit dans un chuintement.

Montag resta debout, immobile. La porte hoqueta, commença à se refermer. Alors seulement Montag bondit au milieu des voyageurs, hurlant dans sa tête, et plongea de justesse entre les deux lames de la porte. Il s’engouffra dans les tunnels carrelés de blanc, négligeant les escaliers mécaniques, car il voulait sentir ses pieds remuer, ses bras se balancer, ses poumons se contracter et se dilater, sa gorge s’irriter au contact de l’air. Une voix flotta jusqu’à lui : « Denham, Denham, Denham », le train siffla comme un serpent avant de disparaître dans son trou.

« Qui est-ce ?

— Montag.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Laissez-moi entrer.

— Je n’ai rien fait de mal !

— Je suis tout seul, bon sang !

— Vous me le jurez ?

— Je le jure ! » La porte s’ouvrit lentement. Faber glissa un œil dans l’entrebâillement. Il avait l’air très vieux dans la lumière, très fragile et très effrayé. On aurait dit que le vieillard n’était pas sorti de chez lui depuis des lustres. Il présentait une ressemblance frappante avec les murs de plâtre blanc de sa maison. Il y avait du blanc dans la chair de ses lèvres et de ses joues, ses cheveux étaient blancs et le bleu vague de ses yeux décolorés tirait lui aussi sur le blanc. Puis son regard tomba sur le livre que Montag tenait sous le bras et il parut aussitôt moins vieux et moins fragile. Lentement, sa peur le quitta.

« Excusez-moi. On est obligé d’être prudent. » Il n’arrivait pas à détacher son regard du livre sous le bras de Montag. « C’est donc vrai », dit-il.

Montag franchit le seuil. La porte se referma.

« Asseyez-vous. » Faber recula, comme s’il craignait que le livre ne disparaisse s’il le quittait des yeux. Der rière lui, une porte était ouverte, donnant sur une pièce où tout un bric-à-brac d’appareils et d’outils en acier encombraient le dessus d’un bureau. Montag n’eut droit qu’à un aperçu avant que Faber, surprenant son regard, ne fasse volte-face pour refermer la porte, gardant une main tremblante sur la poignée. Il se retourna timidement vers Montag, à présent assis, le volume sur ses genoux. « Ce livre... où l’avez-vous... ?

— Je l’ai volé. » Pour la première fois, Faber releva la tête et regarda Montag bien en face. « Vous êtes courageux.

— Non. Ma femme est en train de mourir. Une de mes amies est déjà morte. Une autre personne qui aurait pu être une amie a été brûlée il y a moins de vingt-quatre heures. Vous êtes la seule de mes connaissances qui puisse m’aider. À voir. À voir... » Les mains de Faber se contractèrent sur ses genoux.

« Vous permettez ?

— Excusez-moi. » Montag lui tendit le livre.

« Il y a tellement longtemps. Je ne suis pas croyant.

Mais il y a tellement longtemps. » Faber tournait les pages, s’arrêtant de-ci de-là pour lire. « C’est aussi beau que dans mon souvenir. Seigneur, comme ils ont changé tout ça dans nos "salons" aujourd’hui. Le Christ fait partie de la "famille" maintenant. Je me demande souvent si Dieu reconnaît Son propre fils vu la façon dont on l’a accoutré... ou accablé. C’est une parfaite sucette à la menthe maintenant, tout sucre cristallisé et saccharine, quand il ne fait pas allusion à certains produits commerciaux dont ses adorateurs ne sauraient se passer. » Faber renifla le volume. « Savez-vous que les livres sentent la muscade ou je ne sais quelle épice exotique ? J’aimais les humer lorsque j’étais enfant. Seigneur, il y avait des tas de jolis livres autrefois, avant que nous les laissions disparaître. » Faber tournait les pages. « Monsieur Montag, c’est un lâche que vous avez en face de vous. J’ai vu où on allait, il y a longtemps de ça. Je n’ai rien dit. Je suis un de ces innocents qui auraient pu élever la voix quand personne ne voulait écouter les "coupables", mais je n’ai pas parlé et suis par conséquent devenu moimême coupable. Et lorsque en fin de compte les autodafés de livres ont été institutionnalisés et les pompiers reconvertis, j’ai grogné deux ou trois fois et je me suis tu, car il n’y avait alors plus personne pour grogner ou brailler avec moi. Maintenant il est trop tard. » Faber referma la Bible. « Bon... et si vous me disiez ce qui vous amène ?

— Personne n’écoute plus. Je ne peux pas parler aux murs parce qu’ils me hurlent après. Je ne peux pas parler à ma femme ; elle écoute les murs. Je veux simplement quelqu’un qui écoute ce que j’ai à dire. Et peut-être que si je parle assez longtemps, ça finira par tenir debout. Et je veux que vous m’appreniez à comprendre ce que je lis. » Faber examina le visage mince, les joues bleuâtres de Montag. « Qu’est-ce qui vous a tourneboulé ? Qu’est-ce qui a fait tomber la torche de vos mains ?

— Je ne sais pas. On a tout ce qu’il faut pour être heureux, mais on ne l’est pas. Il manque quelque chose.

J’ai regardé autour de moi. La seule chose dont je tenais la disparition pour certaine, c’étaient les livres que j’avais brûlés en dix ou douze ans. J’ai donc pensé que les livres pouvaient être de quelque secours.

— Quel incorrigible romantique vous faites ! Ce serait drôle si ce n’était pas si grave. Ce n’est pas de livres que vous avez besoin, mais de ce qu’il y avait autrefois dans les livres. De ce qu’il pourrait y avoir aujourd’hui dans les "familles" qui hantent nos salons. Télévisions et radios pourraient transmettre la même profusion de détails et de savoir, mais ce n’est pas le cas. Non, non, ce ne sont nullement les livres que vous recherchez !

Cela, prenez-le où vous pouvez le trouver, dans les vieux disques, les vieux films, les vieux amis ; cherchez-le dans la nature et en vous-même. Les livres n’étaient qu’un des nombreux types de réceptacles destinés à conserver ce que nous avions peur d’oublier. Ils n’ont absolument rien de magique. Il n’y a de magie que dans ce qu’ils disent, dans la façon dont ils cousent les pièces et les morceaux de l’univers pour nous en faire un vêtement.

Bien entendu, vous ne pouviez pas le savoir, et vous ne pouvez pas encore comprendre ce que je veux dire par là. Mais votre intuition est correcte, c’est ce qui compte.

En fait, il nous manque trois choses.

« Un : Savez-vous pourquoi des livres comme celui-ci ont une telle importance ? Parce qu’ils ont de la qualité.

Et que signifie le mot qualité ? Pour moi, ça veut dire texture. Ce livre a des pores. Il a des traits. Vous pouvez le regarder au microscope. Sous le verre vous trouverez la vie en son infini foisonnement. Plus il y a de pores, plus il y a de détails directement empruntés à la vie par centimètre carré de papier, plus vous êtes dans la "littérature". C’est du moins ma définition. Donner des détails. Des détails pris sur le vif. Les bons écrivains touchent souvent la vie du doigt. Les médiocres ne font que l’effleurer. Les mauvais la violent et l’abandonnent aux mouches. « Est-ce que vous voyez maintenant d’où viennent la haine et la peur des livres ? Ils montrent les pores sur le visage de la vie. Les gens installés dans leur tranquillité ne veulent que des faces de lune bien lisses, sans pores, sans poils, sans expression. Nous vivons à une époque où les fleurs essaient de vivre sur les fleurs, au lieu de se nourrir de bonne pluie et de terreau bien noir. Même les feux d’artifice, si jolis soient-ils, résultent d’une chimie qui prend sa source dans la terre. Et pourtant, d’une manière ou d’une autre, nous nous croyons capables de croître à grands renforts de fleurs et de feux d’artifice, sans accomplir le cycle qui nous ramène à la réalité.

Connaissez-vous la légende d’Hercule et d’Antée, le lutteur géant dont la force était incroyable tant qu’il gardait les pieds fixés au sol ? Une fois soulevé de terre par Hercule, privé de ses racines, il succomba facilement. Si cette légende n’a rien à nous dire aujourd’hui, dans cette ville, à notre époque, c’est que j’ai perdu la raison. Voilà la première chose dont je disais que nous avions besoin.

La qualité, la texture de l’information.

— Et la seconde ?

— Le loisir.

— Oh, mais nous avons plein de temps libre !

— Du temps libre, oui. Mais du temps pour réfléchir ?

Si vous ne conduisez pas à cent cinquante à l’heure, une vitesse à laquelle vous ne pouvez penser à rien d’autre qu’au danger, vous jouez à je ne sais quoi ou restez assis dans une pièce où il vous est impossible de discuter avec les quatre murs du téléviseur. Pourquoi ? Le téléviseur est "réel". Il est là, il a de la dimension. Il vous dit quoi penser, vous le hurle à la figure. Il doit avoir raison, tant il paraît avoir raison. Il vous précipite si vite vers ses propres conclusions que votre esprit n’a pas le temps de se récrier : "Quelle idiotie !" — Sauf que la "famille", ce sont des "gens".

— Je vous demande pardon ?

— Ma femme dit que les livres ne sont pas "réels".

— Dieu merci ! Vous pouvez les refermer et dire : "Pouce !" Vous jouez au dieu en la circonstance. Mais qui s’est jamais arraché aux griffes qui vous enserrent quand on sème une graine dans un salon-télé ? Celui-ci vous façonne à son gré. Il constitue un environnement aussi réel que le monde. Il devient, il est la vérité. On peut rabattre son caquet à un livre par la raison. Mais en dépit de tout mon savoir et de tout mon scepticisme, je n’ai jamais été capable de discuter avec un orchestre symphonique de cent instruments, en technicolor et trois dimensions, dans un de ces incroyables salons dont on fait partie intégrante. Comme vous pouvez le constater, mon salon n’est fait que de quatre murs de plâtre. Et tenez. » Il brandit deux petits bouchons en caoutchouc.

« Pour mes oreilles quand je prends le métro-express.

— Dentifrice Denham; ils ne peinent ni ne s’agitent, récita Montag, les yeux fermés. Où cela nous mène ? Estce que les livres peuvent nous aider?

— Seulement si le troisième élément nécessaire nous est donné. Un, comme j’ai dit, la qualité de l’information. Deux : le loisir de l’assimiler. Et trois : le droit d’accomplir des actions fondées sur ce que nous apprend l’interaction des deux autres éléments. Et je doute fort qu’un vieillard et un pompier aigri puissent faire grandchose au point où en est la partie...

— Je peux trouver des livres.

— C’est risqué. — C’est le bon côté de la mort ; quand on n’a rien à perdre, on est prêt à courir tous les risques.

— Là, vous venez de dire une chose intéressante, dit Faber en riant. Sans l’avoir lue nulle part !

— On trouve ça dans les livres ? Ça m’est pourtant venu comme ça !

— À la bonne heure. Ce n’était calculé ni pour moi ni pour personne, pas même pour vous. » Montag se pencha en avant. « Cet après-midi, je me suis dit que si les livres avaient vraiment de la valeur, on pourrait peut-être dénicher une presse et en réimprimer quelques-uns...

— On?

— Vous et moi.

— Oh, non ! » Faber se redressa sur son siège.

« Laissez-moi quand même vous exposer mon plan...

— Si vous insistez pour me le faire connaître, je vais devoir vous demander de partir.

— Ça ne vous intéresse donc pas ?

— Pas si vous vous mettez à tenir des propos qui risquent de me mener au bûcher. Je pourrais à la rigueur vous écouter dans l’éventualité, mais c’est la seule, où l’appareil des pompiers serait lui-même détruit par le feu. Maintenant, si vous me proposez d’imprimer des livres et de nous débrouiller pour les cacher chez les pompiers de tout le pays, de façon à semer le doute et la suspicion chez ces incendiaires, là, je dirai bravo !

— Introduire les livres, déclencher l’alarme et voir les maisons des pompiers brûler, c’est ce que vous voulez dire ? » Faber haussa les sourcils et regarda Montag comme s’il avait un autre homme devant lui. « Je plaisantais.

— Si vous étiez convaincu de l’efficacité d’un tel plan, je serais bien obligé de vous croire.

— On ne peut rien garantir en ce domaine ! Après tout, quand nous avions à notre disposition tous les livres que nous voulions, nous nous sommes quand même acharnés à trouver la falaise la plus haute d’où nous précipiter. Mais le fait est que nous avons besoin de respirer. Que nous avons besoin d’apprendre. Et peut-être que dans un millier d’années nous choisirons des falaises plus modestes pour nous jeter dans le vide. Les livres sont faits pour nous rappeler quels ânes, quels imbéciles nous sommes. Ils sont comme la garde prétorienne de César murmurant dans le vacarme des défilés triomphants : "Souviens-toi, César, que tu es mortel." La plupart d’entre nous ne peuvent pas courir en tous sens, parler aux uns et aux autres, connaître toutes les cités du monde ; nous n’avons ni le temps, ni l’argent, ni tellement d’amis. Ce que vous recherchez, Montag, se trouve dans le monde, mais le seul moyen, pour l’homme de la rue, d’en connaître quatre-vingt-dix-neuf pour cent, ce sont les livres. Ne demandez pas de garanties. Et n’attendez pas le salut d’une seule source, individu, machine ou bibliothèque. Contribuez à votre propre sauvetage, et si vous vous noyez, au moins mourez en sachant que vous vous dirigiez vers le rivage. » Faber se leva et se mit à arpenter la pièce.

« Alors ? demanda Montag.

— Vous parlez sérieusement ?

— Absolument.

— C’est un plan astucieux, je dois dire. » Faber jeta un coup d’œil anxieux vers la porte de sa chambre. « Voir les casernes de pompiers brûler dans tout le pays, dé- truites en tant que foyers de trahison. La salamandre se dévorant la queue ! Grand Dieu !

— J’ai la liste de tous les pompiers avec leur adresse.

En travaillant dans la clandestinité...

— L’embêtant, c’est qu’on ne peut faire confiance à personne. En dehors de vous et moi, qui allumera le feu?

— N’y a-t-il pas des professeurs comme vous, d’anciens écrivains, historiens, linguistes ?

— Morts ou trop âgés.

— Plus ils seront vieux, mieux ça vaudra ; ils passeront inaperçus. Vous en connaissez des douzaines, avouez-le !

— Oh, il y a déjà beaucoup d’acteurs qui n’ont pas joué Pirandello, Shaw ou Shakespeare depuis des années parce que leurs pièces sont trop en prise sur le monde.

On pourrait mettre leur colère à contribution. Comme on pourrait utiliser la rage légitime de ces historiens qui n’ont pas écrit une ligne depuis quarante ans. En vérité, on pourrait aller jusqu’à mettre sur pied des cours de réflexion et de lecture.

— Oui!

— Mais ce ne serait que du grignotage à la petite semaine. La culture tout entière est touchée à mort. Il faut en fondre le squelette et le refaçonner. Bon Dieu, ce n’est pas aussi simple que de reprendre un livre que l’on a posé un demi-siècle plus tôt. N’oubliez pas que les pompiers sont rarement nécessaires. Les gens ont d’euxmêmes cessé de lire. Vous autres pompiers faites votre petit numéro de cirque de temps en temps ; vous réduisez les maisons en fumée et le joli brasier attire les foules, mais ce n’est là qu’un petit spectacle de foire, à peine nécessaire, pour maintenir l’ordre. Il n’y a presque plus personne pour jouer les rebelles. Et parmi les rares qui restent, la plupart, comme moi, cèdent facilement à la peur. Pouvez-vous danser plus vite que le Clown Blanc, crier plus fort que "M. Je t’Embrouille" et les "familles" des salons ? Si oui, vous gagnerez la partie, Montag. De toute façon, vous vous mettez le doigt dans l’œil. Les gens s’amusent — Ils se suicident ! Ils tuent ! » Une escadrille de bombardiers en route vers l’est n’avait cessé de passer dans le ciel durant toute leur conversation, mais ce ne fut qu’à cet instant précis que les deux hommes s’arrêtèrent de parler pour les écouter, ressentant jusque dans leurs entrailles le grondement des réacteurs.

« Patience, Montag. Laissez la guerre couper le sifflet aux "familles". Notre civilisation est en train de voler en éclats. Tenez-vous à l’écart de la centrifugeuse.

— Il faut que quelqu’un soit prêt quand elle explosera.

— Quoi ? Des hommes qui citeront Milton ? Qui diront : "Je me souviens de Sophocle" ? Qui rappelleront aux survivants que l’homme a aussi ses bons côtés ? Il ne feront que rassembler leurs pierres pour se les lancer les uns aux autres. Rentrez chez vous, Montag. Allez vous coucher. Pourquoi perdre vos dernières heures à pédaler dans votre cage en niant être un écureuil ?

— Donc, ça ne vous intéresse plus ?

— Ça m’intéresse tellement que j’en suis malade.

— Et vous ne voulez pas m’aider ?

— Bonsoir, bonsoir. » Les mains de Montag s’emparèrent de la Bible. Il s’en rendit compte et eut l’air surpris.

« Aimeriez-vous posséder ce livre ?

— Je donnerais mon bras droit pour l’avoir. » Debout, Montag attendit la suite des événements. Ses mains, d’elles-mêmes, tels deux individus travaillant de concert, commencèrent à arracher les pages. Elles déchirèrent la page de garde, puis la page un, puis la deux.

« Imbécile, qu’est-ce que vous faites ? » Faber bondit comme si on l’avait frappé. Il se rua sur Montag qui le repoussa, laissant ses mains poursuivre leur tâche. Six autres pages tombèrent sur le sol. Il les ramassa et en fit une boule sous les yeux de Faber.

« Non, oh, non ! gémit le vieillard.

— Qui peut m’arrêter ? Je suis pompier. Je peux vous brûler ! » Le vieillard le regarda fixement. « Vous ne feriez pas ça.

— Je pourrais !

— Le livre. Arrêtez de le déchirer. » Faber s’affala dans un fauteuil, le visage blême, les lèvres tremblantes.

« N’ajoutez pas à mon épuisement. Qu’est-ce que vous voulez ?

— J’ai besoin d’apprendre de vous.

— Bon, bon. » Montag reposa le livre. Il entreprit de déplier le papier froissé et le lissa sous le regard las du vieil homme.

Faber secoua la tête comme au sortir du sommeil.

« Montag, avez-vous de l’argent ?

— Un peu. Quatre ou cinq cents dollars. Pourquoi ?

— Apportez-les. Je connais un homme qui imprimait le bulletin de notre collège il y a cinquante ans. C’était l’année où, entamant un nouveau semestre, je n’ai trouvé qu’un seul étudiant pour suivre mon cours sur "Le théâtre d’Eschyle à O’Neil". Vous voyez ? Quelle belle statue de glace c’était, à fondre au soleil. Je me souviens des journaux qui mouraient comme des papillons géants.

On n’en voulait plus. Ça ne manquait plus à personne.

Et le gouvernement, voyant à quel point il était avantageux d’avoir des gens ne lisant que des histoires à base de lèvres passionnées et de coups de poing dans l’estomac, a bouclé la boucle avec vos cracheurs de feu. Du coup, voilà un imprimeur sans travail, Montag. On pourrait commencer par quelques livres, attendre que la guerre disloque le système et nous donne le coup de pouce dont nous avons besoin. Quelques bombes, et dans les murs de toutes les maisons, comme autant de rats en costumes d’Arlequin, les "familles" se tairont !

Dans le silence, nos apartés auront quelque chance d’être entendus. » Ils contemplèrent tous deux le livre posé sur la table.

« J’ai essayé de me souvenir, dit Montag. Mais rien à faire ; le temps de tourner la tête, tout fiche le camp.

Dieu, que j’aimerais avoir quelque chose à rétorquer au capitaine. Il a assez lu pour avoir réponse à tout, ou pour en donner l’impression. Sa voix est comme du beurre.

J’ai peur qu’avec ses laïus il ne me ramène à la case départ. Il y a seulement une semaine, en faisant cracher le pétrole à ma lance, je me disais : "Dieu, quelle joie !" » Le vieil homme hocha la tête. « Ceux qui ne construisent pas doivent brûler. C’est vieux comme le monde et la délinquance juvénile.

— Voilà donc ce que je suis.

— Nous le sommes tous plus ou moins. » Montag se dirigea vers la porte d’entrée. «Pouvez-vous m’aider d’une façon ou d’une autre ce soir, quand je serai devant mon capitaine ? J’ai besoin d’un parapluie pour me protéger de l’averse. J’ai tellement peur de me noyer s’il me retombe dessus. » Le vieillard ne dit rien, mais lança une fois de plus un coup d’œil inquiet vers sa chambre. Montag s’en aperçut.

« Alors ? » Le vieillard respira à fond, retint son souffle, puis expira. Nouvelle goulée d’air, les yeux fermés, les lèvres serrées, puis il lâcha : « Montag... » Enfin il se détourna et dit : « Venez. J’allais bel et bien vous laisser partir. Je ne suis qu’un vieux trouillard. » Faber ouvrit la porte de la chambre et fit pénétrer Montag dans une petite pièce où se dressait une table chargée d’outils et de tout un fouillis de fils microscopiques, minuscules rouleaux, bobines et cristaux.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Montag.

— La preuve de mon effroyable lâcheté. Il y a tellement d’années que je vis seul, à projeter des images sur les murs de mon imagination ! Les petits bricolages auxquels se prêtent l’électronique et la radiodiffusion sont devenus mon dada. Ma lâcheté est une telle passion, en plus de l’esprit révolutionnaire qui vit dans son ombre, que j’ai été forcé d’inventer ceci. » Il ramassa un petit objet de métal vert pas plus gros qu’une balle de calibre 22.

« J’ai dû payer tout ceci... comment ? En jouant à la Bourse, bien sûr, le dernier refuge au monde pour les dangereux intellectuels sans travail. Oui, j’ai joué à la Bourse, construit tout ça et attendu. Attendu en tremblant, une moitié de vie durant, que quelqu’un m’adresse la parole.Je n’osais parler à personne. Ce jour-là, dans le parc, quand nous nous sommes assis côte à côte, j’ai su qu’un jour ou l’autre vous vous manifesteriez à nouveau, en ami ou en incendiaire, c’était difficile à prévoir.

Ce petit appareil est prêt depuis des mois. Mais j’ai failli vous laisser partir, tellement j’ai peur !

— On dirait un Coquillage radio.

— Et plus encore ! Celui-ci écoute / Si vous le placez dans votre oreille, Montag, je peux rester tranquillement assis chez moi, à réchauffer ma carcasse percluse de peur, et écouter et analyser l’univers des pompiers, découvrir ses points faibles, sans courir le moindre danger.

Je suis la reine des abeilles, en sécurité dans la ruche.

Vous serez l’ouvrière, l’oreille voyageuse. À la longue, je pourrais déployer des oreilles dans tous les quartiers de la ville, avec diverses personnes pour écouter et évaluer. Si les ouvrières meurent, je continue d’être en sécurité chez moi, soignant ma peur avec un maximum de confort et un minimum de risque. Vous voyez combien je suis prudent, et combien je suis méprisable ? » Montag inséra la balle verte dans son oreille. Le vieil homme enfonça un objet similaire dans la sienne et remua les lèvres.

« Montag ! » La voix résonnait dans la tête de Montag.

« Je vous entends ! » Le vieillard se mit à rire. « Je vous reçois parfaitement moi aussi ! » Faber parlait tout bas, mais sa voix restait claire dans la tête de Montag. «Allez à la caserne à l’heure fixée. Je serai avec vous. Nous écouterons ensemble ce capitaine Beatty. Il pourrait être des nôtres.

Qui sait ? Je vous dicterai vos réponses. Nous lui ferons un numéro de première. Me détestez-vous pour ma lâcheté électronique ? Me voilà à vous expédier dans la nuit, pendant que je reste en arrière avec mes maudites oreilles en train de guetter votre arrêt de mort.

— Chacun fait ce qu’il peut. » Montag plaça la Bible entre les mains de Faber. « Tenez. Je tâcherai de rendre un autre livre à la place. Demain...

— Je verrai cet imprimeur au chômage ; ça au moins, j’en suis capable.

— Bonsoir, professeur.

— Non, pas bonsoir. Je ne vous quitterai pas de la nuit ; je vous chatouillerai l’oreille comme un moustique quand vous aurez besoin de moi. Mais bonsoir et bonne chance quand même. » La porte s’ouvrit et se referma. Montag se retrouva dans la rue sombre, à contempler le monde.

Cette nuit-là, on sentait la guerre imminente dans le ciel. À la façon dont les nuages s’écartaient pour revenir aussitôt, à l’éclat des étoiles qui flottaient par milliers entre les nuages, comme des yeux ennemis, à l’impression que le ciel allait tomber sur la cité, la réduire en poussière, et la lune exploser en un rouge embrasement.

Tel était le sentiment que donnait la nuit.

Montag s’éloigna du métro avec l’argent dans sa poche (il était passé à la banque, dont les guichets automatiques restaient ouverts en permanence) et tout en marchant, il écoutait le Coquillage qu’il avait dans l’oreille... « Nous avons mobilisé un million d’hommes.

Une victoire éclair nous est acquise si la guerre éclate... » Un flot de musique submergea aussitôt la voix.

« Dix millions d’hommes mobilisés, murmura la voix de Faber dans son autre oreille. Mais on n’en annonce qu’un. C’est plus plaisant.

— Faber ?

— Oui.

— Je ne pense pas par moi-même. Je fais simplement ce qu’on me dicte, comme toujours. Vous m’avez dit d’aller chercher l’argent et j’y suis allé. L’initiative n’est pas vraiment venue de moi. Quand commencerai-je à agir de mon propre chef ?

— Vous avez déjà commencé en disant ce que vous venez de dire. Il faudra me croire sur parole.

— Les autres aussi je les ai crus sur parole !

— Oui, et regardez où ça nous mène. Il vous faudra avancer à l’aveuglette pendant quelque temps. Vous avez mon bras pour vous accrocher.

— Je ne veux pas changer de camp pour continuer à recevoir des ordres. Il n’y a aucune raison de changer si c’est comme ça.

— Vous voilà déjà fort avisé ! » Montag sentit ses pieds qui l’entraînaient sur le trottoir en direction de sa maison. « Parlez-moi encore.

— Voulez-vous que je vous fasse la lecture ? Je ferai en sorte que vous puissiez mémoriser. Je ne dors que cinq heures par nuit. Je n’ai rien d’autre à faire. Alors si vous voulez, je vous ferai la lecture pendant votre sommeil. Il paraît qu’on retient des informations même quand on dort, si quelqu’un nous les murmure à l’oreille.

— D’accord.

— Tenez. » De l’autre bout de la ville plongée dans la nuit lui parvint le bruissement infime d’une page tournée. « Le livre de Job. » La lune monta dans le ciel tandis que Montag allait, les lèvres animées d’un mouvement à peine perceptible.

À neuf heures du soir, il était en train de prendre un dîner léger quand la porte d’entrée appela dans le couloir. Mildred se rua hors du salon comme un autochtone fuyant une éruption du Vésuve. Mme Phelps et Mme Bowles franchirent le seuil et disparurent dans la gueule du volcan, des martinis à la main. Montag s’arrêta de manger. Elles ressemblaient à un monstrueux lustre de cristal tintant sur mille tonalités, il vit leurs sourires de chat du Cheshire s’imprimer, flamboyants, sur les murs de la maison, et voilà qu’elles criaient à tue-tête pour se faire entendre dans le vacarme général.

Montag se retrouva à la porte du salon, la bouche pleine.

« On dirait que ça va bien pour tout le monde !

— Ça va bien.

— Tu as une mine superbe, Millie.

— Superbe.

— Tout le monde a l’air en superforme.

— En superforme ! » Immobile, Montag les observait.

« Patience, murmura Faber.

— Je ne devrais pas être ici, dit Montag entre ses dents, presque pour lui-même. Je devrais être en route pour chez vous avec l’argent !

— Demain suffira. Prudence !

— Cette émission n’est-elle pas une merveille ? s’écria Mildred.

— Une merveille ! » Sur l’un des murs une femme souriait tout en buvant du jus d’orange. Comment peut-elle faire les deux à la fois ? songea absurdement Montag. Sur les autres murs une radioscopie de la même femme permettait de suivre, de contractions en contractions, le trajet de la boisson rafraîchissante jusqu’à son ravissant estomac ! Brusquement la pièce s’envola dans les nuages à bord d’une fusée, puis plongea dans une mer vert absinthe où des poissons bleus dévoraient des poissons rouge et jaune.

Une minute plus tard trois clowns blancs de dessin animé se mirent à s’amputer mutuellement sous d’énormes vagues de rires. Encore deux minutes et la pièce se trouva catapultée hors de la ville, devant une piste où des jet cars tournaient à toute allure en se percutant à qui mieux mieux. Montag vit nombre de corps voler en tous sens.

« Millie, tu as vu ça ?

— J’ai vu, j’ai vu ! » Montag glissa une main à l’intérieur du mur et actionna l’interrupteur. Les images se résorbèrent comme de l’eau s’échappant d’un gigantesque bocal de poissons surexcités.

Les trois femmes se retournèrent lentement et regardèrent Montag avec une irritation non dissimulée qui céda le pas à de l’aversion pure et simple.

« Quand pensez-vous que la guerre va éclater ? lançat-il. Je remarque que vos maris ne sont pas là ce soir.

— Oh, ils vont et viennent, ils vont et viennent, dit Mme Phelps. On voit Finnegan de temps en temps, l’Armée a appelé Pete hier. Il sera de retour la semaine prochaine. C’est ce qu’on lui a dit. Une guerre éclair. Quarante-huit heures, d’après eux, et tout le monde rentre chez soi. C’est ce qu’on dit dans l’Armée. Une guerre éclair. Pete a été appelé hier et on lui a dit qu’il serait de retour la semaine prochaine. Une guerre éc... » Les trois femmes s’agitaient et jetaient des regards inquiets vers les murs vides couleur de boue.

« Je ne me frappe pas, reprit Mme Phelps. Je laisse ça à Pete. » Elle gloussa. « Je laisse ce vieux Pete s’en faire pour nous deux. Moi non. Je ne me fais pas de souci.

— Oui, dit Millie. Laissons ce vieux Pete se faire du souci tout seul.

— C’est toujours les maris des autres qui y restent, à ce qu’il paraît.

— J’ai entendu dire ça, moi aussi. Je n’ai jamais connu personne qui soit mort à la guerre. En se jetant du haut d’un immeuble, oui, comme le mari de Gloria la semaine dernière, mais à la guerre ? Personne.

— Jamais à la guerre, acquiesça Mme Phelps. De toute façon, Pete et moi avons toujours été d’accord : pas de larmes, rien de tout ça. C’est notre troisième mariage à chacun, et nous sommes indépendants. Restons indépendants, c’est ce que nous avons toujours dit. Si je me fais tuer, m’a-t-il dit, continue comme si de rien n’était et ne pleure pas ; remarie-toi et ne pense pas à moi.

— À propos, lança Mildred, vous avez vu Clara Dove, ce télé-roman de cinq minutes, hier soir ? C’est l’histoire d’une femme qui... » Sans rien dire, Montag contemplait les visages des trois femmes comme il avait regardé les visages des saints dans une étrange église où il était entré quand il était enfant. Les têtes de ces personnages vernissés ne signifiaient rien pour lui, mais il était resté là un long moment à leur parler, à s’efforcer d’appartenir à cette religion, de savoir en quoi elle consistait, d’absorber dans ses poumons, donc dans son sang, assez de cet encens âpre et de cette poussière particulière à l’endroit pour se sentir touché et concerné par la signification de ces hommes et de ces femmes coloriés aux yeux de porcelaine et aux lèvres vermeilles. Mais il n’avait rien éprouvé, rien du tout ; c’était comme déambuler dans un nouveau magasin, où son argent n’avait pas cours, où son cœur était resté froid, même quand il avait touché le bois, le plâtre et l’argile. Il en était de même à présent, dans son propre salon, avec ces femmes qui se tortillaient dans leur fauteuil, allumaient des cigarettes, soufflaient des nuages de fumée, tripotaient leurs cheveux recuits et examinaient leurs ongles flamboyants comme s’ils avaient pris feu sous son regard. La hantise du silence gagnait leurs traits. Elles se penchèrent en avant au bruit que fit Montag en avalant sa dernière bouchée.

Elles écoutèrent sa respiration fiévreuse. Les trois murs vides de la pièce évoquaient les fronts pâles de géants plongés dans un sommeil sans rêves. Montag eut l’impression que si l’on touchait ces trois fronts hébétés on sentirait une fine pellicule de sueur au bout des doigts.

Cette transpiration se joignait au silence et au tremblement imperceptible du milieu ambiant et de ces femmes qui se consumaient d’anxiété. D’un moment à l’autre elles allaient émettre un long sifflement crachotant et exploser.

Montag remua les lèvres.

« Et si nous bavardions un peu ? » Les femmes sursautèrent et ouvrirent de grands yeux.

« Comment vont vos enfants, madame Phelps ? demanda-t-il.

— Vous savez bien que je n’en ai pas ! Dieu sait qu’aucune personne sensée n’aurait l’idée d’en avoir ! » s’emporta Mme Phelps sans très bien savoir pourquoi elle en voulait à cet homme.

« Je ne suis pas de cet avis, dit Mme Bowles. J’ai eu deux enfants par césarienne. Inutile de souffrir le martyre pour avoir un bébé. Les gens doivent se reproduire, n’est-ce pas, la race doit se perpétuer. Et puis, il arrive que les enfants vous ressemblent, et c’est bien agréable.

Deux césariennes et le tour était joué, je vous le garantis.

Oh, mon docteur m’a bien dit : "Pas besoin de césarienne ; vous avez le bassin qui convient, tout est normal", mais j’ai insisté.

— Césariennes ou pas, les enfants sont ruineux ; vous n’avez plus votre tête à vous, rétorqua Mme Phelps.

— Je bazarde les enfants à l’école neuf jours sur dix.

Je n’ai à les supporter que trois jours par mois à la maison ; ce n’est pas la mer à boire. On les fourre dans le salon et on appuie sur le bouton. C’est comme la lessive ; on enfourne le linge dans la machine et on claque le couvercle. » Mme Bowles laissa échapper un petit rire niais. « C’est qu’ils me flanqueraient des coups de pied aussi bien qu’ils m’embrasseraient. Dieu merci, je sais me défendre ! » Les trois femmes s’esclaffèrent, exposant leur langue.

Mildred resta un moment tranquille puis, voyant Montag toujours debout sur le seuil, battit des mains. « Et si nous parlions politique, pour faire plaisir à Guy ?

— Bonne idée, dit Mme Bowles. J’ai voté aux dernières élections, comme tout le monde, et je n’ai pas caché que c’était pour le Président Noble. Je crois que c’est un des plus beaux Présidents que nous ayons jamais eu.

— Il faut dire que celui qu’ils présentaient contre lui...

— Ça, il n’avait rien de terrible. Le genre court sur pattes, aucun charme, l’air de ne pas savoir se raser ni se coiffer correctement.

— Quelle idée ont eue les autres de le présenter ? On ne présente pas un nabot pareil contre un grand gaillard.

En plus... il parlait entre ses dents. La moitié du temps je n’entendais pas un mot de ce qu’il disait. Et les mots que j’entendais, je ne les comprenais pas !

— Et bedonnant, avec ça, et pas fichu de s’habiller de façon à dissimuler son embonpoint. Pas étonnant que Winston Noble ait remporté une victoire écrasante.

Même leurs noms ont joué. Comparez dix secondes Winston Noble et Hubert Hoag * et vous pouvez presque prévoir les résultats.

— Bon sang ! s’écria Montag. Qu’est-ce que vous savez de Hoag et de Noble ?

— Eh bien, ils étaient sur ce mur il n’y a pas six mois.

Il y en avait un qui n’arrêtait pas de se curer le nez ; ça me mettait hors de moi.

— Voyons, monsieur Montag, dit Mme Phelps, voudriez-vous que nous votions pour un type pareil ? » Un large sourire éclaira le visage de Mildred. « Ne reste pas là planté à la porte, Guy, et ne nous mets pas les nerfs en pelote. » Mais Montag avait déjà disparu pour revenir un instant après un livre à la main.

« Guy !

— Au diable tout ça, au diable tout ça !

" Hoag " fait en effet penser à " Hog " : porc, verrat. (N.d.T.) — Qu’est-ce que vous tenez là ? N’est-ce pas un livre ? Je croyais que tout ce qui était formation spéciale se faisait par films aujourd’hui. » Mme Phelps battit des paupières. « Vous potassez les aspects théoriques du métier de pompier ?

— Merde à la théorie, dit Montag. C’est de la poésie.

— Montag. » Un murmure.

« Fichez-moi la paix ! » Montag se sentait pris dans un immense tourbillon qui lui ronflait aux oreilles.

« Montag, arrêtez, ne...

— Vous les entendez, vous entendez ces monstres parler d’autres monstres ? Oh, Dieu, la façon dont elles jacassent sur les gens, leurs propres enfants, elles-mêmes, la façon dont elles parlent de leurs maris, la façon dont elles parlent de la guerre, nom de nom, je suis là à les écouter sans en croire mes oreilles !

— Je n’ai pas dit un seul mot sur une guerre quelconque, je vous ferai remarquer, dit Mme Phelps.

— Quant à la poésie, je déteste ça, ajouta Mme Bowles.

— En avez-vous jamais lu ?

— Montag ! grésilla la voix lointaine de Faber. Vous allez tout gâcher. Taisez-vous, imbécile ! » Les trois femmes étaient debout.

« Asseyez-vous ! » Elles se rassirent.

« Je rentre chez moi, chevrota Mme Bowles.

— Montag, Montag, au nom du ciel, qu’est-ce que vous avez en tête ? le supplia Faber.

— Pourquoi ne nous lisez-vous pas un de ces poèmes de votre petit livre ? l’encouragea Mme Phelps. Je pense que ce serait très intéressant.

— Ce n’est pas bien, pleurnicha Mme Bowles. C’est interdit !

— Allons, regarde M. Montag, il y tient, je le sais. Et si nous écoutons gentiment, M. Montag sera content et nous pourrons peut-être passer à autre chose. » Elle jeta un regard inquiet sur le vide persistant des murs qui les entouraient.

« Montag, si vous insistez, je décroche, je vous laisse en plan. » L’insecte lui vrillait le tympan. « À quoi bon cette comédie ? Qu’est-ce que vous voulez prouver ?

— Je veux leur flanquer la trouille, tout simplement, leur flanquer la trouille de leur vie ! » Mildred regarda dans le vide. « Dis-moi, Guy, à qui parles-tu exactement ? » Une aiguille d’argent lui transperça le cerveau. « Montag, écoutez, il n’y a qu’une façon de vous en sortir, faites croire à une plaisanterie, simulez, faites semblant de ne pas être en colère. Ensuite... allez tout droit à votre incinérateur et jetez le livre dedans ! » Mildred avait déjà pris les devants d’une voix chevrotante. « Mesdames, une fois par an, chaque pompier est autorisé à ramener chez lui un livre des anciens temps, pour montrer à sa famille à quel point tout cela était stupide, à quel point ce genre de chose pouvait vous angoisser, vous tournebouler. Ce soir, Guy a voulu vous faire une surprise en vous donnant un échantillon de ce charabia pour qu’aucune d’entre nous ne se casse plus sa pauvre petite tête avec ces bêtises, n’est-ce pas, chéri ? » Il pressa le livre entre ses poings.

« Dites oui. » Ses lèvres imitèrent celles de Faber : « Oui. » Mildred lui arracha le livre des mains en riant.

« Tiens ! Lis celui-ci. Non, attends. Voilà celui que tu m’as lu aujourd’hui et qui est si drôle. Vous n’en comprendrez pas un mot, mesdames. Ça fait tatati-tatata. Vas-y, Guy, cette page, chéri. » Il baissa les yeux sur le livre ouvert.

Une mouche agita doucement ses ailes dans son oreille. « Lisez.

— Quel est le titre, chéri ?

— La Plage de Douvres. » Il avait les lèvres tout engourdies.

« Et maintenant, lis d’une voix bien distincte, et va doucement. » La pièce s’était transformée en une fournaise où il était à la fois feu et glace. Elles occupant trois fauteuils au milieu d’un désert vide, et lui debout, oscillant sur ses jambes, attendant que Mme Phelps ait fini de tirer sur l’ourlet de sa robe et Mme Bowles de se tripoter les cheveux. Puis il commença à lire et sa voix, d’abord basse et hésitante, s’affermit de vers en vers, se lança dans la traversée du désert, s’enfonça dans le blanc, enveloppa les trois femmes assises au cœur de ce vaste néant brûlant.

La mer de la Confiance Était haute jadis, elle aussi, et ceignait De ses plis bien serrés les rives de la terre.

Mais à présent je n ‘entends plus Que son mélancolique et languissant retrait Sous le vent de la nuit immense, Le long des vastes bords et des galets à nu D’un lugubre univers.

Les trois fauteuils grincèrent.

Montag acheva sa lecture.

Ah, mon aimée, soyons fidèles L’un à l’autre ! Car le monde, image sans trêve De ce qu ‘on penserait être un pays de rêve, Si beau en sa fraîcheur nouvelle, Ne renferme ni joie, ni amour, ni clarté, Ni vérité, ni paix, ni remède à nos peines ; Et nous sommes ici comme dans une plaine Obscure, traversée d’alarmes, paniquée, Où dans la nuit se heurtent d’aveugles armées.

Mme Phelps pleurait.

Au milieu du désert, les autres femmes regardaient son visage se déformer à mesure que s’amplifiaient ses pleurs. Elles restaient là, sans la toucher, ahuries par la violence de sa réaction. Elle sanglotait sans pouvoir s’arrêter. Montag lui-même en était stupéfait, tout retourné.

« Allons, allons, dit Mildred. C’est fini, Clara, tout va bien, ne te laisse pas aller, Clara ! Enfin, Clara, qu’est-ce qui te prend ?

— Je... je... hoqueta Clara, ne sais pas, sais pas, je ne sais pas, oh, oh... » Mme Bowles se leva et foudroya Montag du regard.

« Vous voyez ? Je le savais, c’est ce que je voulais démontrer ! Je savais que ça arriverait ! Je l’ai toujours dit, poésie égale larmes, poésie égale suicide, pleurs et gémissements, sentiments pénibles, poésie égale souffrance ; toute cette sentimentalité écœurante ! Je viens d’en avoir la preuve. Vous êtes un méchant homme, monsieur Montag, un méchant homme ! » Voix de Faber : « Et voilà... » Montag se surprit en train de marcher vers la trappe murale et de jeter le livre dans la bouche de cuivre au fond de laquelle attendaient les flammes.

« Des mots stupides, des mots stupides, des mots stupides et malfaisants, continua Mme Bowles. Pourquoi les gens tiennent-ils absolument à faire du mal aux autres ?

N’y a-t-il pas assez de malheur dans le monde pour qu’il vous faille tourmenter les gens avec des choses pareilles?

— Allons, Clara, allons, implora Mildred en la tirant par le bras. Haut les cœurs ! Mets-nous la "famille". Allez, vas-y. Amusons-nous, arrête de pleurer, on va se faire une petite fête !

— Non, fit Mme Bowles. Je rentre tout droit chez moi.

Si vous voulez venir avec moi voir ma "famille", tant mieux. Mais je ne remettrai plus jamais les pieds dans la maison de fous de ce pompier !

— Rentrez donc chez vous. » Montag la fixa calmement du regard. « Rentrez chez vous et pensez à votre premier mari divorcé, au second qui s’est tué en avion, au troisième qui s’est fait sauter la cervelle ; rentrez chez vous et pensez à votre bonne douzaine d’avortements, à vos maudites césariennes et à vos gosses qui vous détestent ! Rentrez chez vous et demandez-vous comment tout ça est arrivé et ce que vous avez fait pour l’empêcher. Rentrez chez vous, rentrez chez vous ! hurla-t-il.

Avant que je vous cogne dessus et que je vous flanque dehors à coups de pied ! » Claquements de portes, et ce fut le vide dans la mai son. Montag se retrouva tout seul au cœur de l’hiver, entre les murs du salon couleur de neige sale.

Dans la salle de bains, l’eau se mit à couler. Il entendit Mildred secouer le flacon de somnifères au-dessus de sa main.

« Quelle idiotie, Montag, mais quelle idiotie, mon Dieu, quelle incroyable idiotie...

— La ferme ! » Il arracha la balle verte de son oreille et la fourra dans sa poche.

Et l’appareil de grésiller. « ... idiotie... idiotie... » Il fouilla la maison et trouva les livres où Mildred les avait empilés : derrière le réfrigérateur. Il en manquait quelques-uns ; elle avait déjà entrepris de se débarrasser de la dynamite entreposée dans sa maison, petit à petit, cartouche par cartouche. Mais il n’était plus en colère, seulement fatigué et déconcerté par son propre comportement. Il transporta les livres dans l’arrière-cour et les cacha dans les buissons près de la clôture. Pour cette nuit seulement, se dit-il, au cas où elle déciderait d’en brûler d’autres.

Il regagna la maison. « Mildred ? » appela-t-il à la porte de la chambre plongée dans l’obscurité. Pas un bruit.

Dehors, en traversant la pelouse pour se rendre à son travail, il s’efforça de ne pas voir à quel point la maison de Clarisse McClellan était sombre et déserte...

Tandis qu’il se dirigeait vers le centre-ville, il se sentit tellement seul face à son énorme bévue qu’il eut besoin de l’étrange chaleur humaine que dégageait une voix douce et familière parlant dans la nuit. Déjà, au bout de quelques petites heures, il avait l’impression d’avoir toujours connu Faber. Désormais, il savait qu’il était deux personnes, qu’il était avant tout Montag ignorant tout, ignorant jusqu’à sa propre sottise, qu’il ne faisait que soupçonner, mais aussi le vieil homme qui ne cessait de lui parler tandis que le train était aspiré d’un bout à l’autre de la cité enténébrée en une longue série de saccades nauséeuses. Au cours des jours à venir, et au cours des nuits sans lune comme de celles où une lune éclatante brillerait sur la terre, le vieil homme continuerait à lui parler ainsi, goutte à goutte, pierre par pierre, flocon par flocon. Son esprit finirait par déborder et il ne serait plus Montag, voilà ce que lui disait, lui assurait, lui promettait le vieillard. Il serait Montag-plus-Faber, feu plus eau, et puis, un jour, quand tout se serait mélangé et aurait macéré et fermenté en silence, il n’y aurait plus ni feu ni eau, mais du vin. De deux éléments séparés et opposés en naîtrait un troisième. Et un jour il se retournerait vers l’idiot d’autrefois et le considérerait comme tel. Dès à présent il se sentait parti pour un long voyage, il faisait ses adieux, s’éloignait de celui qu’il avait été.

C’était bon d’écouter ce bourdonnement d’insecte, cette susurration, ensommeillée de moustique et, en filigrane, le murmure ténu de la voix du vieil homme qui, après l’avoir réprimandé, le consolait dans la nuit tandis qu’il émergeait des vapeurs du métro pour gagner l’univers de la caserne.

« Soyez compréhensif, Montag, compréhensif. Ne les disputez pas, ne les accablez pas ; vous étiez des leurs il n’y a pas si longtemps. Ils sont tellement persuadés qu’il en ira toujours ainsi. Mais il n’en est rien. Ils ne savent pas que tout cela n’est qu’un énorme météore qui fait une jolie boule de feu dans l’espace, mais devra bien frapper un jour. Ils ne voient que le flamboiement, la jolie boule de feu, comme c’était votre cas.

« Montag, les vieillards qui restent chez eux, en proie à la peur, à soigner leurs os fragiles, n’ont aucun droit à la critique. N’empêche que vous avez failli tout faire capoter dès le départ. Attention ! Je suis avec vous, ne l’oubliez pas. Je comprends ce qui s’est passé. Je dois reconnaître que votre fureur aveugle m’a ravigoté. Dieu, que je me suis senti jeune ! Mais maintenant... je veux que vous vous sentiez vieux, je veux qu’un peu de ma lâcheté coule en vous ce soir. Dans les heures à venir, quand vous verrez le capitaine Beatty, tournez autour de lui sur la pointe des pieds, laissez-moi l’écouter pour vous, laissez-moi apprécier la situation. Survivre : tel est notre impératif. Oubliez ces pauvres idiotes...

— Je les ai rendues plus malheureuses qu’elles ne l’ont été depuis des années, je crois. Ça m’a fait un choc de voir Mme Phelps pleurer. Peut-être qu’elles ont raison, peut-être qu’il vaut mieux ne pas voir les choses en face, fuir, s’amuser. Je ne sais pas. Je me sens coupable...

— Non, il ne faut pas ! S’il n’y avait pas de guerre, si le monde était en paix, je dirais : Parfait, amusez-vous.

Mais vous ne devez pas faire marche arrière pour n’être qu’un pompier. Tout ne va pas si bien dans le monde. » Montag était en sueur.

« Montag, vous écoutez ?

— Mes pieds, répondit-il. Je n’arrive plus à les remuer. Je me sens tellement bête. Mes pieds ne veulent plus avancer !

— Écoutez. Calmez-vous, dit le vieil homme d’une voix affable. Je sais, je sais. Vous avez peur de commettre des erreurs. Il ne faut pas. Les erreurs peuvent être profitables. Sapristi, quand j’étais jeune, je jetais mon ignorance à la tête des gens. Et ça me valait des coups de bâtons. Quand j’ai atteint la quarantaine, mon instrument émoussé s’était bien aiguisé. Si vous cachez votre ignorance, vous ne recevrez pas de coups et vous n’apprendrez rien. Et maintenant, récupérez vos pieds, et cap sur la caserne ! Nous sommes des frères jumeaux, nous ne sommes plus seuls, isolés dans nos salons respectifs, sans contact entre nous. Si vous avez besoin d’aide quand Beatty vous entreprendra, je serai là dans votre oreille à prendre des notes ! » Montag sentit bouger son pied droit, puis son pied gauche.

« Bon vieillard, dit-il, ne me lâchez pas. » Le Limier robot n’était pas là. Sa niche était vide, la caserne figée dans un silence de plâtre, et la salamandre orange dormait, le ventre plein de pétrole, les lanceflammes en croix sur ses flancs. Montag s’avança, toucha le mât de cuivre et s’éleva dans l’obscurité, jetant un dernier regard vers la niche déserte, le cœur battant, s’arrêtant, repartant. Pour l’instant, Faber était un papillon de nuit endormi dans son oreille.

Beatty se tenait debout au bord du puits, le dos tourné, attendant sans attendre.

« Tiens, dit-il aux hommes en train de jouer aux cartes, voilà que nous arrive un drôle d’animal ; dans toutes les langues on appelle ça un idiot. » Il tendit la main de côté, la paume en l’air, comme pour recevoir un cadeau. Montag y déposa le livre. Sans même jeter un coup d’œil au titre, Beatty le lança dans la poubelle et alluma une cigarette. « "Qui veut faire l’ange fait la bête." Bienvenue au bercail, Montag. J’espère que vous allez rester avec nous maintenant que votre fièvre est tombée et que vous n’êtes plus malade.

Vous faites une petite partie de poker ? » Ils s’installèrent et on distribua les cartes. Sous le regard de Beatty, Montag eut l’impression que ses mains criaient leur culpabilité. Ses doigts étaient pareils à des furets qui, ayant commis quelque méfait, n’arrivaient plus à tenir en place, ne cessaient de s’agiter, de fouiller et de se cacher dans ses poches, fuyant les flambées d’alcool qui jaillissaient des yeux de Beatty. Un simple souffle de celui-ci, et les mains de Montag allaient, lui semblait-il, se recroqueviller, s’abattre sur le flanc, privées de vie à tout jamais ; elles resteraient enfouies dans ses manches tout le reste de son existence, oubliées. Car c’étaient ces mains qui avaient agi toutes seules, sans qu’il y ait pris part, c’était là qu’une conscience nouvelle s’était manifestée pour leur faire chiper des livres, se sauver avec Job, Ruth et Willie Shakespeare, et à présent, dans la caserne, ces mains lui paraissaient gantées de sang.

Deux fois en une demi-heure, Montag dut abandonner la partie pour aller se laver les mains aux lavabos.

Et quand il revenait, il les cachait sous la table.

Rire de Beatty. « Laissez vos mains en vue, Montag.

Ce n’est pas qu’on se méfie de vous, comprenez bien, mais... » Et tout le monde de s’esclaffer.

« Enfin, dit Beatty, la crise est passée et tout est bien, la brebis est de retour au bercail. Nous sommes tous des brebis à qui il est arrivé de s’égarer. La vérité est la vérité, en fin de compte, avons-nous crié. Ceux qu’accompagnent de nobles pensées ne sont jamais seuls, avons-nous clamé à nos propres oreilles. "Suave nourriture d’un savoir suavement énoncé", a dit Sir Philip Sidney. Mais d’un autre côté : "Les mots sont pareils aux feuilles : quand ils abondent, L’esprit a peu de fruits à cueillir à la ronde." Alexander Pope. Que pensez-vous de cela ?

— Je ne sais pas.

— Attention, murmura Faber depuis un autre monde, au loin.

— Ou de ceci ? "Une goutte de science est chose dangereuse. Bois à grands traits ou fuis l’eau des Muses charmeuses ; À y tremper la lèvre on est certain d’être ivre, Et c’est d’en boire à satiété qui te délivre." Pope. Même Essai. Ça donne quoi dans votre cas ? » Montag se mordit la lèvre.

« Je vais vous le dire, poursuivit Beatty en adressant un sourire à ses cartes. Ça vous a transformé momentanément en ivrogne. Lisez quelques lignes et c’est la chute dans le vide. Boum, vous êtes prêt à faire sauter le monde, à trancher des têtes, à déquiller femmes et enfants, à détruire l’autorité. Je sais, je suis passé par là.

— Je me sens très bien, dit nerveusement Montag.

— Ne rougissez pas. Je ne vous cherche pas noise, je vous assure. Figurez-vous que j’ai fait un rêve, il y a une heure. Je m’étais allongé pour faire un somme et dans ce rêve, vous et moi, Montag, nous avions une violente discussion sur les livres. Vous étiez fou de rage, me bombardiez de citations. Je parais calmement tous les coups.

La force, disais-je. Et vous, citant Johnson : "Science fait plus que violence !" Et je répondais : "Eh bien, mon cher, Johnson a dit aussi : ‘Aucun homme sensé ne lâchera une certitude pour une incertitude.’" Restez pompier, Montag. Tout le reste n’est que désolation et chaos !

— Ne l’écoutez pas, murmura Faber. Il essaie de vous brouiller les idées. Il est retors. Méfiez-vous ! » Petit rire de Beatty. « Et vous de citer : "La vérité éclatera au grand jour, le crime ne restera pas longtemps caché !" Et moi de m’écrier jovialement : "Oh, Dieu, il prêche pour sa propre cause !" Et : "Le diable peut citer les Écritures à son profit." Et vous de brailler : "Nous faisons plus de cas d’une vaine brillance Que d’un saint en haillons tout pétri de sapience." Et moi de murmurer en toute tranquillité : "La dignité de la vérité se perd dans l’excès de ses protestations." Et vous de hurler : "Les cadavres saignent à la vue de l’assassin !" Et moi, en vous tapotant la main : "Eh quoi, vous ferais-je à ce point grincer des dents ?" Et vous de glapir : "Savoir, c’est pouvoir !" et : "Un nain perché sur les épaules d’un géant voit plus loin que lui !" Et moi de résumer mon point de vue avec une rare sérénité en vous renvoyant à Paul Valéry : "La sottise qui consiste à prendre une métaphore pour une preuve, un torrent verbeux pour une source de vérités capitales, et soi-même pour un oracle, est innée en chacun de nous." » Montag avait la tête qui tournait à lui en donner la nausée. C’était comme une averse de coups qui s’abattait sans pitié sur son front, ses yeux, son nez, ses lèvres, son menton, ses épaules, ses bras qui battaient l’air. Il avait envie de crier : « Non ! Taisez-vous, vous brouillez tout, arrêtez ! » Les doigts fins de Beatty vinrent brusquement lui saisir le poignet.

« Mon Dieu, quel pouls ! J’ai emballé votre moteur, hein, Montag ? Bon sang, votre pouls ressemble à un lendemain de guerre. Rien que des sirènes et des cloches ! Vous en voulez encore ? J’aime bien votre air af folé. Littératures souahélie, indienne, anglaise, je les parle toutes. Une sorte de discours muet par excellence, mon petit Guy !

— Tenez bon, Montag ! » Le papillon de nuit revenait lui effleurer l’oreille. « Il cherche à troubler l’eau !

— Oh, la frousse que vous aviez ! continua Beatty.

Car je vous jouais un tour affreux en me servant des livres mêmes auxquels vous vous raccrochiez pour vous contrer sur tous les points ! Quels traîtres peuvent être les livres ! On croit qu’ils vous soutiennent, et ils se retournent contre vous. D’autres peuvent pareillement les utiliser, et vous voilà perdu au milieu de la lande, dans un vaste fouillis de noms, de verbes et d’adjectifs. Et à la fin de mon rêve, j’arrivais avec la Salamandre et disais : "Je vous emmène ?" Et vous montiez, et nous revenions à la caserne dans un silence béat, ayant enfin retrouvé la paix. » Beatty lâcha le poignet de Montag dont la main retomba mollement sur la table. « Tout est bien qui finit bien. » Silence. Montag était immobile, comme taillé dans de la pierre blanche. L’écho du coup de marteau final sur son crâne s’éteignait lentement dans la noire caverne où Faber attendait que cessent les vibrations. Puis, quand le nuage de poussière fut retombé dans l’esprit de Montag, Faber commença, tout doucement : « Très bien, il a dit ce qu’il avait à dire. À vous de l’enregistrer. Moi aussi, je donnerai mon avis dans les heures à venir. Enregistrez-le pareillement. Ensuite, en toute connaissance de cause, vous tâcherez de choisir de quel côté il convient de sauter, ou de tomber. Je veux que la décision vienne de vous, pas de moi ni du capitaine. Mais souvenez-vous que le capitaine fait partie des pires ennemis de la vérité et de la liberté : le troupeau compact et immuable de la majorité. Oh, Dieu, la terrible tyrannie de la majorité !

Nous avons tous nos harpes à faire entendre. Et c’est maintenant à vous de savoir de quelle oreille vous écouterez. » Montag ouvrit la bouche pour répondre à Faber et fut sauvé de son erreur par la sonnerie d’alarme. Tombant du plafond, la voix chargée de donner l’alerte se mit à seriner sa chanson. Un cliquetis s’éleva à l’autre bout de la pièce ; le téléscripteur enregistrait l’adresse signalée.

Le capitaine Beatty, sa main rose refermée sur ses cartes, se dirigea vers l’appareil avec une lenteur exagérée et arracha le papier une fois l’impression terminée. Il y jeta un coup d’œil négligent et le fourra dans sa poche. Il revint s’asseoir. Tous les regards se tournèrent vers lui.

« Il me reste exactement quarante secondes pour vous prendre tout votre argent », lança-t-il d’une voix enjouée.

Montag posa ses cartes.

« Fatigué, Montag ? Vous vous couchez ?

— Oui.

— Attendez... Réflexion faite, on pourra finir cette partie plus tard. Retournez vos cartes et occupez-vous du matériel. Au trot ! » Et Beatty se releva. « Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, Montag. Ça me désolerait que vous fassiez une rechute...

— Ça va aller.

— Et comment que ça va aller ! Cette fois, c’est un cas à part. Allez, du nerf ! » Ils s’élancèrent et agrippèrent le mât de cuivre comme si c’était la dernière planche de salut face à un raz de marée, à cette déconvenue près que ledit mât les entraîna vers le fond, dans l’obscurité et les pétarades, quintes de toux et bruits de succion du dragon pestilentiel qui se réveillait à la vie !

« En avant ! » Ils virèrent dans un tintamarre où se mêlaient le tonnerre et le mugissement de la sirène, le hurlement des pneus martyrisés et le ballottement du pétrole dans le réservoir de cuivre étincelant, tel le contenu de l’estomac d’un géant, tandis que les doigts de Montag, secoués par la rampe chromée, lâchaient prise et battaient l’air glacé, que le vent plaquait ses cheveux en arrière et sifflait entre ses dents, et que lui-même ne cessait de penser aux femmes, à ces femmes fétus dans son salon un peu plus tôt dans la soirée, ces femmes dont le grain s’était envolé sous une bourrasque de néon, et à sa propre stupidité lorsqu’il leur avait fait la lecture. Autant essayer d’éteindre un incendie avec un pistolet à eau. Quelle sottise, quelle folie. Une colère débouchait sur une autre.

Une fureur en chassait une autre. Quand cesserait-il de n’être que rage pour se tenir tranquille, être la tranquillité même ?

« Et c’est parti î » Montag leva les yeux. Beatty ne conduisait jamais, mais ce soir il était au volant de la Salamandre, la faisant déraper dans les tournants, penché en avant sur le trône surélevé, son gros ciré noir flottant derrière lui, ce qui le faisait ressembler à une énorme chauve-souris battant des ailes au-dessus du moteur et des numéros de cuivre, filant plein vent.

« C’est parti pour que le monde reste heureux, Montag ! » Les joues roses, phosphorescentes de Beatty luisaient au cœur de la nuit et il souriait de toutes ses dents.

« Nous y voilà ! » La Salamandre s’arrêta dans un bruit tonitruant, éjectant ses passagers en une série de glissades et de sauts disgracieux. Montag resta où il était, ses yeux irrités fixés sur l’éclat glacé de la barre à laquelle ses doigts continuaient de se cramponner.

Je ne peux pas faire ça, se disait-il. Comment pourrais-je accomplir cette nouvelle mission ? Comment pourrais-je continuer à mettre le feu ? Je ne peux pas entrer dans cette maison.

Beatty, flairant le vent qu’il venait de fendre, se tenait à côté de Montag. « Ça va, Montag ? » Les hommes couraient comme des infirmes dans leurs lourdes bottes, aussi silencieux que des araignées.

Enfin, Montag leva les yeux et tourna la tête. Beatty le dévisageait.

« Il y a quelque chose qui vous chiffonne, Montag ?

— Ça alors, articula lentement Montag, nous voilà arrêtés devant chez moi. »

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