— Où on est ? » demanda Rincevent.

Des bouches diverses s’épanouirent. « Flageolez, mortels !

— Quoi ? On est dans un haricot ?

— Tremblez et rampez, mortels ! rectifia le démon, car vous êtes condamnés à une étern… » Il marqua un temps et laissa échapper un petit gémissement.

« Vous allez suivre quelque temps une thérapie rééducatrice, se reprit-il en crachant chaque mot, que nous espérons aussi instructive et agréable que possible, comme l’exigent vos droits, estimé client. »

Plusieurs yeux s’attardèrent sur Rincevent. « Affreux, hein ? fit-il d’une voix plus normale. Faut pas m’en vouloir. Si ça tenait qu’à moi, on reviendrait aux bons vieux bidules enflammés dans le machin-chose, et lit clos presse tôt.

— C’est l’Enfer, non ? demanda Eric. J’ai déjà vu des images.

— Tout juste », reconnut le démon avec mélancolie. Il s’assit, ou du moins se plia selon un processus savant. « Du service personnalisé, voilà ce qu’on proposait avant. Les gens sentaient qu’on s’intéressait à eux, qu’ils étaient pas uniquement des numéros mais, disons, des victimes, quoi. On respectait une tradition du service. Pour ce que ça lui fait, à lui… Mais qu’est-ce qui me prend de parler de mes problèmes personnels ? Comme si vous en aviez pas des tas vous aussi. Vous êtes morts et vous voici. Vous êtes pas musiciens, dites ?

— Pour tout avouer, on n’est même pas mo… » commença Rincevent. Le démon l’ignora, se leva et s’engagea pesamment dans le couloir humide en leur faisant signe de le suivre.

« Vous regretteriez d’être venus si vous étiez musiciens. Vous le regretteriez encore plus, j’veux dire. Les murs nous serinent de la musique à longueur de journée, enfin, ce que lui, il appelle de la musique, j’ai rien contre de la bonne musique, remarquez, un air qu’on puisse hurler en même temps, mais c’est pas ça, j’veux dire, il paraît que c’est chez nous qu’on devrait trouver ce qui se fait de mieux dans le genre, une musique d’enfer, alors pourquoi on se farcit des trucs pareils, comme si quelqu’un avait mis le piano en route puis s’était tiré en le laissant marcher tout seul.

— À la vérité…

— Et puis y a les plantes en pot. Attention, hein, je déteste pas un peu de verdure de temps en temps. Seulement, certains disent que ces plantes, c’est pas des vraies, alors moi je dis que c’est forcément des vraies, personne de sensé ferait des plantes qui ressemblent à du cuir vert bouteille et sentent le paresseux crevé. Lui, il dit que ça donne un air convivial et décontracté. Un air convivial et décontracté ! J’ai vu des mordus de jardinage s’effondrer et se mettre à chialer. J’vous assure, à les entendre, tout ce qu’on leur faisait subir après leur paraissait moins pénible.

— On n’est pas morts à proprement p… voulut placer en force Rincevent en profitant d’une interruption dans la litanie interminable de la chose, mais c’était trop tard.

— La machine à café, maintenant, la machine à café, c’est une bonne machine, ça, d’accord. Seulement, avant, on noyait les gens dans des lacs de jus de chaussette, on leur en vendait pas des tasses.

— On n’est pas morts ! » brailla Eric.

Urgleflaggelah s’arrêta en bloblotant de partout.

« Bien sûr que si, vous êtes morts. Sinon vous seriez pas là. J’vois pas pourquoi des vivants viendraient chez nous. Ils tiendraient pas cinq minutes. » Il ouvrit plusieurs de ses bouches, découvrant des rangées de crocs. « Hé hé, ajouta-t-il. Si jamais je coinçais des vivants chez nous… »

Ce n’était pas pour rien que Rincevent avait survécu des années durant dans les méandres paranoïaques de l’Université de l’Invisible. Il se sentait presque dans son élément. Ses réflexes agirent avec une précision étonnante. « On ne vous a donc pas mis au courant ? » demanda-t-il.

Difficile de savoir si l’expression d’Urgleflaggelah changea, ne serait-ce que parce qu’on se demandait où chercher ladite expression, mais le démon offrit nettement l’image familière d’une incertitude soudaine et amère.

« Au courant de quoi ? » fit-il.

Rincevent regarda Eric. « On pensait qu’ils auraient mis tout le monde au courant, non ?

— Mis au courant de qu… argarg, fit Eric en s’étreignant la cheville.

— Ça, c’est bien la gestion moderne, dit Rincevent dont la figure exprimait la préoccupation et la colère. Ils se lancent dans des tas de remaniements, ils réaménagent tout, et croyez-vous qu’ils consultent ceux-là même qui forment l’ossature…

— … L’exosquelette… le corrigea le démon.

— … ou toute autre structure calcaire ou chitineuse de l’organisation ? » termina Rincevent d’une voix douce. Il attendit ce qui ne manquerait pas de venir, il le savait.

« Pas leur genre, fit Urgleflaggelah. Sont trop occupés à poser leurs affiches.

— Moi, je trouve ça carrément dégoûtant, dit Rincevent.

— Vous savez qu’ils m’ont même pas parlé du séjour au club de vacances des 18 000-30 000 ans ? Trop vieux, qu’ils ont dit. Je leur gâcherais le plaisir, qu’ils ont dit.

— Le monde inférieur est tombé bien bas, compatit Rincevent.

— Ils descendent jamais ici, vous savez, poursuivit le démon en s’affaissant un peu. Ils me disent jamais rien. Ah si, très important, faut que j’garde cette putain de porte, très très important, tu parles !

— Écoutez, fit Rincevent. Vous ne voudriez pas que j’en touche un mot, dites ?

— Passer tout mon temps ici, faire entrer…

— Peut-être que si on en parlait à quelqu’un ? » proposa Rincevent.

Le démon renifla de plusieurs nez en même temps.

« Vous feriez ça ? demanda-t-il.

— Avec plaisir », répondit Rincevent.

Urgleflaggelah s’anima un peu, mais pas trop, au cas où. « Ça peut pas faire de tort, hein ? »

Rincevent s’arma de courage et tapota la chose sur ce qu’il espérait ardemment son dos.

« Ne vous inquiétez pas pour ça, dit-il.

— C’est très aimable à vous. »

Rincevent regarda Eric par-dessus le tas frissonnant.

« On ferait mieux d’y aller, dit-il. On ne voudrait pas être en retard à notre rendez-vous. » Il fit des signes frénétiques de la main par-dessus la tête du démon.

Eric se fendit d’un grand sourire. « Ouais, c’est ça, notre rendez-vous », répéta-t-il. Ils s’enfoncèrent dans le large couloir.

Eric se mit à glousser comme un malade.

« C’est là qu’on fonce, hein ?

— C’est là qu’on marche, répliqua Rincevent. On marche, c’est tout. L’important, c’est de garder l’air nonchalant. L’important, c’est d’attendre le bon moment. »

Il regarda Eric.

Eric le regarda.

Dans leur dos, Urgleflaggelah produisit un bruit du genre ça-y-est-je-viens-de-comprendre.

« Maintenant ? fit Eric.

— Maintenant, je crois, oui. »

Ils foncèrent.


L’Enfer ne cadrait pas avec ce que s’attendait à trouver Rincevent, même si des traces témoignaient de ce qu’il avait dû être autrefois : quelques scories dans un coin, une vilaine brûlure superficielle au plafond. Il faisait pourtant chaud, de cette chaleur qu’on obtient en faisant bouillir de l’air dans un four pendant des années.

L’Enfer, à ce qu’on prétend, c’est les autres.

Pareille idée a toujours étonné nombre de démons en activité qui ont toujours cru que l’Enfer, c’était piquer les gens avec des ustensiles pointus, les pousser dans des lacs de sang et tout à l’avenant.

Ceci parce que les démons, comme la plupart des humains, oublient de faire la distinction entre le corps et l’âme.

À vrai dire, ainsi que l’avaient remarqué plus d’un roi démon, il existe une limite à ce qu’on peut infliger à une âme avec, par exemple, des pinces à épiler portées au rouge, parce que même les âmes les plus noires et corrompues ont assez de jugeote pour comprendre que, dépourvues du corps concomitant et séparées des terminaisons nerveuses, elles n’ont guère de raisons, sinon la force de l’habitude, d’endurer des souffrances abominables. Elles ne les enduraient donc plus. Les démons continuaient tout de même de les leur infliger, car la bêtise crasse est inhérente à la fonction de démon, mais vu que personne ne souffrait, ils n’y prenaient pas beaucoup de plaisir non plus. Toutes ces simagrées étaient inutiles. Des siècles et des siècles d’inutilité.

Astfgl avait adopté, sans bien se rendre compte de ce qu’il faisait, une façon radicalement nouvelle d’aborder la question.

Les démons peuvent se déplacer entre les dimensions, ainsi le roi avait-il trouvé les ingrédients de base pour imaginer un équivalent très efficace du lac de sang pour l’âme. « Les humains ont beaucoup à nous apprendre, avait-il affirmé aux seigneurs démons. Oui, beaucoup à nous apprendre. C’est étonnant ce que les humains ont à nous apprendre. »

Prenez par exemple certain type d’hôtel. Il s’agit sans doute de la version britannique d’un hôtel américain, mais gérée avec ce talent propre aux Anglais pour importer des spécialités d’outre-Atlantique et les amputer de leur seul côté intéressant, si bien qu’on se retrouve avec des fast-foods lents, de la musique country-and-western européenne et, j’y arrive, l’hôtel en question.

C’est l’après-midi de fermeture des magasins. Le bar se résume à une table en lambris rose pastel coincée dans un angle, où trône un seau à glace ridicule, et il n’ouvrira pas avant des heures. Ajoutez à ça la pluie et un unique poste de télévision bloqué sur une seule chaîne, genre édition régionale qui diffuse en boucle son habituel concours de biniou koz-bombarde et de gwerz de Ker Ozen. Et il n’y a qu’un seul livre dans tout l’hôtel, oublié là par une victime précédente. Un de ces bouquins dont la couverture arbore le nom de l’auteur en relief et en lettres dorées beaucoup plus grosses que le titre, ainsi qu’une rose et une balle de pistolet, sûrement. Il manque la moitié des pages.

Et le seul cinéma de la ville propose un film en VO sous-titrée, un film suédois avec des fraises.

Et là, vous suspendez le temps, mais pas l’expérience ; vous avez alors l’impression que la peluche du tapis s’élève peu à peu pour vous envahir le cerveau et que se répand dans votre bouche un goût de vieux dentier.

Vous faites durer la sensation indéfiniment, éternellement. C’est encore plus long que d’attendre l’heure d’ouverture.

Puis vous la distillez.

Evidemment, le Disque-monde ne dispose pas de tous les articles susmentionnés, mais l’ennui est universel, et Astfgl avait réussi en Enfer un ennui d’excellente facture, de la qualité de celui qui a) vous coûte de l’argent, et b) vous tombe dessus alors que vous pourriez passer un bon moment.

Les cavernes qui s’ouvrirent devant Rincevent baignaient dans la brume et s’agrémentaient d’élégants meubles de séparation. De temps en temps, des cris d’ennuis montaient d’entre les plantes en pots, mais dans l’ensemble régnait le silence horrifiant du cerveau humain qu’on réduit de l’intérieur à du fromage à tartiner.

« Je ne comprends pas, dit Eric. Où sont les fourneaux ? Où sont les flammes ? Où sont… ajouta-t-il avec un accent d’espoir dans la voix, où sont les succubes ? »

Rincevent se pencha sur la scène la plus proche.

Un démon inconsolable, dont la plaque proclamait qu’il s’appelait Azaremoth, l’Haleine fétide de chien, et qu’il souhaitait en outre une bonne journée à qui la lisait, un démon, donc, se tenait assis sur le bord d’une fosse peu profonde où se dressait un rocher auquel un homme était enchaîné, membres écartés.

Un oiseau à l’air las était perché près de lui. Rincevent estimait que le perroquet d’Eric avait dû en baver, mais ce volatile-là était manifestement passé dans l’essoreuse de la vie. À croire qu’on lui avait d’abord arraché les plumes avant de les lui recoller sur le dos.

La curiosité l’emporta sur sa couardise coutumière.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Qu’est-ce qui lui arrive, à ce gars ? »

Le démon cessa de se cogner les talons contre le bord du trou. Il ne lui vint pas à l’idée de s’interroger sur la présence du mage. S’il se trouvait là, c’est qu’il en avait le droit. Le contraire était impensable.

« J’sais pas ce qu’il a fait, répondit-il, mais quand j’ai débarqué, il était condamné à rester enchaîné à ce rocher et à s’faire boulotter le foie tous les jours par un aigle. Un grand classique, ce truc-là.

— N’a pas l’air de vouloir lui boulotter quoi que ce soit, l’aigle, fit remarquer Rincevent.

— Nan. Tout ça a changé. Maintenant, il vient tous les jours lui raconter son opération de la hernie. Maintenant, ça marche, j’vous l’garantis, dit tristement le démon, mais c’est pas ce que, moi, j’appelle de la torture. »

Rincevent se détourna, mais non sans entrevoir fugitivement l’expression de souffrance au dernier degré sur le visage de la victime. C’était horrible.

Il y avait pire, pourtant. Dans la fosse suivante, on montrait à plusieurs personnes enchaînées et gémissantes une série d’images. Devant elles, un démon lisait un texte.

« … Ça, c’est quand on était dans le Cinquième Cercle, seulement vous pouvez pas voir où on logeait, c’était un peu plus loin sur la gauche, là, et ça, c’est le couple marrant qu’on a rencontré, vous le croiriez pas, ils venaient des Plaines glacées du Destin, ils habitent juste à côté de… » Eric se tourna vers Rincevent. « Il leur montre ses souvenirs de vacances ? » Ils haussèrent tous deux les épaules et s’éloignèrent en secouant la tête.

Ils tombèrent ensuite sur une petite colline. Au pied de la colline reposait un rocher rond. À côté du rocher était assis un homme, menottes aux poignets, l’air affligé, la tête dans les mains. Un démon vert et trapu se tenait debout près de lui, presque déformé sous le poids d’un livre énorme.

« J’en ai entendu parler, de ce gars-là, dit Eric. Il a voulu défier les dieux, un truc comme ça. Faut qu’il pousse le rocher en haut de la colline, et le rocher redescend tout le temps… » Le démon leva les yeux.

« Mais d’abord, roucoula-t-il, faut qu’il écoute les règles d’insalubrité et d’insécurité qui régissent le levage et le déplacement des gros objets. »


Le volume 93 des appendices, pour être précis. Les règles proprement dites remplissaient 1440 volumes supplémentaires. Enfin, la première partie seulement.


Rincevent avait toujours aimé l’ennui, il lui attachait une grande valeur, ne serait-ce qu’à cause de sa rareté. Il avait toujours eu l’impression que les seules circonstances dans sa vie où il n’était ni poursuivi, ni emprisonné, ni tabassé, c’était quand on le laissait tomber dans le vide, et quand bien même une longue chute engendre une certaine monotonie, on ne peut guère la qualifier d’ennuyeuse. L’unique période à laquelle il repensait avec tendresse, c’était son bref séjour comme assistant à la bibliothèque de l’Université de l’Invisible, quand il n’avait pas grand-chose d’autre à faire que lire des livres, veiller à ce que le bibliothécaire ne manque pas de bananes et l’aider à maîtriser un ouvrage particulièrement récalcitrant.

Il comprenait aujourd’hui ce qui rendait l’ennui aussi fascinant. C’était de savoir que des événements plus graves, des événements dangereusement excitants, se produisaient tout à côté et qu’on y échappait. Pour que l’ennui soit agréable, il lui faut une référence à quoi le comparer.

Alors que dans le cas présent il s’agissait d’un ennui ajouté à davantage d’ennui, s’enroulant sur lui-même pour former un marteau-pilon géant qui paralysait la moindre pensée, la moindre sensation, et réduisant sous ses coups l’éternité en un semblant de flanelle.

« C’est affreux », conclut Rincevent.

L’homme enchaîné leva une figure abattue. « À qui le dites-vous ! J’aimais bien ça, moi, rouler le rocher jusqu’en haut de la colline. On pouvait s’arrêter discuter le bout de gras, voir ce qui se passait, tester différentes prises et tout. Je faisais office d’attraction pour touristes, les gens me montraient du doigt. J’dis pas que ça m’amusait, mais ça donnait un but dans la mort.

— Et moi, je l’aidais, fit le démon d’une voix vibrant d’une indignation amère. J’donnais un coup de main, pas vrai ? J’le mettais au courant des ragots, tout ça. Je l’encourageais, comme qui dirait, quand le rocher redescendait et tout. “Hou-là, le v’là qui r’dégringole, le p’tit salopiaud”, je lui sortais, et lui : “Fait chier.” On a eu de bons moments, pas vrai ? Oui, de bons moments. » Il se moucha.

Rincevent toussa.

« Ça dépasse les bornes, reprit le démon. On était heureux dans le temps. Ça faisait de mal à personne et… on était tous dans le même bain, quoi.

— Voilà, fit l’homme enchaîné. On savait que si on se tenait à carreau, on avait une chance de sortir un jour. Je vais vous dire : maintenant, une fois par semaine, faut que j’décroche pour suivre des cours de travaux manuels.

— Ça doit être chouette », commenta Rincevent sans beaucoup de conviction.

Les yeux de l’homme s’étrécirent. « De la vannerie ? lança-t-il.

— Ça fait dix-huit millénaires que j’suis là, depuis tout diablotin, grommela le démon. Je connais mon métier, on peut l’dire. Dix-huit mille putain d’années à manier la fourche, et aujourd’hui ça. Lire un… »

Un bang supersonique rebondit en écho sur toute la longueur de l’Enfer.

« Aïe aïe aïe, fit le démon. Le voilà qui revient. M’a l’air fumasse, en plus. On a intérêt à se faire tout petits. » Effectivement, dans l’ensemble des cercles infernaux, démons et damnés gémissaient à l’unisson et retournaient à leurs petits enfers personnels.

L’enchaîné avait des sueurs froides.

« Écoute, Vizzimuth, dit-il, on pourrait pas… disons, passer sur un ou deux paragraphes…

— C’est mon boulot, répondit le démon d’une voix pitoyable. Tu sais bien qu’il vérifie, ça risque de me coûter ma place… » Il s’interrompit, fit à Rincevent une grimace attristée et tapota la silhouette sanglotante d’une griffe compatissante.

« Je vais te dire, fit-il gentiment, j’vais sauter certains alinéas. »

Rincevent prit Eric par une épaule docile.

« On ferait mieux d’y aller, souffla-t-il.

— C’est vraiment horrible, commenta Eric alors qu’ils s’éloignaient. Ça fait une mauvaise réputation aux forces du mal.

— Hum », répondit le mage. Savoir qu’il était revenu et qu’il était en rogne ne lui plaisait pas. Chaque fois que quelque chose d’assez important pour mériter des italiques se mettait en rogne dans les environs, ça lui retombait dessus.

« Toi qui en connais un bout sur le coin, dit-il, tu te souviens peut-être comment on en sort ? »

Eric se gratta la tête. « C’est plus facile quand il y a une fille, dit-il. D’après la mythologie éphébienne, il y a une fille qui descend ici tous les hivers.

— Pour se mettre au chaud ?

— L’histoire raconte, je crois, que c’est elle qui crée l’hiver, comme qui dirait.

— J’en ai connu, des femmes comme ça, répliqua Rincevent en opinant d’un air entendu.

— Je crois aussi que ce serait mieux si on avait des lyres.

— Ah. Là, ça peut sûrement s’arranger. » Rincevent réfléchit un instant. « Euh, reprit-il. Moi, j’ai un chien qu’a six pattes…

— Pas le délire. Des lyres. C’est un instrument de musique, la lyre, fit Eric d’un ton patient.

— Oh.

— Et… et… et quand on s’en va, si on regarde en arrière… Je crois qu’il y a quelque part une histoire de grenade ou… ou… ou qu’on se transforme en morceau de bois.

— Je ne regarde jamais en arrière, dit Rincevent avec fermeté. L’une des premières règles de la fuite, c’est de ne jamais regarder en arrière. »

Un rugissement s’éleva derrière eux.

« Surtout quand on entend des bruits épouvantables, poursuivit Rincevent. Sur le plan de la couardise, c’est ce qui distingue l’homme du mouton. On court droit devant soi. » Il empoigna le bas de sa robe.

Puis ils coururent, coururent, jusqu’à ce qu’une voix familière leur lance : « Holà, les gars. Montez donc. C’est incroyable les vieux amis qu’on retrouve ici. »

Et une autre voix : « Chaispasquoi ? Chaispasquoi ? »


« Où sont-ils ? »

Les seigneurs subalternes de l’Enfer tremblaient. La séance allait être terrible. Il risquait d’en sortir une circulaire.

« Ils ne peuvent pas s’être échappés, grinça Astfgl. Ils sont quelque part dans le coin. Pourquoi vous n’arrivez pas à les retrouver ? Suis-je donc entouré d’incompétents doublés d’imbéciles ?

— Monseigneur… »

Les princes démons se retournèrent.

L’intervenant était le duc Vassénégo, un des plus anciens démons. Personne ne connaissait son âge. Mais, s’il n’avait pas franchement inventé le péché originel, au moins avait-il réalisé une des premières copies. Pour ce qui était de la pure initiative et de l’esprit tortueux, il aurait même pu passer pour humain et, pour tout dire, il revêtait généralement la livrée d’un vieil homme de loi plutôt austère, doté d’un aigle perché quelque part dans son arbre généalogique.

Et tous les esprits démoniaques songeaient : Pauvre vieux Vassénégo, il a fait son temps. Ça ne va plus être une circulaire mais une déclaration de principe, avec copies dans tous les services, plus une pour les archives.

Astfgl pivota lentement, comme monté sur une platine. Il avait désormais repris son apparence de prédilection mais s’était ressaisi pour enclencher, comme qui dirait, la vitesse émotionnelle supérieure. La seule idée d’humains en vie sur son territoire le faisait vibrer de fureur comme une corde de violon. On ne pouvait pas compter sur eux. Impossible de se fier à ces gens-là. Le dernier humain vivant autorisé à descendre avait fait une publicité déplorable au royaume. Et surtout, les humains lui donnaient un sentiment d’infériorité.

À présent, toute la puissance de son courroux se focalisait sur le vieux démon.

« Vous avez une remarque à faire ? demanda-t-il.

— J’allais seulement dire, seigneur, que nous avons mené des recherches approfondies dans les huit cercles et que je suis certain…

— Silence ! Ne croyez pas que j’ignore ce qui se passe, gronda Astfgl en tournant autour de la silhouette raidie. Je vous ai vu, et puis vous, là, et vous… (son trident désigna certains des vieux seigneurs) en train de comploter dans les coins, de pousser à la rébellion ! C’est moi qui commande ici, non ? Et on m’obéira ! »

Vassénégo était tout pâle. Ses narines patriciennes s’évasaient comme des réacteurs d’avion. Tout en lui disait : Espèce de petite créature pompeuse, bien sûr que nous poussons à la rébellion, nous sommes des démons ! Moi, je rendais les princes fous quand toi, tu entraînais les chats à déposer des souris crevées sous le lit, espèce de serin borné fanatique de la paperasse ! Tout en lui le disait sauf sa bouche qui répondit calmement : « Personne ne le conteste, sire.

— Alors cherchez encore ! Quant au démon qui les a laissés entrer, qu’on l’emmène à la fosse la plus profonde et qu’on le démembre, vu ? »

Les sourcils de Vassénégo se haussèrent. « Le vieil Urgleflaggelah, sire ? Il a agi à la légère, assurément, mais c’est un loyal…

— Essayeriez-vous par hasard de me contredire ? »

Vassénégo hésita. Il avait beau trouver en son for intérieur le roi insupportable, il restait un démon, et les démons croient dur comme fer à la préséance et à la hiérarchie. Trop de jeunes démons les poussaient par en dessous pour que les grands seigneurs se livrent devant eux à une démonstration du régicide et du coup d’État, malgré toute l’envie qui les en démangeait. Vassénégo avait ses propres projets. Ce serait ridicule de tout gâcher maintenant.

« Non, sire, répliqua-t-il. Mais cela signifiera, sire, que le Portail redoutable ne sera plus…

— Exécution ! »


Le Bagage arriva devant le Portail redoutable.

Aucun mot ne peut décrire la colère qu’on ressent quand on parcourt à toutes jambes le continuum espace-temps sur presque deux fois sa longueur, et le Bagage avait déjà les nerfs en pelote au départ.

Il examina les gonds. Il examina les serrures. Il recula un peu et donna l’impression de lire le nouveau panneau au-dessus du portail.

Il n’en fut, si possible, que plus furieux, même si rien ne permettait de l’affirmer avec certitude vu qu’il passait tout son temps de l’autre côté, si l’on peut dire, de l’horizon de la malveillance.

Les portes de l’Enfer étaient anciennes. Ce n’était pas uniquement le temps ni la chaleur qui leur avaient cuit le bois jusqu’à lui donner l’aspect et la dureté d’un granit noir. La peur et le mal les avaient imprégnées. C’étaient davantage que des bouche-trous dans un mur. Elles avaient assez de jugeote pour sentir confusément ce que l’avenir leur réservait.

Elles regardèrent le Bagage reculer en piétinant dans le sable, fléchir les jambes et s’accroupir.

Les serrures cliquetèrent. Les verrous se retirèrent en vitesse. Les grandes barres sautèrent de leurs logements. Les portes s’ouvrirent toutes seules à la volée et cognèrent contre le mur.

Le Bagage se déplia. Il se redressa. Il s’avança. Il se pavanait presque. Il passa entre les gonds martyrisés et, le seuil à peine franchi, décocha au battant le plus proche un méchant coup de pied en vache.


Il y avait un grand moulin de discipline. Il n’activait rien et souffrait de roulements particulièrement grinçants. C’était une des meilleures inspirations d’Astfgl : l’engin avait pour seul but de montrer à plusieurs centaines de damnés que, s’ils avaient cru leur existence inutile, ils n’avaient encore rien vu.

« On ne peut pas rester ici éternellement, fit Rincevent. On a des trucs à faire. Comme manger.

— C’est un des avantages formidables dont on bénéficie quand on est une âme damnée, dit Ponce da Quirm. Tous les besoins corporels disparaissent. Évidemment, on hérite d’un assortiment de besoins totalement nouveaux, mais j’ai toujours conseillé de voir le bon côté des choses.

— Chaispasquoi ! lança le perroquet perché sur son épaule.

— Tiens ! fit Rincevent. Je ne savais pas que les animaux pouvaient aller en Enfer. Remarquez, je comprends pourquoi ils ont fait une exception pour une fois.

— Va t’faire foutre, le mage !

— Pourquoi ils ne nous cherchent pas ici, c’est ce que moi, je ne comprends pas, dit Eric.

— Tais-toi et marche, répondit Rincevent. Ils sont bêtes, voilà pourquoi. Pour eux, c’est inconcevable qu’on ait fait une chose pareille.

— Oui, là, ils ont raison. Pour moi aussi, c’est inconcevable qu’on ait fait ça », répliqua Eric.

Rincevent crapahuta un moment sans cesser de regarder passer à toute allure une foule de démons qui cherchaient comme des malades.

« Vous n’avez pas trouvé la fontaine de Jouvence, alors, dit-il, sentant qu’il devait faire un brin de conversation.

— Oh, si, je l’ai trouvée, répondit Ponce da Quirm avec ferveur. Une source d’eau claire en pleine jungle. Très impressionnant. J’ai bu une bonne rasade, aussi. Une bonne dose, je devrais plutôt dire.

— Et… ? fit Rincevent.

— Ç’a bien marché. Oui. Un instant, je me suis effectivement senti rajeunir.

— Mais… » Rincevent agita vaguement la main dans un mouvement qui englobait da Quirm, le moulin de discipline, les cercles imposants de l’Enfer.

« Ah, fit le vieillard. Évidemment, c’est ça le plus embêtant. J’ai beaucoup lu sur la fontaine, et il me semble que dans tous ces livres quelqu’un aurait pu mentionner le détail vraiment vital à propos de son eau, non ?

— Qui était… ?

— De la faire bouillir d’abord. Pas la peine d’en dire plus, hein ? Quel dommage, tout de même. »


Le Bagage descendit au petit trot la route en forme de grande spirale qui reliait les cercles de l’Enfer. Même dans des conditions normales, il n’aurait sans doute pas beaucoup attiré l’attention. Il détonnait plutôt moins que la plupart des résidents.


« C’est vraiment barbant, fit Eric.

— C’est fait pour, répliqua Rincevent.

— On ne devrait pas rester cachés ici, on devrait chercher un moyen de sortir !

— Ben, oui, mais il n’y en a pas.

— Té, si, il y en a un », lança une voix dans le dos de Rincevent. La voix de qui a fait un beau voyage mais n’est pas heureux pour autant.

« Lavæolus ? » fit le mage. Son ancêtre se tenait juste derrière eux.

« “Vous allez bien rentrer chez vous”, récita Lavæolus d’un ton amer. Vos propres mots. Huh. Dix ans d’épreuves. Quand ce n’était pas une chose, c’était une autre. Vous auriez pu me prévenir.

— Euh… fit Eric, on ne voulait pas modifier le cours de l’Histoire.

— Vous ne vouliez pas modifier le cours de l’Histoire », répéta lentement Lavæolus. Il baissa les yeux sur le bois du moulin de discipline. « Ah. Bon. Tout va bien, alors. Je me sens beaucoup mieux de savoir ça, peuchère. Au nom du cours de l’Histoire, je voudrais vous dire merci.

— Excusez-moi, fit Rincevent.

— Oui ?

— Vous parliez d’une autre sortie ?

— Oh, oui. Par derrière.

— Où c’est ? »

Lavæolus s’arrêta de crapahuter un instant et pointa le doigt vers l’autre côté de la dépression embrumée.

« Voyez la voûte, là-bas ? »

Rincevent regarda au loin.

« À peu près, fit-il. C’est ça, la sortie ?

— Vouais. Une longue grimpette à pic. Sais pas où ça mène, remarquez.

— Comment vous êtes au courant ? »

Lavæolus haussa les épaules. « Hé bé, j’ai demandé à un démon, répondit-il. Y a toujours une solution simple à tout, vous savez.

— Doit falloir un temps fou pour aller là-bas, fit Eric. C’est carrément de l’autre côté. Comment vous voulez qu’on y arrive ? »

Rincevent hocha la tête et poursuivit sa marche interminable d’un air morne. Au bout de quelques minutes il lança : « Vous n’avez pas l’impression qu’on va plus vite, tout d’un coup ? »

Eric se retourna.

Le Bagage était monté à bord et tentait de les rattraper.


Astfgl se tenait debout devant son miroir.

« Montre-moi ce qu’ils voient », ordonna-t-il.

Oui, maître.

Astfgl étudia un moment l’image ronronnante.

« Dis-moi ce que ça veut dire », fit-il.

Je ne suis qu’un miroir, maître. Que puis-je savoir ?

Astfgl grogna. « Et moi le seigneur des Enfers, répliqua-t-il en gesticulant avec son trident. Et je suis prêt à risquer encore sept ans de malheur. »

Le miroir réfléchit – doublement – au choix qu’on lui proposait.

Peut-être bien que j’entends des grincements, seigneur, hasarda-t-il.

« Et ? »

Je sens de la fumée.

« Pas de fumée. J’ai formellement interdit tous les feux à découvert. Un concept parfaitement désuet. Qui nous a fait du tort. »

Je sens quand même de la fumée, maître.

« Montre-moi… les Enfers. »

Le miroir fit de son mieux. Le roi tomba au bon moment pour voir le moulin de discipline, ses roulements portés au rouge, s’effondrer avec fracas de son support et dévaler, avec une lenteur trompeuse d’avalanche, le territoire des damnés.

Rincevent pendait à l’axe de poussée et regardait les échelons défiler en vrombissant à une vitesse qui aurait brûlé les semelles de ses sandales s’il avait été assez bête pour y poser les pieds. Les morts, cependant, prenaient la chose avec le calme et la bonne humeur de ceux qui savent que le pire leur est déjà arrivé. Des cris de « Faites passer la barbe à papa » fusaient ici et là. Le mage entendit Lavæolus vanter la merveilleuse traction de la roue puis expliquer à da Quirm que, si on disposait d’un véhicule capable de dérouler sa route devant lui, comme le faisait à vrai dire le Bagage, et qu’on le recouvrait d’un blindage, les guerres seraient moins sanglantes, finiraient en moitié moins de temps, et tout le monde pourrait lambiner encore davantage pour rentrer à la maison.

Le Bagage, lui, s’abstenait de tout commentaire. Il voyait son maître suspendu quelques pas plus loin et continuait de galoper. Il aurait pu se dire qu’il mettait un temps fou à le rejoindre, mais ça, c’était son problème, au temps. Ainsi donc, envoyant bouler à l’occasion une âme hurlante, cahotant, tournoyant et broyant parfois un démon malchanceux, la roue filait bon train.

Elle s’écrasa contre la falaise d’en face.


Le seigneur Vassénégo sourit.

« Voilà, dit-il, l’heure est venue. » Les autres vieux démons se jetaient des regards un brin fuyants. Ils baignaient, évidemment, jusqu’au cou dans le mal, et Astfgl n’était certainement pas l’un des leurs, ce petit péquenaud révoltant qui s’était hissé à force de flagornerie au poste… Mais… enfin, ça… il ne fallait peut-être pas pousser… « “Apprenez auprès des humains”, singea Vassénégo. Il m’a ordonné d’apprendre auprès des humains. Moi ! Quelle impudence ! Quelle arrogance ! Mais j’ai bien observé, oh, oui. J’ai appris. Ça m’a donné à réfléchir. »

L’expression de son visage était indescriptible. Même les seigneurs des cercles les plus bas, qui se glorifiaient de leur infamie, durent détourner la tête.

Le duc Drazometh le Putride leva une griffe hésitante. « Mais si jamais il se doute de quelque chose… fit-il. Je veux dire, il a un caractère de cochon. Ses notes de service… » Il frissonna.

« Mais que faisons-nous ? » Vassénégo écarta les mains dans un geste d’innocence. « Où est le mal ? Frères, je vous le demande : où est le mal ? »

Ses doigts se replièrent. Les phalanges luisaient, blanches sous la fine peau veinée de bleu, tandis qu’il passait en revue les figures dubitatives.

« À moins que vous ne préfériez une nouvelle déclaration de politique générale ? » lança-t-il.

Les mines se convulsèrent lorsque les seigneurs prirent leur décision comme une rangée de dominos qui s’effondrent. Sur certains points, même eux étaient unis. Plus de déclarations de politique générale, plus de règlements intérieurs, plus de circulaires pour stimuler le moral du personnel. C’étaient les Enfers, ici, mais il y avait une limite à tout.

Le comte Beezlemoth frotta un de ses trois nez. « Et des humains de je ne sais où auraient trouvé ça tout seuls ? fit-il. On ne leur a pas… enfin, soufflé des idées ? »

Vassénégo fit non de la tête.

« Tout est de leur cru », répondit-il fièrement, comme un brave professeur qui vient de voir un élève brillant obtenir son diplôme avec les félicitations du jury.

Le comte fixait le vide infini. « Je croyais qu’en principe c’étaient nous les affreux », fit-il d’une voix où se mêlaient la peur et le respect.

Le vieux seigneur opina. Il attendait ça depuis longtemps. Pendant que d’autres parlaient de révolution à tous crins, lui avait observé le monde des hommes, il l’avait étudié et s’était émerveillé.

Le dénommé Rincevent s’était montré très utile. Il avait réussi à occuper toute l’attention du roi. Un bon placement, ce type-là. Le triple crétin croyait toujours que c’étaient ses doigts qui accomplissaient le miracle ! Trois vœux, tu parles !


Et c’est ainsi qu’en se dégageant péniblement des décombres de la roue, Rincevent tomba sur Astfgl, roi des démons, seigneur des Enfers, maître du sombre séjour, dressé au-dessus de lui.

Astfgl avait dépassé le premier stade de la fureur et baignait désormais dans ce calme lagon de rage où la voix est ferme, l’attitude mesurée et polie, et où seul un soupçon de bave à la commissure des lèvres trahit la fournaise intérieure.

Eric s’extirpa en rampant de sous une entretoise brisée et leva les yeux. « Oh là là », fit-il.

Le roi démon fit tournoyer son trident. Un trident qui n’avait soudain plus l’air comique. Qui avait l’air d’un lourd bâton de métal hérissé de trois pointes horribles à un bout.

Astfgl sourit et regarda autour de lui. « Non, dit-il comme s’il se parlait tout seul. Pas ici. Pas assez de monde. Venez ! »

Une main saisit chacun d’eux par l’épaule. Ils ne pouvaient pas plus résister que deux flocons de neige dissemblables à un lance-flammes. Après un instant de désorientation, Rincevent se retrouva dans la plus vaste salle de l’Univers.

La grande salle. On aurait pu y assembler des fusées lunaires. Les rois des Enfers avaient peut-être eu vent de mots tels que « subtilité » et « discrétion », seulement ils avaient aussi entendu dire que si on avait bon goût, il fallait que ça se voie, avant d’en conclure que si on en était dépourvu, il fallait en rajouter dans l’étalage. Hélas, le bon goût, ils en manquaient. Astfgl avait fait de son mieux, mais même lui n’avait guère pu enchérir sur l’esthétique franchement lamentable, les couleurs criardes et le papier peint à vomir. Il avait introduit quelques tables basses et une affiche de corrida, mais elles se noyaient plus ou moins dans le chaos général, et le nouvel appuie-tête sur le dossier du Trône d’épouvante ne servait qu’à souligner certains de ses bas-reliefs les plus fâcheux.

Les deux humains étaient affalés par terre.

« Et maintenant… » dit Astfgl.

Mais sa voix se perdit dans une ovation soudaine.

Il leva la tête.

Des démons de toutes tailles et formes emplissaient la quasi-totalité de la salle, ils s’entassaient contre les murs et pendaient même du plafond. Un orchestre démoniaque enfila une suite d’accords sur divers instruments. Une bannière, tendue d’un côté de la salle à l’autre, proclamait : Sale hue patronc.

Les sourcils d’Astfgl se froncèrent sous le coup d’une paranoïa instantanée lorsque Vassénégo, traîné par les autres seigneurs, lui fonça dessus. La figure du vieux démon se fendait d’un sourire parfaitement candide, et le roi faillit paniquer et lui flanquer un coup de trident quand l’autre tendit le bras pour le gratifier d’une claque dans le dos.

« Bravo ! s’écria Vassénégo.

— Quoi ?

— Ah oui, bravo ! »

Astfgl baissa les yeux sur Rincevent.

« Oh, fit-il. Oui. Bah. » Il toussa. « Ce n’est pas grand-chose, reprit-il en se redressant. Je savais que vous tous, vous n’arriviez à rien, alors j’ai…

— Je ne parle pas de ceux-là, ricana Vassénégo. Dérisoires. Non, sire. Je voulais parler de votre élévation.

— Mon élévation ? s’étonna Astfgl.

— Votre promotion, sire ! »

De vives acclamations s’élevèrent parmi les jeunes démons, prêts à acclamer n’importe quoi.

« Ma promotion ? Mais… mais je suis le roi… » protesta faiblement Astfgl. Il sentait lui échapper son emprise sur les événements.

« Pfff ! lâcha Vassénégo avec un grand geste.

— Pfff ?

— C’est le mot, sire. Roi ? Roi ? Sire, je parle au nom de nous tous quand je prétends que ce n’est pas un titre pour un démon tel que vous, sire, un démon dont le sens inné de l’organisation et des priorités, dont la compréhension de nos fonctions propres, dont – si je puis dire – les capacités intellectuelles nous ont conduits vers de nouvelles et plus grandes profondeurs, sire ! »

Malgré lui, Astfgl se rengorgeait. « Ma foi, vous savez… commença-t-il.

— Et cependant nous découvrons qu’en dépit de votre rang vous vous intéressez aux plus menus détails de notre tâche, poursuivit Vassénégo en louchant le long de son nez sur Rincevent étendu par terre. Tant de dévouement ! Tant d’abnégation ! »

Astfgl se gonflait de fierté. « Évidemment, j’ai toujours pensé… »

Rincevent se releva sur les coudes et songea : Attention, derrière toi…

« Et donc, poursuivit un Vassénégo aussi rayonnant qu’un plein littoral de phares, le conseil s’est réuni et a décidé – je me permets de préciser, sire, qu’il a décidé unanimement – de créer une toute nouvelle distinction en l’honneur de vos réalisations remarquables !

— L’important, c’est de bien tenir les écritures, et… Quelle distinction ? demanda Astfgl alors que les civelles de sa méfiance traversaient en flèches les océans de son amour-propre.

« Le poste, sire, de président à vie suprême des Enfers ! »

L’orchestre ponctua l’énoncé du titre.

« Avec votre nouveau bureau – beaucoup plus spacieux que le local exigu où vous vous êtes morfondu toutes ces années, sire. Ou plutôt, monsieur le président ! »

L’orchestre plaqua un nouvel accord.

Les démons attendaient.

« Est-ce qu’il y aura… des plantes en pots ? demanda lentement Astfgl.

— De pleins parterres ! Des plantations ! Des jungles ! »

On aurait dit Astfgl éclairé d’une douce clarté intérieure.

« Et des tapis ? Je veux dire, de la moquette partout… ?

— Il a fallu repousser les murs spécialement pour la poser en entier, sire. Et d’une épaisseur, sire ! Des tribus entières de pygmées se demandent pourquoi ils ont encore de la lumière la nuit, sire. »

Le roi, ahuri, permit qu’on lui passe un bras chaleureux autour des épaules et se laissa conduire, toute idée de vengeance oubliée, à travers la foule qui poussait des vivats.

« J’ai toujours rêvé d’une de ces machines spéciales pour faire du café, murmura-t-il tandis que se tarissait ce qui lui restait de sang-froid.

— On a fait installer une véritable usine à café, sire ! Et un tuyau acoustique, sire, pour que vous transmettiez vos instructions à vos subalternes. Ainsi qu’un agenda dernier cri, deux éons par page, et un bidule pour…

— Des marqueurs de couleur. J’ai toujours dit que…

— De vrais arcs-en-ciel ! tonitrua Vassénégo. Allons-y sans tarder, sire, car je vous soupçonne, connaissant votre enthousiasme, de vouloir vous atteler sans délai aux grandes tâches qui vous attendent, sire.

— Assurément, assurément ! Il est temps de s’y mettre, c’est vrai… » Une expression de vague perplexité traversa la figure écarlate d’Astfgl. « Vos grandes tâches, là…

— Rien de moins qu’une analyse de fond, complète, exhaustive, rigoureuse et définitive de nos rôles, fonctions, priorités et objectifs, sire ! »

Vassénégo recula.

Les seigneurs démons retinrent leur souffle.

Astfgl fronça les sourcils. L’Univers parut ralentir. Les étoiles marquèrent une brève pause dans leurs courses.

« Avec planning à long terme ? demanda-t-il enfin.

— Une priorité absolue, sire, sur laquelle votre perspicacité coutumière vous a fait mettre instantanément le doigt », répliqua aussitôt Vassénégo.

Les seigneurs démons respirèrent à nouveau.

La poitrine d’Astfgl se gonfla de plusieurs centimètres. « J’aurai besoin de personnel qualifié, évidemment, pour formuler…

— Formuler ! C’est cela même ! » fit Vassénégo qui s’emballait peut-être un peu trop. Astfgl lui lança un regard vaguement méfiant, mais à cet instant l’orchestre repartit de plus belle.

Les derniers mots qu’entendit Rincevent, alors que le roi se faisait entraîner hors de la salle, furent : « Et pour dépouiller les documents, il me faudra… »

Puis le roi disparut à sa vue.

Les démons restants, conscients que les festivités étaient terminées pour la journée, se mirent à tourner en rond avant de refluer d’un pas de flâneur par les grandes portes. Les plus futés d’entre eux commençaient à se dire que les flammes allaient bientôt ronfler de nouveau.

Personne n’avait l’air de prêter attention aux deux vivants. Rincevent tira sur la robe d’Eric.

« C’est maintenant qu’on fonce, c’est ça ? demanda Eric.

— Qu’on marche, répondit Rincevent avec fermeté. Nonchalamment, calmement et… euh…

— Vite ?

— Faut pas t’expliquer longtemps, à toi, hein ? »


Il est capital que trois vœux bien employés apportent le bonheur au plus grand nombre, et c’est exactement ce qui se passait.

Les Tézumas étaient heureux. Malgré toute leur dévotion, le Bagage n’était pas revenu piétiner leurs ennemis, aussi avaient-ils empoisonné leurs prêtres pour tâter d’un athéisme éclairé, ce qui signifiait qu’ils pouvaient tuer autant de monde qu’ils voulaient mais n’avaient pas à se lever d’aussi bonne heure.

Les citoyens de Tsort et d’Éphèbe étaient heureux, du moins ceux qui figurent dans les drames de l’Histoire ou qui les écrivent, et c’est tout ce qui importait. Leur longue guerre avait désormais pris fin et ils pouvaient reprendre les affaires normales des nations civilisées, qui sont de préparer la suivante.

Les résidents des Enfers étaient heureux, du moins plus heureux qu’avant. Les flammes dansaient à nouveau brillamment, on infligeait à nouveau les bonnes vieilles tortures d’antan à des corps immatériels parfaitement incapables de les ressentir, et on avait fait tâter aux damnés d’un échantillon de tourment qui leur rendait désormais la souffrance facile à supporter puisqu’ils savaient de source sûre que ça pourrait être pire.

Les seigneurs démons étaient heureux.

Debout autour du miroir magique, ils dégustaient le verre de la victoire. De temps en temps, l’un d’eux se risquait à congratuler Vassénégo d’une claque dans le dos.

« Allons-nous les laisser partir, sire ? demanda un duc en examinant les silhouettes en pleine escalade dans l’image sombre du miroir.

— Oh, je pense que oui, répondit Vassénégo avec désinvolture. C’est toujours une bonne chose de laisser se répandre quelques légendes, vous savez. Pour l’écifidat… l’éfidica… pour que les autres les entendent et en prennent bonne note. Et ils ont été utiles, à leur façon. » Il plongea les yeux dans non verre en exultant en silence.

Et pourtant, et pourtant, au fond de son esprit tortueux, il crut entendre la toute petite voix qui allait prendre de l’ampleur au fil des ans, la voix qui hante tous les rois démons, partout : Attention, derrière toi…

Difficile de dire si le Bagage était heureux ou non. Il avait jusqu’à présent méchamment attaqué quatorze démons et en avait acculé trois dans leur propre fosse d’huile bouillante. Il lui faudrait bientôt suivre son maître, mais rien ne pressait.

Un des démons s’agrippa frénétiquement au bord. Le Bagage lui piétina violemment les doigts.

Le créateur d’univers était heureux. Il venait d’introduire un flocon de neige à sept côtés dans un blizzard, histoire de voir, et personne n’avait rien remarqué. Il avait à moitié envie, pour le lendemain, d’essayer de petites lettres de l’alphabet délicatement cristallisées. De la neige alphabétique. Ça risquait de faire un malheur.

Eric et Rincevent étaient heureux.

« Je vois du ciel bleu ! disait Eric. Où est-ce qu’on va déboucher, à votre avis ? ajouta-t-il. Et quand ?

— N’importe où, répondit le mage. N’importe quand. »

Il baissa les yeux sur les larges marches qu’ils gravissaient. Une innovation, ces marches : chacune était formée de grandes lettres taillées dans la pierre. Celle sur laquelle il posait le pied, par exemple, disait : J’ai voulu faire au mieux.

La suivante : J’ai cru que ça vous plairait.

Eric, lui, se tenait sur Pour le bien des enfants.

« Bizarre, non ? fit-il. Pourquoi c’est comme ça ?

— À mon avis, ce sont de bonnes intentions », répondit Rincevent. Il s’agissait du chemin de l’Enfer, et les démons sont des traditionalistes, après tout.

Et, bien qu’irrémédiablement méchants, ils ne sont pas tou jours mauvais. Ainsi Rincevent foula-t-il une dernière marche – Nous nommes des employeurs qui ne faisons pas de discrimination – avant de traverser un mur qui se cicatrisa derrière lui et de passer dans le monde.


Le président Astfgl, assis au milieu d’un rond de lumière dans son immense bureau obscur, souffla une fois de plus dans son tuyau acoustique.

« Allô ? fit-il, Allô ? »

Personne n’avait l’air de répondre.

Curieux , il saisit un de ses stylos de couleur et se retourna pour contempler la pile de travail derrière lui. Tous ces rapports à dépouiller, analyser, inventorier, évaluer avant de parvenir aux bonnes directives de gestion, de rédiger un document de principe détaillé puis, après mûre réflexion, de le rédiger à nouveau…

Il essaya une fois encore le tuyau.

« Allô ? Allô ? »

Personne à l’autre bout. Bah, pas d’inquiétude, tant à faire. Son temps était bien trop important pour qu’il le gâche.

Il enfonça les pieds dans la moquette épaisse et chaude.

Il contempla fièrement ses plantes en pots.

Il donna un petit coup à un assemblage savant de billes et de fils chromés ; les billes se mirent à osciller et à s’entrechoquer avec un dynamisme de jeune cadre.

Il dévissa le capuchon de son stylo d’une main ferme et décidée.

Il écrivit : Dans quelle branche travaillons-nous ??? Il réfléchit un petit moment, puis nota soigneusement en dessous : Nous travaillons dans la branche de la damnation !!! Et ça aussi, c’était le bonheur. En tout cas, ça y ressemblait.


FIN
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