Terry Pratchett Faust Eric


Grosses et noires sont les abeilles de la Mort, grave et lugubre leur bourdonnement ; elles entreposent leur miel dans des rayons de cire aussi blancs que des cierges d’autel. Le miel est lui-même noir comme la nuit, consistant comme le péché, sucré comme la mélasse.

Nul n’ignore que le blanc se décline en huit coloris. Mais, pour ceux qui savent les voir, il existe aussi huit nuances de noir, et les ruches de la Mort se dressent sur l’herbe noire, dans le verger noir, sous les antiques rameaux aux fleurs noires d’arbres qui finiront par donner des pommes… disons… sûrement pas rouges.

L’herbe était maintenant rase. La faux responsable s’appuyait contre le tronc noueux d’un poirier. Pour l’instant, la Mort inspectait ses ruches, soulevait doucement les rayons de ses doigts squelettiques.

Quelques abeilles bourdonnaient autour de lui[1]. Comme tous les apiculteurs, la Mort portait un voile de protection. Les abeilles n’avaient pourtant rien à piquer, mais parfois il s’en trouvait une qui s’égarait dans son crâne où elle tournait en rond, et son fredon lui donnait mal de tête.

Alors qu’il levait un rayon dans la lumière grisâtre de son petit monde entre les réalités, il entendit de vagues murmures. Un bruissement monta de la ruche, une feuille voltigea à terre. Un souffle de vent balaya un moment le verger, phénomène très étrange au pays de la Mort où l’air demeure toujours immobile et chaud.

La Mort crut entendre, très brièvement, un bruit de course précipitée et une voix qui disait « non », qui pensait : Ohmerdeohmerdeohmerde, je vais mourir je vais mourir je vais MOURIR !

La Mort est quasiment l'être le plus ancien de l'Univers, il a des habitudes et des modes de pensée dont aucun mortel n'est en mesure de comprendre le b.a.-ba, mais parce qu'il est aussi un bon apiculteur, il replaça soigneusement le rayon dans son logement et coiffa la ruche de son couvercle avant de réagir.

Il traversa à grandes enjambées le jardin sombre pour regagner son cottage, ôta son voile, délogea prudemment quelques abeilles fourvoyées dans les recoins de son crâne et se retira dans son cabinet de travail.

Lorsqu’il s’assit à son bureau, une nouvelle bouffée de vent se leva qui agita les sabliers sur leurs étagères et ralentit fugitivement la grosse horloge du hall dans sa tâche interminable de découper le temps en petites tranches plus maniables.

La Mort soupira et concentra son regard.

Il n’existe aucun lieu où la Mort n’ira pas, aussi distant et dangereux soit-il. À vrai dire, plus il est dangereux, plus la Mort risque de s’y trouver déjà.

À présent il regardait fixement à travers les brumes du temps et de l’espace.

« OH, dit-il. C’EST LUI. »



Il faisait chaud en cet après-midi de fin d’été à Ankh-Morpork, normalement la cité la plus florissante, la plus agitée et surtout la plus populeuse du Disque. Les rayons que dardait le soleil imposaient ce que d’innombrables envahisseurs, plusieurs guerres civiles et le règlement du couvre-feu n’avaient jamais obtenu : la paix en ville.

Les chiens haletaient, couchés dans l’ombre étouffante. Le fleuve Ankh, dont on n’aurait jamais pu dire qu’il miroitait, suintait entre ses rives comme si la canicule en avait bu l’énergie. Les rues étaient vides, aussi brûlantes que les briques d’un four à pain.

Aucun ennemi n’avait jamais pris Ankh-Morpork. Enfin, techniquement si, et même assez souvent ; la ville faisait bon accueil aux envahisseurs barbares qui dépensaient sans compter, mais au bout de quelques jours les envahisseurs en question finissaient par s’apercevoir avec embarras qu’ils ne possédaient plus leurs chevaux et, au bout de deux ou trois mois qu’ils ne formaient qu’une minorité de plus avec ses propres graffiti et boutiques d’alimentation.

Mais la fournaise avait assiégé la ville et pris ses murs d’assaut. Elle s’étendait sur les rues frémissantes comme un linceul.

Sous la lampe à souder du soleil les assassins se sentaient trop fatigués pour tuer. Les voleurs se faisaient honnêtes. Dans la place forte revêtue de lierre de l’Université de l’Invisible, première faculté de magie, les pensionnaires somnolaient, le chapeau pointu sur la figure. Même les mouches bleues étaient trop épuisées pour se cogner aux carreaux. La cité s’abandonnait à la sieste en attendant le coucher du soleil et le bref répit chaud et velouté de la nuit.

Seul le bibliothécaire était au frais. Au frais réel, pourrait-on même dire, puisqu’il échappait à l’abattement auquel était soumis le reste de la cité.

Ceci parce qu’il avait installé quelques cordes et des anneaux dans un des seconds sous-sols de la bibliothèque de l’Université de l’Invisible – celui où l’on entreposait les… hum… ouvrages érotiques[2]. Dans des bacs de glace pilée. Et il se balançait distraitement au-dessus, dans les vapeurs réfrigérantes.

Tous les livres de magie mènent leur vie propre. Il en existe certains, parmi les plus actifs, qu’il ne suffit pas d’enchaîner aux rayonnages ; il faut les clouer pour les maintenir fermés ou les compresser entre des plaques d’acier. Voire, dans le cas des volumes sur la magie sexuelle tantrique destinés aux connaisseurs éclairés, les conserver sous de l’eau très froide afin de les empêcher de prendre feu brusquement et de roussir leurs couvertures austères.

Le bibliothécaire se balançait donc mollement au-dessus des bacs effervescents, tranquillement assoupi.

C’est alors que des pas se firent entendre ; ils surgirent de nulle part, traversèrent la salle à toute allure dans un bruit qui éraflait la surface à vif du cerveau et disparurent à travers le mur. Des cris faibles arrivèrent de très loin qui semblaient dire Bonsdieuxbonsdieuxbonsdieux, cette fois ça y est, je vais MOURIR.

Le bibliothécaire se réveilla, lâcha prise et s’affala dans quelques centimètres d’eau tiède, seul bouclier qui séparait les Joies de la sexualité tantrique illustrée pour étudiants avancés, par madame A. Nonyme, de la combustion spontanée.

Et les choses auraient mal tourné pour lui s’il avait été humain. Par bonheur, il était désormais orang-outan. Vu toute la magie brute qui baignait la bibliothèque, il ne fallait pas s’étonner que des accidents se produisent de temps en temps, et l’un d’eux, particulièrement impressionnant, avait changé le bibliothécaire en anthropoïde. Peu de gens ont l’occasion de quitter l’espèce humaine de leur vivant, et il avait vigoureusement repoussé depuis toutes les tentatives de ses collègues mages pour le ramener à son état originel. Comme il était le seul bibliothécaire de l’Univers capable d’attraper des livres avec les pieds, l’Université n’avait pas insisté.

Du même coup, l’idée qu’il se faisait d’une compagne désirable rappelait à présent un sac de beurre tassé dans un fourreau de vieilles chambres à air, aussi s’estima-t-il heureux de s’en tirer avec des brûlures légères, une migraine et quelques impressions plutôt ambivalentes sur les concombres dont il ne resta rien à l’heure du thé.

Dans la bibliothèque au-dessus, les grimoires grincèrent et agitèrent leurs pages d’étonnement lorsque le coureur invisible fila tout droit entre les rayonnages et disparut, ou plutôt disparut encore davantage…


Ankh-Morpork sortait peu à peu de sa torpeur. Un météore invisible qui braillait à plein gosier sillonnait les quartiers de la ville en laissant derrière lui un sillage de destruction. Partout sur son passage s’opéraient des changements.

Une diseuse de bonne aventure dans la rue des Artisans-Ingénieux entendit la course traverser sa chambre et découvrit que sa boule de cristal s’était transformée en une petite sphère de verre renfermant une chaumière sous des flocons de neige.

Dans un coin tranquille de la taverne du Tambour Rafistolé où les aventurières Herrena la Harpie au Henné, Scharron la Rouge et Diome la Sorcière de la Nuit se retrouvaient pour papoter entre filles et jouer à la canasta, toutes les consommations se métamorphosèrent en petits éléphants jaunes.

« C’est les mages, à l’Université, dit le barman en remplaçant aussitôt les verres. Ça devrait pas être permis, des choses pareilles. »


Les douze coups de minuit tombèrent bruyamment de l’horloge.

Les membres du Conseil de la Magie se frottèrent les yeux puis échangèrent des regards vitreux. Ils se disaient aussi que ça ne devrait pas être permis, des choses pareilles, surtout que la permission, ce n’était pas eux qui la donnaient.

En fin de compte, le nouvel archichancelier, Ezrolithe Baratte, réprima un bâillement, se redressa dans son fauteuil et s’efforça de prendre un air magistral de circonstance. Il savait qu’il n’avait pas vraiment l’étoffe d’un archichancelier. Il n’avait pas franchement désiré le poste. Il avait quatre-vingt-dix-huit ans, un âge estimable qu’il devait à son souci constant de n’être une source d’ennui ni une menace pour personne. Il avait espéré passer le soir de sa vie à terminer son traité en sept volumes sur Quelques aspects mal connus des rituels des faiseurs de pluie de Ku, sujet d’étude universitaire à son point de vue idéal puisque lesdits rituels n’avaient jamais donné de résultats ailleurs qu’en Ku et que ce continent-là avait sombré dans l’océan plusieurs millénaires plus tôt[3]. L’ennui, c’était que depuis quelques années l’espérance de vie des archichanceliers avait apparemment tendance à se réduire et que l’ambition naturelle de tous les mages pour le poste avait fait place à une politesse curieuse, effacée. Il était descendu un matin pour s’apercevoir que tout le monde l’appelait « monsieur ». Il lui avait fallu des jours pour en découvrir la raison.

La tête lui faisait mal. Il avait l’impression d’avoir dépassé l’heure d’aller se coucher de plusieurs semaines. Mais il lui fallait dire quelque chose.

« Messieurs les hommes de l’art… commença-t-il.

— Oook.

— Pardon, et les sin…

— Oook.

— Je veux dire les anthropoïdes, bien entendu…

— Oook. »

L’archichancelier ouvrit et referma un moment la bouche silencieusement en s’efforçant de renouer le fil de ses pensées. Le bibliothécaire était, ès qualités, membre du conseil de la faculté. Personne n’avait pu dénicher le moindre règlement sur l’exclusion des orangs-outans, pourtant on n’avait pas ménagé ses efforts pour en chercher un en douce.

« C’est une apparition, hasarda-t-il. Une espèce de fantôme, peut-être. Une affaire de clochette, de livre et de bougie. »

L’économe soupira. « On a déjà essayé, archichancelier. »

L’archichancelier se pencha vers lui. « Hein ? fit-il.

— J’ai dit : on a déjà essayé, archichancelier, répéta l’économe d’une voix forte en la dirigeant vers l’oreille du vieillard. Après le déjeuner, vous vous rappelez ? On s’est servis des Noms des fourmis de Niquefort et on a fait sonner le Vieux Tom[4].

— Ah bon, tiens. Ç’a marché, alors ?

— Non, archichancelier.

— Hein ?

— De toute façon, on n’a encore jamais eu d’ennuis avec les fantômes, dit le professeur principal. Les mages ne hantent pas les maisons. »

L’archichancelier chercha un brin de réconfort.

« C’est peut-être seulement un phénomène naturel, dit-il. Peut-être les gargouillements d’une source souterraine. Ou des mouvements sismiques. Une histoire de tuyauterie. Les tuyaux, ça peut faire de drôles de bruits, vous savez, quand le vent souffle du bon côté. »

Il se cala dans son fauteuil, la mine épanouie.

Les autres membres du conseil échangèrent des coups d’œil.

« Les tuyaux ne font pas des bruits de pieds en train de courir, archichancelier, fit remarquer l’économe d’un air las.

— Sauf si quelqu’un laisse un robinet ouvert », précisa le professeur principal.

L’économe lui lança un regard mauvais. Il se trouvait dans sa baignoire lorsque la chose invisible et hurlante avait traversé sa chambre en trombe. Il ne tenait pas à renouveler l’expérience.

L’archichancelier lui fit un signe de tête.

« La question est réglée, donc », dit-il, et il s’endormit.

L’économe l’observa en silence. Puis il débarrassa le vieillard de son chapeau et le lui cala doucement sous la tête.

« Alors ? fit-il d’un air toujours aussi las. Quelqu’un a-t-il des suggestions ? »

Le bibliothécaire leva la main.

« Oook, fit-il.

— Oui, bravo, mon gars, fit l’économe d’un ton jovial. Quelqu’un d’autre ? »

L’orang-outan lui jeta un regard noir tandis que les autres mages secouaient négativement la tête.

« C’est un tremblement dans la texture de la réalité, dit le professeur principal. Voilà ce que c’est.

— Qu’est-ce qu’on peut y faire, alors ?

— Aucune idée. À moins d’essayer l’ancien…

— Oh, non, l’interrompit l’économe. Ne le dites pas. Je vous en prie. C’est beaucoup trop dangereux… »

Ses paroles furent coupées net par un hurlement qui commença à l’autre bout de la salle et parcourut la longueur de la table dans un effet Doppler qu’accompagnait la galopade d’une multitude de pieds. Les mages plongèrent en catastrophe sous leurs sièges retournés en vrac.

Les flammes des bougies s’étirèrent en longues et fines langues de lumière octarine avant d’être mouchées brusquement.

Puis ce fut le silence, du genre particulier qui suit un bruit vraiment désagréable.

L’économe annonça alors : « D’accord. Vous avez gagné. On va essayer le rite d’AshkEnte. »


C’est là le rituel le plus important que huit mages peuvent accomplir. Il invoque la Mort, lequel est naturellement au courant de tout ce qui se passe partout.

Et, bien sûr, on ne s’en acquitte pas de gaieté de cœur, parce que les mages de haut niveau sont en général très âgés et qu’ils préfèrent ne rien faire susceptible d’attirer sur eux l’attention de la Mort.

Le rite se déroula à la minuit dans la grande salle de l’Université, dans une ambiance d’encens, de bougies, d’inscriptions runiques et de cercles magiques ; tous ces préparatifs n’étaient pas franchement indispensables, mais ils rassuraient les mages. La magie flamboya, les chants furent chantés, les invocations invoquées dans les règles.

Les mages ne quittaient pas des yeux l’octogramme magique, lequel demeurait vide. Au bout d’un moment, le cercle de silhouettes en robes se mit à murmurer.

« On a dû faire quelque chose de travers.

— Oook.

— Peut-être qu’il n’est pas chez lui.

— Ou qu’il est occupé…

— On pourrait peut-être laisser tomber et aller se coucher, vous ne croyez pas ?

— ON ATTEND QUI, EXACTEMENT ? »

L’économe se retourna lentement vers la silhouette à côté de lui. On reconnaît toujours une robe de mage : ornée de paillettes, de sceaux cabalistiques, de fourrure et de dentelle, elle enveloppe généralement un gros volume d’homme de l’art. Cette robe-ci, cependant, était très noire. Le tissu donnait l’impression d’avoir été choisi pour ses qualités de robustesse. Comme son propriétaire. À le voir, on se disait que, s’il écrivait un livre de régime, ce serait un succès de librairie.

La Mort observait l’octogramme avec une expression d’intérêt poli.

« Euh… fit l’économe. Le fait est, en fait, que… euh… vous devriez être à l’intérieur.

— JE VOUS DEMANDE PARDON. »

La Mort se rendit d’un pas raide et digne au centre de la salle et regarda l’économe, l’air d’attendre.

« J’ESPÈRE QU’ON NE VA PAS REMETTRE ÇA AVEC CES HISTOIRES DE « VIL DEMON », dit-il.

— On ne vous dérange pas dans un travail important, au moins ? demanda poliment l’économe.

— MON TRAVAIL EST TOUJOURS IMPORTANT.

— Naturellement.

— POUR QUELQU’UN.

— Hum. Hum. La raison, ô vil… monsieur, qui nous a poussés à vous appeler, c’est pour la raison que…

— C’EST RINCEVENT.

— Quoi ?

— LA RAISON POUR LAQUELLE VOUS M’AVEZ INVOQUÉ. LA RÉPONSE EST : C’EST RINCEVENT.

— Mais on ne vous a pas encore posé la question !

— QUAND MÊME. LA RÉPONSE EST : C’EST RINCEVENT.

— Écoutez, ce qu’on veut savoir, c’est : d’où vient ce déferlement de… oh. »

La Mort retira avec affectation des particules invisibles du fil de sa faux.

L’archichancelier se mit une main noueuse en coupe autour de l’oreille.

« Qu’est-ce qu’il dit ? C’est qui, ce type avec le bâton ?

— C’est la Mort, archichancelier, répondit l’économe d’un ton patient.

— Hein ?

— C’est la Mort, monsieur. Vous savez bien.

— Dites-lui qu’on n’a besoin de rien », fit le vieux mage en agitant sa canne.

L’économe soupira. « Nous l’avons invoqué, archichancelier.

— Ah bon ? Qu’est-ce qui nous a pris de faire ça ? Une putain de mauvaise idée, oui. »

L’économe adressa à la Mort un sourire gêné. Il était sur le point de lui demander d’excuser l’archichancelier, vu son grand âge, mais il comprit qu’en la circonstance ce serait gaspiller sa salive en pure perte.

« On parle bien du mage Rincevent, là ? Celui avec le… (l’économe ne put réprimer un frisson) l’horrible bagage à pattes ? Mais il a disparu au moment de cette affaire du sourcelier, non[5] ?

— DANS LES DIMENSIONS DE LA BASSE-FOSSE. ET MAINTENANT IL ESSAYE DE REVENIR.

— Il peut faire ça ?

— IL FAUDRAIT UN CONCOURS DE CIRCONSTANCES EXCEPTIONNEL. UNE ALTÉRATION SOUDAINE DE LA RÉALITE.

— Ç’a peu de chances d’arriver, non ? » fit l’économe d’un ton anxieux. Les individus dont la déposition révèle qu’ils ont passé deux mois chez leur tante voient toujours d’un œil inquiet l’irruption de trouble-fêtes qui pourraient croire à tort le contraire et même, par un effet trompeur de la lumière, s’imaginer les avoir vus faire des choses dont ils étaient incapables puisqu’ils se trouvaient chez leur tante.

— UNE CHANCE SUR UN MILLION, répondit la Mort. EXACTEMENT UNE CHANCE SUR UN MILLION.

— Ah, fit l’économe, profondément soulagé. Oh là là. Quel dommage. » Il se dérida considérablement. « Évidemment, il y a tout ce bruit. Mais, malheureusement, j’espère qu’il ne survivra pas longtemps.

— C’EST EN EFFET POSSIBLE, dit la Mort d’un air narquois. MAIS VOUS N’AIMERIEZ PAS, J’EN SUIS SÛR, QUE JE PRENNE L’HABITUDE DE DONNER DES RÉPONSES DÉFINITIVES DANS CE DOMAINE.

— Non ! Non, bien sûr que non, s’empressa de l’assurer l’économe. Bon. Eh bien, merci infiniment. Pauvre type. Quel dommage, tout de même. Enfin, on n’y peut rien. Vaut peut-être mieux prendre ces choses-là avec philosophie.

— PEUT-ÊTRE, OUI.

— Et nous ne voudrions pas vous retenir plus longtemps, ajouta poliment l’économe.

— MERCI.

— Au revoir.

— À BIENTÔT. »

En vérité, le bruit cessa juste avant le petit-déjeuner. Seul le bibliothécaire s’en émut. Rincevent avait été son assistant et son ami, un ami qui s’y entendait pour éplucher une banane. Qui montrait aussi des dispositions uniques pour la fuite. Ce n’était pas, se dit l’anthropoïde, le type d’homme à se laisser facilement attraper.

Il y avait sûrement eu un concours de circonstances exceptionnel.

Ce qui était une explication autrement plus plausible.


Il y avait effectivement eu un concours de circonstances exceptionnel.

Une chance sur un million exactement avait suffi pour que quelqu’un soit aux aguets à ce moment-là, en quête des outils adéquats pour l’exécution d’un travail particulier.

Et voilà que se présentait Rincevent.

C’était presque trop facile.


Rincevent ouvrit donc les yeux. Il vit un plafond au-dessus de lui ; s’il s’agissait du plancher, alors il était dans de sales draps.

Jusque-là, ça allait.

Il tâta prudemment la surface où il était allongé. Une surface granuleuse, du bois, pour tout dire, avec des trous de pointes ici et là. Une surface de type humain.

Ses oreilles perçurent le crépitement d’un feu et un bouillonnement, source inconnue.

Son nez, s’estimant tenu à l’écart, s’empressa de faire état d’effluves de soufre.

Bon. Ça le menait où, toutes ces informations ? Sur un plancher de bois rugueux dans une pièce éclairée par un feu, où bouillonnait un liquide qui dégageait des odeurs sulfureuses. Dans l’état de rêve, d’irréalité où il se trouvait, il se sentait plutôt content de sa puissance de déduction.

Quoi d’autre ?

Ah, oui.

Il ouvrit la bouche et hurla, hurla, hurla.

Il s’en trouva un peu mieux.

Il resta encore un petit moment allongé. Du fond du tas de ses souvenirs en vrac remontèrent des réminiscences de matins au lit quand il était petit garçon, qu’il divisait désespérément le temps qui s’écoulait en unités de plus en plus réduites afin de retarder l’affreux moment de se lever et d’affronter tous les problèmes de l’existence tels que, dans le cas présent : qui suis-je, où suis-je, pourquoi suis-je ?

« Vous êtes quoi ? demanda une voix à la limite de sa conscience.

— J’y venais, justement », marmonna Rincevent.

La pièce oscilla avant de reprendre de la netteté lorsqu’il se releva sur les coudes.

« Je vous préviens, fit la voix, qui avait l’air de venir d’une table, des tas d’amulettes puissantes me protègent.

— Merveilleux, répliqua Rincevent. J’aimerais bien en dire autant. »

Des détails commencèrent à émerger du flou au compte-gouttes. Il se trouvait dans une salle longue et basse dont une cheminée gigantesque occupait une extrémité. Sur un établi qui courait tout le long d’un mur s’alignait une série d’objets en verre apparemment créés par un souffleur aviné affligé du hoquet, et dans leurs spires labyrinthiques des liquides colorés s’agitaient et bouillonnaient. Un squelette pendait à un crochet, l’air décontracté. Sur un perchoir voisin on avait cloué un oiseau empaillé. Quels que soient ses péchés commis de son vivant, la pauvre bête ne méritait pas les outrages que lui avait fait subir le taxidermiste.

Rincevent balaya le plancher du regard. Manifestement, c’était le premier balayage qu’on y effectuait depuis longtemps. Autour du mage uniquement, on avait dégagé un espace parmi des débris de verre cassé et de cornues retournées pour…

Un cercle magique.

Du boulot extrêmement minutieux, apparemment. Celui qui l’avait tracé à la craie était à l’évidence parfaitement au courant qu’il servait à diviser l’Univers en deux parties, le dedans et le dehors.

Rincevent se trouvait bien entendu dedans.

« Ah, fit-il en sentant une impression familière et presque rassurante d’épouvante irrépressible l’envahir.

— Je t’adjure et te conjure contre toute entreprise agressive, ô démon de l’Enfer, lança une voix provenant, comprit alors Rincevent, de derrière la table.

— Très bien, très bien, répliqua aussitôt le mage. Ça me va. Euh… il n’y aurait pas eu une toute petite erreur sur la personne, là, des fois ?

— Vade rétro !

— D’accord ! » fit Rincevent. Il regarda autour de lui d’un œil désespéré. « Comment je fais ?

— Ne vous imaginez pas pouvoir me conduire à ma perte avec ta langue perfide, ô démon de Shamharoth, dit la table. Je suis au fait des ruses de tes pareils. Obéis à chacun de mes ordres, sinon je te renvoie dans l’enfer bouillant d’où vous êtes venu. D’où tu êtes venu, pardon. Tu es venu, voilà. Et je ne rigole pas. »

La silhouette sortit de son abri. Plutôt petite, elle disparaissait en grande partie sous une véritable collection de charmes, amulettes et talismans qui, même inefficaces contre la magie, auraient sûrement protégé leur propriétaire contre un coup d’épée donné de bon cœur. Elle portait des lunettes et un chapeau aux longs oreillons qui lui donnaient l’air d’un épagneul myope.

Elle tenait une épée d’une main tremblante. La lame était si copieusement gravée de sceaux qu’elle commençait à plier.

« L’enfer bouillant, vous avez dit ? demanda Rincevent d’une petite voix.

— Absolument. Où les cris d’angoisse et les tourments des supplices…

— Oui, oui, j’ai compris. Seulement, vous voyez, je dois vous dire, en fait, que je ne suis pas un démon. Alors, si vous vouliez bien me laisser sortir, hein ?…

— Ton apparence extérieure ne m’abuse pas, démon », lança la silhouette. D’une voix plus normale, elle ajouta : « De toute façon, les démons mentent toujours. C’est bien connu.

— Ah bon ? fit Rincevent en se raccrochant à ce semblant d’espoir. Dans ce cas, alors… je suis bien un démon.

— Ah, ah ! C’est votre propre bouche qui vous condamne !

— Écoutez, je ne suis pas forcé de supporter ça. Je ne sais pas qui vous êtes ni ce qui se passe, mais je vais boire un coup, d’accord ? »

Il voulut sortir du cercle et se pétrifia sous le coup d’une décharge tandis que des étincelles fusaient en crépitant des inscriptions runiques pour se mettre à la masse sur tout son corps.

« Tu ne peux pas… tu ne peux pas… tu ne peux pas… » L’invocateur de démons renonça. « Écoutez, vous ne pouvez pas sortir du cercle avant que je vous libère, d’accord ? Je veux dire, je ne veux pas me montrer désagréable, seulement, si je vous laisse sortir du cercle vous pourrez reprendre votre vraie forme, une forme drôlement horrifique, j’ai idée. Vade rétro ! ajouta-t-il, sentant qu’il perdait le ton de rigueur.

— Ça va. Je vade rétro. Je vade rétro, fit Rincevent en se massant le coude. Mais je ne suis quand même pas un démon.

— Comment ça se fait que vous ayez répondu à l’invocation, alors ? Vous passiez par hasard par les dimensions para-naturelles, j’imagine, hein ?

— Quelque chose dans ce goût-là, je pense. Tout est un peu flou.

— À d’autres, ça ne prend pas. » La silhouette appuya son épée contre un pupitre sur lequel reposait, ouvert, un gros livre d’où pendaient des signets. Puis elle se livra à une petite gigue endiablée.

« Ç’a marché ! fit-elle. Hé-hé ! » Elle croisa le regard horrifié de Rincevent et se ressaisit. Elle toussa d’un air gêné et s’approcha du pupitre.

« Je vous assure, je ne suis pas… commença Rincevent.

— J’ai mis la liste quelque part par là, dit la silhouette. Bon, voyons voir. Ah, oui. Je vous ordonne… – enfin, je t’ordonne, plutôt – de… ah, de m’exaucer trois vœux. Oui. Je veux la domination des royaumes du monde. Je veux rencontrer la plus belle femme de tous les temps et je veux vivre pour toujours. » Il lança au mage un regard d’encouragement.

« Tout ça ? fit Rincevent.

— Oui.

— Oh, pas de problème, ironisa Rincevent. Et après, le reste de la journée, j’aurai quartier libre, c’est ça ?

— Et je veux aussi un coffre plein d’or. Juste pour voir venir.

— Je constate que vous avez pensé à tout.

— Oui. Vade rétro !

— D’accord, d’accord. Seulement… » Rincevent réfléchissait à toute vitesse. C’est un fou, se disait-il, mais un fou avec une épée à la main ; ma seule chance, c’est de lui enlever ces idées de la tête selon sa propre logique. « … seulement, vous voyez, je ne suis pas un démon de catégorie supérieure, et pour ce genre de tâches, j’en ai peur, je ne suis pas tout à fait à la hauteur, je regrette. Vous aurez beau me lancer tous les“vade rétro ! ” que vous voulez, ça dépasse mes compétences. »

La petite silhouette le regarda de ses yeux de myope par-dessus le bord de ses lunettes.

« Je vois, dit-elle avec irritation. Vous pourriez faire quoi, alors, d’après vous ?

— Ben, euh… répondit Rincevent, j’imagine que je pourrais sortir faire des courses et vous ramener un paquet de bonbons à la menthe. »

Suivit une pause.

« Vous ne pouvez vraiment pas faire tout ça ?

— Je regrette. Écoutez, voilà ce que je propose. Vous me relâchez, et je vous promets de faire passer la consigne dès que je serai rentré à… » Rincevent hésita. Merde, ils vivaient où, les démons, au fait ? « … Démonoville, termina-t-il avec espoir.

— Vous voulez dire Pandémonium ? fit son ravisseur d’un air soupçonneux.

— Oui, voilà. C’est ce que je voulais dire. Je vais passer le mot à tous les autres : La prochaine fois que vous faites un tour dans le monde réel, n’oubliez pas d’aller voir… c’est quoi, votre nom ?

— Thursley. Eric Thursley.

— Très bien.

— Démonologue. Chemin du Fumier, Pseudopolis. À côté de la tannerie, ajouta Thursley d’un ton plein d’espoir.

— Parfait. Ne vous inquiétez pas. Maintenant, si vous voulez bien me laisser partir… »

La figure de Thursley s’allongea.

« Vous êtes vraiment sûr de ne pas savoir faire ça ? » demanda-t-il, et Rincevent ne put s’empêcher de remarquer les accents implorants dans sa voix. « Même un petit coffre d’or ferait l’affaire. Et je vais vous dire, pas besoin que ce soit la plus belle femme de tous les temps. La deuxième, ça m’irait. Ou la troisième. Tenez, prenez n’importe laquelle dans les cent… les mille premières. Ce que vous avez en stock, quoi. » À la fin de sa phrase, sa voix vibrait de désir.

Rincevent avait envie de lui dire : Écoutez, vous feriez mieux d’arrêter de bricoler avec des produits chimiques dans des chambres mal éclairées ; rasez-vous, filez chez le coiffeur, prenez un bain, disons même deux, renouvelez votre garde-robe, sortez un peu le soir, et alors… (mais soyons honnête : même lavé, rasé et inondé d’eau de toilette, Thursley ne risquait pas de gagner le moindre gros lot) et alors vous pourriez recevoir dans la figure une claque de la femme de votre choix.

Bien sûr, il n’y aurait pas de quoi sauter au plafond, mais ce serait déjà une prise de contact physique.

« Je regrette », répéta-t-il.

Thursley soupira. « La bouilloire est sur le feu, fit-il. Ça vous dit, une tasse de thé ? »

Rincevent s’avança dans un crépitement d’énergie psychique.

« Ah, reprit Thursley d’une voix hésitante tandis que le mage se suçait les doigts. Que je vous dise. Je vais vous soumettre à une invocation de contrainte.

— Ce n’est pas la peine, je vous assure.

— Non, c’est mieux comme ça. Ça veut dire que vous pourrez vous déplacer. N’importe comment, je la gardais sous le coude, des fois que vous auriez pu aller chercher… enfin, vous comprenez, quoi… aller la chercher.

— Bon », fit Rincevent. Pendant que le démonologue marmonnait des mots du livre, le mage songeait : pieds, porte, escalier. Une bien belle combinaison.

Il trouvait que le démonologue avait quelque chose d’insolite, mais il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. L’homme ressemblait beaucoup à ses semblables qu’il avait connus à Ankh-Morpork : tous pliés en deux, couverts de taches d’acides, les yeux comme des têtes d’épingles à cause des vapeurs chimiques. Celui-ci n’aurait pas dépareillé le lot. Il lui trouvait quand même une drôle d’allure.

« Faut que je vous avoue, dit Thursley en balayant activement une partie du cercle, vous êtes mon premier démon. Ça n’avait encore jamais marché. C’est quoi, votre nom ?

— Rincevent. »

Thursley réfléchit un instant. « Ça ne me dit rien, fit-il. Il y a un Riinjswin dans la Démonologie. Et un Winswin. Mais ils ont davantage d’ailes que vous. Vous pouvez sortir maintenant. Je dois reconnaître que c’est une matérialisation excellente. Personne ne vous prendrait pour un démon, à vous voir. Quand ils veulent avoir l’air humains, la plupart se matérialisent sous forme d’aristocrates, de rois et de princes. Cette apparence de mage miteux, c’est très malin. J’ai failli tomber dans le panneau. Dommage que vous ne puissiez rien faire de ce que je vous demande.

— Je ne vois pas pourquoi vous avez envie de vivre éternellement, dit Rincevent en se promettant en son for intérieur de faire payer à Thursley le qualificatif « miteux » dès que l’occasion se présenterait. Retrouver la jeunesse, d’accord, là je comprendrais.

— Bof. Être jeune, ça n’est pas très drôle », lâcha Thursley avant de se plaquer soudain la main sur la bouche.

Rincevent se pencha.

La cinquantaine d’années. Voilà l’élément qui manquait.

« C’est une fausse barbe ! s’exclama-t-il. Vous avez quel âge ?

— Quatre-vingt-sept ! couina Thursley.

— Je vois les crochets sur vos oreilles !

— Soixante-dix-huit, voilà ! Vade rétro !

— T’es un gamin ! »

Eric se redressa avec hauteur. « Non ! fit-il sèchement. J’ai presque quatorze ans !

— Ah-ha ! »

Le jeune garçon agita l’épée en direction de Rincevent. « De toute façon, ça n’a pas d’importance ! brailla-t-il. Les démonologues, ils peuvent avoir n’importe quel âge, vous êtes quand même mon démon et vous devez m’obéir ! »

« Eric ! lança une voix depuis un étage inférieur.

— Oui, maman ? » cria-t-il, les yeux fixés sur Rincevent. Ses lèvres formèrent silencieusement les mots : Ne dites rien, s’il vous plaît.

« Qu’est-ce que c’est, tout ce raffut là-haut ?

— Rien, maman !

— Descends te laver les mains, mon chéri, ton petit-déjeuner est prêt !

— Oui, maman. » Il regarda Rincevent d’un air penaud. « C’est ma mère, expliqua-t-il.

— Elle a une bonne paire de poumons, dis donc, fit le mage.

— Je… je ferais mieux d’y aller, alors. Vous, faut que vous restiez ici, évidemment. »

Il comprit qu’il était en train de perdre une bonne part de sa crédibilité. Il agita une nouvelle fois l’épée. « Vade rétro ! dit-il. Je t’ordonne de ne pas sortir de cette chambre !

— D’accord. Pas de problème, fit Rincevent en reluquant les fenêtres.

— Promis ? Sinon je te renvoie en enfer.

— Oh, je n’y tiens pas. File. Ne t’inquiète pas pour moi.

— Je vais laisser l’épée et mes affaires ici, dit Eric qui ôta la majeure partie de son accoutrement pour révéler un adolescent brun et mince dont la figure serait beaucoup plus avenante une fois débarrassée de son acné. Si vous y touchez, il arrivera des choses terribles.

— Loin de moi cette idée », fit Rincevent.

Dès qu’il fut seul, le mage s’approcha nonchalamment du pupitre et jeta un coup d’œil au livre. Le titre s’inscrivait en lettres rouges animées d’un tremblement impressionnant : Mallificarum Sumpta Diabolicite Occularis Singularum, le « Livre de la Domination suprême ». Il en avait entendu parler. Il en existait un exemplaire quelque part à la bibliothèque, mais les mages ne se souciaient jamais d’aller le consulter.

Le détail peut paraître étrange, car s’il est une chose contre laquelle un mage échangerait sa grand-mère, c’est bien le pouvoir. Quoique pas si étrange que ça, car tout mage assez malin pour survivre cinq minutes a la jugeote nécessaire pour comprendre que le pouvoir en puissance dans la démonologie est le fait des démons. S’en servir à des fins personnelles reviendrait à vouloir tuer des souris en leur tapant dessus avec un serpent à sonnettes.

Même les mages trouvent les démonologues bizarres ; ce sont en général des êtres pâles et furtifs qui se livrent à d’obscures besognes dans des officines sombres et donnent des poignées de main molles et moites. Rien à voir avec la bonne magie bien propre. Aucun mage digne de ce nom ne tient à se frotter aux régions démoniaques, dont les résidents ne sont qu’un ramassis de sonnés du ciboulot comme on en trouve à proximité d’un gros beffroi.

Rincevent examina le squelette de près, juste au cas où. Ledit squelette n’avait apparemment aucune envie de lui donner un coup de main.

« Il était à son chaispasquoi, là, son grand-père, fit une voix éraillée derrière lui.

— Pas très courant, comme héritage, dit Rincevent.

— Oh, ce n’est pas le sien à lui. Il l’avait déniché dans un magasin quelque part. C’est un chaispasquoi, là, un machin articulé.

— Il n’est pas très causant », dit Rincevent avant de se taire soudain, l’air songeur.

« Euh… reprit-il sans tourner la tête, à qui je parle, exactement ?

— Je suis un chaispasquoi, là. J’ai le nom au bout de la langue. Ça commence par un p. »

Rincevent se retourna lentement.

« Un perroquet ? fit-il.

— C’est ça. »

Le mage regarda la bête juchée sur son perchoir. Il aperçut un œil unique qui luisait comme un rubis. Par ailleurs, il vit surtout une peau rose et violacée parsemée de bouts de plumes ; on aurait dit une brosse à cheveux prête à cuire. Le volatile se secoua avec des mouvements d’arthritique, puis perdit lentement l’équilibre et finit par pendouiller la tête en bas.

« J’ai cru que t’étais empaillé, fit Rincevent.

— Va te faire foutre, le mage. »

Rincevent l’ignora et se glissa jusqu’à la fenêtre. Elle était petite mais donnait sur un toit en pente douce. Là, dehors, c’était la vraie vie, le vrai ciel, de vrais bâtiments. Il tendit la main pour ouvrir les volets…

Une onde de grésillements lui remonta le bras et se mit à la masse dans son cervelet.

Il s’assit par terre et se suça les doigts.

« Il te l’a bien dit, fit le perroquet en se balançant d’avant en arrière, toujours la tête en bas. Mais t’as pas voulu chaispasquoi, là. Il te tient par les chaispasquoi.

— Mais ça ne devrait marcher que sur les démons !

— Ah, répliqua le perroquet qui réussit à prendre assez d’élan pour effectuer un demi-tour et se retrouver debout sur son perchoir où il se stabilisa avec les chicots de ce qui avait jadis été des ailes. Tout ça se tient, tu vois. Si t’arrives par la porte marquée chaispasquoi, alors t’es traité comme un chaispasquoi, tu me suis ? Un démon, j’veux dire. T’es soumis aux mêmes règles et chaispasquoi. C’est pas de bol.

— Mais tu sais, toi, que je suis un mage, quand même ! »

Le perroquet poussa un cri. « Ces oiseaux-là, j’les ai vus opérer, mon vieux. Des vrais de vrai, qu’avaient l’air et la chaispasquoi. On s’en est payé quelques-uns ici, de quoi s’étrangler sur son millet. De grands chaispasquoi pleins d’écailles et de flammes, qu’ils nous ont amenés. Ç’a pris des semaines pour nettoyer la suie des murs, ajouta-t-il d’un ton approbateur. C’était à l’époque de son grand-père, évidemment. Le petit, il est pas très doué de ce côté-là. Enfin, il l’était pas jusqu’à aujourd’hui. Un garçon brillant. C’est la faute aux chaispasquoi, là, aux parents. Des nouveaux riches, vous comprenez. Commerce du vin. L’ont carrément pourri, l’ont laissé jouer avec ses vieux machins de chaispasquoi, “Oh, c’est un enfant tellement intelligent, toujours le nez dans un livre”, singea le perroquet. Jamais ils lui donnent ce qu’il faut à un chaispasquoi sensible en pleine croissance, si vous voulez savoir.

— Quoi, tu veux dire de l’amour et des conseils ? fit Rincevent.

— Je pensais à une putain de bonne chaispasquoi, là, de bonne correction », répondit le perroquet.

Rincevent prit sa tête douloureuse dans ses mains. Si c’était là ce que devaient endurer les démons, pas étonnant qu’ils ne soient jamais contents.

« Coco veut un biscuit », lança distraitement le perroquet du même ton qu’un être humain ferait « euh… » ou « comme je disais », puis il poursuivit : « Son grand-père, c’était un mordu. De ça et de ses pigeons.

— Ses pigeons, répéta Rincevent.

— L’obtenait pourtant pas de très bons résultats. Il tâtonnait, faisait ça au p’tit chaispasquoi, là.

— J’ai cru t’entendre parler d’écailles et de flammes…

— Oh, pour ça oui. Mais c’était pas ce qu’il cherchait. Il voulait invoquer un succube. »

Ça paraît impossible de ricaner quand on ne dispose que d’un bec, mais le perroquet y parvint. « C’est un démon femelle qui vient la nuit et se livre à des chaispasquoi passionnés et effrén…

— J’en ai entendu parler, le coupa Rincevent. Salement dangereux. »

Le perroquet pencha la tête de côté. « Ç’a jamais marché. Tout ce qu’il a fait apparaître, c’est un névralgeur.

— C’est quoi ?

— Un démon qui vient te flanquer la migraine. »


Les démons existent sur le Disque-monde depuis au moins aussi longtemps que les dieux, auxquels ils ressemblent beaucoup par bien des côtés. La différence est en gros la même qu’entre des terroristes et des guérilleros.

La plupart des démons occupent une dimension spacieuse proche de la réalité, traditionnellement décorée dans des tons enflammés et maintenue à une température de rôtissoire. Tout ça n’est pas vraiment indispensable, mais le démon moyen reste par-dessus tout un traditionaliste.

Au centre de la fournaise, surgissant majestueusement d’un lac de simili-lave, jouissant d’une vue imprenable sur les Huit Cercles, se dresse la cité de Pandémonium[6]. Pour l’heure elle se montrait à la hauteur de son nom.

Astfgl, le nouveau roi des démons, était furieux. Pas seulement parce que l’air conditionné était encore tombé en panne, ni parce qu’il se sentait entouré d’idiots et de comploteurs, ni même parce que personne n’arrivait encore à prononcer correctement son nom, mais aussi parce qu’il venait de recevoir de mauvaises nouvelles. Le démon tiré au sort pour les lui apporter tremblait devant son trône, la queue entre les jambes. Il avait une peur immortelle que quelque chose de merveilleux lui arrive sous peu[7].

« Il a fait quoi ? demanda Astfgl.

— Il… euh… s’est ouvert, ô seigneur. Le cercle… à Pseudopolis.

— Ah. Il est fort, ce gamin. Nous fondons de grands espoirs sur lui.

— Euh… Et après, il s’est refermé, seigneur. » Le démon, lui, ferma les yeux.

« Et qui est passé ?

— Euh… » Le démon se retourna pour regarder ses collègues tassés à l’autre bout de la salle du trône d’un kilomètre de long.

« J’ai demandé : et qui est passé ?

— À vrai dire, ô seigneur…

— Oui ?

— On ne sait pas. Quelqu’un.

— J’avais donné des ordres, il me semble : le jour où le gamin réussirait son invocation, le duc Vassénégo devait se matérialiser devant lui et lui offrir des plaisirs défendus et des délices ignorées afin de le plier à Notre volonté, non ? »

Le roi gronda. Il devait le reconnaître, l’inconvénient dans sa branche, celle du mal, c’est que les démons n’avaient rien de grands penseurs novateurs et que la pointe d’ingéniosité des hommes leur faisait fortement défaut. Et il attendait beaucoup d’Eric Thursley, dont le manque de balourdise digne d’une intelligence supérieure était un pur régal. L’Enfer avait besoin d’éléments terriblement doués et égocentriques comme ce gamin. Ils s’y entendaient autrement mieux à répandre le mal que les démons.

« Assurément, seigneur, répondit le démon. Et ça fait des années que le duc attend qu’on l’invoque là-bas, qu’il refuse toutes les autres tentations, qu’il étudie assidûment et patiemment le monde des hommes…

— Alors, où il était ?

— Euh… un besoin surnaturel, seigneur, bafouilla le démon. Il n’avait pas tourné le dos depuis deux minutes quand…

— Et quelqu’un est passé ?

— On cherche… »

À ces mots, la patience du seigneur Astfgl, laquelle avait n’importe comment l’extensibilité du mastic, sa patience, donc, lâcha d’un coup. Ça, c’était typique. Il régnait sur des sujets qui employaient le verbe « chercher » quand ils voulaient dire « s’informer ». La damnation, c’était encore trop bon pour eux.

« Dehors, chuchota-t-il. Et je veillerai à ce qu’on vous récompense comme vous le méritez…

— Ô, maître, j’implore…

— Dehors ! »

Le roi regagna d’un pas rageur ses appartements privés par les couloirs rougeoyants.

Ses prédécesseurs avaient été partisans des pattes postérieures couvertes de poils rudes et des sabots. Le seigneur Astfgl avait rejeté d’emblée tous ces attributs. Il affirmait qu’on ne risquait pas d’être pris au sérieux par ces sales bêcheurs de Dunmanifestine si on avait le derrière qui ruminait sans arrêt, aussi avait-il opté pour une cape de soie rouge, des collants cramoisis, un capuchon surmonté de deux petites cornes plutôt raffinées et un trident. L’extrémité du trident tombait à tout bout de champ mais, se disait-il, c’était le genre de tenue dans laquelle on pouvait prendre un roi démon au sérieux…

Dans la fraîcheur de ses appartements – oh, bons dieux, ou mauvais dieux, plutôt, il lui en avait fallu, du temps, pour les aménager et leur donner un semblant de civilisation, vu que ses prédécesseurs se contentaient de flemmarder et de tenter les humains, et qu’ils n’avaient jamais entendu parler du stress du cadre supérieur –, il découvrit doucement le Miroir des Ames et le regarda s’animer en tremblotant.

La surface noire et froide était entourée d’un cadre ouvragé, duquel s’échappaient et dérivaient des volutes de fumée grasse.

Votre souhait, maître ? demanda le miroir.

« Montre-moi ce qui s’est passé au cours de la dernière heure du côté de la porte de Pseudopolis », répondit le roi qui s’installa pour la retransmission.

Au bout d’un moment il s’en fut chercher le nom « Rincevent » dans le classeur qu’il avait fait installer récemment, à la place des vieux registres lamentablement reliés en usage jusque-là ; mais il restait encore à fignoler le système, car les démons, désorientés, archivaient tous les dossiers à la lettre G comme « gens ».

Puis il s’assit pour regarder les images frémissantes et joua distraitement avec les objets sur son bureau pour se calmer les nerfs.

Tout un attirail encombrait son bureau : des calepins pourvus d’aimants pour trombones, des gadgets commodes pour ranger les stylos et ces tout petits blocs-notes qui se présentent toujours sous la forme bien pratique et à hurler de rire de statuettes affublées de slogans comme C’est vous le patron ! sans oublier des billes et des spirales chromées animées d’une espèce d’ersatz de mouvement perpétuel à la vie éphémère. Personne, à la vue de ces accessoires, n’aurait douté un instant qu’ils étaient, en toute objectivité, véritablement maudits.

« Je vois », dit le seigneur Astfgl en faisant osciller une série de billes brillantes d’un petit coup de griffe.

Il ne se rappelait aucun démon du nom de Rincevent. D’un autre côté, il y en avait des millions, de ces pauvres diables, ils grouillaient partout dans un désordre total, et il n’avait pas encore trouvé le temps d’effectuer un recensement dans les règles et de retirer de la circulation les éléments superflus. Celui-là avait apparemment moins d’appendices et davantage de voyelles dans son nom que la plupart de ses collègues. Mais c’était forcément un démon.

Vassénégo était un vieil imbécile prétentieux, un de ces démons vétérans aux sourires narquois qui le méprisaient et ne lui obéissaient qu’à contrecœur, uniquement parce que lui, le roi, avait travaillé dur pendant des millénaires pour se hisser de ses humbles origines jusqu’à sa position actuelle. Il n’aurait pas été surpris que le vieux brigand l’ait fait exprès, rien que pour le contrarier.

Bon, il faudrait qu’il voie ça ultérieurement. Il lui enverrait une note de service ou autre chose. Trop tard pour faire quoi que ce soit maintenant. Il allait lui falloir prendre personnellement cette affaire en main. Eric Thursley promettait trop pour qu’il laisse passer une occasion pareille. Lui mettre le grappin dessus, voilà qui embêterait les dieux.

Les dieux ! Ce qu’il les détestait, ceux-là ! Il les détestait encore davantage que les vieux de la vieille comme Vassénégo, encore davantage, même, que les hommes. Il avait organisé une petite soirée la semaine précédente, il avait longuement cogité dessus, il avait voulu montrer qu’il était disposé à passer l’éponge, à travailler en partenariat pour un Univers nouveau, meilleur et plus efficient. Il avait appelé ça une soirée « pour mieux se connaître ». Il avait prévu des saucisses sur des bâtonnets et tout, il avait fait de son mieux pour que ce soit réussi.

Ils ne s’étaient même pas souciés de répondre aux cartons d’invitation. Alors qu’il avait bien pris soin d’indiquer RSVP sur chacun d’eux.


« Démon ? »

Eric passa la tête par la porte.

« Votre forme, elle est comment ?

— Plutôt mauvaise, répondit Rincevent.

— Je vous ai apporté à manger. Vous mangez, n’est-ce pas ? »

Rincevent goûta. C’était un bol de céréales, de noix et de fruits secs. Il ne voyait rien à redire à tout ça. Seulement, à un moment donné au cours de la préparation, quelque chose avait infligé à ces ingrédients innocents ce qu’un million de gravités infligent à une étoile à neutrons. S’il mourait d’avoir mangé sa bolée, pas besoin de l’enterrer, suffirait de le lâcher sur n’importe quel terrain meuble.

Il parvint à l’avaler. Ça n’était pas difficile. Le plus fort aurait été d’empêcher la mixture de tomber à pic.

« Excellent », s’étrangla-t-il. Le perroquet se livra à une imitation fort réussie de maux de ventre.

« J’ai décidé de vous laisser partir, dit Eric. Ça ne rime pas à grand-chose de vous garder, hein ?

— Absolument.

— Vous n’avez vraiment aucun pouvoir ?

— Je regrette. Échec sur toute la ligne.

— Vous n’avez pas l’air très démoniaque, à bien y réfléchir, dit Eric.

— Ils ont jamais cet air-là. On peut pas leur faire confiance, à ces chaispasquoi », gloussa le perroquet. Il perdit encore l’équilibre. « Coco veut un biscuit », ajouta-t-il, la tête en bas.

Rincevent se retourna d’un bloc. « Toi, tu restes en dehors de ça, bec crochu ! »

Ils entendirent un bruit derrière eux, comme si l’Univers se raclait la gorge. Les marques à la craie du cercle magique s’illuminèrent violemment l’espace d’un instant, devinrent des traits embrasés sur les lattes éraflées, et quelque chose chuta du néant pour s’affaler lourdement sur le plancher.

Il s’agissait d’un gros coffre cerclé de métal. Il avait atterri sur son couvercle bombé. Au bout d’un moment, il se mit à se balancer énergiquement, puis déplia des centaines de petites jambes roses et se retourna au prix d’un gros effort.

Dans un frottement de pieds il fit ensuite volte-face afin de regarder le mage et le jeune garçon. Comportement d’autant plus déroutant qu’il n’avait pas d’yeux pour ce faire.

Eric réagit le premier. Il empoigna l’épée magique maison qui battit frénétiquement des ailes.

« Vous êtes bien un démon ! s’exclama-t-il. J’ai failli vous croire quand vous m’avez dit que non !

— Houiiii ! fit le perroquet.

— C’est seulement mon Bagage, expliqua Rincevent, au désespoir. C’est une sorte de… Enfin, il me suit partout, il n’a rien de démoniaque… Hum. » Il hésita. « Pas grand-chose, en tout cas, conclut-il maladroitement.

— Vade rétro !

— Oh, tu ne vas pas remettre ça… »

Le gamin jeta un coup d’œil au livre ouvert. « Je récapitule mes ordres de tout à l’heure, lança-t-il d’un ton ferme. La plus belle femme de tous les temps, la domination des royaumes du monde et vivre pour toujours. Allez, au boulot. »

Rincevent ne bougeait pas, pétrifié.

« Ben quoi, allez-y, fit Eric. Vous êtes censé disparaître dans un nuage de fumée.

— Écoute, tu crois qu’il suffit de claquer des doigts… »

Rincevent claqua des doigts.

Il y eut un nuage de fumée.


Rincevent posa sur ses doigts un long regard atterré, un peu comme on contemplerait un fusil accroché au mur depuis des décennies qui se serait soudain déchargé tout seul et aurait transformé le chat en passoire.

« Ils ne m’ont pas souvent fait ce coup-là », commenta-t-il.

Il baissa la tête.

« Aargh », lâcha-t-il et il ferma les yeux.

Le monde était préférable dans l’obscurité derrière ses paupières. S’il tapait du pied, il pourrait se persuader de sentir le plancher, donc savoir qu’il se trouvait réellement dans la chambre et que les signaux insistants de tous ses autres sens, lesquels lui disaient qu’il flottait en l’air à un bon millier de kilomètres au-dessus du Disque, n’étaient qu’un mauvais rêve dont il allait se réveiller. Il s’empressa d’oublier cette pensée. S’il dormait, il préférait rester comme ça. En rêve, on peut voler. S’il se réveillait, la chute serait longue.

Peut-être que je suis mort et que je suis vraiment un démon, songea-t-il.

Une idée intéressante.

Il rouvrit les yeux.

« Wouah ! fit Eric, les yeux luisants. Je peux tout avoir ? »

Le gamin occupait la même position que dans la chambre. Idem pour le Bagage. Et aussi, au grand déplaisir de Rincevent, pour le perroquet. Le volatile se tenait perché en plein ciel et regardait avec curiosité le panorama cosmique en contrebas.

On aurait pu croire le Disque conçu pour qu’on le voie de l’espace ; certainement pas, Rincevent en avait la certitude, pour qu’on y vive. Mais il devait reconnaître qu’il le trouvait impressionnant.

Le soleil était sur le point de se lever sur le bord opposé et traçait une ligne de feu qui scintillait sur la moitié de la circonférence du Monde. Une aube lente et interminable commençait tout juste à se répandre sur le paysage sombre et massif.

Plus bas, éclairée d’une lumière dure dans le vide aride de l’espace, la Grande A’Tuin, la Tortue du Monde, progressait péniblement sous le poids de la Création. Elle – ou il, la question n’a jamais été vraiment tranchée – portait sur sa carapace les quatre éléphants géants qui à leur tour soutenaient avec effort le Disque proprement dit.

Il existe peut-être des manières plus efficaces de bâtir un monde. Par exemple à partir d’une boule de fer en fusion qu’on recouvrirait de couches successives de roche, comme ces gros bonbons d’autrefois. On aurait alors une planète très efficace, mais beaucoup moins plaisante à l’œil. Et puis rien n’arriverait à tenir en dessous, ça tomberait dans le vide.

« Vachement bien, dit le perroquet. Coco veut un continent.

— Qu’est-ce que c’est grand ! souffla Eric.

— Ouais », fit Rincevent, laconique.

Il sentit qu’on attendait davantage de sa part.

« Fais-y attention », ajouta-t-il.


Un doute le tenaillait au sujet de tout ça. Supposons, à titre d’hypothèse, qu’il soit un démon – et après tout ce qui lui était arrivé ces derniers temps, il voulait bien admettre qu’il était mort et n’avait rien remarqué dans la confusion[8] –, alors il ne voyait pas très bien pourquoi il lui incombait de donner le Monde. Il était à peu près certain que ledit monde avait des propriétaires de cet avis.

Il était également certain qu’un démon devait exiger une trace écrite.

« Je crois qu’il faut que tu signes avant d’en prendre possession, dit-il. Avec du sang.

— Le sang de qui ? demanda Eric.

— Le tien, je pense, répondit Rincevent. Ou du sang d’oiseau, faute de mieux. » Il jeta un regard noir éloquent au perroquet, qui grogna vers lui.

« Je n’ai pas le droit de l’essayer d’abord ?

— Quoi ?

— Ben, et s’il ne marche pas ? Je ne signe rien tant que je ne l’aurai pas vu marcher. »

Rincevent fixa le gamin. Puis il baissa les yeux sur le vaste panorama des royaumes du monde. Je me demande si j’étais comme lui à son âge, songea-t-il. Je me demande comment j’ai survécu ?

« C’est le Monde, fit-il d’un ton patient. Évidemment qu’il marche, nom des dieux. Enfin, quoi, regarde-moi ça. Ouragans, dérive des continents, cycle des pluies… tout y est. Ça tourne au poil comme une putain d’horloge. Un monde comme ça, t’en as pour toute ta vie. À condition d’en prendre soin. »

Eric examina l’objet de ces propos d’un œil critique. Il affichait la tête du gars qui sait que tous les plus beaux cadeaux de l’existence ont besoin de l’équivalent psychique de deux piles d’1,5 V pour fonctionner et que les magasins ne rouvriront qu’après les vacances.

« Faudra payer un tribut, dit-il tout net.

— Hein ?

— Les rois du Monde. Faudra qu’ils me payent un tribut.

— Tu as bien étudié la question, pas vrai ? railla Rincevent. Un tribut, c’est tout ? La lune, ça ne te dit pas, tant qu’on est en l’air ? La promotion de la semaine : un satellite gratuit avec chaque monde dominé ?

— Est-ce qu’il y a du minerai utile ?

— Du quoi ? »

Eric poussa un soupir de patience indulgente.

« Du minerai, répéta-t-il. Comme de la minette. Vous savez bien. »

Rincevent rougit. « Ce n’est pas de ton âge, je trouve, de penser à…

— Je veux dire des métaux, des trucs comme ça. Ça ne sert à rien si ce n’est qu’un tas de cailloux. »

Rincevent baissa les yeux. La toute petite lune du Disque-monde montait à cet instant par-dessus le bord opposé et répandait une lueur pâle sur l’assemblage façon puzzle des terres et des mers.

« Oh, je ne sais pas. Moi, ça m’a l’air très bien, dit-il spontanément. Écoute, il fait nuit, là. Ils pourraient peut-être te payer tribut dans la matinée ?

— Je veux mon tribut tout de suite.

— Il me semblait bien. »

Rincevent s’examina les doigts avec grande attention. Il n’avait jamais été très doué pour les claquer.

Il fit un nouvel essai.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il se trouvait dans la boue jusqu’aux chevilles.

Entre autres talents, Rincevent avait surtout un don pour la fuite, don qu’il avait au fil des ans élevé au rang de véritable science pure ; de son point de vue, ce que ou vers quoi l’on fuit importe peu, du moment que l’on fuit. La fuite seule compte. Je fonce donc je suis ; plus exactement, je fonce donc je serai encore.


Mais il avait aussi des dispositions pour les langues et la géographie appliquée. Il pouvait crier « au secours » dans quatorze idiomes différents et demander pitié dans une douzaine d’autres. Il avait traversé un grand nombre de pays du Disque, certains à toute vitesse, et il avait passé les longues heures charmantes, barbantes, de son travail à la bibliothèque à potasser tout ce qu’il dénichait sur des régions exotiques et lointaines où il n’était jamais allé. Il se souvenait qu’à l’époque il se sentait drôlement soulagé de ne pas être forcé de les visiter.

Et voilà qu’aujourd’hui…La jungle l’entourait. Il ne s’agissait pas d’une jungle aérée, agréable et attrayante où des héros en peau de léopard se balancent aux arbres, mais d’une vraie jungle, une jungle sérieuse, une jungle qui se dressait comme des murs de verdure, hérissée d’épines et d’aiguillons, une jungle où chaque représentant du règne végétal s’était littéralement retroussé l’écorce pour s’atteler à la tâche ardue de dépasser en hauteur tous ses concurrents. Le sol était à peine un sol, plutôt des plantes mortes en voie de décomposition ; de l’eau dégouttait de feuille en feuille, des insectes fendaient d’un vol plaintif l’atmosphère moite, chargée de spores, et partout pesait l’affreux silence oppressé des moteurs de la photosynthèse tournant à plein régime. Pour le héros tyrolien qui aurait voulu se déplacer dans un enchevêtrement pareil au bout d’une liane, autant se lancer dans un coupe-jambon.

« Comment vous arrivez à faire ça ? demanda Eric.

— C’est sûrement un talent », répondit Rincevent.

Eric lança aux merveilles de la nature un rapide coup d’œil dédaigneux.

« Ça ne m’a pas l’air d’un royaume, se plaignit-il. Vous avez dit qu’on pouvait se transporter dans un royaume. Vous appelez ça un royaume ?

— Ce sont sans doute les forêts pluviales de Klatch, expliqua Rincevent. Elles regorgent de royaumes perdus.

— Vous voulez dire d’antiques races de princesses amazoniennes qui soumettent les prisonniers mâles à des rites reproducteurs étranges et exténuants ? fit Eric dont les lunettes commençaient à s’embuer.

— Ha, ha, lâcha Rincevent avec froideur. Quelle imagination, ce gamin !

— Des chaispasquoi, des chaispasquoi, des chaispasquoi ! brailla le perroquet.

— J’ai lu des livres là-dessus, dit Eric en fouillant la verdure des yeux. Évidemment, ces royaumes aussi sont à moi. » Il se plongea dans la contemplation de visions intérieures. « Bon d’là, fit-il avec convoitise.

— Moi, je penserais surtout au tribut, à ta place », dit Rincevent en s’engageant sur ce qui était peut-être un sentier.

Les fleurs aux couleurs vives d’un arbre voisin pivotèrent pour le regarder s’éloigner.

Dans les jungles du Klatch central existent effectivement des royaumes perdus où règnent de mystérieuses princesses amazoniennes qui capturent les explorateurs mâles et leur assignent des tâches typiquement masculines. Ces tâches sont effectivement dures, fatigantes, et les malheureuses victimes n’y résistent pas longtemps[9].

Existent aussi des plateaux cachés où les monstres reptiliens d’une époque révolue s’ébattent et jouent, ainsi que des cimetières d’éléphants, des mines de diamants perdues et de curieuses ruines décorées de hiéroglyphes dont le spectacle seul glace les âmes les mieux trempées. Sur n’importe quelle carte correcte de la contrée, c’est tout juste s’il reste de la place pour les arbres.

Les rares explorateurs qui en sont revenus ont laissé un certain nombre de conseils judicieux à l’usage de leurs successeurs, tels que : 1) éviter autant que possible les plantes grimpantes qui pendouillent avec des yeux en boutons de bottines et une langue fourchue à une extrémité ; 2) ne pas ramasser les plantes rampantes à rayures blanches et orange qui ont l’air de traîner en travers du chemin, agitées de mouvements convulsifs, parce qu’il y a souvent un tigre à l’autre bout ; et 3) n’y allez pas.

Si je suis un démon, songeait obscurément Rincevent, pourquoi est-ce que tout s’ingénie à me piquer et à me faire trébucher ? Je veux dire, la seule chose qui devrait me faire du mal, c’est une dague de bois dans le cœur, non ? À moins que ce soit de l’ail ?

La jungle finit par déboucher sur un immense espace dégagé qui s’étendait d’une traite jusqu’à une chaîne bleue de volcans au loin. Le terrain descendait depuis la chaîne en question vers un patchwork de lacs et de champs marécageux parsemé ici et là de grandes pyramides à degrés, chacune couronnée d’un mince panache de fumée qui se tortillait dans la lumière de l’aube. La piste forestière, elle, débouchait sur une route étroite mais pavée.

« On est où, là ? demanda Eric.

— On dirait un des royaumes des Tézumas, répondit Rincevent. Ils sont dirigés par le Grand Muzuma, je crois.

— Ce n’est pas une princesse amazonienne ?

— C’est curieux, mais non. Tu n’en reviendrais pas si tu savais le nombre de royaumes qui ne sont pas gouvernés par des princesses amazoniennes, Eric.

— En tout cas, ça m’a l’air drôlement primitif. Un peu âge de pierre.

— Les prêtres tézumas ont un calendrier savant, une horométrie avancée et sont experts en computation, cita Rincevent.

— Ah, fit Eric. Bien, ça.

— Non, dit Rincevent d’un ton patient. La computation, c’est une méthode de calcul du temps.

— Oh.

— Ils te plairaient. Ce sont de merveilleux mathématiciens, semble-t-il.

— Huh, fit Eric en clignant des yeux d’un air grave. On ne croirait pas qu’ils ont tant que ça à compter dans une civilisation aussi arriérée. »

Rincevent regarda les chars qui se dirigeaient rapidement vers eux. « Je crois qu’ils comptent surtout les victimes », dit-il.


L’empire tézuma dans la jungle des vallées du Klatch central est connu pour ses jardins maraîchers biologiques, son artisanat raffiné en obsidienne, plumes et jade, et ses sacrifices humains collectifs en l’honneur de Quetzduffelcoatl, le Boa de plumes, dieu des sacrifices humains collectifs. Comme on disait, vous arrivez toujours à vous y retrouver, avec Quetzduffelcoatl. La plupart du temps, au sommet d’une grande pyramide à degrés, en compagnie d’un tas d’autres gens et d’un type en élégante coiffure à aigrette qui taille un superbe couteau d’obsidienne pour votre usage personnel.

Les Tézumas passent sur le continent pour le peuple le plus ténébreux, irritable, pessimiste et suicidaire qu’on puisse espérer trouver, pour des raisons qui risquent de s’expliquer sous peu. Ce qu’on disait de leur calcul du temps était également vrai. Les Tézumas avaient compris depuis belle lurette que tout empirait régulièrement et, terriblement prosaïques, avaient mis au point un système complexe pour savoir de combien empirait chaque nouveau jour.

Contrairement à la croyance commune, les Tézumas ont bel et bien inventé la roue. Seulement, ils avaient des idées radicalement différentes sur son utilisation.


C’était le premier char de sa vie que Rincevent voyait tiré par des lamas. Mais ce n’était pas ça le plus curieux. Le plus curieux, c’est qu’il reposait sur des porteurs, deux de chaque côté du moyeu, qui galopaient derrière les animaux et dont les pieds sandalés claquaient sur les pavés.

« Vous croyez que le tribut est dedans ? » demanda Eric.

Tout ce que le char de tête avait l’air de contenir, en dehors du conducteur, c’était un homme trapu, vaguement cubique, vêtu de peau de puma et coiffé de plumes.

Les coureurs s’arrêtèrent, hors d’haleine, et Rincevent vit que chaque homme portait ce qu’on pourrait qualifier d’épée primitive, faite de tessons d’obsidienne fichés dans un gourdin de bois. Ces armes ne lui parurent pas moins mortelles que des épées plus évoluées, extrêmement civilisées. À vrai dire, elles paraissaient pires.

« Alors ? demanda Eric.

— Alors quoi ? fit Rincevent.

— Dites-lui de me donner mon tribut. »

Le gros homme descendit lourdement de son engin, s’approcha d’Eric et, à la grande surprise de Rincevent, se mit à plat ventre.

Le mage sentit quelque chose lui remonter le dos à coups de griffes jusque sur l’épaule, où une voix comme une feuille de métal qu’on déchirerait en deux lança : « Voilà, c’est mieux. Très chaispasquoi, là, confortable. Si t’essayes de me faire tomber, démon, tu peux chaispasquoi adieu à ton oreille. Ça, pour une surprise, hein ? Les ailes m’en tombent. On dirait qu’ils l’attendaient.

Pourquoi tu n’arrêtes pas de dire chaispasquoi ? demanda Rincevent.

— Un chaispasquoi limité. Bidule. Truc-machin. Tu sais bien. Avec plein de mots, répondit le perroquet.

— Un dictionnaire ? » fit Rincevent. Les passagers des autres chars étaient descendus et s’aplatissaient à leur tour devant Eric, dont la figure se fendait d’un sourire de crétin.

Le perroquet réfléchit à la réponse du mage.

« Ouais, sans doute, dit-il. Je dois reconnaître que je me suis fourré la plume dans l’œil, poursuivit-il. Je t’ai pris pour un chaispasquoi au début, mais t’as l’air de tenir tes chaispasquoi.

— Démon ? s’enquit Eric d’un ton dégagé.

— Oui ?

— Qu’est-ce qu’ils racontent ? Vous parlez leur langue ?

— Euh… non, répondit Rincevent. Mais je la lis, lança-t-il alors qu’Eric se détournait. Si tu pouvais leur faire comprendre par gestes de l’écrire… »


Il était aux alentours de midi. Dans la jungle derrière Rincevent, des créatures criaillaient et baragouinaient. Des moustiques gros comme des oiseaux-mouches lui bourdonnaient autour de la tête.

« Évidemment, dit-il pour la dixième fois. Ils n’ont jamais vraiment réussi à inventer le papier. »

Le tailleur de pierre recula, tendit à son assistant son dernier ciseau d’obsidienne émoussé et regarda Rincevent, l’air d’attendre.

Rincevent recula lui aussi pour examiner la roche d’un œil critique.

« C’est très bien, fit-il. Je veux dire, c’est très ressemblant. Vous avez bien rendu sa coupe de cheveux et tout. Évidemment, il n’est pas… euh… aussi carré que ça normalement, mais… oui, très bien. Et là, le char, et là, les pyramides à degrés. Oui. Ben, on dirait qu’ils veulent que tu les accompagnes dans leur cité, traduisit-il à Eric.

— Répondez-leur oui », dit Eric d’un ton ferme.

Rincevent se tourna vers le chef.

« Oui, transmit-il.

— ? [Silhouette-bossue-à-triple-coiffure-de-plumes-au-dessus-de-trois-points] ? »

Rincevent soupira. Sans un mot, le tailleur de pierre plaça un ciseau neuf dans sa main docile puis manutentionna un autre bloc de granit qu’il mit en position.

L’un des inconvénients quand on est tézuma, hormis celui de se coltiner un dieu comme Quetzduffelcoatl, c’est que si jamais on a besoin de se faire livrer un litre de lait supplémentaire pour le lendemain, il aurait mieux valu commencer à rédiger la commande le mois d’avant. Les Tézumas sont les seuls au monde à se suicider en se tapant dessus avec leurs messages d’adieu.


C’était la fin d’après-midi lorsque les chars pénétrèrent au petit trot dans la cité en blocs de pierre bâtie autour de la plus grande pyramide, entre des rangées de Tézumas qui poussaient des vivats.

« Là, c’est mieux, dit Eric en répondant gracieusement aux acclamations. Ils sont très contents de nous voir.

— Oui, fit Rincevent d’un air sombre. Je me demande pourquoi.

— Ben, parce que je suis le nouveau dirigeant, tiens.

— Hmm. » Rincevent jeta un regard en coin au perroquet qui restait anormalement silencieux depuis un moment et se tapissait à présent contre son oreille comme une vieille fille dans une boîte de strip-tease. Le volatile se posait des questions inquiétantes sur les magnifiques coiffures de plumes.

« Chaispasquoi de salauds, maugréa-t-il. Le premier chaispasquoi qui pose la patte sur moi, ce sera un chaispasquoi diminué d’un doigt, moi j’vous l’dis.

— Il y a quelque chose qui cloche dans tout ça, fit Rincevent.

— Quoi donc ?

— Tout.

— Moi j’vous l’dis, à la moindre plume dérangée… »

Rincevent n’avait pas l’habitude qu’on soit heureux de le voir. Ça n’était pas naturel, ça ne présageait rien de bon. Ces gens-là ne se contentaient pas de pousser des vivats, ils jetaient aussi des fleurs et des chapeaux. Des chapeaux de pierre, mais l’intention y était.

Rincevent les trouvait plutôt bizarres, ces chapeaux. Ils n’avaient pas de fond. C’étaient, en fait, de simples disques percés d’un trou au milieu.

La procession remonta, toujours au petit trot, les larges avenues de la cité jusqu’à un groupe de bâtiments au pied de la pyramide, où l’attendait un autre comité d’édiles.

Ils portaient de grandes quantités de bijoux. Tous grosso modo de même type. On peut trouver des tas d’usages à des disques percés d’un trou au milieu, et les Tézumas les avaient tous passés en revue sauf un.

Mais le plus important, c’était les caisses et les caisses de trésors empilées devant eux. Des caisses remplies à ras bord de pierres précieuses.

Les yeux d’Eric s’écarquillèrent.

« Le tribut ! » s’exclama-t-il.

Rincevent laissa tomber. Ça marchait vraiment. Il ne savait pas comment, il ne savait pas pourquoi, mais finalement tout se passait bien. Le soleil couchant se reflétait sur une bonne dizaine de fortunes. Bien entendu, tout ça appartenait à Eric, probablement, mais peut-être qu’il y en avait assez pour lui aussi…

« Naturellement, dit-il d’une petite voix. Qu’est-ce que tu crois ? »


Puis il y eut des festivités et de longs discours que Rincevent ne comprit pas mais que ponctuèrent des acclamations, des hochements de têtes et des courbettes à l’adresse d’Eric. Sans oublier de longs récitals de musique tézuma, laquelle évoque un enrhumé qui se débouche une narine particulièrement encombrée.

Rincevent laissa Eric trôner dans la lumière du feu et s’en fut tristement flâner du côté de la pyramide.

« Je l’aimais bien, moi, la chaispasquoi, fit le perroquet d’un ton de reproche.

— Je ne peux pas m’y faire, dit Rincevent. Je suis navré, mais ce genre de chose ne m’est encore jamais arrivé. Les joyaux et le reste. Tout se passe comme prévu. Ça n’est pas normal. »

Il leva les yeux sur la face monstrueuse de la pyramide à degrés, rouge et tremblotante dans la lueur des flammes. Chacun des gigantesques blocs de l’édifice était sculpté de bas-reliefs montrant des Tézumas en train d’infliger à leurs ennemis des choses terriblement inventives. Les scènes donnaient à penser que ce peuple, malgré les grandes qualités qu’on pouvait lui reconnaître, n’était pas traditionnellement porté à ouvrir les bras aux parfaits étrangers et à les couvrir de joyaux. L’ensemble des sculptures produisait un effet très artistique, seuls les détails étaient horribles.

Alors qu’il longeait lentement le mur, il tomba sur une porte immense qui représentait avec art un groupe de prisonniers auxquels on faisait, semblait-il, passer un bilan de santé complet[10].

Elle donnait sur un tunnel court, éclairé par des torches. Rincevent y fit quelques pas, en se disant qu’il pourrait toujours en ressortir à toute vitesse, et déboucha dans un espace haut de plafond qui occupait la majeure partie de l’intérieur de la pyramide.

Il y avait tout autour des murs davantage de torches qui éclairaient brillamment les lieux.

Ce qui n’était pas vraiment une bonne initiative car elles éclairaient surtout une statue géante de Quetzduffelcoatl, le Boa de plumes.

Quitte à se retrouver dans la même salle que cette statue, autant qu’il fasse complètement noir.

Quoique, peut-être pas. Le mieux serait d’enfermer l’horreur dans un local sombre pendant qu’on souffrirait d’insomnies à mille kilomètres de là en s’efforçant d’oublier à quoi elle ressemblait.

Ce n’est qu’une statue, se dit Rincevent. Ce dieu n’est pas réel. Il sort seulement de leur imagination, c’est tout.

« C’est quoi, le chaispasquoi ? demanda le perroquet.

— C’est leur dieu.

— Sans blague ?

— Si, je t’assure. C’est Quetzduffelcoatl. Moitié homme, moitié poulet, moitié jaguar, moitié serpent, moitié scorpion et moitié fou. »

Le perroquet remua du bec tandis qu’il calculait.

« Ça fait un chaispasquoi de total de trois maniaques homicides, dit-il.

— C’est à peu près ça, oui, fit la statue.

— D’un autre côté, dit aussitôt Rincevent, je trouve extrêmement important pour les gens d’avoir le droit d’adorer qui ça leur chante, et maintenant je crois qu’on va y aller, alors…

— S’il vous plaît, ne me laissez pas ici, fit la statue. S’il vous plaît, emmenez-moi avec vous.

— Pas facile, ça, pas facile, s’empressa de dire Rincevent en reculant. Moi, je ne demanderais pas mieux, vous comprenez, mais là d’où je viens tout le monde a des préjugés raciaux envers les gens de neuf mètres avec des crocs, des serres et des colliers de crânes partout. Je crois que vous auriez du mal à vous intégrer. »

Le perroquet lui tordit l’oreille. « Ça vient de derrière la statue, espèce de crétin de chaispasquoi », criailla-t-il.

La voix sortait en définitive d’un trou par terre. Une figure pâle leva des yeux de myope sur Rincevent depuis le fond d’un puits. Une figure d’homme plutôt âgé, à l’air aimable mais vaguement inquiet.

« Salut, fit Rincevent.

— Vous ne savez pas ce que c’est que d’entendre à nouveau une voix amicale, dit la figure qui se fendit d’un grand sourire. Si vous pouviez me hisser… ?

— Pardon ? fit Rincevent. Vous êtes un prisonnier, n’est-ce pas ?

— Hélas oui.

— Je ne sais pas si je dois m’amuser à sauver des prisonniers comme ça. Je veux dire, vous avez peut-être commis quelque chose.

— Je suis complètement innocent de tout crime, je vous assure.

— Ah, ça, c’est vous qui le dites, répliqua le mage d’un ton sentencieux. Mais si les Tézumas ont jugé…

— Chaispasquoi, chaispasquoi, chaispasquoi ! brailla le perroquet dans son oreille en faisant des bonds sur son épaule. Tu comprends donc rien ? D’où tu sors ? C’est un prisonnier ! Un prisonnier dans un temple ! Faut les sauver, les prisonniers dans les temples ! C’est pour ça qu’ils sont là, merde !

— Pas du tout, répliqua sèchement Rincevent. Ça, c’est ce que tu crois ! Il est sûrement ici pour être sacrifié ! Pas vrai ? » Il regarda le prisonnier pour confirmation.

La figure opina. « En effet, vous avez raison. Écorché vif, pour tout dire.

— Là ! fit Rincevent au perroquet. Tu vois ? Tu t’imagines tout savoir ! Il est ici pour se faire écorcher vif.

— On va m’arracher chaque centimètre de peau au milieu de cris d’une douleur exquise », ajouta obligeamment le captif.

Rincevent marqua un temps. Il croyait connaître le sens de l’adjectif « exquis », et il le sentait mal qualifier la douleur.

« Comment ça ? Partout ?

— On le dirait bien.

— Bon sang. Vous avez fait quoi ? »

Le prisonnier soupira. « Vous n’allez pas me croire… » dit-il.


Le roi des démons laissa le miroir s’obscurcir et tambourina un moment des doigts sur son bureau. Puis il saisit un tuyau acoustique et souffla dedans.

Une voix lointaine finit par demander : « Oui, patron ?

— Oui, monsieur ! » rectifia sèchement le roi.

La voix lointaine marmonna quelque chose. « Oui, MONSIEUR ? ajouta-t-elle.

— Avons-nous un Quetzduffelcoatl employé chez nous ?

— J’vais voir ça, patron. » La voix mourut, puis revint. « Oui, patron.

— Est-il duc, comte ou baron ? demanda le roi.

— Non, patron.

— Bon, il est quoi ? »

Un long silence s’ensuivit à l’autre bout.

« Alors ? fit le roi.

— Il est pas grand-chose, patron. »

Le roi fixa un moment le tuyau d’un regard noir. On fait des efforts, se disait-il. On monte des projets qui se tiennent, on essaye de s’organiser, on veut aider les gens, et voilà le résultat.

« Envoyez-le-moi », dit-il.


Dehors, la musique monta crescendo et se tut. Les feux crépitaient. Depuis la jungle au loin, un millier d’yeux luisants suivaient la cérémonie.

Le grand prêtre se leva et fit un discours. Eric avait la figure fendue d’un grand sourire, on aurait dit une citrouille. Des Tézumas apportèrent en une longue procession des paniers de pierres précieuses qu’ils déversèrent devant lui.

Puis le grand prêtre fit un second discours. Lequel parut se terminer par une question.

« Très bien, dit Eric. C’est parfait. Continuez. » Il se gratta l’oreille et risqua : « Vous pouvez tous prendre une demi-journée de congé. »

Le grand prêtre répéta la question, d’un ton vaguement impatient.

« C’est moi, oui, fit Eric au cas où ils ne seraient pas bien sûrs. Vous avez parfaitement compris. »

Le grand prêtre parla encore. Cette fois il n’avait rien de vague dans le ton.


« Reprenons tout ça depuis le début, d’accord ? » proposa le roi démon. Il se renversa sur son trône.

« Vous êtes un jour tombé par hasard sur les Tézumas et vous avez conclu, je crois me souvenir de vos paroles exactes, qu’il s’agissait d’“une bande de nullards de l’âge de pierre qui glandaient dans un marais sans emmerder personne”, je me trompe ? Sur quoi vous êtes entré dans l’esprit d’un de leurs grands prêtres – il me semble qu’à cette époque ils vénéraient un bout de bois –, vous l’avez rendu fou et avez donné aux tribus l’idée de s’unir, de terroriser leurs voisins et de former sur le continent une nouvelle nation fondée sur le principe que tous les hommes devaient être conduits au sommet de pyramides cérémonielles pour qu’on les y découpe avec des couteaux de pierre. » Le roi tira vers lui les notes qu’il avait prises. « Ah, oui, et pour qu’on en écorche vif quelques-uns », ajouta-t-il. Quetzduffelcoatl racla des pieds par terre. « Sur quoi, reprit le roi, ils ont aussitôt déclaré la guerre à quasiment tout le monde, ont apporté la mort et la destruction à des milliers de gens plus ou moins innocents, ekcétra, ekcétra. Maintenant, écoutez, il faut m’arrêter tout ça. » Quetzduffelcoatl vacilla un peu en arrière. « C’était juste, vous comprenez, un passe-temps, fit le diablotin. Je me suis dit, vous comprenez, que c’était bien, quoi, une bonne chose. La mort et la destruction, tout ça.

— Ah oui, hein ? cracha le roi. La mort de milliers de gens plus ou moins innocents ? Qui nous échappent carrément… (il claqua des doigts) comme ça. Qui se retrouvent tout droit au pays des chasses éternelles ou je ne sais quoi. C’est ça l’ennui, avec vous autres. Vous n’avez pas le recul nécessaire pour embrasser le tableau dans son ensemble. Je veux dire, prenez les Tézumas. Sinistres, sans imagination, obsessionnels… Aujourd’hui, ils auraient pu mettre sur pied toute une bureaucratie et un système fiscal, de quoi abrutir les esprits sur tout le continent. Au lieu de quoi, on se retrouve avec une bande d’assassins de bas étage, maniaques de la hache. Quel gâchis. » Quetzduffelcoatl ne savait plus où se mettre.

Le roi fit légèrement pivoter son trône de gauche et de droite.

« Maintenant, je veux que vous retourniez directement là-bas pour leur dire que vous regrettez, lança-t-il.

— Pardon ?

— Dites-leur que vous avez changé d’avis. Dites-leur que vous vouliez qu’ils se décarcassent jour et nuit pour améliorer le sort de leurs semblables. Ça fera un malheur.

— Quoi ? fit Quetzduffelcoatl d’un air terriblement fuyant. Vous voulez que je me manifeste aux Tézumas ?

— Ils vous ont déjà vu, non ? J’ai aperçu la statue, très ressemblante.

— Ben, oui, c’est vrai. Je suis apparu dans des rêves, des trucs comme ça, fit le démon d’un ton hésitant.

— Bon, alors. Au travail. »

Quetzduffelcoatl était visiblement tracassé.

« Euh… fit-il. Vous voulez vraiment que je me matérialise, comme qui dirait ? Que j’apparaisse d’un coup, quoi, comme qui dirait ?

— Oui !

— Oh. »


Le prisonnier secoua la poussière de ses vêtements et tendit une main ridée à Rincevent. « Merci beaucoup. Ponce da Quirm, dit-il.

— Pardon ?

— C’est mon nom.

— Oh.

— C’est un nom vénérable et glorieux, ajouta da Quirm en cherchant dans les yeux de Rincevent une trace de moquerie.

— Bien, fit le mage, le regard vide.

— Nous cherchions la fontaine de Jouvence », poursuivit da Quirm.

Rincevent le toisa.

« Vous l’avez trouvée ? demanda-t-il poliment.

— Pas exactement, non. »

Rincevent replongea les yeux au fond du puits.

« Vous avez dit “nous”, fit-il. Où sont les autres ?

— Ils se sont convertis. »

Rincevent releva les yeux sur la statue de Quetzduffelcoatl. Pas besoin de beaucoup d’imagination pour deviner à quelle religion ils s’étaient convertis.

« Je crois, proposa-t-il doucement, qu’on ferait mieux de se sauver.

— À qui le dites-vous, fit le vieillard. Et en vitesse, même. Avant que s’amène le Souverain du monde. »

Rincevent se glaça. C’est parti, songea-t-il. Je le savais que tout ça allait mal tourner, et là, c’est bien parti. Je dois avoir un instinct pour ces choses-là.

« Comment vous savez ça ? demanda-t-il.

— Oh, ils ont une prophétie. Enfin, pas vraiment une prophétie, c’est plutôt l’histoire entière du monde, de bout en bout. Tout est écrit là, sur la pyramide, expliqua joyeusement da Quirm. Croyez-moi, je n’aimerais pas être à la place du souverain quand il va se pointer. Ils ont des projets pour lui. »


Eric se leva.

« Maintenant, vous allez m’écouter, dit-il. Je ne permettrai pas des choses pareilles. Je suis votre souverain, vous savez… »


Rincevent examina les blocs près de la statue. Il avait fallu deux niveaux, vingt ans et dix mille tonnes de granit pour expliquer ce que les Tézumas comptaient faire au Souverain du monde, mais le résultat était éloquent. Il crevait les yeux, disons. Il ne faisait aucun doute dans l’esprit du mage qu’ils étaient contrariés. Voire très fâchés.

« Mais pourquoi commencer par lui offrir toutes ces pierres précieuses ? demanda-t-il en pointant le doigt.

— Eh bien, c’est le Souverain, répondit da Quirm. Il a droit au respect, j’imagine. »

Rincevent hocha la tête. Il y avait une espèce de justice dans cette histoire. Quand on est une tribu vivant dans un marécage au beau milieu d’une forêt pluviale, qu’on n’a pas de métal, qu’on se coltine un dieu comme Quetzduffelcoatl et qu’on tombe sur un gus qui se prétend responsable de tout ça, on meurt sûrement d’envie de passer un moment en sa compagnie pour lui expliquer à quel point on est déçu. Les Tézumas ne voyaient pas pourquoi ils auraient fait preuve de subtilité dans leurs rapports avec les divinités.

La représentation du Souverain offrait une très grande ressemblance avec Eric.

Rincevent suivit de l’œil l’histoire sur le mur voisin.

Le bloc s’ornait d’une représentation très ressemblante de lui-même. Avec un perroquet sur l’épaule.

« Attendez, fit-il. C’est moi, là !

— Tu devrais voir ce qu’ils te font sur le bloc d’après, dit le perroquet d’un ton suffisant. Ça va te glacer le chaispasquoi. »

Rincevent regarda le bloc. Son chaispasquoi ne fit qu’un tour.

« On va s’en aller bien tranquillement, affirma-t-il. J’veux dire, on ne va pas s’arrêter pour les remercier du repas. On pourra toujours leur écrire une lettre plus tard. Vous savez, par politesse.

— Un instant, fit da Quirm tandis que Rincevent lui tirait sur le bras, je n’ai pas encore eu l’occasion de lire tous les blocs. Je veux savoir comment le monde va finir…

— Comment il va finir pour les autres, je n’en sais rien, dit sombrement Rincevent en l’entraînant dans le tunnel. Mais je sais comment il risque de finir pour moi. »

Il sortit dans la pénombre du crépuscule, ce qui était très bien. Au beau milieu d’un demi-cercle de Tézumas, ce qui l’était beaucoup moins. Ils brandissaient des lances. Aux têtes d’obsidienne délicatement taillées. Lesquelles, comme leurs épées, n’arrivaient pas à la cheville, en matière de sophistication, de la première vulgaire arme d’acier bas de gamme venue. Était-ce plus réconfortant de savoir qu’on allait se faire embrocher par des spécimens délicats d’un artisanat purement ethnique plutôt que par de méchants articles sortis des mains de forgerons sans le moindre contact avec les cycles de la nature ?

Sans doute que non, se dit Rincevent.


« Moi je dis toujours, fit da Quirm, qu’il y a de bons côtés à tout. »

Rincevent, saucissonné sur la pierre voisine, tourna la tête avec difficulté.

« Ils sont où en ce moment, vos bons côtés, vous pouvez me le dire ? »

Da Quirm plongea les yeux en contrebas sur les marécages et le toit de la forêt.

« Ben. D’ici, on a une vue imprenable, déjà.

— Oh, très bien, fit Rincevent. Vous voyez, je n’aurais jamais pensé à ça. Vous avez tout à fait raison. C’est une vue qu’on se rappelle pour le restant de ses jours, j’imagine. Je veux dire, pas besoin de gros efforts de mémoire.

— Inutile de vous moquer. Je faisais seulement une remarque.

— Je veux maman, réclama Eric depuis la pierre centrale.

— Du cran, mon gars, fit da Quirm. Toi, au moins, on va te sacrifier pour quelque chose de valable. Moi, je leur ai juste suggéré de mettre leurs roues debout et d’essayer de s’en servir en les faisant rouler. Ils ne sont pas très sensibles aux idées nouvelles, je le crains. Enfin, nil desperandum. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. »

Rincevent grogna. Rien ne l’horripilait autant que les gens qui ne manifestaient aucune peur face à la mort. Comme si ça portait atteinte à un précepte absolument fondamental en lui.

« D’ailleurs, reprit da Quirm, je crois que… » Il roula d’un côté puis de l’autre à titre d’essai, en tirant sur les lianes qui le maintenaient contre la pierre. « Oui, je crois que lorsqu’ils ont attaché ces cordes… Oui, pas de doute, ils…

— Quoi ? Quoi ? fit Rincevent.

— Oui, pas de doute, poursuivit da Quirm. J’en suis absolument sûr. Ils les ont serrées à bloc, de vrais professionnels. Pas un millimètre de jeu nulle part.

— Merci », fit Rincevent.

Le sommet plat de la pyramide tronquée était en fait plutôt spacieux, la place n’y manquait pas pour les statues, les prêtres, les pierres sacrificielles, les rigoles d’évacuation, les rangées d’artisans tailleurs de couteaux et tout ce dont les Tézumas avaient besoin pour leurs offices religieux de masse. Devant Rincevent, plusieurs prêtres psalmodiaient avec zèle une longue liste de griefs où se mêlaient les marécages, les moustiques, le manque de minerai métallifère, les volcans, le climat, l’obsidienne qui s’émoussait d’un rien, le handicap d’avoir un dieu comme Quetzduffelcoatl, les roues qu’on avait beau poser à plat et pousser mais qui ne fonctionnaient jamais, et ainsi de suite.

Dans la plupart des religions, on adresse aux dieux concernés des prières qui les louent et les remercient, soit par piété toute bête, soit dans l’espoir que ces divinités saisiront l’allusion et assumeront leurs responsabilités. Les Tézumas, après avoir longuement examiné leur univers sous toutes les coutures et décidé abruptement qu’ils ne trouveraient jamais pire, avaient porté à la perfection l’art du plain-chant geignard.

« Ça devrait plus tarder, maintenant », fit le perroquet depuis son perchoir sur une statue d’un des dieux mineurs des Tézumas.

Il était arrivé là suite à un enchaînement compliqué d’événements mettant en jeu beaucoup de cris, un nuage de plumes et trois prêtres tézumas aux pouces vilainement enflés.

« Le grand prêtre, il accomplit un chaispasquoi en l’honneur de Quetzduffelcoatl, reprit-il sur le ton de la conversation. Vous attirez pas mal de monde.

— J’imagine que ça ne te dit rien, mettons, de descendre de là-haut et de couper ces cordes à coups de bec, hein ? fit Rincevent.

— Rien du tout.

— Il me semblait bien.

— Le soleil va bientôt se lever », poursuivit le perroquet. Rincevent lui trouva le ton plus joyeux que nécessaire.

« Je vais me plaindre pour tout ça, démon, gémit Eric. Attendez voir que ma mère l’apprenne. Mes parents ont le bras long, vous savez.

— Oh, d’accord, répliqua faiblement Rincevent. Pourquoi tu ne dis pas au grand prêtre que s’il t’arrache le cœur, elle va débouler demain à l’école pour râler ? »

Les prêtres tézumas s’inclinèrent en direction du soleil, et tous les yeux de la foule en dessous se tournèrent vers la jungle.

Où il se passait quelque chose. Des craquements s’échappèrent du sous-bois. Des oiseaux tropicaux jaillirent des arbres en piaillant.

Rincevent, bien entendu, ne voyait rien de tout ça.

« Tu n’aurais jamais dû vouloir devenir maître du monde, disait-il. Tu espérais quoi, enfin ? Tout de même pas que les gens soient contents de te voir ? On n’est jamais content de voir s’amener le propriétaire.

— Mais ils vont me tuer !

C’est leur façon de dire, métaphoriquement, qu’ils en ont marre d’attendre que tu refasses les peintures et que tu t’occupes des sanitaires. »

Toute la jungle était à présent en effervescence. Des animaux giclaient des buissons comme s’ils fuyaient un incendie. Quelques chocs sourds et pesants indiquèrent que des arbres s’abattaient.

Finalement un jaguar affolé surgit avec fracas du sous-bois et s’élança sur la chaussée à grands bonds. Le Bagage le talonnait.

Il était couvert de plantes grimpantes, de feuilles et de plumes de divers volatiles d’une grande rareté, voire d’une rareté encore plus grande désormais pour certains. Le jaguar aurait pu l’éviter en ziguant ou en zaguant d’un côté ou de l’autre de la route, mais une terreur parfaitement idiote l’en empêcha. Il commit l’erreur de tourner la tête pour voir ce qui rappliquait derrière.

Ce fut la dernière de sa vie.

« Tu sais, ton coffre ?… fit le perroquet.

— Qu’est-ce qu’il a ? répliqua Rincevent.

— Il s’amène par ici. »

Les prêtres louchèrent sur la forme qui galopait loin en contrebas. Le Bagage avait une façon radicale de traiter ce qui se dressait entre sa destination prévue et lui : il l’ignorait.

Ce fut cet instant que Quetzduffelcoatl choisit – forçant sa nature, en proie à une grande agitation et, pour comble de malheur, dans l’ignorance totale de ce qui se passait – pour se matérialiser au sommet de la pyramide.

Plusieurs prêtres notèrent sa présence. Les couteaux leur tombèrent des mains.

« Euh… » glapit le démon.

D’autres prêtres se retournèrent.

« Bon. Maintenant, je veux que vous m’écoutiez tous », couina Quetzduffelcoatl en mettant ses toutes petites mains en porte-voix autour de sa bouche principale dans un effort pour se faire entendre.

C’était très embarrassant. Sa fonction de dieu des Tézumas lui plaisait bien, leur dévouement obstiné l’avait franchement impressionné, la statue d’une extrême ressemblance dans la pyramide l’avait beaucoup flatté, et c’était vraiment pénible de devoir révéler que, sur un détail peu négligeable, il y avait méprise.

Il faisait quinze centimètres de haut.

« Bon, commença-t-il, c’est très important… »

Malheureusement, personne ne sut jamais ce qu’il y avait de très important. Au même instant, le Bagage, dont les jambes moulinaient comme des hélices, franchit le sommet de la pyramide et atterrit en plein sur les dalles.

On entendit un bref couinement écrasé.


C’était quand même un drôle de monde, disait da Quirm. Il valait mieux en rire, franchement. Sinon, il y avait de quoi tomber fou, non ? On est ficelé à une pierre sacrificielle dans l’attente prochaine de subir une torture exquise, et la seconde suivante on se voit offrir un petit-déjeuner, des vêtements de rechange, un bain chaud et le transport gratuit hors du royaume. À croire qu’il existe un dieu. Évidemment, les Tézumas savaient, eux, qu’il existait un dieu, pour l’heure sous forme d’une malheureuse petite tache grasse au sommet de la pyramide. Ce qui leur posait un sérieux problème.

Le Bagage se tenait tapi sur la grand-place de la cité. Les prêtres au complet, assis tout autour, l’observaient attentivement, au cas où il se livrerait à un acte amusant ou religieux.

« Vous allez le laisser là ? demanda Eric.

— Ça n’est pas si simple, répondit Rincevent. Il finit toujours par me rattraper. On va vite s’en aller, et puis voilà.

— Mais on emporte le tribut, non ?

— À mon avis, ce serait une idée franchement mauvaise. On va juste s’en aller bien tranquillement, pendant qu’ils sont dans de bonnes dispositions. La nouveauté ne va pas tarder à perdre de son charme, je le sens.

— Et moi, il faut que je reparte en quête de la fontaine de Jouvence, fit da Quirm.

— Ah, oui, dit Rincevent.

— J’y consacre toute ma vie, vous savez », ajouta fièrement le vieillard.

Rincevent le toisa. « Vraiment ?

— Oh, oui. Exclusivement. Depuis tout petit. »

La mine de Rincevent exprimait un parfait ahurissement.

« Dans ce cas, commença-t-il du ton qu’on prend pour parler à un enfant, vous ne trouvez pas que vous auriez mieux fait… ç’aurait été plus raisonnable, disons… d’abandonner…

— D’abandonner quoi ?

— Oh, laissez tomber… fit Rincevent. Je vais quand même vous dire une chose, ajouta-t-il. Je crois que pour vous éviter de… vous comprenez… de vous ennuyer, on devrait vous offrir ce merveilleux perroquet parleur. » Il fit un geste vif en prenant bien soin de mettre ses pouces hors de portée. « Un volatile de la jungle, dit-il. C’est cruel de l’obliger de vivre en ville, non ?

— J’suis né dans une cage, espèce de chaispasquoi furieux ! » brailla le perroquet. Rincevent lui fit face, nez à bec.

« C’est ça ou la fricassée », menaça-t-il. Le perroquet ouvrit le bec pour lui mordre le nez, vit l’expression du mage et se ravisa.

« Coco veut un biscuit, parvint-il à faire savoir en ajoutant sotto voce : Chaispasquoichaispasquoichaispasquoi.

— Un mignon petit oiseau à moi tout seul, fit da Quirm. J’en prendrai bien soin.

… chaispasquoichaispasquoi. »

Ils atteignirent la jungle. Quelques minutes plus tard, le Bagage suivit au petit trot.


Il était midi dans le royaume tézuma. De l’intérieur de la pyramide principale s’échappaient les bruits d’une grande statue qu’on démantelait.

Les prêtres, assis, étaient absorbés dans leurs réflexions. De temps en temps l’un d’eux se levait et prononçait un bref discours.

Manifestement, chacun y allait de ses arguments. Par exemple, l’économie du royaume reposait sur une industrie du couteau d’obsidienne florissante, les royaumes voisins asservis avaient fini par compter sur les coups de pieds aux fesses d’un gouvernement fort – incidemment sur ses découpages, dépeçages, étripages – et sur le sort terrible qui attendait tous les peuples dépourvus de dieux. Les peuples sans dieux étaient capables de tout, de se retourner contre les bonnes vieilles traditions d’épargne et d’esprit de non-sacrifice qui avaient fait ce que le royaume était aujourd’hui, de se demander, s’ils n’avaient pas de dieu, à quoi leur servaient tant de prêtres… De tout, je vous dis.

La situation trouva sa parfaite expression lorsque Mazuma, le grand prêtre, déclara : « [Forme-écrasée-avec-nez-cassé, griffe de jaguar, trois plumes, fourmilier épineux stylisé]. »

Au bout d’un moment on passa au vote.

À la tombée de la nuit, les plus importants tailleurs de pierre du royaume travaillaient à une nouvelle statue.

Une statue plutôt oblongue, montée sur une kyrielle de jambes.


Le roi démon tambourinait des doigts sur son bureau. Non parce qu’il se désolait du sort de Quetzduffelcoatl, contraint désormais de passer plusieurs siècles dans un des enfers inférieurs, le temps de se reconstituer une nouvelle enveloppe corporelle. Ça lui apprendrait, à cet affreux diablotin. Ni à cause de la tournure générale des événements sur la pyramide. Après tout, ce qui comptait dans le bizness du vœu, c’était de veiller à ce que le client obtienne exactement ce qu’il avait demandé et qu’il ne voulait pas vraiment.

Il ne se sentait pas maître de la situation, voilà.

Réaction bien entendu ridicule. Au cas où l’affaire tournerait au mieux, il pouvait toujours se matérialiser et y remettre personnellement bon ordre. Mais il aimait que les gens attribuent tous les malheurs dont ils étaient victimes au sort et à la destinée. C’était une des rares choses qui lui remontaient le moral.

Il se retourna vers le miroir. Au bout d’un moment, il lui fallut tripoter le bouton de réglage temporel.


La jungle humide, étouffante de Klatch, et la seconde suivante…

« Je croyais qu’on allait revenir dans ma chambre, se plaignit Eric.

— Moi aussi, je le croyais, cria Rincevent pour se faire entendre par-dessus le grondement.

— Claquez encore des doigts, démon.

— Jamais de la vie ! Il y a des tas de coins pires que celui-là !

— Mais ici, il fait chaud et on est dans le noir. »

Rincevent devait le reconnaître. En outre, c’était agité et bruyant. Une fois ses yeux habitués à l’obscurité, il distingua quelques points de lumière ici et là dont le faible rayonnement laissait supposer qu’ils se trouvaient à l’intérieur d’une structure façon bateau. L’ensemble donnait une forte impression de menuiserie, et il flottait une odeur puissante de copeaux de bois et de colle. S’il s’agissait bien d’un bateau, alors on procédait à son lancement, un lancement terriblement difficile sur une cale graissée avec des cailloux.

Un cahot le jeta lourdement contre une cloison.

« Eh ben, se plaignit Eric, si c’est là que vit la plus belle femme du monde, moi je trouve qu’elle a drôlement mal arrangé son bout-doigt. Normalement elle aurait dû mettre des coussins, des choses comme ça, un peu partout.

— Bout-doigt ? s’étonna Rincevent.

— Elle en a forcément, répondit Eric d’un ton suffisant. J’ai lu des livres sur la question. Et elle s’allonge sur les coussins.

— Dis-moi, fit Rincevent, tu n’as jamais eu envie, des fois, de prendre un bain glacé et de courir à toute vitesse autour des terrains de jeu ?

— Jamais.

— Ça vaudrait peut-être le coup d’essayer. »

Le grondement s’arrêta brusquement.

Un bruit métallique retentit au loin, comme en produiraient deux grandes portes qu’on referme. Rincevent crut entendre des voix qui s’éloignaient et un gloussement. Pas très agréable, le gloussement, plutôt un ricanement, et qui ne présageait rien de bon pour quelqu’un. Rincevent avait une petite idée sur le quelqu’un en question.

Il ignorait où il se trouvait, mais il avait cessé de se demander comment il avait atterri là. Les forces malfaisantes, voilà sûrement les responsables. Au moins, rien de vraiment terrible ne lui arrivait pour l’instant. Ce n’était sans doute qu’une question de temps.

Il tâtonna un peu autour de lui jusqu’à ce que ses doigts rencontrent ce qui se révéla, après inspection à la lueur d’un trou de nœud voisin dans le bois, une échelle de corde.

Ses mains poursuivirent leur exploration à un bout de la coque, s’il s’agissait bien d’une coque, et tombèrent sur une petite écoutille circulaire. Elle était verrouillée à l’intérieur.

Il revint en rampant vers Eric.

« Il y a une porte, chuchota-t-il.

— Elle va où ?

— Elle reste où elle est, je crois.

— Allez voir où elle mène, démon !

— C’est peut-être une mauvaise idée, fit prudemment Rincevent.

— Exécution ! »

Rincevent, la mine sombre, regagna l’écoutille en rampant et empoigna les verrous.

L’écoutille s’ouvrit en grinçant.

En dessous – loin en dessous – il vit des pavés humides sur lesquels une brise poussait quelques lambeaux de brume matinale. Avec un petit soupir, il déroula l’échelle.

Deux minutes plus tard, Eric et Rincevent se trouvaient dans la pénombre de ce qui devait être une grande place. Quelques bâtiments apparaissaient dans la brume.

« Où on est ? demanda Eric.

— Aucune idée.

— Vous ne savez pas ?

— Pas du tout. »

Eric considéra d’un regard noir l’architecture dans son linceul de brume. « Pas de danger que je trouve la plus belle femme du monde dans un bled pareil », dit-il.

Rincevent eut l’idée de regarder d’où ils venaient de sortir. Il leva les yeux.

Au-dessus d’eux – loin au-dessus et posé sur quatre jambes massives, lesquelles descendaient jusqu’à une immense plate-forme sur roues –, il reconnut sans erreur possible un gigantesque cheval de bois. Plus exactement, le derrière d’un gigantesque cheval de bois.

Le constructeur aurait pu percer l’écoutille d’évacuation à un emplacement plus décent mais, pour des raisons cocasses de son cru, il en avait visiblement décidé autrement.

« Hum », fit Rincevent.

On toussa.

Il rabaissa les yeux.

La brume qui se dissipait révélait à présent un large cercle d’hommes en armes ; beaucoup affichaient un grand sourire et tous portaient de longues lances de série, inexpressives mais surtout pointues.

« Ah », fit Rincevent.

Il releva la tête vers l’écoutille. Elle résumait parfaitement la situation.


« La seule chose que je comprends pas, peuchère, dit le sergent de la garde, c’est : pourquoi vous êtes que deux ? On s’attendait, té, je sais pas, moi, à une centaine d’hommes. »

Il se laissa aller en arrière sur son tabouret, son grand casque à plumet sur les genoux, un sourire satisfait aux lèvres.

« Bé, vous alors, les Éphébiens ! reprit-il. Elle est bonne, celle-là ! Vous nous prenez sûrement pour des couillons nés d’hier ! Vous passez toute la nuit à scier et à flanquer des coups de marteau, et après on tombe sur un putain de grand cheval de bois devant les portes, alors moi, je me dis, c’est drôle, ça, un putain de grand cheval de bois avec des trous d’aération. C’est le genre de petit détail que je remarque, voyez. Des trous d’aération. Alors je rassemble mes gars, on sort en vitesse très tôt, on le remorque par les portes, comme de juste, puis on s’installe autour sans faire de bruit, té, en attendant de voir ce qu’il va nous cracher. Si j’puis dire. Alors maintenant (il fourra sa figure mal rasée sous le nez de Rincevent), vous avez le choix, compris ? Le banc du dessus ou le banc du dessous, ça dépend de vous. J’ai qu’un mot à dire. À vous de voir si vous voulez coopérer ou non, le disque est dans votre camp[11].

— Quel banc ? demanda Rincevent en chancelant sous les bouffées d’ail.

— Té, les trirèmes de guerre, répondit le sergent d’un ton joyeux. Trois bancs les uns au-dessus des autres, vous voyez ? Trirèmes. Vous restez enchaînés des années aux rames, vous voyez, et tout dépend si vous avez le banc du dessus, au grand air et tout, ou celui du dessous, et là (sa figure se fendit d’un sourire jusqu’aux deux oreilles), c’est pas pareil. Alors, à vous de voir, les gars. Montrez-vous coopératifs, et vous aurez pas d’autre souci à vous faire que les mouettes. Alors, maintenant : pourquoi seulement vous deux ? »

Il se laissa une nouvelle fois aller en arrière.

« Excusez-moi, fit Eric, ça ne serait pas Tsort, des fois ?

— T’essayerais pas de te payer ma tête, hé, pitchounet ? Parce que, tu vois, ça existe aussi les quinquirèmes. Et que ça te plairait pas du tout.

— Non, monsieur. S’il vous plaît, monsieur, je ne suis qu’un jeune garçon égaré par de mauvaises fréquentations.

— Ah, merci bien, lança Rincevent d’un ton amer. C’est par hasard que tu as dessiné des tas de cercles occultes, voilà, et…

— Sergent ! Sergent ! » Un soldat s’engouffra dans le corps de garde. Le sergent leva la tête.

« Y en a un autre, sergent ! Juste devant les portes, cette fois ! »

Le sergent eut un sourire triomphant à l’adresse de Rincevent.

« Oh, c’est ça, hé ? fit-il. Vous deux, c’était que le groupe de reconnaissance chargé d’ouvrir les portes ou autre chose. D’accord. On va aller s’occuper de vos collègues, peuchère, et on s’en revient tout de suite. » Il désigna les captifs. « Toi, tu restes là. Que s’ils bougent, tu leur fais un machin horrible. »

Rincevent et Eric se retrouvèrent seuls en compagnie du garde.

« Vous savez ce que vous avez fait, vous ? s’écria Eric. Vous nous avez tout bonnement ramenés à la guerre de Tsort ! Des milliers d’années ! On a appris ça à l’école, le cheval de bois, tout ! La belle Elénor kidnappée aux Éphébiens – ou par les Ephébiens, peut-être – et après, le siège pour la récupérer et tout. » Il marqua un temps. « Hé, ça veut dire que je vais la rencontrer. Wouah ! »

Rincevent fit des yeux le tour de la salle. Elle n’avait pas l’air très vieille, mais rien que de normal, vu qu’elle ne l’était pas encore. Chaque moment du temps est le présent, dès lors qu’on s’y trouve. Il essaya de se rappeler ses rares connaissances en histoire ancienne, mais elles se réduisaient à un fatras de batailles, de géants à un seul œil et de femmes qui lançaient des milliers de navires sur les mers à cause de leur figure.

« Vous ne comprenez pas ? souffla Eric, les lunettes brillantes. Ils ont dû faire entrer le cheval avant que les soldats se soient cachés dedans ! On sait ce qui va se passer ! On pourrait se faire une fortune !

— Comment, exactement ?

— Ben… » Le gamin hésita. « On pourrait parier sur les chevaux, disons.

— Une idée excellente, fit Rincevent.

— Oui, et…

— Tout ce qu’il faut faire, c’est nous échapper, chercher à savoir s’ils organisent des courses hippiques, et ensuite nous activer la mémoire pour nous rappeler les noms des chevaux qui ont gagné des courses à Tsort il y a des milliers d’années de ça. »

Ils reprirent leur contemplation morose du plancher. C’était ça, l’ennui, avec les voyages dans le temps. On n’était jamais prêt. Tout ce qui lui restait peut-être à espérer, se dit Rincevent, c’était de trouver la fontaine de Jouvence de da Quirm et de se débrouiller pour rester en vie quelques millénaires, ainsi serait-il en mesure de tuer son propre grand-père, seul aspect du voyage dans le temps qui l’avait jamais vaguement tenté. Il avait toujours eu le sentiment que ses ancêtres l’avaient bien cherché.

Marrant, quand même. Il se rappelait le célèbre cheval de bois dont on s’était servi pour pénétrer par ruse dans la ville fortifiée. Il ne se rappelait pas du tout qu’il y en avait deux. La pensée qui lui vint ensuite avait quelque chose d’inéluctable.

« Excusez-moi, dit-il au garde. Ce… euh… deuxième objet en bois devant les portes… ça n’est sûrement pas un cheval, j’imagine ?

— Bé, vous devez bien le savoir, non ? fit le garde. Vous êtes des espions.

— C’est plus oblong et comme qui dirait plus petit, je parie ? lança Rincevent dont la figure reflétait la demande de renseignement innocente.

— Tu parles. Vous manquez plutôt d’imagination, mes salauds, hé ?

— Je vois. » Rincevent croisa les mains sur ses genoux.

« Essayez de vous esbigner, fit le garde. Allez, essayez donc. Essayez pour voir.

— Je pense que vos collègues vont le faire entrer dans la cité, poursuivit Rincevent.

— Bé, ça se pourrait », reconnut le garde.

Eric se mit à glousser.

Le garde prenait peu à peu conscience qu’on criait beaucoup au loin. On voulut sonner du clairon, mais les notes finirent en gargouillis au bout de quelques mesures.

« Ça se bagarre drôlement là-bas, on dirait, fit observer Rincevent. Des soldats font leurs preuves, accomplissent des actes de bravoure, se font remarquer de leurs officiers, tout ça. Et vous, vous restez là, à glandouiller avec nous.

— Je dois pas quitter mon poste, répliqua le garde.

— Exactement comme ça qu’il faut réagir. Ne pas se soucier des autres qui se battent là-bas pour défendre leur ville et les femmes contre l’ennemi. Vous ne bougez pas d’ici et vous nous gardez. Voilà la bonne attitude. On va sûrement vous élever une statue sur la place, s’il en reste une. “Il a fait son devoir”, on écrira dessus. »

Le soldat parut réfléchir, et c’est alors qu’un horrible craquement de bois se fit entendre du côté des portes principales.

« Écoutez, dit-il, au désespoir, si je sors rien qu’un petit moment…

— Ne vous faites pas de souci pour nous, l’encouragea Rincevent. Ce n’est pas comme si nous étions armés.

— C’est vrai. Merci. »

Il adressa au mage un sourire inquiet et fila en vitesse dans la direction du bruit. Eric regarda Rincevent avec ce qui ressemblait à de l’admiration.

« Vraiment étonnant, dit-il.

— Il ira loin, ce gars-là, fit Rincevent. Un esprit militaire aussi développé, j’en ai rarement vu. Viens. On se tire ailleurs.

— Où ça ? »

Rincevent soupira. Il avait essayé maintes et maintes fois de faire comprendre les principes de sa philosophie, mais les gens ne saisissaient jamais le message.

« Ne t’inquiète pas pour le “où ça”, fit-il. L’expérience m’a appris que de ce côté-là, ça s’arrange toujours tout seul. Le mot important, c’est “ailleurs”. »


Le capitaine pointa prudemment son nez par-dessus la barricade et gronda.

« Té, ce n’est qu’un petit coffre, sergent, cracha-t-il. Il aurait peine à contenir un ou deux hommes.

— Faites excuse, mon capitaine, répliqua le sergent dont la face était celle d’un homme dont le monde a beaucoup changé en l’espace de quelques petites minutes. Il en contient au moins quatre, mon capitaine. Le caporal Désuétude et son escouade, mon capitaine. Que c’est moi qui les ai envoyés dehors pour l’ouvrir, mon capitaine.

— Vous êtes soûl, sergent ?

— Pas encore, mon capitaine, répondit le sergent avec chaleur.

— Les petites boîtes, ça ne mange pas les gens, sergent.

— Après ça, il s’est mis en colère, mon capitaine. Vous voyez ce qu’il a fait aux portes. »

Le capitaine jeta un autre coup d’œil par-dessus les morceaux de madriers.

« Je suppose que des pattes lui ont poussé et qu’il a marché tout seul, hé ? » railla-t-il.

Le sergent se fendit d’un sourire soulagé. Ils avaient enfin l’air sur la même longueur d’ondes.

« D’un coup, mon capitaine, dit-il. Des pattes. Des centaines de ces petites saloperies, mon capitaine. »

Son supérieur lui jeta un regard noir. Le sergent afficha le visage impassible transmis de sous-officier en sous-officier depuis le premier jour où un protoamphibien avait dit à un autre protoamphibien, subalterne celui-là, de rassembler une escouade de tritons et de « prendre cette plage ». Le capitaine, âgé de dix-huit ans, était tout frais émoulu de l’école militaire, où il avait réussi avec brio ses examens dans des matières telles que « tactique classique », « odes d’adieu » et « grammaire militaire ». Le sergent, lui, avait cinquante-cinq ans, et en guise d’éducation il en avait passé une bonne quarantaine à conduire des assauts ou à subir ceux de harpies, d’humains, de cyclopes, de furies et de choses horribles à pattes. Il avait le sentiment de s’être fait avoir.

« Hé bé, je vais aller voir ça de plus près, sergent…

— … Pas un bon plan, mon capitaine, si je peux…

— … et une fois que je l’aurai vu, sergent, ça va barder. »

Le sergent exécuta un salut. « Sûrement, mon capitaine », prédit-il.

Le capitaine grogna, grimpa par-dessus la barricade et se dirigea vers le coffre qui trônait, immobile et silencieux, au milieu d’un cercle de dévastation. Le sergent, pendant ce temps, se laissa glisser en position assise derrière le madrier le plus solide qu’il put trouver et, d’un geste résolu, s’enfonça énergiquement le casque sur les oreilles.


Rincevent parcourait sans bruit les rues de la ville, Eric dans son sillage.

« Est-ce qu’on va trouver Elénor ? demanda le gamin.

— Non, répondit fermement Rincevent. Ce qu’on va faire, c’est trouver une autre sortie. Et on va la prendre.

— C’est pas juste !

— Elle a des milliers d’années de plus que toi ! Je veux dire, l’attrait d’une femme mûre, je comprends ça, mais là, ça ne marcherait jamais.

— J’exige que vous me conduisiez auprès d’elle, gémit Eric. Vade rétro ! »

Rincevent s’arrêta si brusquement qu’Eric lui rentra dedans.

« Écoute, dit-il. On est au beau milieu de la guerre la plus notoirement idiote de tous les temps, d’une minute à l’autre des milliers de guerriers vont s’affronter en combat mortel, et tu me demandes d’aller trouver cette femme surestimée et de lui annoncer : “Mon copain veut savoir si ça vous tente de sortir avec lui.” Eh ben, je refuse. » Rincevent s’approcha d’un autre portail dans l’enceinte de la ville ; il était moins important que l’entrée principale, aucun garde ne le surveillait et une petite porte se découpait dedans. Rincevent fit coulisser les verrous.

« Tout ça ne nous regarde pas, dit-il. On n’est même pas encore nés, on n’a pas l’âge de se battre, on n’a rien à voir là-dedans et je ne veux rien faire d’autre qui pourrait modifier le cours de l’Histoire, vu ? »

Il ouvrit la porte, ce qui en épargna l’effort à toute l’armée des Éphébiens. Ils étaient sur le point de frapper au battant.


Tout au long de la journée le bruit de la bataille fit rage. Plus tard, des historiens relatèrent l’événement ; ils s’étendirent à qui mieux mieux sur des épisodes de jolies femmes qu’on enlevait, de flottes qu’on rassemblait, d’animaux de bois qu’on bâtissait, de héros qui s’affrontaient, et passèrent totalement sous silence le rôle joué par Rincevent, Eric et le Bagage. Les Éphébiens remarquèrent néanmoins avec quel enthousiasme les soldats tsortiens se précipitaient vers eux… moins impatients pourtant de se jeter dans la bataille que pressés de fuir autre chose.

Les historiens passèrent aussi sous silence un autre aspect intéressant de la guerre telle qu’on la pratiquait dans la Tsort antique, à savoir qu’elle restait à un stade assez primitif, se livrait uniquement entre soldats et n’était pas encore ouverte au grand public. En gros, personne n’ignorait qu’un des deux camps allait gagner, que des généraux malchanceux se feraient trancher la tête, que de grosses sommes d’argent seraient versées comme tribut au vainqueur, que tout le monde serait rentré pour les moissons et que cette fichue bonne femme devrait décider de quel bord elle était, la radasse.

La rue tsortienne continuait de vivre plus ou moins normalement, les citoyens contournaient de temps en temps des grappes d’hommes aux prises ou cherchaient à leur vendre des brochettes. Plusieurs, parmi les plus entreprenants, se mirent à démonter le cheval de bois pour emporter des souvenirs.

Rincevent ne chercha pas à comprendre. Il s’installa à une terrasse de café pour assister à une bataille acharnée qui se livrait entre les éventaires d’un marché, si bien qu’au milieu des cris de « Elles sont mûres, mes olives ! » s’élevaient les hurlements des blessés et les avertissements du genre « Faites attention derrière vous, siouplaît, la mêlée s’en vient ».

C’était dur de voir les soldats s’excuser quand ils se cognaient dans des clients. Mais ce fut encore plus dur de faire accepter au patron du café une pièce arborant la tête d’un inconnu dont l’arrière-arrière-arrière-grand-père n’était pas encore né. Heureusement, Rincevent réussit à convaincre l’homme que l’avenir était un autre pays.

« Et une limonade pour le petit, ajouta-t-il.

— Mes parents me laissent boire du vin, protesta Eric. J’ai droit à un verre.

— Sûrement. »

Le patron nettoya activement le plateau de la table, tartina la couche de lie et de gouttes de retsina jusqu’à la réduire à une pellicule vernie.

« Vous venez pour la bagarre, qué ? demanda-t-il.

— Si on veut, répondit prudemment Rincevent.

— Je traînerais pas trop dans les rues, à votre place, expliqua le patron. Paraît qu’un civil a fait entrer les Éphébiens… J’ai rien contre les Éphébiens, notez, des hommes remarquables, s’empressa-t-il d’ajouter tandis qu’un groupe de soldats passait à petites foulées. Un estranger, à ce qu’on dit. C’est de la triche d’employer des civils. Y en a qui le cherchent pour s’expliquer avec lui, peuchère. » Il fit un mouvement tranchant de la main.

Rincevent fixa la main, comme hypnotisé.

Eric ouvrit la bouche. Puis il poussa un cri strident et se cramponna les tibias.

« On a son signalement ? demanda Rincevent.

— Je crois pas.

— Ben, je leur souhaite bonne chance, fit le mage d’un ton un peu plus enjoué.

— Qu’est-ce qu’il a, le pitchoun ?

— Une crampe. »

Une fois l’homme reparti derrière son comptoir, Eric souffla : « Vous n’étiez pas obligé de me donner un coup de pied !

— Tu as tout à fait raison. C’était totalement volontaire de ma part. »

Une main pesante s’abattit sur l’épaule de Rincevent. Il regarda autour de lui, leva la tête et se retrouva nez à nez avec un centurion éphébien. Un soldat voisin annonça : « Té, c’est lui, sergent. Que je suis prêt à parier un an de sel.

— Qui aurait cru ça ? » fit le sergent. Il lança au mage un sourire mauvais. « Tu vas nous suivre, collègue. Le chef, il aurait deux mots à te dire. »


Certains s’extasient devant le bouillant Achille, le grand Myrmidon, qui combat un contre mille grâce à son tendon. Car tout au long de l’histoire du Multivers on a vanté les exploits du moindre bretteur aux oreilles en chou-fleur, en tout cas dans son entourage, partant du principe qu’ainsi on limite les risques. C’est drôle, mais l’opinion publique a toujours respecté le général qui propose des stratégies du genre « Je veux que vous vous jetiez à cinquante mille sur l’ennemi, les gars », alors que les chefs plus réfléchis qui lancent des idées comme « Et si on construisait un putain de grand cheval de bois et qu’on entrait en douce par la porte de derrière pendant que l’ennemi attend autour de la bête qu’on en sorte ? », on les place un cran à peine au-dessus du plouc et on estime qu’il vaut mieux éviter de leur prêter de l’argent.

Ceci parce que la plupart des généraux du premier type sont des braves, tandis que les froussards font de bien meilleurs stratèges.

On traîna Rincevent devant les chefs éphébien, lesquels avaient établi un poste de commandement sur la grand-place afin de garder un œil sur l’assaut de la citadelle centrale qui dominait la ville depuis sa colline vertigineuse. Ils ne se tenaient cependant pas trop près, car les défenseurs laissaient tomber des cailloux.

Ils discutaient stratégie lorsque Rincevent arriva. Tout le monde était apparemment d’accord : si on envoyait une multitude d’hommes à l’assaut de la colline, un nombre suffisant réchapperaient sûrement aux cailloux pour prendre la citadelle. Ce qui est par essence le fondement de toute pensée militaire.

Plusieurs des chefs aux tenues les plus impressionnantes levèrent brièvement les yeux à l’approche du mage et de son jeune compagnon, leur jetèrent un regard laissant entendre que les asticots offraient davantage d’intérêt, et rabaissèrent la tête. Le seul qui parut content de les voir…

… n’avait pas du tout l’air d’un soldat. Il en portait l’armure, quoique ternie, et le casque, dont le plumet donnait l’impression d’avoir servi comme brosse à peinture, mais il était malingre, avec l’allure martiale d’une fouine. Ses traits avaient quelque chose de vaguement familier, pourtant. Rincevent lui trouva plutôt bonne figure.

Enfin… content de les voir comparativement au reste de l’assemblée. C’était le seul à leur prêter la moindre attention.

Il se prélassait dans un fauteuil et donnait à manger des sandwiches au Bagage.

« Té, salut, fit-il d’un air morne. C’est vous. »

Étonnant le nombre de renseignements qu’on arrive à caser dans deux ou trois mots. Pour obtenir le même résultat, l’homme aurait pu dire : « La nuit a été longue, il faut que je m’occupe de tout depuis le cheval de bois jusqu’au tableau de roulement de la corvée de lessive, ces imbéciles me sont aussi utiles qu’un marteau en caoutchouc, n’importe comment, je n’ai jamais voulu venir, et pour terminer vous voilà. Salut, vous.

Il désigna le Bagage qui ouvrit son couvercle, l’air d’attendre. « C’est à vous ? demanda-t-il.

— Plus ou moins, répondit prudemment Rincevent. Je n’ai pas les moyens de payer les dégâts qu’il a pu commettre, je vous préviens.

— Un petit rigolo, hé ? fit le soldat. Quand on l’a trouvé, il bloquait cinquante Tsortiens tassés dans un coin. Il faisait ça pourquoi, à votre avis ? »

Rincevent réfléchit vite. « Il a la capacité surprenante de savoir quand on cherche à me faire du mal », dit-il. Il jeta un regard noir au Bagage comme on en jette à un animal familier sournois, au mauvais caractère et à la conscience chargée qui, après avoir mordu pendant des années les visiteurs, se couche sur son dos galeux et joue au gentil toutou pour amadouer les gendarmes.

« Vouais ? fit l’homme sans grande surprise. De la magie, c’est ça ?

— Oui.

— Quelque chose dans le bois, hé ?

— Oui.

— Une chance qu’on n’ait pas construit le foutu canasson dans le même, alors.

— Oui.

— Vous êtes arrivés dedans par magie, c’est ça ?

— Oui.

— M’en doutais. » Il jeta un autre sandwich au Bagage. « Vous venez d’où ? »

Rincevent décida de tout avouer. « Du futur », dit-il. Sa réponse n’eut pas l’effet escompté. L’homme se contenta de hocher la tête.

« Oh, fit-il avant de demander : On a gagné ?

— Oui.

— Oh. Vous ne vous souvenez pas des résultats de quelques courses de chevaux, des fois ? risqua l’homme sans grand espoir.

— Non.

— Té, c’était à prévoir. Pourquoi vous nous avez ouvert les portes ? »

Bizarrement, se dit Rincevent, prétendre qu’il était depuis toujours un admirateur fervent de la politique éphésienne ne serait pas la bonne solution. Il décida d’opter une fois encore pour la vérité. C’était une nouvelle façon de faire qui méritait qu’on l’expérimente.

« Je cherchais un moyen de sortir, répondit-il.

— Pour vous esbigner.

— Oui.

— Bien, ça. Le bon sens même, en l’occurrence. » Il remarqua Eric qui ne quittait pas des yeux les autres capitaines regroupés autour de leur table et en pleine discussion.

« Toi, pitchoun, dit-il, tu veux faire soldat quand tu seras grand ?

— Non, m’sieur. »

L’homme s’égaya un peu.

« Té, c’est bien, ça, fit-il.

— Je veux faire eunuque, m’sieur », ajouta Eric.

La tête de Rincevent pivota comme si on tirait dessus.

« Pourquoi donc ? » lança-t-il avant de donner la réponse évidente en même temps qu’Eric. « Parce qu’on travaille toute la journée dans un harem », firent-ils lentement en chœur.

Le capitaine toussa.

« Vous n’êtes pas le précepteur de ce gamin, dites ?

— Non.

— Vous croyez qu’on lui a expliqué…

— Non.

— Bé, ce serait peut-être une bonne idée si je demandais à un centurion de lui toucher deux mots ? Vous ne pouvez pas savoir comme ils maîtrisent le langage, ces gars-là.

— Ça lui ferait beaucoup de bien, à mon avis », dit Rincevent.

Le soldat saisit son casque, soupira, hocha la tête à l’adresse du sergent et lissa les plis de sa cape. Une cape douteuse.

« Je suis censé vous dire de ficher le camp, je pense, quelque chose comme ça, fit-il.

— Pourquoi donc ?

— Vous gâchez la guerre, apparemment.

— On gâche la guerre ? »

Le soldat soupira encore. « Venez. On va faire un tour. Sergent… prenez deux hommes avec vous, s’il vous plaît. »

Une pierre s’abattit dans un sifflement depuis le fort loin au-dessus et vola en éclats.

« Ils peuvent tenir le coup là-haut pendant des semaines, peuchère, fit le soldat d’un air sombre tandis qu’ils s’éloignaient et que le Bagage les suivait patiemment à pas feutrés. Moi, je suis Lavæolus. Et vous ?

— C’est mon démon », le renseigna Eric.

Lavæolus leva un sourcil, sa façon d’exprimer ce qui se rapprochait le plus de la surprise.

« Ah oui ? Bé, faut de tout pour faire un monde, j’imagine. Est-ce qu’il est bon pour entrer où il veut, dis ?

— Plutôt pour en sortir, rectifia Eric.

— Bien. » Lavæolus s’arrêta près d’un bâtiment et fit quelques allers-retours, les mains dans les poches, en tapant sur les dalles du bout de sa sandale.

« Ici, je pense, sergent, dit-il au bout d’un moment.

— D’accord, mon capitaine.

— Vous les avez vus ? fit Lavæolus pendant que le sergent et ses hommes commençaient à soulever les dalles en faisant levier. Toute la bande autour de la table. Des gars courageux, je vous assure, mais vous les avez vus ? Trop occupés à poser pour des statues triomphales et à s’assurer que les historiens, ils orthographient correctement leur nom. Des putains d’années qu’on assiège cette ville. Que ça fait davantage militaire, qu’ils disent. Ils adorent ça, vous savez ? Et puis quoi, en fin de compte, qu’est-ce qu’on en a à faire ? Qu’on en termine une bonne fois pour toutes et qu’on rentre chez nous, voilà ce que je dis, moi.

— L’ai trouvé, mon capitaine, annonça le sergent.

— Bien, fit Lavæolus sans tourner la tête. D’accord. » Il se frotta les mains. « On va arranger ça, et après on pourra aller se coucher tôt. Ça vous dit de nous accompagner ? Que votre animal de compagnie, il pourrait nous être utile.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda Rincevent, méfiant.

— On va juste voir des gens.

— C’est dangereux ? »

Un caillou passa à travers le toit d’un bâtiment voisin.

« Bé, pas vraiment, répondit Lavæolus. Pas plus que si on reste ici, je veux dire. Et si les autres, ils essayent de prendre la place d’assaut, vous voyez, dans le plus pur style militaire… »

Le trou donnait sur un tunnel. Le tunnel, après quelques méandres, donnait sur un escalier. Lavæolus suivit le boyau sans se presser, en décochant de temps en temps des coups de pied dans des fragments de maçonnerie tombés par terre, comme s’il avait une dent contre eux.

« Euh… fit Rincevent, où est-ce que ça mène ?

— Hé bé, c’est seulement un passage secret jusqu’au centre de la citadelle.

— Vous savez, je me doutais d’un truc dans ce goût-là. J’ai un instinct pour ça, vous voyez. Et j’imagine que tous les hauts dignitaires tsortiens seront là, hein ?

— J’espère bien, répondit Lavæolus en gravissant péniblement les marches.

— Avec des quantités de gardes.

— Des douzaines, j’imagine.

— Hautement qualifiés, en plus ? »

Lavæolus hocha la tête. « Les meilleurs.

— Et c’est là qu’on se rend, fit Rincevent, résolu à inventorier toute l’horreur du plan comme on explore l’intérieur d’une dent cariée.

— Exact.

— Tous les six.

— Et votre coffre, évidemment.

— Oh, oui », répliqua Rincevent en faisant une grimace dans l’obscurité.

Le sergent lui tapota doucement l’épaule et se pencha.

« Té, vous inquiétez pas pour le capitaine, monsieur, dit-il. Le plus grand cerveau militaire du continent.

— Qu’est-ce que vous en savez ? On l’a déjà vu, son cerveau ? fit Rincevent.

— Vous comprenez, monsieur, ce qu’il aime, lui, c’est régler les problèmes sans bobo pour personne, monsieur, surtout pour lui. Que c’est pour ça qu’il imagine des trucs comme le cheval, monsieur. Et qu’il achète les gens et tout. On s’est habillés en pékins hier soir et on s’en est allés se soûler dans un bistrot avec un des types chargés du nettoyage du palais, vous comprenez, alors on a appris l’existence de ce tunnel.

— Vous parlez d’un passage secret ! Va y avoir des gardes et tout à l’autre bout !

— Non, monsieur. Que c’est là qu’ils rangent le matériel de nettoyage, monsieur. »

Il y eut un fracas métallique dans le noir en avant d’eux. Lavæolus avait trébuché contre un balai à franges.

« Sergent ?

— Mon capitaine ?

— Ouvrez-moi cette porte, vous voulez bien ? »

Eric tiraillait la robe de Rincevent.

« Quoi ? fit Rincevent d’un ton irrité.

— Vous savez qui c’est, Lavæolus, n’est-ce pas ? chuchota Eric.

— Ben…

— C’est lui, Lavæolus !

— Sans blague ?

— Vous ne connaissez pas vos classiques ?

— Ça n’est tout de même pas une de ces courses de chevaux qu’on devrait se rappeler ? »

Eric roula des yeux. « Lavæolus, c’est le responsable de la chute de Tsort, la ruse faite homme, dit-il. Et après, il a mis dix ans pour rentrer chez lui, et il a vécu toutes sortes d’aventures avec des tentatrices, des sirènes et des sorcières sensuelles.

— Eh ben, je comprends pourquoi tu t’intéresses à lui. Dix ans, hein ? Il habitait où ?

— À trois cents kilomètres d’ici à peu près, répondit Eric avec sérieux.

— Il n’a pas arrêté de se perdre, dis donc ?

— Et quand il est rentré, il s’est battu contre les soupirants de sa femme et tout, son chien l’a reconnu, mais la pauvre bête est morte aussitôt.

— Oh là là !

— C’est d’avoir porté ses pantoufles dans la gueule pendant quinze ans qui l’a tué.

— Dommage.

— Et vous savez quoi, démon ? Tout ça n’est pas encore arrivé. On pourrait lui éviter tous ces ennuis ! »

Rincevent réfléchit là-dessus. « On pourrait lui dire de trouver un meilleur navigateur, déjà », proposa-t-il.

Il y eut un grincement. Les soldats avaient ouvert la porte.

« Tout le monde en rang, si c’est bien l’ordre qu’on donne dans ces cas-là, fit Lavæolus. Le coffre magique devant, s’il vous plaît. On ne tue personne, sauf cas de force majeure. Tâchez de ne rien abîmer. Bon. En avant. »

La porte donnait sur un couloir bordé de colonnes. On entendait au loin un murmure de voix.

La troupe se dirigea de leur côté à pas feutrés jusqu’à ce qu’elle bute contre un épais rideau. Lavæolus prit une inspiration profonde, écarta la tenture, fit un pas et se lança dans un discours préparé d’avance.

« Bon, je veux que les choses soient bien claires, dit-il. Que je ne veux pas la moindre anicroche, pas de cris pour rameuter la garde, tout ça. Pas de cris du tout, même, voilà. On va juste récupérer la jeune dame et rentrer chez nous, là où toute personne de bon sens devrait rester, peuchère. Sinon, je me verrai forcé de passer tout le monde au fil de l’épée, et j’ai horreur de ça. »

L’auditoire de ce discours n’eut pas l’air impressionné. Parce qu’il se résumait à un jeune enfant sur son pot.

Lavæolus changea mentalement de vitesse et poursuivit d’une voix doucereuse : « D’un autre côté, si vous ne me dites pas où sont les autres, hé bé, je vais demander au sergent, là, de vous flanquer une bonne fessée. »

Le gamin ôta son pouce de sa bouche. « Maman, l’est partie voir Cassie, dit-il. C’est vous, monsieur Biquelle ?

— Je ne crois pas, répondit Lavæolus.

— Monsieur Biquelle, c’est un imbécile. » Le gamin retira encore son pouce et, l’air de conclure une recherche approfondie, ajouta : « Monsieur Biquelle, c’est un caca.

— Sergent ?

— Mon capitaine ?

— Gardez-moi cet enfant.

— Ouimonptaine. Caporal ?

— Sergent ?

— Veillez sur le pitchoun.

— Oui, sergent. Deuxième classe Archeios ?

— Oui, cap’ral, fit le soldat dont la voix morne trahissait un pressentiment.

— Occupez-vous du moutard. »

Le deuxième classe Archeios regarda autour de lui. Il ne restait plus qu’Eric et Rincevent, et, même s’il est vrai que le civil occupe à tous points de vue le rang le plus bas possible, quelque part en dessous de l’âne enrégimenté, l’expression de leurs figures disait qu’ils n’entendaient pas recevoir d’ordres.

Lavæolus traversa la pièce sans se presser et tendit l’oreille près d’un autre rideau.

« On pourrait lui raconter des tas d’histoires sur son avenir, souffla Eric. Toutes sortes de choses lui sont… enfin, vont lui arriver. Des naufrages, de la magie, son équipage changé en animaux, des machins comme ça.

— Oui. On pourrait lui dire : “Rentre à pied” », fit Rincevent.

Le rideau s’écarta en froufroutant.

Ils virent une femme : empâtée, d’une beauté légèrement fanée, affublée d’une robe noire et d’un soupçon de moustache. Un certain nombre d’enfants de tailles diverses essayaient de se cacher derrière elle. Rincevent en dénombra au moins sept.

« Qui c’est, ça ? demanda Eric.

— Hum, fit Rincevent, je crois bien que c’est Elénor de Tsort.

— Ne soyez pas ridicule, chuchota Eric. On dirait ma mère. Elénor était beaucoup plus jeune et toute… »

La voix lui manqua et il fit plusieurs mouvements ondoyants de la main pour ébaucher la silhouette d’une femme sûrement incapable de garder son équilibre.

Rincevent s’efforça de ne pas croiser le regard du sergent.

« Oui, dit-il en rougissant un peu. Ben… tu vois… Euh… Tu as tout à fait raison, mais… ben… le siège a duré longtemps, quoi, et puis tout.

— Je ne vois pas le rapport, répliqua durement Eric. Les classiques n’ont jamais parlé d’enfants. D’après eux, elle passait ses journées à se promener en rêvassant en haut des tours de Tsort et à soupirer après son amour perdu.

— Ben, oui, je pense qu’elle a dû soupirer un moment. Seulement, tu vois, soupirer, ça va un temps, et il devait faire frisquet en haut des tours.

— Té, on risque d’attraper la crève, à se promener en rêvassant », renchérit le sergent.

Lavæolus observa la femme d’un air songeur. Puis il s’inclina.

« Bé, je pense que vous savez pourquoi nous sommes ici, gente dame ? fit-il.

— Si vous touchez un seul des petits, je hurle », répliqua tout net Elénor.

Une fois encore, Lavæolus prouva que sa science de la guérilla se doublait d’une vive répugnance à gâcher un discours une fois qu’il l’avait préparé dans sa tête.

« Belle demoiselle, commença-t-il, nous avons affronté maints dangers afin de vous secourir et de vous ramener auprès de l’être ch… (sa voix hésita) des êtres qui vous sont chers. Euh… ça ne se passe pas du tout comme prévu, hé ?

— Qué ! Ce n’est pas de ma faute, fit Elénor. Le siège, il avait l’air de s’éterniser ; le roi Mausoleum, il était très gentil ; et n’importe comment, moi je ne me plaisais pas trop à Éphèbe.

— Où est tout le monde, là ? Les Tsortiens, je veux dire. En dehors de vous.

— Ils sont tous sur les remparts à jeter des cailloux, si vous voulez savoir. »

Lavæolus lança les mains en l’air de désespoir.

« Vous n’auriez pas pu, vous voyez, nous faire passer un mot, quelque chose ? Ou nous inviter à un des baptêmes ?

— Bé, vous aviez l’air de tellement bien vous amuser », répondit-elle.

Lavæolus se retourna et haussa des épaules amères. « D’accord, fit-il. Très bien. CQFD. Pas de problème. Je ne demandais que ça, moi, passer dix ans le derrière dans un marécage avec une bande de débiles ramollis du cerveau. Ce n’est pas comme si j’avais eu un travail important à faire chez moi, un petit royaume à gouverner, ce genre de chose. D’accord. Bon. Hé bé, on ferait mieux de s’en aller. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne sais pas comment je vais annoncer la nouvelle aux autres, dit-il aigrement, ils s’amusaient si bien. Ils vont sans doute se faire une putain de ripaille, rigoler de tout ça et se soûler, que ce serait bien leur style. »

Il regarda Eric et Rincevent.

« Té, autant me dire ce qui va se passer ensuite, fit-il. Je suis sûr que vous le savez.

— Hum, dit le mage.

— La ville est réduite en cendres, répondit Eric. Surtout les tours immenses. On ne m’a pas laissé les voir, bouda-t-il.

— Qui c’est qui met le feu ? Leurs soldats à eux ou les nôtres ? demanda Lavæolus.

— Les vôtres, je crois. »

Lavæolus soupira. « Té, c’est bien de leurs coups, ça. » Il se tourna vers Elénor. « Nos hommes – enfin, les miens –, ils vont réduire la ville en cendres, dit-il. Ç’a l’air très héroïque. Tout à fait le genre de distraction qu’ils adorent. Ce serait une bonne idée de venir avec nous. Amenez les pitchouns. Dites que vous sortez pour la journée avec toute la famille, pourquoi pas ? »

Eric tira l’oreille de Rincevent près de sa bouche.

« C’est une blague, hein ? dit-il. Ça n’est pas vraiment la belle Elénor, vous me faites marcher ?

— C’est toujours pareil avec ces gens au sang chaud, répondit Rincevent. Ils se dégradent irrémédiablement à partir de trente-cinq ans.

— Té, c’est à cause des pâtes, expliqua le sergent.

— Mais j’ai lu qu’elle était la plus belle…

— Ah, là, fit le sergent, ’videmment, si tu t’amuses à lire…

— Ça, intervint aussitôt Rincevent, c’est ce qu’on appelle le ressort dramatique. Ça n’intéresse personne de partir à la guerre pour une… une dame charmante, un tant soit peu séduisante sous le bon éclairage. Tu ne crois pas ? »

Eric était presque en larmes.

« Mais on disait que son visage avait lancé mille vaisseaux…

— Ça, c’est ce qu’on appelle une métaphore, dit Rincevent.

— Des galéjades, expliqua aimablement le sergent.

— N’importe comment, il ne faut pas croire tout ce que tu lis des auteurs classiques, ajouta le mage. Ils ne vérifient jamais les informations. Ils ne cherchent qu’à vendre des légendes. »

Lavæolus, pendant ce temps, était en pleine discussion avec Elénor.

« D’accord, d’accord, disait-il. Restez là si ça vous chante. Qu’est-ce que j’en ai à faire, moi ? Venez, vous autres. On s’en va. Vous faites quoi, là, deuxième classe Archeios ?

— Bé, je fais le cheval, mon capitaine, expliqua le soldat.

— C’est monsieur Caca, dit l’enfant qui portait le casque du soldat Archeios.

— Alors, quand vous aurez fini de faire le cheval, trouvez-nous donc une lampe à huile. Que je me suis pris de sacrés gnons aux genoux dans ce tunnel. »


L’incendie faisait rage dans Tsort. Tout le ciel côté Moyeu était rouge.

Eric et Rincevent contemplaient le spectacle depuis un rocher sur la plage.

« Ce ne sont pas des tours immenses, de toute façon, dit Eric au bout d’un moment. J’en vois le sommet.

— À mon avis, ils voulaient dire immuables, hasarda Rincevent alors qu’une autre des tours en question s’écroulait, portée au rouge, au milieu des ruines de la ville. Une erreur de plus. »

Ils continuèrent de regarder encore un moment en silence, puis Eric commenta : « Marrant, ça. Quand vous avez trébuché sur le Bagage, que vous avez laissé tomber la lampe et tout.

— Oui, fit sèchement Rincevent.

— À croire que l’Histoire trouve toujours un moyen de se réaliser.

— Oui.

— C’est bien, quand même, que votre Bagage ait sauvé tout le monde.

— Oui.

— C’était rigolo, tous ces gamins à cheval dessus.

— Oui.

— Tout le monde avait l’air content. »

Les armées adverses l’étaient, en tout cas. Personne ne se souciait de poser la question aux civils dont l’opinion sur la guerre n’était jamais vraiment digne de foi. Chez les soldats, du moins ceux d’un certain grade, on s’assenait des claques dans le dos, on se racontait des anecdotes, on s’échangeait joyeusement des boucliers et on reconnaissait qu’entre les incendies, les sièges, les armadas, les chevaux de bois et le reste, on avait fait une bien belle guerre. Les échos de chansons rebondissaient à la surface de la mer opaque comme du vin.

« Té, écoutez-les, fit Lavæolus en émergeant de la pénombre autour des navires éphébien échoués. On va bientôt avoir droit aux dix couplets d’Allons à Heliodeliphilodelphiboschromenos ou aux douze des Filles de Philodelphus, moi je vous le dis. Une bande de fadas avec le cerveau dans le porte-couilles. »

Il s’assit sur le rocher. « Les connards, ajouta-t-il d’un air convaincu.

— Vous croyez qu’Elénor pourra tout expliquer à son petit ami ? demanda Eric.

— Bé, j’imagine, répondit Lavæolus. En général elles y arrivent.

— Elle s’est mariée. Et elle a plein d’enfants. »

Lavæolus haussa les épaules. « Un moment passager de folle passion », dit-il. Il lança un regard sévère à Rincevent.

« Hé, vous, le démon, fit-il. J’aimerais qu’on discute tranquillement tous les deux, si vous permettez. »

Il conduisit Rincevent vers les bateaux, marchant d’un pas lourd sur le sable humide comme sous le poids de ses pensées.

« Je m’en retourne chez moi ce soir avec la marée, dit-il. À quoi bon rester ? maintenant que la guerre est finie et tout.

— Bonne idée.

— S’il y a une chose que je déteste, c’est bien le bateau. » Lavæolus décocha un coup de pied au navire le plus proche. « Que c’est plein de couillons qui arpentent le pont et poussent des cris, vous savez. Hissez ci, amenez ça, tenez bon par-ci. Et j’ai le mal de mer, en plus.

— Moi, c’est le vertige », compatit Rincevent.

Lavæolus, manifestement aux prises avec un gros problème émotionnel, décocha un autre coup de pied au navire.

« Dites, fit-il d’un air misérable, vous ne sauriez pas, des fois, si je vais bien rentrer chez moi ?

— Quoi ?

— Ça n’est qu’à quelques centaines de kilomètres, je ne devrais pas mettre trop longtemps, hé ? fit Lavæolus qui irradiait l’anxiété comme un phare.

— Oh. » Rincevent étudia le visage de l’homme. Dix ans, songea-t-il. Et toutes sortes de péripéties bizarres avec des chaispasquoi ailés et des monstres marins. D’un autre côté, quel bien ça lui ferait de savoir ?

« Vous allez bien rentrer chez vous, répondit-il. Vous êtes connu pour ça, en fait. Votre retour a donné lieu à de véritables légendes.

— Ouf. » Lavæolus s’adossa contre une coque, ôta son casque et s’essuya le front. « Hé bé, ça m’enlève un poids, moi je vous le dis. J’avais peur que les dieux m’en veuillent, peuchère. »

Rincevent se taisait.

« Que ça les énerve un peu quand on se met à trouver des idées comme des chevaux de bois et des tunnels, reprit Lavæolus. Ce sont des traditionalistes, vous savez. Ils préfèrent que les hommes s’étripent. Je me suis dit, vous voyez, que si j’arrivais à montrer aux gens comment obtenir plus facilement ce qu’ils voulaient, hé bé, ils arrêteraient de se conduire comme des bestiasses. »

De plus loin le long du rivage leur parvinrent les échos mâles d’une chanson :

«… se disent toutes vierges, Mais quand elles sont dans mon lit. Elles préfèrent tenir mon… »

« Ça ne marche jamais, dit Rincevent.

— Té, ça valait quand même le coup d’essayer. Non ?

— Oh, si. »

Lavæolus lui donna une claque dans le dos. « Courage, fit-il. Ça ne peut que s’arranger. »

Ils s’avancèrent dans les brisants ténébreux, là où le navire de Lavæolus était à l’ancre, et Rincevent regarda l’Éphébien partir à la nage et grimper à bord. Au bout d’un moment, on arma ou on désarma les avirons, enfin ce qu’on dit lorsqu’on les passe par les trous dans les flancs, et le bateau s’éloigna lentement dans la baie.

Quelques voix lui revinrent par-dessus le ressac.

« Dirigez le bout pointu de ce côté, sergent.

— Oui, cap’taine !

— Et ne criez pas, coquin de sort ! Est-ce que je vous ai demandé de crier ? Pourquoi vous vous croyez tous obligés de crier ? Bon, moi, je descends m’allonger. »

Rincevent remonta péniblement la plage. « L’ennui, dit-il, c’est que ça ne s’arrange jamais, ça reste pareil, mais en davantage pareil. N’importe comment, il va se faire assez de mauvais sang comme ça. »

Derrière lui, Eric se moucha.

« Je n’ai jamais rien entendu d’aussi triste », dit-il.

Plus loin le long de la plage, les armées éphébiennes et tsortiennes braillaient toujours à pleins poumons autour de leurs feux de camp joyeux.

«… qui pendent, Et quand il s’assoit dessus, Elles lui rentrent dans le… »

« Viens, fit Rincevent. On repart chez nous.

— Vous savez ce qu’il y a de marrant dans son nom ? dit Eric tandis qu’ils flânaient sur le sable.

— Non. Comment ça ?

— Lavæolus, ça veut dire « Rinceur de vents ». »

Le mage le regarda. « C’est mon ancêtre ? demanda-t-il.

— Qui sait ?

— Oh. Bon sang. » Rincevent s’absorba dans ses réflexions. « Ben, je regrette de ne pas lui avoir dit d’éviter de se marier. Ou de visiter Ankh-Morpork.

— La ville n’est même pas encore construite, si ça se trouve… »

Rincevent essaya de claquer des doigts.

Cette fois, ça marcha.


Astfgl se renversa dans son fauteuil. Il se demandait ce qui était vraiment arrivé à Lavæolus.

Les dieux et les démons étant des créatures hors du temps, ils ne s’y déplacent pas comme des bulles dans un courant. Pour eux, tous les événements se produisent simultanément. Ils devraient donc tout savoir de ce qui va se passer parce que ça s’est déjà passé, en quelque sorte. Mais ils l’ignorent pour la bonne raison que la réalité est un vaste théâtre où se jouent une infinité de pièces passionnantes, et se tenir au courant de toutes reviendrait à vouloir se servir d’un gros magnétoscope dépourvu d’arrêt sur image et de compteur. Il est plus simple d’attendre et de voir venir.

Un de ces jours, il faudrait qu’il aille jeter un coup d’œil.

Pour l’heure, dans cet ici et ce maintenant, pour autant qu’on puisse employer ces termes à propos d’une sphère en dehors de l’espace et du temps, les affaires ne prenaient pas le tour désiré. Eric lui semblait un peu plus sympathique, ce qui était inadmissible. Visiblement, il avait aussi modifié le cours de l’Histoire, chose pourtant impensable puisque tout ce qu’on peut faire au cours de l’Histoire, c’est le faciliter.

Ce qu’il fallait, c’était du paroxystique. Du vraiment démoralisant, à fendre l’âme.

Le roi des démons s’aperçut qu’il se tortillait les moustaches.


L’ennui, quand on claque des doigts, c’est qu’on ne sait jamais où ça mène…

Autour de Rincevent, tout était noir. Il ne s’agissait pas d’une simple absence de couleur. Il s’agissait d’une obscurité qui niait tout net l’éventualité même que la couleur ait jamais pu exister.

Ses pieds ne reposaient sur rien, et il avait l’impression de flotter. Autre chose manquait. Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

« Tu es là, Eric ? » risqua-t-il.

Une voix claire près de lui répondit : « Oui. Vous êtes là, démon ?

— Ou-ii.

— Où on est ? On tombe ?

— Je ne crois pas, fit Rincevent qui savait de quoi il parlait. Il n’y a pas de déplacement d’air. L’air se déplace vite quand on tombe. On visionne aussi sa vie passée qui défile à toute allure, et je n’ai encore rien vu que je reconnaisse.

— Rincevent ?

— Oui ?

— Quand j’ouvre la bouche, aucun son n’en sort.

— Ne sois pas… » Rincevent hésita. Lui non plus ne produisait aucun son. Il savait ce qu’il disait, seulement ça n’atteignait pas le monde extérieur. Il entendait Eric, pourtant. Peut-être que les mots faisaient l’impasse sur ses oreilles pour lui entrer directement dans le cerveau.

« C’est sans doute une espèce de magie, un truc comme ça, dit-il. Il n’y a pas d’air. C’est pour ça qu’il n’y a pas de son. Normalement, toutes les petites particules d’air se cognent les unes aux autres, on pourrait dire, comme des billes. C’est comme ça qu’on obtient du son, tu vois.

— Ah oui ? Bon sang.

— Nous sommes donc au milieu de rien du tout, fit Rincevent. Le rien total. » Il hésita. « Il y a un mot pour ça, reprit-il. C’est ce qu’on obtient quand il ne reste rien, qu’on est au bout du compte.

— Oui. Je crois qu’on appelle ça l’addition », dit Eric.

Rincevent réfléchit un moment. Oui, ça devait être ça.

« D’accord, fit-il. L’addition. C’est là qu’on est. On flotte dans une addition absolue. Une addition totale, complète, définitive. »


Astfgl commençait à paniquer. Il disposait de sortilèges capables de repérer n’importe qui, n’importe où, n’importe quand, mais Eric et Rincevent ne se trouvaient nulle part. Il était en train de les observer sur la plage, et tout d’un coup… plus rien.

Ça ne laissait que deux autres solutions quant à leur position actuelle.

Heureusement il choisit d’abord la mauvaise.


« Même quelques étoiles, ça serait chouette, dit Eric.

— Il y a quelque chose de très bizarre dans toute cette histoire, fit Rincevent. Je veux dire, est-ce que tu as froid ?

— Non.

— Alors, est-ce que tu as chaud ?

— Non. Je ne sens pas grand-chose, à vrai dire.

— Pas de chaud, pas de froid, pas de lumière, pas de température, pas d’air, récapitula Rincevent. Rien qu’une addition. Depuis combien de temps on est là ?

— Sais pas. Une éternité, on dirait, mais…

— Ah, ah. Je ne suis même pas sûr qu’il y ait du temps. Pas ce qu’on pourrait appeler du temps normal. Seulement de la durée qu’on fabrique au fur et à mesure de l’existence.

— Eh ben, je ne m’attendais pas à rencontrer quelqu’un d’autre ici », fit une voix près de l’oreille de Rincevent.

Une voix légèrement accablée, une voix faite pour geindre, mais au moins dans laquelle on ne sentait nulle ombre de menace. Rincevent se laissa flotter sur un demi-tour.

Un petit homme à face de rat, assis en tailleur, l’observait d’un œil vaguement méfiant. Il avait un crayon coincé derrière l’oreille.

« Ah. Salut, fit le mage. Et c’est où, ici, exactement ?

— Nulle part. Tu ne vois pas, non ?

— Nulle part du tout ?

— Pas encore.

— D’accord, fit Eric. Quand est-ce que ça va être quelque part ?

— Difficile à dire, répondit le petit homme. Vu votre allure à tous les deux, et l’un dans l’autre, compte tenu des taux métaboliques et tout, je pense que le coin va devenir quelque part dans, mettons, à peu de chose près, cinq cents secondes. » Il entreprit de déballer le paquet qu’il avait sur les genoux. « Ça vous tente, un sandwich, en attendant ?

— Hein ? Est-ce que je… » À cet instant, l’estomac de Rincevent, craignant de perdre l’initiative si on permettait au cerveau de mener la course, intervint dans la conversation et le poussa à demander :

« À quoi, le sandwich ?

— Aucune idée. À quoi vous le voulez ?

— Pardon ?

— Arrêtez de tourner autour du pot. Dites seulement à quoi vous le voulez.

— Oh ? » Rincevent le fixa des yeux. « Ben, si vous en avez à l’œuf et au cresson…

— Disons donc œufs et cresson, quoi », fit le petit homme. Il plongea la main dans le paquet et tendit un triangle blanc à Rincevent.

« Bon sang, lâcha Rincevent. Quelle coïncidence.

— Ça devrait commencer d’une minute à l’autre, maintenant, reprit le petit homme. Par… – enfin, ils n’ont pas vraiment de directions bien établies, évidemment, pas eux – par là-bas.

— Tout ce que je vois, c’est les ténèbres, dit Eric.

— Erreur, fit le petit homme d’un ton triomphant. Tu vois uniquement ce qu’il y a avant qu’on ait installé les ténèbres, quoi. » Il regarda d’un sale œil les ténèbres qui n’en étaient pas encore. « Allez, dit-il. Pourquoi on attend ? Pourquoi donc on attend ?

— On attend quoi ? demanda Rincevent.

— Tout.

— Tout quoi ?

— Tout. Pas tout quoi. Tout, quoi. »


Astfgl fouilla du regard les environs à travers les nuages de gaz tourbillonnants. Au moins, il était au bon endroit. L’avantage avec le bout de l’Univers, c’est qu’on ne risquait pas de le dépasser par hasard.

Les derniers et rares charbons ardents tremblotèrent avant de s’éteindre. Le temps et l’espace entrèrent silencieusement en collision et s’effondrèrent.

Astfgl toussa. On se sent tellement seul à vingt milliards d’années-lumière de chez soi. « Y a quelqu’un ? demanda-t-il.

— OUI. »

La voix venait de tout près de son oreille. Même les rois démons peuvent frissonner.

« En dehors de vous, je veux dire. Vous avez vu quelqu’un ?

— OUI.

— Qui ça ?

— TOUT LE MONDE. »

Astfgl soupira. « Je veux dire récemment.

— C’EST TRÈS CALME, fit la Mort.

— Merde.

— VOUS ATTENDIEZ QUELQU’UN D’AUTRE ?

— Je m’attendais à trouver un certain Rincevent, mais… » commença Astfgl.

Les orbites de la Mort s’embrasèrent. « LE MAGE ? fit-il.

— Non, c’est un dém… » Astfgl n’alla pas plus loin. L’espace de ce qui aurait été plusieurs secondes si le temps avait encore existé, un horrible soupçon l’envahit.

« Un humain ? grogna-t-il.

— LE TERME EST UN PEU ABUSIF, MAIS EN GROS VOUS AVEZ RAISON.

— Ben ça, que les dieux me damnent !

— C’EST DÉJÀ FAIT, JE CROIS. »

Le roi démon tendit une main tremblante. Sa fureur grandissante l’emportait sur son sens du style ; ses gants de soie rouge se déchirèrent lorsque ses griffes se déployèrent.

Puis, car ce n’est jamais une bonne idée de se faire mal voir de quiconque armé d’une faux, Astfgl lança un « Excusez le dérangement » et disparut. Lorsqu’il se jugea hors du champ auditif extrêmement développé de la Mort, et alors seulement, il hurla sa rage.

Le néant déroulait son immensité interminable dans les espaces exposés à tous les vents de la fin du temps.

La Mort attendait. Au bout d’un moment, ses doigts squelettiques se mirent à tambouriner sur le manche de sa faux.

Les ténèbres clapotaient autour de lui. Il n’y avait même plus d’infini.

Il tenta de siffloter quelques mesures de chansons impopulaires entre ses dents, mais les notes s’abîmèrent corps et biens dans le néant.

Plus question d’éternité. Tous les grains de sable s’étaient écoulés. Terminée la grande course entre l’entropie et l’énergie, et la favorite avait gagné, tout compte fait.

Il devrait peut-être affûter à nouveau sa lame ?

Non.

Sans grand intérêt, à vrai dire.

De grandes turbulences de rien absolu s’étendaient dans ce qu’on aurait qualifié de lointain s’il avait existé un système espace-temps de référence pour encore donner à ce mot le moindre sens.

Apparemment, il n’y avait pas grand-chose à faire.

ÇÀ SUFFIT PEUT-ÊTRE POUR AUJOURD’HUI, songea-t-il.

La Mort se retourna pour partir, mais au même moment il entendit un tout petit bruit. C’était au son ce qu’un photon est à la lumière, si ténu et si faible qu’il aurait passé totalement inaperçu dans le vacarme d’un univers en marche.

Il s’agissait d’un minuscule morceau de matière qui naquit brusquement du néant.

La Mort se rendit d’un pas raide au point d’arrivée et regarda attentivement.

Un trombone[12].

Bon, c’était déjà un début.

Il y eut un autre léger bruit sec, et un petit bouton de chemise blanc se mit à tournoyer tranquillement dans le vide.

La Mort se détendit un peu. Bien entendu, ça risquait de prendre un petit moment. Il s’écoulerait un certain temps avant que tout ça se complique suffisamment pour produire des nuages de gaz, des galaxies, des planètes et des continents, à plus forte raison des corpuscules en tire-bouchon gigotant dans des mares vaseuses et se demandant si l’évolution valait la peine de se laisser pousser des nageoires, des jambes et le reste. Mais il y avait déjà l’amorce d’un mouvement que rien ne pourrait arrêter.

Tout ce qu’il avait à faire, c’était garder patience, et il s’y entendait de ce point de vue là. Sous peu allaient apparaître des créatures vivantes qui se développeraient comme du chiendent, galoperaient et riraient dans la lumière toute neuve du soleil. Qui se fatigueraient. Qui vieilliraient.

La Mort se mit à l’aise. Il pouvait attendre.

Dès qu’on aurait besoin de lui, il serait là.


L’Univers prit naissance.

N’importe quel cosmogoniste vous dira que tous les événements intéressants se sont produits dans les deux premières minutes, lorsque le néant s’est regroupé pour former l’espace et le temps, que sont apparus des tas de tout petits trous noirs et ainsi de suite. Après ça, déclarent-ils, il y avait matière à travailler pour… enfin, la matière, quoi. Mais le plus gros était fait, en dehors du rayonnement micro-ondes.

Vu de tout près, pourtant, il avait un certain charme tapageur, l’Univers.

Le petit homme renifla. « Trop m’as-tu-vu, dit-il. Pas besoin de tout ce boucan. Au lieu d’un grand boum, un grand pfuiiit aurait aussi bien fait l’affaire, ou un peu de musique.

— Ah bon ? fit Rincevent.

— Ouais, et le cap des deux picosecondes a été drôlement délicat à négocier. Plutôt bâclé, comme boulot. Mais c’est comme ça, à l’heure actuelle. On ne sait plus travailler. Quand j’étais gamin, il fallait des jours pour créer un univers. On mettait de sa fierté dans son ouvrage. Aujourd’hui, ils font ça à la six-quatre-deux, puis ils grimpent dans le camion et salut. Et vous savez quoi ?

— Non ? fit Rincevent d’une petite voix.

— Ils piquent des matériaux sur le chantier. Suffit qu’ils tombent sur un gus dans le coin qu’a envie d’agrandir un peu son univers, aussi sec ils barbotent une brassée de firmament pour la lui refourguer. »

Rincevent le regarda fixement.

« Vous êtes qui, exactement ? »

L’inconnu s’ôta le crayon de derrière l’oreille et contempla d’un air songeur l’espace autour de Rincevent. « Je fais des choses, répondit-il.

— Quel genre ?

— Quel genre vous aimeriez ?

C’est vous le Créateur ? »

Le petit homme eut l’air très embarrassé. « Non, pas le Créateur. Pas le. Rien qu’un créateur. Je ne traite pas les gros chantiers, genre étoiles, géantes gazeuses, pulsars, tout ça. Je suis spécialisé dans ce qu’on pourrait appeler le travail à façon. » Il leur lança un regard fier et provocant à la fois. « C’est moi qui fais tous mes arbres, vous savez, confia-t-il. Ça, c’est du boulot. Faut des années pour apprendre à faire un arbre. Même les conifères.

— Oh, commenta Rincevent.

— Je ne demande à personne de les terminer à ma place. Pas de sous-traitance, c’est ma devise. Ces salauds-là, ils vous font tout le temps poireauter pendant qu’ils installent des étoiles, n’importe quoi, pour quelqu’un d’autre. » Le petit homme soupira. « Vous savez, les gens croient ça vachement facile, de créer. Ils s’imaginent qu’il suffit de se balader à la surface des eaux et d’agiter un peu les mains. C’est pas ça du tout.

— Ah bon ? »

Le petit homme se gratta encore le nez. « On arrive vite à manquer d’inspiration pour les flocons de neige, par exemple.

— Oh.

— On finit par se dire que ce serait du gâteau d’en glisser quelques-uns identiques.

— Ah oui ?

— On se dit : Y en a des millions de millions de milliards, personne va faire gaffe. Mais c’est là qu’entre en jeu le professionnalisme, quoi.

— Ah tiens.

— Certains… (et là, le créateur jeta un regard mauvais à la matière informe qui continuait de défiler) certains se disent que ça suffit bien d’installer quelques formules physiques de base, ensuite ils prennent l’oseille et ils se tirent. Au bout d’un billion d’années on se retrouve avec des fuites partout dans le ciel, des trous noirs gros comme la tête, et quand on va se plaindre on tombe sur une fille au guichet qui prétend ignorer où joindre le patron. Moi, je crois que les gens apprécient la touche personnelle, pas vous ?

— Ah, fit Rincevent. Alors… quand on est frappé par la foudre… euh… ça n’a rien à voir avec ces histoires de décharges électriques, de points culminants, tout ça… Euh… vous le faites exprès ?

— Oh, pas moi. Je les fais pas marcher, moi. C’est bien assez de boulot de construire des machins, faut pas me demander en plus de faire du service après-vente. Y a un paquet d’autres univers, vous savez, ajouta-t-il avec un soupçon de reproche dans la voix. J’ai une liste de commandes longue comme le bras. »

Il tendit la main sous lui et ramena un grand livre relié cuir, sur lequel il s’était apparemment assis. Le livre s’ouvrit en grinçant.

Rincevent sentit qu’on lui tiraillait la robe.

« Dites, fit Eric. Ce n’est pas vraiment… Lui, hein ?

— Il dit que si, répliqua Rincevent.

— Qu’est-ce qu’on fait ici ?

— Je ne sais pas. »

Le créateur lui lança un regard mauvais. « Mettez-la en veilleuse, je vous prie, dit-il.

— Mais écoutez, souffla Eric, si c’est vraiment lui le créateur du monde, ce sandwich est une relique sacrée.

— Bon sang », fit Rincevent d’une petite voix. Il n’avait rien avalé depuis une éternité. Il se demanda quelle peine on encourait quand on mangeait un objet vénérable. Une peine sévère, sûrement.

« Vous pourriez l’exposer dans un temple quelque part, et des millions de visiteurs viendraient le contempler. »

Rincevent souleva délicatement la tranche de pain du dessus.

« Il n’y a pas de mayonnaise, dit-il. Est-ce que ça compte quand même ? »

Le créateur s’éclaircit la gorge et se mit à lire à haute voix.


Astfgl surfait sur la pente de l’entropie, étincelle rouge de colère sur fond des tourbillons de l’interespace. Il bouillait maintenant d’une telle rage que le peu de sang-froid qui lui restait s’évaporait à mesure ; son bonnet canaille aux deux petits appendices élégants n’était plus qu’un morceau de tissu cramoisi pendouillant à la pointe d’une des grandes cornes enroulées de bélier qui lui encadraient le crâne.

Dans un déchirement plutôt sensuel, la soie rouge de son dos se fendit et ses ailes se déployèrent.

Par convention, on donne à ses ailes l’aspect du cuir, mais le cuir ne résisterait pas plus de quelques secondes dans un tel environnement. Par ailleurs, il ne se replie pas facilement.

Ces ailes-là étaient faites de magnétisme et d’espace mis en forme ; elles s’étendirent jusqu’à n’être plus qu’un voile léger sur le firmament incandescent puis battirent aussi lentement et inexorablement que l’avènement de la civilisation.

Elles rappelaient toujours celles de la chauve-souris, mais uniquement par égard pour la tradition.

Quelque part vers le vingt-neuvième millénaire, le roi des démons fut rattrapé, presque à son insu, par un objet petit, oblong et sans doute encore plus furieux que lui.


Huit sortilèges agencent le monde. Rincevent le savait parfaitement. Il connaissait le livre qui les renfermait, l’In-Octavo, car il existait toujours dans la bibliothèque de l’Université de l’Invisible – désormais dans une boîte de fer soudée au fond d’un puits spécialement creusé à son intention, où l’on pouvait contenir ses radiations magiques.

Rincevent s’était toujours demandé comment tout avait commencé. Il avait imaginé une sorte d’explosion à l’envers, des gaz interstellaires rugissants qui se rassemblaient pour former la Grande A’Tuin, ou au moins un grondement de tonnerre, quelque chose.

Au lieu de ça, il entendit comme un léger pincement de corde, un son musical, et là où il n’y avait rien apparut le Disque-monde, comme s’il était tout le temps resté caché dans un coin.

Il s’aperçut du même coup que la sensation de chute avec laquelle il avait dernièrement appris à vivre serait aussi celle avec laquelle il allait sûrement mourir. Le monde qui surgissait sous ses pieds lui proposait la promotion de l’éon : de la gravité, disponible en plusieurs puissances chez votre corps planétaire massif le plus proche.

Comme il arrivait souvent en de telles circonstances, il lâcha un : « Aargh. »

Le créateur, toujours sereinement assis dans le vide, apparut à côté de lui alors qu’il plongeait à pic.

« Jolis nuages, trouvez pas ? J’ai fait du bon boulot avec les nuages, dit-il.

— Aargh, répéta Rincevent.

— Quelque chose qui cloche ?

— Aargh.

— Ça, c’est bien les humains, fit le créateur. Toujours à courir à droite à gauche. » Il se pencha tout près. « Ce n’est pas mon affaire, évidemment, mais je me suis souvent demandé ce qui peut bien vous passer par la tête.

— Mes pieds, dans une minute ! » hurla Rincevent.

Eric, qui chutait à côté de lui, le tira par la cheville. « Ce n’est pas une façon de parler au créateur de l’Univers ! cria-t-il. Dites-lui de faire quelque chose, de ramollir le sol, n’importe quoi !

— Oh, j’sais pas si je peux faire ça, dit le créateur. Y a un règlement de la causalité. L’inspection me tomberait dessus comme une tonne de… une tonne de… une tonne de poids. Je pourrais sans doute vous bricoler vite fait un marécage bien spongieux. Sinon, les sables mouvants, ça marche très fort en ce moment. Je peux vous proposer des sables mouvants complets avec marigot et marais attenants, pas de problème.

— ! fit Rincevent.

— Va falloir que vous parliez un peu plus fort, je regrette. Attendez voir. »

Il y eut un autre son harmonieux de corde pincée.

Lorsque Rincevent rouvrit les yeux, il se tenait debout sur une plage. Eric aussi. Le créateur flottait tout près.

Nulle trace de déplacement d’air. Il s’en tirait sans même un bleu.

« J’ai juste coincé un bidule dans les vitesses et les positions, expliqua le créateur au vu de son expression. Bon, alors, vous disiez quoi ?

— J’avais envie que s’arrête ce plongeon de la mort, répondit Rincevent.

— Oh. Bien. Ravi que ça se soit arrangé, alors. » Le créateur promena autour de lui un regard affolé. « Vous n’auriez pas vu mon bouquin dans le coin, des fois ? Je croyais le tenir à la main en partant. » Il soupira. « Le prochain coup, c’est ma tête que je vais perdre. Une fois, j’ai fait tout un monde et j’ai complètement oublié les brelous. Je n’en ai pas mis une seule, de ces saloperies. Je n’en trouvais pas à l’époque, je me suis dit que je pourrais revenir en coup de vent quand y en aurait à nouveau en stock, mais… complètement sorti de l’idée. Vous imaginez un peu. Personne n’a rien remarqué, comme de juste, vu que les occupants se sont manifestement contentés de se développer sans savoir qu’il aurait dû y avoir des brelous, mais ça leur causait de gros problèmes… comprenez… psychologiques. Au fond d’eux, ils sentaient qu’il manquait quelque chose, quoi. »

Le créateur se reprit.

« Bon, j’peux pas glandouiller toute la journée, fit-il. Comme je disais, j’ai beaucoup de boulot.

— Beaucoup ? s’étonna Eric. Je croyais que vous n’en aviez qu’un.

— Oh, non. Du taf, j’en manque pas, dit le créateur qui commençait à s’estomper. C’est ça, la mécanique quantique, voyez. Une fois que c’est fait, on n’a pas fini pour autant. Non, y a toujours des ramifications. Le choix multiple, on appelle ça, on n’en voit jamais le bout, c’est comme le tonneau des… le tonneau des… le tonneau qu’a pas de fond et qu’on n’arrive jamais à remplir, quoi. Bien joli de dire qu’on a juste un petit détail à changer, mais lequel ? La vacherie, quoi. Bon, ravi de vous avoir connus. Si vous avez besoin d’autre chose, vous savez, une lune en plus, n’importe…

— Hé ! »

Le créateur réapparut, les sourcils haussés de surprise polie.

« Qu’est-ce qui se passe, maintenant ? demanda Rincevent.

— Maintenant ? Ben, j’imagine que des dieux vont pas tarder à rappliquer. Ils n’attendent jamais longtemps avant d’emménager, vous savez. Comme des mouches à… des mouches à… des mouches, quoi. Au début, ils ont tendance à péter le feu, mais ils se calment vite. Je pense que ce sont eux qui se chargent des gens, ekcétra. » Le créateur se pencha. « Moi, je n’ai jamais été bon pour faire les gens. On dirait que je n’ai pas le coup pour les bras et les jambes. » Il disparut.

Ils attendirent.

« Je crois qu’il est parti pour de bon, cette fois, dit Eric au bout d’un moment. Plutôt sympa, comme gars.

— C’est sûr qu’on comprend beaucoup mieux pourquoi le monde est ce qu’il est une fois qu’on a discuté avec lui, dit Rincevent.

— C’est quoi, la mécanique quantique ?

— Je n’en sais rien. De la réparation qui se fait en chantant des cantiques, j’imagine. »

Rincevent contempla le sandwich œuf-cresson qu’il tenait encore à la main. Le casse-croûte manquait toujours de mayonnaise et le pain était pâteux, seulement il faudrait attendre des milliers d’années avant qu’il en existe un autre. Il faudrait passer par les balbutiements de l’agriculture, la domestication des animaux, l’évolution du couteau à pain depuis son ancêtre primitif en silex, le développement de la technologie laitière – et, si on voulait fignoler, la culture des oliviers, les poivriers, les puits salants, les méthodes de fermentation du vinaigre et les rudiments de la chimie alimentaire – avant que le monde en voie un autre pareil. Il était unique, ce petit triangle blanc bourré d’anachronismes, perdu, tout seul, dans un environnement hostile.

Rincevent mordit quand même dedans. Ça n’était pas très bon.

« Ce que je ne comprends pas, dit Eric, c’est pourquoi on est là.

— Ta question n’est pas philosophique, à mon avis, fit Rincevent. Tu veux dire, j’imagine : pourquoi on est là, à l’aube de la création, sur cette plage qui n’a quasiment pas servi ?

— Oui. C’est ce que je veux dire. »

Rincevent s’assit sur un rocher et soupira.

« Je pense que c’est évident, non ? lança-t-il. Tu voulais vivre pour toujours.

— Je n’ai jamais parlé de voyager dans le temps, répliqua Eric. J’ai été très clair là-dessus pour éviter de me faire rouler.

— Tu ne t’es pas fait rouler. Le vœu s’efforce de te satisfaire. Enfin, c’est plutôt évident quand on y réfléchit. “Pour toujours”, ça couvre l’ensemble du temps et de l’espace. Toujours. Tous-jours. Tu comprends ?

— Alors il faut comme qui dirait repartir de la case départ ?

— Tout juste.

— Mais c’est nul ! Va falloir attendre des années avant de tomber sur quelqu’un dans le coin !

— Des siècles, le corrigea tristement Rincevent. Des millénaires. Des é… des éions. Et après, on aura droit à toutes sortes de guerres, des monstres, tout ça. L’Histoire est la plupart du temps horrible, à bien y regarder. À mal y regarder aussi, d’ailleurs.

— Mais ce que je voulais dire, moi, c’était vivre pour toujours à partir de maintenant, protesta Eric d’un ton affolé. Enfin, à partir de ce moment-là. Non mais, regardez-moi où on est. Pas de filles. Personne. Rien à faire le samedi soir…

— On n’aura même pas de samedi soir avant des milliers d’années. Rien que des soirs tout court.

— Vous allez me ramener tout de suite. C’est un ordre. Vade rétro !

— Répète ça encore une fois, et je te flanque une dérouillée.

— Mais vous avez juste à claquer des doigts !

— Ça ne marchera pas. Tu as eu tes trois vœux. Je regrette.

— Qu’est-ce que je vais faire, moi ?

— Ben, si tu vois quelque chose qui sort de la mer en rampant et cherche à respirer, tu peux toujours lui dire de ne pas s’embêter avec ça.

— Vous trouvez ça drôle, hein ?

— C’est plutôt amusant, maintenant que tu le dis, fit Rincevent, la figure inexpressive.

— La blague fera beaucoup moins rire dans quelques années, alors, fit Eric.

— Quoi ?

— Ben, vous ne comptez pas vous en aller, j’imagine ? Vous êtes forcé de rester avec moi.

— Ridicule, je vais… » Rincevent jeta autour de lui un regard désespéré. Je vais quoi ? songea-t-il.

Les vagues déferlaient tranquillement sur la plage, sans grande force pour le moment parce qu’elles tâtonnaient encore.

La première marée montait prudemment. Il n’y avait pas de ligne de haute mer, pas de liseré marbré de vieux goémon et de coquillages pour lui donner une idée de ce qu’on attendait d’elle. Il flottait l’odeur propre et fraîche d’une atmosphère qui n’a pas encore connu les épanchements de l’humus d’une forêt ni les tenants et aboutissants d’un système digestif de ruminant.

Rincevent avait grandi à Ankh-Morpork. Il aimait l’air qui avait déjà circulé, qui avait connu des gens, dans lequel on avait vécu.

« Faut qu’on rentre, fit-il aussitôt.

— C’est ce que j’ai dit », répliqua Eric d’un ton qui trahissait une patience mise à rude épreuve.

Rincevent prit une autre bouchée du sandwich. Il avait maintes fois regardé la mort en face, ou plutôt la Mort lui avait maintes fois regardé l’arrière du crâne qui prenait rapidement du champ, et soudain la perspective d’une existence éternelle ne lui disait rien. Il y gagnerait évidemment de connaître les réponses aux grandes questions, par exemple comment la vie avait évolué et le reste, mais l’idée de passer ainsi tous ses loisirs à venir ne valait pas un clou auprès d’une soirée tranquille à se balader dans les rues d’Ankh.

Tout de même, il s’était découvert un ancêtre. Ça, c’était quelque chose. Tout le monde ne pouvait pas en dire autant. Il aurait fait quoi, son ancêtre, dans une situation pareille ?

Il ne se serait pas trouvé là.

Ben, oui, c’est sûr, mais à part ça, il aurait… il aurait mis à profit sa vaste intelligence militaire pour inventorier les outils à sa disposition, voilà ce qu’il aurait fait. Il y avait donc :

• un sandwich entamé œuf-cresson. Aucune aide à attendre de ce côté. Il le jeta ;

• lui-même. Il traça une coche dans le sable. Il ne savait pas trop à quoi il serait bon, mais il pourrait voir ça plus tard ;

• Eric. Démonologue de treize ans, poussée d’acné en phase terminale.

C’était tout, semblait-il.

Il fixa un moment le sable propre, tout frais, dans lequel il gribouillait.

Puis il demanda calmement : « Eric, tu peux venir une minute… ? »


Les vagues se faisaient beaucoup plus fortes à présent. Elles avaient parfaitement pigé le coup de la marée et se risquaient au flux et au reflux.

Astfgl se matérialisa dans un nuage de fumée bleue.

« Ah, ah ! » lança-t-il, mais son coup de théâtre tomba à plat parce qu’il n’y avait personne pour l’entendre.

Il baissa les yeux et vit des traces de pas dans le sable. Des centaines. Elles couraient de tous côtés, comme si on avait frénétiquement cherché quelque chose, puis s’évanouissaient brusquement.

Il se pencha plus près. Difficile de bien distinguer avec toutes ces empreintes et après le passage du vent et de la marée, mais juste à la limite du ressac envahissant il reconnut les marques indéniables d’un cercle magique.

Astfgl lâcha un juron qui vitrifia le sable autour de lui et disparut.

La marée poursuivit son travail. Plus loin sur la plage, la dernière houle envahit un creux dans les rochers, et le soleil nouveau laissa tomber ses rayons sur les vestiges détrempés d’un sandwich œuf-cresson à demi mangé. La force du flux le retourna. Des milliers de bactéries se retrouvèrent soudain au beau milieu d’une explosion gustative et commencèrent à se multiplier avec frénésie.

Si seulement il y avait eu de la mayonnaise, la vie aurait peut-être pris un tout autre tour. Plus piquant, et sans doute plus riche aussi.


Voyager par la magie présente toujours des inconvénients majeurs. Entre autres l’impression de laisser son estomac à la traîne. Et la terreur qui s’empare de l’esprit parce qu’on n’est jamais très sûr du point de chute. On n’arrive pourtant pas n’importe où. L’expression « n’importe où » couvre un éventail très étroit de possibilités comparé à la diversité des terminus où la magie risque de déposer ses adeptes. Le voyage en lui-même est facile. C’est gagner une destination où, par exemple, le passager garde ses chances de survivre dans les quatre dimensions à la fois qui pose le plus de problèmes.

En fait, la marge d’erreur est si grande que Rincevent se sentit presque déçu d’aboutir dans une caverne plutôt banale au sol sablonneux.

Dans la paroi du fond se découpait une porte.

Une porte d’aspect indubitablement rébarbatif. À croire que son concepteur avait étudié toutes les portes de cellules qu’il avait pu dénicher, puis s’en était allé réaliser une version, disons, pour grand orchestre visuel. Elle tenait davantage du portail. Au-dessus de sa voûte effritée on avait gravé un avertissement du fond des âges et sûrement effrayant, mais voué à n’être jamais lu car un plaisantin avait depuis collé par-dessus un placard éclatant en rouge et blanc qui disait : Pas besoin d’être damné pour bosser ici, mais ça aide !!!

Rincevent, la tête levée, loucha sur le placard. « J’arrive à le lire, évidemment, fit-il. Seulement, je n’arrive pas à le croire.

« Plusieurs points d’exclamation à la suite, reprit-il, ça dénote à tous les coups un esprit malade. »

Il regarda derrière lui. Le tracé luisant du cercle magique d’Eric s’estompa et s’éteignit dans un dernier frémissement.

« Je ne suis pas difficile, tu vois, fit le mage. Seulement, tu m’as déclaré, il me semble, que tu pouvais nous ramener à Ankh. On n’y est pas, à Ankh. Je le sais par des petits détails, comme les ombres rouges tremblotantes et les cris au loin. À Ankh, les cris viennent de beaucoup plus près.

— Je m’en suis drôlement bien tiré, je trouve, se rebiffa Eric. Normalement, on ne fait pas marcher des cercles magiques à l’envers. En théorie, ça revient à rester dans le cercle pendant que la réalité se déplace tout autour. Je m’en suis drôlement bien tiré, je trouve. Vous voyez, ajouta-t-il d’une voix soudain vibrante d’enthousiasme, si on remanie la formule du manuscrit original et si – là, c’est la partie délicate –, si on la fait passer par un niveau supérieur de…

— Oui, oui, très astucieux, qu’est-ce que vous n’allez pas inventer, vous les jeunes, fit Rincevent. Le seul ennui, c’est que… Enfin, je crois bien qu’on est en Enfer.

— Oh ? »

L’absence de réaction d’Eric éveilla la curiosité du mage.

« Tu sais, ajouta-t-il. Là où vivent tous les démons ?

— Oh ?

— Il ne fait pas bon s’y trouver, à ce qu’il paraît.

— Vous croyez qu’on pourra s’expliquer ? »

Rincevent réfléchit. Dans le fond, il ne savait pas très bien ce que les démons infligeaient aux gens. Mais il savait ce que les humains infligeaient à leurs semblables, et après toute une existence à Ankh-Morpork, l’Enfer se révélerait peut-être préférable. Plus chaud, toujours bien.

Il regarda le marteau de porte. Un marteau noir et horrible, mais ça n’avait aucune importance parce qu’il était également ficelé de façon à le rendre inopérant. À côté du marteau, manifestement posé depuis peu par un installateur qui ignorait ce qu’il faisait et le faisait à contrecœur, s’érigeait un bouton fixé dans la boiserie fendue. Rincevent le pressa doucement du doigt, pour voir.

Le son qu’il produisit avait peut-être été jadis un air populaire, peut-être même écrit par un compositeur talentueux visité, l’espace d’un bref instant d’extase, par la musique des sphères. Aujourd’hui, en tout cas, il ne faisait plus que bing-BONG-ding-DONG.

Et ce serait un abus de langage de dire que la chose qui ouvrit la porte était un cauchemar. La plupart du temps, les cauchemars racontent des bêtises, et on a beaucoup de mal à expliquer à autrui toute l’horreur de chaussettes qui se mettent à vivre ou de carottes qui bondissent des haies. Cette chose-là appartenait au genre terrifiant qu’on ne peut créer qu’au prix d’une longue réflexion sur l’épouvante, bien calé dans un fauteuil. Elle possédait davantage de tentacules que de jambes, mais moins de bras que de têtes.

Elle arborait aussi un badge.

Le badge disait : Je m’appelle Urgleflaggelah, engeance de l’Enfer et gardien répugnant du Portail redoutable. Que puis-je pour votre service ?

Ça n’avait pas l’air de lui plaire, à la chose.

« Oui ? » crissa-t-elle.

Rincevent était toujours en train de lire le badge.

« Que pouvez-vous pour notre service ? » dit-il, atterré.

Urgleflaggelah, lequel offrait une certaine ressemblance avec feu Quetzduffelcoatl, grinça de quelques-unes de ses dents.

« Bien… le bonjour », psalmodia-t-il à la façon d’un élève auquel on a patiemment expliqué son texte à l’aide d’un fer rouge. « Je m’appelle Urgleflaggelah, engeance de l’Enfer, et je suis votre hôte pour aujourd’hui… Je veux être le premier à vous conduire à vos luxueux…

— Une minute, fit Rincevent.

— … sélectionnés pour satisfaire… grommela Urgleflaggelah.

— Là, y a quelque chose d’anormal, commenta le mage.

— … au mieux les désirs que vous avez formulés, estimé client… poursuivit stoïquement le démon.

— Excusez-moi, fit Rincevent.

— … aussi agréable que possible », termina Urgleflaggelah. Il émit un bruit comme un soupir de soulagement qui lui sortit de quelque part au fond des mandibules. Il donna alors l’impression d’écouter pour la première fois. « Oui ? Quoi ? fit-il.

Загрузка...