QUATRIEME PARTIE

— Et c’est ainsi que se termine mon histoire.

« Évidemment, vous vous demandez ce qui s’est passé ensuite… Ce qu’est devenu Armand, où je suis allé, ce que j’ai fait… Mais, en réalité, il n’est véritablement rien arrivé. Rien qui ne soit conséquence inéluctable du passé ; et cette promenade à travers le Louvre que je vous ai décrite fut le présage exact de toute ma vie future.

« Jamais je n’ai changé ensuite. Je ne me suis plus intéressé à la fontaine intarissable de changement qu’est l’humanité. Dans ma quête même de la beauté, je cessai de chercher le contact des humains. C’est en vampire que je buvais la beauté du monde. J’en étais satisfait, repu. Mais j’étais mort désormais, et immuable. Oui, c’est bien à Paris que s’est terminée mon histoire.

« Je pensai pendant longtemps que la mort de Claudia en était la cause. Je me disais que, si j’avais vu Madeleine et Claudia quitter Paris saines et sauves, les choses auraient pu être différentes avec Armand. J’aurais pu aimer et désirer de nouveau et rechercher un type d’existence semblable à la vie que mènent les mortels, une vie riche et variée, quoique surnaturelle. Mais aujourd’hui j’en suis venu à considérer que je me trompais. Même si Claudia n’avait pas trouvé la mort, même si Armand n’avait pas été l’objet de mon mépris, lui qui l’avait laissé assassiner, les événements auraient pris un cours identique. Découvrir lentement la nature démoniaque d’Armand ou m’y trouver confronté tout à coup…, finalement, cela revenait au même. Et ce mal qui était en lui, je le refusais. Ne pouvant prétendre à rien de mieux, je me contentai de me recroqueviller sur moi-même, comme une araignée devant la flamme d’une allumette. Armand, mon compagnon de tous les jours, mon unique compagnon, vivait donc sur un plan d’existence infiniment éloigné du mien, séparé de moi par ce voile qui me coupait de tous les êtres vivants, ce voile qui m’était une sorte de linceul.

« Mais je vois que vous êtes impatient de savoir ce qu’il est advenu d’Armand. D’ailleurs, la nuit s’achève. Je vais vous l’apprendre, car c’est d’une grande importance. Et mon histoire serait tout de même incomplète sans cela.

« Après avoir quitté Paris, nous parcourûmes donc le monde. L’Egypte, puis la Grèce, l’Italie, l’Asie Mineure — partout où je choisissais d’aller, partout où me menait ma poursuite des chefs-d’œuvre de l’art humain. Le temps cessa d’avoir aucune signification. Un simple objet suffisait souvent à absorber toute mon attention pour de très longs moments — une peinture dans un musée, un vitrail de cathédrale, une statue…

« Je gardais cependant le désir vague, mais persistant, de retourner à La Nouvelle-Orléans. Je n’avais jamais oublié la ville de ma jeunesse de vampire. Quand nous nous trouvions dans des contrées plus tropicales, des pays où poussaient les mêmes fleurs et les mêmes arbres qu’en Louisiane, je ressentais vivement l’envie de revoir ma patrie. C’était la seule étincelle de désir capable encore de m’embraser, en dehors de mon éternelle poursuite des œuvres d’art. De temps à autre, Armand me demandait de l’y emmener. M’étant rendu compte que je faisais peu pour lui plaire, que je restais de longues périodes sans lui adresser vraiment la parole ni faire cas de lui et pris d’un sentiment d’urbanité, je décidai finalement d’accéder à sa requête. Le fait que ce soit lui qui m’entraîne à retourner à La Nouvelle-Orléans me permit d’oublier la crainte confuse que j’avais d’y retrouver mon chagrin, l’ombre de mon malheur et de mon impatience d’autrefois. Mais, lorsque nous fûmes en Amérique, je décidai que nous irions vivre à New York, remettant à plus tard le voyage à La Nouvelle-Orléans. Peut-être ma crainte était-elle plus forte que je ne l’avais cru, car je repoussai toujours la date du départ, jusqu’à ce qu’Armand use d’un nouvel argument et m’apprenne un fait qu’il m’avait caché depuis que nous avions quitté Paris.

« Lestat n’avait pas péri dans l’incendie du Théâtre des Vampires. Je l’avais cru mort, d’autant que lorsque j’avais posé la question à Armand il m’avait dit que tous les vampires avaient disparu. Mais, en fait, Lestat avait quitté le théâtre la nuit où j’étais allé me réfugier dans le cimetière de Montmartre. Deux vampires qui avaient été faits par le même maitre que lui l’avaient aidé à se trouver un passage sur un bateau en partance pour La Nouvelle-Orléans.

« Je ne peux décrire les sentiments qui m’étreignirent lorsque j’appris cette nouvelle. Armand m’expliqua, bien sûr, qu’il avait voulu m’épargner cette révélation, pour que je n’entreprenne pas un long voyage dans le seul but de me venger, un voyage qui m’aurait causé tant de souffrances, tant de peine. Mais, en réalité, je ne voulais pas me venger de Lestat, ce n’est pas à lui que j’avais pensé en mettant le feu au théâtre. C’était à Santiago et à Céleste, et à tous ceux qui avaient pris part à la destruction de Claudia. Lestat avait éveillé en moi des sentiments que je n’avais voulu confier à personne, des sentiments que j’avais désiré oublier, malgré la mort de Claudia, mais qui n’étaient point des sentiments de haine.

« Néanmoins, la révélation d’Armand rendit fin et transparent le voile qui me protégeait du monde et, quoique cet écran continuât de me séparer d’avec l’univers des sentiments, il était perméable maintenant à l’image de Lestat. Il me fallait le revoir; et ce fut ce qui m’incita à retourner à La Nouvelle-Orléans.

« C’était la fin du printemps. Dès que je fus sorti de la gare, je sus que j’étais vraiment revenu chez moi. L’air lui-même avait un parfum spécial et je ressentis un plaisir extraordinaire à marcher sur les dalles plates et tièdes des rues, sous les chênes familiers, à écouter les bruits incessants de la vibrante vie nocturne.

« Naturellement, La Nouvelle-Orléans avait changé. Mais, plutôt que de déplorer ses transformations, je m’attachai, avec un sentiment de gratitude, à retrouver ce qui était comme autrefois. Dans le Garden District, qui avait été de mon temps le faubourg Sainte-Marie, je découvris l’une de ces imposantes vieilles demeures de jadis, si bien à l’écart des maisons de brique de la rue que, marchant dans le clair de lune sous les magnolias de son jardin, je retrouvai la douceur et la paix que j’avais connues aux jours anciens — aussi bien dans la solitude de la Pointe du Lac que dans les rues sombres et étroites du Vieux-Carré. Il y avait toujours le chèvrefeuille et les rosiers et les colonnes corinthiennes qui luisaient sous les étoiles; et, de l’autre côté de la grille d’entrée, des rues brumeuses, d’autres demeures de rêve… C’était une citadelle de grâce.

« J’emmenai Armand rue Royale. Elle était pleine de touristes, d’antiquaires et de restaurants chics aux entrées brillamment éclairées ; je fus étonné d’y découvrir, à peine changée, la maison où j’avais vécu en compagnie de Lestat et de Claudia; seul le ravalement récent de la façade et quelques réparations diverses en modifiaient légèrement l’aspect. Il y avait toujours les deux portes-fenêtres qui donnaient sur les petits balcons surplombant la boutique du rez-de-chaussée. La lumière douce des chandeliers électriques révélait un élégant papier peint qui n’aurait pas semblé étrange avant la guerre de Sécession. Je ressentais vivement la présence de Lestat en ces lieux, plus que celle de Claudia, et, bien qu’il ne fût pas dans les environs immédiats de la maison, j’étais certain de le trouver quelque part à La Nouvelle-Orléans.

« Quand Armand m’eut quitté, une sorte de tristesse s’abattit sur moi, une tristesse qui n’était ni passionnée ni douloureuse. Riche plutôt, et presque suave, tel le parfum du jasmin et des roses qui envahissait le jardin intérieur, que j’apercevais derrière les grilles de fer forgé. Une tristesse qui me procurait un plaisir subtil et me retint longtemps près de la maison, une tristesse qui me retint longtemps dans cette ville et ne disparut pas vraiment la nuit où je la quittai.

« Je me demande maintenant si cette tristesse n’aurait pas pu engendrer d’autres sentiments plus puissants… Mais, j’anticipe.

« Peu de temps après, j’aperçus un vampire, un jeune homme mince au visage blême qui marchait seul sur le large trottoir de l’avenue Saint-Charles aux dernières heures de la nuit. Je fus aussitôt convaincu que, si Lestat vivait toujours ici, ce vampire le connaîtrait et pourrait peut-être même me conduire jusqu’à lui. Bien sûr, le vampire ne m’avait pas vu. Depuis longtemps, j’avais appris à repérer ceux de mon espèce, dans les grandes villes, sans leur laisser la moindre chance de m’apercevoir. En effet, Armand, à l’occasion de brèves visites rendues à des vampires de Londres et de Rome, avait appris que l’incendie du Théâtre des Vampires était connu dans le monde entier et que nous étions tous deux considérés comme des proscrits. N’ayant aucune envie d’engager la lutte avec mes congénères, je les ai évités jusqu’à ce jour. Néanmoins, je me mis à surveiller les allées et venues de ce vampire de La Nouvelle-Orléans et à le suivre nuit après nuit, bien que souvent il ne me conduisit qu’à des théâtres ou autres lieux de distraction sans intérêt pour moi. Mais une nuit, enfin, les choses changèrent.

« C’était un soir très doux. Dès que je le vis sur l’avenue Saint-Charles, je devinai qu’il était attendu quelque part. Il marchait à grands pas et semblait un peu ennuyé. Quand il eut quitté l’avenue pour s’engouffrer dans une rue étroite, sombre et misérable, je fus certain qu’il me menait à un endroit intéressant.

« Cependant, il ne fit qu’entrer dans une petite maison de bois pour y tuer une femme. Il agit très vite, sans montrer aucun plaisir, et, quand il eut fini de boire, prit son enfant qui était dans le berceau, l’enveloppa doucement dans une couverture de laine bleue et ressortit.

« Une ou deux rues plus loin, il s’arrêta devant une grille en fer couverte de lierre, qui entourait une grande cour envahie par les mauvaises herbes. A travers les arbres apparaissait une vieille maison sombre, dont la peinture s’écaillait et dont les longues balustrades ouvragées du péristyle et de la galerie supérieure étaient prises d’une gangue de rouille. Elle ressemblait à une épave condamnée, échouée parmi les petites maisons de bois. Ses hautes fenêtres vides donnaient sur des toits bas et sinistres, sur une épicerie qui faisait un angle, à côté d’un petit bar. Mais la maison était isolée par une large bande de terrain obscur et je dus faire quelques pas le long de la grille pour apercevoir enfin, à travers le feuillage épais des arbres, une faible lueur par l’une des fenêtres. Le vampire avait déjà franchi la grille d’entrée. J’entendis le bébé pleurer, un instant, puis le silence revint. J’escaladai sans difficulté la vieille grille et m’approchai sans bruit du large porche.

« Un spectacle stupéfiant s’offrit à mes yeux lorsque j’eus rampé jusqu’à l’une des hautes fenêtres du rez-de-chaussée. En effet, alors que le péristyle, malgré son plancher gondolé et défoncé, eût été, du fait de la chaleur étouffante de cette soirée sans brise, le seul endroit où il eût fait bon se trouver, pour un humain comme pour un vampire, toutes les fenêtres du salon étaient fermées et un feu brûlait dans l’âtre. Le jeune vampire, assis près de la cheminée, parlait à un autre vampire dont les pieds chaussés de pantoufles reposaient sur la grille chaude du foyer, tandis qu’il ne cessait de tirailler, de ses doigts tremblants, sur les revers de sa vieille robe de chambre. Et bien qu’un cordon usé pendît du plafonnier — une guirlande de roses de plâtre — la seule lumière de la pièce, en dehors du feu de l’âtre, provenait d’une lampe à pétrole posée sur une table voisine, près de l’enfant qui pleurait.

« J’étudiai le vampire tremblant et voûté, dont les cheveux d’un blond soyeux pendaient en mèches folles qui lui cachaient le visage. Mes yeux s’écarquillèrent. J’avais grande envie d’essuyer la poussière des vitres, qui m’empêchait d’être certain de ce que je soupçonnais.

« — Vous m’abandonnez tous! gémit-il d’une voix étranglée, haut perchée.

« — Vous ne pouvez pas nous obliger à rester ici avec vous! fit d’une voix incisive le jeune vampire, inflexible.

« Jambes croisées, bras repliés sur son torse étroit, il promena un regard de dédain sur la pièce vide et poussiéreuse.

« — Oh! silence! cria-t-il au bébé, dont les pleurs se faisaient plus aigus. Arrête, ça suffit!

« — Le bois, le bois, dit d’une voix faible le vampire blond.

« Comme il se tournait vers son compagnon pour lui tendre un morceau de bois, je découvris, nettement, sans erreur possible, le profil de Lestat, dont la peau maintenant lisse ne portait plus la moindre trace de ses anciennes cicatrices.

« — Si seulement vous sortiez, dit l’autre d’un ton irrité en jetant la bûche dans le feu, si seulement vous chassiez autre chose que ces malheureuses bêtes…

« Il regarda, dégoûté, tout autour de lui. J’aperçus alors, dans l’ombre, plusieurs petits tas de fourrure, cadavres de chats jetés pêle-mêle dans la poussière. C’était tout à fait étonnant, car un vampire ne peut pas plus supporter la proximité des cadavres de ses victimes qu’un mammifère ne peut rester près de l’endroit qu’il a souillé de ses déjections.

« — Savez-vous que c’est l’été ? demanda le jeune vampire.

« Lestat ne fit que se frotter les mains. Les hurlements du bébé cessèrent et le jeune vampire ajouta :

« — Allez-y, prenez-le pour vous réchauffer.

« — Vous auriez pu m’apporter autre chose! observa amèrement Lestat.

« Comme il regardait le bébé, j’aperçus son regard oblique dans la lumière sourde de la lampe. Ce fut un choc que de retrouver l’éclat de ses yeux et l’expression de son visage, dans l’ombre de ses longues mèches blondes. Et cependant quels changements dans sa voix gémissante, dans son échine voûtée et tremblante! Presque sans réfléchir, je frappai violemment à la fenêtre. Le jeune vampire fut aussitôt sur ses pieds, le visage dur et cruel. Je lui fis signe de tourner la clenche. Lestat, serrant son peignoir sur sa gorge, se leva aussi.

« — C’est Louis, c’est Louis! Faites-le entrer! s’écria-t-il en faisant des gestes frénétiques à l’adresse de son jeune « infirmier », pour l’inviter à obéir.

« Dès que la fenêtre fut ouverte, je fus saisi par la puanteur de la pièce et la chaleur étouffante qui y régnait. Le grouillement d’insectes sur les animaux pourris me déchira tellement les sens que j’eus un mouvement de recul involontaire, en dépit des invitations suppliantes de Lestat à venir le rejoindre. Dans un coin se trouvait le cercueil au vernis écaillé où il dormait, à demi recouvert d’une pile de journaux jaunis. Partout dans les angles, il y avait des tas d’os complètement nettoyés de leur chair, à part quelques touffes de fourrure qui y restaient collées. Mais Lestat, de ses mains sèches, m’attirait à lui, dans la chaleur de la pièce. Ses yeux se gonflèrent de larmes. Quand il étira les lèvres en un étrange sourire où se mêlaient bonheur, désespoir et souffrance, je distinguai les faibles traces de ses cicatrices d’autrefois. Quelle horrible vision que cet homme immortel au visage lisse et brillant, qui gémissait maintenant, tremblant et voûté comme une vieille femme!

« — Oui, Lestat, dis-je doucement, je suis venu vous voir.

« Je repoussai lentement et sans rudesse sa main, puis m’approchai du bébé qui poussait des hurlements de peur et de faim. Il se calma un peu quand je le pris dans mes bras, après avoir desserré la couverture, et le berçai. Lestat marmonnait à toute vitesse des mots à demi articulés que je n’arrivais pas à comprendre, tandis que les larmes coulaient sur ses joues. Le jeune vampire, l’air dégoûté, la main sur la clenche de la fenêtre ouverte, paraissait prêt à décamper.

« — Ainsi, c’est vous, Louis, dit-il.

« Sa remarque parut accroître encore l’excitation de Lestat, qui essuya frénétiquement ses larmes avec l’ourlet de sa robe de chambre.

« Une mouche se posa sur le front du bébé. Avec un sursaut, je l’écrasai entre deux doigts et la jetai par terre. L’enfant ne pleurait plus. Il me regardait avec d’extraordinaires yeux bleus, bleu sombre. La chaleur faisait briller son visage de sueur et un sourire jouait sur ses lèvres, qui s’éclaira progressivement. Je n’avais jamais donné la mort à un être si jeune, si innocent, et, tandis que je berçais l’enfant, une étrange tristesse m’affligea, tristesse plus profonde encore que celle qui s’était emparée de moi, quelque temps avant, lors de ma visite à la rue Royale. Tenant toujours le bébé dans mes bras, je tirai près du feu le fauteuil du jeune vampire et m’y assis.

« — C’est bien…, n’essayez pas de parler, dis-je à Lestat, qui se laissa choir dans son fauteuil avec une expression de gratitude et se mit à flatter des deux mains les revers de mon habit.

« — Mais je suis tellement heureux de vous voir, balbutia-t-il à travers ses larmes. J’ai tellement rêvé de votre retour…, de votre retour…

« Il grimaça, comme sous l’effet d’une douleur inconnue, ce qui fit réapparaître un instant le fin réseau de cicatrices. Les yeux au ciel, il se protégea les oreilles de ses mains, comme pour se défendre d’un bruit terrible.

« — Je ne…, commença-t-il.

« Il secoua la tête, ouvrit grands ses yeux qui s’embrumèrent, sans parvenir à concentrer son regard.

« — Je ne les aurais pas laissés faire, Louis… Je veux dire que ce… que ce Santiago, vous savez…, il ne m’avait pas dit ce qu’ils avaient l’intention de faire…

« — Tout cela, c’est du passé, Lestat, répondis-je.

« — Oui, oui, approuva-t-il d’un hochement de tête vigoureux, du passé. Nous n’aurions jamais…, oui, Louis, vous le savez bien… (Il secoua encore la tête, tandis que sa voix semblait reprendre quelque énergie, grâce à ses efforts de concentration.) Nous n’aurions jamais dû en faire l’une d’entre nous, Louis.

« Se frappant au creux de la poitrine avec son poing fermé, il répéta d’une voix basse : « L’une d’entre nous… »

« L’une d’entre nous. Claudia. Il semblait qu’elle n’eût jamais existé. Qu’elle eût participé à quelque rêve fantastique et sans logique, un rêve trop précieux et trop personnel pour être confié à quiconque. Et fini depuis trop longtemps. Je le regardai, l’observai. J’essayai de penser : « Oui, l’une d’entre nous, d’entre nous trois… »

« — N’ayez pas peur de moi, Lestat, dis-je, presque pour moi-même. Je ne viens pas vous faire du mal.

« — Vous revenez avec moi, Louis, souffla-t-il de sa voix aiguë et étranglée. Vous revenez vivre avec moi, Louis, n’est-ce pas?

« Se mordant les lèvres, il me jeta un regard désespéré.

« — Non, Lestat.

« Il se mit de nouveau à gesticuler de manière désordonnée et frénétique, puis se prostra, se cachant le visage dans les mains, dans une attitude de détresse extrême. L’autre vampire m’observait froidement.

« — Etes-vous… Vous ne revenez pas vivre avec lui? demanda-t-il.

« — Non, bien sûr que non, répondis-je.

« Il soupira que tout lui retombait dessus, comme d’habitude, minaudant, comme si en fait cela lui causait un certain plaisir, et sortit sur le porche. Je l’entendis tout près, qui attendait.

« — Je voulais seulement vous voir, Lestat, dis-je.

« Mais Lestat ne parut pas m’entendre. Son attention était ailleurs. Il regardait dans le vide, yeux écarquillés, mains à hauteur des oreilles. Je compris alors ce qu’il écoutait. C’était le sifflet d’une sirène. Comme le son se rapprochait, il ferma fortement les yeux et se couvrit les oreilles. Le sifflement s’intensifia, tandis que le véhicule remontait la rue, en provenance du centre de la ville.

« — Lestat! lui criai-je, par-dessus les hurlements du bébé, que la sirène avait également terrifié.

« La profondeur de son angoisse me désarçonnait. En une terrible grimace de douleur, ses lèvres lui découvrirent les dents.

« — Lestat, ce n’est qu’une sirène! dis-je stupidement.

« Il s’avança au bord de son fauteuil, se saisit de moi et m’étreignit. Malgré moi, je pris sa main. Puis il se pencha pour presser sa tête contre ma poitrine, serrant ma main à m’en faire mal. La lumière rouge et clignotante de l’avertisseur de la voiture emplit un instant la pièce, puis disparut.

« — Louis, je ne peux pas supporter ça, je ne peux pas! râla-t-il à travers ses larmes. Aidez-moi, Louis, restez avec moi!

« — Mais de quoi avez-vous peur? demandai-je. Vous ne savez pas ce que c’est?

« En le regardant, en voyant ses cheveux blonds sur ma veste, je me souvins de son allure fière d’autrefois, de ses manières de gentilhomme insolent, enveloppé d’une cape noire virevoltante, de la façon qu’il avait de rejeter la tête en arrière, de sa voix riche et pure qui chantait les morceaux de bravoure du dernier opéra que nous avions entendu, de sa canne qui martelait les pavés au rythme de la musique, de ses grands yeux étincelants dont il usait pour ravir quelque jeune passante, son visage s’épanouissant en un sourire tandis que la chanson mourait sur ses lèvres; et alors, à cet instant, ce moment unique où ses yeux rencontraient ceux de la mortelle séduite, tout mal semblait aboli dans un flux de plaisir, de simple ardeur à vivre.

« Payait-il maintenant le prix de cette vie passionnée? Avait-il une sensibilité que le changement effarouchait, que la crainte du nouveau racornissait? Je pensai calmement à tout ce que je pourrais lui dire — lui rappeler qu’il était immortel, que rien ne le condamnait à cette réclusion qu’il s’imposait, qu’il s’entourait des signes évidents d’une mort inéluctable. Mais je me tus; je savais que je ne dirais rien.

« Le silence revenu nous submergea, comme les flots noirs d’une mer que la sirène aurait provisoirement repoussée. Les mouches grouillaient sur le cadavre putrescent d’un rat. L’enfant me considéra d’un air tranquille, fixant mes yeux comme si c’étaient des hochets multicolores, et sa main potelée se referma sur mon doigt suspendu au-dessus des petits pétales de ses lèvres.

« Lestat s’était levé, raide, mais seulement pour se voûter de nouveau et se glisser dans son fauteuil.

« — Vous ne resterez pas avec moi, soupirant-il.

« Puis il se détourna et parut soudain se concentrer.

« — Je désirais tellement vous parler! dit-il. Cette nuit où je suis revenu à notre maison de la rue Royale, c’était seulement pour vous parler!

« Fermant les yeux, il fut pris d’une violente secousse et sa gorge parut saisie de contractions. Il semblait ressentir encore maintenant les coups que je lui avais portés alors. Rouvrant les yeux, il regarda dans le vide, s’humecta les lèvres, et reprit d’une voix basse et presque naturelle :

« — Je vous ai suivi à Paris…

« — Que vouliez-vous me dire? demandai-je. De quoi vouliez-vous me parler?

« Je me rappelais sa folle insistance, quand nous nous étions rencontrés au Théâtre des Vampires. Je n’y avais plus repensé, plus repensé du tout pendant des années. Et je m’apercevais que je n’avais guère envie d’aborder le sujet maintenant.

« Mais il se contenta de m’adresser un sourire, un sourire incolore, presque un sourire d’excuse, et de secouer la tête. Un doux désespoir emplit ses yeux de larmes.

« Je me sentis profondément soulagé de son silence.

« — Mais vous resterez! insista-t-il.

« — Non!

« — Et moi non plus! fit en écho le jeune vampire, caché dans l’ombre du perron.

« Il s’avança une seconde dans l’ouverture de la fenêtre, pour nous regarder. Lestat, après lui avoir jeté un coup d’œil, se détourna d’un air penaud, gonflant sa lèvre inférieure qui se mit a frémir.

« — Fermez-la, fermez-la, murmura-t-il en montrant la fenêtre du doigt.

« Puis, éclatant en sanglots, il mit la main devant sa bouche et baissa la tête pour pleurer.

« J’entendis les pas du jeune vampire qui descendait rapidement l’allée, puis le violent tintement de la grille de fer qui se refermait. Je me retrouvai seul avec les sanglots de Lestat. Longtemps, je le regardai pleurer, repensant à tout ce qui s’était passé entre nous. Des événements que j’avais crus oubliés me revinrent en mémoire, et revint aussi, irrépressible, la tristesse qui s’était abattue sur moi devant notre maison de la rue Royale. Une tristesse qui n’avait pas seulement pour cause Lestat, l’élégant et brillant vampire qui y avait vécu, mais toutes les choses que j’avais connues, aimées et perdues. Puis, tout à coup, j’eus l’impression d’être transporté en un lieu différent et à une autre époque, lieu et époque qui avaient toutes les apparences du réel. C’était une pièce où comme ici bourdonnaient les insectes, une pièce où l’air épais sentait le renfermé et la mort, malgré les parfums du printemps. J’étais sur le point de savoir ce qu’était cet endroit, mais, conscient de ce que la révélation serait douloureuse, terriblement douloureuse, mon esprit s’en détourna avec force, protestant : « Non, ne me ramène pas en ces lieux!… » et soudain la scène disparut, me laissant seul avec Lestat. Stupéfait, je vis une de mes larmes tomber sur le visage de l’enfant. Elle brilla sur sa joue, qui s’arrondit sous l’effet d’un sourire. Peut-être avait-il été amusé par la lumière qui jouait dans mes larmes. Je m’essuyai le visage et regardai mes doigts humides avec étonnement.

« — Mais, Louis…, disait doucement Lestat, comment pouvez-vous être tel que vous êtes, comment pouvez-vous supporter…

« La même moue à la bouche, il leva les yeux vers moi, son visage mouillé de larmes.

« — Parlez-moi, Louis, aidez-moi à comprendre! Comment faites-vous pour admettre, comme faites-vous pour vous habituer?

« A la détresse que je lisais dans ses yeux, au ton plus profond qu’avait pris sa voix, je comprenais qu’il s’obligeait à s’aventurer, lui aussi, dans des contrées douloureuses, des contrées dont il s’était, très longtemps, tenu à l’écart. Mais son regard devint brumeux, confus. Il resserra sa robe de chambre autour de lui et, secouant la tête, regarda le feu. Un frisson le parcourut et il gémit.

« — Je dois partir maintenant, Lestat, lui dis-je.

« Je me sentais las, las de lui, las de ma tristesse. Je désirais le calme du dehors, ce calme auquel je m’étais si parfaitement habitué. En me levant, je m’aperçus que je prenais le petit bébé avec moi.

« Lestat tourna vers moi ses grands yeux angoissés et son visage sans rides et sans âge.

« — Mais vous reviendrez…, vous viendrez me voir…, Louis?

« Je lui tournai le dos et, malgré ses appels, quittai d’un pas tranquille la maison. Quand j’eus atteint la rue, je jetai un coup d’œil en arrière et l’aperçus, planté à la fenêtre, qui n’osait pas sortir. Depuis longtemps, très longtemps, il n’était plus sorti de sa maison, et peut-être, pensai-je, peut-être ne sortirait-il plus jamais.

« Je retournai jusqu’à la petite maison où l’autre vampire avait pris l’enfant et l’y déposai dans son berceau.


— Peu de temps après, j’appris à Armand que j’avais rencontré Lestat. C’était peut-être un mois plus tard, je ne sais pas. Le temps signifie peu pour moi. Mais Armand y attachait beaucoup d’importance, et fut stupéfait que je ne lui en aie pas parlé plus tôt.

« Nous nous promenions dans le haut de la ville, là où commence l’Audubon Park, là où la levée n’est plus qu’une pente herbeuse et déserte qui descend vers une rive boueuse où se déposent ici et là les détritus charriés par le fleuve. Sur l’autre rive, on voyait les lumières très pâles des usines et des entrepôts établis au bord du fleuve, petits points rouges ou verts qui scintillaient dans le lointain comme des étoiles. La lune révélait la force et la vitesse du courant et la chaleur de l’été était vaincue par la brise fraîche qui s’élevait sur l’eau et agitait la mousse qui pendait sous les chênes tordus. Nous nous assîmes sous l’un d’entre eux. Je ramassai un brin d’herbe et le mordis, quoique le goût m’en parût amer et peu naturel. Mais le geste était, lui, naturel. Je pensais presque que je pourrais bien ne jamais plus quitter La Nouvelle-Orléans… Mais que signifiaient de telles pensées lorsque l’on jouit d’une vie éternelle? « Jamais », voilà bien un mot de mortel…

« — Mais vous n’avez donc ressenti aucun désir de vengeance? me demanda Armand.

« Il était étendu sur l’herbe près de moi, le poids de son corps reposant sur son coude.

« — Pourquoi? répliquai-je d’une voix calme.

« Comme souvent, j’avais envie qu’il ne soit pas là. J’aurais préféré la solitude, près du fleuve froid et puissant, sous la lune pâle.

« — Il s’est fait justice lui-même. Il est en train de mourir, de mourir de rigidité, de terreur. Son âme n’accepte pas cette époque. Et il ne meurt pas de la mort sereine et élégante du vampire que vous m’avez une fois décrite, à Paris, mais de la mort maladroite et grotesque des humains de ce siècle… Il meurt de vieillesse.

« — Mais vous…, qu’avez-vous ressenti de le voir? insista-t-il sur un ton doux.

« Je fus frappé de l’entendre me poser une question si personnelle. Cela faisait bien longtemps que nous n’avions pas parlé de cette façon. Je sentis sa présence plus fortement qu’à l’ordinaire, l’individualité marquée de son tempérament calme et concentré, de son visage aux cheveux châtains raides, aux grands yeux parfois mélancoliques qui semblaient souvent ne rien refléter d’autre que leurs propres pensées. Ils étaient ce soir-là allumés d’un feu sombre tout à fait inhabituel.

« — Rien, répondis-je.

« — Rien, dans un sens ni dans l’autre?

« Je répondis que non. Je me rappelais pourtant de façon tangible ma tristesse. Elle ne m’avait pas vraiment quitté, elle était là, près de moi, continuellement, cherchant à me séduire. Mais je ne voulais pas en parler à Armand. J’avais la sensation très étrange qu’il avait besoin que je lui raconte mes peines…, celle-ci ou d’autres…, un besoin bizarrement semblable au besoin de sang frais.

« — Mais il ne vous a rien dit qui ressuscite votre haine, votre haine d’autrefois ?… murmura-t-il.

« C’est à ce moment que je m’aperçus de l’extrémité de sa détresse.

« — Que se passe-t-il, Armand? Pourquoi me posez-vous ces questions? demandai-je.

« Il s’allongea sur la pente de la levée et parut contempler un long moment les étoiles. Les étoiles qui me ramenaient à un souvenir beaucoup trop précis, celui de ce bateau qui nous avait transportés, Claudia et moi, jusqu’en Europe, celui de ces nuits où je m’imaginais que les étoiles du ciel et les vagues de la mer venaient se rejoindre.

« — Je pensais que peut-être il vous aurait dit quelque chose à propos de ce qui s’est passé à Paris…, fit Armand.

« — Qu’aurait-il pu me dire sur Paris? Qu’il ne voulait pas la mort de Claudia?

« Claudia… De nouveau, ce nom me parut étrange. Claudia, étalant le jeu de patience sur la table qui se balançait avec les oscillations du navire; et la lanterne qui grinçait au bout de son crochet, le hublot noir plein d’étoiles… Elle baissait la tête, ses doigts à la hauteur de ses oreilles semblaient vouloir jouer avec les boucles de ses cheveux. Un fantasme déconcertant m’assaillit : dans mon souvenir, elle levait les yeux de son jeu, et leurs orbites étaient vides.

« — Vous auriez pu me dire depuis longtemps tout ce que vous vouliez sur Paris, Armand. Il y a longtemps que cela n’a plus aucune importance pour moi.

« — Même si je vous disais que c’est moi qui…

« Je me tournai pour le voir. Il regardait toujours le ciel, et son visage reflétait une extraordinaire douleur. Ses yeux me parurent énormes, trop énormes, sertis dans un visage maigre, trop maigre.

« — Que c’est vous qui l’avez tuée? Qui l’avez traînée de force dans cette cour et avez verrouillé la porte? (Je souris.) Ne me dites pas que vous en avez eu du remords pendant toutes ces années, pas vous!

« Il ferma les yeux et se détourna, pressant sa main sur sa poitrine comme si je lui avais porté un coup violent et soudain.

« — Vous ne me convaincrez pas que vous éprouvez quoi que ce soit à ce sujet, repris-je d’un ton glacial.

« Dirigeant mon regard sur les flots, j’eus de nouveau ce désir d’être seul. Je savais que dans un instant je me lèverais pour partir. A moins qu’il ne me quitte en premier. Car en réalité j’aurais aimé rester là, en ce lieu écarté et paisible.

« — Tout vous laisse indifférent…, dit Armand, s’asseyant lentement et se tournant vers moi, de telle sorte que je découvris la flamme sombre qui brillait dans ses yeux. Je pensais que cela, au moins, vous ferait quelque chose. Que vous retrouveriez vos anciennes passions, vos anciennes colères, en y repensant. J’imaginais que quelque chose en vous se ranimerait, reviendrait à la vie…, de le revoir, lui, de revoir cette maison…

« — Reviendrait à la vie? fis-je d’une voix sourde.

« Tout en parlant, je sentis la dureté froide et métallique de mes mots, le contrôle que j’exerçais sur ma voix. J’étais de glace, de métal, et lui me paraissait soudain fragile; fragilité ancienne, en fait, mais qui m’était maintenant révélée.

« — Oui, cria-t-il, oui, revenir à la vie!

« Puis, bizarrement, il parut troublé, embarrassé, et baissa la tête, comme pour exprimer sa défaite. Cette façon de s’avouer soudain vaincu, l’expression fugitive de défaite de son visage lisse et blanc me rappelèrent un instant semblable d’autrefois. Il me fallut un moment incroyablement long pour parvenir à revoir Claudia dans la même attitude, Claudia, au pied du lit, dans l’appartement de l’hôtel Saint-Gabriel, m’implorant de transformer Madeleine en vampire… Le même regard désemparé, la même expression de défaite, si puissante que tout le reste en était oublié. Comme Claudia autrefois, il parut se reprendre, faisant appel à quelque réserve d’énergie, mais il dit d’une voix douce, sans s’adresser à moi :

« — Je suis en train de mourir!…

« Et je savais, moi, la seule créature après Dieu à le voir et à l’entendre, je savais qu’il disait vrai. Je ne répondis rien.

« Un long soupir s’échappa de ses lèvres. Sa main droite reposait mollement dans l’herbe à son coté.

« — La haine…, c’est aussi une passion, dit-il. Le désir de vengeance, cela peut faire revivre…

« — Non, pas moi…, chuchotai-je. C’est fini.

« Son visage parut alors très calme. Il releva la tête et me regarda fixement.

« — Je m’étais mis à croire que vous sauriez surmonter cela — que, lorsque votre douleur aurait disparu, vous reviendriez à la tiédeur de la vie et de l’amour, vous vous ranimeriez sous l’effet de cette curiosité féroce, insatiable, que j’avais remarquée lorsque je vous ai rencontré la première fois dans ma cellule, sous l’effet de l’obstination, de la soif de savoir qui vous avaient conduit jusqu’à Paris. Je pensais que c’était une part de vous-même qui ne pourrait jamais mourir. Et je m’imaginais que lorsque votre douleur se serait évanouie vous pourriez me pardonner le rôle que j’avais joué dans la mort de Claudia. Elle ne vous a jamais aimé, savez-vous. Pas de la façon dont je vous ai aimé, et dont vous nous avez, tous deux, aimés. Je le savais, j’en étais sûr! C’est pourquoi je croyais pouvoir vous recueillir dans mes bras et vous garder. Le temps s’ouvrirait devant nous, et nous serions nos professeurs mutuels. Tout ce qui vous procurerait du bonheur me rendrait heureux ; je serais le protecteur de vos souffrances. Nous partagerions nos pouvoirs et nos énergies… Mais en vous je ne trouve plus que la mort, vous êtes glacé et hors de mon atteinte! Je pourrais aussi bien n’être pas là, près de vous, et cela me donne l’impression terrifiante de ne pas exister. Vous êtes aussi froid, aussi distant pour moi que ces étranges peintures modernes, faites de lignes et de formes abruptes, que je ne peux aimer ni comprendre, aussi étranger que les dures sculptures mécaniques de cette époque, qui n’ont plus ressemblance humaine. Quand je suis près de vous, je frissonne. Je regarde dans vos yeux, je n’y vois pas mon reflet…

« — Ce que vous demandiez était impossible! fis-je vivement. Ne le comprenez-vous pas? Moi aussi, ce que je demandais était impossible, depuis le commencement.

« Il voulut protester, mais les mots se formèrent à peine sur ses lèvres. Il leva la main comme pour les balayer.

« — Je voulais l’amour et la bonté dans ce qui n’est que mort vivante, continuai-je. Depuis le début, c’était impossible, car on ne peut faire consciemment le mal et prétendre en même temps à l’amour et au bien. Vous ne pouvez prétendre qu’au désespoir, au désarroi, aux frustrations — à chasser le fantôme du bien, les humaines. Je connaissais la vérité avant même d’arriver à Paris. J’eus pour la première fois l’impression de nourrir ma soif. Ce fut mon arrêt de mort. Mais je ne voulus pas l’accepter, ne pus pas l’accepter, car, comme toutes les créatures vivantes, je ne souhaite pas mourir! Et je me mis à chercher d’autres vampires, à chercher Dieu, à chercher le diable, à chercher mille choses cachées sous des milliers de noms. Et tout était semblablement mauvais, tout était faux. Car personne ne pouvait me convaincre de ce que je savais dans mon for intérieur — que mon âme était damnée. Quand je vous rencontrai à Paris, je vous vis puissant, beau et sans remords. Mais vous étiez un destructeur de vies, tout comme moi, plus impitoyable et plus malicieux même que moi. J’ai vu en vous le seul être que je pouvais réellement espérer devenir, et le degré de mal, le degré de froideur auquel je devais parvenir pour que ma peine disparaisse. Je l’ai accepté; et ainsi se sont éteintes ces passions que vous aviez vues en moi. Je ne suis plus que le reflet de vous-même.

« Un long moment passa avant qu’il ne parle. Il s’était levé et, me tournant le dos, regardait le fleuve, tête baissée, mains pendantes. « Je ne peux rien dire de plus, pensais-je calmement, rien faire d’autre. »

« — Louis, dit-il, relevant la tête, d’une voix épaisse et inhabituelle.

« — Oui, Armand?

« — Y a-t-il autre chose que vous attendiez de moi, que vous vouliez de moi?

« — Non, fis-je. Que voulez-vous dire?

« Il ne répondit pas et s’éloigna lentement. Au début, je crus qu’il ne voulait que faire quelques pas, marcher seul quelques instants au long de la rive boueuse. Le temps que je comprenne qu’en fait il me quittait, il n’était plus qu’un petit point noir se découpant sur les scintillements intermittents de l’eau sous la lune. Je ne devais jamais le revoir.

« Je ne fus vraiment sûr que son départ était définitif que plusieurs nuits plus tard. Il avait laissé son cercueil, mais ne revint jamais le chercher. J’attendis plusieurs mois avant de le faire emporter au cimetière Saint-Louis pour le faire descendre dans la crypte où j’étais censé être enterré. La tombe, négligée depuis longtemps car ma famille était partie, reçut ainsi le seul reste qu’il m’ait laissé de lui. Mais j’en conçus un sentiment de plus en plus inconfortable. J’y pensais en m’éveillant, j’y pensais à l’aube juste avant de fermer les yeux. Une nuit, j’allai au cimetière, sortis le cercueil du caveau et le mis en pièces, que je semai dans l’herbe haute de l’étroite allée.

« Un soir, peu de temps après, le jeune vampire, qui était le dernier enfant de Lestat, m’accosta. Il me supplia de lui dire tout ce que je savais du monde et de devenir son compagnon et son professeur. Je lui répondis que je savais principalement que je le détruirais si jamais je le revoyais.

« — Vous voyez, quelqu’un doit mourir chaque nuit où je sors, et il en sera ainsi jusqu’à ce que j’aie le courage d’y mettre fin, ajoutai-je. Et vous seriez pour moi une parfaite victime, en tant que tueur aussi englué dans le mal que moi-même.

« Je quittai La Nouvelle-Orléans la nuit suivante, parce que mon chagrin ne disparaissait pas. Et je ne voulais plus repenser à cette vieille maison où se mourait Lestat; ni à ce vampire moderne et acide que j’avais mis en fuite. Ni à Armand.

« Je voulais aller quelque part où rien ne m’eût été familier; où rien n’eût d’importance.

« Et, cette fois-ci, c’est vraiment la fin de mon histoire. Je n’ai rien à y ajouter.


Le jeune homme, muet, fixait des yeux le vampire, qui était assis, recueilli, mains croisées sur la table. Ses yeux étroits et bordés de rouge étaient posés sur la bande magnétique qui défilait. Son visage était si émacié que les veines saillaient de ses tempes, comme creusées dans la pierre. Il se tenait si immobile que seuls ses yeux verts témoignaient d’un peu de vie, une vie qui ne consistait qu’en une morne fascination devant le mouvement de la cassette.

Se reculant, le jeune homme fit courir d’un mouvement lâche ses doigts dans ses cheveux.

— Non, fit-il avec une brève inspiration.

Puis il répéta, plus fort :

— Non!

Le vampire ne parut pas l’entendre. Ses yeux se tournèrent vers la fenêtre, vers le ciel gris et sombre.

— Il n’y avait pas de raison que cela se termine ainsi! reprit le jeune homme en se penchant en avant.

Sans quitter le ciel des yeux, le vampire émit un rire bref et sec.

— Tout ce que vous avez éprouvé, à Paris! (La voix du jeune homme s’amplifia.) Votre amour pour Claudia, vos sentiments, vos sentiments pour Lestat, même… Il n’y avait pas de raison que cela se termine ainsi, par ce… désespoir! Car c’est bien de désespoir qu’il s’agit, n’est-ce pas?

— Arrêtez, ordonna brutalement le vampire en levant la main droite.

Ses yeux revinrent, presque machinalement, sur le visage de son interlocuteur.

— Je vous ai dit, et je vous répète, que cela ne pouvait pas se terminer autrement.

— Je ne peux pas l’accepter, dit le jeune homme en secouant vigoureusement la tête. (Il croisa les bras sur la poitrine.) Non, je ne peux pas.

L’émotion sembla le submerger, à tel point qu’involontairement il repoussa sa chaise, qui grinça sur le plancher nu, et se mit à arpenter la pièce. Quand il se retourna pour faire face au vampire, les mots qu’il voulait prononcer s’étranglèrent dans sa gorge. Le vampire, quant à lui, l’observait, avec un amusement amer mêlé d’un certain ressentiment.

— Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous m’avez raconté? C’est une aventure telle que je n’en connaîtrai jamais, de toute ma vie! Vous me parlez de passion, vous me parlez de désir! Vous me parlez de choses que des millions d’entre nous ne goûterons jamais, ne pourront jamais comprendre! Et vous m’affirmez que c’est ainsi que cela devait se terminer! Je vous le dis…

Il s’était rapproché du vampire et écartait ses mains ouvertes, dans un geste véhément.

— Si seulement vous me donniez votre pouvoir! Le pouvoir de sentir, de voir, de vivre pour toujours!

Les yeux du vampire s’écarquillèrent, sa bouche s’ouvrit de stupéfaction.

— Quoi! s’exclama-t-il d’une voix sourde, quoi!

— Donnez-moi ce pouvoir! répéta le jeune homme en refermant le poing droit et s’en frappant la poitrine. Faites de moi un vampire!

Après un bref moment de confusion, le jeune homme, moite de terreur, se retrouva suspendu par les épaules aux mains du vampire, qui, debout, le fixait d’un regard furieux.

— C’est cela que vous voulez? murmura-t-il, ses lèvres bougeant à peine. C’est cela… après tout ce que je vous ai dit…, c’est cela que vous me demandez!

Un petit cri s’échappa des lèvres du jeune homme, qui se mit à trembler de tout son corps, la sueur perlant à son front et au-dessus de sa lèvre. Attrapant délicatement le vampire par le bras, il dit, fondant presque en larmes :

— Vous ne savez pas ce qu’est la vie des hommes! Vous avez oublié! Vous ne comprenez pas vous-même ce que votre histoire signifie pour un être humain tel que moi!

Un sanglot étouffé interrompit ses paroles, et ses doigts s’enfoncèrent dans le bras du vampire.

— Mon Dieu! fit le vampire, qui, en se détournant, manqua de le projeter, déséquilibré, sur le mur opposé.

Dos tourné, il regarda la fenêtre grise.

— Je vous en supplie…, faites un dernier essai. Un dernier essai avec moi!

Le visage toujours tordu de colère, le vampire se retourna, mais, progressivement, son expression s’apaisa. Ses paupières s’abaissèrent lentement et ses lèvres s’étirèrent en un sourire. Il rouvrit les yeux.

— J’ai échoué, soupirant-il, toujours souriant. J’ai complètement échoué…

— Non…, protesta le jeune homme.

— N’en dites pas plus, articula le vampire. Il me reste une seule chance. Vous voyez votre appareil ? Il tourne toujours. Je n’ai qu’un moyen de vraiment vous montrer la signification de ce que je vous ai raconté.

Il se saisit alors du jeune homme d’un mouvement si rapide que celui-ci frappait encore dans le vide, là où il croyait trouver son assaillant, quand le vampire l’avait déjà pressé sur sa poitrine, posant les lèvres sur son cou incliné.

— Vous voyez? murmura-t-il, et ses lèvres soyeuses se retroussèrent sur deux longues canines qui pénétrèrent la chair.

Le jeune homme bredouilla, un son guttural sortit de sa gorge, sa main chercha à se refermer sur une prise, ses yeux s’élargirent, mais devinrent ternes et gris à mesurer que le vampire buvait, calme comme un dormeur. Son souffle gonflait si subtilement sa poitrine étroite qu’on aurait dit qu’à chaque inspiration il s’élevait lentement du sol, avec une légèreté de somnambule. Le jeune homme poussa une plainte. Le vampire se retira et le maintint à l’aide de ses deux mains, pour regarder son visage livide, ses mains flasques, ses yeux à demi clos.

La lèvre inférieure du jeune homme, pendante, tremblait, comme sous l’effet de la nausée. Il gémit, et sa tête se renversa, ses yeux roulèrent dans leurs orbites. Le vampire l’installa doucement sur la chaise. Il luttait pour parler et les larmes qui perlaient au coin de ses yeux semblaient causées au moins autant par cet effort qu’il faisait que par son état de détresse. Sa tête, lourdement, retomba, comme celle d’un ivrogne, et l’une de ses mains se posa sur la table. Tandis que le vampire restait debout à l’observer, sa peau blême prit une douce et lumineuse couleur rose, comme si une lumière pâle l’eût éclairé et que tout son être en eût réfléchi l’éclat. La chair de ses lèvres se colora, devint presque rose elle aussi, les veines de ses tempes et de ses mains ne furent plus que des traces sur sa peau et son visage redevint lisse et juvénile.

— Est-ce que je… est-ce que je vais mourir? souffla le jeune homme qui relevait lentement la tête, la bouche molle et humide. Est-ce que je vais mourir? grogna-t-il, ses lèvres tremblant toujours.

— Je ne sais pas, répondit en souriant le vampire.

Le jeune homme parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais sa main glissa sur la table et sa tête s’affaissa à côté d’elle, tandis qu’il perdait conscience.


Quand il rouvrit les yeux, le soleil s’était levé. Il éclairait la fenêtre sale et nue et réchauffait sa main et le côté de son visage. Le jeune homme resta un moment ainsi, la tête appuyée sur la table, puis, dans un grand effort, se redressa, prit une longue et profonde inspiration et, fermant les yeux, tâta l’endroit où le vampire avait bu son sang. Accidentellement, son autre main toucha le couvercle de son enregistreur à cassettes. Il poussa un cri, tellement le métal était chaud.

Puis, se levant, il se dirigea gauchement, titubant presque, vers le lavabo où il s’appuya de ses deux mains. Il ouvrit vivement le robinet, s’aspergea le visage d’eau froide, puis s’essuya au moyen d’une serviette sale qui pendait à un clou. Sa respiration se fit régulière, et il réussit à rester debout sans soutien, regardant, immobile, le miroir. Alors, il baissa les yeux sur sa montre et sursauta en lisant l’heure. Les aiguilles de sa montre parurent le ranimer plus efficacement que le soleil et que l’eau froide. Vivement, il inspecta la pièce et le couloir et, n’y découvrant rien ni personne, se rassit. Alors, tirant un petit carnet et un stylo de sa poche et les posant sur la table, il pressa l’une des touches de son magnétophone. La bande se rembobina rapidement. Il l’arrêta et pressa la touche de lecture. Se penchant, il écouta attentivement la voix du vampire, puis de nouveau fit défiler la bande à grande vitesse. Après plusieurs autres sondages, son visage s’éclaira, tandis que dans le haut-parleur de l’appareil une voix disait, sur un ton égal : « C’était un soir très doux. Dès que je le vis sur l’avenue Saint-Charles, je devinai qu’il était attendu quelque part…

Vivement, le jeune homme écrivit : Lestat… près de l’avenue Saint-Charles. Vieille maison en ruine… voisinage miséreux. Chercher balustrades rouillées.

Puis, fourrant le carnet dans sa poche, il rangea les cassettes dans sa serviette, à côté du petit enregistreur, descendit à grands pas le long couloir, dévala l’escalier et courut jusqu’au bar du coin de la rue, devant lequel sa voiture était garée.

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