TROISIEME PARTIE

— Je crois que le seul nom de Paris fit déferler sur moi une vague de plaisir extraordinaire, une onde de soulagement si proche d’une sensation de bien-être que je fus stupéfait de pouvoir encore la ressentir stupéfait — aussi d’avoir à ce point oublié ce que c’était.

« Je me demande si vous saisissez bien ce que Paris signifiait pour moi. J’ai du mal à m’exprimer à présent, parce que l’évocation de cette ville a maintenant, dans mon for intérieur, des résonances bien différentes. Pourtant, à y repenser, je ressens encore quelque chose comme du bonheur. Et j’ai plus de raisons aujourd’hui que jamais de dire que le bonheur, je ne risque guère de jamais le connaître, ni de jamais le mériter. Je ne suis pas tellement amoureux du bonheur. Pourtant, le seul nom de Paris m’en donne un peu.

« La beauté des choses mortelles me fait souffrir; leur majesté peut me remplir de ce désir ardent que j’avais ressenti, si désespérément, tandis que nous naviguions sur la mer Méditerranée. Mais Paris, Paris m’attirait si près de lui, tout contre son cœur, que je m’en oubliais entièrement, que j’en oubliais cette créature surnaturelle anxieuse et damnée qui ne raffolait que de la peau des mortels, que du vêtement des mortels. Paris subjuguait, Paris illuminait et récompensait au-delà de toute promesse.

« Pour commencer, Paris était la mère de La Nouvelle-Orléans. Paris avait donné à La Nouvelle-Orléans sa vie, sa première population, Paris était ce que La Nouvelle-Orléans avait si longtemps essayé d’être. Mais La Nouvelle-Orléans, malgré sa beauté et sa vie folle, était terriblement fragile. Il y avait en elle quelque chose d’à jamais sauvage et primitif, quelque chose qui menaçait sa vie exotique et raffinée, de l’intérieur comme de l’extérieur. Il n’y avait pas un pouce de ces rues de bois, pas une brique de ces demeures à l’espagnole qui n’eussent été arrachés au pays sauvage et féroce qui environnait la ville pour l’éternité, toujours prêt à l’engloutir. Les ouragans, les inondations, les fièvres, la peste — et la simple humidité du climat de la Louisiane qui travaillait inlassablement chaque façade, de pierre ou de planches équarries — tout cela faisait que La Nouvelle-Orléans semblait n’être qu’un rêve dans l’imagination de son peuple combatif, un rêve matérialisé chaque seconde par une volonté collective tenace quoique inconsciente.

« Mais Paris, Paris était en soi tout un univers, creusé et façonné par l’Histoire. Un univers entier, en cette époque du Second Empire, avec ses hauts immeubles, ses églises massives, ses grands boulevards et ses vieilles rues médiévales tortueuses — un univers aussi vaste et indestructible que la nature elle-même. Rien n’échappait à son embrassement, à son peuple volage et enchanté, familier des galeries, des théâtres et des cafés, qui donnait sans cesse naissance au génie comme à la sainteté, à la philosophie comme à la guerre, à la frivolité comme aux arts les plus raffinés. Ainsi semblait-il que, si le reste du monde venait à sombrer dans les ténèbres, tout ce qu’il y avait de beau, tout ce qu’il y avait de pur, tout ce qu’il y avait d’essentiel pourrait là continuer de faire éclore les fleurs les plus merveilleuses. Même les arbres majestueux qui ornaient et abritaient ses rues participaient de l’harmonie — et de même les eaux de la Seine, qui serpentaient, splendides et contenues, en son cœur. C’est ainsi que la terre en ce lieu, modelée par le sang et la conscience, avait cessé d’être terre et était devenue Paris.

« Nous étions de nouveau vivants, nous étions amoureux. J’étais si euphorique, après ces nuits d’errance désespérée dans l’est de l’Europe, que je ne fis aucune objection à ce que Claudia nous fit emménager à l’hôtel Saint-Gabriel, sur le boulevard des Capucines. La rumeur disait que c’était l’un des plus grands hôtels d’Europe. Ses immenses pièces rapetissaient dans notre souvenir notre maison de La Nouvelle-Orléans, tout en l’évoquant, de par son confort luxueux. Nous avions demandé l’une des plus belles suites. Nos fenêtres donnaient directement sur le boulevard éclairé au gaz, dont les trottoirs d’asphalte, au début de la soirée, regorgeaient de promeneurs, tandis qu’un fleuve d’équipages coulait interminablement, qui emmenaient des dames somptueusement vêtues, avec leurs cavaliers, à l’Opéra, à l’Opéra-Comique, au ballet, au théâtre ou aux bals et réceptions qui avaient lieu sans cesse au palais des Tuileries.

« Claudia m’avait exposé très gentiment, et très logiquement, les raisons qu’elle avait de dépenser de l’argent. En fait, je voyais bien qu’elle cherchait de plus en plus à faire ses acquisitions par mon intermédiaire ; elle, cela la lassait. L’hôtel, avait-elle expliqué, nous fournissait la liberté la plus totale, car nos habitudes nocturnes passaient inaperçues dans le défilé continuel de touristes en provenance de toute l’Europe, tandis que notre suite était méticuleusement entretenue par un personnel anonyme et que le prix énorme que nous payions garantissait notre intimité et notre sécurité. Mais son appétit de dépense procédait aussi d’une volonté fiévreuse et déterminée.

« C’est mon monde, m’avait-elle expliqué, assise sur une petite chaise de velours devant la fenêtre ouverte du balcon, d’où elle regardait la longue file des coupés qui s’arrêtaient l’un après l’autre devant les portes de l’hôtel. Il faut que je le possède de la manière que j’aime, avait-elle précisé, comme pour elle-même.

« La manière qu’elle aimait, c’était cet étourdissant papier peint rose et or, les innombrables meubles couverts de velours et de damas, les oreillers brodés, les soieries du lit à colonnes… Chaque jour apparaissaient des douzaines de roses sur les cheminées de marbre, sur les tables en marqueterie et dans l’alcôve tendue de draperies qui constituait son cabinet de toilette, où elles se réfléchissaient sans fin dans les jeux de miroirs inclinés. Elle finit par encombrer les hautes portes-fenêtres d’un véritable jardin de camélias et de fougères.

« — Les fleurs me manquent; elles me manquent plus que n’importe quoi d’autre, disait-elle, rêveuse.

« Elle les recherchait jusque dans les peintures que nous ramenions des boutiques et des galeries, des toiles magnifiques telles que je n’en avais jamais vu à La Nouvelle-Orléans — du bouquet en trompe l’œil de facture classique, qui vous donnait envie de ramasser les pétales tombés sur une nappe en trois dimensions, jusqu’aux peintures d’un style nouveau et troublant, où les couleurs semblaient flamboyer avec tant d’intensité qu’elles détruisaient les lignes, les contours solides d’autrefois, et qu’elles m’évoquaient ces visions que j’avais lorsque j’étais dans des états proches du délire, où des fleurs s’épanouissaient devant mes yeux et se mettaient à crépiter comme les flammes des lampes. Dans les pièces de notre suite, Paris coulait comme un fleuve.

« Finalement, je me sentais chez moi, dans cet appartement; j’avais de nouveau abandonné mes rêves de simplicité éthérée pour ce que m’avait offert la gentille insistance de Claudia. C’est que l’air ici était doux comme l’air de notre patio de la rue Royale et que tout s’y animait à la vie grâce à la scandaleuse lumière qu’émettaient à profusion les lampes à gaz, dont les rayons ne laissaient stagner aucune ombre, même parmi les moulures des hauts plafonds. La lumière courait sur l’or des arabesques, scintillait sur les pieds ouvragés des chandeliers. L’obscurité n’existait pas. Les vampires n’existaient pas.

« Préoccupé comme je l’étais par ma quête, il m’était doux cependant de penser que c’était à la recherche de l’Histoire, plutôt qu’à celle de victimes, que père et fille quittaient l’espace d’une heure le luxe et la civilisation pour parcourir en cabriolet les quais de la Seine, traverser le fleuve et rôder parmi les rues sombres et étroites du Quartier latin. Pour retourner simplement, ensuite, auprès du tic-tac de l’horloge, des chenets de cuivre et de la table jonchée de cartes à jouer. Et puis… les livres de poésie, le programme d’une pièce de théâtre, et tout autour le bourdonnement feutré du vaste hôtel, des violons au loin, une femme parlant sur un ton rapide et animé, par-dessus le frottement d’une chevelure brossée, et un homme, beaucoup plus haut, au dernier étage, répétant sans arrêt dans l’air de la nuit : « Je comprends, je commence tout juste, je commence tout juste à comprendre… »

« — Est-ce comme tu l’aurais voulu? m’avait demandé Claudia, peut-être simplement pour me faire savoir qu’elle ne m’avait pas oublié, car elle restait maintenant silencieuse des heures durant — m’épargnant les discussions sur les vampires.

« Mais quelque chose allait de travers. Car sa sérénité nouvelle n’était pas celle d’autrefois, faite de songeries qui étaient recueillement. Il s’agissait de sombres méditations, d’une sorte d’insatisfaction qui couvait sous les cendres. Ses yeux, bien sûr, s’éclaircissaient chaque fois que je l’interpellais ou que je lui répondais, mais la colère semblait toujours près d’affleurer la surface.

« — Tu sais bien ce que j’aurais voulu, avais-je répondu. Une mansarde près de la Sorbonne, ni trop près ni trop loin du bruit du boulevard Saint-Michel… Mais, avant tout, je veux que tout soit comme tu le veux toi-même.

« Je l’avais vue alors s’échauffer un peu, mais son regard restait lointain, comme pour dire : « Tu ne connais pas de remède; ne viens donc pas voir de trop près; et surtout, ne me demande pas si je suis satisfaite! »

« Mon souvenir est trop clair, trop précis; les choses doivent s’user aux arêtes, et les difficultés non résolues s’aplanir. Mais toutes ces scènes restent proches de mon cœur, comme des images de médaillons, de médaillons si monstrueux qu’aucun peintre, qu’aucun appareil photographique n’aurait jamais pu les fixer. C’était ainsi que sans cesse je revoyais Claudia, à côté du piano où jouait Lestat, ce dernier soir où il devait mourir, le visage de Claudia quand il l’avait insultée, cette grimace qui aussitôt était redevenue masque impassible. Un peu d’attention eût pu sauver sa vie — si toutefois il était mort.

« En Claudia naissait quelque chose qui se révélait peu à peu au témoin involontaire que j’étais. Elle avait une passion nouvelle pour des bagues et des bracelets que les enfants ne portent pas. Sa démarche fière et désinvolte n’avait plus rien d’enfantin ; souvent, m’ayant devancé, elle pénétrait dans quelque petite boutique où elle désignait d’un doigt impérieux le parfum ou les gants qu’elle voulait se payer. Je n’étais jamais loin, et toujours mal à l’aise — non plus que je craignisse quoi que ce soit de la vaste cité, mais parce que Claudia elle-même me faisait peur. Pour ses victimes, elle avait toujours été l’ « enfant perdue », l’ « orpheline » ; il semblait maintenant qu’elle allait revêtir un autre caractère aux yeux des passants qui lui succombaient, un caractère pervers et choquant. Mais elle chassait souvent en privé; elle m’abandonnait, l’espace d’une heure, parmi les pierres et les sculptures de Notre-Dame ou dans la voiture, au coin d’un parc.

« Une nuit, m’éveillant sur mon lit somptueux, un livre inconfortablement coincé sous moi, je m’aperçus qu’elle avait disparu. Je n’osai pas demander au personnel de service si on l’avait vue. Nous avions pour habitude de passer sans nous faire remarquer; nous n’avions pas de nom. Je fouillai les couloirs, les rues latérales, et même la salle de bal où une sorte d’épouvante inexplicable me saisit, à l’imaginer seule en cet endroit. Mais, finalement, je la vis qui rentrait par l’une des portes latérales du hall, telle une enfant espiègle en retour d’escapade. Ses cheveux, sous son bonnet, brillaient de mille petites gouttes de pluie. Elle s’élança pour gravir le grand escalier, provoquant au passage les mines attendries des adultes, faisant semblant de ne pas me voir. Étrange et gracieux dédain.

« Elle retirait juste sa cape au moment où je refermai la porte derrière moi. Elle la secoua et secoua sa chevelure, dans une pluie de gouttes d’or. Les rubans de ses cheveux, qui avaient été comprimés par le bonnet, se déployèrent. Je ressentis un immense soulagement à voir cette robe enfantine, ces rubans, ces bras qui avaient quelque chose de merveilleusement réconfortant, cette petite poupée de porcelaine. Sans desserrer les dents, elle s’affaira auprès de sa poupée. Articulés avec des crochets ou du fil de fer sous la robe bouffante, les petits pieds tintèrent comme une cloche.

« — C’est une poupée-grande personne, me dit-elle soudain en levant sur moi les yeux. Tu vois? Une poupée-grande personne…

« Elle la posa sur la commode.

« — Oui, je vois, soufflai-je.

« — C’est une dame qui l’a faite, expliqua-t-elle. Elle fait des poupées-bébés, toutes les mêmes, un magasin entier de bébés; je lui ai dit : « Je veux une poupée-grande personne. »

« Son attitude était mystérieuse, sarcastique. Elle s’était assise, son front haut barré par les mèches de cheveux humides, tout entière à cette poupée.

« — Sais-tu pourquoi elle me l’a faite? demanda-t-elle.

« J’aurais souhaité que la pièce eût quelques coins d’ombre, afin que je pusse y faire retraite du cercle chaud de ce feu superflu ; j’aurais souhaité n’être pas assis sur ce lit éclairé comme une scène de théâtre, ne pas avoir devant moi Claudia et ses reflets dans les miroirs, manches bouffantes, manches bouffantes et manches bouffantes.

« — Parce que tu es une jolie petite fille et qu’elle voulait te faire plaisir, répondis-je d’une voix qui me parut étrangère et trop faible.

« Elle se mit à rire sans bruit.

« — Une jolie petite fille, dit-elle en me regardant. C’est toujours comme ça que tu me vois?

« Son visage s’assombrit comme elle se remettait à jouer avec sa poupée, repoussant du doigt la petite encolure faite au crochet jusqu’aux seins de porcelaine.

« — Oui, je ressemble à ses poupées, je suis l’une de ses poupées. Il faudrait que tu la voies dans sa boutique, penchée sur ses poupées, avec toutes la même tête, les mêmes lèvres.

« Elle porta la main à ses propres lèvres. Il y eut quelque part un changement soudain, un changement à l’intérieur des murs mêmes de la pièce, et les miroirs qui reflétaient son image tremblèrent comme si la terre en soupirant avait ébranlé les fondations de l’immeuble.

« C’est alors que je vis ce que Claudia, avec son air toujours enfantin, était en train de faire : d’une main, l’autre toujours sur sa lèvre, elle écrasait la poupée, la broyait, jusqu’à la faire éclater et la réduire en une poignée de miettes de verre, qui tomba de sa paume ouverte et sanglante sur le tapis. Puis elle déchira la petite robe pour en faire une pluie de petits morceaux qui jonchèrent le sol ; je détournai les yeux, mais seulement pour retrouver son reflet dans le miroir incliné au-dessus de la cheminée, pour voir ses yeux me scruter des pieds jusqu’au sommet de mon crâne. Son reflet dans le miroir bougea et s’approcha du lit.

« — Pourquoi regardes-tu ailleurs, pourquoi ne me regardes-tu pas? demanda-t-elle d’une voix toute pure, pareille à une cloche d’argent.

« Puis elle eut un rire étouffé, un rire de femme, et ajouta :

« — Pensais-tu que je serais toujours ta petite fille? Es-tu le plus idiot de tous les pères du monde?

« — Tu ne me parles pas très gentiment, répondis-je.

« — Humm…, pas très gentiment…

« Je crois qu’elle hocha la tête. Elle n’était qu’un éclat de lumière dans le coin de mon œil, flammes bleues, flammes d’or.

« — Et que pense-t-on de toi, demandai-je le plus doucement possible, là-bas, dehors?

« Je désignai d’un geste la fenêtre ouverte.

« — Beaucoup de choses, sourit-elle, beaucoup de choses. Les hommes sont merveilleux pour inventer des explications. As-tu déjà vu les « lilliputiens » des parcs d’attraction et des cirques, les phénomènes pour lesquels les gens paient afin de pouvoir en rires ?

« — Je n’ai été qu’un apprenti sorcier! éclatai-je soudain, sans le vouloir. Un apprenti!

« J’aurais voulu la toucher, caresser ses cheveux, mais j’avais peur d’elle, de sa colère prête à s’enflammer comme une allumette.

« Elle sourit de nouveau, puis attira ma main dans son sein et la couvrit du mieux qu’elle put avec la sienne.

« — Apprenti, oui, rit-elle. Mais dis-moi une chose, des hauteurs où tu planes, une seule chose. Comment est-ce de… faire l’amour?

« Presque involontairement, je m’écartai d’un mouvement brusque et, dans un réflexe stupide de mortel, attrapai ma cape et mes gants.

« — Tu ne te rappelles pas? demanda-t-elle, parfaitement calme, tandis que je posais la main sur la poignée en cuivre de la porte.

« Je m’arrêtai, pris de honte, sentant ses yeux dans mon dos, puis me retournai, faisant semblant de réfléchir : « Où suis-je donc en train d’aller, et pour quoi faire? Pourquoi est-ce que je suis là, debout? »

« — C’était quelque chose que l’on faisait vite, dis-je, essayant maintenant de rencontrer ses yeux — comme leur bleu était froid, parfait, comme il était grave! Et… rarement… quelque chose que l’on savourait…, quelque chose d’intense, mais que l’on perdait si vite… Je crois que ce n’était qu’un pâle reflet de l’acte de tuer.

« — Ahhh!… fit-elle. De même que, te faire du mal comme je le fais en ce moment…, ce n’est aussi qu’un pâle reflet de l’acte de tuer!

« — Oui, madame, répondis-je. J’incline à penser que ce raisonnement est correct.

« D’un rapide salut, je lui souhaitai le bonsoir.


— Je ne ralentis mon allure que longtemps après l’avoir quittée. J’avais traversé la Seine, cherchant l’obscurité pour m’y dérober, y oublier Claudia, les sentiments qui montaient en moi, ma peur dévorante d’être incapable de la rendre heureuse, sauf à faire mon propre malheur pour lui plaire.

« J’aurais donné le monde pour elle, ce monde aussi vide qu’éternel qui maintenant nous appartenait. Cependant, ses paroles, ses regards me blessaient et bien que, quittant le boulevard Saint-Michel pour m’enfoncer dans les rues les plus vieilles et les plus sombres du Quartier latin, je tentasse d’échafauder d’innombrables explications à sa conduite, elles n’arrivaient en aucun cas à apaiser les craintes que j’avais sur la gravité de son insatisfaction, sur ma propre douleur.

« Des mots qui se formaient sur mes lèvres ne finit par rester qu’une bizarre mélopée. J’étais dans le silence obscur d’une rue médiévale dont je suivais en aveugle les méandres tortueux, rassuré par les étroites maisons qui semblaient pourtant menacer de s’écrouler à tout moment, refermant ainsi cette trouée dans la chair de la ville comme une cicatrice, sous les étoiles indifférentes.

« — Je ne peux la rendre heureuse, je ne la rends pas heureuse ; elle est chaque jour plus malheureuse…

« Ainsi faisait ma mélopée, que je répétais comme on récite un chapelet, comme on psalmodie une incantation pour tenter de changer la réalité — changer cette déception qui avait été l’inévitable conclusion de notre quête, changer cette vie qui s’était transformée en enfer… Je la sentais s’éloigner de moi, je me sentais tout petit devant l’immensité de son besoin. J’allais jusqu’à en concevoir une jalousie féroce pour cette faiseuse de poupées à qui elle avait demandé sa miniature, parce qu’elle avait reçu de cette étrangère la satisfaction d’un désir qu’elle avait toujours gardé secret en ma présence, comme si je n’eusse pas existé.

« Où tout cela pouvait-il me mener?

« Jamais depuis que j’étais arrivé à Paris, des mois plus tôt, je n’avais pareillement ressenti l’immensité de cette ville, où l’on pouvait passer en un instant d’une rue tortueuse et aveugle comme celle que j’avais choisie à tout un monde de délices ; mais jamais l’énormité de Paris ne m’avait semblé si inutile. Inutile pour Claudia en particulier, si elle ne parvenait à surmonter sa colère, à circonscrire, de quelque façon, ce qui causait son irritation et son amertume. J’étais désemparé. Nous étions désemparés. Mais elle était plus forte que moi. Et je savais que — malgré nos différends — derrière ses yeux il y avait pour moi son amour toujours vivant.

« En dépit de ma lassitude et de l’agréable ivresse que me procurait mon égarement, je pris soudain conscience, grâce à mes sens infatigables de vampire, d’être suivi.

« Je crus d’abord logique que c’était Claudia qui, grâce à sa plus grande finesse, avait réussi à me suivre à distance. Mais une pensée s’imposa aussitôt à mon esprit, une pensée plutôt cruelle, si l’on songeait à sa frustration de n’avoir pas grandi : ces pas étaient trop pesants pour être les siens. Ce n’était que quelque mortel qui marchait dans la même ruelle, qui marchait sans le savoir vers sa mort.

« Je poursuivis donc mon chemin, ressassant ma douleur, quand j’entendis à l’intérieur de ma tête une voix qui me disait : « Tu es un idiot; écoute! » Et je m’aperçus peu à peu que ces pas, malgré la distance, étaient en parfaite mesure avec les miens. C’était par accident. S’il s’agissait d’un mortel, il était trop loin pour pouvoir percevoir le rythme de ma marche. Je m’arrêtai pour y réfléchir ; les pas s’arrêtèrent en même temps. Puis, comme je me disais : « Louis, tu te fais des illusions », et que je repartais, les pas reprirent aussi, rigoureusement en cadence avec les miens, accélérant en même temps que je prenais de la vitesse. C’est alors qu’un fait remarquable chassa mes derniers doutes. Trop attentif aux pas qui résonnaient derrière moi, je trébuchai sur une tuile tombée à terre et allai donner contre le mur. Derrière moi, l’inconnu reproduisit à la perfection le crissement aigu et rythmé de ma chute.

« J’en fus stupéfait, terrifié. La rue était sombre. Pas une lumière, même tamisée, pas une mansarde éclairée. Ma seule sécurité — la grande distance qui me séparait de ces pas — me garantissait également que ceux-ci n’avaient rien d’humain. Je n’avais aucune idée de ce que je devais faire. J’eus le désir presque irrésistible de lancer un appel à l’être qui me suivait, de lui souhaiter la bienvenue, de lui faire savoir immédiatement combien je l’avais attendu, recherché, combien j’avais voulu cette confrontation. Pourtant, j’avais peur. Il me sembla sensé de recommencer à marcher et d’attendre qu’il me rattrape. Comme je me remettais en marche, de nouveau mon pas fut imité, et la distance entre nous resta la même. De plus en plus tendu, je sentis l’obscurité environnante se charger de menaces. Sans cesse, j’interrogeais mentalement l’inconnu dont je mesurais les pas : « Pourquoi me suis-tu, pourquoi me fais-tu savoir que tu es là? »

« Après avoir dépassé un tournant en angle aigu, j’aperçus, au coin suivant, un rayon de lumière, vers lequel la rue montait doucement. J’avançai très lentement, mon cœur battant à tout rompre, répugnant à me laisser voir dans cette lumière.

« Hésitant, je m’arrêtai juste avant le coin. Il y eut un fracas au-dessus de moi, comme si le toit de la maison la plus proche était en train de s’écrouler. Je sautai en arrière juste à temps, juste avant qu’une pile de tuiles ne s’écrase dans la rue, là où je me trouvais précédemment. L’une d’elles effleura même mon épaule. Puis tout redevint tranquille. Je regardai les tuiles brisées, écoutai, attendis. Puis, lentement, je contournai le virage et entrai dans la zone de lumière, pour découvrir, en haut de la rue, sous le réverbère, la silhouette indubitable d’un autre vampire.

« Il était d’une taille immense, quoique aussi maigre que moi. Son long visage blanc brillait fortement sous la lumière et ses grands yeux noirs m’observaient, chargés d’une interrogation non déguisée. Sa jambe droite était légèrement fléchie, comme s’il s’était brusquement arrêté au milieu d’un pas. Soudain, je me rendis compte que non seulement il portait ses longs cheveux noirs peignés précisément comme les miens, non seulement il était vêtu d’une cape et d’un habit identiques, mais qu’il imitait aussi mon maintien et l’expression de mon visage à la perfection. J’avalai ma salive et le parcourus des yeux lentement, tout en m’efforçant de lui cacher le pouls trop rapide de mon cœur. Ses yeux me parcoururent de même. A le voir ciller, je me rendis compte que je venais de ciller moi-même, et quand je ramenai mes bras, croisés sur ma poitrine, il imita lentement mon geste. C’était à rendre fou, pire que fou. Car, comme j’esquissais un mouvement des lèvres pour parler, il remua lui-même à peine les siennes, et je ne trouvai sur ma bouche que des mots morts, incapable d’imaginer les paroles susceptibles de briser ce jeu insupportable. Sa taille immense, ses yeux noirs et pénétrants, sa concentration attentive — qui, bien sûr, n’était qu’imitation parfaite — me subjuguaient totalement. C’était lui le vampire ; moi je n’étais que son reflet.

« — Intelligent, réussis-je à glisser, poussé à bout.

« Évidemment, il fit écho à ce mot, aussi vite que je l’avais prononcé. Plus affolé encore par cette imitation verbale que par tout le reste, je me surpris à étirer mes lèvres en un lent sourire, comme pour défier la sueur qui suintait de chacun de mes pores et le violent tremblement qui agitait mes jambes. Il sourit lui aussi, mais ses yeux exprimaient une férocité animale qui me faisait défaut, et son sourire était sinistre, de par sa seule qualité mécanique.

« Je fis un pas en avant, ainsi fit-il; je m’immobilisai brusquement, lui aussi. Mais il leva alors, lentement, très lentement, son bras droit, bien que je n’aie pas bougé le mien, et, faisant un poing de sa main, se frappa la poitrine sur un rythme accéléré pour se moquer des battements trop rapides de mon cœur. Puis son rire éclata. Il rejeta en arrière la tête, découvrant ses canines, et son rire parut emplir la ruelle. Je le haïssais. De toute ma puissance de haine.

« — Vous me voulez du mal? demandai-je.

« Mais je n’eus pour toute réponse que l’écho destructeur de mes paroles.

« — Tricheur! jetai-je, furieux. Bouffon!

« Ce dernier mot l’arrêta. Mourut sur ses lèvres au moment où il allait le prononcer; son visage se durcit.

« J’agis ensuite par pure impulsion. Je lui tournai le dos pour m’en aller, peut-être pour l’obliger à me suivre et à chercher à savoir qui j’étais. Mais, d’un mouvement si prompt que je ne le vis même pas, il se retrouva soudain devant moi, comme s’il s’y était subitement matérialisé. Je fis de nouveau demi-tour — mais pour seulement le retrouver sous le réverbère face à moi; seul le désordre de sa chevelure noire et ondoyante révélait qu’il avait bien bougé.

« — C’est vous que je cherche! C’est pour vous chercher que je suis venu à Paris! me forçai-je à dire, constatant qu’il ne me faisait pas écho, mais restait immobile à me regarder.

« Puis il s’avança vers moi, lentement, élégamment, et je vis qu’il avait repris possession de son corps et de ses manières. Il tendit la main, comme pour solliciter la mienne, mais me poussa soudain en arrière, me faisant perdre mon équilibre. En me redressant, je sentis que ma chemise était trempée et collait à ma peau. Je m’étais sali la main au contact du mur humide.

« Comme je me retournais pour lui faire face, il me projeta complètement à terre.

« Je voudrais être en mesure de vous faire sentir la puissance de ce vampire. Il faudrait que je vous attaque, ou que je vous porte un coup sans que vous voyiez mon bras bouger…

« Quelque chose en moi me dit : « Montre-lui ta force à ton tour! » Aussi me relevai-je rapidement, pour le frapper de mes deux bras tendus. Mais je ne heurtai que la nuit, la nuit vide qui tourbillonnait sous le réverbère. Me faisant l’effet d’un parfait idiot, je me retrouvai là, tout seul, à regarder tout autour de moi. C’était une espèce de test, je le savais, mais je continuai néanmoins de fixer mon attention sur la rue sombre, sur les portes en retrait, sur tous les endroits où il avait pu se cacher. Je n’avais vraiment pas souhaité ce genre d’épreuve, mais je ne voyais comment m’y soustraire. Je méditais quelque façon de dédaigneusement le lui faire comprendre lorsqu’il reparut soudain, se mit à me harceler de toutes parts, et finalement me renvoya à terre, sur le pavé en pente, à l’endroit précis où j’étais précédemment tombé. Je sentis sa botte sur mes côtes. Fou de rage, j’attrapai sa jambe, en sentis, sans pouvoir y croire, le vêtement et l’os dans l’étreinte de ma paume. Il tomba sur le mur de pierre voisin et émit un grognement de colère non déguisée.

« La suite fut pure confusion. Je pus maintenir un moment ma prise sur sa jambe, bien qu’il s’efforçât de m’atteindre de sa botte. Puis, après qu’il eut dégringolé sur moi et se fut libéré, je me retrouvai soudain suspendu en l’air au bout de deux mains puissantes. J’imagine bien ce qui aurait pu se passer ensuite : il aurait pu me projeter à plusieurs mètres de là, il en avait la force, et alors, choqué, blessé, j’aurais peut-être perdu conscience. Même au beau milieu de la mêlée, la question de savoir s’il m’était possible de perdre conscience m’inquiétait énormément. Mais je n’eus pas l’occasion de le vérifier, car mon adversaire relâcha sa prise. Malgré la confusion du combat, je compris que quelqu’un d’autre s’était interposé pour me libérer.

« Quand je levai le regard, je vis que j’étais au milieu de la rue, et l’espace d’un instant j’entr’aperçus deux silhouettes, impression aussi fugitive que l’image qui persiste après qu’on a fermé les yeux. Puis il y eut un tourbillon de vêtements noirs, un bruit de bottes sur le pavé, et la nuit fut de nouveau vide. Je m’assis, pantelant, le visage inondé de sueur, et observai les environs, puis levai les yeux sur le ruban de ciel pâle. Lentement, et seulement à cause de la concentration de mon regard, une silhouette émergea de l’obscurité du mur qui me surplombait. Accroupie sur la saillie de pierre du linteau d’une porte, elle se tourna de telle façon qu’un infime rayon de lumière tombât sur ses cheveux, puis sur son visage blanc et rigide. Un étrange visage, plus large et moins décharné que celui de l’autre, troué d’un grand œil noir fixé résolument sur moi. Un murmure tomba de ses lèvres, qui pourtant n’avaient pas paru bouger :

« — Vous êtes remis?

« J’étais plus que remis. J’étais sur mes pieds, prêt au combat. Mais l’autre restait accroupi, comme une sculpture solidaire du mur. J’aperçus une main blanche qui s’affairait dans ce qui semblait être une poche de gilet. Un morceau de carton blanc surgit de l’ombre, qu’il me tendit au bout de ses doigts. Je ne fis pas un mouvement pour l’attraper.

« — Venez nous voir, demain soir, fit le même murmure, qui émanait du visage lisse et sans expression dont un seul œil était toujours visible. Je ne vous ferai pas de mal, et l’autre non plus. Je ne le permettrai pas.

« Il fit alors ce que seuls savent faire les vampires : sa main parut quitter son corps pour déposer dans la mienne la carte, dont l’inscription violette brilla aussitôt dans la lumière. Grimpant comme un chat sur le mur, la silhouette s’évanouit rapidement, entre deux pignons de mansardes.

« J’étais sûr d’être seul maintenant, je pouvais le sentir. Les battements de mon cœur emplirent la ruelle vide, tandis que je lisais la carte. Je connaissais bien l’adresse qui y était écrite, car je m’étais plus d’une fois rendu à des théâtres établis dans cette rue. Mais le nom de l’endroit était étonnant : « Théâtre des Vampires. » En dessous était portée une indication horaire : 21 heures.

« Je la retournai; et découvris au dos une note écrite à la main : Amenez la petite merveille avec vous. Soyez le bienvenus. Armand.

« Je ne doutai pas que la créature qui avait écrit le message fût celle qui m’avait donné la carte. Je n’avais que très peu de temps pour rentrer à l’hôtel et raconter tout cela à Claudia. Je courus à toute allure, si bien que les gens que je croisais sur les boulevards ne devinèrent même pas l’ombre qui les frôlait.


— On ne pénétrait au Théâtre des Vampires que sur invitation. Lorsque nous nous y présentâmes, le soir suivant, le portier examina ma carte pendant un bon moment, tandis que la pluie tombait doucement tout autour de nous, tombait sur l’homme et la femme qui s’étaient arrêtés près du guichet de location fermé, tombait sur les affiches froissées qui représentaient des vampires d’opérette vêtus de capes ressemblant à des ailes de chauves-souris, dont les bras déployés étaient sur le point de se refermer sur les épaules nues de leur victime. La pluie tombait sur les couples qui se pressaient vers le hall bondé d’une foule dont je distinguais facilement qu’elle était entièrement composée d’humains. Aucun vampire parmi eux, pas même ce portier qui finit par nous admettre dans un mélange de bruits de conversations, d’odeur de laine mouillée, d’agitation de doigts gantés des dames aux prises avec leurs chapeaux à bords de feutre et leurs boucles mouillées. Pris d’une excitation fiévreuse, je cherchai au plus vite un coin d’ombre. Nous nous étions nourris plus tôt, afin que dans la rue trépidante de vie où se trouvait le théâtre notre peau ne parût pas trop blanche, ni nos yeux trop brillants. Le goût d’un sang que je n’avais pas savouré m’avait laissé tout à fait mal à l’aise. Mais il n’y avait pas de temps pour ce genre de plaisir ce soir-là ; cette nuit n’était pas une nuit de meurtre. C’était une nuit de révélations, quelle qu’en soit la conclusion. De cela, j’étais certain.

« Pour l’instant, nous étions toujours parmi cette foule trop humaine; puis les portes de la salle s’ouvrirent. Un jeune homme se fraya un chemin vers nous, nous appela du geste et désigna du doigt, par-dessus les épaules des spectateurs, un escalier. Une loge nous était réservée, l’une des meilleures du théâtre. Si le sang n’avait pas assez assombri la blancheur de mon teint ni transformé suffisamment Claudia, que je portais dans mes bras, comme un enfant humain, notre jeune huissier sembla ne pas s’en apercevoir, ou ne pas s’en soucier. En fait, je trouvai son sourire trop empressé lorsqu’il tira derrière nous le rideau qui isolait nos deux chaises donnant sur la balustrade de cuivre.

« — Ne les crois-tu pas capables d’avoir des esclaves humains? me souffla Claudia.

« — Mais Lestat n’a jamais eu confiance en eux, répondis-je.

« Je regardais les sièges se remplir, les chapeaux merveilleusement fleuris qui naviguaient en contrebas entre les rangées de chaises recouvertes de soie. Des épaules blanches luisaient sur la courbe profonde que faisait le balcon autour de notre loge; des diamants scintillaient dans la lumière au gaz.

« — Rappelle-toi d’être cynique, pour une fois, me chuchota Claudia, sa tête blonde penchée. Tu joues trop au grand seigneur.

« Les lumières s’éteignirent, au balcon d’abord, puis le long des murs du parterre. Un petit groupe de musiciens s’était rassemblé dans la fosse d’orchestre. Au pied du large rideau de velours vert, la lumière tremblota tout au long de la rampe de gaz, puis brilla vivement. L’audience recula dans l’ombre, comme enveloppée d’un nuage gris à travers quoi seuls les diamants jetaient leur éclat, sur les poignets, sur les gorges, sur les doigts. Avec le nuage gris, le calme s’abattit sur la foule et comprima les bruits en seul raclement de toux dont les échos persistèrent un moment. Puis ce fut le silence. Un tambour de basque se mit à battre un rythme lent, auquel se superposa la frêle mélodie d’une flûte en bois, qui semblait cueillir les tintements aigus et métalliques des cymbalettes du tambour pour les enrouler en d’obsédantes arabesques dont le son évoquait les temps médiévaux. Les accords plaqués des instruments à cordes renforcèrent le rythme du tambour de basque. Le son de la flûte s’amplifia, chanta sa mélodie sur un ton triste et mélancolique. Il y avait une puissance d’envoûtement dans cette musique, qui semblait suspendre les auditeurs et les fondre en une seule attention fixée sur le ruban lumineux de la flûte, qui se déroulait lentement dans le noir. Le rideau se leva sans briser l’enchantement, sans le moindre murmure. La scène s’éclaira, révélant un décor qui donnait l’illusion d’un vrai coin de forêt profonde. Les lumières brillaient sur des troncs d’arbres rugueux et sur d’épais feuillages, au-dessous d’une arche d’obscurité. On apercevait à travers les arbres la rive basse et pierreuse d’une rivière et, au-delà, le scintillement même de ses eaux. Tout ce monde en trois dimensions n’était que peinture sur une fine toile de soie, qu’un léger courant d’air faisait à peine frémir.

« Une rafale d’applaudissements accueillit l’illusion, ralliant des spectateurs épars dans toute la salle en un bref crescendo, puis mourut. Une silhouette sombre et drapée parut en scène, bondissant de tronc d’arbre en tronc d’arbre, si rapide que, lorsqu’elle sauta soudain jusqu’au centre éclairé de la scène, on eût cru qu’elle y était apparue par magie. Un bras sortait de son manteau, brandissant une faux d’argent ; l’autre tenait au bout d’une fine baguette le masque qui cachait son visage, masque en forme de tête de mort.

« On sursauta dans la foule. C’était la Mort qui se tenait devant le public, sa faux suspendue en l’air, la Mort à l’orée d’un bois obscur. Quelque chose en moi également répondit, non pas sur le mode de la peur, mais de façon tout humaine pourtant, à la magie de ce fragile décor peint, au mystère du monde créé par les lumières, du monde où évoluait devant le public, avec la grâce d’une grosse panthère, la créature au manteau noir et ondoyant qui excitait les exclamations étouffées, les soupirs, les murmures révérencieux.

« Puis, derrière ce personnage dont les seuls gestes paraissaient posséder un pouvoir hypnotique, à l’égal de la musique au rythme de laquelle il évoluait, d’autres silhouettes émergèrent des coulisses. D’abord une vieille femme au dos voûté, aux cheveux gris moussus, dont les bras pliaient sous la charge d’un grand panier de fleurs. Ses pas traînants grattaient le plancher de la scène, sa tête se balançait au rythme de la musique et des bonds de la Mort armée de sa faux. Elle eut un sursaut en apercevant le personnage qui incarnait la Mort et, posant lentement son panier, joignit les mains dans l’attitude de la prière. Elle était lasse de la vie; elle reposa la tête sur ses mains, comme pour dormir, puis tendit les bras vers la Mort, en un geste de supplication. La Mort s’approcha et se courba pour regarder le visage de la vieille femme, qui pour nous était caché dans l’ombre sous ses cheveux. La Mort sursauta à son tour, tout en agitant la main comme pour dissiper une mauvaise odeur. Des rires incertains émanèrent du public. Mais, quand la vieille femme se leva et s’en prit à la Mort, les rires fusèrent franchement.

« La musique se transforma en une sorte de gigue tandis que la vieille femme poursuivait la Mort en courant tout autour de la scène, jusqu’à ce que cette dernière s’aplatisse dans l’ombre d’un tronc d’arbre, nichant comme un oiseau son visage masqué sous l’aile de son manteau. La vieille femme, égarée, vaincue, ramassa son panier pendant que la musique s’adoucissait et ralentissait pour accompagner le rythme de ses pas, tandis qu’elle sortait de scène.

« Je n’avais pas aimé cela. Je n’avais pas aimé les rires. D’autres personnages faisaient maintenant leur entrée, illustrés par la musique, infirmes marchant sur leurs béquilles, mendiants vêtus de haillons couleur de cendre, tous s’efforçant d’atteindre la Mort, qui tourbillonnait, échappait à l’un en creusant soudain le dos, évitait cet autre avec un geste de dégoût efféminé, avant de finalement les renvoyer tous en affichant ostensiblement sa lassitude et son ennui.

« Je me rendis alors compte que la main blanche et langoureuse qui se livrait à ces arabesques drolatiques n’était pas maquillée. C’était une vraie main de vampire qui excitait le rire de la foule. Une main de vampire qui maintenant se portait au crâne grimaçant — alors que la scène était vide à présent — comme pour étouffer un bâillement. Puis ce vampire, visage toujours caché derrière le masque, fit merveilleusement semblant d’appuyer son poids contre un tronc de soie peinte et de tomber doucement dans le sommeil. La musique imita le gazouillis des oiseaux, le susurrement de l’eau courante. Le point de lumière qui encerclait la Mort d’une flaque jaune s’assombrit, s’évanouit presque sur son sommeil.

« Un autre point lumineux perça le léger canevas, parut le dissoudre, pour révéler une jeune femme, debout, seule, tout en haut de la scène. Elle était d’une taille majestueuse et sa chevelure volumineuse d’un bond doré lui faisait presque un écrin. Je sentis l’appréhension du public qui la voyait trébucher dans la flaque de lumière au périmètre de laquelle réapparaissait la forêt sombre, de telle façon qu’elle semblait perdue parmi les arbres. Égarée, elle l’était sans aucun doute ; et elle n’était pas vampire. La saleté de son pauvre corsage et de sa pauvre jupe n’était pas la conséquence d’un maquillage de scène, et personne n’avait retouché son visage parfait qui maintenant regardait la lumière, son visage beau et ciselé comme celui d’une vierge de marbre, auquel ses cheveux faisaient un halo. Les lumières l’empêchaient de voir, alors que tout le monde pouvait la voir, elle. Le gémissement qui s’échappa de ses lèvres lorsqu’elle vacilla parut être l’écho du chant romantique et fragile de la flûte, chant qui était un hommage à sa beauté. Le personnage de la Mort s’éveilla avec un sursaut dans son rond de lumière pâle et se retourna pour la découvrir ainsi que l’avait découverte le public, puis leva sa main libre, signe qu’il était impressionné et presque terrifié devant tant de beauté.

« Quelques tintements de rire moururent avant de s’être vraiment matérialisés. Elle était trop belle, ses yeux exprimaient trop de désarroi. La représentation était trop parfaite. Soudain, le masque en forme de crâne fut projeté en coulisse, et la Mort montra au public un visage luisant et blanc, lissa de ses mains pressées ses beaux cheveux noirs, rajusta son gilet, brossa de ses revers une poussière imaginaire. La Mort amoureuse. Des applaudissements s’élevèrent pour célébrer le visage lumineux, les pommettes luisantes, les yeux noirs qui clignaient, comme s’il se fût agi d’un chef-d’œuvre d’illusion, alors qu’en fait il ne s’agissait que du visage d’un vampire, celui-là même qui m’avait accosté dans la Quartier latin, ce vampire narquois et grimaçant, que la lumière jaune illuminait d’un rayon cru.

« Je cherchai la main de Claudia dans le noir et la serrai fortement. Immobile, elle semblait totalement captivée. La forêt du décor, à travers laquelle la jeune mortelle désemparée tentait en vain de voir d’où provenaient les rires, se divisa depuis le centre en deux moitiés fantomatiques qui se retirèrent vers chacune des deux coulisses, permettant ainsi au vampire de s’approcher d’elle.

« La jeune fille avait commencé de s’avancer en direction de la rampe, mais, quand soudain elle l’aperçut, elle s’arrêta et gémit comme un enfant. Elle avait en fait tout d’un enfant, bien qu’elle fût à l’évidence une femme tout à fait accomplie. Seul un léger pli au creux tendre de ses yeux trahissait son âge. Ses seins, quoique petits, bombaient harmonieusement son corsage; ses hanches, quoique étroites, donnaient à sa longue jupe poussiéreuse une courbe aiguë et sensuelle. Comme elle reculait devant le vampire, des larmes brillèrent dans ses yeux, tel le cristal dans le scintillement des lumières. Je sentis mon esprit se contracter, par peur pour elle, et par désir en même temps. Elle était belle à couper le souffle.

« Derrière elle, un certain nombre de masques de têtes de mort apparurent tout à coup sur le fond obscur. Leurs vêtements noirs rendaient invisibles les porteurs de ces masques, à l’exception des mains blanches qui étreignaient le revers d’une cape ou les plis d’une jupe. Il y avait donc des femmes vampires, mêlées aux hommes, et tous s’approchaient de la victime après avoir, un par un, jeté leur masque en un tas harmonieux, où les baguettes qui servaient à tenir les masques avaient pris l’aspect d’os, où les crânes des têtes de mort semblaient grimacer à l’intention des ténèbres qui les surplombaient. Ils étaient au nombre de sept, parmi lesquels se trouvaient trois femmes, dont les poitrines blanches et moulées luisaient au-dessus du bustier noir et étroit de leur robe, trois femmes au visage dur et lumineux,, aux yeux sombres, sous les boucles de cheveux noirs. Vision d’une inflexible beauté, que celle de ces créatures qui paraissaient flotter autour de la jeune humaine resplendissante, beauté pourtant pâle et froide en comparaison de ces cheveux d’or étincelants, de cette peau couleur de pétales de roses. On entendait le souffle du public, ses hésitations, ses soupirs étouffés. C’était un vrai spectacle que celui de ce cercle de visages blancs qui enserraient de plus en plus près la jeune fille, que celui de ce personnage central, la Mort en personne, qui maintenant se tournait vers le public, mains croisées sur son cœur, tête penchée comme pour quêter sa sympathie, comme pour dire : « N’est-elle pas irrésistible? » Répondit un murmure de rires entendus, de soupirs.

« Mais ce fut elle qui brisa réellement le silence enchanté.

« — Je ne veux pas mourir…, murmura-t-elle.

« Sa voix avait la clarté d’un tintement de cloche.

« — Mais nous sommes la mort…, répondit le premier vampire.

« Et, derrière, un murmure fit écho : « La mort! »

« Elle se retourna, secouant sa chevelure qui se mua en un véritable déluge d’or, riche et vivante parure sur la saleté de son pauvre vêtement.

« — Aidez-moi! cria-t-elle doucement, comme effrayée d’élever la voix. Quelqu’un…, implora-t-elle, regardant la foule dont elle avait deviné la présence.

« Claudia émit un rire étouffé. La jeune fille, sur la scène, ne comprenait que vaguement où elle était, ce qui lui arrivait ; elle en savait en tout cas infiniment plus que ce parterre de gens qui la regardaient.

« — Je ne veux pas mourir! Je ne veux pas!

« Sa voix délicate se brisa; elle fixa des yeux le vampire qui jouait le rôle de meneur, ce grand démon fourbe et malveillant qui se détachait maintenant du cercle des autres créatures pour s’approcher d’elle.

« — Nous mourons tous, répondit-il. La seule chose que tu partages avec tous les humains, c’est la mort.

« Il embrassa du geste l’orchestre, les visages lointains du balcon, les loges.

« — Non…, protesta-t-elle, incrédule. Il me reste tant d’années, tant de…

« Sa voix était légère, mélodieuse, malgré sa frayeur. Cela la rendait irrésistible, tout autant que la palpitation de sa gorge nue, que cachait mal sa main tremblante.

« — Tant d’années! rétorqua le maître vampire. Comment sais-tu qu’il te reste tant d’années à vivre? La Mort se moque de l’âge de sa proie! Il y a peut-être une maladie dans ton corps en ce moment même, qui te dévore déjà de l’intérieur. Ou bien, dehors, il y a peut-être un homme qui t’attend pour te tuer, simplement à cause de tes cheveux blonds!

« Il tendit la main pour les toucher. Sa voix profonde, surnaturelle et puissante, reprit :

« — Dois-je te dire tout ce que le destin pourrait garder en réserve rien que pour toi?

« — Cela m’est égal…, cela ne me fait pas peur, protesta-t-elle, le son clair de sa voix paraissant si fragile après celle du vampire. Je voudrais avoir ma chance…

« — Et si tu as cette chance et que tu vives, que tu vives des années encore, quel sera ton héritage? L’échine voûtée, le visage édenté de la vieillesse?

« Il repoussa sa chevelure derrière son dos, exposant complètement sa gorge pâle. Lentement, il tira sur le lacet qui retenait, lâches, les fronces de son corsage. La mauvaise étoffe s’ouvrit, les manches glissèrent de ses étroites épaules roses. Elle voulut retenir son corsage, mais il lui prit les poignets et les écarta violemment. Le public parut soupirer à l’unisson, les femmes derrière leurs jumelles de théâtre, les hommes penchés en avant pour mieux voir. Le vêtement continuait de glisser, découvrant la peau pâle et sans défaut qui palpitait au rythme de son cœur, freiné dans sa descente par les petits mamelons de ses seins. Le vampire la maintenait fermement par le poignet, tandis que des larmes couraient le long de ses joues rougissantes et que ses dents mordaient la chair de ses lèvres.

« — Aussi sûr que cette chair est rose maintenant, elle deviendra grise, ridée avec l’âge, dit-il.

« — Laissez-moi, s’il vous plaît, supplia-t-elle, détournant le visage. Cela ne me fait rien…, Cela m’est égal!

« — Mais alors, que cela peut-il te faire de mourir maintenant ? Si toutes ces choses, toutes ces horreurs ne te font pas peur?

« Elle secoua la tête, désorientée, dépassée, désemparée. Je sentis dans mes veines couler de la colère, en même temps qu’un désir ardent. C’était à elle, dans sa situation d’infériorité, qu’incombait la responsabilité de défendre la cause de la vie, et il était injuste, monstrueusement injuste, qu’elle eût à lutter avec lui pour défendre quelque chose d’aussi évident, d’aussi sacré, d’aussi merveilleusement incarné en elle-même. Mais il la privait de sa voix. Du haut de sa logique implacable, il faisait paraître misérable et confus son irrésistible instinct de vie. Je la sentais qui se flétrissait de l’intérieur, qui se mourait. Cela éveilla ma haine.

« Le corsage glissa jusqu’à la taille. Un murmure parcourut la foule excitée quand ses petits seins ronds furent dévoilés. Elle se débattit pour libérer son poignet, mais il le tenait ferme.

« — Et suppose que nous te laissions aller…, suppose que le cœur de la Grande Faucheuse puisse résister à ta beauté…, vers qui pourrait-elle tourner son cœur débordant de passion? Il faut que quelqu’un meure à ta place! Veux-tu choisir la personne pour nous? Celui qui va prendre ta place et souffrir comme tu souffres maintenant?

« Il désigna d’un geste le public. Le désarroi de la jeune fille était à son comble.

« — As-tu une sœur…, une mère…, un enfant ?

« — Non! fit-elle dans un râle. Non…, répéta-t-elle en secouant sa crinière dorée.

« — Il y a sûrement quelqu’un qui pourrait prendre ta place, un ami, une amie? Choisis!

« — Je ne peux pas! Je ne veux pas…

« Elle se tordit dans son étreinte étroite. Les vampires, tout autour, regardaient, immobiles, le visage impavide comme si leur chair surnaturelle était un masque.

« — Tu ne peux pas? se gaussa-t-il.

« Je savais que, si elle avait accepté, il ne l’en aurait que davantage condamnée, prétendant qu’elle était aussi diabolique que lui d’envoyer ainsi quelqu’un à la mort, et qu’elle méritait donc son destin.

« — Partout la mort t’attend, soupira-t-il, comme pris d’une frustration soudaine que le public ne perçut pas.

« Mais, moi, j’avais surpris le mouvement de contraction des muscles de son visage lisse. Il essayait de garder ses yeux gris plongés dans ceux de la fille, mais elle cherchait désespérément à éviter son regard. Portés par l’air chaud qui s’élevait, me parvinrent l’odeur de la poussière et le parfum de sa peau, accompagnés du battement sourd de son cœur.

« — La mort inconsciente…, destin de tous les mortels.

« Il se pencha sur elle, l’air rêveur, ensorcelé par sa beauté, tout en continuant à l’empêcher de se débattre.

« Hummm… Mais nous, nous sommes la mort consciente! Tu peux être sa fiancée. Sais-tu ce que signifie d’être aimée par la Mort?

« Il embrassa presque son visage, les taches brillantes de ses larmes.

« — Sais-tu ce que cela signifie, que la Mort sache t’appeler par ton nom ?

« Elle le regarda d’un air terrifié. Puis ses yeux parurent s’embrumer, ses lèvres se détendre. Elle observait, derrière lui, la silhouette d’un autre vampire qui avait lentement émergé de l’ombre. Il était longtemps resté un peu en dehors du groupe, poings fermés, ses yeux noirs parfaitement immobiles. Il n’avait ni l’attitude du vampire affamé, ni l’attitude de l’extase. Elle le regardait droit dans les yeux, et sa souffrance la baignait d’une lumière sublime, une lumière qui la rendait irrésistiblement attirante. C’était cela qui tenait en haleine ce public blasé. J’imaginai la caresse de ma main sur sa peau, sur ses petits seins dressés, puis fermai les yeux devant l’intensité de sa détresse, et dans l’obscurité de mes paupières découvris son image parfaite. C’était ce que ressentaient aussi tous ceux qui étaient autour d’elle, cette communauté de vampires. Elle n’avait aucune chance.

« Je rouvris les yeux et la revis, miroitante dans la lumière enfumée de la rampe, pleurant des larmes d’or. Alors, de cet autre vampire, qui se tenait à distance, tombèrent doucement quelques mots :

« — … tu n’auras pas mal…

« Je me rendis compte que le vampire qui avait jusque-là mené le jeu se raidissait, mais personne ne s’en aperçut. Le public n’avait d’yeux que pour le visage lisse et enfantin de la jeune fille, pour ses lèvres entrouvertes, arrondies en une interrogation innocente. Elle regardait le nouveau venu, en répétant d’une voix douce:

« — Pas mal ?

« — Ta beauté est un présent pour nous.

« Sa voix riche emplissait sans effort la salle et paraissait subjuguer, pétrifier la vague d’excitation montante. Sa main bougea légèrement, de façon presque imperceptible. L’autre vampire recula et se rangea parmi ces visages blancs et patients, où se mêlaient étrangement faim et sérénité. Lentement, avec grâce, le nouveau vampire s’approcha d’elle. Elle battit des cils, prise d’une soudaine langueur, oubliant sa nudité, et laissa échapper un soupir d’entre ses lèvres humides.

« — Pas mal…, répéta-t-elle.

« Il m’était presque insupportable de la voir ainsi s’offrir à lui, s’éteindre, sous l’effet de son pouvoir. J’aurais voulu lui crier quelque chose pour briser sa transe. Mais, en même temps, le désir montait en moi, tandis qu’il se penchait sur elle, pour attraper le cordon qui retenait sa jupe.

« Elle s’inclina vers lui, tête renversée, et l’étoffe noire glissa sur ses hanches, sur l’éclair doré qui ornait son entrejambe — un duvet enfantin de boucles délicates — puis tomba à ses pieds. Le vampire ouvrit les bras, tournant le dos aux lumières vacillantes de la rampe, et ses cheveux châtains parurent frissonner tandis que la chevelure d’or de la fille se répandait sur son habit noir.

« — Tu n’auras pas mal…, pas mal…, lui chuchotait-il, cependant qu’elle s’abandonnait totalement entre ses bras.

« Puis il la souleva, se tournant lentement de côté afin que tous puissent voir son visage serein. Son dos se cambra quand ses seins nus entrèrent au contact des boutons de l’habit du vampire, dont elle étreignait le cou de ses bras. Elle se raidit, cria lorsqu’il planta ses dents, mais son visage restait calme, alors que le théâtre obscur vibrait d’excitation. Sur la fesse ronde de la fille brilla la main blanche du vampire que la chevelure dorée balayait, caressait. Il l’avait complètement soulevée du sol pour boire. La gorge rose se détachait sur la peau blanche de sa joue. Faible, étourdi, je sentis la faim monter en moi, nouer mon cœur et mes veines. Je m’accrochai à la barre en cuivre de la balustrade de la loge, la serrant à en faire craquer les soudures du métal. Et j’eus l’impression que ce bruit inaudible pour tous les mortels qui m’entouraient, le bruit infime de torsion du métal, me ligotait mystérieusement à ma place.

« J’inclinai la tête et voulus fermer les yeux. L’air tiède et épais semblait chargé de l’odeur de sa peau salée. Les autres vampires resserrèrent leur cercle autour d’elle. La main blanche du vampire aux cheveux châtains trembla, et il retira ses dents de la gorge de la fille, dont la tête se renversa. Il retourna son corps, l’exposant ainsi aux regards, pour l’abandonner à l’une des magnifiques femmes vampires qui s’était approchée. Elle lui fit un berceau de ses bras, la caressa tout en buvant. Ils étaient maintenant tous groupés autour d’elle, se la passant de l’un à l’autre devant la foule en transe. Sa tête était jetée sur l’épaule de l’un des hommes, découvrant une nuque aussi ensorcelante que ses petites fesses ou que la peau merveilleuse de ses longues cuisses, que les plis du tendre creux de ses genoux mollement fléchis.

« Je m’étais renforcé dans mon fauteuil, la bouche pleine de son goût, les veines à l’agonie. Du coin de l’œil je sentais toujours la présence du vampire aux cheveux châtains qui l’avait conquise. Il se tenait de nouveau à l’écart et ses yeux noirs, depuis l’obscurité, semblaient chercher à me clouer, à m’immobiliser par-dessus les courants d’air tiède.

« Les vampires se retiraient un à un. La forêt peinte glissa sans bruit, revint en place. La jeune mortelle, frêle et très blanche, gisait nue dans le bois mystérieux, nichée, comme s’il se fût agi du sol même de la forêt, sur la soie d’un cercueil noir. La musique avait repris, étrange et inquiétante, s’amplifiant à mesure que les lumières baissaient. Tous les vampires étaient partis, à l’exception du meneur de jeu, qui avait ramassé sa faux et son masque dans l’ombre. Il alla s’accroupir auprès de la fille endormie, cependant que les lumières s’évanouissaient peu à peu. La musique resta puissante et brillante dans l’obscurité qui se refermait. Enfin, elle aussi mourut.

« Pendant un moment, le public tout entier resta parfaitement immobile.

« Puis des applaudissements éclatèrent ici et là, auxquels se joignit soudain toute l’assistance. Les lumières revinrent aux appliques des murs, les gens se regardèrent, des conversations jaillirent un peu partout. Une femme se leva au milieu d’une rangée pour attraper vivement son renard posé sur le fauteuil, bien que personne ne lui eût encore ouvert le passage; quelqu’un d’autre, bousculant tout le monde, gagnait rapidement l’allée tapissée de moquette. En un instant, toute la foule était debout et se précipitait vers les sorties.

« Mais le bruit ambiant redevint alors le bourdonnement sûr et blasé de la foule sophistiquée et parfumée qui avait tout à l’heure empli le hall et le foyer du théâtre. Le charme était rompu. Les portes furent ouvertes à double battant sur la pluie odorante, sur le claquement des sabots des chevaux, sur les voix qui hélaient les cochers. En bas, dans la mer des fauteuils légèrement dérangés, un gant blanc resplendissait sur un coussin de soie verte.

« Je restai assis, regardant, écoutant, abritant de tous et de personne mon visage penché, appuyé du coude sur la balustrade. J’attendis que se calme la passion qui m’étreignait. Le goût de la fille était toujours sur mes lèvres, et j’avais l’impression que son parfum continuait de me parvenir, porté par l’odeur de la pluie, que les palpitations de son cœur continuaient de résonner dans le théâtre vide. Je retins mon souffle, goûtai la pluie, et aperçus Claudia parfaitement immobile, ses mains gantées sur son sein.

« Ma bouche s’emplit d’amertume, mon esprit de confusion. En bas, un appariteur passait parmi les rangées, redressant les fauteuils, ramassant les programmes éparpillés sur le sol. Je savais que pour combattre cette souffrance, cette confusion, cette passion aveuglantes qui menaçaient de me plonger dans une profonde hébétude, il me suffisait de me laisser tomber près de lui, près de l’une de ces arcades garnies de rideaux, de l’attirer vivement dans l’ombre et de le prendre comme ils avaient pris cette fille. Mais le voulais-je vraiment? Claudia parla tout près de mon oreille inclinée :

« — Patience, Louis, patience…

« J’ouvris les yeux. Il y avait quelqu’un près de nous, à la périphérie de mon champ de vision, quelqu’un qui s’était joué de mon ouïe de vampire. Pourtant mon attente exacerbée aurait dû dresser au sein même de ma distraction son antenne aiguë. Mais il était bien là, silencieux, derrière les rideaux de l’entrée de la loge, ce vampire aux cheveux châtains, à l’allure dégagée, qui nous regardait, debout sur la moquette de l’escalier. Je savais maintenant que c’était bien lui le vampire qui m’avait donné la carte d’invitation pour le théâtre, le vampire nommé Armand.

« N’eût été son immobilité, la qualité lointaine et rêveuse de l’expression de son visage, il aurait pu me faire sursauter. Il semblait qu’il y avait un long moment qu’il se tenait appuyé au mur. Rien ne bougea sur son visage quand nous nous retournâmes. J’aurais dû être soulagé de constater que ce n’était pas au grand vampire aux cheveux noirs que nous avions affaire. Mais, sur le moment, je n’y pensai pas. Ses yeux parcoururent Claudia langoureusement, sans sacrifier le moins du monde à cette habitude qu’ont les humains de déguiser leur regard. Je posai la main sur l’épaule de Claudia.

« — Cela fait bien longtemps que nous vous cherchons, lui dis-je.

« J’avais l’impression d’être transparent pour lui. Sa posture immobile et ses profonds yeux bruns semblaient me signifier que mes réflexions étaient inutiles, que les mots que j’essayais à grand-peine de former étaient sans objet. Claudia se taisait également.

« S’écartant du mur, il se mit à descendre les marches, avec un geste qui nous souhaitait la bienvenue et nous invitait à le suivre. A côté des siens, mes gestes paraissaient des caricatures de gestes humains. Parvenu au niveau du parterre, il ouvrit une porte qui donnait sur un autre escalier. Effleurant à peine les marches de pierre, il nous précéda, nous offrant son dos sans la moindre méfiance.

« Nous entrâmes dans une pièce qui ressemblait à une vaste salle de bal souterraine, creusée dans une cave plus ancienne que le bâtiment construit au-dessus. Plus haut, la porte d’entrée se referma, et la lumière disparut avant que je n’aie pu me faire une bonne impression de l’endroit. J’entendis le bruissement de ses vêtements dans le noir, puis le crépitement aigu d’une allumette. Son visage apparut, telle une grande flamme au-dessus de l’allumette. Puis une silhouette bougea dans la lumière à côté de lui, celle d’un jeune homme, qui lui apportait une bougie. Cette apparition me ramena avec un choc au cœur au souvenir excitant de la jeune femme nue sur scène, de son corps étendu, de son sang palpitant. Le jeune homme se tourna pour me regarder, presque à la manière du vampire aux cheveux châtains, lequel, ayant allumé la bougie, lui dit :

« — Va-t’en.

« La lumière gagna les murs distants; le vampire éleva la bougie et se mit à longer le mur, nous invitant du geste à le suivre.

« Un monde de fresques et de peintures murales nous environnait, aux couleurs profondes et vibrantes à la lumière de la flamme qui dansait. Le thème et le contenu en devinrent clairs peu à peu. C’était le Triomphe de la Mort de Brueghel, reproduit sur une telle échelle qu’une multitude de figures effroyables nous dominaient dans la pénombre, squelettes impitoyables qui entassaient les morts impuissants dans des fosses fétides, squelettes qui tiraient une charretée de crânes, décapitaient un cadavre écartelé ou pendaient des humains aux potences. Une cloche sonnait le glas sur l’enfer infini des terres écorchées et fumantes vers lesquelles se dirigeaient d’immenses armées marchant au massacre d’un pas mécanique et hideux. Je me détournai, mais notre hôte me toucha la main et m’entraîna plus loin pour voir se matérialiser lentement la Chute des anges — créatures damnées précipitées des hauteurs célestes vers un chaos sinistre de monstres festoyants. C’était si vivant, si parfait, que j’en frissonnai. Je sentis de nouveau l’attouchement de sa main, mais restai malgré cela immobile, à regarder délibérément tout en haut de la fresque, où je pouvais distinguer dans l’ombre deux anges radieux jouant de la trompette. L’espace d’une seconde, l’envoûtement maléfique fut brisé. J’eus la même forte sensation que le premier soir où j’étais entré à Notre-Dame; mais cela disparut aussi vite, impression précieuse et arachnéenne trop tôt arrachée à mon esprit.

« Il éleva la chandelle, révélant d’autres horreurs tout autour de moi : de Bosch, les damnés acceptant passivement leur avilissement; de Traini, les cercueils chargés de cadavres; de Durer, les cavaliers monstrueux, et, agrandie à une échelle insupportable, une théorie de gravures, d’emblèmes et d’estampes médiévales. Même sur le plafond, se contorsionnaient des guirlandes de squelettes et de cadavres en décomposition, de démons et d’instruments de torture, comme si c’était là une cathédrale à la glorification de la mort elle-même.

« Depuis le centre de la salle où nous nous arrêtâmes finalement, la bougie parut donner vie à toutes les images qui nous environnaient. Je sentis que le délire me menaçait; la salle souterraine commença d’osciller affreusement et j’eus la sensation de tomber. Je cherchai la main de Claudia. Elle restait songeuse, l’expression passive, et même lointaine, comme si elle avait voulu que je la laisse tranquille; puis j’entendis ses pas s’éloigner, faisant résonner le sol de pierre de chocs rapides qui se répercutaient tout au long des murs, comme des doigts martelant mon crâne. Je portai les mains à mes tempes, baissant stupidement le regard, comme pour éviter d’être témoin de quelque souffrance misérable dont je n’aurais pas eu la force de supporter la vision. Puis je revis le visage du vampire flotter dans la flamme qu’il tenait, ses yeux sans âge cerclés de cils noirs. Ses lèvres gardaient une parfaite immobilité, mais j’eus néanmoins l’impression qu’il me souriait. Je l’observai encore plus attentivement, convaincu qu’il s’agissait là de quelque puissante illusion qu’il était possible de déjouer à force de pénétration; mais plus je regardais, plus il paraissait sourire, et même se prendre d’un murmure, d’un chantonnement rêveurs et silencieux. C’était un son qui se tordait dans le noir, comme le papier peint d’un mur se recroqueville sous la brûlure des flammes, comme la peinture d’un visage de poupée s’écaille et s’enroule sous l’effet de la chaleur. J’eus le désir fou de l’attraper, de le secouer jusqu’a ce que son visage immobile s’anime. Soudain je me retrouvai dans ses bras, serré tout contre lui, mon visage si proche du sien que je distinguais ses cils emmêlés et brillants au-dessus de l’orbe incandescent de ses yeux, que je sentais son souffle doux et sans saveur sur ma peau. J’étais vraiment en plein délire.

« J’aurais voulu le fuir, mais je ne pouvais me soustraire à son étreinte, à la pression de ses bras autour de ma poitrine, à sa bougie dont la flamme me réchauffait l’œil — chaleur après laquelle toute ma chair gelée soupirait. J’essayai alors de souffler la bougie d’un geste de la main, sans cependant réussir à la localiser, sans rien trouver d’autre face à moi que le visage rayonnant qui m’apparaissait maintenant si différent de celui de Lestat, blanc, lisse, nerveux, viril. L’Autre vampire. Tous les autres vampires. La procession infinie de ceux de mon espèce.

« Je revins à la réalité.

« J’étais en train de toucher de mes mains son visage. Mais il était resté à distance de mes bras tendus, sans s’approcher de moi ni me repousser. Je reculai, honteux, stupéfait.

« Au loin, dans la nuit de Paris, une cloche sonna. Les ondes sombres et dorées parurent pénétrer les murs, les poutres qui convoyaient le son jusqu’au cœur de la terre, tels d’immenses tuyaux d’orgue. Revint ce chuchotement, ce chant inarticulé, et dans la pénombre j’aperçus un jeune mortel qui me regardait et respirait l’arôme chaud de sa chair. De sa main agile, le vampire lui fit signe d’approcher. Il vint vers moi, ses yeux excitants ne montrant nulle crainte, entra dans le cercle de lumière de la chandelle et noua ses bras autour de mes épaules.

« Je n’avais jamais ressenti rien de pareil ; jamais je n’avais eu l’expérience de l’abandon volontaire d’un mortel. Mais avant d’avoir pu le repousser, pour son propre salut, je vis sur son cou tendre les marques bleuâtres. Il me les offrait. Il se serra contre moi de tout son long; je sentis sous ses vêtements son sexe dur qui se pressait contre ma jambe. Une exclamation étouffée franchit mes lèvres, mais il pencha la tête, posant ses lèvres sur ma chair qui devait lui sembler si froide, si morte. Je plongeai les dents dans sa peau ; mon corps se raidit. Son sexe durci s’enfonça dans ma chair, et dans mon ardeur je l’enlevai du sol. Vague après vague, les palpitations de son cœur déferlèrent en moi, tandis qu’arraché à la pesanteur je berçais nos deux corps réunis, tout en dévorant son extase, son plaisir conscient.

« Puis, flageolant, haletant, je me retrouvai les bras vides, la bouche pleine encore du goût de son sang. A quelques pas de moi, il s’appuyait au vampire aux cheveux châtains dont il enserrait la taille de ses bras, et me regardait du même regard paisible que lui, e ses yeux brumeux et affaiblis, car un peu de sa vie s’était écoulée. Je me rappelle m’être avancé sans rien dire, attiré par lui sans pouvoir me contrôler, titillé par ce regard, mis au défi par cette vie encore consciente. Il aurait dû mourir et ne mourrait pas; il allait vivre encore, assumant cette intimité, lui survivant! Je me détournai. Dans l’ombre remuait une armée de vampires porteurs de chandelles qui zébraient et cinglaient l’air froid. Au-dessus, émergeait un grand déploiement de figures tracées à l’encre : le corps endormi d’une femme ravagé par un vautour à face humaine; un homme nu lié à un arbre par les pieds et les mains; près de lui, un torse pendu, dont les bras arrachés étaient attachés à une autre branche, dont la tête aux yeux grands ouverts était embrochée à une pique.

« Le chant revint, faible, éthéré. Lentement, ma faim s’apaisa, m’obéit, mais ma tête m’élançait et les flammes des bougies semblaient se fondre en anneaux polis de lumière. Quelqu’un me toucha soudain, me poussa rudement, à m’en faire presque perdre l’équilibre. Lorsque je me fus rétabli, j’aperçus le visage maigre et anguleux du misérable vampire que j’avais traité de bouffon. Il voulut m’attraper de ses mains blêmes. Mais l’autre, le vampire aux manières distantes, s’interposa vivement pour nous séparer. J’eus l’impression qu’il l’avait frappé. Mais, une fois de plus, je n’avais pu surprendre son geste. Ils étaient tous deux immobiles comme des statues, les yeux dans les yeux, et le temps s’écoula, vague après vague comme les eaux refluant d’une plage tranquille. Je ne saurais dire combien de temps nous restâmes ainsi, tous trois plongés dans cette obscurité, ni combien je fus saisi par leur immobilité, la seule touche de vie provenant des flammes qui tremblotaient derrière eux. Ensuite, je me souviens seulement d’avoir trébuché tout au long du mur, jusqu’à trouver un grand fauteuil de chêne où je m’effondrai presque. J’eus l’impression que Claudia était près de moi et parlait à quelqu’un d’une voix hachée, mais sucrée. Mon front me cuisait, m’élançait.

« — Venez avec moi, dit le vampire châtain.

« Je cherchai son visage pour y lire le mouvement des lèvres qui aurait dû précéder le son, bien que les mots fussent déjà morts depuis bien trop longtemps. Tous trois, nous descendîmes un long escalier de pierre qui s’enfonçait encore sous la ville; Claudia marchait en tête, projetant une ombre longue sur le mur. L’air devint plus froid et se chargea de l’odeur rafraîchissante de l’eau. Les pierres saignaient de gouttelettes que la chandelle du vampire transformait en perles d’or.

« La chambre où nous entrâmes était de petite taille, et un feu y brûlait dans une profonde cheminée creusée dans le mur de pierre. Il y avait un lit à l’autre bout, ajusté dans la roche et enclos de deux grilles en cuivre. Au début, tout m’apparut avec clarté, le long mur de livres près de l’âtre, le bureau de bois qui y était accolé, et le cercueil, de l’autre côté. Mais, très vite, la pièce se mit à osciller, et le vampire aux cheveux châtains posa la main sur mes épaules afin de me guider à un fauteuil de cuir. La chaleur du feu sur mes jambes était intense, mais la sensation m’était bonne, claire et précise, susceptible de m’arracher à cette confusion. Je m’enfonçai dans mon siège, yeux mi-clos, et tentai de voir à nouveau ce qui m’entourait. Le lit, au moins, m’apparut comme une scène et sur les oreillers de lin de ce petit théâtre était étendu le jeune homme de tout à l’heure, avec ses cheveux noirs partagés par le milieu et bouclés sur l’oreille, qui le faisaient maintenant ressembler, dans l’état brumeux et fiévreux où il se trouvait, à l’une de ces créatures androgynes et légères qui peuplent les tableaux de Botticelli. A côté de lui, blottie contre lui et maintenant fermement sa chair rose de sa petite main blanche, gisait Claudia, dont le visage était enfoui dans son cou. L’impérieux vampire à la chevelure châtaine regardait, mains jointes devant lui. Claudia releva la tête et le garçon frémit. Le vampire l’attrapa d’un geste doux, comme il m’arrivait moi-même de la prendre. Elle s’accrocha à son cou, ses yeux mi-clos d’extase, ses lèvres rouges de sang. Il la posa légèrement sur le bureau, et elle s’adossa aux livres reliés de cuir, ses mains tombant gracieusement dans le creux de sa robe couleur de lavande. Les grilles se refermèrent sur le jeune adolescent qui s’endormit, nez dans l’oreiller.

« Quelque chose me troublait dans cette chambre, que je ne parvenais pas à définir. En vérité, je n’arrivais pas à déterminer la cause de mon malaise. Je savais seulement que j’avais été tiré de force, par quelqu’un d’autre ou par moi-même, d’un double état ardent et dévorant : l’hypnose provoquée par les peintures lugubres de la salle de bal, la jouissance de meurtre à laquelle je m’étais abandonné, de manière obscène, devant les yeux des autres.

« J’ignorais quelle était la menace à laquelle mon esprit voulait maintenant échapper. Je regardais Claudia, la façon qu’elle avait de s’appuyer aux livres, de s’asseoir parmi les objets du bureau — le crâne blanc et poli, le bougeoir, le livre de parchemin ouvert dont l’écriture manuscrite brillait à la lumière. Puis, au-dessus d’elle, se précisa la vision d’une peinture vernie et luisante, représentant un diable médiéval, cornu et muni de sabots, dont la figure bestiale dominait un sabbat de sorcières en adoration. La tête de Claudia était juste au-dessous et les boucles folles de ses cheveux l’effleuraient; elle observait le vampire aux yeux bruns d’un regard inquisiteur. J’eus envie de la saisir tout à coup dans mes bras, mais j’imaginai dans ma fièvre, vision horrible, effrayante, qu’elle s’affalait au sol, telle une poupée désarticulée. Je préférai relever les yeux sur le monstrueux visage du diable, plutôt que de contempler plus longtemps son immobilité inquiétante.

« — Le garçon ne se réveillera pas si nous parlons, dit le vampire. Vous venez de si loin, vous avez voyagé si longtemps…

« Mon trouble s’apaisa peu à peu, s’envolant comme l’air frais peut chasser la fumée. J’étais calmement étendu dans mon fauteuil, mes sens bien éveillés, et je le regardais, assis en face de moi. Claudia avait elle aussi les yeux fixés sur lui. Quant à lui, il promenait son regard alternativement sur nous deux, de ses mêmes yeux paisibles, comme si aucun changement n’eût jamais pu affecter son visage lisse.

« — Je m’appelle Armand, dit-il. C’est moi qui ai envoyé Santiago pour vous remettre l’invitation. Je connais vos noms. Soyez les bienvenus chez moi.

« Je rassemblai toute mon énergie pour parler. Le son de ma voix me parut étrange alors que je lui disais à quel point nous avions craint d’être seuls au monde.

« — Mais comment donc êtes-vous venus au monde? demanda-t-il.

« La main de Claudia se leva, en un mouvement presque imperceptible, et ses yeux, mécaniquement, quittèrent ceux du vampire pour se poser sur les miens. J’étais sûr qu’il s’en était rendu compte, mais n’en donna pas le moindre signe. Je devinai tout de suite ce qu’elle voulait me faire comprendre.

« — Vous ne désirez pas répondre, constata Armand d’une voix basse et plus mesurée encore que celle de Claudia, une voix beaucoup moins humaine que la mienne.

« De nouveau, je me sentis pris au charme de sa voix et de ses yeux. Il me fallut un grand effort pour m’y arracher.

« Etes-vous le chef de ce groupe ? lui demandai-je.

« Pas au sens où vous entendez ce mot, répondit-il. Mais s’il y avait un chef ici, ce serait moi, en effet.

« — Je ne suis pas venu…, vous me pardonnerez…, pour parler de la façon dont je suis venu au monde des vampires. Car cela ne fait pas de mystère pour moi. Aussi bien, si vous ne possédez ici aucune prérogative, aucun pouvoir dont on puisse exiger de moi le respect, je préférerais ne pas en parler.

« — Et si je vous disais que je possède ce pouvoir, vous inclineriez-vous?

« Je voudrais être capable de décrire sa manière de parler, de dépeindre comment, à chaque fois qu’il prenait la parole, il avait l’air d’émerger d’un état de contemplation très semblable à celui duquel il m’était si difficile de m’abstraire. Pourtant, son apparence n’était jamais altérée et il paraissait constamment sur ses gardes. Ce phénomène me troublait et m’attirait tout à la fois, comme m’attiraient cette chambre, sa simplicité, la combinaison riche et chaude des quelques éléments essentiels qui s’y trouvaient : les livres, le bureau, les deux fauteuils près du feu, le cercueil, les peintures. Comparativement, le luxe de notre suite, à l’hôtel, en paraissait vulgaire, et même plus encore : dépourvu de sens. La seule présence énigmatique pour moi dans cette pièce était celle de ce jeune mortel endormi.

« — Je ne suis pas sûr…, répondis-je, sans pouvoir quitter des yeux cet affreux Satan moyenâgeux. Il me faudrait savoir d’où… de qui vient ce pouvoir. S’il vient d’autres vampires… ou… d’ailleurs.

« D’ailleurs ?… fit-il. Que voulez-vous dire par « ailleurs » ?

« — Cela! dis-je en désignant la peinture médiévale.

« — C’est un tableau, protesta-t-il.

« — Rien d’autre?

« — Rien d’autre.

« — Alors, ce n’est pas de Satan… ou de quelque puissance démoniaque que vous tenez votre pouvoir de chef, ou simplement de vampire?

« — Non, répondit-il avec calme, tellement impassible même qu’il m’était impossible de savoir ce qu’il pensait de mes questions, ni s’il leur donnait le moins du monde le sens qu’elles avaient pour moi.

« — Et les autres vampires ?

« — Non plus.

« — Alors, nous ne sommes pas… — je me renfonçai dans mon siège — les enfants de Satan ?

« — Comment pourrions-nous être les enfants de Satan? interrogea-t-il. Croyez-vous que c’est Satan qui a créé ce monde qui vous entoure?

« — Non, je crois que c’est Dieu qui l’a créé, s’il a un créateur. Mais il a dû aussi créer Satan, et je veux savoir si nous en sommes les enfants!

« — Bien, mais si vous croyez que Dieu a créé Satan, vous devez admettre que tout le pouvoir de Satan émane de Dieu, et que Satan n’est jamais que l’un des enfants de Dieu; nous sommes donc nous aussi les enfants de Dieu. Mais… non, Satan n’a pas de progéniture!

« Je ne pus déguiser mes sentiments devant ses réponses. Je m’appuyai au cuir du dossier, regardant cette petite gravure du diable, oubliant un instant mes obligations envers mon hôte, perdu dans mes pensées, dans les implications indéniables de sa logique si simple.

« — Mais en quoi cela vous importe-t-il ? Ce que je vous dis ne vous surprend sûrement pas, reprit-il. Pourquoi vous laissez-vous affecter ainsi?

« — Permettez-moi de vous expliquer, commençai-je. Je sais que vous êtes un maître vampire. Je vous respecte. Mais je suis incapable de faire preuve de votre détachement. Je sais ce que c’est, mais je ne le possède pas, et je doute de jamais le posséder. Je l’accepte.

« — Je comprends, acquiesça-t-il. Je vous ai observé dans le théâtre. J’ai remarqué votre sympathie, votre peine pour cette fille. J’ai remarqué votre pitié pour Denis quand je vous l’ai offert. Vous mourez à chaque fois que vous tuez. Vous avez l’impression de mériter la mort pour chacun de vos meurtres, et limitez vos désirs en conséquence. Mais pourquoi donc, avec votre appétit de justice, souhaitez-vous vous parer du titre d’enfant de Satan ?

« — Je suis mauvais, aussi mauvais que tous les vampires qui ont jamais hanté la surface de ce monde! J’ai tué, tué sans relâche, et tuerai encore. Ce garçon, par exemple, que vous m’avez offert, Denis, je l’ai pris sans même savoir s’il pourrait ou non survivre.

« — En quoi cela vous rend-il aussi mauvais que tous les autres vampires? N’y a-t-il pas des gradations dans le mal? Le mal est-il un périlleux précipice où l’on tombe dès le premier péché, sans pouvoir en réchapper?

« — Oui, je le crois, répondis-je. Ce n’est pas logique, vous pourriez me le faire sentir. Mais je crois en cet abîme, sombre et vide. Et il n’y a nulle consolation.

« — Mais vous n’êtes pas juste, protesta-t-il, avec pour la première fois une lueur d’expression dans sa voix. Vous attribuez certainement des degrés et des variantes à la vertu. Il y a la vertu de l’enfant qui est innocence, il y a la vertu du moine qui a tout abandonné aux autres et vit une vie de privations et de dévouement. Il y a la vertu des saints et la vertu des bonnes maîtresses de maison. Est-ce que tout cela c’est la même chose?

« — Non, mais toutes les formes de vertu sont au même degré infiniment différentes du mal.

« Les pensées se présentaient à mon esprit au fur et à mesure que je parlais. J’étais en train de découvrir mes convictions les plus profondes, sous une forme qu’elles n’auraient jamais empruntée si je n’avais pas eu à les exprimer, à les formuler au cours d’un dialogue. J’avais l’impression que mon esprit fonctionnait de façon passive. Je veux dire par là qu’il ne parvenait à se reconcentrer, à extirper une pensée du brouillard mêlé de désir et de souffrance de ma conscience que lorsqu’il était touché par un autre esprit ; fertilisé par une autre pensée ; excité par celle-ci jusqu’en ses profondeurs et obligé de tirer ses propres conclusions. Soulagement rare, aigu, de ma solitude. Un passé douloureux défila dans mon souvenir. Ce moment d’un siècle révolu, où je m’étais tenu au pied de l’escalier de Babette; la frustration permanente des années au goût de métal passées en compagnie de Lestat; mon affection passionnée et maudite pour Claudia, qui avait permis à ma solitude de faire retraite derrière l’abandon complaisant de mes sens, ces mêmes sens qui soupiraient après le meurtre. Je revis le sommet désolé d’Europe orientale où, dans les ruines d’un monastère, j’avais tué ce vampire sans âme. C’était comme si, après une longue et féminine attente, mon esprit s’éveillait, dans l’espoir d’être satisfait ; et ceci malgré mes propres paroles : « Mais je crois en cet abîme sombre et vide. Et il n’y a nulle consolation. »

« Je regardai Armand, qui m’observait de ses grands yeux bruns sertis dans un visage figé et sans âge, fixé comme une peinture pour l’éternité. Le malaise qui m’avait assailli dans la salle de bal revint — lente dérive de l’univers physique, réveil de mon ancien délire, d’un besoin si terrible que la seule promesse de le voir comblé contenait l’insupportable éventualité d’une déception. Et restait toujours le vieux problème, l’obsédant et horrible problème du mal.

« Je portai les mains à ma tête, imitant les mortels qui, devant de trop graves tourments, se couvrent instinctivement le visage, se triturent le crâne comme si leurs mains avaient le pouvoir de le traverser et de masser leur cerveau palpitant pour en extraire l’angoisse.

« — Et comment se retrouve-t-on plongé dans ce mal absolu? demanda Armand. Est-ce que l’on tombe soudain de l’état de grâce pour se découvrir l’instant d’après aussi englué dans le mal que les tribunaux populaires de la Révolution ou que le plus cruel de tous les empereurs romains? Est-ce qu’il suffit de manquer la messe du dimanche ou de mordre dans l’hostie? Ou de voler une miche de pain… ou de coucher avec la femme du voisin ?

« — Non…, répondis-je en secouant la tête. Non…

« — Mais s’il n’y a pas de degrés dans le mal, et si cet état maudit existe, il suffit alors d’un seul péché. N’est-ce pas ce que vous êtes en train de dire? Que Dieu existe et…

« — Je ne sais pas si Dieu existe, dis-je. Pour le peu que j’en sais… il n’existe pas.

« — Alors, aucun péché n’a d’importance. Le mal ne procède pas du péché.

« Ce n’est pas vrai. Car, si Dieu n’existe pas, nous sommes les créatures pourvues du plus haut degré de conscience de tout l’univers. Nous sommes les seuls à comprendre le passage du temps et la valeur de chaque minute de chaque vie humaine. Et ce qui constitue le mal, le véritable mal, c’est de prendre une seule vie humaine. Que l’homme dont nous prenons la vie ait été destiné à mourir le lendemain, ou le surlendemain, à mourir de toute façon…, cela ne compte pas. Parce que, si Dieu n’existe pas, cette vie…, chaque seconde de cette vie…, c’est notre seule richesse.

« Il se renfonça dans son siège, comme si cette dernière observation l’eût arrêté pour le moment. Ses yeux se rétrécirent, puis fixèrent les profondeurs du feu. C’était la première fois depuis qu’il était venu me chercher qu’il se détournait et que je pouvais le regarder sans qu’il m’observe en retour. Il resta longtemps dans cette position. Il m’était presque possible de sentir ses pensées, qui déroulaient leurs volutes dans l’atmosphère comme une fumée tangible. Je ne les lisais pas, voyez-vous, mais je sentais leur puissance. Il semblait environné d’une aura et, malgré son visage très jeune, paraissait infiniment vieux, infiniment sage. C’était, chose indéfinissable, inexplicable, la façon dont ses yeux et les traits juvéniles de son visage exprimaient à la fois innocence, âge et expérience.

« Il se leva et regarda Claudia, mains négligemment nouées derrière son dos. Le silence qu’elle avait gardé pendant tout ce temps m’était bien compréhensible. Ce n’étaient pas ses problèmes, bien que ce vampire la fascinât, qu’il fût l’objet de son attente et qu’elle en eût certainement appris beaucoup tandis qu’il me parlait. Mais, comme ils s’observaient mutuellement, je me fis une nouvelle remarque. Lorsqu’il s’était mis debout, son corps avait obéi de la façon la plus parfaite aux ordres de son cerveau, sans l’embarras des mouvements des humains, de leurs gestes enracinés dans l’habitude, ankylosés par la nécessité, le rituel, la pusillanimité de leur esprit, et à présent l’immobilité qu’il affectait n’était pas de ce monde. Claudia se tenait de même. Ils se regardaient l’un l’autre en témoignant d’une compréhension surnaturelle dont j’étais tout bonnement exclu.

« Pour eux j’étais une vibration, un tourbillon perpétuel, ce qu’étaient pour moi les mortels. Quand il se tourna de nouveau vers moi, je sus qu’il avait compris qu’elle ne partageait pas ma conception du mal.

« Il reprit la parole sans le moindre avertissement.

« — C’est le seul véritable mal…, dit-il aux flammes.

« — Oui, répondis-je, sentant que ce sujet dévorant allait de nouveau anéantir toute autre préoccupation.

« — C’est vrai…, ajouta-t-il comme pour me blesser davantage encore, m’enfoncer dans ma tristesse, dans mon désespoir.

« — Alors, Dieu n’existe pas… Vous n’avez pas la moindre connaissance de son existence?

« — Non.

« — Pas la moindre connaissance de son existence! répétai-je.

« Je n’avais pas honte de ma trop grande simplicité, ni de la qualité trop humaine de ma douleur.

« — Pas la moindre.

« — Aucun vampire ici n’a eu de rapport avec Dieu ou avec le diable?

« — Aucun vampire que j’aie jamais connu, fit-il, songeur, le feu dansant dans ses yeux. Et pour autant que je sache aujourd’hui, au bout de quatre cents ans, je suis le plus vieux vampire vivant dans ce monde.

« Je le regardai, ébahi.

« Puis le monde commença de sombrer. C’était ce que j’avais toujours craint. La situation était sans espoir. Les choses allaient continuer comme avant, et cela pour l’éternité. Ma quête était finie. Brisé, je m’enfonçai dans mon fauteuil et regardai les flammes qui léchaient l’âtre.

« Il était vain de le laisser continuer, vain de parcourir le monde dans le seul but d’entendre la même histoire.

« — Quatre cents ans — je crois que je répétai ces mots — quatre cents ans…

« Je me souviens d’avoir gardé longtemps les yeux fixés sur le feu. Il y avait une bûche qui s’effondrait très lentement dans les flammes, en un mouvement imperceptible qui prendrait toute la nuit, une bûche piquée de petits trous d’où quelque substance avait transpiré et s’était vite enflammée, entretenant dans chacun des pores une petite flamme qui dansait parmi les plus grandes. Et toutes ces petites flammes, avec leurs bouches noires, ressemblaient à de petits visages grimaçant comme un chœur, un chœur qui chantait en silence. Le chœur n’avait pas besoin de musique; d’un seul souffle dans le feu, d’un seul souffle ininterrompu, il chantait sa chanson silencieuse.

« Tout à coup, dans un fort froissement d’étoffe, avec un enveloppement d’ombres craquantes et de lumière, Armand fut à mes pieds, agenouillé, tenant ma tête dans ses mains tendues, yeux brûlants.

« — Votre concept du mal provient de votre déception, de votre amertume! Ne voyez-vous pas cela? Enfants de Satan! Enfants de Dieu! Est-ce la seule question que vous m’apportiez? Etes-vous à ce point obsédé que vous vous croyiez obligé de faire de nous des dieux ou des démons, si le seul pouvoir qui soit n’existe qu’en nous-mêmes? Comment pouvez-vous croire à ces vieux mensonges fantastiques, à ces mythes, à ces symboles du surnaturel?

« Il arracha le portrait du diable du mur, par-dessus Claudia toujours immobile, d’un geste si vif que je ne pus le saisir. J’entrevis le regard ricanant du diable devant mes yeux, puis la toile crépita dans les flammes.

« Ses paroles avaient brisé une barrière en moi, une digue qui, en cédant, avait libéré un torrent de sentiments qui excitaient chaque muscle de mes membres. Je me levai brusquement et m’écartai de lui.

« — Etes-vous fou? demandai-je, stupéfait de la colère et du désespoir qui m’envahissaient. Nous sommes là tous les deux, immortels, sans âge; toutes les nuits nous nourrissons notre immortalité de sang humain; là, sur votre bureau, appuyée au savoir des siècles, est assise une enfant aussi démoniaque dans sa perfection que nous-mêmes; et vous me demandez comment je peux croire qu’il est possible de trouver une signification au surnaturel! Je vous le dis, après avoir vu ce que je suis devenu, je suis bien capable de croire à n’importe quoi! Pas vous? Et, dans ces conditions, je peux également accepter la vérité la plus fantastique de toutes les vérités : que tout cela n’ait aucun sens!

« Je reculai vers la porte, pour le fuir. L’air abasourdi, il leva les mains à hauteur de ses lèvres, enfonçant dans la chair de sa paume ses doigts recourbés comme une griffe.

« — Non! Revenez…, souffla-t-il.

« — Non, pas maintenant. Laissez-moi aller. Juste un moment…, laissez-moi aller… Il n’y a rien de changé; tout est comme avant. Laissez-moi me pencher de cette idée…, laissez-moi partir.

« Je jetai un regard en arrière avant de refermer la porte. Claudia avait tourné son visage vers moi, quoique toujours assise dans la même position, mains refermées sur ses genoux. Alors, pour m’inviter à m’en aller, elle eut un geste aussi subtil que son sourire teinté d’une tristesse imperceptible.

« J’eus envie de m’échapper complètement du théâtre, de sortir dans les rues de Paris et d’y errer, pour permettre aux chocs accumulés de s’effacer peu à peu. Mais, tandis que je tâtonnais encore au long des parois de pierre du couloir souterrain, le désarroi m’envahit. Peut-être étais-je incapable d’exercer ma propre volonté. Plus que jamais, il me sembla absurde que Lestat ait dû mourir — s’il était vraiment mort — et, ramenant mon regard sur le passé, comme je le faisais si souvent, il m’apparut sous un jour plus agréable qu’avant. Comme nous, c’était une créature égarée. Il ne cherchait pas jalousement à conserver un quelconque savoir qu’il eût été effrayé de partager. Il ne savait rien. Il n’y avait rien à savoir.

« Je l’avais cru pour de mauvaises raisons, c’était certain. Mais je n’avais pas encore tout saisi. Il y avait autre chose. L’esprit confus, je finis par m’asseoir sur les marches sombres, submergé de lassitude, la tête dans la main. Les lumières de la salle de bal projetaient mon ombre sur le sol grossier. Mon esprit me disait : « Dors! » mais plus profondément il me disait aussi : « Rêve! » Je ne me remettais pas en marche vers l’hôtel Saint-Gabriel, qui me paraissait pourtant maintenant le plus sûr, le plus subtil de tous les refuges, le lieu délicat où le luxe des mortels apportait la consolation, l’endroit où l’on pouvait s’étendre dans un fauteuil de velours puce, poser le pied sur une ottomane et regarder le feu lécher le marbre de la cheminée, ne voyant dans les hauts miroirs que le reflet d’un humain pensif. Enfuis-toi, pensai-je, fuis tout ce qui t’attire. Mais la même pensée me hantait sans cesse : c’est injustement que j’ai fait du mal à Lestat, j’ai eu tort de le haïr. J’allai jusqu’à murmurer ces mots, pour tenter de les extraire de la mare sombre et indistincte de mon esprit, et le bruit de ma voix grinça contre la voûte de pierre de l’escalier.

« C’est alors qu’une voix me parvint, portée par l’air, douce, trop faible pour l’oreille d’un mortel :

« — Comment cela? Quel mal lui avez-vous fait?

« Je me retournai si brusquement que j’en perdis le souffle. Il y avait un vampire assis derrière moi, si près de moi que le bout de ses bottes frôlait mon épaule. Il serrait entre ses mains nouées ses jambes repliées. Je crus un instant que mes yeux me trompaient ; c’était mon adversaire de la veille, le vampire qu’Armand avait appelé Santiago.

« Cependant, rien dans ses manières ne reflétait la personnalité démoniaque et haïssable qu’il m’avait révélée quelques heures seulement auparavant, lorsque Armand l’avait empêché de me frapper. Il me regardait par-dessus ses genoux pliés, chevelure en désordre, ouvrant mollement une bouche sans malice.

« — Cela n’a d’intérêt pour personne d’autre que moi, lui dis-je, ma frayeur s’apaisant.

« — Mais vous avez dit un nom; je vous ai entendu dire un nom, reprit-il.

« — Un nom que je ne veux pas répéter, répondis-je, me détournant.

« Je comprenais maintenant comment il avait pu se jouer de mon attention, pourquoi je n’avais pu surprendre son ombre : il s’était blotti dans la mienne. Cela me dérangeait un peu de l’imaginer glissant sans bruit sur l’escalier de pierre pour venir s’asseoir derrière moi. Tout ce qui le concernait d’ailleurs me dérangeait, et je me rappelai de ne lui faire en aucun cas confiance. Armand, malgré son pouvoir hypnotique, cherchait d’une certaine façon à donner de lui l’image la plus véridique : il n’avait pas eu besoin de parler pour m’arracher à mon éblouissement. Mais ce vampire-ci était un menteur, dont émanait une puissance brute et crue qui égalait presque le pouvoir d’Armand.

« — Vous êtes venus jusqu’à Paris à notre recherche, et tout ce que vous faites, c’est de vous asseoir tout seul sur les marches…, dit-il sur un ton conciliant. Pourquoi ne montez-vous pas nous rejoindre? Pourquoi ne venez-vous pas nous parler, nous parler de cette personne dont vous avez prononcé le nom? Je sais qui c’était, je connais ce nom.

« — Vous ne le connaissez pas, c’est impossible. C’était un mortel, répliquai-je, plus par instinct que par conviction.

« Cela me troublait de penser à Lestat, et de penser que cette créature puisse avoir connaissance de sa mort.

« — C’est pour vous soucier de mortels que vous êtes venus vous asseoir ici ? demanda-t-il — mais il n’y avait ni reproche ni moquerie dans le ton de sa voix.

« — Sans vouloir vous offenser, je suis venu ici pour être seul. C’est un fait, murmurai-je.

« — Mais dans quel état d’esprit… Vous n’avez même pas entendu mes pas… Vous me plaisez. Je voudrais que vous montiez.

« Et, tout en parlant, il me remit lentement sur mes pieds.

« A ce moment, la porte de la cellule d’Armand projeta un long rayon de lumière sur le passage. Je l’entendis venir, et Santiago me lâcha. Armand apparut au bas des marches, tenant Claudia dans ses bras. Il y avait sur son visage le même air morne qu’elle avait eu durant toute ma conversation avec Armand. Elle avait l’air profondément absorbée par le courant de ses propres pensées, sans rien voir de ce qui l’entourait. Je l’arrachai vivement aux bras d’Armand, et sentis contre moi ses membres tendres, comme lorsque nous étions tous deux dans notre cercueil, au moment de succomber à la paralysie du sommeil.

« Alors, d’un mouvement puissant du bras, Armand repoussa Santiago. J’eus l’impression qu’il était tombé à la renverse, puis ne s’était relevé que pour se faire tirer par Armand jusqu’en haut de l’escalier. Tout cela s’était produit si vite que je n’avais perçu qu’un brouillard de vêtements et un raclement de bottes. Armand était tout seul au haut des marches; je le rejoignis.

« — Vous ne pouvez pas quitter le théâtre en toute sécurité ce soir, me chuchota-t-il. Il conçoit des soupçons à votre égard. Et, comme je vous ai amené ici, il pense qu’il est en droit de vous connaître mieux. Notre sécurité en dépend.

« Il me mena lentement vers la salle de bal. Mais, ce faisant, il se tourna vers moi et me dit à l’oreille :

« — Je dois vous mettre en garde. Ne répondez à aucune question. Interrogez, et la vérité éclora, bouton après bouton. Mais ne livrez rien de vous-même, rien, surtout rien qui concerne vos origines.

« Il s’écarta de nous, mais nous fit signe de le suivre dans la pénombre vers l’endroit où les autres s’étaient assemblés, tel un groupe lointain de statues de marbre, dont mains et visages n’étaient que trop semblables aux nôtres. Je sentis fortement à cet instant à quel point nous étions tous faits de la même substance — pensée qui ne m’était qu’occasionnellement venue à l’esprit durant toutes ces longues années de La Nouvelle-Orléans. Pensée désagréable aussi, surtout lorsque je vis quelques-uns d’entre eux se refléter dans les longs miroirs qui brisaient la masse dense des épouvantables fresques.

« Claudia parut s’éveiller au moment où, ayant découvert un fauteuil de chêne sculpté, je m’y installais. Elle se pencha vers moi et me dit quelque chose d’étrangement incohérent, mais qui semblait signifier que je devais obéir au conseil d’Armand : ne rien dévoiler de nos origines. J’eus envie de parler avec elle davantage, mais me tus en apercevant le grand vampire nommé Santiago qui nous observait, ses yeux allant lentement de nous deux à Armand. Plusieurs femmes vampires s’étaient groupées autour d’Armand et, lorsque je les vis enserrer sa taille de leurs bras, je sentis un tumulte de sentiments m’envahir. Et ce qui me remplit d’épouvante en regardant ce spectacle, ce ne fut ni leurs formes exquises, ni leurs traits délicats, ni les mains gracieuses que leur nature vampirique avait rendues dures comme le verre; ce ne fut pas leurs yeux ensorcelants qui, dans le silence soudain, se fixèrent sur moi — ce qui m’emplit d’épouvante, ce fut la violence de ma jalousie. Je fus consterné de les voir si près de lui, effrayé de le voir les embrasser tour à tour. Lorsqu’il les fit approcher de moi, j’étais troublé et peu sûr de moi-même.

« Les noms que je me rappelle sont ceux d’Estelle et de Céleste, créatures à la beauté de porcelaine qui caressèrent Claudia avec la liberté qu’ont les aveugles, faisant courir leurs mains sur sa chevelure radieuse, sur ses lèvres même, ce qu’elle toléra, les yeux toujours brumeux et lointains, partageant avec moi seul la vérité qu’elles semblaient incapables de saisir : à savoir qu’une âme de femme aussi achevée et acérée que la leur habitait ce corps d’enfant. Je l’observai. Elle se tourna vers ses admiratrices, leur présenta ses jupes couleur lavande et sourit froidement en réponse à leurs regards d’adoration. Je me demandai combien de fois moi aussi je lui avais parlé comme à une enfant, je l’avais caressée trop librement, prise dans mes bras avec l’abandon d’un adulte. Je sentis mon esprit vagabonder : souvenir de la nuit précédente, souvenir déjà vieux d’un siècle, de Claudia s’exprimant avec tant de rancœur à propos de l’amour; échos du choc provoqué par les révélations d’Armand, ou plutôt par le fait qu’il n’en avait point à faire; calme imprégnation de la présence des vampires qui m’environnaient, qui chuchotaient dans les ténèbres sous les fresques baroques. Car j’apprenais beaucoup sans même poser de question; la vie de vampire à Paris était bien ce que je craignais, ce que la petite représentation dans le théâtre du dessus avait indiqué.

« Les lumières tamisées étaient de rigueur dans le domaine souterrain. On y appréciait l’art. Presque chaque nuit s’ajoutait aux collections une nouvelle toile ou une nouvelle gravure d’un artiste contemporain, que l’un des vampires rapportait. Céleste, sa main froide sur mon bras, parlait avec mépris de ces artistes aux inspirations macabres. Estelle, qui tenait maintenant Claudia sur son sein, mettait l’accent à mon profit — moi, le colonial naïf — sur le fait que ce n’étaient pas les vampires qui étaient les auteurs de ces horreurs mais qu’ils se contentaient de les collectionner, en témoignage incessant de ce que les hommes étaient capables de beaucoup plus d’invention dans le mal que les vampires.

« — Il y a quelque chose de mal à faire de pareilles peintures? demanda doucement Claudia de sa voix sans timbre.

« Céleste rejeta en arrière ses boucles noires et rit.

« — Ce que l’on peut imaginer, on peut le faire, répondit-elle vivement — mais ses yeux reflétaient une certaine hostilité contenue. Bien sûr, nous nous efforçons de rivaliser avec les hommes en meurtres en tous genres, n’est-ce pas?

« Elle se pencha pour toucher Claudia au genou. Mais Claudia se tut, se contentant de la regarder rire nerveusement et continuer son discours. Santiago s’approcha, pour amener la conversation sur le sujet de nos chambres de l’hôtel Saint-Gabriel. « Terriblement dangereux », dit-il, accompagnant ses mots d’un geste théâtralement exagéré. Il montra une connaissance stupéfiante de notre suite. Il connaissait le coffre où nous dormions; cela l’avait frappé et lui semblait vulgaire.

« — Rejoignez-nous, me dit-il avec cette simplicité presque enfantine qu’il avait déjà montrée, un peu plus tôt, sur les marches. Venez vivre avec nous, et vous n’aurez plus à vous dissimuler. Nous avons notre garde. Et dites-moi donc, d’où venez-vous? (Il tomba sur ses genoux et posa la main sur le bras de mon fauteuil.) Votre voix. je connais cet accent ; parlez encore.

« Je fus vaguement horrifié à l’idée d’avoir un accent en français, mais ce n’était pas ma préoccupation immédiate. Il était plein de détermination, et je sentais son caractère possessif qui commençait de m’envahir. Les vampires qui nous entouraient avaient continué de parler dans l’entre-temps; Estelle expliquait que le noir était la couleur qui convenait aux vêtements des vampires et que la robe pastel de Claudia était jolie, mais de mauvais goût.

« — Nous nous fondons dans la nuit, disait-elle. Notre éclat est celui des funérailles.

« Puis, approchant sa joue de celle de Claudia, elle rit pour adoucir sa critique. Céleste rit aussi, et Santiago, et la salle entière parut s’animer d’un rire au tintement surnaturel, de voix d’un autre monde dont les échos rebondissaient contre les parois peintes, ridaient les pâles flammes des chandelles.

« — Ah! mais il faut cacher ces boucles! Dit Céleste, qui jouait maintenant avec les cheveux d’or de Claudia.

« Une évidence me sauta aux yeux : ils avaient tous teint leurs cheveux en noir, à l’exception d’Armand. C’était cela, ajouté à leurs vêtements noirs, qui contribuait à donner l’impression désagréable que nous étions des statues nées des mêmes ciseaux et du même pinceau. Cette impression m’était réellement déplaisante et remuait quelque chose au plus profond de moi, dont je n’arrivais pas à définir la nature.

« Je me levai inconsciemment pour m’éloigner d’eux, traversant la pièce jusqu’à l’un des miroirs étroits où je voyais leur reflet par-dessus mon épaule. Claudia brillait comme un joyau en leur milieu; le jeune mortel qui dormait en bas aurait brillé de même. Je commençai à comprendre que je les trouvais horriblement sinistres : sinistre, sinistre était tout ce que rencontrait mon regard, sinistre la similitude de leurs yeux étincelants de vampire, sinistre leur esprit semblable au cuivre sinistre du son d’une cloche.

« Seul le savoir dont je ressentais le besoin pouvait me distraire de ces pensées.

« — Les vampires de l’Europe de l’Est…, était en train de dire Claudia, ces créatures monstrueuses, qu’ont-elles à voir avec nous?

« — Des revenants, répondit Armand à voix basse malgré la distance qui les séparait, comptant sur l’infaillibilité des oreilles surnaturelles à saisir ce qui n’était guère plus qu’un murmure étouffé.

« Le silence se fit dans la salle.

« — Leur sang est différent, abject. Ils se multiplient comme nous le faisons, mais sans adresse et sans prudence. Autrefois…

« Il se tut brusquement. Je pouvais voir son visage se refléter dans le miroir. Il était étrangement rigide.

« — Oh! oui, parle-nous d’autrefois! dit Céleste sur un ton perçant, dans le registre d’une voix humaine, où transparaissait quelque agressivité.

« Et voici que Santiago renchérissait, harcelait Armand à son tour :

« — Oui, parle-nous des anciens sabbats, des herbes qui nous rendaient invisibles… (Il sourit.) Et des bûchers!

« Armand fixa Claudia de son regard.

« — Prends garde à ces monstres, dit-il, tandis que ses yeux, d’un mouvement calculé, passaient sur Santiago puis sur Céleste. Ils vous attaquent comme si vous n’étiez que des humains.

« Céleste frissonna, marmonna quelque chose d’un ton de dédain, comme une aristocrate aurait pu parler de cousins vulgaires portant par malheur le même nom qu’elle. Cependant, c’était Claudia que j’observais, car ses yeux semblaient toujours recouverts d’un voile. Elle se détourna soudainement d’Armand.

« Les voix des autres vampires firent de nouveau résonner la salle, des voix affectées de soirée mondaine. Ils s’entretenaient des meurtres de la nuit, décrivaient leurs rencontres sans un soupçon d’émotion. De temps à autre éclataient des défis en matière de cruauté, tels des éclairs blancs. On avait acculé dans un coin un mince et grand vampire parce qu’il avait trop tendance à romantiser inutilement la vie des mortels, manquait d’entrain, refusait les occasions de se divertir qui se présentaient à lui. Il était d’une nature simple, prompt à hausser les épaules, lent à la parole et tombait pour de longues périodes dans un silence hébété, comme si, presque étouffé de sang, il serait aussi bien allé se recoucher dans son cercueil plutôt que de rester là. Mais il restait pourtant, retenu par la pression de ce groupe surnaturel qui avait fait de l’immortalité un club de conformistes. Comment Lestat aurait-il trouvé cela? Était-il venu ici? Qu’est-ce qui avait causé son départ? Personne n’avait jamais commandé à Lestat — il était le maître de son petit cercle; comme ils auraient loué son caractère inventif, sa façon de jour au chat et à la souris avec ses victimes! Gâcher… Ce mot, cette notion, qui avait été si précieux pour moi lorsque j’étais encore un vampire novice, ce mot était sans cesse répété. Vous avez « gâché » l’occasion de tuer cet enfant, cher ami. Chère amie, vous avez « gâché » l’occasion de terrifier cette pauvre femme, ou de mener cet homme à la folie, il aurait suffi de quelques tours de prestidigitation…

« La tête me tournait. Un banal mal de tête de simple mortel. J’avais une violente envie de fuir ces vampires, et c’était le visage distant d’Armand qui me retenait, plutôt que ses mises en garde. Il semblait loin des autres à présent, bien qu’assez souvent il acquiesçât de la tête, prononçât quelques mots ça et là, de manière à paraître faire partie de leur groupe, sa main ne quittant que rarement l’appui du bras de son fauteuil en forme de patte de lion. J’avais chaud au cœur de le voir se comporter ainsi et de constater qu’aucun autre dans cette petite foule ne pouvait comme moi accrocher son regard, et même de temps à autre le retenir. Pourtant, il restait distant, ne me renvoyant que l’éclat de son regard. Son avertissement résonnait encore dans mon oreille, mais je n’en avais cure. Bien que ma seule envie fût de quitter ce théâtre, apathique, je ne bougeais pas, recueillant des renseignements qui se révélaient inutiles et infiniment lugubres.

« — Mais n’y a-t-il rien que vous considériez comme crime, comme crime capital? demanda Claudia.

« Dans le reflet du miroir, ses yeux violets me paraissaient fixés sur moi, alors que je lui tournais le dos.

« — Le crime? C’est l’ennui! s’écria Estelle en pointant un doigt blanc sur Armand.

« Ils partirent tous deux d’un rire étouffé, à l’autre bout de la pièce.

« — L’ennui, c’est la mort! reprit-elle, dénudant ses crocs de vampire, de telle sorte qu’Armand porta la main à son front en une mimique théâtrale symbolisant frayeur et défaillance conséquente.

« Cependant, Santiago, qui observait la scène mains croisées derrière le dos, intervint.

« — Le crime! dit-il. Oui, il y a un crime. Un crime pour lequel nous donnerions la chasse à un vampire jusqu’à l’avoir détruit. Etes-vous capable de deviner de quoi il s’agit ?

« Son regard alla de Claudia à moi-même, puis revint sur son petit visage figé comme un masque.

« — Vous devriez savoir, vous qui êtes si secrète au sujet du vampire qui vous a faite, reprit-il.

« — Et pourquoi donc? demanda-t-elle, ses yeux s’élargissant à peine, ses mains toujours immobiles sur son sein.

« Une chape de silence s’abattit progressivement sur la salle, tandis que tous les visages blancs se tournaient vers Santiago toujours debout, un pied en avant, mains nouées derrière le dos, dominant Claudia de toute sa hauteur. Ses yeux brillèrent lorsqu’il s’aperçut qu’il avait capté l’auditoire. Il quitta alors son poste et glissa jusqu’à moi, posa la main sur mon épaule.

« — Vous ne devinez pas de quel crime il s’agit? Votre maître vampire ne vous l’a pas dit?

« M’obligeant lentement à me retourner, de ses mains envahissantes et familières, il se mit à frapper légèrement mon cœur au rythme de ses battements qui s’accéléraient.

« — C’est le crime qui signifie la mort pour tout vampire qui, où que ce soit, le commette. C’est de tuer quelqu’un de votre propre espèce!

« — Aaaaah! s’exclama Claudia en éclatant de rire.

« Elle traversa la pièce, tourbillons de soie lavande, pas secs et résonnants, pour venir me prendre la main, disant :

« — J’avais tellement peur que ce soit d’être né comme Vénus de l’écume des flots, ce qui fut notre lot! Maître vampire! Viens, Louis, allons-nous-en! m’invita-t-elle en m’entraînant.

« Armand riait. Santiago ne bougeait pas. Quand nous atteignîmes la porte, Armand se leva.

« — Vous serez les bienvenus demain soir, dit-il. Et après-demain également.


— Je ne crois pas avoir repris mon souffle avant d’être parvenu à la rue. Il continuait de pleuvoir, et sous la pluie la rue tout entière paraissait détrempée et désolée, belle toutefois. Quelques bouts de papier flottaient dans le vent, une voiture luisante passa lentement, accompagnée des claquements épais et rythmés des sabots du cheval. Le ciel était d’un violet pâle. J’accélérai vivement le pas, Claudia à mon côté me montrant le chemin jusqu’à ce que, découragée par la longueur de mes enjambées, elle choisît le berceau de mes bras.

« — Je ne les aime pas, me dit-elle d’un ton furieux et mordant comme l’acier, alors que nous approchions de l’hôtel Saint-Gabriel.

« Même son hall immense et brillamment éclairé était calme à cette heure d’avant l’aube. Je passai en courant d’air devant les longs visages des employés de la réception, assoupis.

« — Je les ai cherchés par le monde entier, et je ne peux que les mépriser!

« Elle jeta sa cape et s’avança au centre de la pièce. Une rafale de pluie frappa les portes-fenêtres. Je me surpris à allumer les lumières une à une, élevant le candélabre aux becs à gaz comme l’auraient fait Claudia ou Lestat. Puis je cherchai le fauteuil de velours puce dont j’avais rêvé dans la cave d’Armand et, épuisé, m’y effondrai. J’eus un moment l’impression que la pièce s’embrasait, mais, comme mes yeux se portaient sur une peinture représentant des arbres couleur pastel et des eaux sereines, dans un cadre doré, le maléfice qui me retenait à ces autres vampires fut rompu. Ils ne pouvaient nous atteindre ici, pensais-je, et pourtant je savais que c’était un mensonge que je me faisais à moi-même, un mensonge stupide.

« — Je suis en danger, en danger, reprit Claudia, dont couvait la colère.

« — Mais comment peuvent-ils savoir ce que nous lui avons fait? En plus, nous sommes deux à être en danger! T’imagines-tu que je ne reconnais pas mes propres responsabilités! Et même si tu étais la seule…

« Je tendis le bras vers elle tandis qu’elle s’approchait, mais ses yeux furieux se posèrent sur moi, et je laissai retomber mollement mes mains.

« — Penses-tu que je t’abandonnerais dans le danger?

« Elle sourit. Un instant, je n’en crus pas mes yeux.

« — Non, tu ne m’abandonnerais pas, Louis. Le danger te lie à moi…

« — C’est l’amour qui me lie à toi, dis-je doucement.

« — L’amour? fit-elle, songeuse. Qu’entends-tu par amour?

« Puis, lisant peut-être la douleur sur mon visage, elle vint à moi et posa les mains sur mes joues. Elle était froide et insatisfaite, tout comme moi, que ce jeune mortel avait excité sans combler.

« — Que tu peux tenir mon amour acquis pour toujours, répondis-je. Que nous sommes mariés l’un à…

« Mais, tout en disant ces mots, je sentais ma conviction s’effriter sous l’assaut des tourments qu’avaient réveillés en moi, la nuit précédente, les remarques de Claudia sur les passions des mortels. Je me détournai.

« Tu me quitterais pour Armand, s’il t’y invitait…

« — Jamais…, répondis-je.

« — Si, tu me laisserais… il te désire comme tu le désires. C’est toi qu’il attendait…

« — Jamais…

« Je me levai et me dirigeai vers notre coffre. Les portes étaient verrouillées mais ne suffiraient pas à empêcher d’entrer les autres vampires. Nous ne pouvions nous garder d’eux qu’en nous levant aussitôt que la lumière nous le permettrait. Je me retournai et l’invitai à venir. Et elle fut à mon côté. J’avais envie d’enfouir mon visage dans ses cheveux, de lui mendier son pardon. Car, en vérité, elle avait raison; et pourtant je l’aimais, je l’aimais comme je l’avais toujours aimée. Comme je l’attirais à moi, elle observa :

« — Sais-tu ce qu’il m’a dit et redit, sans même proférer une parole ; sais-tu dans quelle transe il m’a plongée, au point que je ne pouvais détacher mes yeux de lui, qu’il m’attirait à lui comme s’il avait harponné mon cœur?

« — Ainsi, tu l’as ressenti…, soufflai-je. C’était donc la même chose pour toi…

« — Il m’a rendue impuissante! dit-elle.

« Je la revis assise sur le bureau, appuyée contre les livres, son cou mou, ses mains mortes.

« — Mais que me disais-tu? Qu’il t’a parlé, qu’il t’a…

« — Sans dire un mot!

« Les lumières des lampes à gaz s’affaiblissaient; les flammes des bougies étaient tellement immobiles qu’elles en paraissaient solides. La pluie giflait les vitres.

« Sais-tu ce qu’il a dit?… Il a dit que je devais mourir! chuchota-t-elle. Que je devais te laisser aller.

« Je secouai la tête, et pourtant dans mon cœur monstrueux je sentis une bouffée d’excitation. Devant ses yeux, il y avait un voile vitreux et argenté.

« — Il aspire la vie qui est en moi, reprit-elle, ses lèvres adorables agitées d’un tremblement insupportable.

« Je la tenais toute serrée contre moi, mais les larmes continuaient d’embuer ses yeux.

« — Il aspire la vie de ce garçon qui est son esclave, il aspire la vie de moi dont il voudrait faire son esclave. Il t’aime. Il t’aime. Il voudrait te posséder, et ne veut pas que j’obstrue le passage.

« — Tu ne le comprends pas! rétorquai-je en l’embrassant.

« J’aurais voulu l’ensevelir de baisers, répandre sur ses lèvres, ses joues, une pluie de baisers.

« — Je ne le comprends que trop bien, murmura-t-elle à mes lèvres, alors même que je l’embrassais. C’est toi qui ne le comprends pas. L’amour t’a aveuglé; tu es fasciné par son savoir, son pouvoir. Si tu savais comment il boit la mort, tu le haïrais plus encore que tu n’as jamais haï Lestat. Louis, tu ne dois jamais retourner près de lui. Je te le dis, je suis en danger!


— Tôt dans la soirée, le lendemain, je la laissai, convaincu que seul Armand parmi tous les vampires du théâtre était digne de confiance. Elle me laissa aller avec réticence, et je fus profondément troublé par l’expression de son regard. La faiblesse était chose inconnue d’elle, et pourtant je lisais en elle de la peur et une sorte d’abattement. Je me dépêchai, et attendis devant le théâtre que le dernier spectateur soit parti et que les portiers commencent à fermer les verrous.

« Je ne sais pas exactement pour qui ils me prirent… Pour l’un des acteurs, qui n’avait pas ôté son maquillage? Cela n’avait pas d’importance. Ce qui importait, c’était qu’ils me laissent entrer. Je passai, traversai la salle de bal sans me faire arrêter par les quelques vampires qui s’y trouvaient, pour enfin me retrouver devant la porte ouverte d’Armand. Il m’aperçut aussitôt, ayant sans aucun doute entendu mes pas depuis longtemps, me souhaita la bienvenue et m’invita à m’asseoir. Il s’occupait de son jeune humain, qui était attablé au bureau devant un plat d’argent chargé de viandes et de poisson. Près de lui il y avait une carafe de vin blanc, et malgré sa fièvre et sa faiblesse, conséquence de la nuit passée, son teint était rose; sa chaleur et son parfum étaient pour moi une torture. Non pas pour Armand, apparemment, qui, assis dans le fauteuil de cuir près du feu, en face de moi, contemplait le jeune homme, bras croisés sur les accoudoirs. Le garçon remplit son verre et l’éleva en un salut.

« — A mon maître, dit-il en souriant, ses yeux étincelants posés sur moi.

« Mais le toast était destiné à Armand.

« — Ton esclave…, murmura Armand dans un souffle profond et passionné.

« Il regarda le jeune humain boire à larges gorgées. Je le voyais savourer du regard les lèvres humides, la chair mobile de la gorge qui palpitait au passage du vin. Puis le jeune homme prit un morceau de viande blanche, répéta son salut et le mangea lentement, regard fixé sur Armand. Il semblait qu’Armand se régalât aussi de ce festin, bût cette part de la vie qu’il ne pouvait désormais apprécier que de son seul regard. Et, pour égaré qu’il parût, cet abandon était calculé : ce n’était pas ma torture d’autrefois, lorsque devant les fenêtres de Babette je languissais pour sa vie de mortelle.

« Quand le jeune homme eut terminé, il s’agenouilla, bras noués autour du cou d’Armand, comme s’il savourait vraiment le contact de cette chair glacée. Cela me rappela la première nuit où Lestat vint à moi, la façon dont ses yeux semblaient brûler, dont luisait son visage blanc. Vous devez avoir en ce moment la même impression en face de moi.

« La scène prit fin. Le garçon alla se coucher, et Armand referma sur lui les grilles de cuivre. Quelques minutes après, alourdi par son repas, il somnolait, et Armand s’assit en face de moi. Ses beaux yeux larges étaient calmes et présentaient toutes les apparences de l’innocence. Quand je sentis qu’ils m’attiraient à lui, je baissai les miens et regardai l’âtre, souhaitant trouver un feu là où il n’y avait que cendres.

« — Vous m’avez recommandé de ne rien dire de mes origines, pourquoi? demandai-je, relevant les yeux sur lui.

« Il parut se rendre compte de ma retenue, sans s’en offenser, et me considéra d’un air légèrement interrogatif. Mais je me sentais faible, trop faible pour un interrogatoire, et me détournai de nouveau.

« — Avez-vous tué le vampire qui vous a fait? Est-ce la raison pour laquelle vous êtes ici sans lui, pour laquelle vous ne voulez pas dire son nom ? C’est ce que pense Santiago.

« — Et si c’était vrai, ou si nous ne parvenions pas à vous convaincre du contraire, vous essaieriez de nous détruire? demandai-je.

« — Je n’essaierais rien moi-même, répondit-il avec calme. Mais, comme je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas ici le chef, dans le sens où vous l’entendiez dans votre question.

« — Ils vous prennent cependant pour leur chef, n’est-ce pas? Et Santiago, par deux fois, vous l’avez empêché de m’attaquer!

« — Je suis plus puissant que Santiago, plus vieux. Santiago est plus jeune que vous, dit-il d’une voix simple, dépourvue de toute trace d’orgueil.

« Il ne faisait qu’énoncer des faits.

« — Nous ne voulons pas de querelle avec vous.

« — Elle a déjà commencé, répondit-il. Mais pas avec moi. Avec ceux d’en haut.

« — Mais quelle raison a-t-il de nous soupçonner?

« Armand semblait pensif maintenant; ses yeux étaient baissés, son menton reposait sur son poing fermé. Au bout d’un instant qui parut interminable, il releva les yeux.

« — Je pourrais vous donner des raisons, dit-il. Vous dire que vous vous taisez trop. Que les vampires sont en petit nombre sur ce monde, vivent dans la terreur qu’éclatent entre eux des conflits, choisissent leurs rejetons avec le plus grand soin, s’assurant qu’ils montreront le respect le plus extrême pour les autres vampires. Il y a quinze vampires dans cette demeure, et le nombre en est jalousement gardé. On craint les vampires trop faibles, devrais-je ajouter. Pour eux, il est évident que vous présentez d’énormes défauts : vous êtes trop sensible, vous pensez trop. Ainsi que vous l’avez vous-même dit, le détachement naturel aux vampires n’est pas une valeur que vous appréciez. Et puis il y a cette enfant mystérieuse ; une enfant qui ne grandira jamais, ne saura jamais se suffire à elle-même. Je ne ferais pas à l’heure présente un vampire du garçon qui est ici, même si sa vie, qui m’est si précieuse, était en danger, parce qu’il est trop jeune, que ses membres ne sont pas assez forts, parce qu’il a à peine bu à la coupe de la vie mortelle. Et voilà que, vous, vous apparaissez en compagnie de cette enfant. Quel genre de vampire a bien pu la faire, demandent-ils, est-ce vous qui l’avez faite? Ainsi, voyez-vous, vous arrivez avec toutes ces tares et ces mystères, tout en restant néanmoins complètement silencieux. On ne peut donc vous faire confiance. Santiago cherche un prétexte. Car il y a une autre raison, qui est plus déterminante que tout ce que je viens de dire. C’est simplement que, la première fois que vous avez rencontré Santiago, au Quartier latin, vous l’avez… par malheur… traité de bouffon.

« — Ooooh! fis-je, me radossant.

« — Cela se serait peut-être mieux passé si vous n’aviez rien dit.

« Il sourit de voir que j’appréciais comme lui l’ironie de la chose.

« Je me mis à réfléchir. Sur le cours de mes pensées pesaient lourdement les étranges avertissements de Claudia, son affirmation selon laquelle ce vampire au jeune visage, aux yeux doux, lui aurait intimé l’ordre de mourir. En arrière-fond s’accumulait lentement mon dégoût pour les autres vampires du théâtre.

« J’avais une envie irrésistible de lui parler de tout. Oh! non, pas encore des craintes de Claudia, bien que, plongeant mon regard dans ses yeux, il me fût difficile de croire qu’il avait tenté de lui imposer ainsi sa volonté : ses yeux disaient « Vis », ses yeux disaient « Apprends »… Mais comme j’avais envie de lui confier la profondeur de mon incompréhension! De lui confier ma stupéfaction d’avoir découvert, après toutes ces années de quête, que les vampires avaient fait de l’immortalité un club de conformistes aux lubies misérables. Cependant, malgré ma tristesse et mon désarroi, un raisonnement plus clair se fit jour dans mon esprit : pourquoi en serait-il autrement? Qu’avais-je pu espérer? De quel droit avais-je été si déçu de Lestat, que je l’en avais laissé assassiner! Parce qu’il ne voulait pas me montrer ce que je devais trouver en moi-même? Qu’elles avaient donc été les paroles d’Armand? Le seul pouvoir qui soit n’existe qu’en nous-mêmes…

« — Ecoutez-moi, reprit-il. Vous devez les éviter. Votre visage est incapable de rien dissimuler. En cet instant même, vous ne pourriez me résister si je me mettais à vous questionner. Regardez-moi dans les yeux.

« Je ne lui obéis pas. Je fixai fermement mon regard sur l’une des petites peintures accrochées au-dessus du bureau, jusqu’à ce que la Madone à l’Enfant se fût transformée en une pure harmonie de lignes et de couleurs. Car je savais qu’il disait vrai.

« — Arrêtez-les, dites-leur que nous ne leur voulons aucun mal. Pourquoi pas? Vous dites vous-même que nous ne sommes pas vos ennemis, quoi que nous ayons pu faire…

« Je l’entendis soupirer, faiblement.

« — Je les ai arrêtés pour le moment, dit-il. Mais je ne veux pas exercer sur eux le pouvoir qui serait nécessaire pour les arrêter tout à fait. Car, si j’exerçais un pareil pouvoir, je devrais ensuite le protéger. Cela me créerait des ennemis avec lesquels j’aurais à me mesurer pour l’éternité, alors que tout ce que je souhaite, c’est d’avoir ici un peu d’espace, un peu de paix. Ou bien d’être ailleurs. J’accepte cette espèce de sceptre qu’ils m’ont confié, non pour régner sur eux, mais seulement pour les garder à distance.

« — J’aurais du savoir, dis-je, regard toujours fixé sur la Madone.

« — Alors, restez à l’écart. Céleste a un grand pouvoir, car c’est l’une des plus vieilles, et elle est jalouse de la beauté de l’enfant. Quant à Santiago, comme vous avez pu le voir, il n’attend que la moindre preuve que vous êtes hors la loi.

« Je me tournai lentement vers le fauteuil où il était assis, dans cette immobilité surnaturelle propre aux vampires, semblable en fait à l’immobilité de la mort. L’instant se prolongea. Ses paroles résonnèrent de nouveau à mon oreille, comme s’il les répétait vraiment. « Tout ce que je souhaite, c’est d’avoir ici un peu d’espace, un peu de paix. Ou bien d’être ailleurs. » Je ressentais pour lui une telle inclination que je devais faire appel à toute ma force pour lui résister, pour m’obliger à rester dans mon fauteuil à le regarder, à combattre mes sentiments. Ce que j’aurais voulu, c’est que Claudia soit en sécurité parmi ces vampires, sans qu’ils puissent la trouver coupable d’aucun crime, afin que moi je sois libre, libre de rester à toujours dans cette cellule, pour autant que j’y serais bienvenu, ou même simplement toléré, admis à quelque condition que ce fût.

« Je revoyais ce jeune mortel, agenouillé au côté d’Armand dont il enlaçait le cou de ses bras. C’était pour moi l’image même de l’amour. De l’amour que je ressentais. Je ne parle pas d’amour physique, vous devez bien le comprendre, bien qu’Armand fût beau et simple, et qu’il n’y eût rien pu avoir de déplaisant à entretenir avec lui des relations intimes. Pour les vampires, l’amour physique ne peut culminer et n’être satisfait que dans le meurtre. Je parle d’une autre sorte d’amour qui m’attirait à lui, comme le maître que Lestat n’avait pas su être. Jamais Armand ne conserverait par-devers lui son savoir, j’en étais certain. Le savoir filtrait au travers d’Armand comme au travers d’un panneau de verre. Je pourrais m’y baigner, m’en nourrir et croître. Je fermai les yeux. Je crus l’entendre parler, d’une voix si faible que je n’en avais pas de certitude. Il me semblait qu’il disait :

« — Savez-vous pourquoi je suis ici?

« Je relevai les yeux sur lui, me demandant s’il savait mes pensées, s’il pouvait vraiment les lire, s’il était concevable que son pouvoir aille aussi loin. Je pouvais bien pardonner maintenant à Lestat de n’avoir été rien d’autre qu’une créature ordinaire et incapable de m’enseigner comment user de mes pouvoirs. Mais les souvenirs de ma vie passée me hantaient toujours, sans que je cherche à leur opposer de résistance. Tout n’était que tristesse, tristesse devant ma propre faiblesse, devant l’horrible dilemme qui s’imposait à moi. Claudia ou Armand. Claudia, ma fille et mon amour.

« — Que dois-je faire? murmurai-je. Vous oublier, vous quitter, vous et vos compagnons? Après toutes ces années de quête ?…

« — Ce n’est pas à eux que vous vous intéressez, dit-il.

« Je souris et acquiesçai de la tête.

« — Que voulez-vous faire, vous? demanda-t-il de sa voix la plus aimable, la plus compréhensive.

« — Ne le savez-vous pas? N’en avez-vous pas le pouvoir? demandai-je. Ne pouvez-vous lire mes pensées ?

« Il secoua la tête.

« — Pas au sens où vous l’entendez. Je sais seulement que le danger qui vous menace, vous et l’enfant, est réel, parce que vous le ressentez comme réel. Et je sais que votre solitude, malgré son amour, vous est d’ un poids terrible, insupportable presque.

« Je me levais. C’était une chose bien simple que de se lever, d’aller jusqu’à la porte, avant de remonter rapidement le passage. J’y utilisai pourtant jusqu’à la dernière parcelle de mon énergie, mes dernières ressources de cette curieuse vertu que j’avais baptisée détachement.

« — Je vous demande de nous protéger d’eux, dis-je depuis la porte, sans me retourner, sans même souhaiter qu’il me réponde.

« — Ne partez pas, dit-il.

« — Je n’ai pas le choix.

« J’étais déjà dans le passage quand je l’entendis si près de moi que j’en sursautai. Il était à mon côté, son œil au niveau du mien. Il me tendait une clef.

« — Il y a une porte par ici, dit-il en désignant l’extrémité obscure du passage, que je pensais sans issue. Et un escalier jusqu’à la rue latérale du théâtre, que je suis le seul à utiliser. Sortez par là, afin d’éviter les autres. Vous êtes nerveux, ils s’en apercevraient.

« J’amorçai une volte-face pour m’enfuir au plus vite, bien que chaque atome de mon être désirât rester en ce lieu.

« — Mais laissez-moi vous dire encore un mot, reprit-il, appuyant légèrement le dos de sa main sur mon cœur. Utilisez le pouvoir qui est en vous. Ne le haïssez plus. Faites-en usage! Et quand ils vous rencontreront dans les rues, au-dessus, servez-vous-en pour faire de votre visage un masque, pour charger le regard que vous porterez sur eux du même avertissement que vous adressez aux mortels : prenez garde! Je vous donne ce mot ainsi qu’une amulette à porter autour du cou. Quand vos yeux rencontreront les yeux de Santiago, ou ceux de n’importe quel autre vampire, parlez-leur poliment de ce que vous voudrez, mais n’ayez en votre pensée que ce mot, que ce mot seul. Rappelez-vous mes paroles. Je vous parle simplement parce que vous respectez ce qui est simple. Vous devez comprendre. C’est votre force.

« Je pris la clef de ses mains, mais ne me souviens pas vraiment de l’avoir introduite dans la serrure, ni d’avoir gravi l’escalier. Je ne sais plus si Armand m’accompagnait. Je me rappelle seulement qu’au moment où je mettais le pied dans la petite rue noire, derrière le théâtre, je l’entendis me dire à voix basse :

« — Venez ici, me voir, quand vous le pourrez.

« Je fouillai les alentours du regard, mais ne fus pas surpris de ne pouvoir le découvrir. Il m’avait également conseillé de ne pas quitter l’hôtel Saint-Gabriel, pour ne pas donner aux autres le début de preuve de ma culpabilité qu’ils désiraient.

« — Vous voyez, avait-il dit, tuer d’autres vampires est chose très excitante. Voilà pourquoi c’est interdit sous peine de mort.

« Il me sembla alors que je m’éveillais. Que je m’éveillais aux rues de Paris luisantes de pluie, aux maisons étroites qui s’élevaient de chaque côté. La porte en se refermant avait créé derrière moi un mur solide et sombre, Armand avait disparu.

« Bien que j’eusse su que Claudia m’attendait, bien que je l’eusse aperçue par la fenêtre, en passant devant l’hôtel au-dessus des réverbères, petite silhouette debout parmi les fleurs aux pétales de cire, je m’éloignai des boulevards, pour me laisser engloutir par des rues plus sombres, comme je le faisais autrefois, à La Nouvelle-Orléans.

« Ce n’était pas que je ne l’aimais plus; je ne savais que trop que je l’aimais. La passion que j’éprouvais pour elle était aussi forte que celle que j’avais pour Armand. Je les fuyais tous deux en fait, tout en laissant le désir du sang monter en moi, telle une fièvre bienvenue, qui obscurcissait ma conscience, oblitérait ma douleur.

« Émergeant du brouillard qui avait suivi la pluie, un homme s’avançait vers moi. Je le revois rôder sur un paysage de rêve, tant la nuit qui m’entourait était noire et irréelle. La colline aurait pu être n’importe où dans le monde, et les douces lumières de Paris n’étaient qu’un scintillement amorphe parmi les brumes. Ivre, malgré ses yeux perçants, il se jetait aveuglément dans les bras de la mort. Ses doigts palpitants s’avancèrent pour palper les os de mon visage.

« Je n’étais pas encore assoiffé au point d’en être fou, désespéré. J’aurais pu lui dire : « Passez votre chemin. » Je crois que mes lèvres formèrent vraiment les mots qu’Armand m’avait enseignés : « Prenez garde. » Pourtant je le laissai glisser audacieusement son bras d’ivrogne autour de ma taille; je cédai à ses yeux adorateurs, à sa voix qui me suppliait de lui permettre de faire mon portrait sur l’heure, qui me parlait de la chaleur de son atelier; je cédai à l’odeur riche et douce de la peinture qui striait sa chemise lâche. Je le suivis à travers Montmartre, lui murmurai :

« — Vous, vous n’êtes pas de la société des morts…

« Il me conduisit à travers un jardin envahi par la végétation, par une herbe humide et douce, riant de m’entendre répéter :

« — Vivant, vivant…

« Il me touchait la joue, me caressait le visage de la main, la refermait sur mon menton, tout en me guidant jusqu’à la lumière d’une porte basse. Les lampes à huile illuminèrent sa face rouge. Quand la porte se referma, la chaleur de la pièce nous inonda.

« Je remarquai les larges cercles scintillants de ses yeux, les petites veines rouges qui en rejoignaient la pupille obscure, la main tiède qui, contact brûlant pour ma main glacée, me mena à une chaise. Puis, tout autour, j’aperçus des visages qui flamboyaient, apparitions dans la fumée des lampes, dans le miroitement du poêle ardent, féerie de couleurs étalées sur les toiles qui nous environnaient de toutes parts, au dessous du petit toit en pente, explosion de beauté palpitante et martelante.

« — Asseyez-vous, asseyez-vous…, me dit-il, posant sur ma poitrine des mains fiévreuses que j’emprisonnai dans les miennes.

« Mais il se libéra et fit quelques pas en arrière, tandis que la faim montait en moi, vague après vague.

« Il se mit à me détailler d’un regard soutenu, la palette à la main, le bras droit caché par le grand format de la toile. L’esprit vide, désemparé, je me laissai aller à la dérive, emporté par les peintures, par l’admiration contenue dans ses yeux. J’en oubliai le regard d’Armand, rêvai que Claudia, dévalant le passage creusé dans la pierre, claquant des talons, s’enfuyait loin de moi, loin de moi.

« — Vous êtes vivant…, chuchotai-je.

« — De l’os, répondit-il. De l’os…

« Et cela me rappela les tas d’ossements que l’on retirait des tombes peu profondes de La Nouvelle-Orléans et que l’on mettait derrière, dans de petites chambres, afin d’étendre un autre cadavre dans le trou étroit. Je sentis mes yeux se fermer ; je sentis ma faim devenir agonie, mon cœur crier d’envie pour un cœur de vivant. Je le sentis s’avancer vers moi, mains tendues pour redresser mon visage — pas fatals, fatales titubations d’ivrogne. Un soupir s’échappa de mes lèvres :

« — Sauvez-vous, murmurai-je, prenez garde!…

« Quelque chose modifia l’aspect rayonnant et moite de son visage, quelque chose draina les vaisseaux éclatés de sa peau fragile. Il eut un mouvement de recul, son pinceau tomba de ses mains. Je me levai et, le dominant de toute ma hauteur, sentis mes dents sur ses lèvres, sentis mes yeux se remplir des couleurs de son visage, mes oreilles retentir des cris de sa lutte, mes mains palper cette chair qui se débattait dans mon étreinte. Puis je l’attirai à moi, irrésistiblement, déchirai la chair et bus le sang qui lui donnait la vie.

« — Meurs, soufflai-je alors que j’avais desserré mon étreinte, sa tête arquée sur mon habit. Meurs!

« Je le sentis remuer pour essayer de me regarder. Je bus de nouveau, il lutta encore, jusqu’à ce qu’enfin, le corps flasque, dans un état de choc proche de la mort, il glissât à terre. Cependant, ses yeux restaient ouverts.

« Je m’installai devant sa toile, faible, mais calmé, et regardai ses yeux vagues et virant au gris. Mes mains étaient devenues roses et ma peau voluptueusement tiède.

« — Je suis de nouveau mortel, chuchotai-je à son adresse, je suis vivant. Votre sang m’a rendu la vie.

« Ses yeux se fermèrent. Je m’appuyai au mur et découvris mon propre visage.

« Il n’avait fait qu’une esquisse, une série d’audacieuses lignes noires qui suffisaient à parfaitement rendre mon visage et mes épaules, et avait commencé d’étaler quelques touches, quelques flaques de couleur : le vert de mes yeux, le blanc de ma joue. Cette horreur, l’horreur de découvrir l’expression de ma face! Car il l’avait captée à la perfection et il n’y avait en elle rien d’horrible. Du sein de cette forme ébauchée, les yeux verts me regardaient avec une sorte d’innocence qui ne reflétait que le vide de mon esprit, l’étonnement inexpressif né d’un désir obsédant et accablant qu’il n’avait pas compris. Le Louis d’il y avait cent ans, tout à l’écoute du sermon du curé à la messe, lèvres mollement entrouvertes, cheveux peu soignés, recourbant sur sa poitrine une main lâche. Un Louis mortel. Je crois bien que je ris, me cachant le visage dans les mains, jusqu’à m’en faire venir les larmes aux yeux. Quand je retirai mes doigts, ils étaient tachés de larmes mêlées de sang humain. En moi se réveillait le monstre qui avait tué et tuerait encore. Je m’emparai de la peinture et me préparai à fuir de la petite maison avec mon larcin.

« Mais soudain l’homme s’arracha au sol avec un grognement animal et tenta d’agripper ma botte de ses mains, qui glissèrent sur le cuir. Dans un effort de volonté colossal, il attrapa la toile de toute la force de ses mains blanchissantes.

« — Rendez-la-moi! grogna-t-il. Rendez-la-moi!

« Il tenait bon. Je le regardai, observant comment mes mains maintenaient si facilement ce qu’il cherchait si désespérément à récupérer, comme si ce fût pour lui question d’enfer ou de paradis. Moi, la chose que son sang ne pouvait transformer en humain, lui, l’homme que le mal qui était en moi n’avait pu vaincre. Alors, comme si une volonté étrangère s’était emparée de moi, je lui arrachai des mains la toile et, l’ayant d’un bras soulevé au niveau de mes lèvres, de rage lui déchirai la gorge.


— Revenu à notre suite de l’hôtel Saint-Gabriel, je posai la peinture sur le dessus de la cheminée et la contemplai longuement. Claudia était quelque part, dans l’une des pièces. Je percevais une autre présence, comme un homme ou une femme qui se serait tenu sur l’un des balcons du dessus, émettant un parfum personnel auquel on ne pouvait se tromper. Je ne savais pas pourquoi j’avais pris la toile, pourquoi je m’étais battu pour l’obtenir, ce dont je ressentais maintenant une honte pire que la mort. Pourquoi je continuais de m’accrocher à elle de mes mains saisies d’un tremblement irrépressible. Lentement je tournai la tête. Je voulais que la pièce prenne forme autour de moi; je voulais voir les fleurs, les velours, les bougies dans leurs appliques. Je voulais être un mortel, en sécurité dans sa banalité… C’est alors que dans un brouillard j’aperçus une femme.

« Elle était assise tranquillement à la table somptueuse où Claudia s’occupait de sa chevelure; et elle était si calme, si peu effarouchée, que, par l’effet des multiples reflets dans les miroirs inclinés de ses jupes et de ses manches de taffetas vert, il semblait que la pièce fût peuplée de toute une assemblée de femmes. Sa chevelure d’un rouge sombre était divisée par le milieu et tirée sur ses oreilles, cependant qu’une douzaine de petites boucles folles formaient un cadre à son visage pâle. Elle portait sur moi deux yeux violets et tranquilles; sa bouche était une bouche d’enfant à l’inexorable douceur, une bouche de Cupidon que ni maquillage ni personnalité ne pourrait jamais altérer ; et cette bouche souriait maintenant et disait, tandis qu’une flamme s’allumait dans les yeux violets :

« — Oui, il est bien tel que tu l’avais dit, et je l’aime déjà. Il est comme tu as dit.

« Elle se leva, soulevant ses flots de taffetas sombre, et les trois petits miroirs se vidèrent d’un seul coup.

« Complètement désarçonné, incapable de parler, je me retournai pour découvrir Claudia étendue là-bas sur le lit immense, son petit visage figé dans un calme rigide. Elle refermait sur la tenture de soie un poing serré.

« Madeleine, fit-elle dans un souffle, Louis est un timide.

« Elle observa froidement Madeleine, qui ne fit que sourire à sa remarque puis qui, s’approchant de moi, porta ses deux mains à la frange de dentelles qui entourait sa gorge, l’écartant de manière que je puisse voir les deux petites marques qui s’y trouvaient. Le sourire mourut sur ses lèvres et se transforma en une moue triste et sensuelle, tandis que ses yeux se rétrécissaient et qu’elle disait dans un soupir :

« — Bois!…

« Je me détournai, levant un poing qui exprimait une consternation pour laquelle je ne pouvais trouver de mots. Mais Claudia, proche soudain, s’étant emparée de mon poing, leva sur moi des yeux implacables :

« — Fais-le, Louis, ordonna-t-elle. Parce que, moi, je ne peux pas.

« Sa voix était tranquille et douloureuse; toute émotion avait disparu derrière son ton dur et mesuré.

« — Je n’ai pas la bonne taille, je n’ai pas la force! C’est toi qui m’as faite comme cela! Alors, vas-y!

« Je me dégageai. Je voyais la porte juste devant moi, et le plus sage me parut de m’en aller sur-le-champ. Je sentais la force de Claudia, sa volonté, et dans les yeux de la femme semblait briller la même détermination. Mais Claudia me tenait, sans user de plaidoyers émus ni de misérables cajoleries qui n’auraient fait qu’éveiller ma pitié, tout en me laissant le répit nécessaire pour que je rassemble mes propres forces. Elle me tenait par l’émotion que ses yeux avaient laissée filtrer malgré leur froideur, par sa façon de se détourner soudain, comme si elle avait subi une défaite immédiate. Elle s’enfouit dans son lit, courbant la tête, remuant fébrilement les lèvres, ne relevant les yeux que pour scruter les murs. J’avais envie de la caresser et de lui dire que ce qu’elle demandait était impossible; j’avais envie de calmer ce feu qui semblait la consumer de l’intérieur.

« Notre visiteuse, si douce, s’était installée dans l’un des fauteuils de velours proches du feu, environnée du bruissement de la robe de taffetas qui était part de son mystère — mystère de ses yeux sans passion, mystère de son visage pâle et fiévreux. Je me tournai vers elle, aiguillonné par sa bouche enfantine et boudeuse sertie dans un visage fragile. Le baiser du vampire n’avait laissé sur elle d’autre trace visible que les petites blessures, n’avait altéré d’aucune manière irrémédiable sa chair d’un rose pâle.

« — Quelle apparence avons-nous pour vous? demandai-je, voyant qu’elle regardait Claudia.

« Elle semblait excitée par cette miniature de beauté, par les passions de femme qui se trouvaient horriblement emprisonnées dans les petites mains potelées.

« Elle s’arracha à sa contemplation pour me regarder.

« — Je vous demandais… quelle apparence nous avons? Trouvez-vous que nous sommes beaux, ensorcelants, avec notre peau blanche, nos yeux ardents? Oh! je me rappelle parfaitement ce qu’est le sens de la vue des mortels, sa faiblesse, je me rappelle comment brûle la beauté des vampires à travers ce voile, comment elle attire, comment elle trompe! Buvez, me dites-vous. Vous n’avez pas la notion la plus vague de ce que vous me demandez!

« Claudia se leva de sa couche et vint vers moi.

« — Comment oses-tu! souffla-t-elle. Comment oses-tu prendre cette décision pour nous deux! Sais-tu combien je te méprise? Sais-tu que le mépris que j’ai pour toi est une passion qui me dévore comme un cancer?

« Sa petite silhouette fut prise de tremblements, tandis que ses mains restaient suspendues à hauteur du corsage plissé de sa robe jaune.

« — Ne regarde pas ailleurs! Cette façon de toujours te détourner, d’afficher ta souffrance, tout cela me donne la nausée. Tu ne comprends rien. Ce qu’il y a de mal en toi, c’est que tu es incapable de faire le mal, et c’est moi qui dois en souffrir. Je te le dis, je n’ai pas l’intention de souffrir très longtemps encore!

« Ses doigts mordirent la chair de mon poignet; je me dégageai d’une torsion, fis un pas en arrière, vacillant sous l’effet de la haine que reflétait son visage, de la rage qui s’éveillait en elle telle une bête endormie.

« — Vous qui m’avez arrachée aux mains des mortels, tels deux monstres sinistres d’un conte de fées cauchemardesque, parents irresponsables, parents aveugles! Mes pères! (Elle avait craché ce mot.) Laisse tes yeux se remplir de larmes, tu n’as pas assez de larmes pour ce que tu m’as fait! Six autres années de mortelle, sept, huit… J’aurais pu avoir cette apparence!

« Son index se pointa brusquement sur Madeleine, qui s’était caché le visage dans les mains et dont les yeux s’étaient couverts de brume. Dans un gémissement, elle prononça presque le nom de Claudia. Mais celle-ci ne l’entendit pas.

« — Oui, cette apparence! J’aurais pu savoir ce que c’était que de marcher à ton côté. Monstres! Me donner l’immortalité sous cette apparence irrémédiable, sous cette forme impuissante!

« Ses yeux étaient pleins de larmes. Les mots moururent dans sa bouche, comme aspirés dans son sein.

« — Maintenant, tu vas me la donner! s’écria-t-elle, courbant la tête, de telle sorte que ses boucles s’écroulèrent en un voile qui cacha son visage. Tu vas me la donner. Tu me la donnes, ou bien tu finis ce que tu avais commencé de me faire à cet hôtel de La Nouvelle-Orléans. Je ne vivrai pas plus longtemps dans cet état de haine, dans cet état de fureur! Je ne le peux pas. Je ne pourrai pas le supporter!

« Ramenant ses cheveux en arrière d’un coup de tête, elle porta les mains à ses oreilles comme pour les protéger du son de ses propres paroles, tandis que sa respiration se muait en une succession de râles rapides et que les larmes en coulant semblaient ébouillanter ses joues.

« Je m’étais laissé tomber à genoux près d’elle, bras tendus comme pour l’envelopper. Pourtant, je n’osai pas la toucher, n’osai même pas prononcer son nom, de peur qu’à la première syllabe ma douleur n’explose en une avalanche monstrueuse de cris inarticulés et désespérés.

« — Oooh!… fit-elle, secouant la tête, serrant les dents, exprimant de ses yeux ses larmes qui perlèrent sur sa joue. Je t’aime toujours, c’est cela ma torture. Lestat, je ne l’ai jamais aimé. Mais toi! C’est cet amour qui est la mesure de ma haine. Ils sont semblables! Sais-tu maintenant à quel point je te hais!

« Ses yeux, à travers le voile rouge qui les recouvrait, jetèrent sur moi un éclair.

« — Oui, murmurai-je en courbant la tête.

« Mais Claudia était allée se réfugier dans les bras de Madeleine qui l’enveloppait d’une étreinte farouche, comme si elle avait eu à la protéger de moi — quelle ironie, quelle ironie pathétique! — ou à la protéger d’elle-même. Elle murmurait à Claudia : « Ne pleure pas, ne pleure pas! » tout en caressant ses cheveux et son visage avec une ardeur qui aurait meurtri un enfant humain.

« Claudia parut soudain s’effondrer dans son sein, yeux clos, visage lisse, comme si toute passion l’avait quittée, et glissa un bras autour du cou de Madeleine, enfouissant sa tête dans le taffetas et la dentelle. Immobile, joues tachées de larmes, elle paraissait affaiblie par le flot de sentiments qui avait fait surface. Elle cherchait à ignorer la pièce où elle se trouvait, à ignorer ma présence.

« Ensemble elles reposaient, la tendre mortelle, qui pleurait maintenant à larmes généreuses, retenant dans ses bras tièdes cet être qu’elle ne pouvait comprendre, cette créature à l’apparence d’enfant, blanche, ardente et anormale, qu’elle croyait aimer. N’eût été la peine que je ressentais pour cette femme qui flirtait si témérairement avec les damnés, j’aurais arraché de ses bras cette petite chose démoniaque l’aurais serrée tout contre moi, pour réfuter encore et encore les mots que je venais d’entendre. Mais je restai à genoux, sans bouger. L’amour équivaut à la haine…

« Ressassant cette idée dans mon esprit, je me renversai sur le lit.

« Sans que Madeleine s’en aperçoive, Claudia avait cessé de pleurer et pris dans son giron l’immobilité d’une statue, me fixant de ses yeux liquides, sans prendre garde à la douce chevelure rouge qui coulait autour d’elle, à la main qui continuait de la caresser. Affalé contre la colonne du lit, je lui rendis son regard de vampire, incapable de rien dire pour ma défense. Madeleine chuchotait à l’oreille de Claudia et ses larmes coulaient sur les tresses de l’enfant. Enfin, d’une voix douce, Claudia lui dit :

« — Laisse-nous.

« — Non!

« Elle secoua la tête et se cramponna à Claudia, puis ferma les yeux et se mit à trembler sous l’effet de quelque terrible contrariété, de quelque horrible tourment. Mais, comme Claudia la tirait de son fauteuil, elle se laissa faire, blême et traumatisée, le taffetas vert ballonnant autour de la petite robe de soie jaune.

« Elles s’arrêtèrent sous l’arcade du salon. Madeleine semblait en plein désarroi; la main qu’elle avait portée à sa gorge battit comme une aile d’oiseau puis s’immobilisa. Elle regarda tout autour d’elle, m’évoquant la malheureuse victime du Théâtre des Vampires perdue sur la scène vide. Claudia cependant était allée chercher quelque chose. Je la vis émerger de l’ombre avec dans les bras ce qui paraissait être une grande poupée. Je me dressai sur les genoux pour voir. C’était bien une poupée, une poupée représentant une petite fille parée de dentelles et de rubans, à la chevelure de jais, au visage doux et aux grands yeux verts. Les pieds de porcelaine tintèrent lorsque Claudia la mit dans les bras de Madeleine; son regard se durcit en l’attrapant et, ses lèvres se retroussant en une grimace, elle se mit à en caresser les cheveux, puis émit un rire imperceptible.

« — Étends-toi, lui dit Claudia.

« Elles parurent sombrer toutes deux dans les coussins du canapé, dans un bruissement de taffetas vert. Les plis de la robe s’effacèrent pour Claudia qui noua les bras autour de son amie. La poupée glissa, mais Madeleine, à tâtons, réussit à l’attraper et à la tenir suspendue par une extrémité, tout en rejetant la tête en arrière et en fermant très fort les yeux. Les boucles de Claudia caressèrent son visage.

« Je me rassis sur le sol et m’adossai au bord moelleux du lit. Claudia parlait d’une voix très basse, à peine plus qu’un murmure, et disait à Madeleine d’être patiente, de rester calme. Le son de ses pas sur le tapis, le bruit des portes qui se refermaient sur Madeleine me firent peur, car la haine s’infiltrait entre nous comme une vapeur mortelle.

« Mais, quand je relevai les yeux, Claudia, clouée au sol, paraissait perdue dans ses pensées et son visage ne montrait plus rancoeur ni amertume, ce qui lui donnait l’expression vide de la poupée.

« — Tout ce que tu m’as dit est vrai, lui dis-je. Je mérite ta haine. Je la mérite depuis le premier moment où Lestat t’a mise dans mes bras.

« Elle semblait n’avoir pas conscience de ma présence. Ses yeux étaient illuminés d’une douce lumière et sa beauté brûlait dans mon âme d’une flamme presque insoutenable. D’un ton songeur, elle dit :

« — Tu aurais pu me tuer, malgré lui. Tu aurais pu…

« Ses yeux se posèrent sur moi, tranquillement.

« — Veux-tu le faire maintenant?

« — Le faire maintenant!

« Je l’entourai de mon bras, l’attirai à moi, réchauffé par la douceur retrouvée de sa voix.

« — Es-tu folle, de me dire des choses pareilles? Si je veux le faire maintenant!

« — Moi, je le veux, reprit-elle. Tu n’as qu’à te pencher sur moi, comme cette nuit-là, aspirer mon sang goutte à goutte, tout le sang que tu auras la force de boire, et à pousser mon cœur à bout. Je suis petite, tu peux me prendre. Je ne te résisterai pas, je suis une frêle créature que tu peux écraser comme une fleur.

« — Tu penses vraiment ce que tu dis? Tu le penses vraiment? demandai-je. Et pourquoi serait-ce toi qui devrais mourir?

« — Tu voudrais mourir avec moi? fit-elle avec un sourire malin et moqueur. Voudrais-tu mourir avec moi? répéta-t-elle, pressante. Tu ne comprends pas ce qui m’arrive? Il est en train de me tuer, ce maître vampire qui t’a réduit en esclavage, il ne veut pas partager ton amour avec moi, pas la moindre gouttelette d’amour! Je lis son pouvoir dans tes yeux. J’y lis ta misère, ta détresse, ton amour pour lui, que tu ne peux cacher. Tourne-toi, je vais t’obliger à me regarder de tes yeux pleins du désir que tu as pour lui, je vais t’obliger à m’écouter!

« — Non, arrête, non… Je ne te quitterai pas. Je te l’ai juré, tu le sais! Je ne peux pas te donner cette femme.

« — Mais c’est pour ma vie que je lutte! Donne-la-moi pour qu’elle puisse s’occuper de moi, me fournir le déguisement dont j’ai besoin pour vivre! Et alors il pourra bien te prendre! C’est pour ma vie que je me bats!

« Je la repoussai presque.

« — Non, non, c’est de la folie, c’est de la sorcellerie, dis-je. C’est toi qui ne veux pas me partager avec lui, c’est toi qui veux chaque goutte de mon amour. Ou de l’amour de cette femme, à défaut du mien. Armand t’écrase de son pouvoir, il te considère comme quantité négligeable. Alors, c’est toi qui veux sa mort, comme tu as voulu celle de Lestat. Eh bien, tu ne me feras pas cette fois complice d’un meurtre, je te le dis, pas cette fois! Et je ne ferai pas de Madeleine un vampire, je ne serai pas la cause de la damnation des légions de mortels qui mourront de ses mains! Le pouvoir que tu avais sur moi est brisé. Je ne t’obéirai pas!

« Si seulement elle avait pu comprendre!

« Je ne pouvais croire un seul instant à ce qu’elle disait d’Armand. Avec le détachement qui le caractérisait, et qui excluait à mon sens tout esprit de vengeance, tout égoïsme, il ne pouvait souhaiter la mort de Claudia. Mais je cessai de m’en inquiéter, car il y avait bien plus terrible, contre quoi ma colère n’était que plaisanterie, vaine tentative de m’opposer à son obstination : elle me haïssait, elle me maudissait! Elle l’avait elle-même confessé, et je sentais mon cœur se flétrir, comme si, en me privant de cet amour qui avait été le soutien de toute ma vie, elle me portait un coup mortel. Je mourais pour elle, pour son amour, comme je m’étais senti mourir cette première nuit où Lestat me l’avait donnée et lui avait dit mon nom. Cet amour qui m’avait réchauffé, dans ma haine de moi-même, qui m’avait permis d’exister. Oh! comme Lestat avait bien compris! Maintenant, enfin, son plan se trouvait défait…

« Mais il y avait plus, il y avait une autre évidence à laquelle j’essayais de me dérober, marchant de long en large, serrant et desserrant le poing. Ses yeux liquides n’exprimaient pas que de la haine, ils exprimaient de la douleur. Elle m’avait montré sa douleur ! Me donner l’immortalité sous cette apparence irrémédiable, sous cette forme impuissante… Je me bouchai les oreilles, comme si elle était en train de répéter ces mots, et un torrent de larmes m’inonda. Toutes ces années, j’avais dépendu uniquement de sa cruauté, de sa totale indifférence. Et voilà qu’elle me faisait découvrir sa douleur, son indéniable souffrance. Comme Lestat aurait ri de nous! C’est pour cela qu’elle l’avait égorgé, parce qu’elle savait qu’il aurait ri. Pour me détruire complètement, elle n’avait qu’à me montrer l’étendue de sa douleur. L’enfant dont j’avais fait un vampire souffrait. Son martyre était le mien.

« Claudia s’était retirée dans une autre pièce, meublée d’un cercueil et d’un lit pour Madeleine, afin de me laisser seul avec mon insupportable tourment. J’accueillis avec plaisir le silence. A un moment, durant les quelques heures de nuit qui restaient, je me retrouvai à la fenêtre ouverte, à me délecter de la bruine. La pluie tombait lentement sur les frondaisons luisantes des fougères, sur des fleurs blanches et parfumées qui ployaient sous le poids des gouttes d’eau. Un tapis de fleurs jonchait le petit balcon, pétales doucement martelés par la pluie. Je me sentais faible et parfaitement seul. Ce qui s’était passé cette nuit-là entre nous ne pourrait jamais être défait, ce que j’avais fait à Claudia ne pourrait jamais être réparé.

« Mais, à ma propre stupéfaction, mon âme était nette de tout regret. C’était peut-être la nuit, le ciel sans étoiles, les lampes à gaz figées dans la brume, qui me procuraient cet étrange confort que je n’avais pas cherché et que, dans ce vide et dans cette solitude, je ne savais comment apprécier. Je suis seul, pensais-je, je suis seul. Cela paraissait juste, parfaitement juste, et prenait ainsi une forme plaisamment inévitable. Je m’imaginai seul à jamais, je rêvai qu’après avoir acquis mes pouvoirs de vampire la nuit de ma mort j’avais quitté Lestat sans un regard en arrière, n’ayant pas besoin de lui, n’ayant besoin de personne. Comme si la nuit m’avait dit : « La nuit est ton essence, seule la nuit te comprend et peut t’envelopper de son étreinte. » Uni à l’ombre. Sans cauchemar. Inexplicable paix.

« Cependant, aussi sûrement que j’avais senti ma brève reddition à cet instant de paix, je sentis qu’il touchait à sa fin, qu’il se déchirait à l’instar des nuages sombres. Comme un fauve, comme une forme blottie dans l’un des coins de cette pièce encombrée et bizarrement étrangère, s’abattit sur moi la douleur d’avoir perdu Claudia. Mais de dehors, tandis que la nuit semblait se dissoudre en un vent violent, me parvint comme un appel, l’appel d’une chose inanimée et inconnue, qui éveilla en moi, tel un écho, un pouvoir, une force qui se manifestait par une énergie insondable et glaçante.

« Je traversai silencieusement les pièces, écartant doucement les battants des portes jusqu’à ce que j’aperçoive, dans la pâle lumière jetée derrière moi par les flammes tremblotantes des becs de gaz, la femme endormie qui reposait dans mon ombre sur le canapé, tenant lâchement sur son sein la poupée. Juste avant de m’agenouiller à son côté, je vis ses yeux ouverts, et sentis, plus loin, dans l’obscurité, d’autres yeux qui m’observaient, une petite face de vampire qui attendait, sans respirer.

« — Prendrez-vous soin d’elle, Madeleine?

« Elle serra la poupée et en cacha le visage contre sa poitrine. Je ne sais pourquoi, mes mains cherchèrent à l’attraper.

« Oui! oui! répondit-elle, répétant ce mot sur un ton de désespoir.

« — C’est comme cela que vous la voyez, comme une poupée? lui demandai-je, ma main se refermant sur la tête de porcelaine.

« Serrant les dents, elle m’arracha promptement la poupée et me regarda.

« — Une enfant qui ne peut pas mourir! C’est comme cela que je la vois! répondit-elle, crachant ces mots comme une malédiction.

« — Aaaaah!… soufflai-je.

« — Et j’en ai fini avec les poupées, ajouta-t-elle en la jetant sur les coussins du canapé.

« Elle tripotait quelque chose sur son sein, un objet qu’elle voulait à la fois que je voie et que je ne voie pas. Ses doigts s’étaient refermés dessus. Je savais ce que c’était, car je l’avais déjà remarqué. Un médaillon fixé par une épingle en or. Je souhaiterais être capable de décrire la fièvre qui animait son visage rond, de peindre le rictus qui tordait sa douce bouche de bébé.

« — Votre enfant qui est mort?… risquai-je, guettant sa réaction.

« Je me représentai la boutique de poupées, toutes portant le même visage. Elle hocha la tête en tirant fortement sur le médaillon, de sorte que l’épingle griffa le taffetas. Elle semblait maintenant en proie à une peur, à une panique dévorantes. Elle ouvrit la main; elle saignait, l’épingle, était brisée. Je lui pris le médaillon.

« — Ma fille, murmura-t-elle, lèvres tremblantes.

« C’était un visage de poupée qu’un artiste avait peint sur le petit fragment de porcelaine, le visage de Claudia, un visage d’enfant, un simulacre d’innocence, sucré, douceâtre, un enfant aux cheveux de jais, comme la poupée. Et la mère, terrifiée, fixait des yeux l’obscurité qui lui faisait face.

« — Vous avez du chagrin…, dis-je d’une voix douce.

« — J’en ai fini aussi avec le chagrin, répondit-elle, ses yeux s’étrécissant pour me regarder. Si vous saviez combien je désire posséder vos pouvoirs, combien j’en suis affamée!

« Elle se tourna vers moi, respirant si profondément que ses seins semblaient s’enfler sous sa robe.

« Soudain son visage refléta une violente contrariété. Elle se détourna, secouant la tête, secouant ses boucles.

« — Si seulement vous étiez un homme normal; ou un homme en même temps qu’un monstre! dit-elle d’un ton irrité. Si seulement je pouvais vous montrer mes pouvoirs à moi… (Elle eut un sourire mauvais, un sourire de défi.) Je pourrais vous séduire, susciter en vous le désir! Mais vous êtes surnaturel! (Les coins de sa bouche s’affaissèrent.) Qu’ai-je à vous offrir? Que puis-je faire pour vous obliger à me donner ce que vous possédez?

« Sa main glissa sur ses seins, les caressa presque comme une main d’homme.

« Étrange était cet instant ; étranges, les sentiments imprévisibles que ses mots éveillaient en moi; étrange, la façon dont je la voyais maintenant, avec sa taille étroite et séduisante, la courbe bien ronde de ses seins, ses lèvres délicates et boudeuses. Elle n’avait pas pu deviner ce qu’était l’homme mortel qui était en moi, elle ne savait pas combien me tourmentait le sang que je venais de boire. Oui, je la désirais, plus qu’elle ne le croyait; car elle ne connaissait pas la vraie nature du meurtre. Par orgueil viril, je voulus le lui prouver, l’humilier pour ce qu’elle m’avait dit, pour la facile vanité de sa provocation, pour le dégoût que montraient ses yeux. Mais c’était de la folie. Ce n’étaient pas des raisons d’accorder la vie éternelle.

« Alors, avec une cruauté téméraire, je lui demandai :

« Aimiez-vous cet enfant?

« Je n’oublierai jamais l’expression que prit alors sont visage, la violence intérieure, la haine intense qu’il reflétait.

« — Oui, siffla-t-elle. Comment osez-vous… ?

« Elle tendit la main pour attraper le médaillon que je tenais toujours. Ce n’était pas l’amour qui la dévorait, c’était un sentiment de culpabilité. Sentiment de culpabilité, cette boutique de poupées que Claudia m’avait décrite, ces étagères innombrables identiquement chargées de l’image de l’enfant morte. Un sentiment de culpabilité qui toutefois ne l’empêchait pas de se rendre parfaitement compte du caractère définitif de la mort. Il y avait en elle quelque chose d’aussi dur que le mal qui était en moi, d’aussi puissant. Elle allongea le bras, toucha mon gilet et, ouvrant les doigts, les pressa sur ma poitrine. A genoux, je m’approchai d’elle, si bien que ses cheveux frôlèrent mon visage.

« — Tenez-vous très fort à moi pendant que je vous prendrai, lui dis-je en voyant ses yeux s’élargir, sa bouche s’ouvrir. Et, quand vous serez proche de l’évanouissement, accrochez-vous aux battements de mon cœur. Tenez bon et répétez sans cesse : « Je vivrai, je vivrai. »

« — Oui, oui, acquiesça-t-elle, le cœur bondissant d’excitation.

« Je sentis sur mon cou la brûlure de ses mains, de ses doigts qui s’introduisaient de force dans mon col.

« — Regardez, derrière moi, cette lumière au coin; ne la quittez pas des yeux, même pour une seconde, et répétez : « Je vivrai, je vivrai! »

« Elle sursauta quand je déchirai la chair; son corps impuissant s’arqua et sa poitrine s’écrasa contre la mienne, tandis qu’un courant tiède m’envahissait. Même après avoir clos les paupières, je voyais encore ses yeux, sa bouche moqueuse et provocante. Je bus profondément, en soulevant son corps, et la sentis s’affaiblir. Ses mains retombèrent, flasques, sur ses flancs.

— Serrez-moi, fort, bien fort, murmurai-je par-dessus le courant tiède de son sang, de son sang qui gonflait mes veines rassasiées dans le tonnerre de son cœur qui battait à mon oreille. La lampe, murmurai-je encore, regardez la lampe!

« Les battements de son cœur ralentissaient, allaient s’interrompre ; sa tête se renversa sur le velours du siège, ses yeux perdirent l’éclat de la vie. J’eus un moment l’impression de ne pouvoir bouger, tout en sachant devoir le faire. La pièce tournoyait autour de moi. Je portais comme un automate ma bouche à mon poignet, et ce fut moi qui dus me concentrer sur la lampe que j’avais désignée à son attention, tandis que je goûtai à mon poignet la saveur de mon propre sang et pressai la déchirure contre ses lèvres.

« — Buvez, buvez! lui ordonnai-je.

« Mais elle gisait comme morte. Je l’attirai contre moi, cependant que mon sang s’égouttait sur ses lèvres. Elle ouvrit alors les yeux, je sentis la douce pression de sa bouche et ses mains qui se refermaient sur mon bras tandis qu’elle commençait à aspirer mon sang. Je la berçai, chuchotant à son oreille, luttant désespérément pour ne pas m’évanouir. Puis elle se mit à boire goulûment, ce que ressentit chacun de mes vaisseaux. L’avidité de sa succion me taraudait, me transperçait, m’obligeait à m’accrocher de toute la force de mes mains au divan. Son cœur battait impétueux contre le mien, et ses doigts s’enfoncèrent profondément dans la chair de mon bras et de ma paume écartelée. Cela me déchirait, m’affouillait, et, cette sensation s’amplifiant, j’en poussai presque un cri et voulus me dégager de son emprise, mais ne pus que la tirer avec moi, tandis que ma vie s’écoulait par mon bras, aspirée au rythme de son souffle gémissant. Et ces câbles qu’étaient devenues mes veines, ces filins ardents, tirèrent sur mon cœur de plus en plus fort, jusqu’au moment où, sans l’avoir voulu, sans l’avoir décidé, je m’arrachai à son étreinte pour tomber au sol, serrant dans ma main mon poignet sanglant.

« Le sang tachait sa bouche ouverte. Elle me fixa des yeux, pendant ce qui me parut une éternité. Dans ma vision brouillée, elle me sembla se dédoubler, se détripler, puis se ramasser en une unique forme tremblante. Sa main se porta à sa bouche, ses yeux sans bouger s’élargirent, puis elle se leva lentement, comme, involontairement, comme si quelque force invisible la soutenait maintenant, la faisait, yeux grands ouverts, tourner, tourbillonner, accompagnée dans son mouvement de sa jupe raide et massive qui paraissait ne faire qu’un avec elle; elle pivotait sur elle-même comme ces statuettes qui ornent les boites à musique et dansent impuissantes au rythme du cylindre. Soudain, elle baissa les yeux sur le taffetas, l’attrapa à pleine main, le pressa entre ses doigts à le faire crisser et bruire, puis, le laissant retomber, se boucha vivement les oreilles, ferma très fort les yeux, pour les rouvrir très larges l’instant suivant. Elle aperçut la lampe, la faible lointaine lampe à gaz de l’autre pièce, qui dispensait à travers les doubles portes une fragile lumière. Elle y courut et se mit à la contempler comme un objet vivant.

« — N’y touche pas…, lui dit Claudia, l’en écartant avec douceur.

« Cependant Madeleine avait vu les fleurs du balcon et s’en approchait. De ses paumes étendues elle caressa les pétales et enduisit son visage de gouttelettes de pluie.

« Rôdant aux lisières de la pièce, j’observai chacun de ses mouvements, sa façon de prendre les fleurs pour les écraser dans sa main et laisser choir tout autour d’elle les pétales, de presser l’extrémité de ses doigts contre le miroir, de plonger son regard dans les reflet de ses yeux. La douleur avait cessé — j’avais lié un mouchoir sur la blessure — et j’attendais, j’attendais, m’apercevant que Claudia n’avait aucun souvenir de ce qui devait ensuite se produire. Elles dansaient ensemble, tandis que la peau de Madeleine devenait de plus en plus pâle sous la lumière vacillante et dorée. Elle attrapa Claudia dans ses bras, décrivit avec elle des cercles, le petit visage de l’enfant attentif et alerte derrière son sourire.

« Puis Madeleine montra les premiers signes de l’affaiblissement. Elle fit un pas en arrière, parut perdre l’équilibre, mais vivement se redressa et laissa Claudia glisser doucement jusqu’au sol. Sur la pointe des pieds, Claudia l’embrassa.

« — Louis, m’avertit-elle dans un souffle, Louis…

« Je lui fis signe de s’écarter. Madeleine, sans même paraître nous voir, regardait ses mains étendues. Son visage blêmissait, s’altérait. Soudain, elle se gratta les lèvres et regarda les taches sombres sur le bout de ses doigts.

« — Non, non! la mis-je doucement en garde, tout en prenant la main de Claudia pour l’attirer à mon côté.

« Un long soupir s’échappa des lèvres de Madeleine.

« — Louis, souffla Claudia de cette vois surnaturelle que Madeleine ne pouvait encore entendre.

« — Elle est en train de mourir. Ta mémoire d’enfant n’a pu le retenir. Ces souvenirs t’ont été épargnés et n’ont point laissé de marques sur toi, lui murmurai-je en écartant de son oreille ses cheveux, sans quitter des yeux Madeleine, qui errait d’un miroir à l’autre, dans un déluge de larmes, parce que la vie abandonnait son corps.

« — Mais, Louis si elle meurt!… s’écria Claudia.

« — Non!

« Je m’agenouillai, remarquant la détresse que reflétait son petit visage.

« — Le sang était assez fort, elle vivra. Mais elle va être effrayée, terriblement effrayée.

« Doucement, fermement, je pressai la main de Claudia et l’embrassai sur la joue. Elle me regarda avec un mélange d’interrogation et de crainte et conserva la même expression tandis que j’approchais de Madeleine, alerté par ses plaintes. Mains tendues, elle titubait. Je l’attrapai et la soutins. Ses yeux brûlaient déjà d’une lueur surnaturelle, d’un feu violet qui brillait dans ses larmes.

« — Ce n’est que la mort de votre être mortel, rien de plus, lui dis-je d’une voix douce. Voyez-vous le ciel? Il nous faut le quitter maintenant. Il faut que vous vous serriez tout contre moi, que vous vous étendiez à mon côté. Un sommeil aussi lourd que celui de la mort va engourdir mes membres, et je ne vais plus pouvoir vous apporter de réconfort. Vous allez vous étendre, vous voudrez lutter contre votre transformation… Mais vous devez vous serrer contre moi dans le noir, entendez-vous? Vous allez mettre vos mains dans les miennes, et je les serrerai aussi longtemps que je resterai conscient.

« Elle sembla un moment égarée sous mon regard, je sentis combien tout ce qui l’entourait devait être source d’étonnement, comment pour elle mes yeux devaient irradier des mille couleurs qui s’y reflétaient. Je la guidai gentiment jusqu’au cercueil en lui répétant de ne pas avoir peur.

« — Quand vous vous réveillerez, vous serez immortelle, dis-je. Aucune mort naturelle ne pourra plus vous atteindre. Venez, couchez-vous.

« Je voyais bien qu’elle avait peur, qu’elle reculait devant cette boîte étroite, dont le satin n’atténuait pas l’aspect sinistre. Sa peau commençait déjà de luire, d’avoir cette brillance que nous partagions, Claudia et moi. Je compris qu’elle ne se rendrait à mes raisons que si je m’allongeais avec elle.

« Là maintenant, je regardai, par la longue perspective de la pièce, ce coffre étrange près duquel Claudia se tenait et m’observait. Ses yeux étaient calmes mais assombris d’un soupçon indéfinissable, d’une froide méfiance. Je fis asseoir Madeleine à côté de son lit et allai m’agenouiller calmement près de Claudia pour la serrer dans mes bras.

« — Ne me reconnais-tu pas? lui demandai-je. Ne sais-tu pas qui je suis?

« Elle me regarda.

« — Non, répondit-elle.

« Je souris, hochai la tête.

« — Ne me garde pas de rancune, dis-je. Nous sommes identiques.

« Sur ces mots, elle tourna la tête de côté et m’étudia avec soin, puis sourit malgré elle et acquiesça d’un signe de tête.

« — Car, vois-tu, repris-je de cette même voix calme, ce qui est mort cette nuit, ce n’est pas cette femme. Il lui faudra de nombreuses nuits pour mourir, des années peut-être. Ce qui est mort cette nuit dans cette chambre, c’est le dernier vestige d’humanité que je portais en moi.

« Une ombre passa sur son visage; une ombre claire, comme si son sang-froid s’était déchiré ainsi qu’un voile. Ses lèvres s’ouvrirent, avec une brève inspiration. Enfin, elle dit :

« — Oui, tu as donc raison. C’est vrai. Nous sommes identiques.


— « Je veux brûler le magasin de poupées! » avait déclaré Madeleine.

« Elle était en train de nourrir le feu de l’âtre des vêtements pliés de son double mortel, dentelles blanches et lin beige, chaussures craquelées, bonnets sentant les boules de camphre et les sachets de lavande.

« — Tout cela ne veut plus rien dire, maintenant.

« Elle se releva, tout en contemplant l’éclat du feu, puis regarda Claudia d’un œil triomphant et empreint d’une farouche dévotion.

« Je ne voulais pas la croire, tellement j’étais certain — bien que nuit après nuit je dusse la détourner d’attaquer d’autres victimes, dont elle n’aurait plus été capable d’épuiser le sang, tant elle s’était déjà repue -, tellement j’étais certain que s’apaiserait plus ou moins vite son paroxysme de folie. Elle saurait reconnaître les pièges de son cauchemar, reprendre possession de sa chair luminescente, apprécier la splendeur de notre suite de l’hôtel Saint-Gabriel; elle crierait qu’on la réveille, qu’on la libère. Elle ne comprenait pas pour l’instant qu’il ne s’agissait pas d’une expérience ; elle montrait ses jeunes canines aux miroirs encadrés d’or, elle était folle.

« Mais je ne saisissais pas encore à quel point elle l’était, ni combien elle était accoutumée de rêver. Je ne saisissais pas qu’elle n’appellerait pas la réalité de ses cris, mais que plutôt elle en nourrirait ses rêves, elfe démoniaque qui alimentait son rouet de la substance du monde afin d’en tisser la toile d’araignée de son univers privé.

« Je commençais tout juste de comprendre son appétit des choses et la puissance de son alchimie.

« D’avoir, avec son ancien amant, fabriqué réplique après réplique de son enfant morte, répliques entassées sur les étagères de la boutique que nous devions bientôt visiter, elle avait acquis l’art du créateur de poupées, à quoi elle ajoutait l’adresse et l’ardeur propres aux vampires. Si bien que dans l’espace d’une seule nuit, après que je l’eus détournée du meurtre, elle fut une fois capable, animée par le même besoin insatiable, de créer à partir de quelques bouts de bois, à l’aide de son couteau et de ses ciseaux, un parfait fauteuil à bascule, si bien dessiné et proportionné à Claudia qu’assise dedans auprès du feu elle semblait être une femme. Comme passaient les nuits, s’y ajoutèrent une table à même échelle, puis une petite lampe à pétrole, une tasse et une soucoupe de porcelaine prises à l’étal d’une boutique de jouets et, dérobé à un sac de femme, un petit carnet relié de cuir qui dans les mains de Claudia devint un gros volume. Le monde extérieur s’effondra et cessa d’exister à la frontière d’un petit espace qui engloba bientôt tout le cabinet de toilette de Claudia : un lit dont les colonnes atteignaient tout juste les boutons de mon plastron, de petits miroirs qui ne reflétaient que les jambes du géant gourd que j’étais, des peintures accrochées très bas, au niveau du regard de Claudia, enfin, sur sa petite table de toilette, des gants de soirée noirs à la taille de ses petits doigts, une robe du soir de velours, une tiare provenant d’un bal masqué pour enfants. Et Claudia, joyau parmi les joyaux, était la reine des fées qui errait, épaules nues et blanches, tresses lisses, au milieu des riches articles de son monde miniature. Une nuit, je la contemplais, depuis l’entrée, envoûté, étendu gauchement sur le tapis afin d’appuyer la tête sur mon coude et de plonger mes yeux dans ceux de mon amour, que la perfection de ce sanctuaire adoucissait mystérieusement pour le moment présent. Comme elle était belle dans sa dentelle noire, femme froide aux cheveux de lin, au visage de poupon, aux yeux liquides qui me fixaient si sereinement, si longuement que sans doute ils ne me voyaient plus, tandis que je rêvais, étendu à même le sol. Des yeux qui certainement voyaient une autre réalité que l’univers maladroit qui m’environnait et qui se trouvait à présent délimité et exclu par celle qui y avait souffert depuis toujours, mais semblait apaisée maintenant, tandis qu’elle écoutait le tintement de la petite boîte à musique ou posait la main sur l’horloge miniature. J’eus la vision d’heures raccourcies et de petites minutes dorées. Je sentis que je devenais fou.

« Je mis les mains sous ma-tête et m’absorbai dans la contemplation du chandelier. Il m’était difficile de me dégager d’un monde pour entrer dans l’autre. Madeleine, sur le canapé, travaillait avec une régulière ardeur à coudre, comme s’il n’était pas concevable qu’immortalité pût signifier repos, une dentelle crème à un satin lavande pour le petit lit, ne s’arrêtant que de temps à autre afin de sécher la moiteur teintée de sang de son front blanc.

« Je me demandais : si je fermais les yeux, ce royaume d’objets en réduction dévorerait-il les pièces qui m’entouraient, et m’éveillerais-je, tel Gulliver, pour me découvrir pieds et poings liés, géant indésirable ? Je rêvai de maisons à la taille de Claudia où les campagnols seraient des monstres, j’imaginai des voitures minuscules, des buissons fleuris qui seraient pour elle des arbres. Les mortels extasiés tomberaient à genoux pour regarder par les petites fenêtres, attirés et retenus comme par les mailles d’une toile d’araignée.

« Et c’était bien pieds et poings liés que j’étais. Lié non seulement par la beauté de fée de Claudia — l’exquis secret de ses épaules blanches et du riche lustre de ses perles, ses ensorcelantes langueurs, sa petite bouteille de parfum, une fiole maintenant, d’où émanait un sortilège qui promettait l’Éden -, lié aussi par la crainte. Crainte que, une fois sorti de cet appartement où j’étais censé présider à l’éducation de Madeleine — ce qui se réduisait à des conversations erratiques sur le meurtre et la nature du vampire, sujets que Claudia aurait traités tellement plus facilement que moi, si elle avait jamais montré l’envie d’en prendre l’initiative -, sorti de cet appartement où chaque nuit tendres baisers et regards de contentement m’assuraient que la haine montrée une fois, une fois seulement par Claudia, ne reviendrait plus; crainte que, sorti de cet appartement, je me découvre, ainsi que je l’avais hâtivement admis, véritablement changé : c’était mon moi de mortel qui avait aimé, j’en étais certain. Dans ce cas, quel était ce sentiment que j’avais pour Armand, la créature pour qui j’avais transformé Madeleine, la créature pour qui j’avais voulu ma liberté? Curiosité distante, trouble détachement? Sourde douleur? Terreur indicible? Au milieu même de ce bric-à-brac futile, je revoyais Armand dans sa cellule monacale, ses yeux brun foncé, je ressentais son magnétisme surnaturel.

« Pourtant, je ne retournais pas le voir. Je n’osais pas découvrir l’étendue de ce que j’avais pu perdre. Ni tenter de séparer cette perte d’une autre constatation tout aussi déprimante : la constatation de m’avoir trouvé en Europe de vérité apte à amoindrir ma solitude, à transmuer mon désespoir. Je n’y avais découvert que les rouages internes de ma petite âme, que la souffrance de Claudia et qu’une passion pour un vampire peut-être plus mauvais encore que Lestat, pour qui j’étais moi-même devenu aussi démoniaque que lui, mais en qui je voyais la seule promesse de Bien que je puisse concevoir au-dedans de ce Mal.

« Tout cela me dépassait, finalement. L’horloge tinta sur la cheminée; Madeleine supplia qu’on aille voir la représentation du Théâtre des Vampires et jura de défendre Claudia contre tout vampire qui oserait lui faire du mal; Claudia se mit à parler de Stratégie : « Non, pas encore, pas maintenant… » Je me rallongeai, observant avec quelque soulagement l’amour aveugle et avide de Madeleine pour Claudia. Je n’ai jamais ressenti beaucoup de compassion pour Madeleine. Je pensais qu’elle n’avait goûté qu’à la première veine de la souffrance; elle n’avait aucune compréhension de la mort. Elle s’irritait si facilement, se livrait si facilement à de gratuites violences. Quant à moi…, quelle vanité, quelle colossale illusion sur moi-même que de m’imaginer que le chagrin d’avoir perdu mon frère était la seule émotion qui m’eût jamais étreint! Je m’autorisai à oublier à quel point j’avais été amoureux des yeux iridescents de Lestat, à oublier que j’avais vendu mon âme pour leur éclat multicolore, dont je croyais qu’il pourrait me conférer le pouvoir de marcher sur les eaux!

« Qu’aurait dû faire le Christ pour m’inciter à le suivre, comme Matthieu et Pierre? Bien s’habiller, avoir une luxuriante chevelure, blonde et pomponnée…

« Je me haïssais. Bercé jusqu’à un demi-sommeil, comme je l’étais si souvent par leur conversation — Claudia qui chuchotait de meurtres et d’habileté ou de vitesse vampiriques, Madeleine courbée sur son aiguille chantante -, cela me paraissait la seule émotion dont je fusse encore capable : la haine de soi-même. Je les aime; je les hais; elles me sont indifférentes… Claudia posa la main sur mes cheveux comme si elle voulait me dire, avec notre familiarité d’autrefois, que son cœur est en paix. Cela m’est Indifférent… Et voici qu’Armand apparaît, puissance, clarté à briser le cœur. Comme derrière une vitre. Je prends la main joueuse de Claudia, et pour la première fois de ma vie je comprends ce qu’elle ressent lorsqu’elle me pardonne d’être moi-même quelqu’un qu’elle dit haïr et aimer : elle ne ressent rien, ou presque!


— Une semaine plus tard, nous accompagnâmes Madeleine pour accomplir la mission qu’elle s’était fixée : mettre le feu à l’univers de poupées qu’une vitrine isolait du monde. Le brasier allumé, je m’éloignai, remontai la rue et tournai dans une étroite gorge d’obscurité où l’on n’entendait que le bruit de la pluie qui tombait. Puis je vis la lueur rouge qui teintait les nuages. Des cloches sonnèrent, des hommes crièrent, et Claudia près de moi parlait à voix basse de la nature du feu. L’épaisse fumée qui se dégageait de la lumière tremblante me rendit inquiet. J’avais peur. Ce n’était pas une peur sauvage de mortel, mais une peur froide plantée comme un harpon dans mon flanc. Cette peur… c’était notre vieille maison de la rue Royale qui brûlait, c’était Lestat étendu dans l’attitude du sommeil sur le plancher ardent.

« — Le feu purifie…, disait Claudia.

« — Non, il ne fait que détruire…, répondais-je.

« Madeleine nous avait dépassés et rôdait en haut de la rue, fantôme sous la pluie qui nous appelait en fouettant l’air de ses mains blanches. Claudia me quitta pour la rejoindre, après m’avoir demandé en vain de les suivre. Je me rappelle sa chevelure blonde, emmêlée et flasque, le ruban tombé sous son pied, qui flottait, clapotait dans un tourbillon d’eau noire. Elles disparurent. Je me baissai pour recueillir le ruban. Mais une autre main m’avait précédé, celle d’Armand qui maintenant me l’offrait.

« Ce fut un choc que de le voir ici, si près, image de la Mort sous une porte cochère, merveilleusement réelle dans sa cape noire et sa cravate de soie, et pourtant éthérée comme une ombre de par son immobilité. Dans ses yeux se reflétait faiblement l’incendie, éclat rouge qui en réchauffait la noirceur et la transformait en un brun plus riche.

« Je m’éveillai soudain, comme au sortir d’un rêve; je m’éveillai à la sensation de sa main qui enserrait la mienne, à la vue de sa tête inclinée qui semblait me signifier de le suivre — je m’éveillai à l’excitation que provoquait en moi sa présence, sa présence qui me consumait maintenant, dans cette rue, tout aussi sûrement que naguère dans sa cellule. Nous nous mîmes à marcher de compagnie, à pas vifs. Nous allions vers la Seine, nous déplaçant avec tant de légèreté et d’adresse à travers la foule qu’on nous voyait à peine, qu’à peine nous discernions les passants. J’étais très étonné d’être capable de le suivre aussi facilement. Il me forçait à reconnaître mes pouvoirs, à reconnaître que les sentiers que j’avais jusqu’ici choisis étaient des sentiers humains que je n’avais plus besoin de suivre.

« J’avais désespérément envie de lui parler, de l’arrêter de mes deux mains sur ses épaules, rien que pour le regarder dans les yeux comme cette autre nuit, l’immobiliser dans le temps et dans l’espace, et pour ainsi calmer mon excitation. Je voulais tant lui parler, m’expliquer… Et cependant je ne savais plus ce que j’avais à lui dire, car plus rien n’existait que la plénitude que me procurait sa présence et qui m’était d’un réconfort qui me menait au bord des larmes. C’était cette consolation que j’avais craint d’avoir perdu.

« J’ignorais où nous nous trouvions maintenant, si ce n’est qu’au cours de mes errances j’étais déjà passé là : une rue d’anciennes demeures, de jardins enclos de murs, avec des portes cochères, des tourelles et des fenêtres en vitrail encastrées sous des arches de pierre. Maisons d’autres siècles, arbres noueux, et cette soudaine tranquillité, épaisse et silencieuse, qu’apporte l’absence de la foule; seule une poignée de mortels habitent ce vaste quartier de pièces aux hauts plafonds; la pierre y absorbe le son des respirations, l’espace de vies entières.

« Armand avait gravi un mur et, s’accrochant d’un bras à une branche qui dépassait, me tendait la main. Je l’eus rejoint en un instant, et le feuillage humide caressa mon visage. Au-dessus s’empilaient étage sur étage, culminant en une tour qui émergeait à peine de la pluie sombre et drue.

« — Écoutez-moi, nous allons grimper à la tour, me dit Armand.

« — Je ne peux pas…, c’est impossible!…

« — Vous commencez à peine de connaître vos pouvoirs. Vous êtes capable de grimper très facilement. Comme vous le savez, si vous tombez, vous ne vous ferez aucun mal. Faites comme moi. Mais auparavant apprenez ceci : les habitants de cette maison me connaissent depuis un siècle et me prennent pour un esprit ; aussi, si par hasard ils vous aperçoivent par une fenêtre, rappelez-vous pour quoi ils vous prennent et faites comme si vous n’aviez pas conscience de leur présence, faute de quoi vous les décevriez ou les troubleriez. Il n’y a aucun danger, vous entendez?

« Je ne savais pas ce qui m’effrayait le plus, de l’escalade elle-même ou de l’idée d’être pris pour un fantôme…, mais je n’avais guère le temps de me livrer à des traits d’esprit, même pour me rassurer. Armand avait commencé de grimper, cherchant du bout des bottes les interstices des pierres, s’accrochant aux anfractuosités d’une main sûre comme une griffe. Je l’imitai, collé au mur, sans oser regarder en bas. Je me reposai un instant en me retenant à l’ogive profonde d’une fenêtre, par laquelle je pus apercevoir une épaule sombre qui se découpait sur les flammes de l’âtre, une main qui maniait le tisonnier, une silhouette qui s’agitait sans pouvoir deviner qu’on l’observait. A force de grimper, nous finîmes par atteindre la fenêtre de la tourelle, qu’Armand ouvrit vivement. Ses longues jambes disparurent derrière le rebord, puis, de son bras passé autour de mes épaules, il m’aida à franchir la fenêtre à mon tour.

« Enfin debout dans la pièce, je poussai un soupir involontaire, tout en frottant les coudes de mon habit, et jetai un regard circulaire à cet endroit humide et étrange. Les toits en contrebas semblaient d’argent et des tourelles émergeaient ici et là des arbres massifs et bruissants; au loin brillait la chaîne brisée des lumières d’un boulevard. La pièce paraissait aussi détrempée que l’atmosphère nocturne. Armand s’affairait auprès du feu.

« D’un tas de mobilier moisi, il tirait des chaises qu’il réduisait facilement en petit bois, en dépit de l’épaisseur de leurs barreaux. Il y avait en lui un côté grotesque, qu’accentuaient sa grâce et le calme imperturbable de son visage blanc. Seul un autre vampire aurait été capable de réduire ainsi d’épaisses pièces de bois en menus éclats. Il ne paraissait y avoir rien d’humain en lui; les traits élégants de son visage, sa chevelure noire devenaient eux-mêmes les attributs d’un ange du terrible qui ne partageait avec nous tous qu’une ressemblance superficielle. Cet habit de tailleur n’était qu’un mirage, et bien que je me sentisse attiré par lui, plus fortement sans doute que par aucune autre créature vivante à l’exception de Claudia, il suscitait en moi des émotions qui allaient jusqu’à ressembler à de la peur. Lorsqu’il eut fini, je ne fus pas surpris de le voir installer pour moi une lourde chaise en chêne et se retirer lui-même près de la cheminée de marbre où il s’assit pour se chauffer les mains au feu, qui projetait des ombres rouges sur son visage.

« — J’entends les gens qui habitent cette maison, lui dis-je.

« La chaleur était bonne. Je sentais sécher le cuir de mes bottes et mes doigts se réchauffer.

« — Alors, vous savez que je les entends également, dit-il d’une voix douce.

« Et, bien qu’il n’y eût là le moindre soupçon de reproche, je saisis les implications contenues dans ses paroles.

« — Et s’ils venaient? insistai-je en l’étudiant.

« — Ne devinez-vous pas à mon comportement qu’ils ne viendront pas? demanda-t-il. Nous pourrions rester assis ici toute la nuit sans même évoquer le sujet. Si nous parlons d’eux, c’est uniquement parce que vous le désirez.

« Et comme je ne disais rien, et que peut-être je paraissais quelque peu défait, il ajouta gentiment qu’on avait depuis longtemps condamné cette tour et qu’en fait, si même on remarquait la fumée de la cheminée ou la lumière de la fenêtre, personne n’oserait s’aventurer ici avant le matin.

« Je m’aperçus qu’il y avait plusieurs étagères de livres sur l’un des côtés de la cheminée et un bureau. Les feuilles de papier qui s’y trouvaient étaient racornies, mais il y avait un encrier et plusieurs plumes. Je pouvais imaginer que l’endroit était très confortable, lorsqu’il ne faisait pas mauvais temps ou lorsque le feu avait asséché l’air.

« — Vous voyez, reprit Armand, vous n’avez réellement pas besoin des pièces que vous louez dans cet hôtel. En fait, vous avez besoin de fort peu. Mais chacun de nous doit décider de ce qu’il veut. Les gens de cette maison m’ont inventé un nom. Me rencontrer est ici source de vingt années de bavardages. Ils ne sont dans mon existence que des instants isolés qui ne signifient rien. Ils ne peuvent me faire de mal, et je me sers de leur maison pour jouir de solitude. Personne au Théâtre des Vampires ne sait que je viens ici. C’est mon secret.

« Je l’avais observé intensément tandis qu’il parlait, et les pensées qui m’étaient venues à l’esprit dans la cellule souterraine se présentèrent de nouveau. Les vampires ne vieillissent pas; dans quelle mesure ce visage et ces manières juvéniles différaient-ils de ce qu’ils étaient un ou deux siècles auparavant ? Car son visage, bien qu’il ne fût pas creusé par les leçons de la maturité, n’était certainement pas un masque. Il semblait aussi expressif que l’était sa voix discrète, et je me sentais perdu à force de chercher à en analyser les raisons. Je savais seulement qu’il m’attirait toujours autant ; jusqu’à un certain point, la question que je posai ensuite était un subterfuge.

« — Mais qu’est-ce qui vous retient au Théâtre des Vampires? demandai-je.

« — Un besoin, naturellement. Mais j’ai trouvé ce dont j’ai besoin, répondit-il. Pourquoi m’évitez-vous?

« — Je ne vous ai jamais évité, dis-je en essayant de cacher l’excitation que ses paroles suscitaient en moi. Vous devez bien comprendre que je dois protéger Claudia, qu’elle n’a que moi. Du moins qu’elle n’avait que moi jusqu’à ce que…

« — Jusqu’à ce que Madeleine vienne vivre avec vous…

« — Oui…, reconnus-je.

« — Mais, maintenant, Claudia vous a rendu votre liberté, et pourtant vous restez avec elle, vous lui restez attaché comme à une amante!

« — Non, ce n’est pas mon amante, vous ne comprenez pas. Elle est plutôt mon enfant, et je ne sache pas qu’elle puisse me rendre ma liberté… (C’étaient de pensées que j’avais maintes et maintes fois ressassées dans ma tête.) Je ne sache pas que l’enfant possède le pouvoir de rendre la liberté à ses parents. Je ne sache pas que je puisse éviter d’être lié à elle pour aussi longtemps qu’elle…

« Je m’arrêtai. J’allais dire : « Pour aussi longtemps qu’elle vivrait. » Mais je me rendis compte que c’était un cliché de mortel. Elle vivrait éternellement, comme moi. Mais n’en est-il pas de même pour les pères mortels? Pour eux, leurs filles vivent éternellement, du fait qu’ils sont les premiers à mourir. Je me sentis soudain désemparé, mais conscient cependant de la façon dont Armand avait tout écouté. Il écoutait de la façon dont nous rêvons que les autres écoutent, chaque mot se reflétant sur son visage. Il ne bondissait pas sur la moindre pause de son interlocuteur, pour acquiescer ou affirmer d’avoir compris avant que la pensée ne soit formulée entièrement, — ou pour faire impulsivement une objection hâtive — toutes choses qui rendent souvent le dialogue impossible.

« Après un long intervalle de silence, il reprit :

« — Je vous veux. Je vous veux plus que toute chose au monde.

« Un instant, je doutai d’avoir vraiment entendu ces paroles. C’était incroyable, c’était comme un choc qui me laissait complètement désarmé. Et la perspective inexprimable de vivre ensemble explosa dans mon esprit en y gommant toute autre considération.

« — Je vous veux. Je vous veux plus que toute chose au monde, répéta-t-il, avec seulement un changement très subtil dans son expression.

« Puis il me regarda et attendit. Son visage était aussi tranquille que toujours, aucun souci ne plissait son front lisse dont la blancheur faisait violent contraste avec les cheveux châtains. Ses yeux larges réfléchissaient mon image, ses lèvres étaient immobiles.

« — Vous vouliez que je vous dise cela, et pourtant vous n’êtes pas revenu, reprit-il. Il y a des choses que vous voulez savoir, mais vous ne posez pas de questions. Vous voyez que Claudia vous échappe, mais vous semblez incapable de l’en empêcher, puis vous voudriez accélérer cette séparation, mais vous ne faites rien en ce sens…

« — Je ne comprends pas mes propres sentiments. Ils sont peut-être plus clairs pour vous qu’ils ne le sont pour moi…

« — Vous ne soupçonnez pas quel mystère vous représentez ! s’exclama-t-il.

« — Vous, au moins, vous vous connaissez parfaitement. Je ne peux prétendre cela de moi-même. Je l’aime, mais je suis près de vous je comprends que j’ignore tout d’elle, tout de tout le monde.

« — Pour vous, elle est une ère, une ère de votre vie. Si vous rompez avec elle, vous rompez avec le seul être vivant qui ait partagé tout ce temps avec vous. C’est cela que vous craignez, cet isolement, ce fardeau, le poids de l’éternité.

« — Oui, c’est vrai, mais ce n’est qu’une petite partie de mon tourment. Cette ère de ma vie ne signifie pas grand-chose pour moi. C’est elle qui lui a donné une signification. D’autres vampires ont dû faire l’expérience du passage de centaines d’ères semblables et y survivre.

« — Non, ils n’y survivent pas, dit-il. Le monde étoufferait sous le poids des vampires s’ils y survivaient. Comment pensez-vous que je me sois retrouvé le doyen de tous les vampires du monde ?

« — Je méditait sa réflexion. Puis je me hasardai à demander :

« — Meurent-ils de façon violente ?

« — Non, presque jamais. Ce n’est pas nécessaire. Combien pensez-vous qu’il y ait de vampires qui aient la trempe nécessaire pour affronter l’éternité ? Pour commencer, ils ont de l’immortalité les notions les plus sinistres. Car, en devenant immortels, ils voudraient que tout ce qui a été l’accompagnement de leur vie devienne immuable et incorruptible comme ils le sont eux-mêmes. Que les véhicules gardent la même forme rassurante, que les vêtements conservent la coupe qui leur allait du temps de leur jeunesse, que les hommes continuent de s’habiller et de parler de la façon qu’ils ont toujours comprise et appréciée. Alors qu’en réalité tout change, sauf le vampire lui-même ; tout, à l’exception du vampire, est soumis à décomposition et corruption permanentes. Bientôt, si l’on possède une âme peu flexible, et souvent même si l’on est doué de souplesse d’esprit, l’immortalité devient une peine de prison que l’on purge dans une maison de fous peuplée de figures et de formes totalement inintelligibles et sans valeur. Un soir, le vampire en se levant se rend compte que ce qu’il a craint, pendant des dizaines d’années peut-être, est arrivé : il se rend compte tout simplement qu’à aucun prix il ne veut vivre davantage. Que les styles, les modes, les formes d’existence qui lui rendaient l’immortalité attrayante ont tous été balayés de la surface du globe. Et que rien ne subsiste qui puisse le libérer du désespoir, sinon l’acte de tuer. Alors, le vampire s’en va mourir. Personne ne trouvera ses restes. Personne ne saura où il s’en est allé. Et souvent personne dans son entourage — si toutefois il cherche encore la compagnie d’autres vampires -, personne ne saura qu’il est atteint de désespoir. Depuis longtemps il aura cessé de parler de lui-même ou de rien d’autre. Il disparaîtra.

« Impressionné par l’évidente vérité contenue dans ses paroles, je me renfonçai dans ma chaise, et pourtant, en même temps, tout en moi se révoltait contre cette idée. Je devins conscient de la profondeur de mon espoir et de ma terreur. Comme ces sentiments étaient différents de l’aliénation qu’il m’avait décrite, comme ils étaient différents de ce désespoir horrible et destructeur! Je trouvai soudain qu’il y avait quelque chose de révoltant, de répugnant, dans le fait d’être ainsi désespéré. Je ne pouvais l’accepter.

« — Mais, vous, vous ne sauriez vous complaire dans un pareil état d’esprit. Regardez-vous! me surpris-je à répondre. S’il n’y avait plus une seule œuvre d’art dans ce monde… — et il y en a des milliers… -, s’il n’y avait une seule beauté naturelle…, si même le monde ne consistait plus qu’en une seule cellule, vide à l’exception d’une fragile chandelle, je ne peux m’empêcher de vous voir en train d’étudier cette chandelle, totalement absorbé par le tremblotement de sa flamme, par le miroitement de ses couleurs… Combien de temps cela suffirait-il à vous soutenir?… quelles possibilités cela ouvrirait-il pour vous?… Est-ce que je me trompe? Suis-je un fou idéaliste?

« — Non, répondit-il.

« Un bref sourire joua sur ses lèvres, évanescente bouffée de contentement. Mais il reprit :

« — Vous vous sentez des obligations envers un monde que vous aimez, parce que ce monde pour vous est encore intact. On peut concevoir même que votre sensibilité devienne l’instrument de votre folie. Vous parlez d’œuvres d’art de beauté naturelle… Je voudrais avoir comme un artiste le pouvoir de faire revivre pour vous la Venise du quinzième siècle, le palais de mon maître, l’amour que je lui portais alors que j’étais encore un jeune mortel, et l’amour qu’il me montra en me transformant en vampire. Oui, si je pouvais récréer ces choses pour vous ou pour moi-même… ne fût-ce que pour un instant! Mais à quoi cela serait-il bon ? Et quel drame pour moi que le temps n’obscurcisse pas le souvenir de cette époque, qu’au contraire il devienne d’autant plus riche et plus magique à la lumière du monde que je vois aujourd’hui!

« — De l’amour? Il y avait de l’amour entre vous et le vampire qui vous a créé ? demandai-je en me penchant en avant.

« — Oui, répondit-il. Un amour si fort qu’il ne put permettre que je vieillisse et que je meure. Un amour qui attendit patiemment que je sois assez fort pour naître à ce monde de ténèbres. Voulez-vous dire qu’il n’y avait aucun lien d’amour entre vous et le vampire qui vous a fait?

« — Aucun, répondit-je vivement, sans pouvoir réprimer un sourire amer.

« Il m’étudia.

« — Pourquoi alors vous a-t-il offert ces pouvoirs?

« Je me radossai.

« — Vous considérez nos pouvoirs comme un don ? fis-je. Oui, bien sûr. Pardonnez-moi, mais cela me stupéfie de voir combien dans votre complexité vous êtes si simple en profondeur.

« Je ris.

« — Dois-je me considérer comme insulté? demanda-t-il en souriant.

« Son attitude ne faisait que confirmer mes paroles. Il avait l’air si innocent! Je commençais seulement à le comprendre.

« — Non, pas par moi, répondis-je, mon pouls s’accélérant comme je le regardais. Vous êtes tout ce dont j’ai rêvé lorsque je devins un vampire. Vous considérez nos pouvoirs comme un cadeau! répétai- je. Mais, dites-moi…, ressentez-vous toujours cet amour pour le vampire qui vous a donné la vie éternelle? Le ressentez-vous encore?

« Il parut réfléchir, puis dit lentement :

« — Quelle importance?

« Mais il poursuivit :

« — Je ne pense pas m’être trouvé très heureux d’avoir aimé tant de gens et tant de choses. Mais… oui, je l’aime toujours. Peut-être pas dans le sens où vous l’entendez… Il semble que vous n’ayez pas trop d’efforts à faire pour jeter la confusion dans mon esprit. Vous êtes vraiment un mystère. Je n’ai plus besoin de ce vampire.

« — J’ai reçu la vie éternelle, des sens supérieurs, et le besoin de tuer, expliquai-je rapidement, parce que le vampire qui m’a fait voulait la maison et l’argent que je possédais. Vous pouvez comprendre cela? Mais il y a tellement plus derrière ce que je vous dis. Tout se révèle à moi si lentement, si partiellement! Vous voyez, c’est comme si vous aviez fracturé une porte pour moi, d’où filtrerait un rayon de lumière… Je chercherais de toutes mes forces à rejoindre cette lumière, à repousser d’autres portes afin de pénétrer dans la région qui selon vous existe au-delà! Alors qu’en fait je n’y crois pas! Le vampire qui m’a fait incarnait tout ce que je croyais être l’essence même du Mal: il était aussi sinistre, aussi prosaïque, aussi stérile, aussi éternellement et inévitablement décevant que devait l’être pour moi le Mal! Cela, je le sais maintenant. Mais vous, vous vous situez complètement au-delà de tout cela. Ouvrez la porte pour moi, ouvrez-la en grand! Parlez-moi de ce palais vénitien, de votre amour avec un damné! Je veux tout comprendre!

« — Vous vous abusez. Ce palais ne signifie rien pour vous. Cette porte que vous voyez, c’est à moi qu’elle mène. A venir vivre avec moi, moi tel que je suis. Je suis le Mal, avec d’infinies nuances, et ne m’en sens pas coupable.

« — Oui, exactement, murmurai-je.

« — Et cela vous rend malheureux. Vous, qui êtes venu dans ma cellule pour me dire qu’il n’y avait qu’un seul péché, celui de prendre volontairement une innocente vie humaine.

« — Oui…, répondis-je. Comme vous avez dû rire de moi…

« — Je n’ai jamais ri de vous. Je ne peux me permettre de rire de vous. C’est à travers vous que je peux échapper au désespoir dont je vous ai dit qu’il causait notre mort. C’est à travers vous que je dois établir mon lien avec ce dix-neuvième siècle et parvenir à le comprendre d’une manière qui me revivifie, ce dont j’ai si horriblement besoin. C’est vous que j’ai attendu au Théâtre des Vampires. Si je connaissais un mortel possédant votre sensibilité, votre capacité de souffrir, votre pénétration des choses, je le ferais vampire sur-le-champ. Mais cela est si rare! Non, j’ai dû attendre et guetter votre venue. Et maintenant c’est pour vous que je vais me battre. Voyez-vous combien je suis implacable en amour? Est-ce cela que vous désignez sous le nom d’amour?

« — Oh! mais vous commettriez une terrible erreur, dis-je en le regardant dans les yeux.

« Ses paroles ne me pénétraient que lentement. C’était une terrible frustration, telle que je n’en avais jamais connu, que d’avoir à être si clair. Il n’était pas pensable que je puisse le satisfaire. Je ne pouvais satisfaire Claudia. Je n’avais jamais été capable de satisfaire Lestat. Et mon frère mortel, Paul : comme je l’avais piètrement, humainement déçu!

« — Non, je dois prendre contact avec cet âge, répondit-il avec calme. Et ceci, je peux le faire par votre intermédiaire… Il ne s’agit pas que vous m’appreniez des choses que je peux découvrir en un instant, dans un musée, ou lire en une heure dans un livre… Vous êtes l’esprit de ce siècle, vous en êtes le Cœur…

« — Non, non. (Je levai les bras au ciel, au bord d’un rire amer et hystérique.) Vous ne saisissez pas? Je ne suis l’esprit d’aucune époque. J’ai toujours été brouillé avec tout ce qui m’entourait! Je n’ai jamais appartenu à aucun endroit, à personne, ni à aucun temps!

« Ce n’était que trop parfaitement, trop douloureusement vrai.

« Mais son visage ne fit que s’illuminer d’un sourire irrésistible. Il semblait sur le point d’éclater de rire, d’un rire qui déjà secouait ses épaules.

« — Mais, Louis, dit-il d’une voix douce, c’est cela, l’esprit de votre époque. Vous ne voyez pas? Tout le monde ressent ce que vous ressentez. Votre chute de l’état de grâce, votre perte de la foi, tout un siècle les a vécues en votre compagnie!

« Je fus tellement abasourdi par sa remarque que je ne pus que rester pendant un long moment à contempler le feu. Le bois était presque entièrement consumé et s’était réduit en un désert de cendres couvantes, paysage gris et rouge qui se serait effondré au simple contact du tisonnier. L’âtre était pourtant encore très chaud et émettait une puissante clarté. Ma vie entière m’apparaissait en perspective.

« — Et les vampires du théâtre ?à demandai-je d’une voix sourde.

« — Ils sont le reflet de leur âge, en ce qu’ils pratiquent un cynisme incapable de saisir que l’ère des possibles s’est éteinte, une sotte complaisance à parodier de façon sophistiquée le miraculeux — décadence dont le dernier refuge est le ridicule, l’impuissance maniérée. Vous les avez vus; vous avez connu ce genre de personnes toute votre vie. Vous reflétez votre âge différemment. Vous reflétez son cœur brisé.

« — Ce qui signifie malheur. Un malheur que vous n’entrevoyez même pas.

« — Je n’en doute pas. Dites-moi ce que vous ressentez, ce qui vous rend malheureux. Dites-moi pourquoi, pendant l’espace d’une semaine, vous n’êtes pas venu me voir, bien que vous en ayez brûlé d’envie. Dites-moi ce qui vous retient encore à Claudia et à l’autre femme.

« Je secouai la tête.

« — Vous ne savez pas ce que vous demandez. Vous voyez, il m’a été atrocement difficile d’accomplir la transformation de Madeleine en vampire. J’ai dû rompre une promesse faite à moi-même de ne jamais me livrer à ce genre d’acte, même si ma propre solitude me le dictait. Je ne considère pas notre vie en terme de pouvoirs et de dons. Je la considère comme une malédiction. Je n’ai pas le courage de mourir. Mais faire un autre vampire! Charger un autre du poids de cette même souffrance, condamner à mort tous ces hommes et toutes ces femmes qui fatalement seront ses victimes! J’ai brisé un grave serment. Et ainsi…

« — Mais, si cela peut vous apporter quelque consolation…, vous vous rendez sûrement compte que j’y ai été pour quelque chose!

« — Que j’ai fait cela pour me libérer de Claudia, pour être libre de venir à vous…, oui, je m’en rends compte. Mais la responsabilité finale, c’est à moi qu’elle incombe!

« — Non, je voulais dire que j’y avais eu une part directe. C’est moi qui vous ai fait agir! J’étais près de vous, cette nuit-là. J’ai exercé mon pouvoir le plus puissant pour vous persuader de le faire. Vous ne le saviez pas?

« — Non!

« Je baissai la tête.

« — J’aurais bien fait moi-même de cette femme un vampire, reprit-il d’une voix douce. Mais j’ai pensé qu’il était mieux que vous participiez à la chose. Sinon, vous n’auriez pu abandonner Claudia. Vous deviez savoir que vous le vouliez…

« — Je maudis ce que j’ai fait! m’écriai-je.

« — Alors c’est moi qu’il faut maudire!

« — Non, vous ne comprenez pas. En faisant cela, vous avez presque détruit ce que vous appréciez en moi! Je vous ai résisté de toutes mes forces, alors que je ne savais même pas que c’était votre pouvoir qui agissait sur moi. Et quelque chose est presque mort en moi! La passion est presque morte en moi! La création de Madeleine m’a presque détruit!

« — Mais non elle n’est pas morte, cette passion, cette humanité, appelez cela comme vous voulez. Si ces sentiments n’étaient pas encore vivants en vous, il n’y aurait pas, en ce moment, de larmes dans vos yeux, il n’y aurait pas ce ton de rage dans votre voix!

« Je restai sans réponse, et ne pus que hocher la tête. Puis, luttant contre moi-même, je balbutiai :

« — Vous ne devriez pas me forcer à agir contre ma volonté! Vous ne devriez jamais exercer un pareil pouvoir…

« — Non, répondit-il aussitôt. Je ne devrais pas… Mais mon pouvoir s’arrête quelque part, à l’intérieur de vous-même; il y a un seuil où s’arrête ma puissance. Cependant… Madeleine est créée, maintenant. Vous êtes libre.

« — Et vous êtes content, dis-je, reprenant contrôle de moi-même. Je ne cherche pas à être acerbe. Vous m’avez. Je vous aime. Mais j’ai été joué. Vous êtes satisfait?

« — Comment ne pourrais-je l’être? demanda-t-il. Bien sûr, je suis satisfait!

« Je me levai et allai à la fenêtre. Les dernières cendres mouraient. Le ciel gris commençait de s’éclairer. J’entendis Armand me suivre près du rebord de la fenêtre. Je sentis sa présence à mon côté, cependant que mes yeux s’accoutumaient à la luminosité du ciel, de sorte que je voyais son œil et son profil se découper sur la pluie qui tombait, qui résonnait partout de tonalités différentes : gargouillis dans la gouttière qui bordait le toit, martèlement sur les ardoises, froufroutement à travers les branches luisantes et superposées des arbres, bruyantes explosions sur le rebord de pierre en pente de la fenêtre. Doux mélange de sons qui détrempait et colorait la nuit tout entière.

« — Me pardonnez-vous… de vous avoir forcé la main? demanda Armand.

« — Vous n’avez pas besoin de mon pardon.

« — Vous, vous en avez besoin, dit-il. En conséquence, j’en ai besoin, moi aussi.

« Son visage, comme toujours, était parfaitement calme.

« — Prendra-t-elle soin de Claudia? Résistera-t-elle ?

« — Elle est parfaite. Folle, mais, par le temps qui court, c’est parfait. Elle s’occupera bien de Claudia. Elle n’a jamais vécu seule; il lui est naturel de se dévouer à ses compagnons. Elle n’aurait pas besoin de raisons spéciales d’aimer Claudia. Mais il se trouve qu’en plus elle en a. La beauté de Claudia, la tranquillité d’âme de Claudia, le contrôle qu’elle a d’elle-même, la façon dont elle sait se dominer. Elles sont parfaites, ensemble. Mais je pense que… qu’elles devraient quitter Paris aussitôt que possible.

« — Pourquoi?

« — Vous savez pourquoi. Parce que Santiago et les autres vampires les considèrent avec méfiance. Tous ont vu Madeleine. Ils ont peur parce qu’elle connaît leur existence, et qu’eux ils ne la connaissent pas. Ils ne laissent jamais tranquilles ceux qui en savent trop sur eux.

« — Et ce garçon, Denis? Quels sont vos plans à son égard?

« — Il est mort, répondit-il.

« Je fus stupéfait. A la fois de sa réponse et de son calme.

« — Vous l’avez tué? dis-je dans un souffle.

« Il acquiesça de la tête, sans dire un mot. Mais ses grands yeux sombres semblaient en extase devant moi, devant mon émotion, devant le trouble que je n’essayais pas de cacher. Son sourire doux et subtil semblait m’attirer à lui; sa main se referma sur la mienne, sur le rebord humide de la fenêtre, et je me sentis pivoter pour lui faire face, m’approcher de lui, comme si j’avais perdu le contrôle de moi-même et que ce fût lui qui commandât à mon corps.

« — Cela valait mieux, expliqua-t-il. Il faut que nous partions, maintenant…

« Il regarda la rue, plus bas.

« — Louis, suivez-moi, chuchota-t-il.

« Sur le rebord de la fenêtre, il s’arrêta.

« — Même si vous tombiez sur le pavé, reprit-il, vous ne souffririez qu’un moment. Vous guéririez si rapidement et si totalement qu’en quelques jours vous n’en garderiez plus trace ; vos os se remettraient aussi facilement que votre peau se cicatrise ; que mes paroles vous aident à accomplir ce qu’en vérité il vous est si facile de faire! Descendez après moi.

« — Qu’est-ce qui peut causer ma mort? demandai-je brusquement.

« Il s’immobilisa de nouveau.

« — La destruction de vos restes, répondit-il. Vous ne le savez pas? Le feu, le démembrement…, la chaleur du soleil. Rien d’autre. Il se peut que vous gardiez les marques de vos blessures, oui. Mais vous pouvez résister à tout. Vous êtes immortel.

« Je plongeai le regard dans l’obscurité qui régnait en contrebas, au travers de la tranquille pluie d’argent. Une lumière cligna derrière les arbres mouvants et ses pâles rayons révélèrent la rue : les pavés mouillés, la poignée de métal de la sonnette d’une remise à voitures, le lierre qui grimpait jusqu’en haut du mur. La grosse carcasse noire d’une voiture frôla les feuilles, puis la lumière s’affaiblit, la rue vira du jaune à l’argent puis disparut complètement, comme absorbée par la masse sombre des arbres. Ou plutôt comme si elle avait été soustraite aux ténèbres. J’eus le vertige. Il me sembla que la maison tanguait. Armand, assis sur le bord de la fenêtre, me regardait.

« — Louis, venez chez moi ce soir, murmura-t-il soudain sur un ton pressant.

« — Non, répondis-je d’une voix douce. C’est trop tôt. Je ne peux encore les laisser.

« Il détourna les yeux, pour regarder le ciel obscur. Il soupira, je ne l’entendis pas. Il reprit ma main dans la sienne.

« — Très bien…, dit-il.

« — Laissez-moi encore un peu de temps…

« Il hocha la tête et me tapota la main, comme pour dire que c’était bien ainsi. Puis il balança les jambes par-dessus le rebord et disparut. J’eus un moment d’hésitation, mon cœur battant de façon ridicule. Mais je passai à mon tour par-dessus le bord de la fenêtre et descendis à sa suite, sans oser regarder en bas.


— Quand j’introduisis ma clef dans la serrure de notre appartement, c’était presque l’aube. La lumière des lampes à gaz illuminait les murs. Madeleine, tenant à la main son fil et son aiguille, s’était endormie près de l’âtre. Claudia, debout, immobile parmi les fougères du balcon, me regardait dans l’ombre. Elle avait sa brosse à la main. Sa chevelure luisait.

« Je ressentis comme un choc. C’était comme si tous les plaisirs sensuels contenus dans le somptueux bric-à-brac de notre suite déferlaient en vagues sur mon corps et l’imbibaient, si différents de l’envoûtement d’Armand et de sa tour. Il y avait ici quelque chose de réconfortant, et ce sentiment était troublant. Je cherchai mon fauteuil et m’y effondrai, mains sur les tempes. Puis je sentis la présence de Claudia auprès de moi et ses lèvres sur mon front.

« — Tu étais avec Armand, dit-elle. Tu veux aller avec lui.

« Je levai les yeux. Comme son visage était beau et doux, et soudain comme il me parut mien! Je ne ressentis aucune honte à céder à mon envie de toucher ses joues, d’effleurer ses cils — familiarités, libertés que je n’avais plus prises avec elle depuis la nuit de notre querelle.

« — Je te reverrai; pas ici, ailleurs. Je saurai toujours où tu es! dis-je.

« Elle noua les bras autour de mon cou, se serra fortement contre moi. Je fermai les yeux et enfouis mon visage dans ses cheveux. Je couvrais son cou de baisers, m’emparais de ses petits bras ronds et fermes et embrassais les plis de la chair au creux de son coude, ses poignets, sa paume ouverte. Elle me caressa les cheveux et le visage du bout des doigts.

« — Tout ce que tu veux, jura-t-elle, tout ce que tu veux.

« — Es-tu heureuse? As-tu ce que tu désires? demandai-je d’un ton suppliant.

« — Oui, Louis, répondit-elle, serrant sa petite robe contre moi, accrochant ses doigts sur ma nuque. J’ai tout ce que je veux. Mais peut-on vraiment savoir ce que l’on veut? (Elle me souleva le menton, pour l’obliger à la regarder dans les yeux.) C’est pour toi que j’ai peur, c’est toi qui risques de faire une erreur. Pourquoi ne quittes-tu pas Paris avec nous? demanda-t-elle soudain. Le monde est à nous, viens avec nous!

« — Non. (Je m’arrachai à son étreinte.) Tu voudrais que cela soit de nouveau comme c’était avec Lestat. Les choses ne peuvent recommencer de la même façon. C’est impossible.

« — Ce sera nouveau et différent, avec Madeleine! Je ne demande pas à revivre une période à laquelle j’ai mis fin moi-même. Mais comprends-tu bien ce que tu choisis en choisissant Armand?

« Je me détournai. Il y avait une sorte d’entêtement et de mystère dans l’inimitié qu’elle lui portait et dans son refus de le comprendre. Elle allait encore répéter qu’il souhaitait sa mort, ce que je ne pouvais croire. Elle ne saisissait pas ce que j’avais compris : il ne pouvait vouloir sa mort, parce que, moi, je ne la voulais pas. Mais comment lui expliquer cela sans paraître pompeux et aveuglé par mon amour pour lui!

« — Je choisis d’être, tout simplement, répondis-je — sous la pression de son doute, cela paraissait soudain clair à mon esprit. Il est le seul à pouvoir me donner la force d’être ce que je suis. Je ne peux continuer de vivre déchiré intérieurement et consumé de désespoir. Ou bien je vais avec lui, ou bien je meurs. Et je choisis autre chose encore, ce qui, bien qu’irrationnel et inexplicable, me satisfait pourtant…

« — … et qui est?

« — Que je l’aime.

« — Il n’y a pas de doute que tu l’aimes, fit-elle, songeuse. Mais, dans ce cas, moi aussi, tu pourrais m’aimer…

« — Claudia, Claudia!

« Je l’attirai à moi, sentis son poids sur mon genou. Elle se pressa contre ma poitrine.

« — J’espère seulement que lorsque tu auras besoin de moi tu pourras me trouver…, murmura-t-elle. Que je pourrai te revenir… Je t’ai blessé si souvent, je t’ai causé tant de chagrin…

« Sa voix mourut. Elle reposait, immobile, contre moi. Je pensai : « Dans très peu de temps, elle ne sera plus à moi; maintenant, je désire seulement la tenir dans mes bras. Il y a toujours eu tant de plaisir dans ce simple geste. Son poids sur moi, sa main sur mon cou… »

« J’eus l’impression que quelque part une lampe s’éteignait. Que de cette atmosphère froide et humide une brillante lumière était soudain silencieusement soustraite. Je me tenais assis à la lisière du rêve. Si j’avais été un mortel, je me serais satisfait de m’endormir là, dans ce fauteuil, et, dans cet état confortable de somnolence, j’eus le sentiment étrange que le soleil allait plus tard m’éveiller doucement et que j’aurais la vision riche et familière des fougères dans les rayons du matin qui brilleraient à travers les gouttelettes de pluie. Je me complus un instant dans cette rêverie, fermant à demi les yeux.

« Par la suite, j’essayai souvent de me rappeler ces moments, de me rappeler le climat qui régnait dans cet appartement où nous reposions, de me rappeler comment, n’étant plus sur mes gardes, j’avais dû être insensible aux subtils changements qui n’avaient pu manquer de se produire dans l’ambiance de la pièce. Longtemps après, meurtri, dépouillé, désespéré au-delà de mes rêves les plus atroces, je repassai au crible de ma mémoire ces instants, ces heures tranquilles et ensommeillées du petit matin où l’horloge tictaquait presque imperceptiblement sur la cheminée, où le ciel pâlissait peu à peu; mais tout ce dont je pouvais me souvenir — bien que je m’acharnasse avec désespoir à prolonger et fixer cet instant, à bloquer dans mon imagination les aiguilles de l’horloge -, tout ce dont je pouvais me souvenir, c’était la lente mutation de la lumière.

« Si j’avais été sur mes gardes, je n’aurais pu manquer de sursauter. Mais, abusé par des préoccupations plus graves pour moi, je ne fis pas attention. Une lampe qui s’éteignait, une chandelle noyée dans un frémissement de sa petite mare de cire chaude… Yeux mi-clos, j’eus l’impression d’une obscurité menaçante, qui se refermant sur moi me faisait prisonnier.

« Je rouvris les yeux, sans penser aux lampes ni aux bougies. Et c’était trop tard. Je me levai, et la main de Claudia glissa sur mon bras. Une armée d’hommes et de femmes vêtus de noir avaient envahi l’appartement. Leurs vêtements semblaient absorber, drainer la lumière du moindre coin doré, de la moindre surface laquée. Je poussai un cri, hurlai pour avertir Madeleine, qui s’éveilla avec un sursaut d’oisillon effarouché; elle s’accrocha au canapé, puis tomba à genoux au moment où les vampires l’atteignaient. C’étaient Santiago et Céleste qui venaient vers nous, et derrière eux Estelle, et d’autres dont je ne savais pas les noms, qui emplissaient les miroirs de leurs images et transformaient les murs en ombres mouvantes et menaçantes. Ayant rouvert la porte, j’y propulsai Claudia d’une poussée, en lui criant de courir. Je barrai le passage de mon corps, tout en décochant un coup de pied à Santiago qui survenait.

« La force que je sentais maintenant en moi était bien loin de l’attitude purement défensive que j’avais adoptée lors de notre première rencontre au Quartier latin. Si ce n’avait été que pour me protéger moi-même, j’aurais peut-être été trop brisé pour me battre. Mais mon instinct de protection pour Madeleine et Claudia fut tout-puissant. Après avoir repoussé Santiago d’une ruade, je me battis avec la belle et puissante Céleste, qui cherchait à forcer le passage. Les pieds de Claudia résonnèrent au loin sur l’escalier de marbre. Céleste, tourbillonnante, s’accrochait à moi, me griffait, me lacérait le visage. Le sang se mit à couler sur mon col; du coin de l’œil, je le voyais rutiler. Puis je m’attaquai à Santiago, tournoyai avec lui, conscient de la force terrible des bras qui me tenaient, des mains qui cherchaient à assurer leur prise sur ma gorge.

« — Battez-vous, Madeleine! criai-je.

« Mais pour toute réponse je n’entendis que ses sanglots. Puis au centre de ce tourbillon je l’aperçus, transie, épouvantée, entourée d’autres vampires. Ils riaient de ce rire creux des vampires qui est comme un tintement de cloches d’argent. Santiago se tenait le visage. Je l’y avais mordu jusqu’au sang. Je le frappai à la poitrine, au crâne. Mon bras brûlait de douleur. D’une secousse, je me libérai de l’étreinte de l’un de mes adversaires. Le bruit du verre brisé résonna derrière moi. Mais quelqu’un d’autre, quelque chose d’autre, s’était emparé de mon bras et me tirait, puissant et tenace.

« Je ne me souviens pas d’avoir faibli. Je ne me souviens pas d’un moment critique où la force d’un autre aurait pris le dessus sur la mienne. Je me souviens seulement d’avoir été vaincu par le nombre. Sans pouvoir m’y opposer, par le seul fait de leur grand nombre et de leur ténacité, je fus immobilisé, entouré et tiré de force dehors. Au milieu d’une foule de vampires, je dus suivre le couloir, dévaler l’escalier; au moment de franchir les étroites portes de derrière de l’hôtel, je me retrouvai libre, pour être aussitôt entouré de nouveau et solidement maintenu. J’apercevais le visage de Céleste tout près de moi; si j’avais pu, je l’aurais défigurée à coups de dents. Je saignais abondamment et l’on serrait l’un de mes poignets si violemment que ma main en était presque insensible. Madeleine sanglotait toujours, non loin de moi. Nous nous entassâmes tous dans une voiture. Gisant sur le plancher du véhicule, je luttais obstinément contre l’évanouissement, malgré les coups qui pleuvaient sur ma nuque, malgré le sang qui mouillait ma tête et suintait dans mon cou, m’accrochant à l’idée que je sentais toujours le mouvement de la voiture, que j’étais encore vivant, encore conscient.

« Aussitôt que l’on m’eut traîné à l’intérieur du Théâtre des Vampires, je me mis à hurler le nom d’Armand.

« On me lâcha, mais seulement pour me laisser chanceler dans l’escalier qui menait au sous-sol, environné de la horde dont les mains menaçantes me poussaient. A un moment, je pus m’emparer de Céleste, qui cria. Quelqu’un me frappa par-derrière.

« Et c’est alors que je vis Lestat.

« Ce fut un coup infiniment plus terrible que tous les autres. Lestat debout au centre de la salle de bal, Lestat qui vrillait sur moi des yeux aigus, qui étirait ses lèvres en un sourire sournois. Habillé, comme toujours, de façon impeccable, toujours aussi splendide dans son riche habit noir et son linge fin. Mais chaque pouce de sa chair blanche était encore marqué d’innombrables cicatrices. Ah! comme son visage figé et élégant était déformé par les petits sillons durcis qui entaillaient sa peau délicate, au-dessus des lèvres, qui entaillaient ses paupières et la surface lisse de son front! Et ses yeux, ses yeux brûlaient d’une rage silencieuse, colorée de ce qui semblait être une sorte d’orgueil, un orgueil horrible et impitoyable qui signifiait : « Regarde donc ce que je suis devenu! »

« — C’est lui? demanda Santiago en me poussant en avant.

« Lestat se tourna brusquement vers lui et lui dit d’une voix rauque et étouffée :

« — Je vous ai dit que je voulais Claudia, l’enfant! C’est Claudia que je voulais!

« Il accompagna cette explosion d’un mouvement de tête involontaire, sa main tâtonna à la recherche d’un bras de fauteuil inexistant, puis il se reprit et se redressa, les yeux sur moi.

« — Lestat, commençai-je, saisissant les quelques brins d’espoir qui s’offraient à moi, vous êtes vivant! Vous avez survécu! Dites-leur donc comment vous nous avez traités!…

« — Non… (Il secoua furieusement la tête.) Revenez avec moi, Louis!

« Je refusai un instant d’en croire mes oreilles. Une part de moi-même, à un niveau plus profond, plus désespéré, me disait : « Raisonne avec lui… », mais mes lèvres ne purent que laisser échapper un rire sinistre.

« — Etes-vous devenu fou? lui lançai-je.

« — Je vous rendrai votre vie d’autrefois! s’écria-t-il.

« La tension qu’il mettait dans ses paroles faisait frémir ses paupières, battre sa poitrine, agitait spasmodiquement sa main qui s’ouvrait et se refermait dans le vide.

« — Vous m’aviez promis que je pourrais le ramener avec moi à La Nouvelle-Orléans, dit-il à Santiago.

« Puis sa respiration devint haletante, tandis qu’il dévisageait tour à tour les vampires qui resserraient leur cercle autour de nous. Il explosa :

« — Où est Claudia? C’est elle qui m’a fait du mal, je vous l’avais dit!

« — Tout à l’heure, tout à l’heure, répondit Santiago en s’approchant de Lestat, qui recula et perdit presque l’équilibre.

« Sa main trouva le bras de fauteuil qu’elle cherchait depuis un moment et s’y agrippa. Yeux clos, il reprit contrôle de lui-même.

« — Mais lui, il l’a aidée, il a été son complice…, reprit Santiago en s’approchant encore.

« Lestat rouvrit les yeux.

« — Non! Louis! Il faut que vous reveniez avec moi! J’ai quelque chose à vous dire… au sujet de cette nuit… dans le marécage…

« Mais il s’interrompit et se mit de nouveau à regarder tout autour de lui, comme un animal blessé et pris au piège.

« — Écoutez-moi, Lestat, commençai-je. Si vous la laissez aller, si vous lui pardonnez…, je… je reviendrai avec vous.

« Ma voix sonnait creux, métallique. J’avançai d’un pas, tentai de rendre mon regard dur et indéchiffrable, de faire de mes yeux deux phares projetant tout mon pouvoir de persuasion. Luttant contre sa propre faiblesse, il m’observait, m’étudiait. Céleste me retenait par le poignet.

« — Il faut que vous leur disiez, poursuivis-je, comment vous nous avez traités. Que vous leur disiez que nous ignorions les lois, que nous ne connaissions pas l’existence d’autres vampires.

« Je parlais mécaniquement, tout en pensant : « Il faut qu’Armand revienne. Il les arrêtera, il les empêchera de continuer… »

« J’entendis alors que l’on traînait quelque chose sur le sol. Madeleine, épuisée, continuait de pleurer. Je la cherchai des yeux et la découvris, assise dans un fauteuil. Quand elle vit que je la regardais, sa terreur parut s’accroitre. Elle essaya de se lever, mais on l’en empêcha.

« — Lestat, demandai-je, que voulez-vous de moi ? Je vous donnerai tout ce que vous voulez…

« Mais j’aperçus soudain l’objet que l’on traînait dans la pièce. Lestat aussi l’avait vu. C’était un cercueil pourvu de larges serrures de fer. Je compris tout de suite.

« — Où est Armand? criai-je sur le ton du désespoir.

« — Elle a voulu me tuer, Louis. C’est elle qui a voulu me tuer! Pas vous! Elle doit mourir! fit Lestat d’une voix faible, presque un râle, comme si parler lui coûtait un terrible effort. Emportez ça d’ici! fit-il d’un ton rageur à l’adresse de Santiago. Il revient à la maison, avec moi!

« Mais Santiago ne répondit que par un rire, un rire qui contamina Céleste, puis tous les autres vampires.

« — Vous m’aviez promis! répéta Lestat.

« — Je ne vous ai rien promis du tout, répliqua Santiago.

« — Ils se sont moqués de vous, dis-je à Lestat d’une voix amère, alors qu’on procédait à l’ouverture du cercueil. Ils se sont moqués de vous! C’est à Armand que vous devez vous adresser, c’est Armand qui est le chef ici!

« Il ne parut pas comprendre. Ensuite, ce ne fut plus que confusion. Impuissant, misérable, tout en me débattant, donnant des coups de pied, essayant de dégager mes bras, je leur criai, rageur, qu’Armand ne les aurait jamais laissés faire, et qu’ils ne s’avisent surtout pas de faire quoi que ce soit à Claudia. Mais ils m’introduisirent de force dans le cercueil, tandis que mes efforts furieux n’avaient d’autre effet que de me faire oublier les pleurs de Madeleine, ses atroces gémissements et ma crainte de leur entendre superposés ceux de Claudia. Je tentai de soulever le poids du couvercle, réussis à le maintenir un instant entrouvert, avant qu’ils le rabattent et en verrouillent les serrures dans un grand ferraillement de clefs. Des paroles prononcées bien longtemps auparavant, dans ce havre de paix devenu le théâtre de nos querelles, par un Lestat au sourire grinçant, me revinrent en mémoire : « Un enfant affamé, c’est un spectacle effrayant…, un vampire affamé, c’est pire encore… On entendrait ses cris jusqu’à Paris… » Mon corps moite et tremblant s’affaissa dans l’atmosphère étouffante du cercueil, et je me répétai : « Armand ne les laissera pas faire, et il n’y a pas d’endroit assez sûr où ils puissent nous cacher. »

« On souleva le cercueil et, dans un grand piétinement de bottes, on l’emporta. Je résistai au tangage qui lui était imprimé en m’arc-boutant des deux bras contre ses côtés. Peut-être fermai-je un instant les yeux. Je ne cédai pas à la tentation de reconnaître à tâtons l’étroitesse de ma prison, de mesurer la faible épaisseur de la couche d’air qui s’interposait entre mon visage et le couvercle. Le cercueil bascula lorsqu’on atteignit l’escalier. J’essayai vainement de distinguer les pleurs de Madeleine, car il m’avait semblé qu’elle appelait Claudia, comme si elle avait pu nous être d’aucun secours. Mais toi, appelle donc Armand, me disais-je, il faut absolument qu’il rentre cette nuit! Cependant la seule idée d’entendre mon propre cri hurler à mes oreilles, prisonnier comme moi de cette boîte, était suffisamment humiliante pour m’empêcher d’appeler.

« Et s’il ne venait pas? pensai-je. S’il avait un cercueil, caché quelque part dans sa tour, où il peut s’abriter pendant le jour?… Soudain, sans avertissement, mon corps échappa au contrôle de mon esprit. Je frappai du bras le bois du cercueil, cherchai à me retourner pour exercer la pression de mon dos sur le couvercle. Mais c’était impossible, l’espace était trop restreint. Ma tête retomba sur la planche et la sueur coula le long de mon dos et de mes flancs.

« Je n’entendais plus Madeleine pleurer. Il n’y avait plus que le bruit des bottes et celui de ma respiration. Alors, c’est demain qu’il viendra — oui, demain soir — et ils lui raconteront, il nous trouvera et nous libérera. Le cercueil s’inclina. L’odeur de l’eau emplit mes narines. Sa fraîcheur était sensible au travers de la chaleur qui régnait dans le cercueil clos. Puis l’odeur de la terre se mêla à celle de l’eau. Le cercueil fut rudement posé au sol, me meurtrissant les membres. Je me frottai les coudes, m’efforçant de ne pas toucher le couvercle, pour ne pas en sentir la proximité. Ma peur se muait en panique, en terreur.

« Je crus qu’ils allaient maintenant me laisser, mais ils se mirent à s’affairer près de moi, et une nouvelle odeur, une odeur crue et inconnue, parvint à mes narines. Je compris tout à coup qu’ils étaient en train de monter un mur de brique et que l’odeur était celle du mortier. Je portai lentement, précautionneusement la main à mon visage pour en essuyer la sueur. « Très bien, alors, il n’y a qu’à attendre demain, me raisonnai-je, bien que j’eusse l’impression que le cercueil s’était encore rétréci ; très bien, c’est demain qu’il viendra; ceci n’est que ma prison provisoire, la peine que je purge pour le mal que j’ai fait, nuit après nuit, après nuit… »

« Cependant mes yeux se gonflaient de larmes, et de nouveau mes bras se mirent à battre les parois du cercueil, tandis que je secouais la tête de droite et de gauche. Je me transportai en esprit jusqu’au lendemain, jusqu’à la nuit prochaine, jusqu’à celle d’après. Puis, comme pour échapper à la démence, je pensai à Claudia — je me rappelai l’étreinte de ses bras sous la faible lumière qui régnait dans notre appartement de l’hôtel Saint-Gabriel, je revis l’arrondi de sa joue, les battements doux et langoureux de ses cils, je sentis le contact soyeux de ses lèvres. Mon corps se raidit, je donnai des coups de pied aux planches. Il n’y avait plus ni bruit de maçonnerie ni pas étouffés. J’appelai Claudia. A force de secouer la tête, j’en tordis mon cou de douleur; je serrai le poing jusqu’à en enfoncer les ongles dans ma paume. Lentement, comme un courant glacé, la paralysie du sommeil me saisit. J’essayai d’appeler Armand — stupide réaction de désespoir -, oubliant presque, alors que mes paupières s’alourdissaient et que mes mains s’affaissaient, presque que lui aussi était, quelque part, sous l’empire du sommeil et qu’il s’était déjà réfugié dans son abri diurne. J’eus une dernière convulsion, sentis une dernière fois le contact du bois, scrutai des yeux les ténèbres. Mais je m’affaiblissais. Puis ce fut le néant.


— Je m’éveillai au son d’une voix. Une voix lointaine, mais distincte, qui dit deux fois mon nom. Je ne savais plus où j’étais. J’avais fait un rêve, un rêve atroce qui menaçait de s’évanouir sans le moindre indice permettant de le reconstituer, un rêve où je souhaitais impatiemment que se produise un événement terrible. J’ouvris les yeux et touchai le couvercle du cercueil. Je me rappelai où je me trouvais au même instant où, par bonheur, je reconnaissais la voix d’Armand. Je lui répondis, mais mes cris m’assourdirent, enfermés qu’ils étaient en ma compagnie dans cette boîte. Pris d’une terreur soudaine, je pensai : « Il me cherche, et je ne peux pas lui faire savoir que je suis ici! » Mais je l’entendis me parler, me dire de ne pas avoir peur. Il y eut un premier choc violent, puis un second, suivi d’un craquement et du bruit de tonnerre produit par l’écroulement du mur de briques. Plusieurs d’entre elles, me sembla-t-il, heurtèrent le cercueil. Il les débarrassa une par une, et j’eus l’impression qu’il arrachait les serrures à l’aide de ses ongles.

« Le bois dur du couvercle craqua. Un point de lumière brilla devant mes yeux. Je respirai l’air qui s’était infiltré par la fente, le cercueil s’ouvrit. Aveuglé par la vive lumière d’une lampe, je me redressai et m’assis, me cachant les yeux derrière les doigts.

« — Dépêchez-vous, me dit-il. Et ne faites aucun bruit.

« — Où allons-nous donc? demandai-je.

« Grâce à la brèche ouverte par Armand, j’aperçus un long passage de brique grossière, dans lequel s’ouvraient de nombreuses portes, qui étaient toutes murées, à l’égal de celle de ma prison. J’imaginai aussitôt des cercueils derrière chacun de ces scellements, des cercueils contenant les cadavres pourris de vampires morts de faim. Armand me tira par le bras en me répétant d’être silencieux. Nous descendîmes furtivement le couloir, jusqu’à une porte de bois où il s’arrêta, et éteignit la lampe, nous plongeant ainsi dans la plus totale obscurité. Puis je m’aperçus qu’un rai de lumière passait sous la porte, qu’il ouvrit alors si doucement que les gonds n’en émirent pas le moindre grincement. Je pris conscience du bruit que faisait ma respiration haletante et tentai de la calmer. Nous étions maintenant dans ce passage secret qui menait à sa cellule. Mais, tandis que je courais sur ses pas, une horrible constatation s’imposa à mon esprit : il me secourait, mais il me secourait moi seul. Je posai ma main sur son épaule pour le faire s’arrêter, mais il m’obligea à continuer. Je dus attendre que nous soyons sortis dans la ruelle qui longeait le Théâtre des Vampires pour qu’il consentît à faire halte un instant; et encore le sentais-je prêt à s’élancer de nouveau. Avant même que j’ouvre la bouche, il secoua la tête en disant :

« Je ne peux pas la sauver!

« Vous ne vous attendez tout de même pas à ce que je parte sans elle! m’écriai-je, horrifié. Ils la tiennent prisonnière là-dedans, Armand, vous devez la sauver! Vous n’en avez pas le choix!

« — Pourquoi dites-vous cela? Je n’en ai pas le pouvoir, vous devez le comprendre. Ils se révolteront contre moi. Rien ne peut les en empêcher. Louis, je vous le dis, je ne peux rien pour elle. Je risquerais seulement de vous perdre. Vous ne pouvez pas revenir sur vos pas!

« Je refusai d’admettre qu’il disait vrai. Je n’avais d’autre secours qu’Armand, mais en vérité j’avais largement, dépassé le stade de la peur. Je devais aller rechercher Claudia, fût-ce au prix de ma vie. Ce n’était même pas une question de courage, c’était une simple évidence. De plus, je savais bien, je voyais bien à son attitude passive, à la façon dont il partait, qu’Armand non seulement ne m’en empêcherait pas, mais encore me suivrait.

« Je ne me trompais pas : il courut à mes trousses, quand je m’engouffrai dans le souterrain, pour rejoindre la salle de bal. J’entendais les bruits que faisaient les autres vampires, mêlés à diverses rumeurs, les rumeurs du trafic parisien, les rumeurs provenant, semblait-il, de la foule assemblée dans la grande salle du théâtre, au-dessus de nos têtes. Au moment où j’atteignais les dernières marches de l’escalier menant à la salle de bal, je vis Céleste dans l’encadrement de la porte. Elle tenait à la main l’un de leurs masques de scène. Sans montrer aucune inquiétude, étrangement indifférente même, elle se contenta de me regarder.

« Je pensais qu’elle allait se ruer sur moi et donner l’alarme. Mais elle n’en fit rien. Elle recula dans la salle de bal, se mit à tourner sur elle-même, faisant virevolter sa jupe et semblant prendre plaisir aux subtils mouvements de l’étoffe, et, décrivant des cercles de plus en plus larges, dériva jusqu’au centre de la pièce. Là, elle se cacha le visage derrière le masque où était peinte une tête de mort et dit à voix basse :

« — Lestat…, c’est votre ami Louis qui nous rend une petite visite. Un peu de tenue, Lestat!

« Elle retira le masque, tandis qu’une onde de rires submergeait la pièce. Je les vis, ombres obscures, assis un peu partout, ou debout par petits groupes. Lestat, épaules voûtées, était dans un fauteuil et regardait ses mains qui s’affairaient avec un objet que je ne pouvais voir. Il leva lentement la tête. Dans ses yeux, à demi cachés par les mèches blondes de ses cheveux, il y avait de la peur. C’était indéniable. Il regarda Armand, qui traversait silencieusement la salle, à pas lents et réguliers. Les vampires s’effaçaient devant lui, tout en l’observant.

« — Bonsoir, monsieur[4], fit Céleste en le saluant au passage, tenant le masque comme un spectre.

« Le regard d’Armand ne s’arrêta pas sur elle, mais sur Lestat.

« — Etes-vous satisfait? lui demanda-t-il.

« Les yeux gris de Lestat parurent considérer Armand avec étonnement. Ses lèvres tentèrent de balbutier un mot, tandis que ses yeux se gonflaient de larmes.

« — Oui…, murmura-t-il.

« Ses mains jouaient encore avec l’objet qu’il cachait sous son habit noir. Puis il me vit, et les larmes se mirent à couler sur ses joues.

« — Louis, dit-il d’une voix qu’un terrible combat intérieur semblait rendre plus riche et plus profonde, Louis, je vous en supplie, vous devez m’écouter. Vous devez revenir…

« Mais sur ces mots, baissant la tête, il eut une grimace de honte.

« J’entendis rire Santiago, puis Armand dire d’une voix douce à Lestat qu’il devait partir, quitter Paris, s’exiler.

« Lestat fermait les yeux, son visage était transfiguré de douleur. C’était un autre Lestat, une créature blessée et sensible, différente de l’homme que j’avais connu.

« — Je vous en prie, reprit-il d’une voix persuasive et suppliante. Je ne peux pas vous parler ici! Je ne peux pas vous faire comprendre… Viendrez-vous avec moi… quelque temps seulement… jusqu’à ce que je redevienne moi-même?

« — C’est de la folie!… répondis-je, portant soudain les mains à mes tempes. Où est-elle? Où est-elle?

« Je regardai leurs visages immobiles et passifs, leurs sourires indéchiffrables.

« — Lestat! appelai-je.

« Je l’obligeai à se retourner en l’agrippant par les revers de son habit noir. C’est alors que je vis ce qu’il tenait dans ses mains. Je compris tout de suite de quoi il s’agissait. La soie fragile de la robe jaune de Claudia. Je la lui arrachai des mains. Il se détourna et porta la main à ses lèvres. Comme je m’abîmais dans la contemplation de la robe, il fondit en sanglots assourdis. Je passai lentement mes doigts sur l’étoffe imbibée de larmes, tachée de sang, la pressai de mes mains tremblantes sur ma poitrine.

« Je dus rester ainsi, debout près de Lestat, très longtemps. Le temps n’avait de prise ni sur moi ni sur ces vampires mouvants dont les rires légers et éthérés m’emplissaient les oreilles. J’avais envie de me les boucher pour ne plus entendre, mais je ne voulais pas lâcher la robe, que je m’efforçais de réduire en une balle de tissu assez petite pour être cachée dans mon poing. On allumait l’un après l’autre les chandeliers alignés en rangées inégales le long des peintures murales. Une porte s’ouvrit sur la pluie. Les flammes vacillèrent et parurent emportées par le vent, mais aucune ne s’éteignit. Je compris que Claudia devait être de l’autre côté de la porte. Les chandeliers bougèrent. Les vampires s’en étaient emparés. Santiago, avec une courbette, m’invitait à sortir. Je lui prêtai à peine attention, non plus qu’aux autres vampires. Quelque chose me disait : « Si tu te soucies d’eux, tu deviendras fou. Ils n’ont aucune espèce d’importance. Seule Claudia compte. Où est-elle? Trouve-la! » Et ainsi s’évanouirent leurs rires. Malgré leur couleur et leur profil, ils ne semblaient participer que du néant.

« De l’autre côté de la porte ouverte m’attendait un spectacle que j’avais déjà vu, il y avait longtemps, si longtemps. Un spectacle dont alors personne d’autre que moi n’avait été témoin. Si, pourtant ; Lestat aussi l’avait vu…, mais cela n’avait pas d’importance. Maintenant, il ne se souviendrait plus, ou ne comprendrait pas… qu’ensemble nous avions déjà vu, à la porte de la cuisine de brique de notre demeure de la rue Royale, ces deux mêmes objets humides et racornis, choses autrefois vivantes, cadavres aujourd’hui d’une mère et d’une fille unies dans une même étreinte sur le sol de pierre. A présent, les deux corps qui gisaient sous la pluie fine étaient ceux de Madeleine et de Claudia, et les splendides cheveux roux de Madeleine se mêlaient à l’or de ceux de Claudia, qui luisaient et remuaient dans le vent qu’aspirait la porte grande ouverte. Mais leurs cadavres étaient totalement brûlés — à l’exception toutefois de ce que la sève de la vie n’avait pas irrigué : les cheveux, la longue robe de velours et la petite chemise ajourée de dentelles et tachée de sang. Et si la chose noircie, brûlée et desséchée qu’était devenue Madeleine portait encore la ressemblance de son visage, si la main qui étreignait l’enfant était restée entière et pareille à une main de momie, Claudia, l’enfant, l’aînée, ma Claudia, n’était plus que cendres.

« Un cri naquit en moi, un cri sauvage et dévorant qui émanait du plus profond de mes entrailles, un cri qui tourbillonna avec le vent. Avant même que mon hurlement ne s’éteigne, je sentis qu’on me frappait, et je crus m’être saisi de Santiago. Nous nous battîmes, je cherchai à le meurtrir, à lui écraser le visage, son visage blême et grimaçant, puis l’emprisonnai dans mes bras. Il me hurlait de le lâcher ; ses cris se mêlant aux miens, je le traînai hors des cendres que ses bottes piétinaient, aveuglé par la pluie, par mes larmes. Il réussit à se dégager, et je voulus l’attraper de nouveau — au moment où lui-même me tendait la main. Car c’était Armand, Armand avec lequel je m’étais battu, et qui cherchait à m’arracher au petit cimetière et à me ramener au tournoiement de couleurs, de voix, de cris, de rires argentins de la salle de bal.

« Lestat me criait de nouveau :

« — Louis, attendez-moi! Louis, il faut que je vous parle!

« Je sentis, tout près des miens, les yeux bruns et veloutés d’Armand posés sur moi. A peine conscient du fait que Madeleine et Claudia étaient mortes, une grande faiblesse m’envahit, tandis qu’il me disait d’une voix très basse, peut-être même sans l’aide des mots :

« — Je ne pouvais pas les empêcher, je ne pouvais pas les empêcher…

« Elles étaient mortes, tout simplement mortes.

« Santiago était quelque part, près de l’endroit où elles reposaient, chevelures flottant dans l’air, balayant les briques, boucles s’effilochant au gré du vent. Moi, je perdais lentement conscience.

« Impossible de ramasser leurs corps, de les emmener. Armand avait passé un bras derrière mon dos, sous mon bras, et, me portant presque, me faisait traverser un endroit rempli d’échos creux où déjà l’on sentait les odeurs de la rue, l’odeur fraîche des chevaux et du cuir. Des équipages luisants stationnaient dehors. Je me vis, avec netteté, descendre en courant le boulevard des Capucines, un petit cercueil sous le bras, à travers la foule qui s’écartait à mon approche. A une terrasse de café bondée de monde, des douzaines de personnes se pressèrent pour me voir passer, un homme leva le bras. J’eus l’impression de trébucher, de me voir trébucher dans les bras d’Armand, et sentis de nouveau son regard brun posé sur moi, chancelant au bord de l’évanouissement. Je continuai cependant de marcher, observant le mouvement de mes bottes luisantes sur le pavé.

« — Il est fou de m’avoir dit des choses pareilles! dis-je d’une voix aigre et irritée, dont le son cependant m’apportait quelque réconfort.

« Et je me mis à rire, d’un rire bruyant.

« — Il est complètement fou! Vous l’avez entendu? demandai-je.

« Seuls les yeux d’Armand me répondirent : dors! disaient-ils. Je voulus ajouter quelque chose à propos de Madeleine et de Claudia, dire que nous ne pouvions les laisser là, mais je sentis ce même cri renaître en moi et, balayant tout sur son passage, chercher à s’exprimer. Je serrai les dents pour lui interdire de s’échapper, de peur que sa violence et sa puissance ne me détruisent.

« Tout devint soudain trop clair. Nous marchions de ce pas aveugle et agressif qu’adoptent les mortels lorsque l’ivresse les rend sauvages et réveille leur haine contre leurs semblables, tout en leur donnant le sentiment d’être invulnérables. C’était de ce pas que j’avais parcouru La Nouvelle-Orléans, la nuit où j’avais pour la première fois rencontré Lestat, de ce pas d’ivrogne étrangement sûr, de ce pas qui est comme un défi à l’univers. A la vitre d’un café, je vis justement un homme, ivre, qui tripotait une allumette, dont la flamme, par miracle, toucha le foyer de la pipe. L’homme tira quelques bouffées. Non, il n’était pas ivre, en fait. Armand m’attendait. Nous étions encore boulevard des Capucines… A moins que ce ne fût boulevard du Temple? Je ne savais pas. L’idée que leurs corps puissent rester dans cet endroit ignoble me révoltait. J’imaginai Santiago foulant au pied cette forme brûlée, noircie, qui avait été ma fille! Je grognai à travers mes dents serrées. L’homme à la pipe s’était levé, et la vitre s’embua à la hauteur de son visage.

« — Ne m’approchez pas, dis-je à Armand. Par l’enfer, ne m’approchez pas! Allez-vous-en!

« M’éloignant de lui, je remontai le boulevard. Un couple s’effaça sur mon passage, l’homme protégeant sa compagne du bras.

« Puis je me mis à courir. Je me demandai quelle apparence je pouvais avoir pour les gens qui me voyaient passer, créature blafarde et sauvage se déplaçant trop vite pour leurs yeux. Affaibli, pris de malaise, je dus m’arrêter un moment, pour m’asseoir sur les degrés de pierre qui menaient à la petite porte latérale d’une église, verrouillée pour la nuit. Mes veines me brûlaient, comme si j’avais jeûné depuis des jours. Je pensai à tuer, mais l’idée m’emplit de dégoût. La pluie, me semblait-il, s’était calmée. Pourtant un homme passa au loin dans la rue tranquille et lugubre, porteur d’un parapluie noir et luisant. Armand se tenait à quelque distance, sous les arbres. Derrière lui, il paraissait y avoir toute une végétation d’arbres et d’herbe humide, d’où s’élevait une brume qui faisait croire que le sol fumait.

« En me concentrant sur ma tête et sur mon estomac douloureux, et sur ma gorge qui se serrait, je réussis à retrouver un état de calme. Quand la clarté se fut refaite dans mon esprit, je me rendis compte du chemin que j’avais parcouru et de la distance qui me séparait maintenant du théâtre où étaient encore les restes de Madeleine et de Claudia, victimes enlacées dans un même holocauste. Je songeais très résolument à me détruire moi-même…

« — Je ne pouvais pas les empêcher…, répéta doucement Armand.

« Je levai les yeux. Son visage reflétait une tristesse indicible. Il détourna le regard, comme s’il pensait qu’il était vain de vouloir me convaincre. Son affliction, son sentiment de défaite étaient presque palpables. J’eus l’impression que, si je décidais de décharger toute ma fureur sur lui, il ferait peu pour me résister. Son indifférence, sa passivité étaient la racine subtile de son insistance à me répéter : « Non, je ne pouvais pas les empêcher… »

« — Oh! mais si, vous auriez pu! répliquai-je sans élever le ton. Vous le savez parfaitement bien. Vous étiez leur chef! Vous étiez le seul à savoir les limites de votre puissance. Eux, ils ne les connaissaient pas. Ils ne comprennent rien. Votre entendement surpasse de loin de leur!

« Il regarda au loin en affectant de rester calme. Mais je voyais bien l’effet qu’avaient eu sur lui mes paroles, la lassitude dont son visage était empreint, la tristesse morose que reflétaient ses yeux ternes.

« — Vous exerciez sur eux votre empire. Ils vous craignaient! poursuivis-je. Vous auriez pu les arrêter si vous aviez voulu user de votre pouvoir au-delà des limites que vous vous étiez vous-même fixées. C’était votre perception de vous-même que vous ne vouliez pas violer! Votre précieuse conception de la vérité! Je n’ai aucun mal à vous comprendre, savez-vous, car je vois en vous le reflet de ma propre personne!

« Il tourna doucement les yeux pour rencontrer mon regard, mais ne répondit rien. Son visage exprimait une terrible douleur, qui en adoucissait les traits. Mais il semblait horrifié d’avoir à affronter d’atroces émotions qu’il ne saurait contrôler, et dont il sentait l’approche. C’était ma peine qu’il ressentait, multipliée par le magnétisme puissant qu’il possédait. Moi, je ne partageais pas la sienne. Elle m’était indifférente.

« Oui, je ne vous comprends que trop bien…, repris-je. C’est ma passivité qui a été au cœur de tout ce qui s’est passé, c’est elle le vrai mal. Ma faiblesse, mon refus stupide de compromettre une moralité déjà fêlée, mon orgueil insensé! c’est tout cela qui m’a fait devenir la créature que je suis, alors que je savais que c’était mal. C’est pour cela que j’ai permis que Claudia soit transformée en vampire, puis que je l’ai laissée tenter de tuer Lestat, ce qui est la vraie raison de sa mort… Je n’ai pas levé le petit doigt pour l’en empêcher. Et Madeleine, Madeleine…, je n’aurais jamais dû en faire une créature semblable à nous-mêmes, je savais aussi que c’était mal! Eh bien, je ne suis plus cette créature faible et passive qui a tissé, malheur après malheur, une toile d’araignée si vaste et si gluante que j’en ai été la ridicule victime. Tout cela est fini! Je sais maintenant quelle conduite je dois adopter. Et, en retour du secours que vous m’avez porté en me libérant de cette tombe, je vous offre cet avertissement : ne retournez pas à votre cellule du Théâtre des Vampires! Ne tentez même pas de vous en approcher!


— Je n’attendis pas sa réponse. Peut-être d’ailleurs n’en fit-il pas. Je m’en allai, sans un regard en arrière. S’il me suivit, je ne m’en aperçus pas. Du reste, cela m’était indifférent.

« Je fis retraite dans le cimetière de Montmartre. Pourquoi là? Je ne le sais pas, sauf que ce n’était pas très loin du boulevard des Capucines. De plus, à l’époque, Montmartre avait encore un aspect campagnard; c’était un endroit sombre et calme, par comparaison au reste de la capitale. Errant parmi les maisons sans étage et les jardins potagers, je tuai sans en retirer la moindre satisfaction, puis allai au cimetière choisir le cercueil où je devrais passer la journée. De mes mains nues j’en vidai les restes humains et, dans les puanteurs de cadavre, me couchai sur un lit de boue et de pourriture. Il n’y avait pas là de quoi m’apporter du réconfort… Mais j’avais ce que je voulais, un abri obscur, imprégné de l’odeur de la terre, à l’écart des hommes, des vivants, où je pouvais m’abandonner à l’engourdissement de mes sens, m’abandonner à mon chagrin.

« Mais je sombrai rapidement dans l’inconscience.

« Le soir suivant, quand le soleil gris et froid de l’hiver se fut couché, j’émergeai rapidement d’une torpeur accompagnée, comme toujours en cette saison, d’un fourmillement de picotements. S’apercevant de ma résurrection, les bestioles qui peuplaient l’obscurité de mon cercueil décampèrent. Sous la lune pâle, je me hissai lentement hors de mon trou, écartant la dalle lisse de marbre, dont je savourai du toucher la douceur et la fraîcheur. J’errai parmi les tombes, puis parmi les rues voisines du cimetière, tout en échafaudant un plan. Grâce à l’extraordinaire liberté, à la formidable énergie propres à ceux qui ne désirent plus que la mort, je n’hésitai pas à y mettre en jeu ma vie.

« Dans un jardin potager, j’aperçus un objet dont la forme ne se précisa dans mon esprit que lorsque je l’eus pris dans mes mains. C’était une petite faux, dont la lame courbe était encore prise dans une gangue de mauvaises herbes. Quand, l’ayant nettoyée, je pus faire courir mon doigt le long du tranchant acéré, je vis, avec la plus grande netteté, la marche à suivre. J’acquis les services d’un cocher, qui, ébloui par l’argent que je lui offrais et par mes promesses, accepta d’être à mes ordres pour plusieurs jours; j’allai prendre mon coffre à l’hôtel Saint-Gabriel et le mis dans la voiture, puis me procurai tout ce dont j’avais besoin. Mettant à profit les longues heures de la nuit d’hiver, je fis semblant de boire en compagnie de mon cocher, afin d’obtenir sa pleine collaboration. Il accepta donc de me conduire jusqu’à Fontainebleau à l’aurore, tandis que je dormirais dans la voiture, et de ne m’y déranger sous aucun prétexte, à cause de ma « santé fragile » — cette dernière recommandation était d’ailleurs si importante, ajoutai-je, que j’étais tout à fait prêt à grossir d’une somme généreuse les honoraires que je lui payais déjà, à condition qu’il s’engage à ne pas même effleurer la poignée de la porte de la voiture, tant que je n’en serais pas ressorti.

« Quand je fus sûr d’avoir obtenu son accord total et convaincu qu’il était suffisamment ivre pour ne s’intéresser à rien d’autre qu’à la bonne conduite de son équipage, nous nous dirigeâmes vers la rue où se trouvait le Théâtre des Vampires. Après nous en être approchés lentement, prudemment, nous nous arrêtâmes à quelque distance pour attendre que le ciel commence à s’éclaircir.

« Le théâtre était fermé, verrouillé, pour se défendre contre les assauts du jour naissant. Lorsque la lumière et la fraîcheur de l’air m’eurent indiqué qu’il me restait quinze minutes tout au plus pour exécuter mon plan, je me glissai jusqu’au théâtre. Je savais que les vampires étaient déjà enfermés dans leurs cercueils, beaucoup plus bas, et que si même l’un d’entre eux s’attardait encore un peu avant d’aller se coucher il n’entendrait pas mes premiers préparatifs. Rapidement, je clouai des planches en travers des portes verrouillées, afin de les barricader de l’extérieur. Un passant remarqua ce que je faisais, mais poursuivit son chemin, pensant sans doute que j’agissais sur ordre du propriétaire de l’établissement. Il y avait cependant le risque qu’avant d’en avoir terminé je rencontre les caissiers, les huissiers ou les balayeurs du théâtre, qui peut-être restaient de jour pour garder leurs employeurs pendant leur sommeil diurne.

« Tout en pensant à ce danger, je fis approcher la voiture dans la ruelle latérale du théâtre, jusqu’à la porte secrète d’Armand. J’attrapai deux bidons de kérosène et ouvris facilement la porte, ainsi que je l’avais escompté, grâce à la clef qu’Armand m’avait confiée. Je descendis le passage et constatai qu’il n’était pas dans sa cellule. Son cercueil en avait disparu. Tout, en fait, avait disparu, à l’exception du mobilier et du lit clos qui avait été celui de son jeune compagnon. En hâte, j’ouvris l’un des bidons et me dirigeai vers l’escalier en faisant rouler l’autre devant moi, aspergeant de kérosène les poutres nues et les portes de bois des cellules. Le pétrole dégageait une forte odeur, qui était plus susceptible de donner l’alerte qu’aucun son que j’aurais pu produire. Pourtant, immobile au pied de l’escalier avec mes deux bidons et la faux que j’avais ramassée, tendant l’oreille, je n’entendis rien, ni gardes dont j’avais présumé l’existence, ni vampires. Serrant le manche de la faux dans ma main, je gravis lentement les marches qui menaient à la porte de la salle de bal. Personne ne m’y vit projeter le kérosène sur les fauteuils en crin de cheval et sur les draperies, hésiter un instant à la porte de la petite cour où Madeleine et Claudia avaient été tuées. Quel désir j’avais d’ouvrir cette porte! La tentation était si forte que l’espace d’une minute j’en oubliai presque mon plan, je fus sur le point de laisser tomber mes bidons pour tourner la poignée. Mais j’aperçus la lumière qui filtrait au travers des fissures du vieux bois de la porte et qui me rappelait qu’il me fallait continuer. Madeleine et Claudia n’étaient plus, elles étaient mortes. A quoi bon ouvrir cette porte, revoir leurs restes brûlés, le désordre d’une chevelure d’or? Le temps pressait, et je ne pouvais plus rien pour elles. Je parcourus de sombres couloirs que je n’avais pas encore explorés, aspergeant de kérosène les vieilles portes de bois derrière lesquelles, j’en étais certain, reposaient les vampires, puis à pas feutrés m’introduisis dans le théâtre lui-même, où la lumière froide et grise qui coulait depuis l’entrée principale m’invita à me hâter de répandre en larges taches sombres le liquide, sur le velours du rideau de scène, sur les fauteuils capitonnés, sur les tentures des portes du hall.

« Quand enfin j’eus jeté le bidon vide, je tirai de mon habit la torche grossière que j’avais confectionnée et, l’ayant enflammée à l’aide d’une allumette, mis le feu aux fauteuils, dont la soie épaisse et les rembourrages s’embrasèrent facilement, tandis que je courais jusqu’à la scène dont le rideau, dans un grand appel d’air froid, fut gagné à son tour par l’incendie.

« En quelques secondes, le théâtre brilla d’un éclat aussi vif que la lumière du jour, et toute sa carcasse se mit à craquer, à gémir, tandis que le feu grondait, léchait les murs, la grande arcade de l’avant-scène, les moulures de plâtre des baignoires. Mais le temps me faisait défaut pour admirer le spectacle, pour savourer la musique et l’odeur des flammes, pour jouir de la vue des renfoncements et des niches illuminés par le feu ardent qui allait dans un instant les consumer. Je me précipitai à l’étage inférieur et portai ma torche à tout ce qui pouvait brûler, tentures, fauteuils, canapés garnis de crin de la salle de bal.

« Il y eut un bruit de tonnerre provenant du plancher, au-dessus de pièces que je ne connaissais pas. J’entendis une porte s’ouvrir. Trop tard, me dis-je, serrant plus fort la faux et la torche, tout l’édifice brûle, ils seront tous détruits! Tandis qu’au loin un cri s’élevait au-dessus du crépitement et du grondement des flammes, je courus à l’escalier, frottant ma torche contre les poutres imbibées de pétrole, laissant derrière moi un sillage de feu. C’était Santiago qui avait crié, j’en étais sûr. Au moment où j’atterrissais sur le sol du niveau inférieur, je l’aperçus, derrière moi, qui commençait de descendre l’escalier envahi par la fumée. Larmoyant, suffoquant, il tendit la main vers moi et bégaya d’une voix épaisse :

« — Vous… Vous… Que le diable vous emporte!

« Je me figeai sur place, plissant les yeux contre la brûlure de la fumée, mais sans quitter du regard un seul instant le vampire qui, rassemblant tous ses pouvoirs, se jetait sur moi à une telle vitesse qu’il en devenait quasiment invisible. Quand la tache obscure de ses vêtements se matérialisa tout près de moi, je balançai ma faux, dont la lame heurta son cou. Il tomba, portant les deux mains à l’épouvantable blessure. L’air s’était rempli de cris, de hurlements ; un visage blême apparut au-dessus de Santiago, un masque de terreur. Quelques autres vampires, en haut du passage, se mirent à courir vers la porte secrète. Mais je restai sans bouger, observant Santiago qui se relevait malgré sa blessure. Je levai de nouveau ma faux, et le coup porta sans difficulté. La blessure avait disparu, en même temps que la tête, que deux mains cherchaient à tâtons.

« Et la tête de Santiago, sa tête aux yeux fous, au cou béant et sanglant, aux mèches noires collées et humides de sang, roula à mes pieds sous les chevrons en feu. D’un coup de botte, je la projetai dans le couloir et courus, lâchant la faux et la torche afin de me protéger le visage de la lumière aveuglante qui inondait l’escalier menant à la rue.

« Dehors, la pluie m’accueillit par une averse d’aiguilles étincelantes qui me transpercèrent les yeux. Le sombre contour de la voiture frissonnait sur le fond du ciel. Le cocher, affaissé sur son siège, se redressa quand je criai un ordre rauque, saisit instinctivement, d’une main maladroite, le fouet, et le véhicule s’ébranla au moment même où j’en ouvrais la porte. Tandis que les chevaux prenaient de la vitesse, je me jetai rudement dans mon coffre, sentant sur mes mains brûlées la caresse froide et apaisante de la soie. Une obscurité bienfaisante s’abattit avec le couvercle.

« Le pas des chevaux s’accéléra encore lorsque la voiture eut passé le coin de l’édifice en flammes. Pourtant je respirais toujours l’odeur de la fumée, qui m’étouffait, me brûlait les yeux et les poumons, tout autant que les premières lueurs diffuses du soleil m’avaient brûlé les mains et le front.

« Mais nous nous éloignions rapidement. Nous quittions la fumée et les cris, nous quittions Paris. J’avais réussi. Le Théâtre des Vampires, de fond en comble, serait ravagé par l’incendie.

« Comme ma tête retombait sur le fond du coffre, l’image de Claudia et Madeleine enlacées sur le sol de la sinistre petite cour me revint en mémoire. En esprit, je me penchai sur les douces chevelures luisant sous la lumière de la bougie, et leur murmurai : « Je ne pouvais pas vous emmener. Je ne pouvais pas vous prendre. Mais autour de vous, tous vont périr. S’ils ne sont consumés par le feu, ils le seront par le soleil. S’ils échappent à l’un et à l’autre, ce seront les gens qui viendront combattre l’incendie qui, les ayant découverts, les exposeront à la lumière du jour. Je vous le promets, ils vont tous mourir de la même mort que vous, tous ceux qui s’étaient retranchés ici mourront avec l’aube. Et pour la première fois depuis le début de ma longue vie de meurtres j’ai tué avec un sentiment d’exquise jouissance, pour une cause qui est bonne. »


— Deux nuits plus tard, je revins sur les lieux de l’holocauste. J’avais besoin de voir cette demeure souterraine crevée et inondée de pluie, ces briques roussies, ces murs effondrés, ces quelques fragments de charpente squelettique pointant vers le ciel comme des épieux. Les fresques monstrueuses de la salle de bal n’étaient plus qu’éclats de plâtre éparpillés dans les détritus, ici un visage, ici l’extrémité de l’aile d’un ange…

« Les journaux du soir sous le bras, je me frayai un passage jusqu’au fond d’un petit café-concert bondé de monde qui se trouvait de l’autre côté de la rue. N’ayant rien à craindre de la faible lumière que dispensaient les lampes à gaz et protégé par l’écran épais de la fumée des cigares, je m’y installai pour lire les comptes rendus de la catastrophe. On n’avait retrouvé que peu de corps, mais de nombreux vêtements et costumes jonchaient le sol un peu partout, ce qui laissait supposer que les célèbres acteurs du Théâtre des Vampires avaient en fait évacué les lieux en toute hâte bien avant que l’incendie ne se déclare. En d’autres termes, on n’avait retrouvé que les squelettes des vampires les plus jeunes; les corps des plus anciens s’étaient totalement désagrégés, ne laissant que des vêtements vides. Aucune mention n’était faite de témoins ni de survivants.

« Il y avait pourtant quelque chose qui m’ennuyait. Je ne craignais pas que quelque vampire eût pu survivre, et n’avais pas la moindre intention de me mettre en chasse d’éventuels rescapés. J’étais certain qu’ils avaient presque tous péri. Mais comment se faisait-il que je n’aie pas rencontré de gardiens humains? J’étais sûr que Santiago en avait mentionné l’existence, et j’avais supposé qu’il s’agissait des portiers et des huissiers qui accueillaient les spectateurs. Je m’étais préparé à les affronter, à me battre à coups de faux. Mais je n’avais vu personne. Étrange… Et ce mystère faisait que je n’avais pas l’esprit très tranquille.

« Toutefois, la question cessa de me préoccuper quand, ayant laissé de côté les journaux, je me mis à méditer sur mon sort. Car ce qui était vraiment important, c’était que j’étais maintenant infiniment plus seul au monde que je ne l’avais jamais été. Que Claudia m’avait quitté sans rémission. Que j’avais encore moins de désir, encore moins de raisons de vivre qu’auparavant.

« Pourtant je ne sentis pas s’abattre sur moi la chape de chagrin dont j’attendais qu’elle me transforme en une épave misérable. Sans doute m’aurait-il été impossible de soutenir davantage la souffrance que m’avait causée la vue des restes brûlés de Claudia. Et tandis que passaient les heures, que s’épaississait la fumée, tandis que le rideau défraîchi de la petite scène se baissait et se relevait sur de robustes chanteuses à la voix riche et moelleuse, souvent plaintive et exquisément triste, à la gorge ornée de pierreries factices, je me demandai confusément ce que ce pourrait être de vivre dans la douleur perpétuelle d’avoir perdu Claudia et de se sentir le droit de pleurer, de mériter la sympathie, les consolations… Mais je ne pourrais confier mon malheur à aucun être vivant. Et mes larmes ne signifiaient plus rien pour moi.

« Où donc aller, à défaut de mourir? La réponse me vint de façon étrange. Je sortis du café, contournai les ruines du théâtre et errai jusqu’à la large avenue Napoléon que je me mis à descendre, en direction du Louvre. J’avais le sentiment que cet endroit m’appelait, bien que je n’aie jamais franchi le seuil du palais. Des milliers de fois, j’avais longé son interminable façade, souhaitant redevenir mortel, fût-ce pour un seul jour, afin de me promener parmi ses salles innombrables et ses peintures magnifiques. A présent, je n’étais plus possédé que du désir de m’y introduire, avec la vague idée que dans le monde des arts, monde inanimé et néanmoins doué de l’essence même de la vie, je trouverais quelque réconfort, quelque aliment pour mon âme et pour mon corps, sans avoir à y semer la mort.

« Un bruit de pas retentit derrière moi. Je compris que c’était celui d’Armand, qui me faisait délibérément savoir qu’il n’était pas loin. Je me bornai néanmoins à ralentir mon allure, de manière à le laisser me rejoindre. Nous marchâmes ensemble un bon moment sans rien dire. Je n’osais pas le regarder. Bien sûr, je n’avais fait que penser à lui, toute cette nuit, me disant que si nous avions été des mortels, si Claudia avait été mon amour, j’aurais bien pu finir par tomber, désemparé, dans les bras d’Armand, dévoré, consumé par le besoin de partager quelque tourment commun. La crue de mes sentiments se fit menaçante ; mais la digue ne céda pas. L’âme engourdie, je continuai d’avancer comme un automate.

« — Vous savez ce que j’ai fait, finis-je par dire.

« Nous avions tourné au coin de l’avenue; la longue rangée de colonnes doubles de la façade du musée royal se présentait devant nous.

« — Vous avez déménagé votre cercueil, selon mon conseil…

« — Oui, répondit-il.

« Le son de sa voix me procura un réconfort soudain. Je sentis mes défenses s’affaiblir. Mais j’étais maintenant trop las, trop étranger à la douleur pour m’effondrer dans ses bras.

« — Et cependant vous m’avez rejoint. Vous avez l’intention de les venger?

« — Non.

« — C’étaient vos compagnons, vous étiez leur chef. Vous ne les avez pas avertis de mes projets?

« — Non, répéta-t-il.

« — Mais, sans aucun doute, vous me méprisez. Vous devez certainement respecter les lois de votre espèce.

« — Non, fit-il d’une voix douce.

« Sans que je puisse l’expliquer ni le comprendre, sa réponse me parut étonnamment logique.

« De l’abîme impitoyable où me plongeaient mes considérations émergea tout à coup une question plus nette :

« — Il y avait des gardiens au théâtre, des portiers qui y passaient la nuit. Pourquoi n’étaient-ils pas là quand je m’y suis introduit? Pourquoi les vampires dormaient-ils sans protection?

« — Parce qu’ils étaient mes employés et que je les avais renvoyés, répondit Armand.

« Je fis halte. Il ne parut pas gêné que je le regarde en face, et, dès que nos yeux se furent rencontrés, je souhaitai que le monde ne soit pas qu’une noire et vide étendue de cendres, de mort et de ruines. Je voulus qu’il soit neuf et beau : nous y vivrions pour y échanger notre amour.

« — Vous les avez renvoyés, alors que vous saviez mes plans ?

« — Oui.

« — Mais vous étiez le chef de ces vampires! Ils vous faisaient confiance. Ils croyaient en vous. C’étaient vos compagnons! Je ne vous comprends pas… Pourquoi… ?

« — Choisissez la réponse qui vous plaira, dit-il d’une voix calme et sensible, destinée à me faire savoir que je devais prendre sa remarque de la façon la plus littérale, sans y voir aucune nuance de dédain ni d’accusation. J’en vois de nombreuses moi-même. Prenez celle dont vous avez besoin, et persuadez-vous qu’elle est la bonne. Elle sera aussi vraisemblable que les autres, de toute manière. Je vais vous donner l’explication officielle, qui est la moins vraie de toutes : je me préparais à quitter Paris. Le théâtre m’appartenait; j’en ai renvoyé le personnel.

« — Mais avec ce que vous saviez…

« — Je vous l’ai dit : c’est la véritable raison, mais c’est la moins vraie…, répéta-t-il patiemment.

« — Me détruiriez-vous avec autant d’aisance que vous les avez laissé massacrer? demandai-je.

« — Pourquoi ferais-je une chose pareille ?

« — Mon Dieu! murmurai-je.

« — Vous avez beaucoup changé, dit-il. Mais, d’une certaine façon, vous êtes toujours le même.

« Je repris ma marche et m’arrêtai devant l’entrée du Louvre. Au début, les innombrables fenêtres m’en parurent seulement sombres et argentées sous l’effet de la lune et de la pluie fine. Puis il me sembla percevoir une faible lumière à l’intérieur, un gardien peut-être qui marchait parmi les trésors. Je l’enviai. Je dirigeai vers lui mes pensées et me mis à imaginer comment, en tant que vampire, je pourrais m’introduire dans le palais pour prendre sa vie, sa lanterne et ses clefs. Mais mon plan n’était que confusion. Je n’étais plus capable d’en faire. Je n’avais fait qu’un seul vrai plan de toute ma vie, et il était accompli.

« Je finis par capituler. Me tournant vers Armand, je plongeai mes yeux dans les siens et le laissai m’attirer à lui comme pour le baiser de mort. Je courbai la tête et sentis son bras ferme sous mon épaule. Soudain me revinrent avec précision les paroles de Claudia, ses dernières paroles presque, cet aveu qu’elle savait que j’étais capable d’aimer Armand, puisque j’avais bien été capable de l’aimer, elle. La riche ironie de ses mots me frappa; ils avaient même plus de sens qu’elle n’avait pu le deviner.

« — Oui, reconnus-je, c’est cela le mal qui couronne le tout : que nous puissions aller jusqu’à nous aimer, vous et moi. Et qui d’autre pourrait nous offrir la moindre parcelle d’amour ou de compassion? Qui, nous connaissant comme nous nous connaissons l’un l’autre, pourrait éviter de vouloir nous détruire? Et cependant, nous réussissons à nous aimer!

« Il me regarda un long instant, s’approchant encore, inclinant progressivement la tête de côté, les lèvres entrouvertes comme pour parler. Mais il ne fit que sourire, et doucement secoua la tête pour confesser qu’il ne comprenait pas.

« Je ne pensais plus à lui. C’était l’un de ces rares moments où j’avais l’impression de ne plus penser à rien. Mon esprit était informe. Je vis que la pluie s’était arrêtée, que l’air était pur et froid, que la rue était lumineuse. J’eus envie d’entrer dans le Louvre. Je m’en ouvris à Armand, lui demandant s’il pourrait m’aider à faire le nécessaire afin que le musée soit en notre possession jusqu’à l’aube.

« Il répondit que c’était une demande bien facile à exaucer et qu’il ne voyait pas pourquoi j’avais attendu si longtemps avant de la formuler.


— Nous quittâmes Paris peu de temps après. Je dis à Armand que j’avais envie de retourner sur les rivages de la Méditerranée. Non pas en Grèce, ainsi que j’en avais si longtemps rêvé, mais en Égypte. Je voulais voir le désert, et plus encore les pyramides et les tombeaux des pharaons. Je voulais rencontrer ces pilleurs de caveaux plus savants que les archéologues et désirais descendre dans des tombes encore scellées, voir les rois tels qu’ils avaient été ensevelis, le mobilier et les œuvres d’art qui les accompagnaient dans leur voyage éternel, les peintures murales des chambres funéraires. Armand était plus que consentant. Sans la moindre cérémonie d’adieu, nous quittâmes Paris un soir, tôt dans la nuit, par voiture.

« Avant notre départ, j’étais retourné à l’appartement de l’hôtel Saint-Gabriel. J’avais eu le dessein d’y ramasser quelques-unes des affaires de Claudia et de Madeleine, de les mettre dans des cercueils et de les ensevelir dans des tombes préparées à leur intention dans le cimetière de Montmartre. Mais j’y renonçai. Je restai un bref instant dans la suite, que le personnel de l’hôtel avait parfaitement nettoyée et rangée, de telle sorte que l’on eût pu croire que Madeleine et Claudia n’étaient absentes que pour un moment. Le tambour à broder de Madeleine était posé, en compagnie de ses bobines de fil, sur une petite table. Devant ce spectacle, mon projet me parut dépourvu de sens. Je m’en allai.

« Mais durant cette visite j’eus une révélation. Ou plutôt je pris plus nettement conscience d’une chose que je savais déjà. J’étais allé, l’autre soir, au Louvre pour y reposer mon âme, pour y trouver une délectation transcendante capable d’effacer ma douleur et d’oublier jusqu’à ma propre personne. Sur le trottoir, devant les portes de l’hôtel, en attendant la voiture qui m’emmènerait rejoindre Armand, je vis sous un nouveau jour les gens qui passaient par là — la foule infatigable des boulevards, messieurs et dames bien habillés, vendeurs de journaux, porteurs, cochers. Avant, l’art avait toujours contenu la promesse pour moi d’une compréhension plus profonde du cœur humain. Maintenant, cela n’avait plus aucune signification. Je ne méprisais pas la nature humaine. Non, je l’oubliais simplement. Les splendides peintures du Louvre avaient perdu pour moi leur relation intime avec les mains qui les avaient produites. Le lien ombilical était coupé entre les œuvres et leurs créateurs, elles étaient figées comme des enfants changés en pierre. Comme Claudia, arrachée à sa mère, et préservée pendant des décennies sous son apparence de perle et d’or. Comme les poupées de Madeleine. Et, bien sûr, tout, un jour, pourrait être réduit en cendres, comme Madeleine, comme Claudia, comme moi-même.

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