— Je restai toute la nuit sur le pont du Mariana, un bateau français, à surveiller les passerelles. La longue levée était pleine de monde. Dans les luxueux salons du navire, on reçut jusqu’à une heure avancée de la nuit, si bien que le plancher des ponts gémit longtemps sous les pas des passagers et de leurs invités. Enfin, comme l’aube approchait, les groupes de visiteurs partirent les uns après les autres, et les voitures s’en furent par les rues étroites du front de fleuve. Quelques passagers tardifs montèrent à bord, un couple s’attarda pendant des heures à la balustrade. Mais ni Lestat ni son apprenti, s’ils avaient survécu au feu — et j’étais convaincu qu’ils n’étaient pas morts — ne trouvèrent le chemin du bateau. Nos bagages avaient été emportés de l’appartement durant la journée; et, si nous avions laissé derrière nous quoi que ce fût qui pût leur indiquer notre destination, j’étais sûr que cela avait été détruit. Je montais cependant la garde. Claudia était en sécurité dans notre cabine verrouillée, ses yeux rivés au hublot. Mais Lestat ne se montra pas.
« Finalement, ainsi que je l’avais espéré, les mouvements du départ commencèrent d’ébranler le navire avant le lever du jour. Quelques personnes firent des signes d’adieu depuis la jetée et depuis la digue herbue qui constituait la levée, tandis que le grand bateau se mettait à vibrer puis s’agitait d’une violente secousse latérale, pour glisser enfin en un mouvement majestueux dans le courant du Mississippi.
« Les lumières de La Nouvelle-Orléans se firent de plus en plus petites et pâles, jusqu’au moment où elles ne nous apparurent plus que comme une faible phosphorescence contre le fond des nuages, qui s’éclairait des prémices de l’aube. J’étais las comme je ne l’avais jamais été, mais je restai pourtant sur le pont aussi longtemps que je pus apercevoir cette lumière, car je savais que je pourrais bien ne jamais la revoir. Quelques moments plus tard, nous dépassions, au fil du courant, les appontements des domaines de Frênière et de la Pointe du Lac, mais, comme le long mur de cotonniers et de cyprès commençait d’émerger, vert, de l’ombre, je sus que c’était presque le matin. Il y avait péril à m’attarder.
« Lorsque j’introduisis la clef dans la serrure de la cabine, je ressentis l’épuisement le plus total qu’il m’avait jamais été donné de connaître. Jamais, durant toutes ces années où j’avais vécu au sein de l’élégante famille que nous formions, je n’avais connu la peur dont j’avais fait l’expérience cette nuit-là, cette impression de vulnérabilité, cette terreur à l’état brut. Je ne ressentis pourtant aucun soulagement immédiat, aucune impression de sécurité. Mon seul soulagement fut celui que la lassitude impose, quand ni le corps ni l’esprit ne peuvent davantage endurer la terreur. Car, bien que Lestat fût maintenant à des miles de nous, il avait de par sa résurrection éveillé en moi un nœud d’angoisses complexes auxquelles je ne pouvais plus échapper. Alors même que Claudia me répétait : « Nous sommes à l’abri, Louis, nous sommes à l’abri », et qu’en réponse je murmurais un oui, je revoyais Lestat s’accrocher aux montants de la porte, je revoyais ces yeux bulbeux, cette chair balafrée. Comment avait-il pu revenir, comment avait-il pu triompher de la mort? Comment était-il possible qu’une créature survive après être devenue cette ruine desséchée? Quelle que fût la réponse, quelle en était la signification — pas seulement pour lui, mais pour Claudia aussi, pour moi? De lui nous étions à l’abri, mais étions-nous à l’abri de nous-mêmes?
« Le bateau fut frappé par une « fièvre » étrange. Il était pourtant étonnamment propre de toute vermine, quoique à l’occasion on pût trouver ici ou là le corps d’un rat, sec et léger, comme si l’animal fût mort depuis de longs jours. Le passager ressentait d’abord une sorte de faiblesse et une douleur du côté de la gorge. Parfois on y trouvait des marques, parfois les marques étaient ailleurs; quelquefois il n’y avait aucune marque que l’on pût reconnaître, quoiqu’une vieille blessure se fût rouverte et fût de nouveau douloureuse. Quelquefois le passager, qui dormait de plus en plus, à mesure que le voyage et la fièvre progressaient, mourait dans son sommeil. Ainsi y eut-il des ensevelissements en mer à plusieurs reprises, tandis que nous traversions l’Atlantique. Dans ma peur naturelle de la fièvre, j’évitais les passagers, refusais de me joindre à eux au fumoir, d’apprendre leurs histoires, d’entendre leurs rêves et leurs espoirs. Je prenais mes « repas » seul. Mais Claudia aimait observer les voyageurs, elle aimait se tenir sur le pont et les regarder aller et venir dans le soir. Elle aimait venir ensuite, près du hublot où je m’asseyais, me dire tout bas :
« — Je crois que c’est une future proie…
« Je posais alors mon livre et, bercé au rythme doux de la mer, regardais par le hublot, regardais les étoiles, plus claires et plus brillantes que sur la terre ferme, les étoiles qui plongeaient jusqu’à toucher les vagues. Il semblait par moments, lorsque j’étais assis seul dans la cabine noire, que le ciel était venu à la rencontre de la mer, et que par cette rencontre un grand secret serait révélé, un golfe béant serait miraculeusement refermé pour toujours. Mais qui ferait cette révélation, quand ciel et mer seraient devenus indistincts, et que pourtant le chaos se serait résorbé? Dieu? Ou Satan? L’idée m’avait soudain frappé qu’il serait une telle consolation de connaître Satan, de voir sa face, aussi terrible son apparence fût-elle, de savoir que je lui appartenais en totalité, et d’accorder au tourment de mon ignorance le repos éternel, de franchir un voile qui pour toujours me séparerait de ce que j’appelais la nature humaine.
« Il me semblait que le bateau s’approchait toujours plus de ce secret. Le firmament n’avait pas de lisière visible ; il se refermait silencieusement autour de nous, beau à couper le souffle. Mais m’apparut alors l’horreur contenue dans ces deux mots : repos éternel. Car dans la damnation il ne pouvait se trouver de repos; et qu’était ce tourment de l’ignorance, comparé aux feux infatigables de l’enfer? La mer qui se balançait sous ces étoiles immuables, et les étoiles elles-mêmes, qu’avaient-elles de commun avec Satan? Et ces images qui nous semblent si glaciales dans notre enfance, alors que nous sommes tellement pris d’une frénésie de vie mortelle que nous ne pouvons qu’à grand-peine imaginer qu’elles soient désirables : les séraphins qui contemplent éternellement la face de Dieu — et la face de Dieu elle-même… — c’était cela le repos éternel, dont cette mer aux vagues doucement berçantes n’était qu’une pâle promesse.
« Cependant, même dans ces moments où le bateau, où le monde entier dormaient, ni le ciel ni l’enfer ne semblaient rien de plus qu’un caprice torturant de mon imagination. Savoir, croire, à l’un ou à l’autre…, c’était peut-être là le seul salut auquel il m’était permis de rêver.
« Claudia, qui avait pris de Lestat le goût de la lumière, allumait les lampes dès qu’elle se levait. Elle possédait un merveilleux jeu de cartes, qu’elle avait acquis de l’une des passagères; les figures étaient à la mode Marie-Antoinette et l’envers était frappé de fleur de lis dorées sur un fond d’un brillant violet. Elle faisait une réussite où les cartes étaient placées comme les chiffres d’une horloge. Elle se mit à me demander, avec tant d’insistance que je finis par répondre, comment Lestat avait pu faire pour survivre. Elle était tout à fait remise du choc. Si elle se rappelait ses hurlements dans l’incendie, elle se souciait peu d’en entretenir le souvenir. Si elle se rappelait d’avoir, avant que prenne le feu, versé de vraies larmes dans mes bras, cela n’affectait en rien sa conduite; elle était, comme elle l’avait toujours été, une personne tout à fait décidée, quelqu’un dont le calme habituel n’impliquait ni anxiété ni regret.
« — Nous aurions dû le brûler, dit-elle. Nous avions été des idiots de croire qu’il était mort seulement sur son apparence.
« — Mais comment a-t-il pu survivre’? demandai-je. Tu l’as vu, tu as vu ce qu’il restait de lui.
« Je n’avais aucun goût pour le sujet, vraiment. Je l’aurais volontiers repoussé au plus profond de mon esprit, mais mon esprit s’y refusait. Et c’était elle qui me donnait maintenant les réponses, car, en fait, c’est avec elle-même qu’elle voulait dialoguer.
« — Suppose, tout de même, qu’il ait volontairement cessé de lutter, tentait-elle d’expliquer, alors qu’il était encore en vie, enfermé dans son corps desséché et impuissant, mais conscient et capable de calculer…
« — Conscient dans cet état! soufflai-je.
« — Et suppose que, une fois dans l’eau du marais, entendant notre voiture s’éloigner, il ait eu assez de forces pour mouvoir ses membres. Il y avait des créatures tout autour de lui dans le noir. Une fois, je l’ai vu arracher la tête d’un petit lézard et regarder le sang couler dans un verre. Imagine sa ténacité, sa volonté de vivre, ses mains tâtonnant dans l’eau pour y attraper ce qui bougeait!
« — Volonté de vivre? Ténacité? murmurai-je. Suppose que ce soit autre chose…
« — Et alors, quelque force lui étant revenue, juste assez peut-être pour lui permettre de se traîner jusqu’à la route, il a pu trouver là une victime. Il s’est peut-être accroupi, pour attendre qu’une voiture passe; il a peut-être rampé, continuant d’absorber au passage le sang des petits animaux qu’il pouvait attraper, jusqu’à une baraque d’immigrants, ou jusqu’à l’une de ces maisons disséminées dans la campagne. Quel spectacle devait-il donner!
« Elle fixa de ses yeux étroits la lampe suspendue au plafond et reprit d’une voix sourde, mais dépourvue d’émotion :
« — Et qu’a-t-il fait ensuite ? Cela me semble clair. S’il ne pouvait rentrer à temps à La Nouvelle-Orléans, il lui était tout à fait possible d’atteindre le cimetière du Vieux-Bayou. L’hospice y dépose tous les jours des cercueils tout frais. Je le vois creuser de ses mains la terre humide, ouvrir l’un de ces cercueils, en jeter le contenu dans les marais et s’y glisser, en sécurité jusqu’à la nuit prochaine dans cette tombe profonde où aucun mortel ne viendrait le déranger. Oui…, c’est ce qu’il a fait, j’en suis sûre.
« Je pensais à ce qu’elle venait de décrire pendant de longs instants, essayant de me représenter la scène. Cela pouvait bien s’être passé de la sorte. Puis je l’entendis ajouter, pensive, en posant la carte qu’elle tenait et en regardant le visage ovale d’un roi poudré de blanc :
« — Moi, j’aurais pu le faire… Et pourquoi me regardes-tu comme ça? ajouta-t-elle en rassemblant ses cartes, pour en faire un paquet bien net et les battre de ses petits doigts nerveux.
« — Mais tu crois vraiment que… que si nous avions brûlé ses restes il serait mort? demandai-je.
« — Bien sûr, je le crois. S’il ne reste rien, il ne reste rien. A quoi veux-tu en venir?
« Elle s’était mise à distribuer les cartes, en posant celles qui me revenaient sur la petite table de chêne. Je les regardai mais n’y touchai pas.
« — Je ne sais pas…, chuchotai-je. Simplement, peut-être n’y avait-il chez lui ni désir de vivre ni ténacité… parce que tout bonnement ce n’était pas nécessaire…
« Ses yeux, fermement rivés sur moi, ne livraient rien de ses pensées et n’indiquaient en rien qu’elle m’eût compris.
« — Parce que peut-être il lui était impossible de mourir…, que peut-être il est, nous sommes… vraiment immortels ?
« Elle me regarda sans rien dire un long moment.
« — Conscient, dans cet état…, finis-je par ajouter, me détournant. Dans ce cas, ne pourrait-on rester conscient dans d’autres conditions? Le feu, la lumière du soleil…, quelle importance?
« — Louis, dit-elle d’une voix douce, tu as peur. Tu ne montes pas la garde contre ta peur. Tu ne comprends pas le danger que représente la peur elle-même. Nous connaîtrons les réponses à tout cela lorsque nous trouverons ceux qui les connaissent, ceux qui ont le savoir depuis des siècles, depuis que des créatures semblables à nous-mêmes foulent le sol de la terre. Ce savoir était notre héritage et il nous en a privés. Il a mérité sa mort.
« — Mais il n’est pas mort…, objectai-je.
« — Si, il est mort, répondit-elle. Personne n’a pu s’échapper de la maison, à moins d’avoir couru en même temps que nous, à nos côtés. Non. Il est mort, en compagnie de son ami, l’esthète transi. Conscient ou non, qu’est-ce que cela fait?
« Elle ramassa les cartes et les mit de côté, puis me fit signe de lui passer les livres qui étaient posés sur la table, près de la couchette, ces livres qu’elle avait sortis de la malle dès notre arrivée à bord — quelques histoires de vampires soigneusement choisies qu’elle avait prises pour guides. Ce n’étaient pas des romans d’horreur anglais, des nouvelles d’Edgar Poe ou autres fantaisies. Seulement ces quelques rares récits de vampires d’Europe de l’Est, qui étaient devenus pour elle une sorte de bible. De fait, dans ces contrées, on brûlait vraiment les restes des vampires que l’on trouvait, après leur avoir enfoncé un pieu dans le cœur et coupé la tête. Elle se plongeait dans ces livres des heures entières, ces vieux livres qu’on avait dû lire et relire avant qu’ils ne se retrouvent de l’autre côté de l’Atlantique. C’étaient des récits de voyageurs, des rapports de prêtres et de savants. Elle traçait l’itinéraire de notre voyage, dans sa tête, sans l’aide de papier ni de plume. Un voyage qui nous emmènerait directement, délaissant les brillantes capitales de l’Europe, vers les rives de la mer Noire, où nous débarquerions, dans le port de Varna, pour commencer notre quête dans les régions rurales des Carpates.
« C’était pour moi une triste perspective, car je rêvais d’autres endroits, d’autres connaissances que Claudia n’avait pas encore commencé d’appréhender. Les graines en avaient été semées en moi des années plus tôt, graines qui germèrent en fleurs amères lorsque notre bateau franchit le détroit de Gibraltar et s’engagea sur les eaux de la mer Méditerranée.
« J’aurais voulu voir ces eaux bleues. Elles ne l’étaient pas. C’étaient les eaux de la nuit, et j’en souffrais atrocement, m’efforçant de me rappeler les mers que mes yeux aveugles de jeune homme avaient regardées comme chose acquise, que ma mémoire indisciplinée avait laissé échapper pour l’éternité. La Méditerranée était noire, noire au large des côtes italiennes, noire au large des côtes grecques, noire, toujours noire, quand, aux heures froides qui précèdent l’aube, où même Claudia dormait, lasse de ses livres et de la maigre ration que la prudence autorisait à sa faim de vampire, je descendais une lanterne à travers les brumes qui se levaient, jusqu’à ce que la flamme brille juste au-dessus du clapotis des vagues. Mais la lumière ne révélait rien de la surface mouvante, rien d’autre qu’elle-même, que la réflection de ce rayon qui voyageait de conserve avec moi, œil immuable qui s’emblait me fixer depuis les profondeurs et me dire : « Louis, il n’y a que ténèbres au bout de ta quête. Cette mer n’est pas ta mer. Les mythes des hommes ne sont pas tes mythes. Les trésors des hommes ne sont pas tiens. »
« Que cette recherche des vampires du Vieux Monde me remplissait alors d’amertume, une amertume que je pouvais presque goûter sur ma langue, comme si l’air lui-même avait perdu sa fraîcheur! Quels secrets, quelles vérités avaient donc à nous offrir ces créatures monstrueuses de la nuit? Quelles devaient être, nécessairement, leurs terribles limites, si jamais nous les rencontrions? Qu’est-ce qu’un damné peut donc dire à un autre damné?
« Au Pirée, je ne descendis pas à terre. Mais j’errai en esprit sur l’Acropole, regardai la lune se lever à travers le toit ouvert du Parthénon, comparai ma taille à la hauteur de ses colonnes, me promenai parmi les rues où habitaient ces Grecs qui moururent à Marathon, écoutai le bruissement du vent dans les oliviers antiques. C’étaient les monuments vivants d’hommes immortels, et non les pierres mortes des morts vivants. Ici gisaient les secrets qui avaient triomphé du passage du temps, et que je n’avais qu’à peine commencé d’entrevoir. Rien ne pouvait cependant me détourner de notre quête, mais, tout engagé que j’étais, je n’arrêtais de lisser et de repeser le risque énorme contenu dans nos questions — contenu dans toute question trop franche car la réponse peut être porteuse d’un prix incalculable ou d’une tragique menace. Qui savait cela mieux que moi, moi qui avais assisté à la mort de mon propre corps, qui avais vu tout ce que je qualifiais d’humain se flétrir et mourir pour former une chaîne inaltérable qui me liait sans recours à ce monde? Ce monde dont, spectre au cœur battant, j’étais exilé pour toujours?…
« La mer me berçait de mauvais rêves, d’âpres souvenirs. Celui d’une nuit d’hiver à La Nouvelle-Orléans, où, errant dans le cimetière Saint-Louis, je vis ma sœur, vieille et voûtée, à la main un bouquet de roses blanches dont les épines étaient soigneusement enveloppées d’un vieux parchemin. Sa tête grise penchée en avant, elle marchait d’un pas décidé, parmi les périls de l’obscurité, vers la tombe où son frère Louis reposait, aux côtés de son frère cadet… Louis, qui était mort dans l’incendie de la Pointe du Lac, laissant un généreux héritage à un filleul qui portait le même nom et qu’elle ne connut jamais. Ces fleurs étaient pour Louis, bien que ma mort eût daté d’un demi-siècle. A l’égal de la mienne, sa mémoire ne lui laissait pas de paix. Le chagrin aiguisait sa beauté cendrée, le chagrin courbait son dos étroit. Et que n’aurais-je pas donné, alors que je l’observais, pour toucher ses cheveux argentés, pour lui murmurer mon amour, si l’aveu de mon amour n’eût pas eu pour conséquence de lâcher sur ses dernières années une horreur pire que le chagrin. Je la laissai à sa douleur…
« Je rêvais trop. Je rêvais trop longtemps, dans cette prison qu’était le navire, dans cette prison qu’était mon corps, ce corps asservi au cycle des jours et des nuits, comme aucun corps de mortel ne l’a jamais été. Finalement, les montagnes de l’Europe orientale accélérèrent les battements de mon cœur, porteuses d’espoir, espoir unique que quelque part dans cette campagne primitive nous pourrions apprendre pourquoi, sous le regard de Dieu, cette souffrance avait le droit d’exister — pourquoi, sous le regard de Dieu, elle avait pu commencer, et comment, sous le regard de Dieu, elle pourrait finir. Sans ces réponses, je le savais, je n’aurais pas le courage d’en finir moi-même.
« Dans l’entre-temps, les eaux de la Méditerranée étaient devenues celles de la mer Noire.
Le vampire soupira. Le jeune homme s’appuyait sur son coude, le menton dans la main; ses yeux rouges faisaient un contraste incongru avec l’expression avide de son visage.
— Pensez-vous que je suis en train de jouer avec vous? demanda le vampire, fronçant pour un instant ses fins et sombres sourcils.
— Non, répondit aussitôt le jeune homme. Mais je pense que j’ai mieux à faire que de vous poser d’autres questions. Dites-moi les choses dans l’ordre où vous le jugez bon.
Il se tut, son regard indiquant qu’il était prêt à entendre la suite.
Un son retentit au loin, à l’intérieur du vieil immeuble de style victorien qui les entourait. C’était le premier bruit de ce genre qu’ils entendaient. Le jeune homme releva les yeux vers la porte du couloir. Il avait oublié que l’immeuble existait. Quelqu’un marchait à pas lourds sur les vieilles lattes du plancher. Mais cela ne troubla pas le vampire, qui regarda ailleurs comme pour s’évader du présent.
— Ce village… Je ne peux vous en dire le nom; il est parti de ma mémoire. C’était à des kilomètres de la côte, et nous voyagions seuls, en voiture. Et quelle voiture! C’était un exploit de Claudia, cette voiture — j’aurais dû m’y attendre; mais les choses me prennent toujours à l’improviste. Dès l’instant que nous étions arrivés à Varna, j’avais perçu en elle certains changements qui m’avaient rappelé qu’elle était la fille de Lestat tout autant que la mienne. De moi elle avait appris la valeur de l’argent, de Lestat elle avait hérité la passion de le dépenser. Il n’était pas question pour elle de voyager autrement que dans la voiture noire la plus luxueuse que nous puissions nous offrir. Elle était équipée de sièges de cuir qui auraient pu accueillir une escouade de voyageurs. Mais nous n’utilisions le splendide compartiment que pour transporter un cercueil de chêne à la décoration tout ordinaire. Derrière étaient attachés deux coffres qui contenaient les vêtements les plus fins que les boutiques avaient été en mesure de nous fournir. Nous allions à vive allure, portés par les roues énormes et légères et par les ressorts souples qui charriaient avec une facilité terrifiante ce fardeau imposant sur les routes de montagne. Il y avait dans cette équipée au travers de cette contrée vide et étrange de quoi donner quelque frisson malgré les doux balancements qu’imprimait à la voiture le galop des chevaux.
« Et c’était bien un pays étrange. Désert, noir, parsemé de châteaux et de ruines souvent obscurcis lorsque la lune passait derrière les nuages. J’y ressentais un type d’anxiété dont je n’avais jamais vraiment fait l’expérience à La Nouvelle-Orléans. Quant aux habitants de ces régions, ils n’étaient guère susceptibles de nous apporter du réconfort. Nous nous sentions nus et perdus dans leurs minuscules hameaux, conscients que parmi eux nous encourions de graves périls.
« A La Nouvelle-Orléans, point n’était besoin de déguiser nos meurtres. Les ravages des fièvres, de la peste, du crime concurrençaient nos forfaits, les dépassaient même. Mais, ici, il fallait espacer les meurtres sur de longues distances afin qu’ils passent inaperçus. Parce que les gens simples qui peuplaient ce pays, et qui auraient probablement trouvé terrifiantes les rues embouteillées de La Nouvelle-Orléans, étaient parfaitement convaincus que les morts pouvaient se relever pour boire le sang des vivants. Ils savaient nous nommer : vampires, démons. Et nous, qui guettions, sur le qui-vive, la moindre rumeur, ne voulions à aucun prix en créer de nouvelles.
« Seuls, dans notre équipage rapide et somptueux, nous traversions leur pays, luttant pour notre sécurité malgré notre apparence ostentatoire. Dans les auberges, au coin du feu, on racontait des histoires de vampires sans grand intérêt. Ma fille s’y endormait paisiblement sur ma poitrine, tandis que je trouvais invariablement parmi les paysans ou les voyageurs quelqu’un qui parlait assez d’allemand, ou parfois de français, pour discuter avec moi des légendes familières.
« Nous arrivâmes enfin à ce village qui allait devenir le tournant de notre voyage. Quelque délicieuses qu’aient été la pureté de l’air et la fraîcheur des nuits, de cette expédition je ne garde que d’affreux souvenirs que, maintenant encore, je ne puis évoquer sans une vague terreur.
« La nuit précédente, nous nous étions arrêtés dans une ferme où nous n’avions rien appris qui fût de nature à nous mettre en garde. L’apparence désolée de l’endroit tint lieu d’unique avertissement; car il était tôt encore quand nous arrivâmes, et cependant tous les volets de la petite rue étaient clos et sous le large portail de l’auberge la lanterne qui se balançait était éteinte.
« Les ordures s’amoncelaient devant les entrées. Il y avait d’autres signes encore d’une situation anormale : une boîte de fleurs fanées sous une vitrine close; un tonneau qui se balançait d’avant en arrière au beau milieu de la cour de l’auberge. L’endroit avait l’aspect d’une ville assiégée par la lèpre.
« Comme je posais Claudia à côté de la voiture, sur le sol de terre battue, je vis un rayon de lumière sous la porte de l’auberge.
« — Mets ton capuchon, dit Claudia vivement. Ils viennent.
« On retirait maintenant la barre de la porte.
« D’abord, je ne vis, à travers la porte à peine entrouverte, que la lumière de l’auberge. Puis une silhouette féminine se découpa dans l’embrasure. La lumière des lanternes de la voiture brilla dans ses yeux.
« — Une chambre pour la nuit! dis-je en allemand. Et mes chevaux ont sérieusement besoin d’être soignés!
« — La nuit, ce n’est pas un temps pour voyager…, répondit-elle d’une voix bizarre, plate. Surtout avec un enfant.
« Tandis qu’elle parlait, je remarquais d’autres gens dans la pièce, derrière elle. J’entendis leurs chuchotements et aperçus le flamboiement d’un feu. Pour autant que je m’en rendisse compte, c’étaient surtout des paysans qui étaient assemblés autour de l’âtre, à l’exception d’un homme habillé d’une manière très semblable à la mienne, d’un habit de tailleur et d’un manteau jeté sur les épaules. Cependant ses vêtements étaient négligés et usés. Comme nous, c’était un étranger, et il était le seul à ne pas nous regarder. Il dodelinait légèrement de la tête, comme un ivrogne.
« — Ma fille est fatiguée, dis-je à la femme. Nous n’avons d’autre endroit où aller.
« Je pris Claudia dans mes bras. Elle tourna vers moi son visage et je l’entendis murmurer :
« — Louis! L’ail, le crucifix au-dessus de la porte!
« Je n’avais pas remarqué. C’était un petit crucifix, fait d’un christ en bronze fixé sur la croix en bois, autour duquel l’ail était tressé, sous forme de deux guirlandes entremêlées, l’une d’ail frais, l’autre de gousses flétries et desséchées. La femme suivit le mouvement de mes yeux puis me lança un regard aigu. Elle paraissait épuisée, ses yeux étaient rouges, la main qui retenait son châle sur sa poitrine tremblait. Sa chevelure noire était dans un désordre total. Je m’approchai, presque jusqu’au seuil. Elle ouvrit soudain la porte toute grande, comme si elle avait tout juste pris la décision de nous laisser entrer. Quand je passai devant elle, elle dit une prière. J’en fus certain, bien que ne comprenant pas ses mots slaves.
« La petite pièce, basse de poutres, était pleine de gens, hommes et femmes adossés aux murs grossiers garnis de panneaux, ou assis sur des bancs et même par terre. On aurait dit que le village entier était rassemblé là. Un enfant dormait sur la poitrine de sa mère, un autre sur l’escalier, enroulé dans des couvertures, genoux pliés sur une marche, tête posée sur le degré supérieur, avec ses bras en guise d’oreiller. Partout, de l’ail pendait à des clous ou des crochets, en compagnie de marmites et de carafons. Il n’y avait d’autre lumière que le feu de l’âtre, qui projetait des ombres distordues sur les visages immobiles qui nous observaient.
« Personne n’eut le geste de nous faire asseoir ou de nous offrir quelque chose. La femme finit par me dire en allemand d’emmener mes chevaux à l’étable si je le désirais. Elle me regardait de ses yeux un peu fous, aux bords rougis. Puis, son visage s’adoucissant, elle ajouta qu’elle se tiendrait à la porte de l’auberge avec une lanterne pour m’éclairer, mais que je devais me dépêcher et laisser là l’enfant.
« Cependant, quelque chose avait détourné mon attention. Derrière l’odeur lourde du vin et du bois qui brûlait, j’avais détecté un, parfum. Le parfum de la mort. La main de Claudia pressa ma poitrine, et son petit doigt m’indiqua une porte qui s’ouvrait au bas de l’escalier. C’était de là qu’émanait l’odeur.
« Quand je revins, je trouvai une coupe de vin et un bol de bouillon que la femme avait préparés à mon intention. Je m’assis, Claudia sur mes genoux qui ne regardait pas le feu mais cette porte mystérieuse. Tous les yeux comme avant étaient fixés sur nous, sauf ceux de l’étranger. Son profil m’apparaissait maintenant clairement. Il était beaucoup plus jeune que je ne l’avais cru, son apparence hagarde n’étant que la conséquence de l’émotion qui l’étreignait. Il avait en fait un visage maigre mais très agréable, et sa peau claire et constellée de taches de rousseur le faisait ressembler à un petit garçon. Ses grands yeux bleus étaient rivés sur le feu, comme s’il communiquait avec lui, et ses cils et ses sourcils, auxquels la lumière ajoutait un reflet d’or, lui donnaient une expression de franchise et d’innocence. Mais il paraissait misérable, bouleversé et ivre. Soudain, il se tourna vers moi, et je constatai qu’il était en train de pleurer.
« — Parlez-vous anglais? demanda-t-il, d’une voix qui parut fracassante dans le silence.
« — Oui, répondis-je.
« Il jeta un regard triomphant à la ronde. Les visages restèrent impassibles.
« — Vous parlez anglais! cria-t-il, étirant les lèvres en un sourire amer, tandis que ses yeux parcouraient le plafond puis se fixaient sur moi. Allez-vous-en de ce pays. Prenez votre voiture, vos chevaux, fouettez-les jusqu’à l’épuisement, mais quittez ce pays !
« Ses épaules furent prises de convulsions, comme s’il était malade. Il porta la main à sa bouche. La femme, qui maintenant se tenait contre le mur, les bras croisés sur son tablier souillé, dit calmement en allemand :
« — A l’aube, vous pourrez partir, à l’aube.
« — Mais de quoi s’agit-il? lui murmurai-je.
« Puis je regardai le jeune étranger. Il m’observait, de ses yeux rouges et vides. Personne ne parlait. Dans l’âtre, une bûche s’effondra pesamment.
« — M’expliquerez-vous? demandai-je doucement à l’Anglais.
« Il se leva. L’espace d’un instant, je crus qu’il allait tomber. Il était beaucoup plus grand que moi. Son corps oscilla d’avant en arrière jusqu’à ce qu’il réussisse à assurer son équilibre en s’appuyant des deux mains au rebord de la table. Son habit noir ainsi que les manchettes de sa chemise étaient tachés de vin.
« — Vous voulez voir? hoqueta-t-il en me regardant droit dans les yeux. Vous voulez voir par vous-même?
« Il y avait dans sa voix une couleur douce et pathétique.
« — Laissez l’enfant ! dit brutalement la femme, accompagnant son ordre d’un geste bref et impérieux.
« — Elle dort, répondis-je.
« Me levant, je suivis l’Anglais jusqu’à la porte du bas de l’escalier.
« Il y eut quelque mouvement, comme ceux qui se trouvaient les plus près de la porte s’en écartaient. Nous entrâmes ensemble dans un petit salon.
« Sur le buffet brûlait une unique chandelle. La première chose que je vis fut une rangée d’assiettes délicatement décorées, posées sur une étagère. Il y avait des rideaux à la petite fenêtre et sur le mur brillait une icône du Christ et de la Vierge Marie. Le mur et quelques chaises ne suffisaient pas à enclore la grande table de chêne, où gisait le corps d’une jeune femme, dont les mains blanches étaient croisées sur la poitrine et les cheveux châtains répandus en désordre autour de la gorge fine et blanche et sous les épaules. La mort avait déjà durci son joli visage. Un chapelet aux grains d’ambre brillait à son poignet et sur sa jupe de laine sombre. Près d’elle étaient posés un très joli chapeau de feutre rouge pourvu de larges bords souples et d’un voile ainsi qu’une paire de gants de couleur sombre. On aurait pu croire, à la disposition de ces objets, qu’elle allait se lever incessamment et s’en vêtir. L’Anglais s’approcha et se mit à tapoter doucement le chapeau. Il était sur le point de s’effondrer. Ayant tiré un grand mouchoir de la poche de sa veste, il s’y enfouit le visage.
« — Savez-vous ce qu’ils veulent lui faire ? murmura-t-il en me regardant. Pourriez-vous deviner ?
« La femme arriva derrière nous et lui prit le bras, mais il se libéra d’une secousse brutale.
« — Savez-vous? insista-t-il, une lueur ardente dans ses yeux. Les sauvages!
« — Cela suffit maintenant! fit la femme dans un souffle.
« Il serra les dents et secoua la tête; une mèche de cheveux roux tomba devant ses yeux.
« — Éloignez-vous d’elle, dit-il à la femme en allemand. Éloignez-vous de moi!
« On chuchotait dans l’autre pièce. Le jeune Anglais regarda de nouveau la jeune femme, les yeux pleins de larmes.
« — Si innocente…, fit-il d’une voix douce.
« Puis il leva les yeux vers le plafond et, tendant le poing droit, lança :
« — Sois maudit… Seigneur! Sois maudit!
« — Mon Dieu…, souffla la femme en faisant un rapide signe de croix.
« — Vous avez vu ? me demanda-t-il en écartant la dentelle qui enserrait la gorge de la jeune femme, d’un geste prudent qui semblait indiquer qu’il ne pouvait, qu’il ne désirait pas toucher directement la chair rigide.
« Sans aucun doute, il y avait là, sur la gorge, les deux traces de piqûres semblables à celles que j’avais vues des milliers de fois, gravées sur des milliers de peaux jaunissantes. Le jeune homme s’enfouit le visage dans les mains et balança son corps mince et long sur la plante de ses pieds.
« — Je crois que je deviens fou! gémit-il.
« — Venez, maintenant, dit la femme qui rougit soudain, cramponnée à l’Anglais qui se débattait.
« — Laissez-le tranquille, lui dis-je. Laissez-le, je vais m’occuper de lui.
« Sa bouche se contorsionna.
« — Je vais tous vous jeter dehors, dans le noir, si vous n’arrêtez pas!
« Elle était, en fait, trop lasse pour mettre ses menaces à exécution, trop près elle-même de l’effondrement. Elle nous tourna le dos, resserrant son châle, et s’en fut à pas feutrés. Les hommes qui s’étaient groupés dans l’embrasure de la porte lui ouvrirent un passage.
« L’Anglais pleurait.
« Je savais ce que j’avais à faire ; mais ce n’était pas seulement parce que je mourais d’envie d’apprendre son histoire, au point que mon cœur en battait d’excitation. Il me faisait vraiment pitié. C’était un destin cruel qui m’avait conduit si près de lui.
« — Je vais rester avec vous, lui proposai-je.
« — J’approchai deux chaises de la table. Il s’assit pesamment, fixant des yeux la bougie tremblotante posée près de lui. Je fermai la porte. Les murs parurent reculer et le cercle de lumière, autour de sa tête inclinée, gagner en intensité. Il s’appuya contre le buffet et s’essuya le visage avec son mouchoir, puis sortit de sa poche une flasque garnie de cuir, qu’il m’offrit. Je refusai.
« — Voulez-vous me raconter ce qui est arrivé?
« Il fit oui de la tête.
« — Vous pouvez peut-être ramener un peu de raison ici, dit-il. Vous êtes français, n’est-ce pas? Moi, je suis anglais, vous savez.
« — Oui, acquiesçai-je.
« Alors, me pressant la main avec ferveur — l’alcool émoussait tellement ses sens qu’il n’en sentit pas la froideur — il me dit que son nom était Morgan et qu’il avait désespérément besoin de moi, comme il n’avait jamais eu besoin de personne. Et, sentant dans la mienne cette main fiévreuse, je me laissai aller à une étrange confidence. Je lui dis mon nom, que personne ou presque ne savait. Mais, perdu dans sa contemplation de la jeune morte, il parut ne pas m’avoir entendu. Ses lèvres formaient une sorte de vague sourire, ses yeux étaient embués de larmes. L’expression de son visage aurait ému n’importe quel être humain, peut-être même au-delà des limites du soutenable.
« — C’est moi qui ai fait ça, dit-il, branlant la tête. Puis je l’ai amenée ici.
« Il leva les sourcils, comme s’il s’interrogeait sur ses propres paroles.
« — Non, dis-je rapidement, ce n’est pas vous qui avez fait ça. Dites-moi qui!
« Mais il semblait troublé, perdu dans ses pensées.
« — Je n’étais jamais sorti d’Angleterre, commença-t-il. Je faisais des peintures, voyez-vous… Quelle importance maintenant!… Les peintures, le livre… Je trouvais tout si étrange, si pittoresque!
« Ses yeux parcoururent la pièce, tandis que sa voix se perdait dans un murmure. Il regarda la morte un très long instant, puis lui dit doucement : « Emily! » — et j’eus le sentiment d’avoir entr’aperçu quelque chose de précieux qu’il gardait dans le secret de son cœur.
« Peu à peu le récit se développa. Ils étaient partis en voyage de noces, avaient traversé l’Allemagne, puis étaient arrivés dans ce pays, allant là où les diligences les emmenaient, là où Morgan trouvait des scènes à peindre. Ils étaient finalement arrivés à cet endroit perdu parce qu’il y avait à proximité un monastère en ruine dont on disait que le charme en était bien préservé.
« Mais Morgan et Emily n’avaient jamais atteint le monastère. Ils avaient trouvé le drame en chemin.
« Il apparut que les diligences ne venaient pas jusqu’ici; Morgan dut donc payer un fermier pour qu’il les conduise dans sa carriole. Mais, l’après-midi où ils arrivèrent, il y avait grand remue-ménage dans le cimetière proche du village. Le fermier, après avoir jeté un coup d’œil, avait refusé de quitter sa voiture pour aller voir de plus près.
« — C’était comme une procession, tous les gens avaient mis leurs meilleurs habits et quelques-uns portaient des fleurs. A la vérité, je trouvais cela tout à fait fascinant. J’ai voulu voir. J’étais si impatient que j’ai demandé au paysan de nous laisser là, avec nos bagages. Nous apercevions le village, juste un peu plus loin. En réalité, c’était surtout moi qui voulais voir, plus qu’Emily, mais elle était si accommodante, vous voyez, je l’ai laissée finalement, assise sur les valises, et j’ai gravi la colline sans elle. L’avez-vous vu quand vous êtes arrivés, ce cimetière? Non, bien sûr que non. Remerciez Dieu que votre voiture vous ait amenés ici sains et saufs. Quoique, si vous aviez pu continuer, quel que soit l’état de vos chevaux…
« Il s’arrêta…
« — Quel est donc le danger? le pressai-je doucement.
« — Le danger… Ah!… les barbares! chuchota-t-il, regardant vers la porte.
« Puis il prit une autre gorgée à sa flasque et la reboucha.
« — Eh bien, ce n’était pas une procession du tout. J’ai vu ça tout de suite, reprit-il. Les gens n’ont même pas voulu me parler quand je suis arrivé en haut — vous savez comment ils sont. Mais ils n’ont fait aucune objection à ce que je regarde. La vérité, c’est qu’ils agissaient comme si je n’avais pas été là. Vous n’allez pas me croire quand je vais vous dire ce que j’ai vu, mais il faut que vous me croyiez, parce que, autrement, cela me rendra fou, je le sais.
« Je vous croirai, continuez, dis-je.
« Donc, le cimetière était plein de tombes fraîches. Je m’en suis aperçu aussitôt. Certaines avaient des croix en bois toutes neuves et d’autres n’étaient que des monticules de terre couverts de fleurs encore vivaces. Certains des paysans qui étaient là avaient des fleurs à la main aussi, comme s’ils avaient l’intention de décorer les tombes. Mais ils restaient tous complètement immobiles et regardaient deux types qui tenaient un cheval blanc par la bride — et c’était une de ces bêtes! Il renâclait, piétinait et grattait le sol, tirait de côté comme si l’endroit lui déplaisait. C’était pourtant une belle bête, un splendide étalon, d’un blanc pur. Bien. A un moment — et je ne pourrais pas vous dire comment ils se sont mis d’accord, parce que personne n’a dit un mot — à un moment, l’un des types, le chef, sans doute, a donné au cheval un coup terrible avec le manche d’une pelle, et l’animal s’est enfui vers le haut de la colline, complètement fou. Vous l’imaginez, j’ai pensé que l’on n’allait pas revoir le cheval de sitôt. Mais je me trompais. Une minute après, il a pris un galop tranquille, s’est mis à tourner au milieu des vieilles tombes et puis il est redescendu de la colline jusqu’aux tombes les plus récentes. Tous les gens étaient restés là à le regarder, toujours en silence. Alors, il est arrivé au trot, il a piétiné les tombes de terre, les fleurs, et personne n’a fait un mouvement pour l’attraper par la bride. Puis, tout à coup, il s’est arrêté, juste sur l’une des tombes.
« Il s’essuya les yeux, mais ses larmes étaient presque sèches. Son récit semblait le fasciner, tout autant que moi.
« — Bien, voilà ce qui est arrivé, continua-t-il. Le cheval restait donc là sans bouger, et soudain une sorte de cri est monté de la foule. Non, ce n’était pas vraiment un cri, mais plutôt un mélange de râles et de gémissements — puis tout est redevenu calme. Et le cheval restait toujours là, secouant la tête. Finalement, celui qui était le chef a jailli de la foule et a crié des ordres à plusieurs autres. Et l’une des femmes… a hurlé et s’est jetée sur la tombe, presque sous les sabots du cheval. Je me suis approché autant que j’ai pu. J’ai pu voir le nom de la personne décédée : c’était une jeune femme, morte depuis six mois seulement — les dates étaient gravées aussi — et il y avait cette malheureuse à genoux dans la terre, qui serrait la pierre tombale dans ses bras, comme si elle avait voulu l’arracher du sol. Les autres essayaient de la relever et de la faire partir. J’avais envie de retourner, mais cela m’était impossible, pas avant d’avoir vu ce qu’ils voulaient faire. Et, bien sûr, Emily était tout à fait en sécurité, d’ailleurs personne ne nous prêtait la moindre attention. Bien, finalement, deux d’entre eux ont réussi à faire se lever cette femme et les autres sont arrivés avec des pelles et ont commencé à creuser la tombe. Bientôt l’un des hommes y fut descendu; tout le monde était si calme qu’on entendait le moindre bruit, la pelle qui creusait là-dedans, et la terre qui retombait en tas. Je n’arrive pas à bien raconter… Il y avait le soleil très haut dans le ciel, et pas un nuage, et tous les paysans tout autour, qui se tenaient maintenant les uns les autres, et puis surtout cette femme si pathétique…
« Il se tut, car ses yeux étaient retombés sur Emily. Je me contentai d’attendre. Je l’entendis boire encore à sa flasque de whisky; je fus heureux pour lui qu’il en restât tant dans la bouteille, qu’il puisse insensibiliser sa douleur à force de boire.
« — Il aurait aussi bien pu être minuit, sur cette colline, reprit-il d’une voix très basse en me regardant. C’est l’impression qu’on avait. Alors, j’ai entendu le type qui était dans la tombe. Il était en train de forcer le couvercle du cercueil avec sa pelle! Ensuite, il a jeté les planches au-dehors, à droite et à gauche. Et tout à coup il a jeté un cri affreux! Les autres se sont approchés, et aussitôt tout le monde s’est rué vers la tombe; puis ils ont tous reflué comme une vague en poussant des cris, certains se sont retournés et ont essayé de se sauver en bousculant les autres. Quant à cette malheureuse femme, elle était complètement folle, elle pliait les genoux et essayait de se libérer des hommes qui la maintenaient. Quant à moi, je n’ai pas pu faire autrement que de m’avancer. Je crois que rien n’aurait pu m’en empêcher. Et, je vous le dis, c’est la première fois que je faisais quelque chose comme ça, et, bonté divine, c’est bien la dernière. Maintenant, il faut que vous me croyiez, il le faut! Parce que, là, dans le cercueil, avec le gars qui se tenait debout sur les planches brisées, il y avait la morte, et…, oui, elle était fraîche et rose — sa voix se brisa, ses yeux s’élargirent; il sembla refermer sa main sur l’arrondi d’une pomme invisible, comme pour me supplier de le croire — aussi rose que si elle avait été vivante! Enterrée depuis six mois! Et elle était encore fraîche! On lui a retiré son linceul. Ses mains étaient posées sur sa poitrine, elle avait l’air de dormir.
« Il soupira. Sa main retomba sur sa cuisse; il secoua la tête et resta un moment immobile, les yeux vides.
« — Je vous jure! continua-t-il. Et celui qui était dans la tombe s’est penché et a attrapé la main de la morte. Son bras était aussi souple que le mien! Il a regardé la main de la morte, comme pour en examiner les ongles, puis il a crié quelque chose. Il y avait toujours l’autre femme, à côté de la tombe, qui se débattait, qui donnait des coups de pied aux deux hommes qui la maintenaient, si bien qu’elle projetait de la terre dans la tombe avec ses pieds, et la terre tombait juste sur le visage et les cheveux du cadavre. Et… elle était si jolie, cette jeune morte! Ah! si vous l’aviez vue, et si vous aviez vu ce qu’ils lui ont fait!
« — Dites-moi donc ce qu’ils lui ont fait, fis-je d’une voix douce — mais je savais d’avance ce qu’il allait me dire.
« — Je vais vous le dire…, répondit-il. On ne peut pas savoir ce que signifie une chose pareille avant de l’avoir vue!
« Il me regarda, le sourcil arqué comme s’il était en train de me dévoiler un terrible secret.
« — On ne peut vraiment pas savoir!
« — Non, en effet, renchéris-je.
« — Je vais vous dire… Ils ont pris un pieu, un pieu de bois, figurez-vous. Et celui qui était dans la tombe l’a attrapé, il a pris un marteau et a placé le pieu juste sur son sein. Je n’en croyais pas mes propres yeux! Alors, il a donné un grand coup et enfoncé le pieu. Je vous le dis, je n’aurais pas pu bouger même si j’avais voulu; j’avais pris racine. Et alors ce type, ce monstre, a ramassé sa pelle et, à l’aide des deux mains, il l’a plongée dans la gorge de la morte. La tête est partie comme ça.
« Il ferma les yeux, fit une grimace d’horreur et tourna la tête de côté.
« Je le regardais, mais ce n’est pas lui que je voyais. Je voyais cette femme dans la tombe avec sa tête coupée; et je me sentais, au plus profond de moi-même, agité d’un intense sentiment de révulsion, comme si une main pressait ma gorge, tandis que mes entrailles seraient remontées au-dedans de moi pour bloquer ma respiration. Tout à coup, je sentis la lèvre de Claudia sur mon poignet. Elle regardait Morgan, et probablement depuis un certain temps déjà.
« Morgan releva lentement les yeux sur moi, des yeux fous.
« — C’est ce qu’ils veulent lui faire, dit-il, à Emily! Mais je ne vais pas les laisser faire. (Il secoua la tête avec détermination.) Je ne vais pas les laisser faire! Il faut que vous m’aidiez, Louis.
« Ses lèvres tremblaient et son visage était maintenant tellement déformé par son accès soudain de désespoir que j’eus presque, malgré moi, un mouvement de recul.
« — C’est le même sang qui coule dans nos veines, à vous et à moi. Je veux dire… Français, Anglais, nous sommes des gens civilisés, Louis. Eux, ce sont des sauvages!
« — Essayez de vous calmer, maintenant, Morgan, dis-je, tendant la main vers lui. Je veux que vous me disiez ce qui s’est passé ensuite. Vous et Emily…
« Il essayait d’attraper sa bouteille. Je la sortis de sa poche et il retira le bouchon.
« — Vous êtes un copain, Louis, un vrai ami, fit-il avec emphase. Alors, vous voyez, je l’ai emmenée aussitôt. Ils allaient se mettre à brûler le cadavre juste là, dans le cimetière, et il ne fallait pas qu’Emily voie ça, pas pendant que je… (Il secoua la tête.) Il n’y a pas eu moyen de trouver une voiture qui veuille bien nous emmener d’ici; pas un villageois n’a accepté de partir pour deux jours, le temps qu’il aurait fallu pour nous conduire à un endroit un peu plus civilisé!
« — Mais quelle raison ont-ils donnée, Morgan? insistai-je.
« Je me rendais bien compte qu’il ne serait bientôt plus en état de répondre.
« — Les vampires! hurla-t-il, s’éclaboussant la main de whisky. Les vampires, Louis! Vous pouvez croire une chose pareille? (De sa bouteille, il désigna la porte.) Une épidémie de vampirisme! Et tout ça en chuchotant, comme si le Diable en personne écoutait derrière la porte! Heureusement, Dieu de Miséricorde, ils sauraient bien se débarrasser de toute cette vermine! Cette pauvre femme du cimetière, par exemple, maintenant, elle ne risquerait plus de sortir de son trou toutes les nuits à coups de griffe pour venir se nourrir de notre sang!
« Il porta la bouteille à ses lèvres.
« — Oh!… mon Dieu…, gémit-il.
« Je le regardai boire, attendant patiemment.
« — Et Emily…, continua-t-il. Elle trouvait ça fascinant. Évidemment, avec le feu, là, un bon dîner et un bon verre de vin… Elle n’avait pas vu la morte! Elle n’avait pas vu ce qu’ils avaient fait! — sa voix se faisait désespérée. Moi, je voulais vraiment partir. Je lui ai offert de l’argent. « Puisque vous en avez fini, n’arrêtais-je pas de leur dire, l’un d’entre vous pourrait bien accepter cet argent, cette petite fortune rien que pour nous emmener d’ici. »
« — Mais ce n’était pas fini…, murmurai-je.
« Ses yeux se gonflaient de larmes, sa bouche se tordait de douleur.
« — Comment est-ce arrivé? demandai-je.
« — Je ne sais pas, fît-il dans un râle.
« Il secoua la tête et pressa la flasque contre son front.
« Le vampire est entré dans l’auberge ?
« Ils ont dit que c’était elle qui était sortie, reconnut-il, tandis que les larmes se mettaient à couler. Tout était verrouillé! Ils y avaient pris garde. Les portes, les fenêtres! Puis le matin est venu. Ils se sont tous mis à crier. Elle avait disparu. La fenêtre était grande ouverte, elle n’était plus là. Je n’ai même pas pris le temps de mettre ma robe de chambre. J’ai couru. Je me suis arrêté pile devant elle, dehors, derrière l’auberge. J’ai presque marché sur elle…, elle était étendue sous les pêchers. Elle tenait à la main une coupe vide. Une coupe vide! Ils ont dit qu’elle s’était laissé attirer dans un piège…, qu’il lui avait demandé de l’eau…
« La flasque lui échappa. Il plaqua les mains sur ses oreilles et se plia en deux.
« Un long moment, je ne fis que l’observer; je ne trouvais rien à lui dire. Il se mit à gémir doucement qu’ils voulaient la profaner, qu’ils prétendaient qu’elle, Emily, était devenue un vampire; je tentai de l’assurer du contraire, mais je pense qu’il ne m’entendit pas.
« Il finit par bouger et faillit tomber en cherchant à atteindre la chandelle. Mais, avant que son bras ne puisse se reposer sur le buffet, son doigt fit vaciller la bougie, et la cire liquide éteignit le petit bout de mèche qui restait. Nous fûmes plongés dans l’obscurité et sa tête retomba sur son bras.
« Toute la lumière de la pièce semblait maintenant rassemblée dans les yeux de Claudia. Le silence se prolongea et je restais là à m’interroger, tout en souhaitant que Morgan ne relève pas la tête. Puis la femme de l’auberge apparut à la porte. La bougie qu’elle portait éclaira l’Anglais : il était endormi, ivre.
« — Partez, maintenant, me dit-elle.
« Des silhouettes noires l’environnaient, et la vieille auberge toute lambrissée résonnait des traînements de pieds des villageois.
« — Allez près du feu!
« — Qu’allez-vous faire? lui demandai-je en me levant et en attrapant Claudia. Je veux savoir vos intentions!
« — Allez près du feu! ordonna-t-elle.
« — Non, vous ne ferez pas ça, dis-je.
« Ses yeux se rétrécirent.
« — Sortez! grogna-t-elle en montrant les dents.
« — Morgan! appelai-je.
« Mais il ne m’entendit pas; il ne le pouvait pas.
« — Laissez-le! dit la femme, véhémente.
« — Mais c’est stupide, ce que vous allez faire. Vous ne comprenez pas? Cette femme est morte!
« — Louis, chuchota Claudia, si bas qu’on ne pouvait pas l’entendre, en me serrant le cou avec son bras sous mon capuchon de fourrure. Laisse ces gens tranquilles!
« Les autres étaient entrés dans la pièce et encerclaient la table, tournant vers nous leurs faces lugubres.
« — Mais d’où viennent ces vampires? soufflai-je. Vous avez fouillé votre cimetière! Si ce sont des vampires, où se cachent-ils? Cette femme ne peut vous faire aucun mal. Partez donc en chasse, si vous le croyez nécessaire!
« — Le jour seulement, dit-elle d’un ton grave, clignant des yeux et hochant lentement la tête. Le jour, c’est le jour que nous les attrapons.
« — Où? Là-bas dans le cimetière, en creusant les tombes de vos concitoyens?
« Elle secoua la tête.
« — Dans les ruines. Ça a toujours été dans les ruines. Nous nous sommes trompés. Du temps de mon grand-père, ils étaient déjà dans les ruines, et ils y sont retournés. Nous allons les démolir pierre par pierre s’il le faut. Mais vous…, sortez, maintenant! Parce que, autrement, nous allons vous jeter dehors, dans la nuit, sur-le-champ!
« Alors, elle sortit de sous son tablier un pieu qu’elle serrait dans son poing et qu’elle tint dans la lumière tremblotante de sa chandelle.
« — Vous entendez ! Sortez ! répéta-t-elle.
« Les hommes se regroupèrent derrière elle, bouches closes, yeux réfléchissant la lumière.
« — Oui…, dis-je. Je sors. Je préfère cela. Je vais dehors.
« Je la frôlai, la bousculai presque, et les autres se hâtèrent de m’ouvrir un passage. Je posai la main sur le loquet de la porte de l’auberge et le fis glisser d’un geste prompt.
« — Non ! hurla la femme dans son allemand guttural. Vous êtes fou !
« Elle se précipita sur moi, puis fixa des yeux le loquet, abasourdie.
« — Vous savez ce que vous faites ? dit-elle en jetant ses deux mains sur les planches grossières de la porte.
« — Où sont les ruines ? demandai-je calmement. A quelle distance ? sont-elles à gauche ou à droite de la route ?
« — Non, non !
« Elle secoua violemment la tête. J’ouvris de force la porte et sentis sur mon visage la gifle de l’air froid. L’une des femmes, près du mur, fit une remarque acerbe, sur un ton irrité ; l’un des enfants grogna dans son sommeil.
« — Je m’en vais. Je ne vous demande qu’une seule chose. Dites-moi où sont ces ruines, que je puisse passer à l’écart. Dites-le-moi.
« — Vous ne savez pas, vous ne savez pas…, fit-elle.
« Je pris dans ma main son poignet tiède et la tirai lentement par la porte ouverte ; ses pieds raclèrent le plancher, elle jetai des regards affolés. Les hommes s’approchèrent mais s’arrêtèrent dès qu’elle fut, contre ma volonté, plongée dans la nuit. Elle releva la tête d’un mouvement, qui fit retomber ses cheveux sur ses yeux, et regarda ma main et mon visage.
« — Dites-moi…, répétai-je.
« Je m’aperçus que ce n’était pas vraiment moi qu’elle regardait, mais Claudia, qui s’était tournée vers elle et dont le visage était éclairé par le feu de l’âtre. Et ce que voyait la femme, ce n’étaient pas ses joues rondes, ni la moue de ses lèvres, mais les yeux de Claudia, qui la fixaient de toute leur sombre et démoniaque intelligence. La femme se mordit violemment les lèvres.
« — Au nord ou au sud ?
« — Au nord…, murmura-t-elle.
« — A gauche ou à droite ?
« — A gauche.
« — Et à quelle distance ?
« Elle essayait désespérément de libérer son poignet.
« — A trois miles, gémit-elle.
« Je la lâchai brutalement, ce qui eut pour effet de la faire retomber contre la porte, les yeux dilatés par la peur et la confusion. J’étais sur le point de partir, quand je l’entendis soudain me crier d’attendre. Me retournant, je m’aperçus qu’elle avait arraché le crucifix de la poutre qui était au-dessus de sa tête et qu’elle me le tendait. Sur le sombre paysage de cauchemar de ma mémoire, je revis Babette me foudroyant du regard et disant : « Arrière, Satan ! » Mais le visage de la femme ne montrait rien que du désespoir.
« — Prenez-le, s’il vous plaît, au nom de Dieu, dit-elle, et roulez vite.
« La porte se referma, nous laissant tous deux, Claudia et moi, dans l’obscurité la plus totale.
— Quelques minutes plus tard, le tunnel de la nuit s’était refermé autour des faibles lanternes de notre équipage, comme si le village n’avait jamais existé. Nous foncions sur la route, foncions dans les virages, et les ressorts grinçaient au rythme des cahots. Par instants, la lune pâle révélait le contour indistinct des montagnes, par-delà les sapins. Je ne pouvais m’empêcher de songer à Morgan, de réentendre sa voix. Cela se mêlait à ma propre angoisse de bientôt rencontrer la chose qui avait tué Emily, cette chose qui, sans question, était des nôtres. Claudia était folle d’excitation. Si elle avait pu mener les chevaux elle-même, elle aurait pris les rênes. Elle me pressait sans cesse d’utiliser le fouet et frappait sauvagement les quelques branches basses qui surgissaient soudain dans la lumière des lampes, devant nos visages. Le petit bras qui me serrait à la taille, sur le banc qui roulait et tanguait, avait la fermeté de l’acier.
« Je me rappelle un virage aigu, où les lanternes ferraillèrent et où Claudia cria contre le vent :
« — Là-bas, Louis, tu vois ?
« Je tirai rudement sur les rênes.
« Elle était à genoux, blottie contre moi, tandis que la voiture se balançait comme un navire en mer.
« La lune s’était libérée d’un grand nuage cotonneux et le contour sombre d’une tour s’élevait confusément au-dessus de nous. Une longue fenêtre s’ouvrait dans la paroi en ruine. Agrippé au banc, j’essayai, tandis que la voiture se stabilisait sur sa suspension, de calmer les mouvements qui continuaient d’agiter mon crâne. L’un des chevaux hennit. Puis tout fut tranquille.
« Claudia disait:
« — Louis, viens…
« Je murmurai un refus précipité et irrationnel. J’avais l’impression, distincte et terrifiante, que Morgan était près de moi, et qu’il me parlait de sa voix sourde et passionnée. Aucune créature vivante ne remuait dans la nuit. Il n’y avait que le vent et le doux murmure des feuilles.
« — Crois-tu qu’il sait que nous venons? demandai-je, d’une voix que je ne reconnus pas dans le bruit du vent.
« J’étais encore comme prisonnier de cette petite salle de l’auberge ; l’épaisse forêt qui nous entourait n’était pas réelle… Je crois que je frissonnai. Puis je sentis la main de Claudia toucher très doucement la mienne. Les sapins élancés se mirent à ondoyer derrière elle, tandis que le murmure des feuilles s’amplifiait, comme si la bouche énorme du dieu des vents avait aspiré la brise pour la recracher sous forme de bourrasque.
« — Ils vont l’enterrer à la sortie du village ? Est-ce ce qu’ils vont faire? Une Anglaise! murmurai-je.
« — Si seulement j’avais ta taille…, disait Claudia, et si tu avais mon cœur! Oh Louis!…
« Et sa tête s’inclina vers moi, dans un mouvement si semblable à celui du vampire qui se penche pour son baiser de mort que j’eus un réflexe de recul. Mais ses lèvres ne firent que se presser contre les miennes, cherchant la position idéale pour aspirer mon souffle et m’insuffler le sien, tandis que je l’enserrais de mes bras.
« — Laisse-moi te conduire…, supplia-t-elle. Il n’est plus possible de revenir en arrière, maintenant. Prends-moi dans tes bras et pose-moi par terre, sur la route.
« J’eus l’impression que ses lèvres avaient caressé mon visage et mes paupières un temps infini. Puis elle bougea; la douceur de son petit corps se détacha brutalement de moi, en un mouvement si vif et si gracieux que je la crus un moment suspendue en l’air près de la voiture. Enfin, elle lâcha ma main à laquelle elle s’était un instant retenue. Debout sur la route dans la flaque de lumière frissonnante que projetait la lanterne, elle levait les yeux sur moi. Tout en marchant à reculons, bottine après bottine, elle m’invitait du geste :
« — Louis, descends…
« Quand elle menaça de disparaître dans l’obscurité, je détachai en une seconde la lampe de son crochet et sautai près d’elle dans l’herbe haute.
« — Ne sens-tu pas le danger? lui murmurai-je. Ne peux-tu pas le respirer, tout comme l’air?
« L’un de ses sourires élusifs et rapides joua sur ses lèvres, comme elle mesurait du regard la pente de la colline. La lanterne découvrit un sentier à travers la forêt. De sa petite main blanche, Claudia resserra la laine de sa cape, puis elle se mit en marche.
« — Attends, juste un instant…
« — La peur, c’est ton ennemie…, répondit-elle sans s’arrêter.
« Précédant la lumière, elle marcha d’un pied sûr, même quand les hautes herbes laissèrent progressivement la place à de petits tas de pierraille, même quand la forêt s’épaissit et que la tour au loin s’évanouit, sous l’effet conjugué de la lune qui disparaissait et des branches, qui s’enchevêtraient au-dessus de nos têtes. Le bruit et l’odeur des chevaux eurent bientôt disparu dans le souffle du vent.
« — Sois sur tes gardes, chuchota Claudia, qui continuait d’avancer sans répit, ne s’arrêtant que de temps à autre là où les taillis de ronces et les rochers pouvaient faire croire un abri.
« Mais les ruines étaient trop vieilles. On ne pouvait deviner si la ville avait été ravagée par la peste, le feu, ou l’ennemi — seul le monastère subsistait vraiment.
« Quelque chose chuchotait maintenant dans les ténèbres, un bruit semblable au vent et au murmure des feuilles. Je vis le dos de Claudia se raidir, je vis l’éclair de sa paume blanche comme elle ralentissait son allure. Puis je compris que c’était le bruit de l’eau, l’eau qui descendait la montagne de son cours sinueux, et j’aperçus, loin devant, au travers des troncs noirs, une droite cascade, éclairée par la lune, qui plongeait plus bas vers un étang bouillonnant. La silhouette de Claudia émergea de l’ombre, se découpant sur la cascade. Elle s’agrippa à une racine qui dépassait de la terre humide, à côté du torrent, puis se mit à escalader le fouillis végétal de la colline, s’aidant des mains. Son bras était encore agité d’un léger tremblement. Ses petites bottes se balançaient, et s’enfonçaient pour assurer la prise, puis se libéraient pour un nouveau pas. L’eau était froide et rendait l’air odorant et lumineux tout alentour, si bien que je fis halte un instant. Rien ne bougeait dans la forêt. J’écoutai, m’efforçant calmement de distinguer le son de l’eau de celui des feuilles. Rien ne s’y surajoutait. Une idée s’empara tout à coup de moi, qui me glaça les bras, la gorge, puis le visage, l’idée que la nuit était trop désolée, trop dépourvue de vie. On aurait dit que les oiseaux avaient déserté ces lieux, ainsi que la myriade de créatures qui aurait dû remuer tout au long des rives du ruisseau.
« Mais voici que Claudia se penchait vers moi, depuis la saillie de roches où elle était grimpée, pour me prendre la lanterne, me balayant dans son geste le visage avec sa cape. J’élevai la lampe, et Claudia surgit soudain dans la lumière, tel un étrange chérubin. Elle tendit la main vers moi, comme pour m’aider à escalader, en dépit de sa petite taille. Un moment plus tard, nous avions repris notre marche, au-dessus du torrent.
« — C’est trop calme, soufflai-je. Tu ne trouves pas ?
« Pour toute réponse, elle serra sa main sur la mienne, comme pour dire : « Ne t’inquiète pas! » La pente de la colline s’accentuait et le silence était éprouvant. J’essayais de voir aux limites mêmes du rond de lumière de la lanterne, de déchiffrer l’écorce des arbres à mesure qu’ils se dégageaient de l’ombre. Il y eut un mouvement dans la nuit; j’attrapai Claudia et l’attirai presque brusquement contre moi. Mais ce n’était qu’un serpent, qui glissait parmi les feuilles qu’il fouettait de sa queue. Le silence revint. Claudia cependant resta serrée contre moi, sous les plis de ma cape, sa main agrippant fermement le tissu de ma veste. C’était elle qui semblait me tirer en avant, tandis que ma cape retombait sur l’étoffe lâche de la sienne.
« L’odeur de l’eau eut bientôt disparu, et, grâce à un rayon de lune, j’aperçus tout droit devant nous une sorte de brèche dans les bois. Claudia empoigna fermement la lanterne et en referma la porte de métal. Je voulus l’en empêcher, mais sa main se débattit dans la mienne. Elle me dit calmement :
« — Ferme les yeux un instant et rouvre-les lentement. Et alors tu le verras.
« Comme je lui obéissais, un frisson me parcourut; j’agrippai son épaule. Puis je rouvris les yeux, et, au-delà des troncs rugueux, j’aperçus les longs murs bas du monastère et le sommet carré de la haute tour massive. Au loin, au-dessus d’une vallée sombre et immense, luisaient les pics couverts de neige des Carpates.
« — Viens, me dit-elle. Et marche doucement, comme si ton corps était sans poids.
« Sans hésiter, elle se dirigea droit sur les murs en ruine, droit sur la chose, ou sur les choses, qui nous y attendaient peut-être, terrées dans leurs abris.
« Nous trouvâmes très vite la fissure qui nous permettrait de nous introduire, une grande ouverture encore plus noire que les murs qu’elle déchirait et dont les bords étaient couverts de broussailles qui semblaient en sceller les pierres. J’aperçus, par le toit effondré, à travers les traînées de nuages, un faible scintillement d’étoiles. L’odeur humide des pierres emplissait mes narines. Un grand escalier, jeté d’un coin à un autre, montait jusqu’aux fenêtres étroites qui surveillaient la vallée, et sous les premières marches, au travers d’une vaste et sombre échancrure, les autres salles du monastère émergeaient de l’obscurité.
« Claudia avait pris l’immobilité des pierres. Dans l’enclos humide, pas même l’une de ses boucles tendres ne remuait. Elle écoutait. Je me mis à l’imiter. On n’entendait rien que le faible bruit de fond du vent. Puis elle bougea, lentement, mais avec détermination, et de la pointe du pied nettoya peu à peu un endroit de la terre humide qui le recouvrait. Il y avait là une pierre plate, qui rendit un son creux lorsqu’elle la frappa doucement du talon. Je m’aperçus alors de sa grande taille, et de la façon dont l’un des coins dépassait du sol. Une image me vint à l’esprit, terrifiante de précision, celle d’une troupe d’hommes et de femmes du village qui entouraient cette pierre et la soulevaient à l’aide d’un levier géant. Les yeux de Claudia se portèrent sur l’escalier, puis sur la porte effondrée qui s’ouvrait dessous. La lune brilla un instant au travers d’une fenêtre élevée. Claudia bougea de nouveau, d’un mouvement si preste que je la retrouvai soudain près de moi sans qu’elle eût fait un bruit.
« — Entends-tu? me souffla-t-elle. Ecoute!
« C’était si faible qu’aucun mortel n’eût pu l’entendre. Et cela ne venait pas des ruines. Cela venait de plus loin, non pas du chemin sinueux que nous avions emprunté pour gravir la pente, mais d’un autre côté de l’échine de la colline, la route la plus directe vers le village. Un simple bruissement, un grattement léger, mais régulier; puis l’on put distinguer progressivement le piétinement d’un pas. Claudia serra ma main dans la sienne, et d’une douce pression me fit avancer en silence, sous la pente de l’escalier. Plus bas que la frange de sa cape, les plis de sa robe faisaient de légères boursouflures. Le piétinement se fit plus fort, et je commençai de distinguer très nettement le bruit de chacun des pas. L’un des deux pieds raclait lentement le sol. Les pas rendaient un son flasque, qui s’approchait et dominait de plus en plus le sifflement faible du vent. Mon pouls s’accéléra; les veines de mes tempes se mirent à palpiter, un frémissement parcourut mes membres; je sentis contre ma peau l’étoffe de ma chemise, l’angle raide de mon col, je perçus le frottement des boutons de mon habit contre ma cape.
« Alors, le vent apporta une faible odeur. C’était l’odeur du sang, qui m’excita aussitôt, contre mon gré, l’odeur tiède et sucrée du sang humain, du sang qui s’égouttait, qui coulait; puis me parvint l’odeur de la chair vivante, et j’entendis un souffle sec et rauque qui haletait au rythme des pas. Un autre son s’y mêla, faible et noyé dans le premier et qui se précisa à mesure que les pas résonnaient plus près des murs; c’était la respiration hésitante et pénible d’une autre créature, dont je pouvais aussi entendre le cœur, aux battements irréguliers, terrifiés. Mais il y avait, en arrière-plan, un autre cœur qui battait, de plus en plus fort, un cœur aussi puissant et régulier que le mien! Alors, à travers la brèche aux bords déchiquetés par laquelle nous avions pu entrer, je le vis.
« Sa grande épaule massive émergea la première, suivie d’un long bras ballant au bout duquel pendait la serre de ses doigts recourbés. Puis sa tête apparut. Sur l’autre épaule, il charriait un corps. Il se redressa sur le seuil de la brèche, changea le point d’appui de son fardeau et darda son regard dans l’obscurité, droit vers nous. Tandis que je l’observais, chacun de mes muscles prit la rigidité du fer. Le contour de sa tête se détachait vaguement sur le fond du ciel, mais il était impossible de rien deviner de ses traits, si ce n’est qu’un rayon de lune brillait sur son œil et le rendait semblable à un éclat de verre. Puis le rayon de lune se refléta sur les boutons de son vêtement, qui se mirent à bruire lorsque, son bras ballant de nouveau à son côté, sa longue jambe à demi fléchie, il se mit à avancer, droit sur nous, droit sur la tour.
« Je tenais fermement Claudia, prêt à l’abriter derrière mon dos et à m’avancer à la rencontre du vampire. Mais c’est alors que je m’aperçus avec stupéfaction que ses yeux ne me voyaient pas réellement. Il continuait d’avancer péniblement, ployant sous son fardeau, vers la porte du monastère. La lune éclaira sa tête penchée, la masse ondoyante de la chevelure noire qui retombait sur les épaules voûtées, la manche noire de son habit. Mais son vêtement était dans un triste état : les pans de sa veste étaient méchamment déchirés et les manches semblaient décousues de l’épaule. Je m’imaginai presque apercevoir sa chair. La créature humaine qu’il charriait se mit à remuer et poussa un lamentable gémissement. Il s’immobilisa un instant et parut flatter sa proie de la main. C’est à ce moment que je m’écartai du mur pour aller à sa rencontre.
« Aucun mot ne sortit de mes lèvres : je ne savais que dire. Je ne sus qu’avancer dans la lumière de la lune. Il releva sa tête brune avec un sursaut, et je vis ses yeux.
« Il me regarda un long moment. Un rayon de lune fit luire ses pupilles et ses deux canines aiguës. Alors sembla jaillir du plus profond de sa gorge un cri sourd et étranglé dont je crus, l’espace d’une seconde, que c’était le mien. Il jeta au sol, sur les pierres, sa victime humaine, qui laissa échapper une plainte vacillante. Et le vampire se précipita sur moi, poussant de nouveau son cri tandis que son souffle fétide et puant parvenait à mes narines et que ses doigts semblables à des griffes déchiraient la fourrure de ma cape. Je tombai à la renverse et ma tête heurta le mur, tandis que je refermais la main sur le nœud d’immondices qu’était sa chevelure. L’étoffe humide et pourrie de son habit se déchira tout de suite sous mon étreinte, mais le bras qui me maintenait était de fer. Tandis que je me débattais pour repousser sa tête, ses crocs touchèrent la chair de mon cou. Derrière lui, Claudia cria. Quelque chose heurta durement sa tête, ce qui l’arrêta brutalement. Comme elle le frappait de nouveau, il se retourna dans l’intention de lui porter un coup. J’en profitai pour le frapper du poing au visage, aussi violemment que possible. Tout en s’écartant vivement, Claudia lui envoya une autre pierre; je me jetai de tout mon poids sur lui et sentis sa jambe infirme se tordre. Je me rappelle avoir cogné sans répit sa tête contre le sol, à en arracher presque les touffes répugnantes de cheveux que mes doigts étreignaient, tandis qu’il essayait de m’atteindre de ses crocs, de me lacérer de ses mains, de ses griffes. Nous nous mimes à rouler sur le sol, jusqu’à ce que je réussisse à reprendre le dessus. La lune tomba sur son visage. C’est alors que je me rendis compte, entre deux halètements frénétiques, de ce qu’était la créature que je tenais entre mes bras. Les deux yeux énormes saillaient d’orbites vides et deux petits trous hideux tenaient lieu de nez. Le crâne n’était garni que d’une chair putride et racornie et les haillons répugnants et pourris qui couvraient sa carcasse étaient imprégnés d’une couche épaisse de terre, de boue et de sang. C’était avec un cadavre, un cadavre animé mais sans âme, que j’étais aux prises. Rien de plus.
« Une pierre aiguë tomba juste sur son front, ce qui fit jaillir une fontaine de sang entre ses deux yeux. Il voulut se débattre, mais une autre pierre s’écrasa si violemment que j’entendis les os se briser. Le sang coula sous les cheveux emmêlés, imbibant les pierres et l’herbe. Je sentais encore sa poitrine palpiter sous mon corps, mais ses bras, après avoir été secoués d’un frisson, se raidirent. Je me relevai, gorge nouée, cœur brûlant, chaque fibre de mon corps douloureux de la lutte. J’eus brièvement l’impression que la tour chavirait, puis le monde fut à nouveau stable. Je m’adossai au mur pour regarder le monstre. Le sang battait à mes tempes. Je m’aperçus peu à peu que Claudia était agenouillée sur sa poitrine et qu’elle fouillait la masse de cheveux et d’os qui avait été sa tête. Elle était en train d’éparpiller les fragments de son crâne. Nous avions rencontré le vampire d’Europe, la créature du Vieux Monde. Il était mort.
— Je restai longtemps étendu sur le large escalier, sans m’inquiéter de l’épaisse couche de terre qui le recouvrait, les yeux fixés sur le cadavre. Le sol était frais à mon visage. Claudia était debout aux pieds de la créature, mains mollement pendues à ses côtés. Je la vis fermer les yeux, de ses minuscules paupières qui firent de son visage une petite tête de statue, blanche dans la lumière de la lune. Puis son corps commença de se balancer très lentement.
« — Claudia, appelai-je.
« Elle se réveilla. Je lui avais rarement vu un air aussi lugubre. Elle me désigna du doigt l’homme qui gisait plus loin, à l’autre bout du sol de la tour, près du mur. Il était toujours immobile, mais je savais qu’il n’était pas mort. Je l’avais complètement oublié, tout à la douleur que je ressentais dans mon corps, mes sens encore obscurcis par la puanteur du cadavre ensanglanté. Mes yeux retrouvèrent leur acuité. Quelque part dans mon esprit, je sus ce que serait son destin, et cela me fut indifférent. Je savais aussi qu’il n’y avait plus guère qu’une heure avant l’aube.
« — Il bouge, me dit-elle.
« J’essayai de me lever. Mieux vaut qu’il ne se réveille pas, aurais-je voulu dire, mieux vaut qu’il ne se réveille plus. Elle s’avança vers lui, indifférente à la chose morte qui nous avait presque tués tous deux. Je ne voyais que son dos, et derrière elle l’homme qui remuait, qui tordait son pied dans l’herbe. Je ne sais pas ce que je m’attendais à découvrir en m’approchant ; paysan terrifié ou fermier épouvanté d’avoir contemplé la chose immonde qui l’avait amené ici. Il me fallut un bon moment pour comprendre qui était celui qui gisait là, que c’était Morgan, dont le visage blême apparaissait maintenant dans la lumière de la lune. Sa gorge portait les marques du vampire et ses yeux bleus, muets et inexpressifs, regardaient droit devant eux, dans le vide.
« Quand je fus près de lui, ils s’élargirent soudain.
« — Louis! murmura-t-il, stupéfait, et ses lèvres continuèrent de bouger, comme s’il essayait de former des mots qui ne voulaient pas sortir. Louis…, répéta-t-il seulement.
« Et je m’aperçus qu’il souriait. Un son sec et grinçant sortit de sa gorge tandis qu’il essayait de se mettre sur ses genoux puis tendait le bras vers moi. Son visage blême et convulsé se figea alors que le son mourait dans sa gorge. Il hocha la tête avec désespoir, ses cheveux roux défaits, emmêlés, tombant devant ses yeux. Je pivotai sur moi-même et m’enfuis. Claudia se jeta à ma poursuite et m’attrapa par le bras.
« — Tu vois la couleur du ciel? siffla-t-elle.
« Morgan, derrière, retomba sur ses mains.
« — Louis! appela-t-il encore, ses yeux reflétant la lumière.
« Il semblait ne rien voir, ni les ruines ni la nuit, ne rien voir d’autre qu’un visage qu’il reconnaissait; ses lèvres paraissaient incapables de rien émettre d’autre que ce mot qui était mon nom. Je me bouchai les oreilles en reculant encore. La main qu’il relevait était maintenant pleine de sang, dont l’odeur m’affola tout autant que la vue. Claudia, elle aussi, en avait perçu le parfum.
« Elle s’abattit sur lui vivement et le repoussa sur le sol de pierres. Ses doigts blancs coururent dans les cheveux roux. Morgan essaya de relever la tête. Ses mains tendues formèrent un cadre autour du visage de Claudia, puis se mirent soudain à caresser ses boucles jaunes. Claudia plongea ses dents dans sa gorge et les mains de Morgan retombèrent impuissantes à ses côtés.
« J’étais à la lisière de la forêt quand elle me rattrapa.
« — Tu dois y aller et boire, m’ordonna-t-elle.
« Je sentais l’odeur du sang sur ses lèvres et je voyais la tiédeur de ses joues. Son poignet brûlait contre moi, et cependant je ne bougeai pas.
« — Écoute-moi, Louis, dit-elle d’une voix tout à coup désespérée et irritée. Je l’ai laissé pour toi, mais il est en train de mourir… Nous n’avons presque plus de temps!
« Je l’enlevai dans mes bras et entamai la longue descente. Plus besoin de se cacher, plus besoin d’être prudent, il n’y avait plus de créature surnaturelle pour nous guetter. La porte qui menait aux secrets de l’Europe de l’Est s’était refermée devant nous. Je courais, je fendais l’obscurité.
« — Vas-tu m’écouter? criait-elle.
« Mais je continuais malgré elle, malgré ses mains qui s’accrochaient à mes vêtements, à mes cheveux.
« — Tu ne vois pas le ciel, tu ne vois pas? invectivait-elle.
« Elle sanglotait presque contre ma poitrine, au moment où je franchis le torrent glacé avec force éclaboussures. Puis je courus tête la première, cherchant des yeux la lumière de la voiture.
« Le ciel était d’un bleu sombre quand je la trouvai.
« — Donne-moi le crucifix, criai-je à Claudia en faisant claquer le fouet. Il n’y a qu’un endroit où aller.
« Elle fut projetée contre moi par le virage aigu que je fis prendre à la voiture pour retourner vers le village.
« D’étranges impressions me traversaient, tandis que la brume se levait parmi les arbres d’un brun foncé. L’air était froid et neuf et les oiseaux avaient commencé de chanter. On aurait cru que le soleil allait se lever. Mais je n’y faisais pas attention ; d’ailleurs, je savais que ce n’était pas l’aube encore, qu’il y avait du temps. C’était une sensation merveilleuse, apaisante. Coupures et griffures brûlaient ma chair et la faim torturait mon cœur, mais ma tête était merveilleusement légère. Mon euphorie dura jusqu’à ce que j’aperçoive la forme grise de l’auberge et le clocher de l’église : ils étaient trop clairs. Et dans le ciel les étoiles s’évanouissaient trop vite.
« Je me précipitai pour frapper à la porte de l’auberge. Avant qu’elle s’ouvrit, j’enveloppai étroitement mon visage dans ma capuche et enroulai Claudia dans ma cape.
« — Votre village est débarrassé du vampire! dis-je à la femme, qui me regardait, ébahie.
« Je tenais à la main le crucifix qu’elle m’avait donné.
« — Rendez grâces à Dieu pour sa mort. Vous trouverez les restes dans la tour. Dites cela tout de suite à vos gens.
« J’entrai dans l’auberge en la bousculant au passage.
« Il y eut aussitôt des mouvements parmi les villageois assemblés, mais je protestai que j’étais complètement épuisé. Il me fallait prier et me reposer. Qu’ils aillent prendre le coffre qui état dans ma voiture, pour l’apporter dans une pièce convenable, où je pourrais dormir. On devait m’apporter un message de la part de l’évêque de Varna, et c’était là la seule chose pour laquelle on eût la permission de m’éveiller.
« — Dites au bon père, quand il arrivera, que le vampire est mort, puis donnez-lui à boire et à manger et demandez-lui de m’attendre, précisai-je.
« La femme se signait.
« — Vous comprenez bien, lui dis-je en me dirigeant rapidement vers l’escalier, que je ne pouvais révéler ma mission avant que le vampire n’ait été…
« — Oui, oui, répondit-elle. Mais vous n’êtes pas prêtre… L’enfant!
« — Non, je ne suis que quelqu’un de trop versé dans ces matières…, je sais commander au Prince des Ténèbres!
« Je m’arrêtai brusquement. La porte du petit salon était ouverte. Il n’y avait plus sur la table de chêne qu’un carré de drap blanc.
« — Votre ami, me dit-elle en baissant la tête. Il s’est précipité dehors dans la nuit…, il était fou!
« Je me contentai d’acquiescer.
« Lorsque je fermai la porte de la pièce, j’entendis que l’on criait. Il semblait que l’on courait dans toutes les directions. Puis vint le son perçant de la cloche de l’église carillonnant l’alarme. Claudia avait glissé de mes bras et me regardait gravement tandis que je verrouillais la porte. J’ouvris très lentement le volet de la fenêtre. Une lumière glaciale coula dans la pièce. Claudia m’observait toujours. Puis je la sentis à mon côté. Baissant les yeux, je m’aperçus qu’elle me tendait sa main.
« — Tiens, dit-elle.
« Elle avait dû voir mon trouble. Je me sentais si faible que j’avais l’impression de voir son visage briller, que le bleu de ses yeux dansait sur ses joues blanches.
« — Bois, souffla-t-elle en s’approchant encore. Bois!
« Elle me tendit la tendre et douce chair de son poignet.
« — Non, je sais ce que j’ai à faire; ne l’ai-je souvent fait dans le passé?
« Ce fut elle qui referma soigneusement la fenêtre, barricada la lourde porte. Je me rappelle m’être agenouillé auprès de la petite cheminée et avoir exploré le vieux revêtement de bois. Il était pourri sous la surface vernie et céda à la pression de mes doigts. Je vis soudain mon poing passer au travers et sentis dans mon poignet les piqûres acérées des échardes. Je me souviens ensuite qu’après avoir tâtonné dans le noir j’attrapai quelque chose de tiède et de palpitant. Un souffle d’air glacé frappa mon visage et les ténèbres m’environnèrent, humides et froides, comme une eau silencieuse qui aurait jailli du mur défoncé et empli la pièce. La chambre disparut. Je buvais à un courant sans fin de sang chaud qui coulait dans ma gorge, coulait dans mon cœur palpitant et dans mes veines. Ma peau se réchauffa malgré ce bain glacé. Le pouls qui faisait battre le sang que je buvais se ralentit, et tout mon corps supplia qu’il ne s’arrête pas, mon cœur battit plus fort, pour essayer de faire battre à l’unisson le cœur qui défaillait. Il me sembla que je m’élevais, comme si les ténèbres dans lesquelles je flottais avaient, en même temps que la pulsation du cœur, commencé de se dissiper. Au milieu de mon évanouissement, quelque chose se mit à scintiller, à trembler même légèrement sous l’effet des pas qui résonnaient sur l’escalier, sur les planchers, sous l’effet des roues des carrioles et des sabots des chevaux qui ébranlaient la terre. Cela rendait un petit tintement, tout en frissonnant. Autour du scintillement, il y avait un petit cadre de bois, et le reflet d’un homme apparut à l’intérieur, émergeant du miroitement. Le visage m’était familier. Je reconnaissais sa silhouette longue et mince, ses cheveux noirs et ondoyants. Puis je vis que ses yeux verts scrutaient les miens ; et entre ses dents, entre ses dents il tenait une masse énorme, brune et molle, qu’il pressait fortement de ses deux mains. C’était un rat. Un gros rat brun et répugnant, pattes en l’air, gueule grande ouverte, longue queue recourbée pendant raide. Avec un cri, il jeta l’animal en ouvrant des yeux effarés, tandis que le sang coulait de sa bouche béante.
« Une lumière aveuglante heurta mes yeux. Je luttai pour les garder ouverts. La pièce tout entière était lumineuse. Claudia était juste devant moi. Ce ne fut pas un petit enfant mais une grande personne, presque, qui me tira à soi de ses deux mains. Elle était à genoux, et mes bras encerclaient sa taille. Puis l’obscurité descendit et je sentis Claudia repliée contre moi. Le couvercle se referma. L’engourdissement gagna mes membres, l’oubli me paralysa.
— Et il en fut toujours ainsi, à travers toute la Transylvanie, toute la Bulgarie et toute la Hongrie, à travers tous ces pays où les paysans savaient que les morts vivants battaient la campagne, tous ces pays où abondaient les légendes de vampires. Dans chaque village où nous rencontrâmes le vampire, c’était la même créature.
— Un cadavre sans âme? demanda le jeune homme.
— Oui, toujours, répondit le vampire. Quand toutefois nous rencontrions vraiment l’une de ces créatures. Je ne m’en rappelle qu’une poignée tout au plus. Quelquefois, nous nous contentions de les observer à distance, ne connaissant que trop bien leurs têtes branlantes et bovines, leurs épaules décharnées, les vêtements pourris, en loques. Dans l’un des hameaux, le vampire était une femme, morte peut-être depuis quelques mois seulement. Les villageois l’avaient aperçue et savaient son nom. C’est elle qui nous donna le seul espoir que nous ayons eu, après l’épisode du monstre de Transylvanie, mais cet espoir se révéla vain. Elle s’enfuit à notre approche, à travers la forêt ; nous la poursuivîmes et finîmes par l’attraper par sa longue chevelure noire. Sa robe blanche de morte était tachée de sang séché, la terre des tombes formait une croûte autour de ses doigts. Quant à ses yeux…, ils étaient vides, sans âme, ce n’étaient que deux flaques qui reflétaient la lune. Pas de secrets, pas de révélations, rien que le désespoir.
— Mais qu’étaient donc ces créatures? Pourquoi étaient-elles comme ça? demanda le jeune homme avec une grimace de dégoût. Je ne comprends pas. Comment pouvaient-elles être si différentes de vous et de Claudia, comment pouvaient-elles même exister ?
— J’avais mes théories. Claudia aussi. Mais j’avais surtout mon désespoir, et au milieu de ce désespoir la peur toujours renouvelée d’avoir tué le seul autre vampire semblable à nous-mêmes, Lestat. Pourtant, cela paraissait impensable. Eût-il possédé la sagesse d’un mage, les pouvoirs d’un sorcier… J’en serais arrivé à imaginer qu’il avait d’une façon ou d’une autre réussi à arracher aux mêmes forces qui gouvernaient ces monstres une vie consciente. Mais ce n’était que Lestat, tel que je vous l’ai décrit : sans mystère, aussi familier dans ses limites, finalement, que dans ses charmes. Je voulais l’oublier, mais je ne pouvais m’empêcher de penser à lui sans cesse. Il semblait que le vide des nuits avait pour seule fonction de me faire penser à lui. Quelquefois, il était si vivement présent à mon esprit que j’avais l’impression qu’il venait de quitter la pièce et que le timbre de sa voix y résonnait encore. Il y avait pourtant là-dedans une sorte de confort troublant, et, malgré moi, j’avais souvent la vision de son image. Je le revoyais, non pas tel qu’il nous était apparu, la dernière nuit, dans les flammes, mais beau et élégant comme avant, comme le dernier soir qu’il passa en notre compagnie à la maison, avec ses mains qui jouaient distraitement sur le clavier de l’épinette, sa tête penchée de côté. Lorsque je vis où mes rêves me menaient, je sentis monter en moi un malaise pire que l’angoisse : j’aurais voulu qu’il vive encore! Dans les nuits sombres de l’est de l’Europe, Lestat était le seul vampire que j’eusse trouvé.
« Les rêves éveillés de Claudia, cependant, étaient d’une nature beaucoup plus pratique. Maintes et maintes fois, elle m’avait fait raconter cette nuit dans un hôtel de La Nouvelle-Orléans où elle était devenue vampire, et sans cesse elle cherchait quelque clef qui pourrait expliquer pourquoi ces choses que nous rencontrions dans les cimetières de campagne n’avaient pas d’âme. Que se serait-il passé si, après avoir absorbé le sang de Lestat, elle avait été mise dans une tombe, enfermée dedans, jusqu’à ce que l’appel surnaturel du sang la conduise à briser la porte de pierre du caveau qui la retenait prisonnière, que serait-il resté alors de son esprit, après qu’il eût été, ainsi, affamé jusqu’au point de rupture? Son corps aurait bien pu se sauver tout seul, son esprit l’ayant déserté. Et elle aurait alors parcouru le monde à l’aveuglette, y portant ses ravages là où elle pouvait, ainsi que nous l’avions vu faire par les créatures que nous avions rencontrées. C’est ainsi qu’elle expliquait la chose. Mais comment avaient-ils été engendrés, comment cela avait-il commencé? C’était cela qu’elle ne pouvait expliquer, et qui lui donnait espoir de faire encore une découverte, alors que moi, par pur épuisement, j’avais laissé toute espérance.
« — Ils multiplient leur propre espèce, c’est évident, mais qu’y a-t-il à l’origine ? demandait-elle.
« Puis, quelque part dans les environs de Vienne, elle me posa la question qui n’avait jamais encore franchi le seuil de ses lèvres : pourquoi ne pouvais-je pas faire ce que Lestat nous avait fait, à tous deux? Pourquoi ne pouvais-je faire un autre vampire? D’abord, je ne compris même pas ce qu’elle voulait me dire. Dans mon dégoût général pour toutes les impulsions que je sentais en moi, c’était un point qui me faisait particulièrement peur. Vous voyez, il y avait un mécanisme puissant chez moi, dont je n’étais pas conscient. La solitude m’avait fait penser à cette possibilité d’engendrer des monstres, bien des années auparavant, lorsque j’avais succombé à l’attrait de Babette Frênière. Mais j’avais enfermé cette idée au plus profond de moi-même, telle une passion impure. Après, j’évitai les mortels. Je ne tuais que des étrangers. Ainsi, comme Babette, l’anglais Morgan, du fait que je le connaissais, avait-il été à l’abri de mon baiser fatal. Tous deux me causaient trop de tourment. Je ne pouvais songer à leur donner la mort. Leur donner la vie dans la mort…, c’eût été monstrueux. Dans ces occasions, je tournais le dos à Claudia, sans lui répondre. Mais, pour irritée, pour impatiente qu’elle fût, elle ne pouvait supporter que je m’écarte. Alors, elle revenait près de moi et me consolait de ses mains et de ses yeux, comme si elle eût été ma fille chérie.
« — N’y pense plus, Louis, me dit-elle plus tard, alors que nous étions confortablement installés dans un petit hôtel de banlieue.
« Debout à la fenêtre, je regardais les lumières lointaines de Vienne; j’avais terriblement faim de cette ville, de sa civilisation, j’avais faim de son immensité. La nuit était claire, mais un peu de brume flottait sur la cité.
« — Je voudrais libérer ta conscience — bien que je n’aie jamais su précisément ce que signifiait ce mot, me chuchota-t-elle à l’oreille, tout en caressant mes cheveux.
« — C’est cela, Claudia, répondis-je, libère ma conscience. Dis-moi que tu ne me parleras plus jamais de faire d’autres vampires.
« — Je ne veux pas créer des orphelins comme nous! dit-elle, un peu trop vite.
« Mon attitude la tourmentait.
« Ce que je veux, ce sont des réponses, c’est savoir, reprit-elle. Mais dis-moi, Louis, qu’est-ce qui te rend si certain de ne l’avoir jamais fait sans le savoir ?
« De nouveau, je sentis que je me faisais délibérément stupide. Je la regardai d’un air d’incompréhension. J’aurais voulu le silence, j’aurais voulu être dans les rues de Vienne, Claudia marchant auprès de moi. Je ramenai ses cheveux en arrière, caressai du bout des doigts ses longs cils, puis regardai de nouveau les lumières lointaines.
« — Après tout, que faut-il pour faire ces créatures, ces monstres vagabonds? continuait-elle. Combien de gouttes de ton sang mélangées au sang d’un homme… et quelle sorte de cœur, pour survivre à la première attaque?
« Je la sentais qui m’observait. Mais je restai silencieux, adossé dans l’encoignure de la fenêtre, à regarder dehors.
« — Cette Emily au teint si pâle, ce pauvre Anglais…, dit-elle encore, sans prendre garde à l’éclair de douleur qui tordit mon visage. Leur cœur ne valait rien, et, c’est la peur de mourir, tout autant que le sang qu’ils avaient perdu, qui les a tués. C’est l’idée qui les a tués. Mais que se passe-t-il si le cœur survit? Es-tu sûr de n’avoir pas donné naissance à une théorie de monstres qui, de temps en temps, s’efforçaient instinctivement et vainement de suivre les traces de tes pas? Quelle a été la durée de leur vie, à ces orphelins que tu laissais derrière toi — un jour celui-ci, une semaine celui-là — avant que le soleil ne les réduise en cendres, ou que l’une de leurs victimes mortelles ne les abatte ?
« — Arrête! la suppliai-je. Si tu savais avec quelle précision je me représente tout ce que tu décris, tu n’oserais plus rien dire. Je te dis que cela n’est jamais arrivé! Lestat m’a asséché de mon sang jusqu’au bord de la mort pour faire de moi un vampire. Et il m’a rendu tout ce sang mêlé au sien. Rien de moins!
« Elle se détourna, baissant les yeux sur ses mains. Je crus l’entendre soupirer. Puis ses yeux revinrent sur moi, me parcourant tout entier avant de finalement rencontrer les miens. Il me sembla qu’elle souriait.
« — N’aie pas peur de mes divagations, dit-elle d’une voix douce. Après tout, la décision finale t’appartiendra toujours. N’est-ce pas?
« — Je ne comprends pas, répondis-je.
« Un rire froid sortit de sa gorge, tandis qu’elle me tournait le dos.
« — Tu t’imagines? reprit-elle d’une voix si basse que je l’entendais à peine. Un sabbat d’enfants, c’est tout ce que je pourrais arranger!…
« Claudia…, murmurai-je.
« Reste tranquille! m’interrompit-elle avec brusquerie, quoique toujours à voix basse. C’est que… pour autant que j’aie haï Lestat…
« Elle se tut.
« — Oui…, murmurai-je. Oui…
« — Pour autant que je l’aie haï, avec lui au moins nous étions… au complet.
« Elle me regarda, de dessous ses paupières qui tremblaient, comme si le fait d’avoir un peu haussé la voix l’avait troublée tout autant que moi.
« — Non, il n’y a que toi qui étais « complète »…, répondis-je. Parce que nous étions là tous les deux, un de chaque côté de toi, depuis le début.
« Je crus la voir sourire. Elle inclina la tête, mais, sous les cils, je voyais ses yeux bouger, rouler de droite à gauche, rouler de bas en haut. Enfin, elle dit :
« — Tous les deux à mes côtés… Tu peux te représenter ça aussi, comme tu te représentes tout le reste ?
« Il y avait une nuit, depuis longtemps révolue, qui restait dans mon esprit aussi présente que la réalité, mais je ne lui en parlai pas. Cette nuit-là, elle s’était enfuie, bouleversée, de Lestat; il l’avait pressée de tuer une femme dans la rue, et c’était cela qui avait provoqué sa fuite et son émoi. Je suis sûr que cette femme ressemblait à sa mère. Elle avait fini par nous échapper complètement, mais je l’avais retrouvée dans une armoire, sous les vestes et les manteaux, serrant sa poupée. Je l’avais portée jusqu’à son petit lit, m’étais assis à son côté et lui avais chanté une chanson. Elle m’étreignait de son regard comme elle étreignait sa poupée, semblant essayer, aveuglément, mystérieusement, de calmer une douleur dont elle n’avait pas encore commencé de comprendre la nature. Pouvez-vous imaginer la scène, cette demeure somptueuse, les lumières basses, et ce père vampire qui chantait pour sa petite fille vampire? La poupée était la seule à avoir un visage humain, la seule.
« Mais, près de Vienne, la Claudia actuelle disait maintenant :
« Il faut partir d’ici!
« Il semblait que la pensée venait de prendre forme dans son esprit, porteuse d’une urgence particulière. Elle se tenait l’oreille dans la main, comme pour se protéger d’un bruit horrible.
« — Fuir le chemin qui est derrière nous, fuir ce que je lis dans tes yeux. Car sais-tu que les pensées que je formule en ce moment ne sont pour moi que des considérations banales…
« — Pardonne-moi, dis-je, aussi gentiment que je le pouvais, m’arrachant lentement à cette chambre d’autrefois, à son petit lit froufroutant, à cet enfant-monstre terrifié et à ma monstrueuse chanson…
« Et Lestat, où était Lestat? Une allumette qui craquait dans la pièce voisine, une ombre surgissant soudain à l’existence, comme le clair et l’obscur venaient à la vie, là où il n’y avait auparavant que ténèbres…
« — Non, c’est toi qui dois pardonner…, me disait-elle à présent, dans cette petite chambre d’hôtel, près de notre première capitale d’Europe occidentale. Ou plutôt pardonnons-nous mutuellement. Lui, nous ne lui pardonnons pas, et pourtant, sans lui, tu vois comment se passent les choses entre nous.
« — Maintenant seulement, parce que nous sommes fatigués et que tout est lugubre…, répondis-je, pour elle et pour moi-même, car il n’y avait personne d’autre au monde à qui je puisse parler.
« — Oui, et c’est cela qui doit finir. Je commence à comprendre que nous avons tout fait de travers depuis le début. Négligeons Vienne. Nous avons besoin de notre langue, de notre peuple. A présent, je veux aller directement à Paris.