— Je vois…, dit le vampire d’un air pensif.
Puis, lentement, il traversa la pièce pour aller se poster à la fenêtre. Il y resta un long moment ; sa silhouette se découpait sur la clarté diffuse qui émanait de Divisadero Street et sur les rayons de phares des automobiles. L’ameublement de la pièce apparaissait maintenant plus clairement au jeune homme : la table de chêne ronde, les chaises. Contre l’un des murs, il y avait un lavabo surmonté d’un miroir. Il posa sa serviette sur la table et attendit.
— De combien de bandes disposez-vous? demanda le vampire en tournant la tête de manière à offrir son profil au regard du jeune homme. Assez pour l’histoire de toute une vie?
— Certainement, si c’est une vie intéressante. Quand j’ai de la chance, il m’arrive d’interviewer jusqu’à trois ou quatre personnes le même soir. Mais il faut que l’histoire en vaille la peine. C’est normal, non ?
— Parfaitement normal, répondit le vampire. Eh bien, cela me ferait plaisir de vous raconter ma vie, vraiment plaisir.
— Très bien! dit le jeune homme.
Il sortit vivement de sa serviette un petit magnétophone à cassette, vérifia l’état de la bande et des piles. Il allait parler quand le vampire l’interrompit brutalement:
— Nous ne pouvons pas commencer comme cela. Votre appareil est-il prêt?
— Oui.
— Alors, asseyez-vous. Je vais allumer le plafonnier.
— Mais je croyais que les vampires n’aimaient pas la lumière! s’exclama le jeune homme. Si vous estimez que l’obscurité ajoute à l’atmosphère…
Il s’arrêta au milieu de sa phrase. Le vampire l’observait, adossé à la fenêtre. Les traits de son visage étaient maintenant totalement plongés dans l’ombre, mais quelque chose, dans la silhouette immobile, avait attiré l’attention du jeune homme. Il ouvrit la bouche, mais, de nouveau, s’arrêta avant d’avoir dit un mot. Un soupir de soulagement lui échappa quand le vampire revint vers la table et tira sur le cordon du plafonnier.
La pièce fut brutalement inondée d’une lumière jaune, crue, et le jeune homme, ayant levé les yeux sur son interlocuteur, ne put réprimer un sursaut. Ses doigts cherchèrent le rebord de la table pour s’y agripper.
— Bon dieu! murmura-t-il.
Puis il garda les yeux fixés sur le vampire, sans un mot.
La peau du vampire était parfaitement blanche et lisse, comme s’il avait été sculpté dans de la craie, et son visage semblait aussi inanimé que celui d’une statue, à l’exception des deux yeux verts et brillants qui regardait fixement le jeune homme, telles des flammes logées dans des orbites. Le visage du vampire s’éclaira d’un sourire presque désenchanté, et la matière lisse et blanche de sa chair avait le mouvement infiniment flexible, mais schématique, des dessins animés.
— Vous voyez? demanda-t-il avec douceur.
Avec un frémissement, le jeune homme éleva la main comme pour se protéger d’une lumière trop violente. Son regard erra lentement sur l’habit noir à la coupe impeccable qu’il n’avait fait qu’apercevoir dans le bar, sur les longs plis de la cape, sur le nœud de soie noire et sur le col éclatant de blancheur, aussi blanc que la chair du vampire. Il contempla les cheveux d’un noir intense, dont les ondulations venaient recouvrir la pointe des oreilles; les boucles touchaient presque le bord du col blanc.
— Et maintenant, vous désirez toujours cette interview? demanda le vampire.
Le jeune homme ouvrit la bouche sans qu’aucun son en sortît. Il acquiesça de la tête, puis réussit à articuler:
— Oui.
Lentement, le vampire s’assit en face du jeune homme et, se penchant vers lui, dit doucement, comme sur le ton de la confidence:
— N’ayez pas peur. Mettez simplement le magnétophone en marche.
Sur ces mots, il étendit un bras au-dessus de la table, en direction du jeune homme qui se tassa dans sa chaise, le visage subitement inondé de sueur. La main du vampire étreignit son épaule.
— Croyez-moi, dit-il, je ne vais pas vous faire de mal. Je veux profiter de l’occasion que vous m’offrez. Vous ne pouvez vous rendre compte à quel point c’est important pour moi. J’aimerais que nous commencions.
Il retira sa main puis attendit, recueilli.
Le jeune homme eut besoin d’un moment pour s’éponger le front et les lèvres avec un mouchoir, pour bégayer que le micro était incorporé à l’appareil, pour enclencher la touche d’enregistrement et pour annoncer enfin que le magnétophone tournait.
— Vous n’avez pas toujours été un vampire, n’est-ce pas? commença-t-il.
— Non. Je suis devenu vampire à l’âge de vingt-cinq ans, et c’était en l’an 1791.
Le jeune homme fut frappé par la précision de la date, et la répéta avant de demander:
— Comment est-ce arrivé?
— On peut faire à cela une réponse simple… Mais je ne crois pas avoir envie de faire des réponses simples. Je crois que je préfère raconter toute l’histoire…
— Oui, dit rapidement le jeune homme.
Il pliait et repliait son mouchoir et se tamponnait les lèvres.
— Il y eut d’abord une tragédie…, commença le vampire. Un frère cadet… Il mourut.
Sur ce mot il s’arrêta, ce qui permit au jeune homme de s’éclaircir la gorge et de s’essuyer encore le visage, avant de fourrer le mouchoir dans sa poche d’un geste presque impatient.
— Cela ne vous est pas douloureux, n’est-ce pas ? demanda-t-il timidement.
— Cela le parait? interrogea le vampire. Non, reprit-il en secouant la tête. Il se trouve simplement que je n’ai jamais raconté cette histoire qu’à une seule autre personne, et il y a tellement longtemps de cela… Non, cela ne m’est pas douloureux…
« Nous vivions en Louisiane. Nous avions reçu un lot de terres et établi deux plantations d’indigo au bord du Mississippi, tout près de La Nouvelle-Orléans…
— Ah! c’est cela, cet accent…, dit d’une voix douce le jeune homme.
Pendant un instant, le vampire le regarda d’un air déconcerté.
— J’ai un accent?
Il se mit à rire.
Troublé, le jeune homme répondit très vite:
— Je l’ai remarqué dans le bar, lorsque je vous ai demandé ce que vous faisiez dans la vie. Vous prononcez les consonnes avec un peu de dureté, c’est tout. Je n’ai deviné à aucun moment que vous pouviez être d’origine française.
— Ce n’est pas grave, le rassura le vampire. Je fais seulement semblant d’être vexé — C’est qu’en fait il m’arrive de l’oublier. Mais permettez-moi de continuer…
— S’il vous plaît, oui…
— Je parlais donc des plantations. Il y a un rapport étroit, en vérité, entre elles et le fait que je sois devenu vampire. Mais j’y reviendrai plus tard. Notre vie s’y déroulait dans un cadre à la fois luxueux et primitif. Et nous y trouvions pour notre part beaucoup d’agrément. Voyez-vous, nous vivions là beaucoup mieux que nous n’aurions jamais pu vivre en France. C’était peut-être l’éloignement du sol natal qui nous faisait croire cela, mais, comme nous le croyions, cela était. Je me rappelle le mobilier importé qui envahissait la maison. (Le vampire sourit.) Et le clavecin… C’était merveilleux. Ma sœur en jouait. Les soirs d’été, elle s’asseyait au clavier, le dos aux portes-fenêtres grandes ouvertes. Je me souviens encore de la musique grêle et vive, et des marécages qui lui servaient de décor, des cyprès moussus qui flottaient sur un fond d’azur. Et il y avait les bruits des marais, le chœur des créatures palustres, les cris des oiseaux. Nous aimions cela. Cela rendait encore plus précieux les meubles de bois de rose, encore plus délicate et désirable la musique. Même alors que la glycine rongeait les volets des mansardes et que ses vrilles étaient capables en moins d’une année de traverser la brique blanchie à la chaux… Oui, tous, nous aimions cette vie. Tous, sauf mon frère. Je ne me rappelle pas l’avoir jamais entendu se plaindre de quoi que ce soit, mais je savais ses sentiments. Mon père étant décédé, c’était moi le chef de famille, et je devais le défendre constamment de ma mère et de ma sœur. Elles voulaient l’emmener dans leurs visites ou à des réceptions à La Nouvelle-Orléans, ce dont il avait horreur. Je crois qu’il cessa tout à fait de sortir avant même d’avoir douze ans. Il n’y avait que la prière qui fût importante pour lui, la prière et sa Vie des saints reliée de cuir.
« Je finis par lui construire une petite chapelle à l’écart de la maison, et il se mit à y passer la plus grande partie de la journée, souvent aussi le début de la soirée. Il y a quelque chose d’ironique dans tout cela. Il était si diffèrent de nous, si différent de tout le monde, tandis que, moi, j’étais tellement normal! Je n’avais absolument rien d’extraordinaire…
De nouveau, le vampire eut un sourire.
— Le soir, parfois, je sortais le voir, et le trouvais dans le jardin près de la chapelle, assis sur un banc, dans la plus parfaite quiétude. Je lui parlais de mes ennuis, des difficultés que me causaient les esclaves, des soucis que me donnait le surveillant, du temps qu’il faisait ou bien de mes courtiers…, de tous les problèmes qui tissaient la trame de mon existence. Et lui écoutait, faisait quelques brefs commentaires, montrait toujours sa sympathie, si bien que, lorsque je le quittais, j’éprouvais soudain l’impression de n’avoir plus aucun sujet de préoccupation. Je ne pensais pas pouvoir jamais lui refuser quoi que ce fût et jurais que, mon cœur dût-il en être brisé, il pourrait entrer dans les ordres quand le temps en serait venu. Je me trompais, évidemment.
Le vampire se tut.
Le jeune homme le regarda un moment sans rien dire, Puis comme s’il s’éveillait, du plus profond de la réflexion, il dit en trébuchant sur ses mots:
— Euh!… il ne voulait donc pas devenir prêtre?
Le vampire étudia son visage, comme pour essayer de déchiffrer son expression, puis répondit:
— Je veux dire que je me trompais sur moi-même, sur le fait que je croyais ne rien pouvoir lui refuser.
Son regard se promena sur le mur opposé, puis sur les carreaux de la fenêtre.
— Il commença d’avoir des visions.
— De véritables visions? demanda le jeune homme — mais dans sa voix il y avait toujours de l’hésitation, comme s’il pensait en fait à autre chose.
— Je n’y croyais pas, répondit le vampire. Il avait quinze ans lorsque cela se produisit. Il était très beau. Sa peau était d’une extrême douceur et ses yeux bleus étaient immenses. Il était robuste, et non pas mince comme moi, mince comme je l’étais déjà à l’époque… Mais ses yeux… Quand je plongeais mon regard dans ses yeux j’avais l’impression de me trouver seul au bord du monde… sur une plage océanique balayée par les vents… Il n’y avait plus rien que le grondement sourd des flots… Oui — ses yeux étaient toujours fixés sur les vitres des fenêtres — il commença d’avoir des visions. Au début, il n’y fit que quelques allusions, mais cessa totalement de prendre ses repas. Il vivait dans la chapelle. A toute heure du jour ou de la nuit, je pouvais le trouver devant l’autel, à genoux sur le dallage nu. Il négligeait même d’entretenir la chapelle. Il cessa de s’occuper des cierges, de changeait la nappe de l’autel et même de balayer les feuilles mortes. Un soir que je l’observais, caché dans ce rosier, je m’inquiétai de le voir rester une heure entière à genoux sans bouger, sans un seul instant baisser ses bras étendus en croix. Tous les esclaves nous croyaient fou. (Le vampire leva le sourcil.) Moi, j’étais simplement persuadé qu’il faisait preuve de… trop de zèle. Que, dans son amour pour Dieu, il allait peut être trop loin. Puis il me parla de ses visions. Saint Dominique et la Sainte Vierge Marie étaient venus à lui, dans sa chapelle. Ils lui avaient dit qu’il devait vendre tous nos biens en Louisiane, tout ce que nous possédions, et utiliser l’argent à œuvrer pour Dieu en France. Mon frère deviendrait une grande autorité religieuse, rendrait le pays à sa ferveur d’antan et refoulerait les marées de l’athéisme et de la Révolution. Bien sûr, lui-même ne possédait rien en propre. C’était moi qui devais vendre les plantations et les maisons que nous possédions à La Nouvelle-Orléans, pour ensuite lui donner l’argent.
Le vampire se tut de nouveau. Le jeune homme, immobile, le regardait, éberlué.
— Euh!… excusez-moi, murmura-t-il. Qu’avez-vous fait? Vous avez vendu les plantations?
— Non, répondit le vampire, le visage toujours aussi impassible, je me moquai de lui. Et cela… cela déchaina sa colère. Il répéta qu’il tenait ses ordres de la Vierge elle-même. Qui étais-je pour les mépriser?… Qui était-je? répéta le vampire d’une voix douce, comme s’il se trouvait soudain replongé dans ce passé. Qui était-je?… Et plus il tentait de me convaincre, plus je riais de lui. Cela n’avait aucun sens, lui disais-je, il ne fallait voir là que le produit d’un esprit immature, d’un esprit morbide, même la chapelle était une erreur, lui affirmais-je encore; j’allais la démolir sur-le-champ. Il irait à l’école à la Nouvelle-Orléans et se nettoierait le cerveau d’idées aussi ridicules. Je ne me rappelle pas tout ce que je lui dis. Mais je me souviens des sentiments qui m’animaient. Derrière ce refus, ce mépris de ma part, se cachait de la colère et de la déception. J’étais amèrement déçu, et je ne croyais pas un mot de ce qu’il racontait.
Le jeune homme, qui recouvrait peu à peu sa sérénité, s’empressa d’intervenir :
— Mais c’est tout à fait compréhensible. Je veux dire, qui donc l’aurai cru?
— Est-ce si compréhensible?
Le vampire leva les yeux sur le jeune homme.
— Je me demande si ce n’était pas de l’égotisme. Je m’explique : j’aimais mon frère, ainsi que je vous l’ai dit, et parfois je le prenais pour un véritable saint. J’encourageais ses prières et ses méditations, et j’acceptais de le voir se consacrer à la prêtrise. Et, si quelqu’un m’avait parlé d’un saint vivant à Arles ou à Domrémy qui ait eu des visions, je l’aurais cru. J’étais catholique, je croyais aux saints. J’allumais des cierges devant leurs statues de marbre dans les églises. Je connaissais leur représentation, leur nom, les symboles qu’on leur rattachait. Mais je ne croyais pas mon frère, je ne pouvais pas le croire. Même l’espace d’un instant, je fut incapable d’admettre qu’il pût avoir des visions. Pourquoi-donc? Parce que c’était mon frère. J’acceptais qu’il fût un saint, qu’il fût un être à part; mais qu’il fût François d’Assise, non. Pas mon frère à moi. Cela ne se pouvait. Voilà ce que j’appelle de l’égotisme. Vous comprenez?
Le jeune homme réfléchit un instant avant de répondre, puis il hocha la tête et dit que oui, il pensait comprendre.
— Peut-être avait-il eu réellement des visions, reprit le vampire.
— Vous ne… vous n’êtes pas sûr de savoir… même maintenant… s’il en avait eu ou pas?
— Non, mais ce que je sais, c’est qu’il ne faiblit pas un seul instant dans ses convictions. Je le sais maintenant, et je le savais déjà le soir où il quitta ma chambre fou de colère et de chagrin. Il ne faiblit pas un seul instant. Et, quelques minutes plus tard, il était mort.
— Comment cela? demanda le jeune homme.
— Il sortit par l’une des portes-fenêtres qui donnaient sur la galerie et resta un moment en haut de l’escalier de brique. Puis il tomba. Quand j’arrivai au bas des marches, il était mort, le cou rompu.
Le vampire secoua la tête, comme pour exprimer sa consternation, mais son visage était toujours serein.
— L’avez-vous vu tomber? questionna le jeune homme. Avait-il fait un faux pas?
— Non, je ne l’ai pas vu, mais deux domestiques furent témoins de l’accident. Ils dirent qu’il avait levé les yeux, comme s’il avait aperçu quelque chose dans le ciel. Puis son corps, d’un seul mouvement, s’était déplacé vers l’avant, comme balayé par une rafale de vent. L’un d’eux précisa qu’il était sur le point de dire quelque chose au moment de tomber. Moi aussi, j’avais eu cette impression, mais je m’étais alors écarté de la fenêtre. J’avais le dos tourné lorsque j’entendis le bruit de sa chute.
Le vampire jeta un regard sur le magnétophone et poursuivit:
— Je ne pus me pardonner. Je me sentais responsable de sa mort. Et tout le monde parut penser de même.
— Mais comment pouvait-on croire cela? Vous venez de dire qu’on l’avait vu tomber!
— Ce n’était pas une accusation aussi directe. On savait seulement que quelque chose de désagréable avait eu lieu entre nous. Que nous étions en train de discuter, quelques minutes avant sa chute. Les serviteurs nous avaient entendus, et aussi ma mère. Cette dernière ne cessa plus de me demander ce qui s’était passé, et pourquoi mon frère, d’ordinaire si calme, avait crié. Puis ma sœur se mit aussi de la partie, et moi, bien sûr, je refusai de parler. J’étais si profondément bouleversé et malheureux que je n’avais plus la moindre patience envers quiconque. Il ne me restait que la vague détermination de ne rien dire au sujet de ses « visions ». Personne ne saurait qu’il était devenu, finalement, non un saint, mais un… exalté. Ma sœur s’alita plutôt que d’affronter les obsèques et ma mère raconta partout dans la paroisse que quelque chose d’horrible, et que je ne voulais pas révéler, avait eu lieu, dans ma chambre; la police elle-même vint me questionner, sur la suggestion de ma propre mère. Le curé enfin voulut me voir et me demanda ce qui s’était passé. Je ne révélai rien à personne. Il y avait seulement eu une discussion, disais-je. Je proclamais ne m’être pas trouvé sur la galerie au moment où il était tombé, alors que l’on me considérait comme un meurtrier. Mais j’avais vraiment le sentiment de l’avoir tué. Assis dans le salon près de son cercueil, je le veillai pendant deux jours, me répétant sans cesse : « C’est moi qui l’ai tué! » Je regardais fixement son visage, jusqu’à ce que des taches dansent devant mes yeux, jusqu’à défaillir presque. L’arrière de son crâne s’était brisé sur le dallage, et sa tête reposait déformée sur l’oreiller. Je m’obligeais à la contempler, à l’étudier du regard, car je ne pouvais qu’à peine supporter ma douleur, supporter l’odeur de la décomposition, et sans cesse j’avais la tentation d’essayer de lui ouvrir les yeux. Tout cela n’était que pensées folles, impulsions insensées. Et ainsi allait le cours de mes réflexions : je m’étais moqué de lui ; je ne l’avais pas cru ; je n’avais pas été gentil avec lui. C’était ma faute s’il s’était tué.
— Tout cela est vraiment arrivé, n’est-ce pas? souffla le jeune homme. Tout ce que vous me racontez…, c’est vrai?
— Oui, répondit le vampire, le regardant sans surprise. Je veux continuer à vous dire mon histoire.
Il se détourna du jeune homme pour contempler la fenêtre, semblant ne porter que peu d’intérêt à son interlocuteur, qui paraissait pour sa part aux prises avec quelque combat intérieur et silencieux.
— Mais vous disiez que vous ne saviez pas au sujet des visions, que vous, un vampire…, ne saviez pas de façon certaine si…
— Je voudrais prendre les choses dans l’ordre, dit le vampire, je voudrais continuer à vous raconter les choses telles qu’elles se sont produites. Non, je n’ai pas d’opinion sur les visions. Encore à ce jour.
De nouveau il fit une pause, et attendit que le jeune homme demandât :
— Oui, s’il vous plaît, continuez, s’il vous plaît.
— Bien. Je voulus vendre les plantations. Je désirais ne plus revoir la maison ni la chapelle. Finalement, je les confiai à une agence, qui les exploiterait pour moi et ferait en sorte que je n’eusse jamais besoin d’y aller, et j’installai ma mère et ma sœur dans l’une de nos maisons de La Nouvelle-Orléans. Bien sûr, la pensée de mon frère ne me quittait pas un seul instant. Je ne cessais de songer à son corps pourrissant dans le sol. Il était enterré au cimetière Saint-Louis, à La Nouvelle-Orléans, et je faisais tout ce que je pouvais pour éviter de passer devant ses portes, mais cela ne m’empêchait pas de penser constamment à lui. Enivré ou à jeun, la vision de son corps en train de pourrir dans le cercueil me poursuivait et je ne pouvais la supporter. Je rêvais encore et encore que, le tenant par le bras, en haut des marches fatales, je lui parlais gentiment, le pressais de revenir dans ma chambre, lui disais avec douceur que je le croyais, qu’il devait prier pour que j’aie plus de foi. Entretemps, les esclaves de la Pointe du Lac — c’était le nom de ma plantation — avaient commencé à raconter qu’ils avaient vu son fantôme sur la galerie, et le surveillant ne parvenait plus à maintenir l’ordre. En société, les gens posaient à ma sœur des questions blessantes sur toute l’affaire, ce qui eut pour effet de la rendre hystérique. En fait, elle ne souffrait pas vraiment d’hystérie, mais elle croyait que c’était ainsi qu’il fallait réagir, et s’y employait. Je passais mon temps à boire et n’étais à la maison que le moins possible. Je vivais en homme qui désire la mort mais n’a pas le courage de se la donner. J’arpentais, seul, rues et ruelles obscures, j’allais de cabaret en cabaret. Je me dérobai à deux duels, plus par apathie que par lâcheté. Je souhaitais de toute mon âme être assassiné. Et je fus attaqué. L’agresseur eût pu être n’importe qui, car mon invitation s’adressait aussi bien aux marins qu’aux voleurs ou aux maniaques — elle était ouverte à tous. Mais ce fut un vampire. Il m’attrapa un soir à quelques pas de ma porte et me laissa pour mort; c’est du moins ce que je crus.
— Vous voulez dire… qu’il but votre sang? demanda le jeune homme.
— Oui. (Le vampire sourit.) Il but mon sang. C’est ainsi que cela se passe.
— Mais vous étiez toujours en vie ? dit le jeune homme. Vous venez de dire qu’il vous avait laissé pour mort…
— Eh bien, il me vida de mon sang presque jusqu’à me tuer, ce qui pour lui était suffisant. On me mit au lit dès que l’on m’eut trouvé, l’esprit confus et tout à fait inconscient de ce qui m’était arrivé. Je dus penser qu’à force de boire j’avais eu une attaque. Je m’attendais à mourir, et ne voulais ni manger, ni boire, ni parler au médecin. Ma mère fit venir un prêtre. Il arriva tandis que j’étais pris de fièvre, et je lui racontai tout, les visions de mon frère, et ce que j’avais fait. Je me rappelle m’être accroché à son bras pour lui faire jurer qu’il n’en parlerait à personne.
« — Je sais que je ne l’ai pas tué, finis-je par dire au prêtre. Mais je ne peux plus vivre maintenant qu’il est mort. Après la façon dont je l’ai traité…
« — C’est ridicule, répondit-il. Bien sûr que vous pouvez vivre. La seule chose qui soit mauvaise en vous, c’est votre façon de vous apitoyer sur vous-même. Votre mère a besoin de vous, sans parler de votre sœur. Quant à votre frère, il était possédé du démon.
« Sa remarque me stupéfia tellement que je ne pus protester. Le diable était le véritable inspirateur de ces visions, poursuivait-il. Le diable était partout. Le pays de France tout entier était sous l’influence de Satan, et la Révolution avait été son plus grand triomphe. Rien n’aurait pu sauver mon frère si ce n’est la prière, le jeûne et les exorcismes, et plusieurs hommes pour le maintenir à terre lorsque le diable possédait son corps et l’agitait de spasmes.
« — C’est le diable qui l’a jeté au bas de l’escalier, c’est tout à fait évident, déclara-t-il. Ce n’est pas à votre frère que vous parliez dans cette chambre, mais à Satan.
« Eh bien, cela me rendit furieux. J’avais parfois cru auparavant que l’on m’avait poussé à mes dernières limites, mais c’était faux. Il continuait de parler du diable, du vaudou chez les esclaves, et des cas de possession qui s’étaient produits ailleurs dans le monde. J’en devins fou de rage. J’allai presque jusqu’à le tuer, réussissant au moins dans ma fureur à dévaster la pièce.
— Mais… et votre faiblesse… et le vampire? s’étonna le jeune homme.
— J’étais hors de moi, expliqua le vampire. Je fis des choses que je n’aurais pas été capable de faire, même en parfaite santé. La scène est maintenant confuse, pâle, irréelle dans mon esprit. Mais je me rappelle avoir traîné le prêtre dehors par une porte de l’arrière de la maison, lui avoir fait traverser la cour et lui avoir cogné la tête contre le mur de brique de la cuisine, jusqu’à presque le tuer. Quand finalement on m’eut maîtrisé, dans un état d’épuisement qui m’avait mis au bord de la mort, on me fit une saignée. Les imbéciles! Mais je voulais dire autre chose : c’est alors que je pris conscience de mon égotisme. Je l’avais peut-être vu se refléter dans la personne de ce prêtre. Son attitude de mépris envers mon frère était le reflet de la mienne; de même, sa façon de jacasser aussitôt sur le diable et son refus de considérer la possibilité que la sainteté soit passée si près…
— Mais il croyait vraiment qu’il y avait eu un cas de possession! s’exclama le jeune homme.
— Sa réaction avait des fondements beaucoup plus humains, répliqua aussitôt le vampire. Les gens qui cessent de croire en Dieu ou en tout ce qui incarne le bien continuent de croire au diable. Je ne sais pas pourquoi. Non, vraiment, je ne vois pas pourquoi. Le mal, c’est quelque chose de toujours possible. Et le bien, c’est quelque chose d’éternellement difficile. Mais ne vous y trompez pas : parler de possession, c’est en fait une façon de dire que quelqu’un est fou. Il me semble en tout cas qu’il en allait ainsi dans l’esprit de ce prêtre. Peut-être était-il tombé sur un cas de folie furieuse qu’il avait appelée possession? On n’a pas besoin de voir Satan pour l’exorciser. Mais se trouver en présence d’un saint…, croire que ce saint a eu une vision… Non, c’est de l’égotisme, ce refus d’admettre que quelque chose de semblable puisse arriver dans notre milieu.
— Je n’avais jamais réfléchi à ça de cette façon, dit le jeune homme. Mais que vous est-il arrivé ensuite ? Vous disiez qu’on vous avait saigné pour vous guérir. Cela a dû vous tuer ou presque ?
Le vampire rit.
— Oui, c’est certain. Mais le vampire revint cette nuit-là. C’est qu’il voulait la Pointe du Lac, ma plantation, voyez-vous?
« Il était très tard, ma sœur s’était endormie. Je m’en souviens comme si c’était hier. Il entra par la cour et ouvrit la porte-fenêtre sans un bruit. C’était un homme de grande taille, au teint clair, à la chevelure blonde et abondante, aux mouvements gracieux, presque félins. Doucement, il diminua la mèche de la lampe et avec un châle voila les yeux de ma sœur. Elle s’était assoupie à côté de la cuvette et du drap qu’elle avait utilisés pour baigner mon front; sous le châle, elle ne bougea pas une seule fois jusqu’au matin. Mais le jour nouveau me trouva grandement changé.
— Changé? De quelle façon? s’inquiéta le jeune homme.
Avec un soupir, le vampire se rappuya au dos de sa chaise et fixa son regard sur le mur.
— D’abord, je crus voir arriver un nouveau médecin, ou quelqu’un que ma famille aurait chargé d’essayer de me raisonner. Mais cette idée me fut tout de suite enlevée. Il s’approcha au plus près de mon lit et se pencha de telle sorte que son visage fut éclairé par la lampe; je vis alors qu’il n’était en rien un homme ordinaire. Ses yeux gris étaient incandescents et les longues mains blanches qui pendaient à ses côtés n’avaient rien de semblable à celles d’une créature humaine. Je crois que je compris tout. Sur l’instant, ce qu’il put me dire plus tard n’en fut qu’une confirmation. Je veux dire qu’au moment même où je le vis, où je vis son aura extraordinaire et où je sus qu’il était une créature dont je n’avais jamais connu la pareille, je me sentis réduit à néant. Ce moi qui ne pouvait accepter la présence à ses côtés d’un être humain échappant à l’ordinaire se trouva écrasé. Tout le tissu de mes pensées, y compris mon sentiment de culpabilité, mon désir de mourir, me parut totalement dénué d’importance. J’oubliai complètement ma propre personne! (Le vampire se frappa sans bruit la poitrine du poing.) Je m’oubliai complètement, et, au même instant, je compris ce que signifiait le mot possible. A partir de là, je ne fus plus en proie qu’à un émerveillement sans cesse croissant. Tandis qu’il me parlait, qu’il m’instruisait de ce que je pourrais devenir, de ce qu’était et avait été sa vie, mon passé se réduisait en cendres. Je vis ma vie comme si j’étais détaché d’elle, sa vanité, son égoïsme, cette fuite perpétuelle devant des problèmes mesquins, ces prières du bout des lèvres à un Dieu, à une Vierge et à une armée de saints dont les noms emplissaient mes livres de messe, mais dont aucun n’apportait le moindre changement à une existence étroite et matérialiste. Je découvris mes vrais dieux… les dieux de la plupart des hommes : la nourriture, la boisson, la sécurité dans le conformisme. Des cendres…
Le visage du jeune homme avait une expression tendue, mélange de désarroi et d’étonnement.
— Et c’est ainsi que vous avez décidé de devenir un vampire? demanda-t-il.
Le vampire resta silencieux un moment.
— Décidé…, cela ne semble pas le mot juste. Cependant, je ne peux prétendre que c’était chose inévitable à partir du moment où il pénétra dans cette pièce Non, en fait, ce n’était pas inévitable. Pourtant, je ne peux pas dire que j’aie décidé. Disons que lorsqu’il eut fini de parler je ne pouvais plus prendre aucune autre décision, et je poursuivis ma route sans un regard en arrière. A l’exception d’un seul.
— A l’exception d’un seul? Lequel?
— Mon dernier lever de soleil, dit le vampire. Ce matin-là, je n’étais pas encore vampire. Et je vis ma dernière aurore.
« Je m’en souviens parfaitement; et, pourtant, je ne pense pas me rappeler aucun autre lever de soleil avant celui-ci. La lumière parvint d’abord au haut de la portes-fenêtres, pâle halo derrière les rideaux de dentelle, une lueur de plus en plus brillante formant des taches parmi les feuilles des arbres. Enfin, le soleil frappa directement les fenêtres et projeta sur le sol de pierre l’ombre des dentelles, illumina la silhouette de ma sœur toujours endormie, découpant les dessins des rideaux sur le châle qui recouvrait ses épaules et sa tête. Dès qu’elle perçut la chaleur, sans se réveiller, elle écarta le châle et, comme le soleil éclairait violemment son visage, plissa les paupières. Puis le rayon lumineux fut sur la table et embrasa l’eau dans le broc. Je sentis sa chaleur caresser mes mains posées sur le couvre-lit, puis mon visage. Couché dans mon lit, je pensai à tout ce que m’avait déclaré le vampire et c’est alors que je dis adieu à l’aurore et m’engageai sur le nouveau chemin de ma destinée. Ce fut… la dernière aube.
Le vampire regarda encore par la fenêtre, s’arrêtant de parler si soudainement que le jeune homme eut la sensation d’un silence tangible. Puis il prit conscience des bruits de la rue, le vacarme assourdissant d’un camion. Les vibrations agitèrent le cordon de la suspension. Le camion s’éloigna.
— Cela vous manque-t-il? demanda-t-il avec une petite voix.
— Pas vraiment. Il y a tellement d’autres choses! Mais où en étions-nous? Vous vouliez savoir comment cela se passa, comment je devins vampire.
— Oui, acquiesça le jeune homme. Comment s’est effectué le changement, exactement?
— Je ne peux pas vous le dire avec des mots précis. Je peux vous en parler, l’enfermer dans des mots qui vous rendront évidente la qualité de mon expérience. Mais je ne peux pas vous en parler avec exactitude, pas plus que je ne pourrais vous décrire très précisément ce qu’est une expérience sexuelle si vous n’en avez jamais connu.
L’idée d’une autre question à poser parut tout à coup frapper le jeune homme; mais, avant qu’il eût pu ouvrir la bouche, le vampire avait repris :
— Ainsi que je vous le disais, ce vampire, Lestat, voulait mes plantations. Une raison un peu superficielle, assurément, pour me faire présent d’une vie qui durerait jusqu’à la fin du monde; mais ce n’était pas un être doué de beaucoup de discernement. Je devrais dire plutôt qu’il ne considérait pas le petit groupe de vampires qui peuplaient le monde comme un club select. Il avait des problèmes très humains — un père aveugle qui ne savait pas que son fils était un vampire, et qui ne devait pas le découvrir. Vivre à La Nouvelle-Orléans était devenu trop difficile pour lui, si l’on considérait ses besoins et son obligation de prendre soin de son père, et il voulait la Pointe du lac.
« Dès le soir suivant, nous partîmes pour la plantation, installâmes le père aveugle dans la chambre du maître de maison et procédâmes à mon changement. Je ne peux pas dire que cela se passa en une seule étape — quoique, bien sûr, il y eût un pas décisif après lequel il fut impossible de revenir en arrière. Mais la transformation se déroula en plusieurs actes, dont le premier fût la mort du surveillant. Lestat le prit dans son sommeil. Je devais regarder et approuver, c’est-à-dire être témoin de ce meurtre comme preuve de mon engagement et comme part de ma métamorphose. Cela se révéla sans aucun doute le moment le plus difficile pour moi. Je vous ai dit que je n’avais aucune crainte de mourir, mais que me donner la mort moi-même était une perspective qui me causait la nausée. J’avais naturellement le plus grand respect de la vie des autres et une horreur de la mort que la disparition de mon frère avait récemment développé. Je dus regarder le surveillant se réveiller en sursaut, tenter des deux mains de se dégager de Lestat, échouer, se débattre sous l’étreinte du vampire, et finalement s’affaisser, flasque, vidé de son sang. Puis mourir. Il ne mourut pas tout de suite. Nous restâmes dans sa chambre étroite presque une heure entière à le regarder mourir. Une étape de ma métamorphose, comme je le disais. Autrement, Lestat ne serais jamais resté. Ensuite, nous dûmes nous débarrasser du corps. Cela me rendit presque malade. Déjà faible et fiévreux, il ne me restait que peu de réserves, et manipuler un cadavre me souleva le cœur. Lestat riait, me disait sans pitié que je me sentirais si différent quand je serais vampire que j’en rirais aussi. Là-dessus, il se trompait. Je ne m’amuse jamais de la mort, même si j’en suis si souvent et si régulièrement la cause.
« Mais prenons les choses dans l’ordre. Nous dûmes remonter la route du fleuve jusqu’à la zone des champs sans clôtures et, là, nous abandonnâmes le corps. Nous déchirâmes les vêtements du mort, lui dérobâmes son argent et fîmes en sorte que ses lèvres soient maculées d’alcool. Je connaissais sa femme, qui vivait à La Nouvelle-Orléans, et savais de quel désespoir elle souffrirait lorsque le corps serait découvert. Mais, ce qui me faisait le plus mal, c’était qu’elle ne saurait jamais la vérité, qu’elle croirait que son mari, en état d’ivresse, avait été assassiné sur la route par des voleurs. Tandis que nous nous acharnions sur son corps, en meurtrissions le visage et les épaules, un sentiment d’alarme grandit en moi. Évidemment, il faut que vous compreniez que, durant tout cet épisode, le vampire Lestat m’avait paru extraordinaire. A mes yeux, il n’avait pas plus d’humanité qu’un ange biblique. Mais la fascination qu’il exerçait sur moi ne résista pas à la pression de mes sentiments. J’avais assisté à ma transformation en vampire sous deux lumières différentes. La première lumière était celle de l’enchantement pur et simple; Lestat m’avait subjugué sur mon lit de mort. Mais l’autre lumière était mon désir d’autodestruction; mon désir d’être totalement damné. C’était là la porte ouverte par laquelle Lestat était entré à deux reprises. Seulement, maintenant, il ne s’agissait plus de ma propre destruction, mais de celle d’autres êtres humains. Le surveillant, sa femme, sa famille… J’eus un mouvement de recul, et j’aurais fui Lestat, l’esprit totalement détraqué, s’il n’avait senti, grâce à un instinct infaillible, ce qui se produisait. Un instinct infaillible…, reprit le vampire d’un air méditatif. Disons plutôt le puissant instinct du vampire pour lequel le plus petit changement dans l’expression du visage d’un homme est aussi révélateur qu’un acte. Lestat était doué d’une rapidité surnaturelle. Il me précipita dans la voiture et fouetta les chevaux.
« — Je veux mourir, me mis-je à murmurer. C’est insoutenable, je veux mourir. Il est en votre pouvoir de me tuer. Laissez-moi mourir.
« Je refusais de le regarder, pour n’être pas fasciné par la beauté à l’état pur qu’il dégageait. Il m’appela par mon nom, doucement, en riant. Je le répète, il avait la ferme détermination d’avoir la plantation.
— Mais, de toute façon, demanda le jeune homme, vous aurait-il laissé partir?
— Je ne sais pas. Connaissant Lestat comme je le connais maintenant, je répondrais volontiers qu’il m’aurait tué plutôt que de me laisser aller. Mais c’était cela que je voulais, comprenez-vous? Non, en fait, c’était ce que je m’imaginais désirer. Dès que nous atteignîmes la maison, je sautai à bas de la voiture et marchai comme un zombie jusqu’à l’escalier de brique où mon frère était tombé. La maison était restée inhabitée pendant des mois — le surveillant avait une petite maison à lui — et la chaleur et l’humidité de la Louisiane avaient commencé de désagréger les marches. Dans chaque fissure poussaient de l’herbe et même des fleurs des champs. Je me rappelle cette sensation d’humidité que la nuit rendait fraîche comme je m’asseyais sur les premières marches et posais ma tête sur la brique tout en promenant mes mains parmi les fleurs aux tiges poisseuses. J’en arrachai une touffe du sol mou.
« — Je veux mourir! Tuez-moi, tuez-moi! dis-je au vampire. Maintenant, je suis coupable d’un crime. Je ne peux plus vivre.
« Il ricana avec l’impatience des gens à qui l’on conte des mensonges flagrants. Alors, en un éclair, il se saisit de moi, comme il s’était saisi de mon surveillant. Je me débattis sauvagement. J’enfonçai ma botte dans sa poitrine et tentai de le repousser, tandis que ses dents mordaient ma gorge et que la fièvre faisait battre mes tempes. Et, d’un mouvement de son corps entier, beaucoup trop rapide pour que je puisse le voir, il se retrouva soudain debout, d’un air de dédain, au pied de l’escalier.
« — Je croyais que vous vouliez mourir, Louis, dit-il.
Le jeune homme avait sursauté au moment où le vampire avait révélé son nom. Celui-ci, s’en apercevant, reconnut :
— Oui, c’est mon nom.
Puis il reprit son récit :
— Donc, je gisais sur ces marches, incapable de me défendre de ma propre lâcheté, de ma stupidité. Avec un peu de temps, honteux de ma couardise, j’aurais peut-être rassemblé assez de courage pour réellement me donner la mort, au lieu de gémir et de supplier les autres de le faire. Je rêvai alors qu’à l’aide d’un couteau je m’ouvrais les veines, languissant jour après jour dans une souffrance aussi nécessaire que la pénitence qui suit la confession, tout en souhaitant que la mort me prenne par surprise et me rende digne du pardon éternel. Puis je me vis debout en haut de l’escalier, là précisément où mon frère s’était tenu avant sa chute mortelle, et j’imaginai que je précipitais mon corps au bas des marches.
« Mais le temps manquait pour que je rassemble mon courage. Ou plutôt, devrais-je dire, le temps manquait pour tout ce qui n’entrait pas dans le plan que Lestat avait conçu.
« — Écoutez-moi maintenant, Louis, dit-il en s’allongeant à mon côté sur les marches, en un mouvement si gracieux et si intime qu’il m’évoqua aussitôt le geste d’un amant.
« Je m’écartai. Mais il m’entoura de son bras droit et m’attira contre son sein. Je ne m’étais jamais trouvé si près de lui auparavant, et dans la faible clarté de la nuit je vis le rayonnement magnifique de ses yeux et le masque surnaturel de son visage. Comme j’essayais de bouger, il appuya les doigts de sa main droite sur mes lèvres en disant :
« — Restez tranquille. Je vais vous boire jusqu’au seuil de la mort, et je veux que vous restiez calme, si calme que vous puissiez presque entendre le flot de votre sang, si calme que vous puissiez entendre couler votre sang à l’intérieur de mes veines. C’est votre conscience, votre volonté qui devront vous maintenir en vie.
« Je tentai de lutter, mais ses doigts exerçaient une pression si forte sur moi qu’ils tenaient en échec les efforts de mon corps tout entier; et, dès que je cessai ma tentative avortée de rébellion, il enfonça ses dents dans mon cou.
Les yeux du jeune homme se dilatèrent. Il s’était de plus en plus enfoncé dans sa chaise à mesure que le vampire racontait son histoire; maintenant, son visage était tendu et il plissait les yeux, comme s’il se préparait à résister à une rafale.
— Vous est-il déjà arrivé de perdre une grande quantité de sangs demanda le vampire. Savez-vous l’effet que cela produit?
Les lèvres du jeune homme formèrent le mot non, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il s’éclaircit la gorge.
— Non, parvint-il à dire.
— Des chandelles brûlaient dans le salon en haut des marches, là où nous avions conçu le projet de tuer le surveillant. Sous la galerie, la brise ballottait une lampe à huile. Toutes ces lumières miroitèrent et se fondirent en une présence inconnue et dorée qui planait au-dessus de moi, suspendue à la cage de l’escalier, entortillée amoureusement aux balustrades, s’enroulant et se déroulant comme de la fumée.
« — Gardez vos yeux grands ouverts, murmura Lestat, ses lèvres remuant contre la peau de mon cou.
« Je me rappelle que ce mouvement de ses lèvres fit se hérisser chaque poil de ma peau, provoqua dans mon corps entier une onde de sensation qui n’était pas dissemblable au plaisir de la passion…
Le vampire prit une pose méditative, les doigts de la main droite légèrement recourbés sous le menton, l’index semblant le caresser légèrement.
— Le résultat fut qu’en quelques minutes je devins faible au point d’en être paralysé. Frappé de panique, je découvris que je ne pouvais même pas m’obliger à parler. Lestat me tenait toujours, bien sûr, et son bras était lourd comme une barre de fer. Je sentis avec tant d’acuité ses dents se retirer que les deux blessures pas plus larges que des piqûres me parurent énormes, ourlées de douleur. Puis il se pencha sur ma tête impuissante et, dégageant son bras droit, se mordit le poignet. Le sang gicla sur ma chemise et sur ma veste; il en contempla le flot d’un œil étroit et brillant. Il me paru que son observation durait une éternité, et le miroitement de la lumière était maintenant suspendu derrière son visage comme en toile de fond d’une apparition. Je pense que j’avais compris par avance ce qu’il avait l’intention de faire, et, impuissant, j’attendis, j’attendis comme si je n’avais fait qu’attendre depuis des années. Enfin, il pressa son poignet sanglant contre ma bouche et dit d’une voix ferme et quelque peu impatiente:
« — Buvez, Louis.
« Et je bus. Un certain nombre de fois, il me murmura : « Allez, Louis », ou : « Plus vite Louis. » Je bus, aspirant le sang par les trous qu’il avait ouverts, renouvelant pour la première fois depuis mon enfance le plaisir particulier de pomper ma nourriture, le corps polarisé à l’unisson de mon esprit sur cette unique source de vie. Puis quelque chose se produisit.
Le vampire se renfonça dans sa chaise; un léger pli lui barrait le visage.
— Comme c’est pitoyable d’essayer de décrire l’indescriptible! dit-il d’une voix qui n’était presque qu’un murmure.
Le jeune homme semblait pétrifié.
— Tandis que j’aspirais le sang, mon univers visuel s’était réduit à cette lumière dorée. Et la sensation qui parvint ensuite jusqu’à moi fut une sensation… sonore. D’abord un grondement sourd, puis une pulsation lourde semblable à une batterie de tambour, dont le son s’enflamme comme si quelque énorme créature s’approchait au travers d’une forêt sombre et inconnue, accompagnant sa progression d’un tam-tam monstrueux. Puis s’ajouta la battue d’un autre tambour, celui d’un autre géant marchant à quelques pas du premier, mais aucun des deux monstres, concentrés sur leur instrument, ne prêtait attention au rythme de l’autre. Le son grossit tellement qu’il me parut non seulement emplir mes oreilles, mais aussi envahir tous mes sens, palpiter dans mes lèvres et dans mes doigts, dans la chair de mes tempes, dans mes veines. Dans mes veines, surtout, ce premier tambour, puis l’autre; et tout à coup Lestat retira son poignet; j’ouvris les yeux, mais me retins au moment où j’allais chercher son poignet, l’attraper, le ramener vers ma bouche à tout prix; je me retins parce que j’avais compris soudain que le premier tambour était mon cœur et que le second était le sien.
Le vampire soupira.
— Vous comprenez?
Le jeune homme faillit dire quelque chose, puis il secoua la tête.
— Non…, je veux dire oui, émit-il. Je veux dire que…
— Bien sûr, dit le vampire en détournant son regard.
— Oh! un moment, un moment! dit le jeune homme, tout troublé. La cassette est presque finie, il faut que je la retourne.
Le vampire le regarda patiemment effectuer l’opération.
— Et ensuite? demanda le jeune homme.
Son visage était moite. Il l’essuya rapidement avec son mouchoir.
— Ma vision était devenue celle d’un vampire, répondit le vampire avec une ombre de détachement dans le timbre de sa voix.
Il semblait presque absent. Puis il se redressa.
— Lestat était à nouveau debout au bas des marches. Jamais auparavant je n’aurais pu avoir la vision que j’avais maintenant de lui. Avant, il m’était paru blanc, parfaitement blanc, ce qui le rendait presque lumineux dans la nuit; et maintenant il m’apparaissait tout empli de sa vie et de son sang: il n’était pas simplement lumineux, il irradiait la lumière. Puis je m’aperçus que Lestat n’était pas le seul à avoir changé : tout l’univers s’était transformé.
« Il me semblait que je venais tout juste d’acquérir le pouvoir de percevoir les couleurs et les formes. Je fus tellement captivé par les boutons qui fermaient la veste noire de Lestat qu’un long moment je ne regardai rien d’autre. Puis Lestat se mit à rire, et le son de son rire n’était semblable à rien de ce que j’avais jamais entendu. Je percevais toujours le battement de tambour de son cœur, et voici que s’y ajoutait le métal de son rire. Mes sens étaient brouillés, les sons se fondaient les uns aux autres comme se mêlent les résonances des cloches. Puis j’appris à séparer les sons, qui s’organisèrent en un carillon dont chaque tintement, doux mais précis, réverbérait ses échos parmi les sons qui s’égrenaient… un carillon de rire.
Le vampire sourit de ravissement:
— Un chapelet de cloches…
« Lestat me dit :
« — Cessez donc de contempler les boutons de ma veste! Allez vous promener sous les arbres. Débarrassez-vous de votre dépouille d’humain, et ne tombez pas amoureux de la nuit au point d’en perdre votre chemin!
« C’était évidemment un sage conseil. Je fus tellement enamouré du reflet de la lune sur les dalles de pierre que je dus rester là une heure durant. Je passai devant la chapelle de mon frère sans même une pensé pour lui et, parmi les peupliers et les chênes, j’écoutai la nuit qui murmurait comme un chœur de femmes, de femmes qui m’offraient toutes ensemble leur sein. Mais mon corps n’était pas encore totalement transformé et, dès que je fus un peu habitué à ces nouveaux sons et à ces nouvelles visions, il devint douloureux. Tous mes fluides de mortel m’étaient arrachés. En tant qu’humain, j’étais en train de mourir, mais j’étais parfaitement en vie en tant que vampire; et, de mes sens nouvellement éveillés, il me fallut assister à la mort de mon corps. J’en conçus d’abord un certain malaise, puis, finalement, de la peur.
« Je revins en courant et me ruai vers le salon, où Lestat était déjà au travail sur les archives de la plantation, parcourant l’état des dépenses et des recettes de l’année précédente.
« — Vous êtes riche, me dit-il au moment où j’entrais.
« — Il est en train de m’arriver quelque chose, criai-je.
« — Vous êtes en train de mourir, c’est tout; ne faites pas l’idiot. Vous n’avez donc pas de lampes à huile? Tout cet argent, et vous ne pouvez vous payer d’huile de baleine que pour une seule lanterne! Apportez-la-moi.
« — De mourir! répétai-je, hurlant. De mourir!
« — Personne n’y échappe, reprit-il, persistant dans son refus de m’aider.
« Lorsque je repense à tout cela, je m’aperçois que je le méprise encore pour son attitude. Non pas parce qu’il avait ri de mes peurs, mais parce qu’il aurait dû respectueusement attirer mon attention sur ces transformations. Il aurait dû me calmer et m’inviter à me laisser fasciner par ma mort comme je m’étais laissé fasciner par la nuit. Mais il n’en fit rien. Lestat n’a jamais été le vampire que je suis. Absolument jamais.
Le vampire avait dit cela simplement, sans forfanterie.
— Alors [1], soupirant-il, la vie me quittant rapidement, mon aptitude à la frayeur diminua tout aussi vite. Je regrette seulement de n’avoir pas été plus attentif au déroulement du processus. Lestat se conduisait comme un parfait imbécile :
« — Oh! pour l’amour de l’enfer ! se mit-il à crier. Imaginez-vous que je n’ai pris aucune disposition pour vous ! Quel idiot je fais!
« Je fus tenté de glisser : « En effet! » Mais je me tus.
« — Il faudra que vous partagiez ma couche, ce matin. Je n’ai pas pensé à vous préparer un cercueil.
Le vampire rit :
— Cette mention du cercueil m’inonda d’un flot de terreur si intense qu’il absorba probablement toutes les réserves de frayeur qui me restaient. Alors seulement conçus-je quelque alarme à devoir partager un cercueil avec Lestat. Dans l’entre-temps, il était allé dans la chambre de son père pour souhaiter bonne nuit au vieil homme, et lui dire qu’il reviendrait le voir au matin.
« — Mais où vas-tu donc? Pourquoi es-tu obligé d’avoir un pareil emploi du temps? avait demandé le vieillard, ce qui avait impatienté Lestat.
« Jusque-là, il s’était montré très doux avec son père, presque écœurant même de gentillesse. Mais tout à coup il se transforma en brute :
« — Je m’occupe de toi, non? Je t’ai trouvé un meilleur toit que tout ce que tu m’as jamais offert! Si j’ai envie de dormir toute la journée durant et de boire toute la nuit, je le ferai, sacrebleu!
« Le vieillard commença de gémir. Seuls me gardaient de manifester mon désaccord l’état émotif particulier dans lequel je me trouvais et ma sensation tout à fait inhabituelle d’être totalement épuisé. Je regardais la scène par la porte ouverte, fasciné par les tonalités du couvre-lit et par la véritable orgie de couleurs qui s’étalait sur le visage du vieil homme. Ses veines bleues palpitaient derrière sa chair rose et grisâtre. Même le jaune de ses dents m’était attirant, et le tremblement de sa lèvre fut près de m’hypnotiser.
« — Quel fils, mon Dieu, quel fils ! disait-il, sans soupçonner, bien sûr, sa véritable nature. C’est bon, va-t’en. Je sais que tu entretiens une femme quelque part ; tu vas la voir dès que son mari la quitte le matin. Donne-moi mon chapelet. Où est passé mon chapelet?
« Lestat laissa tomber un mot blasphématoire et lui tendit le chapelet…
— Mais…, commença le jeune homme.
— Oui? dit le vampire. Je crains de ne pas vous laisser poser suffisamment de questions.
— Je voulais demander… il y a une croix dans les chapelets, il me semble?
— Oh! cette histoire de croix! (Le vampire rit.) Vous faites allusion à cette idée que nous aurions peur des croix?
— Je croyais que vous ne pouviez pas les regarder, dit le jeune homme.
— Une idiotie, mon cher ami, une pure idiotie. Je peux regarder tout ce que je veux. Et, entre autres, j’aime bien regarder les crucifix.
— Et ce qu’on raconte au sujet des trous de serrure? Que vous pouvez… vous réduire en fumée et passer à travers’?
— J’aimerais bien! dit en riant le vampire. Ce serait absolument merveilleux. J’aimerais bien traverser toute une série de trous de serrure différents et ressentir la caresse de chacune de leurs formes. Non. (Il secoua la tête.) Tout cela, c’est… — comment dites-vous maintenant?… — des… conneries?
Cela fit rire le jeune homme malgré lui. Puis son visage redevint sérieux.
— Ne soyez donc pas si timide avec moi! dit le vampire. A quoi pensez-vous?
— Cette histoire de pieux qu’on enfonce dans le cœur, avoua le jeune homme, ses joues s’empourprant légèrement.
— C’est la même chose, répondit le vampire, une con-ne-rie.
Il avait soigneusement articulé ce dernier mot, ce qui fit sourire le jeune homme.
— Nous n’avons aucun pouvoir magiques reprit-il. Pourquoi ne fumez-vous pas l’une de vos cigarettes? J’ai remarqué que vous en aviez dans la poche de votre chemise.
— Oh! merci, dit le jeune homme, comme si c’était une idée extraordinaire.
Mais, lorsque la cigarette fut entre ses lèvres, ses mains tremblaient si fort qu’il massacra la première allumette.
— Permettez-moi, dit le vampire.
Il prit la pochette aux fragiles allumettes et, d’un geste rapide, approcha une flamme de la cigarette. Le jeune homme aspira, les yeux braqués sur les doigts du vampire penché par-dessus la table. Puis celui-ci reprit sa position assise dans un bruissement soyeux d’étoffe.
— Il y a un cendrier sur le lavabo, dit-il.
Le jeune homme, neveux, alla le chercher. Il regarda un instant les quelques mégots qui s’y trouvaient et, remarquant par terre une petite corbeille à papier, vida le cendrier et le posa rapidement sur la table. Ses doigts laissaient des traces humides sur la cigarette.
— C’est votre chambre? demanda-t-il.
— Non, répondit le vampire, Ce n’est qu’une chambre comme ça.
— Que se passa-t-il ensuite? reprit le jeune homme.
Le vampire contemplait la fumée qui se rassemblait au-dessous de l’ampoule suspendue au plafond.
— Euh!… nous rentrâmes à La Nouvelle-Orléans en toute hâte. Lestat avait installé son cercueil dans une chambre misérable proche des remparts.
— Et vous vous êtes couché dans son cercueil?
— Je n’avais pas le choix. Je suppliai Lestat de me permettre de rester dans le cabinet, mais il rit, d’un air étonné.
« — Ne savez-vous donc pas ce que vous êtes, maintenant? me demanda-t-il.
« — Mais y a-t-il une raison magique? Est-il nécessaire que ce soit un cercueil? essayai-je de discuter.
« Cela ne fit qu’entraîner un nouvel éclat de rire. Je ne pouvais me faire à cette idée; cependant, tout en parlant, je m’aperçus que je n’avais pas vraiment peur. C’était une étrange constatation. Toute ma vie, j’avais craint les lieux clos. Né et élevé dans des maisons à la française, plafonds hauts et fenêtres ouvertes jusqu’au sol, j’avais la hantise d’être enfermé. Je me sentais mal à l’aise même dans le confessionnal. C’était une crainte assez normale. Et maintenant, tout en protestant auprès de Lestat, je me rendais compte que cette peur m’avait quitté. Ce n’était qu’un souvenir, auquel je m’accrochais par habitude et parce que je ne pouvais parvenir à reconnaitre la liberté merveilleuse qui était mienne maintenant.
« — Vous ne vous comportez pas bien, finit par dire Lestat. Et c’est presque le lever du jour. Je devrais vous laisser mourir. Car vous mourriez, savez-vous? Le soleil détruirait dans chacune de vos veines, dans chaque parcelle de votre chair, le sang dont je vous ai fait présent. Vous ne devriez absolument pas avoir peur. J’ai l’impression que vous êtes comme un homme qui a perdu un bras ou une jambe, et qui prétend qu’il a toujours mal à son membre disparu.
« Ce fut là la chose la plus intelligente et la plus utile que Lestat ait jamais dite en ma présence, et cela me détermina aussitôt à surmonter mes répugnances.
« — Bon, je vais maintenant me coucher dans mon cercueil, me dit-il de son ton le plus dédaigneux, et vous vous y allongerez sur moi, si vous avez compris ou est votre bien.
« Je m’exécutai. Je m’étendis à plat ventre sur lui, complètement désorienté de n’avoir pas peur, mais dégoûté de ce contact si intime, en dépit de la fascinante beauté de Lestat. Il rabattit le couvercle. Je lui demandai alors si j’étais totalement mort — je ressentais encore des démangeaisons et des picotements dans tout le corps.
« — Non, vous ne l’êtes pas encore, me répondit-il. Quand vous le serez, vous entendrez et vous verrez le changement, et ne sentirez plus rien. Vous devriez être mort dès ce soir. Dormez maintenant.
— Avait-il dit vrai? Étiez-vous… mort à votre réveil ?
— Oui, ou plutôt… changé. Car, de toute évidence, je suis vivant. Mon corps était mort. Il lui fallut quelque temps pour se débarrasser complètement des liquides et des substances dont il n’avait plus besoin, mais il était mort. Et ma prise de conscience de la mort de mon corps conduisit une nouvelle étape de mon divorce progressif d’avec les émotions humaines. La première chose qui me devint apparente, alors même que nous chargions ce soir-là le cercueil dans un corbillard et que nous en volions un autre à la morgue, ce fut que je n’aimais pas du tout Lestat. J’étais encore loin d’être son égal, mais j’étais maintenant infiniment plus proche de lui qu’avant la mort de mon corps. Il m’est difficile de m’expliquer plus clairement, pour la raison évidente que vous êtes actuellement comme j’étais avant que mon corps ne meure. Vous ne pouvez pas comprendre. Mais, avant ma métamorphose, la rencontre de Lestat avait été pour moi l’expérience la plus bouleversante que j’eusse jamais connue. Votre cigarette n’est plus qu’un long tube de cendres.
— Oh! (Le jeune homme écrasa rapidement le filtre sur le verre du cendrier.) Vous voulez dire que, lorsqu’il n’y eut plus ce fossé entre vous, il perdit son… attrait? demanda-t-il, tandis que ses yeux revenaient se fixer sur le vampire et que ses mains faisaient surgir une nouvelle cigarette, qu’il alluma cette fois sans difficulté.
— Oui, c’est exact, parut content de répondre le vampire. Le voyage de retour à la Pointe du Lac fut terrifiant, et le bavardage incessant de Lestat était tellement éprouvant, tellement écœurant… Bien sûr, comme je le disais, j’étais loin d’être son égal. Il me fallait me battre avec mes membres amputés… Pour continuer d’user de cette métaphore. Cela, je l’appris dès cette nuit-là, la nuit de mon premier meurtre.
Soudain, le vampire étendit un bras au travers de la table pour épousseter délicatement un peu de cendre qui s’était accrochée au revers du jeune homme, lequel suivit son geste avec appréhension.
— Excusez-moi, dit le vampire. Je n’avais pas l’intention de vous effrayer.
— C’est moi qui m’excuse, corrigea le jeune homme. J’ai eu tout à coup l’impression que votre bras était… d’une longueur anormale. Pour pouvoir m’atteindre de si loin sans bouger!
— Non, dit le vampire en reposant ses mains sur ses genoux croisés. C’est seulement que je me suis approché d’un mouvement si rapide que vous ne l’avez pas vu. C’était une illusion.
— Vous vous êtes approché? Mais non! Vous êtes resté assis comme vous l’êtes maintenant, appuyé au dossier de votre chaise!
— Non, répéta d’un ton ferme le vampire. Je me suis bien approché, comme je viens de vous le dire. Tenez, je recommence.
Il refit son geste, que le jeune homme observa avec le même mélange de trouble et de crainte.
— Vous n’avez rien vu, cette fois non plus, dit le vampire. Mais maintenant, si vous regardez mon bras étendu, vous pouvez constater qu’il n’est en rien d’une longueur remarquable.
Il tendit le bras, l’index pointé vers le ciel, comme un ange énonçant la Parole divine.
— Vous venez de faire l’expérience de la différence fondamentale qui existe entre nos deux façons de percevoir. Mon geste m’a semblé lent et quelque peu nonchalant. Et j’ai entendu le bruit qu’a fait mon doigt en époussetant votre veste de manière tout à fait distincte. Je vous assure que je ne voulais pas vous effrayer, mais vous pouvez peut-être ainsi vous rendre compte que mon retour à La Pointe du Lac fut un festival d’expériences nouvelles. Le seul balancement d’une branche d’arbre dans le vent était un ravissement.
— Oui, fit le jeune homme, toujours sous le choc.
Le vampire l’observa un moment puis reprit :
— Je vous parlais de…
— De votre premier meurtre.
— Oui. Je dois commencer par vous dire, cependant, que la plantation était sens dessus dessous. On avait découvert le corps du surveillant et le vieillard aveugle installé dans la chambre principale, dont personne n’avait pu expliquer la présence. Personne non plus n’avait réussi à me trouver à La Nouvelle-Orléans. Ma sœur avait alerté la police, et plusieurs de ses représentants m’attendaient à la Pointe du Lac. Il faisait déjà complètement nuit, bien sûr, et Lestat expliqua rapidement que je ne devais pas me faire voir des gendarmes, même sous la plus faible lumière, surtout dans l’état particulier où se trouvait présentement mon corps. Je leur parlai donc dans l’avenue bordée de chênes qui passait devant la maison, ignorant leur demande de se rendre à l’intérieur. J’expliquai que j’étais venu à la Pointe du Lac la nuit précédente et que le vieil homme était mon hôte. Quant au surveillant, je ne l’avais pas vu et j’en avais conclu qu’il était parti à La Nouvelle-Orléans pour quelque affaire.
« Ce problème réglé — le détachement dont je savais désormais faire preuve m’ayant été d’un secours admirable -, je dus m’attaquer à celui de la plantation elle-même. La plus parfaite confusion régnait parmi mes esclaves, qui de toute la journée n’avaient accompli aucun travail. Nous avions une vaste installation pour la fabrication de la teinture d’indigo, où le rôle du surveillant était de la plus grande importance. Mais j’avais plusieurs esclaves très intelligents qui auraient pu depuis longtemps faire son travail, si j’avais accepté de reconnaître leurs capacités et si je n’avais craint leur aspect et leurs manières d’Africains. Je les considérais maintenant d’un esprit plus clair, et leur confiai la marche des affaires. Au meilleur d’entre eux, je promis la maison du surveillant. Puis je ramenai des champs deux jeunes femmes et les installai à la maison pour qu’elles s’occupent du père de Lestat, en les prévenant que je désirais le maximum de discrétion et leur affirmant qu’elles seraient récompensées non seulement pour la façon dont elles s’acquitteraient de leur service, mais aussi si elles savaient préserver notre solitude à Lestat et à moi-même. Je n’avais pas envisagé, à ce moment, que les esclaves seraient les premiers, et éventuellement les seuls, à jamais soupçonner que Lestat et moi n’étions pas des créatures ordinaires. J’avais oublié que leur expérience du surnaturel était bien plus grande que celle des hommes blancs. Ma propre inexpérience me les faisait considérer comme des sauvages puérils à peine domestiqués par l’esclavage. C’était une grave erreur. Mais j’en reviens à mon histoire. J’allais vous parler de mon premier meurtre. Lestat le bâcla avec son manque de bon sens caractéristique.
— Le bâcla? s’étonna le jeune homme.
— Je n’aurais jamais dû commencer par des êtres humains, mais, cela, je dus l’apprendre par moi-même. Lestat nous plongea au beau milieu des marais dès que j’eus fini de m’occuper de la police et des esclaves. Il était très tard, et les cases des esclaves n’étaient plus éclairées. Très vite, nous perdîmes de vue les lumières de la Pointe du Lac, et je devins très nerveux. De nouveau, ce furent ce malaise, ces peurs qui gisaient dans ma mémoire. Si Lestat avait été doté de la moindre intelligence, il aurait pu m’expliquer les choses patiemment et en douceur, me dire que je n’avais aucune raison de craindre les marais, que j’étais parfaitement invulnérable aux serpents et aux insectes, que je devais me concentrer sur le pouvoir que j’avais maintenant de percer la nuit la plus noire. Au lieu de cela, il m’accablait de reproches. Il ne s’intéressait qu’à la recherche de victimes, voulant en finir au plus vite avec mon initiation.
« Quand nous découvrîmes finalement nos futures proies, il me précipita dans l’action. C’était un petit campement d’esclaves fugitifs. Lestat les avait déjà visités et avait peut-être déjà cueilli le quart de leur troupe, en les prenant dans leur sommeil ou en attendant dans l’ombre que l’un d’eux s’écarte du feu. lis ne savaient rien de leur bourreau. Nous dûmes les observer pendant plus d’une heure avant que l’un des hommes — il n’y avait que des hommes — quitte la clairière et fasse quelques pas sous les arbres. Il déboutonna son pantalon et satisfit un besoin naturel. Au moment où il se retournait pour partir, Lestat, me secouant, me dit :
« — Prenez-le!
Le vampire sourit au jeune homme, dont les pupilles s’étaient dilatées.
— Je crois que je fus aussi horrifié que vous pourriez l’être, me dit-il. Mais je ne savais pas à ce moment que j’avais le choix entre tuer des animaux ou tuer des humains. Je répondis vite que je ne pouvais faire une chose pareille; mais l’esclave m’entendit parler. Il fit demi-tour, tournant le dos au feu qui brûlait un peu plus loin, et scruta l’obscurité. Puis, vivement et sans bruit, il tira de sa ceinture un long couteau. Il ne portait rien d’autre que son pantalon; c’était un jeune homme de grande taille, à la peau luisante et aux bras puissants. Il dit quelque chose en créole, puis fit un pas en avant. Je m’aperçus que, si je le distinguais clairement dans l’ombre, lui ne pouvait nous voir. Lesta sauta derrière lui avec une prestesse qui me stupéfia et l’attrapa par le cou, tout en immobilisant son bras gauche. L’esclave poussa un cri et tenta de projeter Lestat au sol. Mais celui-ci avait planté ses dents dans sa gorge, et il se pétrifia, comme sous l’effet d’une morsure de serpent. Il s’effondra sur les genoux, et Lestat s’abreuva en hâte, tandis que les autres esclaves accouraient.
« — Vous me rendez malade, me dit-il quand il m’eut rejoint.
« Tels de noirs insectes camouflés dans la nuit, nous observâmes les esclaves se déplacer sans prendre garde à notre présence, découvrir leur camarade blessé, le ramener, puis battre les fourrés à la recherche de l’agresseur.
« — Venez, il faut en attraper un autre avant qu’ils soient tous revenus au campement, ajouta-t-il.
« Et nous bondîmes vers l’un des hommes, qui s’était séparé des autres. J’étais toujours terriblement agité; j’étais convaincu de ne pouvoir m’obliger à attaquer et ne ressentais pas le besoin de le faire. Je le répète, Lestat aurait eu beaucoup à faire. Il y avait tant de façons de rendre riche cette expérience… Mais il n’en fit rien.
— Qu’aurait-il pu faire? demanda le jeune homme. Que voulez-vous dire?
— Tuer n’est pas un acte ordinaire, dit le vampire. Il ne s’agit pas seulement de se rassasier de sang. (il secoua la tête.) C’est faire l’expérience de la vie de quelqu’un d’autre, et souvent c’est sentir, à travers le sang, cette vie s’en aller lentement. Pour moi, C’est aussi, toujours, l’expérience renouvelée de la perte de ma propre vie, de ce moment où j’aspirais le sang de Lestat par son poignet, sentant son cœur battre avec le mien. C’est chaque fois célébrer le souvenir de cette expérience, qui est pour les vampires l’expérience ultime.
Le vampire parlait sur un ton extrêmement grave, comme pour convaincre un contradicteur.
— Je ne pense pas que Lestat ait jamais partagé ces sentiments, quoique je ne sache pas comment il pouvait s’en empêcher. Disons qu’il appréciait une partie, une très faible partie, de ce que la vie surnaturelle lui offrait. En tout cas, il ne prit pas la peine de me rappeler mes sensations de la veille, mon acharnement à boire à son poignet, pour en tirer la substance même de la vie. Pas plus qu’il ne chercha à me choisir un lieu où j’aurais pu faire l’expérience de mon premier meurtre avec un minimum de calme et de dignité. Il me précipita dans ma première rencontre avec le crime comme si c’était là quelque chose à mettre derrière soi au plus vite, comme le voyageur pressé cherche à laisser derrière lui la route le plus longue possible.
« Quand il eut rattrapé l’esclave, il le bâillonna, l’immobilisa et dégagea son cou.
« — Allez-y, me dit-il. Vous ne pouvez plus revenir en arrière.
« J’obéis, révulsé et impuissant. Je m’agenouillai près de l’homme qui se débattait, plié en deux, et, me cramponnant des deux mains à ses épaules, enfonçai dans son cou mes dents, qui ne faisaient que commencer leur transformation. Je dus déchirer la chair, au lieu de la percer; mais, la blessure ouverte, le sang coula, et, quand je fus soudé à son cou, que je commençai à boire…, tout le reste disparut.
« Lestat, le marais, les bruits qui parvenaient du campement, tout cela ne signifiait plus rien. Mon compagnon n’avait pour moi pas plus d’importance que le bourdonnement d’un insecte. J’étais magnétisé ; le corps tiède soulageait en se débattant la tension de mes mains. Et le battement de tambour revint. C’était la pulsation de son cœur — mais, cette fois, il battait sur un rythme parfaitement synchrone du mien, et tous deux résonnaient en chaque fibre de mon être. Puis les battements se firent de plus en plus lents, jusqu’à ce que chacun d’entre eux ne fût plus qu’une douce rumeur qui menaçait de se prolonger à l’infini. J’étais sur le point de m’assoupir, arraché à la pesanteur terrestre, quand Lestat me tira en arrière.
« — Il est mort, espèce d’idiot! proféra-t-il avec son charme et son tact caractéristiques. Il ne faut plus boire quand ils sont morts! Mettez-vous bien cela dans la tête!
« Je fus pris un instant d’une sorte de frénésie hors de moi-même, je prétendis que le cœur de l’esclave battait encore et tentai furieusement de m’agripper de nouveau à son corps. Mes mains coururent sur sa poitrine, s’accrochèrent à ses poignets. Je les aurais ouverts de mes dents si Lestat ne m’avait obligé à me relever, tout en m’assenant une gifle. Cette gifle fut étonnante. Non point douloureuse au sens ordinaire du terme, mais comme un choc sensationnel, d’une nature différente, un ébranlement de tous mes sens, qui me fit chanceler et m’obligea, impuissant et hagard, à m’adosser à un cyprès, les oreilles palpitant du grésillement des insectes nocturnes.
« — Vous mourrez si vous n’y prenez pas garde, continuait Lestat. Votre victime vous aspirera dans la mort avec elle, si vous ne vous retirez pas au moment où la vie la quitte. Et, de plus, vous avez trop bu; vous allez être malade.
« Sa voix m’agaçait les nerfs. J’eus envie de me jeter sur lui, mais brusquement je ressentis ce qu’il avait prédit. C’était comme une douleur qui grignotait mon estomac, comme un tourbillon au-dedans de moi qui aspirait mes entrailles. C’était l’effet du sang qui passait trop vite dans mes propres veines, mais je ne le savais pas. Lestat s’en fut dans la nuit d’un pas de chat et je dus le suivre. J’avais mal à la tête, et ma douleur d’estomac ne s’était pas adoucie lorsque nous atteignîmes la Pointe du Lac.
« Nous nous assîmes à la table du salon. Je regardai avec mépris Lestat disposer des cartes pour une patience, sur le bois verni. Il était en train de marmonner des idioties. Je m’habituais à tuer, disait-il; cela ne serait rien. Je ne devais pas me laisser impressionner. Je réagissais trop violemment, comme si je n’étais pas débarrassé de ma « dépouille de mortel ». Je ne m’habituerais que trop à tout cela.
« — vous croyez vraiment? finis-je par demander.
« En fait, je me moquais de la réponse qu’il pourrait me faire. Je comprenais maintenant la différence qu’il y avait entre nous. L’épreuve du meurtre était passée sur moi comme un cyclone; de même celle d’avoir bu au poignet de Lestat. Ces deux expériences m’avaient tellement bouleversé, avaient tellement changé ma vision des choses, depuis le portrait de mon frère accroché au mur du salon jusqu’à l’étoile qui brillait au travers du carreau supérieur de la fenêtre, que je ne pouvais imaginer qu’un autre vampire les prenne pour simple routine. J’étais transformé, à jamais; je le savais. Ce que j’éprouvais au plus profond de moi, pour tout, même pour le bruit des cartes que mon compagnon alignait en rangées luisantes, c’était du respect. Lestat ressentait le contraire; ou bien ne ressentait rien. Il n’y avait rien à tirer de lui. Il marmonnait à mon adresse par-dessus son jeu, aussi ennuyeux, aussi banal, aussi malheureux qu’un mortel, et dépréciait mon aventure. Il était complètement fermé à la possibilité de vivre une expérience personnelle. Au matin, j’en étais arrivé à me rendre compte que je lui étais absolument supérieur et que j’avais été bien tristement joué en le recevant comme professeur. Il faudrait cependant qu’il soit mon guide pour les leçons indispensables — si toutefois il m’en restait vraiment à recevoir — et je devrais prendre mon parti d’une tournure d’esprit qui était blasphème à l’encontre de la vie elle-même. Mes sentiments à son égard n’étaient plus que totale froideur. En prenant conscience de ma supériorité, j’avais abandonné tout mépris. J’avais seulement faim de nouvelles découvertes, aussi belles et dévastatrices que mon meurtre, et je comprenais que, si je voulais magnifier toute expérience qui se présenterait à moi, je ne devrais compter que sur mes propres ressources pour faire mon apprentissage. Lestat n’était d’aucune utilité.
« Minuit était largement passé lorsque finalement je me levai et sortis sur la galerie. La lune était grosse au-dessus des cyprès, la lumière des chandelier filtrait par les portes ouvertes. Les piliers épais et les murs de plâtre de la maison avaient été récemment blanchis à la chaux, les planchers venaient d’être balayés, une pluie d’été avait lavé la nuit qui étincelait de gouttes d’eau. Je m’appuyai au dernier pilier de la galerie, la tête contre les tendres vrilles d’un jasmin qui poussait là en lutte constante avec une glycine, et, songeant à ce qui m’attendait sur les sentiers du monde et sur les sentiers du temps, je pris la résolution de les parcourir avec délicatesse et respect, retirant de chaque chose ce qui me permettrait de mieux goûter la suivante. Ce que tout cela signifiait, je ne le savais pas de façon certaine. Me comprenez-vous lorsque je dis que je ne voulais pas foncer tête baissée dans l’expérience de ma nouvelle vie, que ce que j’avais ressenti dans ma nature de vampire était beaucoup trop fort pour être gaspillé?
— Oui, répondit d’un ton ardent le jeune homme. On dirait que c’est comme d’être amoureux.
Les yeux du vampire brillèrent.
— C’est exact. C’est semblable à l’amour. (Il sourit.) Je vous décris mon état d’esprit de ce soir-là pour que vous sachiez qu’il y a de profondes différences entre les vampires et que vous compreniez comment j’en suis venu à choisir une approche différente de celle de Lestat. Dites-vous bien que je ne lui en voulais pas de ne pas apprécier son expérience, mais que, simplement, je n’arrivais pas à concevoir comment l’on pouvait gâcher pareilles sensations. Mais Lestat fit alors quelque chose qui devait m’enseigner une façon de poursuivre mon apprentissage.
« La manière dont il appréciait les richesses que recelait la Pointe du Lac n’était en rien superficielle. La beauté de la porcelaine dans laquelle on avait servi le souper de son père lui avait beaucoup plu; il aimait la douceur au toucher des tentures de velours, il traçait du pied les motifs des tapis. Il sortit de l’un des buffets un verre de cristal et dit :
« — Les verres me manquent.
« Mais il y avait dans sa voix une délectation malicieuse qui me fit l’étudier d’un œil dur. Comme je le détestais!
« — Je vais vous montrer un petit tour de ma façon, dit-il. Si vous aimez les verres.
« Ayant posé le verre de cristal sur la table à jeu, il vint me rejoindre sous la galerie et prit la pose d’un animal à l’affût. Perçant des yeux l’obscurité qui s’étendait au-delà de la zone qu’éclairaient les lumières de la maison, il scruta le sol au-dessous des branches arquées d’un chêne, puis en un clin d’œil, ayant sauté la balustrade et s’étant laissé choir souplement à terre, il plongea dans la nuit et attrapa quelque chose, de ses deux mains. Lorsqu’il me présenta sa capture, je sursautai de découvrir un rat.
« — Ne faites donc pas l’imbécile, dit-il. Vous n’avez jamais vu de rat?
« C’était un énorme rat des champs à la longue queue qui se débattait dans ses mains. Il le maintenait par le cou afin qu’il ne puisse mordre.
« — Cela peut-être très joli, un rat, reprit-il.
« Il entra dans le salon, ouvrit la gorge de l’animal au-dessus du verre de cristal, qui fut bientôt plein de sang, puis le balança par-dessus la balustrade de la galerie. Lestat éleva la coupe vers le chandelier d’un air de triomphe.
« — Il se pourrait que vous ayez besoin de vous nourrir de rats de temps à autre… Chassez donc de votre visage cette expression de dégoût, me dit-il. De rats, de poulets, de bétail… Si vous voyagez par bateau, vous avez sacrément intérêt à vous nourrir de rats; si vous ne voulez pas déclencher à bord une telle panique que l’on se mette à chercher votre cercueil. Oui, vous avez plutôt intérêt à nettoyer le navire de sa vermine.
« Sur ce, il dégusta le sang aussi délicatement que s’il se fût agi d’un bourgogne. Il eut une légère grimace:
« — Cela refroidit si vite!
« — Vous voulez bien dire que nous pouvons nous nourrir du sang des animaux? demandai-je.
« — Oui.
« Il finit de boire, puis jeta négligemment le verre dans la cheminée. J’en regardai les fragments.
« — Cela ne vous fait rien, n’est-ce pas?
« Il désigna d’un geste les éclats de cristal, avec un sourire sarcastique.
« — J’espère vraiment que cela ne vous fait rien, parce que, si cela vous déplaisait, il n’y a plus grand-chose que vous puissiez faire.
« — Je pourrais vous mettre à la porte de la Pointe du Lac, si cela me déplaisait, répondis-je, vous et votre père.
« Cela devait être ma première démonstration de mauvaise humeur.
« — Vous le feriez? demanda-t-il en feignant l’inquiétude. Vous ne savez pas tout encore…, non ?
« Il se mit à rire et traversa lentement la pièce, jusqu’à l’épinette dont il caressa du doigt la surface satinée.
« — Savez-vous jouer?
« Je dus répondre quelque chose comme : « N’y touchez pas! » mais il rit de nouveau :
« — J’y toucherai si j’en ai envie! Par exemple, vous ne savez pas tout sur ce qui peut occasionner votre mort. Et ce serait une telle calamité que de mourir maintenant, ne trouvez-vous pas.
« — Il y a bien quelqu’un d’autre au monde qui puisse m’apprendre tout cela, dis-je. Vous n’êtes sûrement pas le seul vampire! Votre père a peut-être soixante-dix ans. Vous ne pouvez donc pas être vampire depuis très longtemps, et quelqu’un a bien dû vous instruire…
« — Et vous croyez que vous pourrez découvrir d’autres vampires par vous-même? Ils pourront bien, eux, vous voir arriver, mais, mon cher ami, vous, vous ne les verrez même pas. Non, je ne pense pas que vous ayez tellement le choix au point où en sont les choses. Je suis votre professeur, vous avez besoin de moi, et vous n’y pouvez rien. De plus, tous deux, nous avons des personnes à notre charge. Mon père a besoin d’un médecin, et puis il y a votre mère et votre sœur. Ne vous avisez pas de leur confier, comme un mortel le ferait, que vous êtes devenu vampire. Contentez-vous de vous occuper d’elles et de mon père, ce qui signifie que, demain soir, vous aurez intérêt à tuer sans perdre de temps, puis à vous inquiéter des affaires de votre plantation. Et maintenant, au lit. Nous dormons dans la même chambre ; cela diminue beaucoup les risques.
« — Non, enfermez-vous tout seul dans la chambre, dis je. Je n’ai pas l’intention de dormir dans la même pièce que vous.
« Cela le rendit furieux.
« — Vous allez faire des idioties, Louis, je vous préviens. Nous ne pouvons plus nous défendre quand le soleil est levé. Deux chambres, cela veut dire deux fois moins de sécurité. Deux fois plus de précautions à prendre et deux fois plus de risques d’être remarqué.
« Puis il débita des dizaines d’arguments destinés à m’effrayer et à me forcer d’obéir, mais il aurait pu tout aussi bien parler aux murs. Je l’observais d’un œil intense, mais n’écoutais pas ce qu’il disait. Il me faisait l’effet d’une marionnette faible et stupide, d’une marionnette faite de brindilles et affublée d’une voix trop fluette et hargneuse.
« — Je dors seul, affirmai-je.
« J’éteignis, une à une, les bougies.
« — C’est presque le matin, insista-t-il.
« — Alors, enfermez-vous.
« Je pris mon cercueil à bras-le-corps, lui fis descendre l’escalier de brique. J’entendis le bruit de serrures qui jouaient dans les portes-fenêtres, le frôlement de tentures que l’on tirait. Le ciel était pâle mais encore constellé d’étoiles; la brise qui venait du fleuve portait une nouvelle ondée légère qui mouchetait les dalles de pierre. J’ouvris la porte de la chapelle de mon frère, en écartant les roses et les épines qui l’avaient presque scellée, puis posai le cercueil sur le sol de pierre, devant le prie-Dieu. Je distinguais presque les images de saints accrochées aux murs.
« — Paul, dis-je d’une voix basse, m’adressant à mon frère, pour la première fois de ma vie je ne ressens rien pour toi, ta mort ne me fait plus rien ; et, en même temps, pour la première fois aussi, je ressens pour toi toutes les émotions du monde, je ressens le chagrin de ta perte comme si je n’avais jamais su dans le passé ce qu’est le chagrin…
« Vous comprenez?
Le vampire se tournait vers le jeune homme.
— J’étais maintenant devenu complètement et parfaitement vampire. Je fermai hermétiquement les volets de bois sur les petites fenêtres grillagées et verrouillai la porte. Puis je grimpai dans le cercueil garni de satin, distinguant à peine le reflet de l’étoffe dans l’obscurité, et refermai le couvercle. Voilà comment je devins vampire.
— Et c’est comme cela que vous vous êtes retrouvé en compagnie d’un autre vampire que vous haïssiez, dit le jeune homme après un silence.
— Il fallait bien que je reste avec lui, répondit le vampire. Comme je vous l’ai dit, j’étais à sa merci. Il insinuait que j’ignorais encore beaucoup de choses qu’il me fallait savoir, et qu’il était le seul à pouvoir me les enseigner. En fait, la plus grande partie de ce qu’il m’apprit était de caractère pratique et pas tellement difficile à imaginer par soi-même. Par exemple, comment voyager par bateau en faisant transporter nos cercueils, dont nous prétendrions qu’ils contiendraient les restes d’êtres chers. Que nous allions enterrer quelque part ailleurs. Personne n’oserait ouvrir un cercueil pareillement chargé, et il ne nous resterait plus qu’à en sortir la nuit afin de pourchasser les rats peuplant le navire… Voilà le genre de choses qu’il m’expliquait. Il y avait aussi les magasins et les hommes d’affaires dont il savait qu’ils acceptaient de nous recevoir bien après les heures de fermeture pour nous approvisionner en articles à la mode de Paris ; il y avait les agents qui acceptaient de s’occuper de transactions financières dans les restaurants et les cabarets. En toutes ces questions pratiques, Lestat se montrait un professeur compétent. Je n’aurais pu dire quel type d’homme il avait été dans sa vie de mortel, et je ne m’en souciais guère ; maintenant, il paraissait vraiment appartenir à la même classe sociale que moi, ce qui m’était indifférent, mais cela rendait le cours de nos vies un peu plus lisse qu’il ne l’aurait été autrement. Il avait un goût sûr, bien qu’il considérât ma bibliothèque comme un « tas de poussière » et qu’il semblât plus d’une fois furieux de me voir lire ou noter quelques observations dans mon journal.
« — Ce sont des inepties de mortel, me disait-il.
« Alors que lui, pendant ce temps, dépensait sans compter mon argent pour meubler splendidement la Pointe du Lac, au point que même moi, qui me moquais des questions financières, je me sentais obligé de froncer le sourcil. Il recevait aussi des visiteurs à la Pointe du Lac — d’infortunés voyageurs qui remontaient la route du fleuve à dos de cheval ou en voiture, et quémandaient l’hospitalité pour la nuit en produisant des lettres d’introduction écrites par d’autres planteurs ou par quelque personnage officiel de La Nouvelle-Orléans. Il était si doux et si poli avec eux que cela rendait les choses beaucoup plus faciles pour moi, qui me trouvais lié à lui sans espoir, sans cesse heurté et blessé par sa malignité.
— Mais il ne faisait pas de mal à ces gens-là ? s’enquit le jeune homme.
— Oh! si, souvent. Mais puis-je vous confier un petit secret, qui vaut non seulement pour les vampires, mais aussi pour les généraux, les soldats et les rois? La plupart d’entre nous préférons de beaucoup voir quelqu’un mourir plutôt que d’être traités grossièrement sous notre propre toit. Étrange…, oui. Mais absolument vrai, je vous l’assure. Je savais que Lestat chassait des mortels toutes les nuits. Mais je n’aurais pu supporter qu’il fût désagréable ou méchant envers ma famille, mes hôtes, mes esclaves. Or il ne l’était pas et paraissait particulièrement apprécier d’avoir des visiteurs. Il pensait que nous ne devions reculer devant aucune dépense, s’il s’agissait de nos familles, et il me semblait même qu’il ensevelissait son père sous un luxe qu’il poussait presque au grotesque. Il fallait sans cesse vanter au vieil aveugle la beauté et le prix de ses robes de chambre et de ses vestes d’intérieur, lui dire quelles tentures d’importation on venait de fixer à son lit, lui réciter la liste des vins de France et d’Espagne que nous avions au cellier, lui apprendre combien produisait la plantation, même en ces mauvaises années où toute la côte parlait d’abandonner la culture de l’indigo pour celle de la canne à sucre. Cependant, en d’autres occasions, il brutalisait son vieux père, comme je vous l’ai déjà dit. Il explosait d’une telle rage que le vieillard en pleurnichait comme un enfant.
« — Est-ce que je ne t’entretiens pas comme un prince? lui hurlait Lestat à la figure. Est-ce que je ne comble pas le moindre de tes désirs? Arrête de geindre que tu veux te rendre à l’église ou aller voir tes vieux amis! Tu es complètement stupide, tous tes amis sont morts! Qu’attends-tu pour mourir et me laisser tranquille, et laisser tranquille mon argent!
« Le vieil homme répondait doucement, en larmes, que toutes ces choses-là signifiaient si peu à son âge qu’il se serait contenté de rester dans sa petite ferme… J’avais souvent envie de lui demander : « Où était donc votre ferme? D’où venez-vous? » — ce qui aurait pu me donner quelque indice sur l’endroit où Lestat avait rencontré d’autres vampires. Mais je n’osais jamais soulever ces questions, de peur que le vieil homme ne se mette à gémir et que Lestat n’en devienne furieux. Ces crises n’étaient cependant pas plus fréquentes que les périodes où Lestat, affichant une gentillesse presque obséquieuse, apportait à son père son dîner sur un plateau et lui donnait à manger patiemment, tout en lui parlant du temps, de ce qui se passait à La Nouvelle-Orléans, de ce que faisaient ma mère et ma sœur. De toute évidence, il y avait un gouffre entre le père et le fils, tant dans leur éducation que dans leurs manières, mais il m’était totalement impossible d’en deviner l’origine. J’en vins finalement à concevoir une certaine indifférence à l’égard de tout cela.
« Oui, la vie m’était possible dans ces conditions. Il y avait toujours, derrière son sourire moqueur, la promesse d’une science grandiose ou terrible, d’un commerce avec des choses si ténébreuses que je ne pouvais me les imaginer. Tout le temps, il cherchait à me rabaisser, à m’attaquer sur le sujet de mon amour des sens, de ma répugnance au meurtre, à se moquer des quasi-pâmoisons que l’acte de tuer pouvait provoquer en moi. Il éclata d’un rire bruyant le jour où je découvris que je pouvais me voir dans les miroirs et que les croix étaient sans effet sur moi. Lorsque je l’interrogeais sur Dieu ou sur le diable, il se contentait de me faire ironiquement, d’un doigt devant ses lèvres, signe de me taire. Une fois pourtant il me dit, avec un malin sourire:
« — J’aimerais bien rencontrer le diable un de ces soirs… Je lui donnerais la chasse, jusqu’aux rives sauvages du Pacifique. Le diable, c’est moi.
« Comme je restais bouche bée, il partit d’un éclat de rire. En fait, ce qui se passait, c’est que j’en étais venu, par dégoût pour lui, à l’ignorer et à m’en méfier, tout en l’étudiant avec une certaine fascination distante. Parfois, je me retrouvais en train de fixer du regard le poignet d’où j’avais tiré mon essence de vampire, et j’étais saisi alors d’une telle impression de calme qu’il me semblait que mon esprit avait quitté mon corps, ou plutôt que mon corps était devenu mon esprit ; il s’en apercevait et m’observait sans rien comprendre à mes sentiments, à ma soif de savoir, et, s’approchant, me secouait pour me tirer de ma langueur. Je supportais tout cela en affichant ouvertement un détachement dont je n’avais jamais su faire preuve dans ma vie de mortel. J’en vins à comprendre qu’était partie intégrante de la nature du vampire cette capacité à rester assis dans ma maison de la Pointe du Lac pendant des heures entières, à songer à l’existence de mortel qu’avait eue mon frère, à la considérer dans sa brièveté ourlée de ténèbres insondables, et à me rendre compte de la vanité de la passion destructrice qu’avait causée en moi sa perte ; sa perte, qui m’avait rendu pour mes semblables pareil à un animal enragé. Ce n’étaient alors que pensées confuses dansant frénétiquement dans le brouillard de mon âme; et maintenant, maintenant que j’avais revêtu cette étrange nature de vampire, c’était une profonde tristesse que je ressentais. Mais je ne voudrais pas vous donner l’impression que je me complaisais dans cette tristesse, ce qui aurait été pour moi un terrible gâchis. Je préférais regarder autour de moi tous les mortels que je connaissais, pénétré du sentiment que toute vie était précieuse, condamnant du même coup les passions qui la laissaient filer entre les doigts comme du sable, rejetant comme stérile tout sentiment de culpabilité.
« Il m’avait fallu devenir vampire pour faire vraiment la connaissance de ma sœur. Je lui avais interdit la plantation pour la plonger dans cette vie citadine dont elle avait tellement besoin pour exister par elle-même, pour se convaincre de sa propre beauté et trouver à se marier, au lieu de ruminer son chagrin de la disparition de mon frère, de pleurer mon départ ou de devenir la domestique de ma mère. Je leur fournissais tout ce dont elles avaient envie ou besoin, accordant mon attention immédiate à la requête la plus banale. Ma sœur riait de la transformation qui s’était opérée en moi quand, à la faveur de la nuit, je venais la prendre à notre appartement situé dans un quartier de rues étroites bordées de maisons de bois pour aller nous promener au clair de lune sur la levée plantée d’arbres, où nous savourions le parfum des fleurs des orangers et la caresse de l’air tiède, et parlions des heures durant de ses pensées et de ses rêves les plus secrets — ces petites fantaisies qu’elle n’osait dire à personne et qu’elle ne me confiait qu’en chuchotant lorsque nous nous retrouvions tout à fait seuls dans les fauteuils du salon à peine éclairé. Je la voyais devant moi, réalité douce et tangible, lumineuse et précieuse créature, qui si tôt vieillirait, si tôt mourrait, si tôt ne jouirait plus de ces moments qui, en suspendant le cours du temps, nous promettaient, à tort…, bien à tort, quelque immortalité. Promesse pareille à un droit acquis de naissance, dont nous ne pouvons appréhender la signification avant d’être parvenu à ce moment du milieu de notre vie où nous apercevons devant nous tout juste autant d’années qu’il y en a derrière. Quand chaque instant, chaque instant doit être reconnu et savouré.
« C’était mon détachement qui rendait possibles ces relations avec ma sœur, cette solitude sublime dans laquelle Lestat et moi traversions le monde des mortels. Nous n’avions aucun souci matériel… Il faut que je vous explique comment cela se passait, d’une façon pratique.
« Lestat savait parfaitement choisir ses victimes pour leurs vêtements somptueux ou autres signes prometteurs de luxe extravagant, afin de les voler. Mais vivre caché, trouver un refuge avaient été pour lui de terribles problèmes. Je l’avais soupçonné d’être, sous son vernis de gentilhomme, dramatiquement ignorant des questions financières les plus simples. Mais ce n’était pas le cas — ce qui lui permettait d’acquérir à tout moment du liquide que je pouvais investir. Quand il n’était pas en train de fouiller les poches d’une de ses victimes dans une ruelle, on le trouvait, dans l’un des salons les plus huppés de la ville, à une table de jeu où il utilisait sa sagacité de vampire à dépouiller de leur or et de leurs titres de propriété de jeunes fils de planteurs séduits par son charme et trompés par ses façons amicales. Mais, de cette manière, il n’avait jamais obtenu le genre de vie qu’il souhaitait, et c’est pour cette raison qu’il m’avait introduit dans son monde surnaturel, afin de bénéficier des services d’un intendant et d’un financier qui ferait fructifier dans sa nouvelle vie la pratique acquise en tant que mortel.
« Permettez-moi maintenant de vous décrire La Nouvelle-Orléans telle qu’elle était alors, et telle qu’elle allait devenir, de façon que vous compreniez combien pour nous la vie était simple. Il n’y avait pas en Amérique de ville comparable à La Nouvelle-Orléans. Elle était peuplée non seulement des Français et des Espagnols de toutes classes sociales qui avaient fini par y former une aristocratie particulière, mais aussi d’immigrants arrivés ensuite de toutes parts, et spécialement d’Irlande et d’Allemagne. Il y avait les gens de couleur, non seulement les esclaves noirs, dont la population n’était pas encore homogène et gardait la diversité fantastique des vêtements et des coutumes de leurs tribus, mais aussi la grande communauté en accroissement où se mêlaient notre sang et le sang des îles, et qui produisait une caste unique et magnifique d’artisans, d’artistes, de poètes et de beautés féminines renommées. Et puis il y avait les Indiens, qui envahissaient la levée les jours d’été pour vendre des herbes et des produits de leur artisanat. Et encore, circulant à travers tout cela, à travers ce mélange de langages et de couleurs de peau, on trouvait les gens du port, les marins, qui déferlaient en vagues sur les cabarets où ils dépensaient leur solde, achetaient pour une nuit des beautés claires ou foncées, se régalaient du meilleur que pouvaient leur offrir les cuisines françaises ou espagnoles et s’enivraient des vins qui provenaient du monde entier. Enfin, des années après ma métamorphose, s’ajoutèrent à tout cela les Américains, qui construisirent le nouveau quartier en amont du quartier français, de magnifiques demeures à l’antique qui luisaient comme des temples dans le clair de lune. J’oubliais les planteurs, toujours les planteurs, bien sûr, qui descendaient en ville avec leur famille dans leurs landaus brillants, pour acheter robes du soir, argent et pierres précieuses, pour encombrer les rues étroites qui menaient à l’ancien Opéra français, au Théâtre d’Orléans et à la cathédrale Saint-Louis, d’où retentissaient par les portes ouvertes les chants de la grand-messe du dimanche, chants qui planaient sur la foule assemblée sur la place d’Armes, sur les bruits et les cris du marché français, sur le défilé silencieux et fantomatique des bateaux naviguant sur les flots surélevés du Mississippi — le fleuve coulait entre les digues qui en surélevaient le cours au-dessus du niveau de La Nouvelle-Orléans, de sorte que les bateaux semblaient voguer dans le ciel.
« Ainsi était La Nouvelle-Orléans, endroit magique et magnifique pour qui y vivait. Endroit où vampire aux habits riches marchant sous les flaques de lumière espacées des lampes à gaz n’attirait pas plus l’attention, le soir, que des centaines d’autres créatures exotiques — si même on le regardait jamais, si même quelqu’un s’était jamais arrêté pour chuchoter derrière son éventail: « Cet homme…, comme il est pâle, comme sa peau luit…, comme il se déplace étrangement. Ce n’est pas naturel! » Une ville où un vampire pouvait disparaître avant même que les mots aient franchi les lèvres, où il pouvait, de son œil de chat, explorer les ruelles, les cabarets obscurs où les marins s’endormaient, la tête sur la table, sonder les grandes chambres d’hôtel hautes de plafond où peut-être serait assise quelque silhouette solitaire, les pieds posés sur un coussin brodé, les jambes recouvertes d’une courtepointe de dentelles, la tête inclinée à la lumière terne d’une unique chandelle, sans voir la grande ombre qui bougerait sur les fleurs de plâtre des corniches, les longs doigts blancs qui étoufferaient la flamme frêle.
« Une ville remarquable, ne serait-ce que parce que tous les hommes et toutes les femmes qui y passèrent un moment de leur vie laissèrent derrière eux quelque monument, quelque structures de marbre, de brique ou de pierre qui demeure toujours; si bien que, même lorsque disparurent les réverbères à gaz, lorsque vinrent les avions et que les immeubles de bureaux se mirent à envahir Canal Street, il subsista une parcelle irréductible de beauté et de romantisme ; peut-être pas dans chaque rue, mais dans tant de lieux que le paysage de la ville est pour moi à jamais celui d’antan et que, lorsque je me promène maintenant, sous la lumière des étoiles, dans les rues du quartier français ou du Garden District, je suis de nouveau dans ce temps d’autrefois. Je suppose que cela vient de la nature de ces vestiges. que ce soit une petite maison ou une demeure ornée de colonnes corinthiennes et de dentelles de fer forgé, elle ne raconte pas que tel ou tel humain passa par ici; non, elle dit que ce qu’il ressentit à un endroit précis, à une époque déterminée, existe toujours. C’est la même lune d’autrefois qui se lève sur la Nouvelle-Orléans. Aussi longtemps que subsisteront ces témoignages du temps passé, se sera la même lune. Les sentiments, au moins ici… et là…, les sentiments restent les mêmes.
Le vampire semblait triste, Il soupira, comme s’il doutait de ce qu’il venait de dire.
— De quoi parlais-je? demanda-t-il soudain, paraissant un peu las. Oui, d’argent. Lestat et moi, nous devions trouver de l’argent, et je vous disais qu’il en volait. Mais, l’important, c’était ensuite de l’investir. Nous devions utiliser ce que nous accumulions. Mais j’anticipe. Je tuais des animaux, j’y reviendrai dans un moment, mais Lestat tuait des humains sans cesse, parfois deux ou trois dans la nuit, quelquefois plus. Il buvait de l’un juste assez pour satisfaire une soif momentanée, puis continuait sur un autre. De meilleure qualité était l’animal, disait-il sur son mode vulgaire, et plus il appréciait la chose. Une fraîche jeune fille, c’était son hors-d’œuvre favori ; mais le meurtre glorieux, pour lui, c’était celui d’un jeune homme. Un jeune homme comme vous, d’environ votre âge, l’aurait particulièrement attiré.
— Comme moi? murmura le jeune homme en se redressant — il s’était penché, s’appuyant sur les coudes pour mieux regarder le vampire, les yeux dans les yeux.
— Oui, reprit le vampire, qui feignit de n’avoir pas remarqué le changement d’expression de son interlocuteur. Vous voyez, le jeune homme représentait dans l’esprit de Lestat la plus grosse perte possible, parce qu’il se trouvait au seuil des possibilités maximales d’une existence. Évidemment, Lestat lui-même n’en était pas conscient. C’est moi qui fais cette analyse. Lestat, lui, n’a jamais rien compris.
« Je vais vous donner un exemple parfait de ce qu’aimait Lestat. Sur le fleuve, en amont de notre domaine, se trouvait la plantation des Frênière, magnifique terre qui promettait de faire la fortune de ses propriétaires, du fait que le procédé de raffinage du sucre venait juste d’être inventé. Je suppose que vous savez que l’on raffinait le sucre en Louisiane. Il y a une sorte d’ironie parfaite dans ce fait que le pays que j’aimais produisît du sucre raffiné. Je dis cela sans amertume : ce sucre raffiné est un poison, mais il était pareil à l’essence de la vie à La Nouvelle-Orléans, si douce qu’elle en pouvait être fatale, si riche et si attrayante que toutes les autres valeurs en étaient oubliées… Donc, plus haut que nous sur le fleuve vivaient les Frênière, grande et vieille famille française dont la génération présente était composée de cinq jeunes femmes et d’un jeune homme. Trois des filles n’étaient plus d’âge à se marier, mais les deux autres étaient encore assez jeunes. Tout reposait sur le jeune homme : il devait diriger l’exploitation, comme je l’avais fait pour ma mère et pour ma sœur; il devait s’occuper de négocier les mariages, de réussir à fournir des dots, alors que la fortune de la famille dépendait, précaire, de la prochaine récolte de canne; il devait marchander, lutter, et tenir à distance du monde des Frênière le monde matériel dans son entier. Lestat décida qu’il le voulait, et, comme le destin semblait vouloir le devancer, il devint fou à en risquer sa propre vie. En effet, le jeune Frênière s’était retrouvé engagé dans un duel, après avoir insulté un jeune créole espagnol au cours d’un bal. L’affaire était en soi négligeable, mais, comme souvent les créoles, celui-ci voulait mourir pour rien. Ils étaient deux à vouloir mourir pour rien. Le domaine des Frênière fut mis en éruption. Lestat sut tout, car nous chassions sur leurs terres : Lestat chassait les esclaves et les voleurs de poules; moi, je chassais les animaux.
— Vous ne tuiez que des animaux’?
— Oui. Mais, je vous l’ai dit, je vais y revenir. Nous connaissions tous deux la plantation, et je m’étais autorisé l’un des plaisirs les plus grands du vampire, celui d’observer les gens sans qu’ils s’en doutent. Je connaissais les sœurs Frênière aussi bien que les rosiers magnifiques qui poussaient autour de la chapelle de mon frère. C’était un groupe de femmes tout à fait unique. Toutes, à leur façon, avaient l’élégance de leur frère, mais l’une d’elles, je la nommerai Babette, était de surcroît supérieurement intelligente. Cependant, aucune n’avait reçu l’éducation nécessaire pour s’occuper de la plantation, aucune ne comprenait les choses financières les plus élémentaires. Elles dépendaient totalement de leur frère, et en avaient conscience. Il y avait donc, mêlé à leur amour pour lui, à leur conviction passionnée qu’il était capable de décrocher la lune, et que tout amour conjugal qu’elles pourraient jamais connaître ne serait qu’un pâle reflet de leur amour fraternel, il y avait mêlé à tout cela le désespoir violent né de l’instinct de survie. Si Frênière mourait dans le duel, l’exploitation s’effondrerait. Son économie fragile, son train de vie splendide, liés de manière permanente à des hypothèques garanties par la récolte de l’année suivante, étaient entre ses seules mains. Vous pouvez donc imaginer la panique et le désarroi qui régnaient au domaine des Frênière la nuit où le frère descendit en ville au rendez-vous fixé pour le duel. Et maintenant représentez-vous Lestat, grinçant des dents comme un diable d’opéra bouffe parce que le meurtre du jeune Frênière risquait de lui échapper.
— Voulez-vous dire que… vous étiez inquiet pour les filles Frênière?
— Très inquiet, dit le vampire. Leur situation était épouvantable. Et j’étais inquiet aussi pour le jeune homme. Cette nuit-là, il s’enferma dans le bureau de son père et fit son testament. Il savait parfaitement bien que s’il tombait sous la rapière le matin suivant, à quatre heures, sa famille serait entraînée dans sa chute. Il déplorait la situation, mais ne pouvait rien faire pour la modifier. Esquiver le duel aurait signifié sa ruine sociale, et aurait même été probablement impossible. Son adversaire l’aurait poursuivi jusqu’à le forcer à combattre. Lorsque à minuit il quitta la plantation, il regardait la mort en face avec l’assurance de celui qui, n’ayant pas le choix du chemin à suivre, décide de le faire avec un parfait courage. Ou bien il tuerait le jeune Espagnol, ou bien il mourrait; l’issue du combat était imprévisible, malgré toute son habileté. Son visage reflétait une profondeur de sentiments et de réflexion que je n’avais jamais vue en aucune des victimes de Lestat. C’est là que je me battis pour la première fois avec Lestat. Pendant des mois, je l’avais empêché de tuer le jeune homme; à l’heure présente, il craignait d’être devancé par le jeune Espagnol.
« Nous poursuivîmes à dos de cheval le jeune Frênière sur la route de La Nouvelle-Orléans, Lestat cravachant pour le rattraper et moi cravachant pour rattraper Lestat. Je vous ai dit que le duel était prévu pour quatre heures du matin, à la limite du marais, juste à la sortie de la porte septentrionale de la ville. Arrivant là un peu avant quatre heures, nous aurions tout juste le temps de rentrer à la Pointe du Lac avant l’aube, ce qui signifiait que nos vies étaient en danger. J’étais furieux contre Lestat comme je ne l’avais jamais été ; il était déterminé à tuer le jeune homme.
« — Laissez-lui sa chance! insistai-je en me saisissant de Lestat avant qu’il pût approcher sa victime.
« C’était le plein hiver; dans les marais régnait un froid mordant et humide, et une pluie glacée balayait, rafale après rafale, la clairière où le duel devait avoir lieu. Bien sur, je ne craignais pas les intempéries comme peut le faire un mortel; le froid ne m’engourdit pas, je ne suis pas sujet aux grelottements ni aux maladies des humains. Mais les vampires ressentent le froid avec autant d’âpreté que les hommes, et le sang de leurs victimes est souvent le riche et sensuel remède qu’ils emploient pour s’en défendre. Cependant, ce qui m’inquiétait ce matin-là, ce n’était pas l’inconfort qui était mien, mais l’excellente couverture d’obscurité qu’offraient les éléments, et qui rendait Frênière extrêmement vulnérable à l’assaut de Lestat. Il suffirait qu’il s’écarte d’un pas de ses amis, en direction du marais, pour devenir une proie facile. C’est pourquoi j’empoignai Lestat et l’immobilisai.
— Mais vous ressentiez envers tout cela en même temps un certain détachement, une distanciation?
— Hum… (Le vampire soupira.) Oui. Mêlés à une colère résolue. Se rassasier de la vie d’une famille entière était pour moi la quintessence même de l’indifférence et du mépris envers tout ce qu’il aurait dû regarder avec la profondeur que lui conférait sa nature. Alors, je le maintenais ferme dans le noir, tandis qu’il me crachait des injures. Le jeune Frênière prit sa rapière des mains de son ami et témoin, puis s’avança sur l’herbe lisse et humide à la rencontre de son adversaire. Quelques mots furent échangés, et le duel commença. Il ne dura qu’un instant : Frênière avait mortellement blessé son rival d’une vive estocade dans la poitrine. Le jeune Espagnol tomba à genoux dans l’herbe, perdant son sang, mourant, et cria quelque chose d’inintelligible à l’adresse de Frênière. Le vainqueur resta debout sans bouger. Chacun pouvait voir qu’il ne tirait aucun plaisir de sa victoire, qu’il considérait la mort comme une abomination. Ses compagnons s’avancèrent avec leurs lanternes et le pressèrent de rentrer aussi vite que possible, en abandonnant le mourant à ses amis. Pendant ce temps, l’Espagnol n’avait permis à personne de le toucher. Mais, comme Frênière et ses deux compagnons faisaient demi-tour et se dirigeaient à pas lourds vers leurs chevaux, il sortit un pistolet. Je fus peut-être le seul à m’en apercevoir, dans l’obscurité. En tout cas, je criai un avertissement à Frênière tout en me jetant sur l’arme, et cela suffit à Lestat. Alors que je m’appliquais maladroitement à attirer l’attention de Frênière et à m’emparer du pistolet, Lestat, avec ses années d’expérience et sa plus grande agilité, s’était saisi du jeune homme et l’avait fait disparaître dans les cyprès. Je ne pense pas que ses amis aient jamais compris ce qui s’était produit. Le pistolet partit, l’Espagnol s’effondra, et je me précipitai dans les marécages presque gelés en appelant Lestat.
« Je le vis enfin. Frênière gisait étendu sur les racines noueuses d’un cyprès, les bottes plongées dans l’eau sombre, et Lestat était encore penché sur lui, maintenant fermement la main de sa victime qui tenait toujours la lame. Je voulus lui faire lâcher prise, mais il projeta sa main droite vers moi, dans un geste si fulgurant que je ne le vis pas, et que je ne compris qu’il m’avait frappé que lorsque je me retrouvai moi aussi dans l’eau. Le temps de recouvrer mes esprits et Frênière était mort. Je vis ses yeux clos, ses lèvres immobiles comme s’il ne faisait que dormir. Je commençai à maudire Lestat, et tressaillis quand le corps du jeune homme se mit à glisser dans le marécage. L’eau monta vers son visage et le recouvrit complètement. Lestat jubilait. Il me rappela d’un mot bref que nous avions moins d’une heure pour rentrer à la Pointe du Lac et jura de se venger de moi.
« — Si je n’aimais tant la vie de planteur en Louisiane, j’en terminerais avec vous cette nuit même. Je connais un moyen, menaça-t-il. Je devrais perdre votre cheval dans les marais. Vous n’auriez plus qu’à vous creuser un trou pour y étouffer!
« Il enfourcha son cheval. et s’en fut.
« Même après toutes ces années, je ressens encore cette colère contre lui, tel un métal en fusion dans mes veines. Je compris a ce moment ce que signifiait pour lui être un vampire.
— Ce n’était qu’un tueur, intervint le jeune homme, dans la voix duquel se reflétait quelque chose de l’émotion du vampire. Aucun respect pour rien.
— Non. Etre un vampire signifiait pour lui se venger. Se venger de la vie elle-même. Chaque fois qu’il prenait une vie, c’était une vengeance. Rien d’étonnant donc à ce qu’il n’appréciât rien. Il n’était même pas en état de soupçonner les nuances que pouvait revêtir l’existence d’un vampire, tant il était braqué sur cette vengeance maniaque qu’il voulait assouvir contre la vie de mortel qu’il avait quittée. Consumé de haine, il regardait le passé; consumé d’envie, il n’aimait rien à moins qu’il ne soit en mesure de le dérober aux autres; et, son larcin accompli, il se montrait de nouveau amer et inassouvi, incapable d’apprécier l’objet volé. Il se tournait alors vers autre chose. Aveugle, stérile et méprisable vengeance…
« Je vous ai parlé des sœurs Frênière. Il était presque cinq heures et demie lorsque j’atteignis leur domaine. L’aube viendrait peu après six heures, mais j’étais tout près de chez moi. Je me glissai sur la galerie supérieure de la maison et les vis toutes rassemblées dans le salon. Elles n’avaient même pas revêtu leurs vêtements de nuit. Les flammes des chandelles étaient basses. Dans l’attente du mot fatidique, elles s’étaient assises, déjà dans l’attitude du deuil. Elles étaient toutes habillées de noir, selon leur habitude lorsqu’elles étaient chez elles, et, dans la pénombre, les formes noires de leurs robes se fondaient à leurs cheveux de jais, si bien qu’à la lueur des bougies leurs visages évoquaient cinq apparitions pâles et tremblotantes, tristes et courageuses. Seul le visage de Babette montrait de la résolution, et faisait penser qu’elle était déjà déterminée à prendre la charge du domaine si son frère mourait. Son expression était la même que celle de son frère quand il était monté sur son cheval pour se rendre au duel. C’était une tâche insurmontable qui l’attendait, et qui mènerait sans aucun doute à la ruine finale dont Lestat serait le responsable. Alors, je pris un grand risque : je me fis connaître d’elle, en jouant avec la lumière. Ainsi que vous le constatez, mon visage est très blanc et sa surface, lisse, renvoie la lumière, un peu comme du marbre poli.
— Oui, approuva le jeune homme, un peu troublé. Votre visage est… très beau, vraiment, ajouta-t-il. Je me demande si… Et que se passa-t-il donc ensuite?
— Vous vous demandez si j’étais bel homme durant sa vie de mortel, dit le vampire.
Le jeune homme fit oui de la tête.
— Je l’étais, en effet. Rien de fondamental n’a changé en moi. Si ce n’est que je ne savais pas que j’étais beau. La vie soufflait autour de moi des tourbillons de petits problèmes mesquins, comme je vous le disais. Je ne regardais rien d’un œil libre, pas même les miroirs…, surtout pas les miroirs… Mais j’en reviens à mon histoire. Je m’approchai du carreau de la fenêtre et laissai la lumière tomber sur mon visage, alors que justement les yeux de Babette étaient tournés vers la vitre, puis fis en sorte de disparaître à propos.
« Quelques secondes plus tard, toutes les sœurs savaient qu’elle avait aperçu une « créature étrange », une créature fantomatique. Les deux esclaves qui servaient à la maison refusèrent fermement d’aller voir. Impatient, j’attendis qu’arrive ce que j’avais souhaité : que Babette se décide à prendre sur une petite table un candélabre, à en allumer les bougies, et, dédaigneuse de la peur générale, à s’aventurer seule sur la véranda froide, tandis que ses sœurs s’agitaient dans l’embrassure de la porte comme de grands oiseaux noirs, l’une d’elles criant même que leur frère était mort et qu’elle en avait vu le spectre. Il faut que vous compreniez, évidemment, que Babette, avec sa force d’âme, ne pouvait avoir la faiblesse d’attribuer ce qu’elle avait vu à un tour de son imagination ou à une apparition fantomatique. Je la laissai traverser dans toute sa longueur la véranda obscure avant de lui parler, et même alors je ne lui permis de distinguer que le vague contour de ma silhouette près de l’une des colonnes.
« — Dites à vos sœurs de se retirer, lui murmurai-je. Je suis venu vous parler de votre frère. Faites ce que je vous dis.
« Après être restée quelques secondes immobile, elle se tourna vers moi et s’efforça de me voir malgré l’obscurité.
« — Je n’ai que peu de temps. Je ne vous ferais de mal pour rien au monde, ajoutai-je.
« Décidant d’obéir, elle dit à ses sœurs que ce n’était rien et leur demanda de fermer la porte. Elles obtempérèrent, en personnes prêtes à tout abdiquer pour avoir un chef. Alors, je m’avançai dans la clarté du candélabre que Babette portait.
Le jeune homme ouvrait de grands yeux. Sa main se posa sur ses lèvres.
— Aviez-vous pour elle l’apparence que… vous avez pour moi? demanda-t-il.
— Vous posez cette question avec tant d’innocence ! répondit le vampire. Oui, je pense que oui. Si ce n’est que, à la lueur des bougies, j’ai toujours eu une apparence moins surnaturelle. De toute façon, je n’avais aucunement l’intention de passer à ses yeux pour une créature normale.
« — Je n’ai que quelques minutes, lui dis-je dès que la porte fut fermée. Mais ce que j’ai à vous dire est de la plus grande importance. Votre frère s’est battu bravement et a vaincu; cependant, il faut que vous sachiez qu’il est mort. Ce fut une mort inéluctable, qui a fondu sur lui dans la nuit comme un voleur, et contre laquelle sa vertu et son courage étaient impuissants. Mais ceci n’est pas l’essentiel de ce que j’ai à vous dire. Voici. Vous pouvez diriger la plantation et la sauver. Il suffit pour cela que vous ne vous laissiez convaincre par personne du contraire. Vous devez remplacer votre frère, en dépit de toutes les manifestations de réprobation, de toutes les récriminations de convention, de bienséance ou de bon sens. N’écoutez rien de tout cela. La terre qui vous appartient est la même aujourd’hui qu’hier, alors que votre frère dormait encore là-haut dans sa chambre. Rien n’est changé. Vous devez prendre sa place. Si vous ne le faisiez pas, la terre serait perdue, et votre famille aussi. Vous seriez cinq femmes à vivre sur une faible pension, condamnées à vous contenter de la moitié ou moins encore de ce que la vie peut vous offrir. Apprenez ce que vous devez savoir, ne laissez passer aucune interrogation sans en trouver la réponse. Et prenez ma visite comme un encouragement, si jamais votre résolution chancelait. Vous devez saisir les rênes de votre nouvelle vie. Votre frère n’est plus.
« Il m’était permis de voir sur son visage qu’elle avait entendu chacun de mes mots. Elle m’aurait posé des questions, mais elle me crut lorsque j’affirmai que je n’avais pas le temps d’y répondre. Puis j’usai de toute mon habileté à m’enfuir si rapidement qu’il sembla que je m’évanouissais. Je regardai, du jardin où je me trouvais maintenant, son visage éclairé par les bougies. Elle fouilla des yeux l’obscurité, de tous côtés, à ma recherche, puis fit un signe de croix et rentra retrouver ses sœurs.
Le vampire sourit.
— On ne parla absolument pas, sur les rives du fleuve, d’une étrange apparition dont aurait été témoin Babette Frênière, mais, passé la période de condoléances et de commisération sur le sort de ces femmes laissées à elles-mêmes, elle devint l’objet de scandale de tout le voisinage parce qu’elle avait choisi de diriger l’exploitation toute seule. Elle réussit à procurer une énorme dot à sa sœur cadette, et se maria elle-même l’année suivante. Quant à Lestat et moi, nous n’échangions presque plus une seule parole.
— Continua-t-il à vivre à la Pointe du Lac?
— Oui. Je ne pouvais pas être sûr qu’il m’avait dit tout ce qu’il me fallait savoir. Il était d’ailleurs nécessaire d’avoir recours à de nombreux stratagèmes. Par exemple, ma sœur dut se marier en mon absence, tandis que j’étais atteint de « crises de paludisme », et quelque chose de semblable me terrassa le matin des funérailles de ma mère. Tous les soirs, nous nous asseyions, Lestat et moi, pour « dîner » en compagnie de son vieux père, et produisions de jolis bruits avec nos couteaux et nos fourchettes, tandis qu’il nous recommandait de bien finir nos assiettes et de ne pas boire trop vite notre verre de vin. Je recevais ma sœur au prix de douzaines d’ « horribles maux de tête » dans une chambre mal éclairée, enfoui sous des couvertures jusqu’au menton, en la priant, ainsi que son mari, de tolérer le peu de lumière destiné à ménager mes yeux douloureux, et cela dans le but de leur confier d’importantes sommes à investir pour notre profit commun. Heureusement, son mari était un idiot; un idiot inoffensif, mais un idiot tout de même, produit de quatre générations de mariages entre cousins germains.
« Cependant, alors que ce type de stratagèmes fonctionnait bien, nous commencions d’avoir quelques problèmes avec nos esclaves. C’est d’eux que vinrent les soupçons, d’autant plus que, comme je l’indiquais, Lestat tuait quiconque il avait envie de tuer. Aussi y avait-il constamment quelque rumeur de décès mystérieux sur cette partie de la côte. Mais les premiers murmures furent provoqués par certaines choses qu’ils avaient surprises de nos activités, ainsi que je pus m’en rendre compte, une nuit que je me glissais comme une ombre parmi les cases des esclaves.
« Je dois vous expliquer d’abord quelle était la nature de ces esclaves. Ceci se passait à peu près en 1795. J’avais vécu dans un calme relatif pendant quatre ans en compagnie de Lestat, ayant investi l’argent qu’il trouvait, augmenté nos terres, acheté des appartements et des maisons à La Nouvelle-Orléans, que je louais, la plantation elle-même rapportant peu… — c’était plus une couverture qu’une source de profit pour nous. Je dis « nous ». J’ai tort. Je n’ai jamais rien signé en faveur de Lestat, et, ainsi que vous l’avez compris, légalement, j’étais toujours en vie. Mais en 1795 les esclaves n’avaient pas cette nature que vous avez vue décrite dans les romans et les films qui traitent du Sud. Ce n’étaient pas ces gens à la peau brune et vêtus de haillons de toile qui parlaient sur un mode doux un dialecte issu de l’anglais. C’étaient des Africains. Certains étaient des gens des îles — je veux dire étaient originaires de Saint-Domingue. Leur peau était tout à fait noire, et ils étaient parfaitement étrangers. Ils parlaient leurs langues africaines ou le français créole et, lorsqu’ils chantaient, c’étaient des mélopées africaines qui transformaient la campagne en une contrée exotique et étrange, et qui m’effrayaient, du temps de ma vie de mortel. Superstitieux, ils possédaient leurs secrets et leurs traditions. En bref, leur nature profonde n’avait pas encore été complètement détruite. L’esclavage était la malédiction de leur vie, mais ils n’avaient pas encore été dépossédés de leur héritage d’Africains. Ils toléraient le baptême et les vêtements modestes que leur imposaient les lois du catholicisme français; mais, le soir, ils transformaient leurs pauvres étoffes en costumes séduisants et se faisaient des bijoux avec des os et des morceaux de métal jetés au rebut, qu’ils polissaient jusqu’à les faire ressembler à de l’or. Après la tombée de la nuit, la zone des cases de la Pointe du Lac était une terre étrangère, une côte africaine, où le plus hardi des surveillants n’aurait voulu s’aventurer. Mais rien de tout cela ne pouvait effaroucher un vampire.
« Du moins jusqu’au soir d’été où, invisible comme une ombre, je surpris par la porte ouverte de la case de l’un des contremaîtres noirs une conversation qui me convainquit que nous étions en grand danger pendant notre sommeil. Les esclaves savaient maintenant que nous n’étions pas des mortels ordinaires. A voix étouffée, les servantes de notre maison étaient en train de raconter comment elles nous avaient vus, au travers d’une fente dans la porte, dîner gaiement dans des plats vides et boire dans des verres vides, nos visages blêmes et fantomatiques à la lueur des bougies, en compagnie du malheureux vieillard qui était entre nos mains. Elles avaient aperçu par les trous de serrure le cercueil de Lestat, et, une fois, il avait battu l’une d’elles sans pitié parce qu’elle traînait devant les fenêtres de sa chambre, qui donnaient sur la véranda.
« — Il n’y a pas de lit dedans, se confiaient-elles l’une à l’autre avec des hochements de tête. Il dort dans le cercueil, j’en suis sûre.
« Moi, ils m’avaient vu, soir après soir, m’extraire de la chapelle qui n’était guère plus alors qu’une masse informe de briques et de vignes, couverte de glycines en fleur au printemps, de roses sauvages en été ; ses vieux volets, qui n’avaient jamais été peints et étaient toujours restés fermés, luisaient de mousse et les araignées couraient sous les voûtes de pierre. Je prétendais bien sûr la visiter en mémoire de mon frère Paul, mais leurs conversations prouvaient clairement qu’ils ne croyaient plus à de pareils mensonges. Si bien qu’ils nous attribuaient non seulement les meurtres des esclaves, du bétail et parfois des chevaux retrouvés morts dans les champs et dans les marais, mais également tous les événements inhabituels qui pouvaient se produire; les orages et les inondations étaient les armes que Dieu employait dans la guerre personnelle qu’il nous livrait, à Lestat et à moi-même. Nous étions des démons, au pouvoir irrésistible. Non, il fallait nous détruire…
« A cette assemblée, dont j’étais un participant invisible, étaient présents un grand nombre d’esclaves du domaine des Frênière. Cela signifiait que la rumeur allait se répandre sur toute la côte. Je ne pensais vraiment pas que la côte entière pût être sujette à une vague d’hystérie, cependant j’entendais ne prendre aucun risque d’être repéré. Je me hâtai donc de rentrer à la maison pour annoncer à Lestat que nous avions fini de jouer aux planteurs. Il lui faudrait abandonner son fouet pour esclaves et son rond de serviette en or pour aller s’installer en ville.
« Il s’y opposa, naturellement. Son père était gravement malade et pouvait bientôt mourir. Il n’avait pas l’intention de fuir une bande d’esclaves stupides.
« — Je vais tous les tuer, je frapperai dans le tas, dit-il calmement. Quelques-uns réussiront à s’enfuir et ce sera parfait.
« — Vous êtes complètement fou! Je veux que vous partiez d’ici.
« — Vous voulez que je m’en aille! Vous! cracha-t-il.
« Il s’employait à construire un château de cartes sur la table de la salle à manger, au moyen d’un paquet de très belles cartes à jouer françaises.
« — Vous, une espèce de vampire pleurnichard et poltron qui rôde la nuit à tuer des rats et des chats de gouttière, à contempler des heures durant les bougies comme si c’étaient des gens et à rester sous la pluie comme un zombie, à en avoir les vêtements trempés qui sentent comme les vieilles malles à habits des greniers, le regard dans le vague comme un ahuri!
« — Est-ce là tout ce que vous trouvez à dire? Votre insouciance permanente nous a tous deux mis en danger. Moi, il me suffirait de vivre tout seul dans la chapelle tandis que tomberait en ruine cette maison, dont je me moque éperdument!
« C’était la pure vérité. J’ajoutai :
« — Mais vous, il faut que vous ayez tout ce que vous n’avez jamais pu avoir durant votre vie, et vous avez fait de votre immortalité un souk où nous jouons les grotesques! Et maintenant, allez jeter un coup d’œil à votre père et revenez me dire pour combien de temps il a encore à vivre, car vous ne resterez pas plus longtemps ici, à condition toutefois que les esclaves ne s’en prennent pas à nous dans l’intervalle!
« Il me répondit d’aller regarder son père moi-même, car c’était moi qui perdais mon temps à toujours « regarder ». C’est ce que je fis. Le vieil homme était vraiment mourant. Il m’avait été épargné d’assister à la mort de ma mère, parce qu’elle avait trépassé soudainement, un après-midi. On l’avait retrouvée avec sa corbeille à couture, tranquillement assise dans la cour; elle était morte comme l’on s’endort. Mais cette mort dont j’étais témoin était une mort trop lente, une agonie dont le mourant était conscient. J’avais toujours aimé le vieil homme; il était d’un tempérament agréable, simple et peu exigeant. Le jour, il s’asseyait au soleil sous la véranda et somnolait ou écoutait les oiseaux chanter; la nuit, notre moindre propos suffisait à lui tenir compagnie. Il était capable de jouer aux échecs, reconnaissant les pièces au toucher et se souvenant ensuite avec une exactitude remarquable de leur disposition; Lestat refusait d’être son partenaire, mais, moi, je l’étais souvent. Et voici qu’il était étendu devant moi, râlant, le front moite, l’oreiller maculé de sueur, gémissant et suppliant la mort. Tout à coup, dans la pièce voisine, Lestat se mit à jouer de l’épinette. Je le rejoignis et claquai le couvercle, manquant de peu ses doigts.
« — Je vous interdis de jouer alors qu’il est en train de mourir! clamai-je.
« — Et quoi encore? Je jouerai du tambour si cela me fait plaisir! répondit-il en attrapant dans un buffet un grand plat d’argent massif qu’il suspendit par l’anse à un doigt et frappa d’une cuillère.
« Je lui intimai l’ordre d’arrêter; sinon, lui dis-je, je me chargerais de le contraindre au silence. Mais nous cessâmes notre vacarme, car le vieil homme l’appelait. Il disait qu’il devait parler à Lestat sans délai, avant de mourir. Je lui demandai d’aller auprès de son père, ce qui provoqua de sa part un terrible éclat de voix :
« — Et pourquoi donc? Je me suis occupé de lui pendant assez longtemps! Cela ne suffit pas?
« Toutefois, sortant de sa poche une lime, il alla s’asseoir au pied du lit du mourant et entreprit de se polir les ongles, qu’il avait fort longs.
« Dans le même temps, j’étais conscient de la présence, tout autour de la maison, des esclaves, qui regardaient et écoutaient. Je souhaitais vraiment que le vieillard meure dans les minutes qui suivraient. J’avais déjà eu affaire une ou deux fois auparavant à la méfiance ou aux soupçons de plusieurs de mes esclaves, mais jamais je n’avais eu à en affronter un tel nombre. Je fis appeler Daniel, celui à qui j’avais donné la maison et l’emploi du surveillant. Tandis que je l’attendais, j’entendais le vieil homme parler à Lestat, Lestat qui, les jambes croisées, le sourcil levé, se concentrait sur ses ongles parfaits qu’il limait, polissait…
« — C’est l’école, disait le vieillard. Oh! je sais bien que tu te rappelles… ce que je pourrais te dire…
« — Alors tu ferais mieux de le dire sans tarder, interrompit Lestat, parce que tu es sur le point de trépasser.
« Le pauvre homme émit un son épouvantable, et je crois bien que je lâchai également un cri. Je haïssais Lestat de toutes mes forces. J’avais envie de le chasser de la chambre.
« — Eh bien, tu le sais, non? Même un imbécile comme toi peut se rendre compte qu’il va mourir, renchérissait-il.
« — Tu ne me pardonneras jamais, n’est-ce pas? Ni maintenant ni même quand je serai mort, gémissait le vieil homme.
« — Je ne sais pas de quoi tu parles !
« Ma patience envers Lestat était à bout. Son père, de plus en plus agité, le suppliait d’écouter avec son cœur de fils. Toute la scène me remplissait de frissons. Daniel était arrivé, et je sus du moment où je le vis que tout était perdu à la Pointe du Lac. Si j’avais été plus attentif, j’aurais aperçu plus tôt les signes avant-coureurs de notre ruine. Daniel me regardait avec des yeux de glace. J’étais un monstre pour lui.
« — Le père de M. Lestat est très malade. Il va nous quitter, dis-je, ignorant l’expression de son visage. Je ne veux aucun bruit cette nuit; les esclaves devront rester dans leurs cases. Un docteur est en chemin.
« Il eut le regard de celui à qui l’on conte un mensonge. Puis ses yeux, froids et inquisiteurs, se détournèrent de moi pour regarder par la porte de la chambre. Il y eut un tel changement d’expression sur son visage que je me retournai vivement pour voir ce qui l’avait causé. C’était Lestat qui, affalé au pied du lit, le dos contre l’une des colonnes, jouant furieusement de sa lime, grimaçait de telle façon que ses deux longues canines étaient largement découvertes.
Le vampire cessa de parler, ses épaules secouées d’un rire silencieux. Il regardait le jeune homme, qui baissa timidement les yeux sur la table. Mais il avait déjà contemplé, et avec insistance, la bouche du vampire. Les lèvres en étaient d’une texture différente de sa peau, d’aspect soyeux et d’un tracé délicat, comme celles de tout humain, mais d’une blancheur redoutable; il avait également entr’aperçu les dents blanches, mais le vampire souriait de telle manière qu’il ne les révélait jamais complètement, et le jeune homme n’avait même pas pensé jusque-là à l’existence de ces crocs caractéristiques.
— Vous pouvez imaginer, dit le vampire, ce que cela impliquait. Je devais le tuer.
— Que deviez-vous faire?
— Je devais le tuer. Il se mit à courir. Il aurait alarmé tout le monde. J’aurais peut-être pu résoudre l’affaire d’une autre façon, mais le temps faisait défaut. Alors, je me lançai à sa poursuite et le maîtrisai. Cependant, la pensée de devoir faire ce que de quatre années je n’avais plus fait me stoppa net. C’était un homme. Il tenait à la main pour se défendre un couteau au manche d’ivoire. Je le lui arrachai sans difficulté et l’enfonçai dans son cœur. Il s’écroula à genoux, les doigts crispés sur la lame à en saigner. Et la vue du sang, son arôme m’affolèrent. Je crois en avoir gémi tout haut; mais je ne voulais pas le prendre. Je me rappelle avoir vu ensuite la silhouette de Lestat apparaître dans le miroir qui surmontait le buffet.
« — Pourquoi avez-vous fait cela? me demanda-t-il.
« Je me retournai pour lui faire face, résolu à ne pas me faire voir de lui dans cet état de faiblesse. Son père délirait, ajoutait-il, et il ne pouvait rien comprendre à ce que disait le vieux.
« — Les esclaves…, ils savent tout… Vous devez aller jusqu’aux cases et les surveiller, réussis je à dire. Je m’occuperai de votre père.
« Tuez-le, m’ordonna Lestat.
« Vous êtes fou! m’écriai-je. C’est votre père!
« — Je le sais, que c’est mon père! C’est pourquoi vous devez le faire, vous. Moi, je ne peux pas! Par l’enfer, si j’avais pu, il y a longtemps que je l’aurais fait! (il se tordit les mains.) Il faut que nous partions d’ici. Et regardez ce que vous avez fait en tuant celui-ci! Il n’y a pas de temps à perdre. Sa femme va débarquer ici en pleurnichant dans les minutes qui viennent… ou, pis encore, elle enverra quelqu’un à sa place!
Le vampire soupira.
— Tout cela était vrai. Lestat avait raison. J’entendais les esclaves qui s’attroupaient autour de la maisonnette de Daniel pour l’attendre. Il avait été assez brave pour venir seul à la maison hantée. Lorsqu’ils auraient compris qu’il ne reviendrait pas, les esclaves seraient pris de panique et se transformeraient en une bande d’émeutiers. J’enjoignis à Lestat de les calmer, d’user de son pouvoir de maître blanc, et de ne leur causer aucune frayeur, puis j’allai dans la chambre et en refermai la porte. Ce fut alors un nouveau choc pour moi, dans cette nuit tissée de tant de secousses. Je n’avais jamais vu le père de Lestat dans l’état où il se trouvait maintenant.
« Assis, penché en avant, il parlait à son fils, suppliait son fils de répondre, l’assurait qu’il comprenait son amertume mieux que lui-même. Un cadavre vivant. Rien d’autre qu’une volonté farouche n’animait son corps décrépit ; la lueur qui brillait dans ses yeux les faisait paraître encore plus enfoncés dans son crâne, le tremblement qui agitait ses lèvres rendait sa vieille bouche jaune encore plus hideuse. Je m’assis au pied du lit et lui offris ma main, souffrant de le voir ainsi. Je ne peux vous décrire à quel point son apparence m’avait ébranlé. Lorsque j’apporte la mort, c’est une mort rapide et inconsciente, qui laisse ma victime comme prise d’un sommeil enchanté. Mais ce que j’avais devant les yeux, c’était la lente décomposition d’un corps qui refusait de se rendre au « temps-vampire », lequel depuis des années en buvait l’énergie vitale.
« — Lestat, dit-il, juste une fois, ne sois pas dur avec moi. Juste une fois, sois pour moi le petit garçon que tu étais autrefois. Mon fils!
« Il répéta et répéta encore : « Mon fils, mon fils! » puis marmonna quelque chose que je ne pus comprendre à propos d’innocence et d’innocence détruite. Cependant, je m’aperçus qu’il n’avait pas du tout perdu l’esprit, comme le pensait Lestat, mais qu’il était au contraire dans un état de lucidité inquiétant. Le passé pesait sur lui de toutes ses forces, et le présent, qui n’était que mort, la mort qu’il combattait de toute sa volonté, ne pouvait rien pour alléger ce fardeau. Je pensais pourtant pouvoir le tromper si j’usais de toute mon adresse et, m’inclinant vers lui, murmurai : « Père. » Ce n’était pas la voix de Lestat, c’était la mienne, un chuchotement, mais il se calma aussitôt, et je crus que peut-être il allait mourir. Cependant, il s’accrocha à ma main comme si j’étais là pour le sauver des flots noirs de l’Océan et se mit à me parler d’un instituteur de campagne dont je ne pus saisir le nom ; l’instituteur avait découvert en Lestat un brillant élève et avait voulu le placer dans une école de moines pour qu’il y reçoive une éducation. Il se maudissait lui-même d’avoir ramené son fils à la maison, d’avoir brûlé ses livres.
« — Il faut que tu me pardonnes mon fils, implorait-il.
« Je pressai sa main, très fort, espérant que ce serait une réponse suffisante., mais il reprenait :
« — Tu as tout ce qu’il faut pour vivre, mais tu es aussi dur et aussi brutal que je l’étais autrefois, avec ce travail, tout ce travail, et le froid, et la faim! Lestat, rappelle-toi, c’était toi le plus gentil de nous! Dieu me pardonnera si tu me pardonnes.
« A ce moment précis, le véritable Esaü fit son entrée. Je lui fis signe de ne pas faire de bruit, mais il ne vit pas mon geste. Je dus donc me lever précipitamment pour que son père n’entendît pas sa voix provenir d’un autre endroit que celui où il était censé se trouver. Les esclaves s’étaient enfuis à son approche.
« — Mais ils sont là, dehors, ils se sont rassemblés dans le noir, je les entends, ajouta-t-il.
« Puis il regarda le vieillard.
« — Tuez-le, Louis! me dit-il à voix basse, une voix que je trouvai pour la première fois empreinte d’une nuance de supplication.
« Puis, de rage, il se mordit la lèvre :
« — Faites-le!
« Allez vous pencher sur son oreiller et dites-lui que vous lui pardonnez tout, que vous le pardonnez de vous avoir retiré de l’école quand vous étiez enfant. Faites cela immédiatement.
« — Pardonner de quoi ? fit Lestat avec une grimace qui transforma son visage en tête de mort. De m’avoir retiré de l’école!
« Il leva les bras au ciel et poussa un terrible rugissement de désespoir.
« Maudit soit-il! Tuez-le ! répéta-t-il.
« Non! Vous lui pardonnerez. Ou vous le tuerez vous-même. Allez-y, tuez votre propre père!
« Le vieil homme supplia qu’on lui rapporte ce que nous disions. « Mon fils, mon fils », appela-t-il, tandis que Lestat dansait sur place comme sur un tapis de charbons ardents. J’allai aux rideaux de dentelle. Je vis et entendis la foule des esclaves qui cernait la maison, ombres tissées dans la nuit, et dont le cercle se resserrait.
« — Tu étais Joseph au milieu de ses frères, continuait le mourant. Le meilleur de tous, comment pouvais-je le savoir? C’est quand tu es parti que je l’ai su, quand toutes ces années ont passé sans m’offrir ni réconfort ni consolation. Et alors tu es revenu et tu m’as emmené de la ferme, mais ce n’était plus toi. Ce n’était plus le même garçon.
« Je revins à Lestat et le traînai littéralement jusqu’au lit. Je ne l’avais jamais vu si faible et en même temps si furieux. Il se libéra d’une secousse et s’agenouilla à la tête du lit, son œil mauvais fixé sur moi. Déterminé, je chuchotai :
« — Pardonnez!
« — D’accord, père. Reste tranquille. Je n’ai rien contre toi, se força-t-il à dire, à travers sa colère, d’une voix étranglée.
« Le vieil homme se retourna sur l’oreiller et, soulagé, murmura quelque chose de doux, mais Lestat était déjà parti. Sur le seuil de la porte, il s’arrêta net, se couvrant les oreilles de ses deux mains.
« — Ils arrivent! souffla-t-il.
« Puis, se retournant juste assez pour me voir, il reprit :
« — Faites-le! Pour l’amour de Dieu!
« Le vieillard ne sut pas ce qui lui arrivait. Il ne devait jamais s’éveiller de sa stupeur. Je le saignai juste assez, ouvrant une blessure telle qu’il meure sans éveiller mes sombres passions — pensée que je ne pouvais supporter. Peu importait maintenant que l’on trouve le corps ainsi traité, car j’en avais mon compte de la Pointe du Lac, de Lestat et de cette personnalité de planteur prospère. J’allais mettre le feu à la maison et me retourner sur la fortune que j’avais amassée sous divers noms d’emprunt, dans la perspective d’un moment de ce genre.
« Pendant ce temps, Lestat avait commencé de s’en prendre aux esclaves. Il avait l’intention de laisser tant de morts et de désolation derrière lui que personne ne puisse rapporter les événements de la nuit. Je l’accompagnai. Avant, sa férocité m’avait toujours paru incompréhensible, mais voilà qu’à mon tour je dénudai mes crocs sur les humains qui tentaient de me fuir de toute la vitesse de leurs jambes maladroites et pathétiques. Grâce à ma progression régulière, je les rattrapais aisément, tandis que s’abattait le voile de la mort ou celui de la folie. Devant l’évidente puissance de notre nature de vampire, les esclaves s’éparpillèrent dans toutes les directions. Alors, je revins sur mes pas pour incendier la maison.
« Lestat bondit après moi.
« — Qu’est-ce que vous faites? hurla-t-il. Vous êtes fou!
« Mais rien ne pouvait plus arrêter les flammes.
« — Ils sont partis et vous détruisez tout, tout notre domaine!
« Il se mit à arpenter dans tous les sens le salon et ses richesses splendides et fragiles.
« — Sortez votre cercueil. Vous avez trois heures jusqu’à l’aube, lui dis-je.
« La maison était devenue un bûcher funéraire.
« Le feu aurait-il pu vous faire du mal? demanda le jeune homme.
— Nous faire grand mal! répondit le vampire.
— Etes-vous retourné à la chapelle? Était-elle sûre ?
— Non, pas du tout. Cinquante-cinq esclaves environ s’étaient éparpillés dans les champs alentour. La plupart certainement, ne désirant pas mener une vie de fugitif, se dirigeraient tout droit sur le domaine des Frênière ou, vers le sud, en aval, sur le domaine du Beau Jardin. Je n’avais pas l’intention de rester là. Mais il y avait peu de temps pour aller ailleurs.
— Cette jeune femme, Babette!… intervint le jeune homme.
Le vampire sourit.
— Oui, j’allai chez Babette. Elle vivait à la plantation avec son jeune mari. J’avais le temps de charger mon cercueil dans une voiture et d’aller chez elle.
— Mais, et Lestat?
Le vampire soupira.
— Lestat m’accompagna. Il avait l’intention de se rendre à La Nouvelle-Orléans et voulait me persuader de l’imiter. Mais, lorsqu’il vit que j’avais formé le projet de me cacher chez les Frênière, il se décida pour cette même solution. Il n’était d’ailleurs pas certain que nous réussissions à rejoindre La Nouvelle-Orléans. Il commençait à faire plus clair. Pas tant que des yeux de mortels pussent le voir, mais nos yeux de vampire y étaient sensibles.
« Quant à Babette, je lui avais rendu une autre visite. Comme je vous le disais, elle avait scandalisé toute la côte en restant seule à la plantation, sans homme dans la maison, ni même la compagnie d’une femme plus âgée. Le plus grand problème de Babette, c’était qu’elle n’avait réussi sur le plan financier que pour souffrir d’être mise à l’écart par l’ostracisme de la société. Sa sensibilité était ainsi faite que la richesse elle-même ne signifiait rien pour elle; ce qui avait un sens pour Babette, c’étaient ses parents, la lignée familiale… Bien qu’elle fût capable de tenir à bout de bras l’exploitation, le scandale lui pesait. Intérieurement, elle abandonnait. J’allai la voir un soir dans son jardin. Sans lui permettre de m’apercevoir, je lui dis de ma voix la plus douce que j’étais la même personne qu’elle avait déjà rencontrée, que je connaissais sa vie et ses tourments.
« — N’attendez pas des gens qu’ils vous comprennent, lui avais-je dit. Ce sont des idiots. Ils veulent que vous vous retiriez parce que votre frère est mort. Ils voudraient se servir de votre vie comme si ce n’était que de l’huile destinée à brûler dans la lampe qui leur convient. Vous devez les défier, les défier avec assurance et pureté d’âme.
« Elle écoutait tout cela sans prononcer un mot. Je lui dis encore qu’elle devait donner un bal au profit d’une œuvre, d’une œuvre religieuse. Qu’elle choisisse un couvent de La Nouvelle-Orléans, n’importe lequel, et organise un bal philanthropique. Qu’elle y invite comme dames de compagnie les meilleures amies de sa défunte mère, et qu’elle montre en tout ceci la plus parfaite confiance en soi. De la confiance avant tout, car rien n’était important comme la confiance et la pureté d’intentions.
« Babette trouva que c’était un trait de génie.
« — Je ne sais pas ce que vous êtes, et vous ne me le direz pas, fit-elle — c’était exact, je ne le lui dirais pas. Mais je ne peux m’empêcher de penser que vous êtes un ange.
« Elle sollicita la faveur de voir mon visage. En fait, l’expression est impropre, car Babette était de ces gens qui ne demandent jamais vraiment rien à personne. Non pas qu’elle fût fière. Elle n’était que forte et honnête, ce qui rend le fait de solliciter… Vous voulez me poser une question?
« — Euh! non, dit le jeune homme, qui aurait voulu dissimuler son désir.
— Mais vous ne devez avoir peur de rien me demander. S’il y avait quelque chose à quoi je tienne trop…
Le visage du vampire s’assombrit sur ces mots. Il fronça les sourcils, et leur mouvement fit apparaître une légère dépression dans la surface de son front, au-dessus du sourcil gauche, comme si quelqu’un avait exercé là une pression du doigt. Cela lui donnait un air singulier de profonde détresse.
— S’il y avait quelque chose à quoi je tienne trop pour accepter que cela fasse l’objet de vos questions, je ne le mettrais pas au premier plan de mon récit, reprit-il.
Le jeune homme se retrouva en train de contempler les yeux du vampire et ses cils qui étaient de fins fils noirs sur le fond de la peau tendre de ses paupières.
— Demandez, ordonna-t-il.
— Babette, dit le jeune homme, cette façon dont vous parlez d’elle… On dirait que vous aviez des sentiments… spéciaux.
— Vous ai-je donné l’impression d’être incapable de sentiments? demanda le vampire.
— Non, pas du tout. Il est évident que vous aviez de la sympathie pour le vieil homme. Vous êtes resté pour le réconforter, alors que vous étiez en danger. Et vos sentiments pour le jeune Frênière, que Lestat voulait tuer…, tout cela, vous l’avez expliqué. Mais je me demandais… Aviez-vous un sentiment particulier pour Babette? Est-ce cela qui vous avait conduit à protéger son frère ?
— Vous voulez savoir si je l’aimais, dit le vampire. Pourquoi hésitez-vous à prononcer ce mot?
— Parce que vous parliez de détachement, répondit le jeune homme.
— Pensez-vous que les anges soient détachés?
— Oui, dit le jeune homme après un moment de réflexion.
— Mais ne sont-ils pas pourtant capables d’amour? demanda le vampire. N’est-ce pas dans un état de parfait amour que les anges contemplent la face de Dieu?
Le jeune homme réfléchit, puis dit:
— D’amour ou d’adoration.
— Où est la différence? fit pensivement le vampire. Où est la différence ?
Ce n’était pas une énigme qu’il posait à son interlocuteur, c’était une question qu’il s’adressait à lui-même.
— Les anges peuvent aimer, peuvent ressentir de l’orgueil… — celui qui causa leur chute… -, de la haine. Les émotions irrésistibles des gens détachés chez qui volonté et sentiment sont une seule et même chose.
Il baissa les yeux sur la table, semblant méditer ses dernières phrases, comme s’il les trouvait peu satisfaisantes.
— J’avais pour Babette… une forte inclination. J’ai parfois eu de plus forts sentiments envers un être humain… (Il releva les yeux sur le jeune homme.) Mais c’était très profond. A sa façon, Babette était pour moi l’idéal parmi les humains.
Le vampire remua sur sa chaise, ce qui agita doucement sa cape, et se tourna vers la fenêtre. Le jeune homme, se penchant, vérifia la bande. Il sortit une autre cassette de sa serviette et, en s’excusant, la mit en place.
— J’ai bien peur de vous avoir demandé quelque chose de trop personnel. Je ne voulais pas…, dit-il au vampire, et un peu d’anxiété transparaissait dans sa voix.
— Pas du tout, répondit le vampire, ramenant brutalement son regard sur son interlocuteur. Votre question vise droit au but. Je suis capable d’amour, et j’avais dans une certaine mesure de l’amour pour Babette, bien que ce ne fût pas l’amour le plus intense que j’aie jamais connu, que ce n’en ait été que le présage.
« Pour en revenir à mon histoire, le bal de charité de Babette fut un succès et lui permit de réintégrer la vie de société. L’argent qu’elle prodigua généreusement suffit à gommer tous les doutes qui pouvaient rester dans l’esprit des familles de ses prétendants, et elle se maria. Les nuits d’été, je lui rendais visite, sans lui permettre de me voir ni de savoir que j’étais là. Je pus ainsi me rendre compte de son bonheur, et son bonheur me rendit heureux en retour.
« Et de Babette j’en viens à Lestat. Il aurait exterminé les Frênière depuis longtemps si je ne l’en avais empêché, et voilà qu’il s’imaginait que j’en avais maintenant, moi, l’intention.
« — En quoi cela arrangerait-il les choses? lui demandai-je. Vous me traitez d’idiot, et c’est vous qui avez fait l’idiot tout le temps. Croyez-vous que je n’aie pas compris pourquoi vous avez fait de moi un vampire? Vous ne saviez pas organiser votre vie, vous ne saviez pas faire les choses les plus simples. Depuis maintenant des années, c’est moi qui m’occupe de tout, pendant que vous restez dans votre coin en faisant mine d’être mon supérieur. Vous n’avez plus rien à m’apprendre de la vie. Je n’ai pas besoin de vous, je n’ai plus rien à faire de vous. C’est vous qui avez besoin de moi, et, si vous touchez un seul des esclaves du domaine des Frênière, il y aura un conflit entre nous. Je vous laisserai tomber, et je n’ai pas besoin de vous faire remarquer que j’ai plus de bon sens dans le bout de mon petit doigt que vous dans toute votre carcasse. Alors, faites ce que je vous dis.
« Ma diatribe le stupéfia. Il protesta qu’il avait énormément à m’apprendre, sur les choses, sur les gens qui pouvaient causer ma mort soudaine si je les tuais, sur les endroits où je ne devais pas aller, et ainsi de suite — tout un galimatias que je ne supportai qu’à grand-peine. Mais je n’avais pas de temps à perdre avec lui. Il y avait de la lumière chez le surveillant des Frênière : il essayait d’apaiser l’excitation des esclaves en fuite aussi bien que la sienne. On pouvait encore voir le feu qui ravageait la Pointe du Lac sur le fond du ciel. Babette, habillée, avait pris la direction des opérations et envoyé des voitures et des esclaves pour lutter contre l’incendie de mon domaine. Les fugitifs apeurés étaient tenus à l’écart des autres esclaves, et pour l’instant personne ne prenait leurs contes pour autre chose que fantasmes de nègres. Babette avait compris qu’il s’était passé quelque chose de terrible, mais soupçonnait un meurtre plutôt que des événements surnaturels. Je la trouvai dans le bureau en train de consigner l’incendie dans le journal de la plantation. C’était presque le matin. Je n’avais que quelques minutes pour la convaincre de m’aider. Je lui parlai aussitôt, sans lui permettre de se retourner, et elle m’écouta calmement. Je lui dis qu’il me fallait une chambre pour la nuit, pour me reposer.
« — Je ne vous ai jamais fait de mal. Je ne vous demande maintenant qu’une clef, et votre promesse que personne n’essaiera d’entrer dans cette chambre jusqu’à demain soir. Et alors, je vous raconterai tout.
« J’étais au seuil du désespoir. Le ciel pâlissait. Lestat était à quelques coudées, dans le verger, avec les cercueils.
« — Mais pourquoi est-ce vers moi que vous êtes venu cette nuit? me demanda-t-elle.
« — Et pourquoi ne serais-je pas venu vers vous? répondis je. Ne vous ai-je pas aidée au moment même où vous aviez besoin d’être guidée, au moment où vous vous retrouviez seule à montrer de la force d’âme, parmi tant d’autres qui n’étalaient que faiblesse et désir d’être dominés? Ne vous ai-je pas par deux fois offert de bons conseils? Et n’ai-je pas veillé à votre bonheur depuis?
« J’apercevais par la fenêtre la figure de Lestat. Il était en pleine panique.
« — Donnez-moi la clef d’une chambre, et ne laissez personne en approcher jusqu’à la nuit prochaine. Je vous jure que je ne vous causerai aucun mal.
« — Et si je n’accepte pas… Si je croyais que vous êtes l’envoyé du diable! dit-elle en tournant la tête, dans le dessein de me voir.
« Je tendis vivement la main vers les bougies pour les éteindre, si bien qu’elle ne put découvrir de moi que ma silhouette contre la fenêtre, qui s’ouvrait sur un ciel virant au gris.
« — Si vous n’acceptez pas, si vous croyez que je suis le diable, je mourrai, répondis-je. Donnez-moi la clef. Je pourrais vous tuer si je le voulais, comprenez-vous ?
« Sur ces mots, je m’approchai d’elle pour qu’elle me voie mieux, ce qui la fit sursauter et se reculer dans son fauteuil, dont elle étreignit le bras.
« — Mais je serais incapable de le faire, poursuivis-je. Je préférerais mourir que vous tuer, et je mourrai si vous ne me donnez pas la clef que je vous demande.
« J’avais réussi. Je ne sais pas ce qu’elle put penser, mais elle me donna l’une des pièces du rez-de-chaussée, où l’on laissait vieillir le vin. Je suis sûr qu’elle nous vit transporter les cercueils. Je ne me contentai pas de fermer la porte à clef ; je la barricadai.
« Lestat était déjà debout le soir suivant, lorsque je m’éveillai.
— Elle avait donc tenu parole, intervint le jeune homme.
— Oui. Elle était même allée un pas au-delà. Elle ne s’était pas contentée de respecter notre porte verrouillée ; elle l’avait barricadée de l’extérieur.
— Et les histoires des esclaves…, elle les avait entendues ?
— Oui. C’est Lestat qui découvrit le premier que nous étions enfermés. Il devint furieux, car il avait envisagé de se rendre à La Nouvelle-Orléans aussi vite que possible, et se montra tout à coup fort méfiant à mon égard.
« — Je n’avais besoin de vous que tant que mon père vivait, dit-il, essayant désespérément de trouver une brèche dans mon système de défense.
« En pure perte, la place était un donjon.
« — Je vous préviens, rétorquai-je, je n’ai pas l’intention d’en supporter davantage de votre part.
« Il ne daigna même pas me tourner le dos. Je m’assis et m’efforçai d’entendre les voix qui provenaient des pièces situées au-dessus. Je désirais ardemment qu’il se taise et ne pas avoir à lui révéler mes sentiments pour Babette, ni mes espoirs.
« En même temps, j’avais d’autres pensées. Vous m’interrogiez sur les rapports du détachement et de la sentimentalité. Un des aspects de la chose — je devrais parler de « détachement avec accompagnement de sentimentalité » -, c’est que l’on est capable de poursuivre deux cours de pensées en même temps; par exemple, que l’on n’est pas en sécurité, que l’on risque la mort, tout en songeant à quelque objet abstrait et lointain. Il en était vraiment ainsi pour moi. Quelle amitié sublime, pensais-je alors, sans formuler cette idée, qui s’exprimait à un niveau relativement profond de ma conscience, quelle amitié sublime aurait pu exister entre Lestat et moi… Si peu d’obstacles auraient dû s’y opposer, et tant de choses existaient que nous aurions pu partager… C’était peut-être la proximité de Babette qui me faisait ressentir les choses ainsi. Comment, en effet, pourrais-je jamais vraiment connaître Babette, sauf, bien sûr, de la seule et fatale façon : en prenant sa vie, en devenant un seul être avec elle dans un baiser de mort où mon âme se fondrait à mon cœur et s’en nourrirait. Mais mon âme aurait voulu connaître Babette sans que je ressentisse ce besoin de tuer, de lui dérober chaque souffle de sa vie, chaque goutte de son sang. Alors, Lestat : s’il avait été doué de la moindre personnalité, de la moindre faculté de réfléchir, quelle connaissance l’un de l’autre aurions-nous pu avoir! Les mots de son vieux père me revinrent en mémoire : Lestat, élève brillant, amoureux de ces livres qu’on avait brûlés. Je ne connaissais que le Lestat qui dénigrait ma bibliothèque, l’appelait tas de poussière, ridiculisait sans rémission mes lectures, mes méditations.
« Je me rendis compte que la maison, au-dessus de nos têtes, devenait plus calme. De temps à autre, des pieds remuaient, le plancher craquait et la lumière qui filtrait à travers ses fentes procurait une clarté pâle et inégale. Lestat tâtait les murs de brique, et son visage dur et impassible de vampire était tordu en un masque de frustration tout humaine. J’étais convaincu qu’il me faudrait me séparer de lui dès que possible, et mettre si nécessaire un océan entre nous. Je compris aussi que si je l’avais supporté pendant si longtemps c’était par manque de confiance en moi. Cela avait été une illusion de croire que je restais pour son vieux père, pour ma sœur et son mari. En fait, je restais avec Lestat parce que je craignais qu’il sût d’essentiels secrets de vampire que je n’aurais pu découvrir seul, et, plus encore, parce qu’il était le seul de mon espèce que je connusse. Il ne m’avait jamais dit comment il était devenu vampire, ni où je pourrais trouver un seul autre membre de notre race. Cette considération jeta de nouveau le trouble dans mon esprit, comme tout au cours de ces quatre années. Je le haïssais, je voulais le quitter, cependant pouvais-je le faire ?
« Tandis que toutes ces pensées me traversaient, Lestat continuait sa diatribe : il n’avait pas besoin de moi, et ne souffrirait pas la moindre menace de la part des Frênière. Nous n’avions qu’à être prêts lorsque la porte s’ouvrirait.
« — Souvenez-vous, me dit-il en conclusion. Force et rapidité : ils ne peuvent nous égaler en ce domaine. Et la peur. Souvenez-vous toujours de ceci : la peur est votre arme. Ce n’est pas le moment d’être sentimental. Ce serait notre perte.
« — Vous voulez aller seul de votre côté, après? Lui demandai-je.
« J’aurais voulu que ce soit lui qui prenne la décision. Moi, je n’en avais pas le courage. Ou plutôt je ne savais pas ce que je désirais vraiment.
« — Je veux aller à La Nouvelle-Orléans! dit-il. Je ne faisais que vous avertir que je n’avais pas besoin de vous. Mais, pour nous sortir d’ici, nous devons compter l’un sur l’autre. Vous n’avez même pas commencé de comprendre comment utiliser vos pouvoirs! Vous n’avez aucun sens inné de ce que vous êtes! Utilisez votre force de persuasion sur cette femme si elle vient seule. Mais, si elle vient avec d’autres, préparez-vous à agir conformément à votre nature.
« — Qui est quoi? demandai-je, car jamais le mystère de ma nature ne m’avait semblé aussi profond qu’en cet instant. Que suis-je?
« Sans chercher à déguiser son écœurement, il leva les bras au ciel.
« — Soyez prêt, dit-il, découvrant ses dents magnifiques. Soyez prêt… à tuer! (Il regarda soudain les planchers qui formaient notre plafond.) Ils vont se coucher, là-haut, vous entendez?
« Après un long moment de silence que Lestat employa à marcher de long en large et moi à méditer, à sonder mon âme pour décider de ce que je devais faire et dire à Babette, ou, à un niveau plus profond, à trouver la réponse à une question plus difficile : quels étaient mes sentiments envers elle? après ce long moment, un rayon de lumière glissa sous la porte. Lestat était en position de bondir sur quiconque l’ouvrirait. Babette entra, seule, une lampe à la main, sans voir Lestat, caché dans l’encoignure, et me regardant droit dans les yeux.
« Je ne l’avais jamais vue telle qu’elle m’apparaissait maintenant. Ses cheveux étaient dénoués pour la nuit, masse de vagues sombres derrière son peignoir blanc, et son visage semblait rétréci sous l’effet de son inquiétude et de sa frayeur, ce qui lui donnait un éclat fiévreux et rendait plus larges encore ses grands yeux bruns. Ainsi que je vous l’ai dit, j’aimais sa force de caractère, son honnêteté, sa grandeur d’âme. Je n’avais pas pour elle ce type de passion que vous pourriez avoir, mais je la trouvais plus attirante qu’aucune femme connue dans ma vie de mortel. Même sous le peignoir sévère, ses bras et sa poitrine étaient ronds et tendres, et elle me faisait l’effet d’une âme énigmatique drapée d’une chair riche et mystérieuse. Moi qui suis si dur de caractère, si économe de moi-même, si déterminé dans mes buts, je me sentais irrésistiblement attiré, mais, sachant que le meurtre était la seule conclusion passible, je détournai d’elle aussitôt mon regard, me demandant si, au moment où ses yeux avaient croisé les miens, elle avait pu les trouver morts et sans âme.
« — Vous êtes bien celui qui m’a déjà rendu visite, dit-elle, comme si jusque-là elle en avait douté. Et vous êtes le propriétaire de la Pointe du Lac.
« A ces mots, je compris qu’elle avait entendu les folles histoires de la nuit précédente, et qu’il ne servirait à rien de lui mentir. J’avais usé de mon apparence surnaturelle par deux fois pour la rencontrer, pour lui parler; je ne pouvais plus la cacher ou tenter de minimiser.
« — Je ne vous veux aucun mal, lui dis-je. J’ai seulement besoin d’une voiture et de chevaux… des chevaux que j’ai laissés la nuit dernière dans le pacage.
« Elle ne parut pas entendre mes paroles, mais s’approcha, pour me prendre au piège de son cercle de lumière.
« Je vis alors Lestat derrière elle, ombre fondue à celle de Babette sur le mur de brique; il semblait nerveux et menaçant.
« — Me donnerez-vous cette voiture? insistai-je.
« Sa lampe levée, elle me regardait; au moment où je voulus me détourner, je vis un changement dans son expression. Son visage se fit immobile, vide, comme si son âme perdait conscience. Elle ferma les yeux et secoua la tête. La pensée me vint que je l’avais plongée dans une sorte de transe, sans avoir rien fait pour cela.
« — Qu’êtes-vous? souilla-t-elle. Vous êtes l’envoyé du diable. C’est le diable qui vous a ordonné de me rendre visite!
« — Le diable! m’exclamai-je.
« J’en conçus un sentiment de détresse plus intense que je n’imaginais possible. Si elle me prenait pour une émanation du Malin, elle en tirerait la conclusion logique que mes conseils étaient mauvais; elle se poserait des questions sur elle-même et compromettrait ainsi la vie riche et belle qu’elle menait. Comme tous les gens doués d’une âme forte, elle avait toujours à souffrir d’une sorte de solitude; elle était quelqu’un de marginal, quelqu’un qui secrètement refusait les règles du jeu. L’équilibre qui lui permettait de vivre pourrait être renversé si elle doutait du bien-fondé de son attitude. Il y avait une horreur non déguisée dans son regard, une horreur qui semblait même lui faire oublier le danger qu’elle courait. Et voici que Lestat, que la faiblesse d’autrui attirait comme l’eau attire le naufragé du désert, la saisit par le poignet, ce qui la fit hurler et lâcher la lampe. L’huile renversée s’enflamma, tandis que Lestat trainait Babette vers la porte ouverte.
« — Allez chercher la voiture! lui ordonna-t-il. Allez-y tout de suite et amenez les chevaux. Vous êtes en danger de mort. Et cessez de parler de diables!
« J’étouffai les flammes puis criai à Lestat de la lâcher. Il la maintenait par les deux poignets, et elle était en furie.
« — Vous allez réveiller toute la maison si vous ne vous taisez pas! me dit-il. Et je la tuerai! Trouvez-nous cette voiture, reprit-il à l’adresse de Babette en la poussant dehors, conduisez-nous, et parlez au garçon d’écurie.
« Nous traversâmes lentement la cour sombre, Lestat me précédant; j’étais plongé dans un état de détresse presque insupportable. Devant nous deux, à reculons, marchait Babette dont les yeux nous scrutaient dans l’obscurité. Elle s’arrêta brusquement. Au-dessus, dans la maison, une seule lumière brillait.
« — Vous n’obtiendrez rien de moi ! s’écria-t-elle.
« J’attrapai le bras de Lestat pour lui signifier que c’était à moi de prendre les choses en main.
« — Elle révélera notre présence à tout le monde si vous ne me laissez pas lui parler, lui murmurai-je.
« — Alors contrôlez-vous, soyez fort, dit-il d’un air dégoûté. Ne vous mettez pas à ergoter avec elle.
« — Allez, pendant que je lui parle…, allez à l’écurie, prenez la voiture et les chevaux. Mais ne tuez pas!
« Je ne sais s’il m’obéit ou non en ceci; en tout cas, il s’élança dans l’obscurité au moment où je faisais un pas vers Babette, dont le visage montrait un mélange de fureur et de résolution. « Arrête, Satan », fit-elle. Je me sentis privé un instant de l’usage de la parole, verrouillés que nous étions l’un à l’autre par notre regard. Je ne pus deviner si elle avait entendu Lestat se déplacer dans la nuit. Sa haine pour moi me dévorait comme une flamme ardente.
« — Pourquoi me parlez-vous ainsi? demandai-je. Les conseils que je vous ai donnés étaient-ils mauvais? Vous ai-je fait du mal? Je suis venu vous aider, vous donner de la force. Je n’ai fait que penser à vous, alors que je n’en avais aucun besoin.
« Elle secoua la tête :
« — Mais pourquoi, pourquoi me dites-vous tout cela? Je sais ce que vous avez fait à la Pointe du Lac. Vous avez vécu là-bas comme un démon! Les esclaves sont fous de toutes ces histoires! Pendant toute la journée, des hommes ont descendu la route du fleuve jusqu’à La pointe du Lac; mon mari y est allé! Il a vu la maison en ruine, les corps des esclaves partout dans les vergers, dans les champs! Qui êtes-vous, mais qui êtes vous donc? Pourquoi me parlez-vous avec tant de douceur? Que voulez-vous de moi ?
« Elle s’accrocha à l’une des colonnes du porche et s’adossa lentement à l’escalier.
« — Je ne peux pas vous donner toutes ces réponses maintenant, répondis-je. Croyez-moi quand je vous dis que je ne suis venu à vous que pour vous faire du bien. Et que, si j’avais eu le choix, je ne serais pas venu la nuit dernière vous causer tant d’ennuis et d’inquiétude!
Le vampire se tut.
Le jeune homme, au bord de sa chaise, ouvrait de grands yeux. Le vampire, perdu dans ses pensées, ses souvenirs, gardait une immobilité de glace, le regard vague. Le jeune homme concentra brutalement son attention sur le sol, comme en signe de respect. Après lui avoir jeté un bref coup d’œil, le visage aussi décomposé que celui du vampire, il commença à dire quelque chose, mais s’arrêta aussitôt.
Le vampire se mit à l’étudier, ce qui le fit rougir et se détourner nerveusement. Puis il se décida à relever les yeux et à affronter ceux du vampire. Il dut déglutir, mais réussit à soutenir son regard.
— C’est cela que vous voulez? murmura le vampire. C’est cela que vous vouliez entendre?
Il repoussa sa chaise sans bruit et marcha jusqu’à la fenêtre. Le jeune homme, sans réaction, fixait des yeux les larges épaules et la longue masse de la cape. Le vampire tourna légèrement la tête.
— Vous ne me répondez pas. Je ne vous donne pas ce que vous désirez, n’est-ce pas? Vous vouliez une interview. Quelque chose à diffuser à la radio…
— Cela ne fait rien. Je jetterai les bandes si vous le voulez! (Le jeune homme se leva.) Je ne peux pas prétendre que je comprends tout ce que vous me dites. Vous savez que ce serait un mensonge. Alors comment vous demander de continuer… sauf en vous disant que ce que je comprends vraiment… ce que je comprends vraiment ne ressemble à rien de ce que j’ai pu entendre jusque-là.
Il s’avança d’un pas en direction du vampire, qui semblait contempler le spectacle de Divisadero Street. Puis ce dernier tourna la tête sans hâte, regarda le jeune homme et sourit. Son visage était serein, presque affectueux, et le jeune homme en fut soudain mal à l’aise. Plongeant les mains dans ses poches, il revint vers la table; puis, adressant une mimique interrogative au vampire, il demanda :
— Voulez-vous… continuer, s’il vous plaît?
Le vampire, les bras croisés, se retourna et, s’appuyant à la fenêtre :
— Pourquoi ? fit-il.
— Parce que je veux entendre la suite, répondit le jeune homme, tout décontenancé. (Il haussa les épaules.) Parce que je veux savoir ce qui s’est passé après!
— Très bien, dit le vampire, et le même sourire jouait sur ses lèvres.
Il revint à sa chaise, s’y assit en face du jeune homme et déplaça légèrement le magnétophone en disant :
— Merveilleuse invention, réellement… Eh bien, continuons.
« Il faut que vous compreniez… A ce moment, ce que je ressentais envers Babette, c’était un désir de communiquer avec elle, et ce désir était plus fort que tous les autres… sauf ce désir physique de… de sang. Mais mon besoin de communiquer était si violent qu’il me fit toucher le fond de ma solitude. Quand je lui avais parlé, les autres fois, il y avait eu une communication brève mais directe, aussi simple et satisfaisante que le fait de prendre quelqu’un par la main. De serrer une main pour soulager sa détresse, puis de la laisser aller doucement. Mais, cette fois, l’accord ne se faisait pas pour Babette, j’étais un monstre, un montre qui m’effrayait moi-même. Ne voulant rien faire pour lutter contre ses sentiments, je lui rappelai seulement que le conseil que je lui avais donné s’était révélés bon, et qu’aucun instrument du diable ne pouvait faire le bien, même s’il le tentait.
« — Je sais, répondit-elle.
« Mais ces deux mots signifiaient qu’elle ne me croyait pas plus qu’elle n’aurait cru le diable lui-même. Je m’approchai d’elle, mais elle recula. Je levai la main, mais elle se tassa sur elle-même, s’agrippant à la rampe.
« — Très bien, dis-je, profondément exaspéré. Pourquoi donc m’avez-vous protégé la nuit dernière? Pourquoi êtes-vous venue seule jusqu’à moi?
« Je pouvais lire sur son visage qu’elle me cachait quelque chose. Elle avait une raison d’agir ainsi, mais ne voulait pour rien au monde me la révéler. Il lui était impossible de me parler librement, ouvertement, de m’offrir cette communication que je désirais. Je me sentis las de la regarder. La nuit était déjà avancée. Je vis et entendis Lestat se glisser dans le cellier pour en retirer les cercueils, et eus soudain envie de m’en aller; d’autres envies aussi…, celles de tuer et de boire. Mais ce n’est pas de là que provenait ma lassitude. Il y avait autre chose, il y avait bien pis. Cette nuit n’était qu’une nuit parmi des milliers d’autres…, un monde sans fin, un monde de nuits soudées à d’autres nuits comme les arches d’un pont gigantesque dont l’extrémité se dérobait au regard, une nuit dans laquelle j’errais seul sous les étoiles froides et insensibles.
Je me détournai de Babette, couvrant mes yeux de mes mains. Tout à coup, faible et oppressé, je dus émettre quelque gémissement involontaire. Puis, dans ce paysage nocturne vaste et désolé où je me trouvais seul, Babette n’étant qu’une illusion, j’entrevis soudain une possibilité que mon esprit avait toujours préféré fuir, ravi que j’étais par ma vision du monde, par mes sens de vampire amoureux des couleurs et des formes, des sons et des mélodies, de la douceur des choses et de l’infini de leurs variations. Babette remuait, mais je n’y fis pas attention. Elle sortait quelque chose de sa poche, son grand trousseau de clefs tinta. Elle se mit à gravir les marches, et je la laissai aller, plongé dans mes pensées. « Créature du diable! murmurai-je pour moi-même. Arrière, Satan… » Je la regardai de nouveau. Elle se tenait immobile sur l’un des degrés de l’escalier, ouvrant de grands yeux méfiants. Elle avait attrapé la lanterne accrochée au mur et, son regard fixé sur moi, la tenait serrée dans ses mains, comme une bourse précieuse.
« — Vous croyez que c’est le diable qui m’envoie? lui demandai-je.
« Les doigts de sa main gauche se glissèrent vivement dans l’anneau de la lanterne, et de la main droite elle fit le signe de croix en murmurant des paroles latines que j’entendis à peine; mais, lorsqu’elle vit que cela n’avait absolument aucun effet sur moi, son visage blêmit, ses yeux s’écarquillèrent.
« — Vous attendiez-vous à ce que je m’évanouisse en fumée? demandai-je.
« Je m’approchai d’elle sans crainte, car le cours de mes réflexions m’avait rendu insensible à l’attrait de sa chair de mortelle.
« — Et pour aller où? Pour retourner en enfer, là d’où je viens? Auprès du diable, qui m’a envoyé?
« Je restai au pied des marches.
« — Et si je vous disais que je ne sais rien du diable. Que je ne sais même pas s’il existe!
« Mais c’était bien le diable que j’avais vu sur le paysage de mes pensées. C’était lui qui occupait maintenant mon esprit tout entier. Elle ne m’écoutait pas, elle ne m’entendait pas. Je me détournai et levai les yeux vers les étoiles. Lestat était prêt, je le savais. Il me semblait même qu’il était là à m’attendre, prêt, depuis des années aussi, sur sa marche d’escalier. J’eus l’impression soudaine que mon frère également était présent, depuis des éternités, et qu’il me parlait tout bas mais d’une voix excitée. Ce qu’il me disait était terriblement important, mais le contenu de ses paroles m’échappait à mesure qu’elles me parvenaient, insaisissable et fuyant comme une galopade de rats sous les combles d’un manoir. Il y eut une sorte de raclement et un éclat de lumière.
« — Non, je ne sais pas si c’est le diable qui m’envoie! Je ne sais pas ce que je suis! criai-je à Babette, assourdissant du son de ma propre voix mes oreilles trop sensibles. Je suis destiné à vivre jusqu’à la fin du monde, et je ne sais même pas ce que je suis!
« La lumière flamboya devant moi ; c’était la lanterne qu’elle venait d’allumer, et qu’elle tenait de telle façon que je ne voyais plus son visage. Il n’y eut plus rien d’autre, pendant un instant, dans mon champ de vision, que cette lumière, puis la masse lourde de la lanterne me heurta violemment la poitrine, le verre vola en éclats sur les briques, et des flammes rugirent sur mon visage, sur mes jambes. De l’ombre, Lestat me cria:
« — Eteignez ça, éteignez ça, espèce d’idiot. Vous allez rôtir!
« Toujours aveuglé, je sentis quelque chose me gifler sauvagement. C’était la veste de Lestat. Je m’étais effondré, le dos à une colonne du perron, dans un état de complète impuissance, dû aussi bien à la brûlure de la flamme et au choc de la gifle qu’à la conviction soudaine que Babette avait voulu me détruire et que je ne savais plus qui j’étais.
« Tout ceci ne prit que quelques secondes. Les flammes éteintes, je me retrouvai à genoux dans le noir, m’appuyant des mains sur les briques. En haut des marches, Lestat s’était de nouveau emparé de Babette. Je sautai sur lui, l’attrapai par le cou et le tirai en arrière. Furieux, il se retourna et voulut m’écarter d’une ruade; mais je le tenais fermement, et le catapultai devant moi en bas de l’escalier. Babette était pétrifiée. J’aperçus sa silhouette sombre contre le ciel, un reflet de lumière dans l’œil.
« — Venez donc! me lança Lestat en se remettant sur ses pieds.
« Babette avait porté les mains à sa gorge. Je m’efforçai, de mes yeux blessés, de rassembler assez de clarté pour mieux la voir. Le sang coulait.
« — Rappelez-vous! lui criai-je. J’aurais pu vous tuer! Ou le laisser vous tuer! Je ne l’ai pas fait. Vous m’avez traité de démon. Vous vous trompez!
— Vous aviez donc arrêté Lestat juste à temps, intervint le jeune homme.
— En effet. Lestat était capable de tuer et de boire en l’espace d’un éclair. Mais, ainsi que je devais l’apprendre plus tard, je n’avais sauvé Babette que dans son existence physique.
— Une heure et demie après, nous étions à La Nouvelle-Orléans, les chevaux presque morts de fatigue, et nous avions rangé la voiture dans une rue latérale proche d’un hôtel espagnol nouvellement établi. Lestat avait attrapé un vieil homme par le bras et lui mettait dans la main cinquante dollars.
« — Allez nous réserver une suite, lui ordonna-t-il, et commandez du champagne. Dites que c’est pour deux gentilshommes et payez d’avance. Quand vous reviendrez, il y en aura cinquante autres pour vous. Et je vous attends, soyez tranquille.
« Ses yeux brillants avaient subjugué le vieillard. J’étais sûr qu’il le tuerait dès qu’il serait revenu avec les clefs des chambres, et c’est bien ce qu’il fit. Je restai assis dans la voiture, regardant d’un œil las sa victime s’affaiblir progressivement jusqu’à mourir, son corps s’effondrant comme un sac de pierres, sous un porche, quand Lestat l’eut enfin lâché.
« — Bonne nuit, doux prince, dit-il; et voilà vos cinquante dollars.
« Il enfouit l’argent dans sa poche, de l’air de quelqu’un qui vient de faire une bonne plaisanterie.
« Nous nous glissâmes dans la cour de l’hôtel et montâmes dans le salon luxueux de notre suite. Une bouteille de champagne brillait dans un seau à glace et sur un plateau d’argent deux verres étaient posés. Je savais que Lestat en remplirait un et s’assiérait pour contempler la couleur d’or pâle du vin. Moi, comme en transe, je m’étendis sur le canapé et le regardai fixement, rien de ce qu’il faisait ne pouvant avoir d’importance. Il fallait que je le quitte ou que je meure, pensais-je. Ce serait doux de mourir. Oui, de mourir. J’avais déjà voulu mourir, avant. Maintenant, je le souhaitais vraiment. La perspective de la mort était douce et lumineuse, m’emplissait d’une parfaite quiétude.
« — Vous êtes morbide! dit soudain Lestat. C’est presque le matin.
« Il écarta les rideaux de dentelle, et je vis la ligne des toits se détacher sur le bleu sombre du ciel et, au-dessus, la grande constellation d’Orion.
« — Sortez tuer! m’ordonna-t-il en ouvrant la fenêtre.
« Il grimpa sur le rebord, puis j’entendis ses pieds atterrir en douceur sur le toit voisin. Il allait chercher les cercueils, ou du moins l’un d’eux. La soif monta en moi, comme la fièvre, et je le suivis. Mon désir de mourir était toujours là, pensée pure et exempte d’émotion dans un coin de mon esprit. J’avais cependant besoin de me nourrir. Je vous ai déjà indiqué qu’à l’époque je ne voulais pas tuer d’humains. Je marchai sur les toits en quête de rats.
— Mais pourquoi… Vous avez dit que Lestat n’aurait pas dû vous faire commencer avec des humains. Vouliez-vous dire… voulez-vous dire que pour vous c’était un choix esthétique, et non moral?
— Si vous me l’aviez demandé à l’époque, je vous aurais dit que c’était un choix esthétique, que je voulais comprendre la mort par étapes et que je voulais garder l’expérience de la mort d’un homme pour le moment où mes facultés de compréhension auraient mûri. Mais, en fait, c’était un choix moral. Car toutes les décisions esthétiques sont en réalité d’ordre moral.
— Je ne comprends pas, dit le jeune homme. Je pensais que les décisions d’ordre esthétique pouvaient être complètement immorales. Que pensez-vous donc du cliché de l’artiste qui quitte femme et enfants pour pouvoir peindre? Ou de Néron jouant de la harpe devant Rome en feu ?
— Il s’agit dans les deux cas de décisions d’ordre moral. Il s’agit dans les deux cas de servir un bien d’ordre supérieur, dans l’esprit de l’artiste. Le conflit se trouve entre la morale de l’artiste et celle de la société, et non entre l’esthétique et la morale. Mais souvent on ne le comprend pas, et c’est là que peut se produire un drame. Par exemple, l’artiste qui a volé de la peinture dans un magasin croira avoir pris une décision immorale quoique inévitable, et s’imaginera alors qu’il a perdu la grâce ; il tombera dans un état de désespoir et d’irresponsabilité ridicules, comme si la moralité était un univers de cristal qu’un seul acte suffirait à briser. Mais je n’avais pas ce genre de préoccupations en ce temps-là. Je croyais avoir choisi de tuer des animaux seulement pour des raisons esthétiques, et je butais sans cesse sur le grand problème moral qui était le mien: étais-je ou non damné, du seul fait de ma nature?
« Car, voyez-vous, bien qu’il ne m’ait jamais parlé de diable ou d’enfer, je croyais que je m’étais damné en choisissant le camp de Lestat, tout comme Judas devait le croire lorsqu’il décida de se mettre la corde au cou. Vous comprenez?
Après un temps de silence, le jeune homme faillit dire un mot, et quelques rougeurs apparurent sur ses joues. Il finit par murmurer :
— Et, damné, l’étiez-vous?
Le vampire se contenta de sourire, d’un sourire léger qui jouait sur ses lèvres comme la lueur d’une flamme. Le jeune homme le regardait fixement, comme s’il le voyait pour la première fois.
— Peut-être…, dit le vampire en se redressant et en croisant les jambes, peut-être devrions-nous prendre les choses l’une après l’autre. Je ferais sans doute mieux de continuer mon histoire.
— Oui, s’il vous plaît…, acquiesça le jeune homme.
— J’étais très agité, cette nuit-là, comme je vous le disais. J’avais buté contre ce problème de ma nature et je m’en trouvais complètement accablé, au point de n’avoir plus le désir de vivre. Eh bien, ceci produisit en moi, comme cela peut arriver aussi chez les humains, une soif irrésistible de quelque chose qui satisfasse au moins mes désirs physiques. Je pense que je m’en servis comme d’une excuse. Je vous ai dit ce que tuer signifie pour un vampire; vous pouvez imaginer, d’après ce que je vous ai raconté, quelle différence il y a pour nous entre un rat et un homme.
« Je suivis Lestat en bas, dans la rue, et marchai longtemps. Les rues étaient sales à l’époque, c’étaient en fait de véritables caniveaux qui séparaient les îlots de maisons, et toute la ville était très sombre, si l’on compare aux villes de maintenant. Les lumières étaient comme des phares sur une mer obscure. Même dans l’aube qui se levait lentement, seuls les mansardes et les porches des maisons émergeaient de l’ombre, et pour un mortel les rues étroites que je trouvais sur mon chemin n’étaient que de ténébreux tunnels. Suis-je damné? Suis-je une émanation diabolique? Ma vraie nature est-elle une nature démoniaque ? Je tournais et retournais sans cesse ces questions dans ma tête. Et, si cela est, pourquoi me révolté-je contre cette nature, pourquoi ai-je tremblé quand Babette m’a jeté cette lanterne enflammée, pourquoi me détourné-je de dégoût lorsque Lestat tue? Que suis-je devenu en me transformant en vampire? Où vais-je aller? Et pendant tout ce temps, tandis que mon désir de mort me faisait négliger ma soif, elle n’en devenait que plus ardente. Mes veines dessinaient un réseau de douleur dans ma chair, mes tempes palpitaient, et finalement je ne pus en supporter davantage. Déchiré entre le désir de m’abstenir de toute action — de jeûner, de dépérir, plongé dans mes réflexions — et le besoin pressant de tuer, je me retrouvai au milieu d’une rue vide et désolée où j’entendis une enfant pleurer.
« Les cris provenaient de l’intérieur d’une maison. Je m’approchai de ses murs, essayant seulement, avec ce détachement qui m’était habituel, de comprendre la nature de ses pleurs. Elle était fatiguée et souffrait, complètement livrée à elle-même. Elle pleurait depuis si longtemps que le seul épuisement la ferait bientôt taire. Je glissai la main sous le lourd volet de bois et fis basculer le loqueteau. Elle était assise dans la pièce obscure à côté d’une femme morte, morte depuis plusieurs jours. La chambre était encombrée de malles et de paquets comme si toute une famille s’apprêtait à partir en voyage. Mais il n’y avait personne d’autre que la petite fille dont la mère gisait à demi vêtue, son corps ayant commencé à se décomposer. Elle ne me vit pas tout de suite, mais, quand elle eut remarqué ma présence, elle se mit à me dire que je devais faire quelque chose pour aider sa mère. Elle avait cinq ans tout au plus, et elle était très mince. Son visage était maculé de saleté et de larmes. Elle implorait mon assistance. Il fallait qu’elles prennent un bateau, disait-elle, avant que la peste ne survienne. Son père les attendait. Elle se mit à secouer le corps de sa mère et recommença de pleurer de la façon la plus pathétique et la plus désespérée. Puis elle se tourna encore vers moi, déversant de nouveaux flots de larmes.
« Vous devez bien comprendre qu’à ce moment je brûlais littéralement du besoin physique de m’abreuver. Je n’aurais pas pu tenir un jour de plus sans me nourrir. Mais il y avait plusieurs solutions : les rats abondaient dans les rues, et quelque part, très près, un chien hurlait à la lune. J’aurais pu, si j’avais voulu, fuir cette chambre, m’alimenter sans difficulté et rentrer. Mais il y avait cette question qui me martelait l’esprit : suis-je damné ? Si je le suis, pourquoi est-ce que je ressens tant de pitié pour elle, pour son petit visage émacié? Pourquoi ai-je envie de toucher ses petits bras doux, pourquoi est-ce que je la prends sur mes genoux, sentant sa tête s’incliner sur ma poitrine tandis que je caresse tendrement ses cheveux satinés ? Pourquoi? Si je suis damné, je dois avoir le désir de la tuer, de ne la considérer que comme la source de nourriture d’une existence maudite, car, étant damné, je devrais l’exécrer…
« Au milieu de ces pensées, je revis tout à coup le visage tordu de haine de Babette tenant serrée contre elle la lanterne qu’elle allait allumer, je revis Lestat et me rappelai ma haine pour lui, et je sentis, oui, que j’étais damné et que c’était l’enfer; au même instant, je m’étais incliné et avais enfoncé profondément mes dents dans son petit cou tendre et, entendant son léger cri, avais chuchoté alors même que je sentais sur mes lèvres le sang tiède :
« — Ce ne sera pas long et, après, tu n’auras plus mal.
« Mais son corps était soudé à moi, et je fus bientôt incapable de parler. Il y avait quatre ans que je ne m’étais plus rassasié de sang humain; j’avais oublié; et voici que j’entendais de nouveau ce rythme terrible, le battement de ce cœur, qui n’était ni le cœur d’un animal ni celui d’un homme; mais le cœur rapide et têtu d’un enfant, un cœur qui battait de plus en plus fort, qui refusait de mourir, qui frappai, comme un petit poing d’enfant frappe une porte, qui criait : « Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir, je ne peux pas mourir, je ne peux pas mourir… » Je me relevai, toujours soudé à son corps, son cœur entrainant le mien sur un rythme toujours plus rapide, sans espoir de rémission, son sang riche se ruant dans mes veines trop vite pour moi, la chambre tourbillonnant autour de nous; puis, malgré moi, je me retrouvai en train de regarder, à travers l’obscurité par-dessus sa tête renversée, par-dessus sa bouche ouverte, le visage de sa mère. A travers les paupières à demi-closes, les yeux de la morte brillaient et me fixaient comme s’ils étaient vivants! Je lâchai l’enfant, qui tombait à terre telle une poupée désarticulée, et me détournait, pris d’une soudaine horreur et prêt à m’enfuir, quand je vis une forme familière emplir la fenêtre. C’était Lestat. Riant, il recula dans la rue et, le corps plié en deux, se mit à danser dans la boue. « Louis, Louis », fit-il sarcastique, pointant sur moi un long index décharné, comme pour me faire comprendre qu’il m’avait pris sur le fait. Puis il bondit par-dessus le rebord de la fenêtre et, me bousculant au passage, se saisit du cadavre nauséabond, qu’il entraîna dans sa danse.
— Bon Dieu! souffla le jeune homme.
— Oui, j’aurais pu en dire autant, remarqua le vampire. Tout en dansant, Lestat chantait. Comme il faisait décrire au cadavre de la mère des cercles de plus en plus larges, il trébucha sur le corps de l’enfant. Au mouvement que fit la tête la morte brusquement ballotée vers l’avant, les cheveux emmêlés retombèrent sur son visage, tandis qu’un liquide noir s’écoulait de la bouche. Il jeta au sol le cadavre. J’avais sauté par-dessus la fenêtre pour dévaler la rue en courant, mais il se mit à ma poursuite.
« — Vous avez peur de moi, Louis? cria-t-il. Vous avez peur? La fillette est vivante, Louis, elle respirait encore quand vous l’avez quittée. Voulez-vous que je retourne la transformer en vampire? Elle pourrait nous être utile, Louis, et pensez à toutes les jolies robes que nous pourrions lui acheter! Louis, Louis, attendez! Je retourne la chercher si vous me le demandez!
« Il me courut après de la sorte tout au long du chemin jusqu’à l’hôtel, tout au long de la ligne de toits où j’espérais le perdre, jusqu’à ce que je saute par la fenêtre du salon, que, dans ma rage, je claquai derrière moi. Les bras déployés, semblable à un oiseau qui cherche à s’échapper d’une cage de verre, il frappa au carreau, secoua les montants. J’étais hors de moi. Je tournai et retournai dans la pièce, cherchant un moyen de le tuer. J’imaginai son corps réduit à quelques restes fumants, sur le toit là en dessous. Je n’étais que rage à l’état pur et toute raison m’avait quitté, si bien que lorsqu’il eut réussi à s’introduire dans le salon, en brisant les carreaux, nous nous battîmes comme nous ne l’avions jamais fait. C’est la pensée de l’enfer qui m’arrêta, un enfer dont nous étions deux âmes prisonnières aux prises l’une avec l’autre, aux prises avec leur haine. Je perdis mon assurance, oubliai mes mobiles, relâchai mon étreinte. Je me retrouvai étendu sur le sol, Lestat me dominant de toute sa hauteur, le regard froid, mais la poitrine haletante.
« — Vous êtes fou, Louis, dit-il.
« Sa voix était calme, si calme qu’elle me ramena à la réalité. Il regarda la fenêtre en plissant les yeux.
« — Le soleil se lève, reprit-il, son souffle encore rapide de notre combat.
« Je ne l’avais jamais vu dans cet état. Il avait laissé la meilleure partie de lui-même dans notre lutte ; ou ailleurs.
« — Allez dans votre cercueil, m’ordonna-t-il sans la moindre colère. Mais demain soir… nous parlerons.
« J’étais plus qu’un peu étonné. Lestat parler! C’était inimaginable. Nous n’avions jamais réellement parlé ensemble. Je pense vous avoir décrit avec assez de précision nos petites escarmouches quotidiennes.
— C’est qu’il en voulait à votre argent et à vos maisons, dit le jeune homme. Ou bien peut-être avait-il, comme vous, peur de se retrouver seul?
— Ces questions m’étaient venues à l’esprit, en effet. J’avais même pensé que Lestat pourrait vouloir me tuer, grâce à un moyen de moi inconnu. Voyez-vous, je ne savais pas très bien alors pourquoi je m’éveillais à telle heure chaque soir, s’il était automatique que ce sommeil pareil au sommeil de la mort me quitte, et pourquoi parfois le réveil se produisait plus tôt que d’habitude. C’était l’une des choses que Lestat ne voulait pas expliquer. Il était d’ailleurs souvent debout avant moi. Comme je vous l’expliquais, il m’était supérieur dans toutes les choses mécaniques. Ce matin-là, c’est avec une sorte de désespoir que je refermai le couvercle de mon cercueil.
« Il me faut vous dire, toutefois, que l’opération de refermer le cercueil a toujours quelque chose d’inquiétant. C’est un peu comme d’aller sur la table d’opération, sous l’effet d’un de vos anesthésiants. La moindre erreur, même fortuite, que pourrait causer un intrus, vous fait risquer la mort.
— Mais comment aurait-il pu vous tuer? Il n’aurait pu vous exposer à la lumière sans s’y exposer lui-même.
— C’est vrai, mais, comme il se levait avant moi, il aurait pu sceller mon cercueil au moyen de clous, ou y mettre le feu. Surtout, je ne savais pas ce qu’il était en son pouvoir de faire, ni ce qu’il pouvait savoir que j’ignorais encore.
Mais, dans l’immédiat, comme mon cerveau était encore chargé des images de la femme morte et de l’enfant, et que le jour se levait, l’énergie me fit défaut pour entamer une discussion. Je me couchai, pour sombrer dans des rêves lamentables.
— Vous avez des rêves! s’étonna le jeune homme.
— Souvent. Je souhaiterais parfois ne pas en avoir. Car, lorsque j’étais un mortel, je ne faisais pas de pareils rêves, si longs et si clairs, ni de cauchemars aussi tourmentés. Au début, ces rêves imprégnaient tellement mon esprit qu’il me semblait souvent avoir lutté aussi longtemps que je le pouvais pour ne pas me réveiller, et qu’ensuite je passais plus de la moitié de la nuit, allongé, à y repenser. Souvent aussi, ils me plongeaient dans un tel état d’hébétement que j’errais au hasard, à essayer d’en déchiffrer le sens. Pour beaucoup, ils étaient aussi sibyllins que les rêves des mortels. Par exemple, je rêvais de mon frère, je le voyais auprès de moi, dans un état intermédiaire entre la vie et la mort, qui m’appelait à son secours. Souvent aussi, je rêvais de Babette, et souvent — en fait, presque toujours — la toile de fond de mes rêves était constituée par cet immense paysage désolé, ce paysage de nuit dont j’avais eu la vision lorsque Babette m’avait maudit. Tous ces personnages parlaient et se mouvaient à l’intérieur de cette demeure abandonnée qu’était mon âme damnée. Je ne me rappelle pas ce que je rêvais ce jour-là, peut-être parce qu’est trop vive à mon esprit la discussion que j’eus avec Lestat le soir suivant… Mais je vois que vous êtes impatient que je vous la raconte…
« Eh bien, je vous disais que la conduite réfléchie de Lestat, ce nouveau calme dont il faisait preuve m’avaient fort étonné. Cependant, lorsque je m’éveillai le soir suivant, je ne le trouvai pas dans le même état d’esprit, du moins au début. Il y avait deux femmes dans le salon, qui n’était éclairé que par quelques rares bougies, éparpillées sur de petites tables et sur le buffet sculpté. Lestat, sur le canapé, tenait l’une d’elles enlacée et l’embrassait. Elle était très belle, mais dans un état d’ivresse avancé, grande poupée droguée dont la coiffure savante s’effondrait lentement sur les épaules nues et les seins à demi découverts. L’autre, accoudée à la table dévastée du dîner, buvait un verre de vin. Il était clair qu’ils avaient dîné tous les trois ensemble — Lestat faisant seulement semblant… ; vous seriez surpris de constater combien les gens peuvent ne pas remarquer qu’un vampire fait seulement semblant de manger — et celle qui était assise à la table paraissait s’ennuyer ferme. Tout ceci me remplit d’agitation. Je ne savais pas ce que Lestat avait en tête. Si j’entrais, je deviendrais le centre d’intérêt, et ce qui se produirait alors, je n’osais l’imaginer, si ce n’est que Lestat voudrait sans doute que nous les tuions toutes les deux. La femme qu’il avait enlacée commençait déjà de le taquiner sur sa façon d’embrasser, sur sa froideur, sur son absence de désir. L’autre observait la scène de ses yeux noirs en amande, et en paraissait satisfaite. Son visage s’épanouit lorsque Lestat vint vers elle et posa les mains sur ses bras blancs et nus. En se penchant pour l’embrasser, il m’aperçut à travers la fente de la porte par laquelle j’épiais. Son œil ne resta sur moi qu’un instant, puis il se remit à parler avec ses compagnes. Il se baissa pour souffler les bougies qui étaient sur la table.
« — Il fait trop sombre ici, dit la femme qui était allongée sur le canapé.
« — Laisse-nous seuls, dit l’autre.
« Lestat, s’asseyant, lui demanda de venir sur ses genoux. Elle s’exécuta et lui entoura le cou de son bras gauche, tout en lissant de la main droite ses cheveux blonds.
« — Votre peau est glaciale! dit-elle avec un léger mouvement de recul.
« — Pas toujours, répondit-il.
« Sur ces mots, il enfouit son visage dans le creux de son épaule. Je contemplais la scène, fasciné. Lestat était merveilleusement habile et terriblement vicieux, mais je ne pris la mesure de son adresse qu’au moment où il enfonça les dents dans la chair, exerçant une pression du pouce sur sa gorge, tout en immobilisant sa victime de l’autre bras, de façon à boire tout son content sans que l’autre femme s’aperçût de rien.
« — Votre amie ne tient pas bien le vin, dit-il en se glissant hors de la chaise pour y asseoir la femme inconsciente, dont il installa la tête sur la table, sur ses bras repliés.
« — C’est une idiote, répondit l’autre, qui était allée à la fenêtre admirer les lumières du dehors.
« La Nouvelle-Orléans était à l’époque une ville composée essentiellement de constructions peu élevées, vous le savez certainement. Les nuits claires — comme l’était cette nuit-là — on avait, par les hautes fenêtres de ce nouvel hôtel espagnol, une très belle vue des rues illuminées. Les étoiles paraissaient proches, comme en mer, n’ayant à vaincre qu’une clarté diffuse.
« — Je peux réchauffer votre peau froide mieux qu’elle! reprit la femme en se tournant vers lui.
« Je dois avouer que je ressentais un certain soulagement à l’idée qu’il allait lui infliger le même traitement qu’à son amie. Mais ses plans n’étaient pas aussi simples.
« — Vous croyez, lui répondit-il.
« Il lui prit la main, ce qui la fit s’exclamer :
« — Mais… vous êtes tout chaud!
— Vous voulez dire que le sang l’avait réchauffé? intervint le jeune homme.
— Certainement. Après avoir tué et bu, le corps du vampire devient aussi tiède que le vôtre peut l’être en ce moment.
Avant de poursuivre son récit, il prit le temps d’adresser un sourire à son interlocuteur.
— Donc… Lestat tenait la femme par la main et lui disait que son amie l’avait réchauffé. Son visage, bien sûr, était devenu très rouge et son expression avait complètement changé. Il la serra d’encore plus près, et elle l’embrassa, remarquant à travers son rire qu’il était devenu une véritable fournaise de passion.
« — Ah! mais cela coûte cher! dit-il encore, feignant la tristesse. Votre jolie compagne… — il haussa les épaules — je l’ai épuisée!
« Il fit un pas en arrière, comme pour inviter la jeune femme à s’approcher de la table. Elle s’exécuta, son visage fin empreint d’une expression de supériorité, puis se pencha pour regarder son amie, mais sans marquer tellement d’intérêt — quand elle aperçut quelque chose. C’était une serviette, qui avait recueilli les dernières gouttes de sang de la blessure que Lestat avait ouverte dans la gorge de sa victime. Elle la ramassa, tentant d’en déchiffrer la signification dans la pénombre.
« — Défaites vos cheveux, dit Lestat d’une voix douce.
« Elle défit sa coiffure, indifférente, dénoua les dernières tresses, et ses cheveux tombèrent en vagues blondes dans son dos.
« — Doux, fit-il, si doux… Je vous imagine ainsi, couchée sur un lit de satin…
« — Vous en dites de ces choses! se moqua-t-elle, lui tournant le dos par jeu.
« — Vous savez de quel genre de lit je parle? demanda-t-il.
« Elle rit et répondit que son lit à lui elle l’imaginait sans peine, puis le regarda par-dessus son épaule tandis qu’il s’avançait. Sans la quitter des yeux, il fit basculer d’un geste souple le corps de son amie, qui tomba à la renverse sur le sol, les yeux grands ouverts. La femme sursauta et bouscula une petite table basse en cherchant à s’éloigner du cadavre. La flamme de la bougie qui s’y trouvait posée vacilla puis s’éteignit.
« — La nuit tombe…, éteignons les feux…, fit Lestat à voix basse.
« Il la prit dans ses bras, où elle se débattit comme un papillon de nuit, et planta ses dents dans sa gorge.
— Mais quelles étaient vos pensées devant ce spectacle ? demanda le jeune homme. Aviez-vous le désir de l’arrêter, comme lorsque vous aviez voulu l’empêcher de tuer Frênière?
— Non, répondit le vampire. D’ailleurs, je n’aurais pas pu. Et, rappelez-vous, je savais qu’il tuait des humains toutes les nuits. Les animaux ne lui procuraient plus aucune satisfaction. C’était une solution de secours quand la chasse à l’homme échouait, un recours en cas d’urgence. Si je ressentais la moindre sympathie pour ces deux femmes, elle était ensevelie sous les profondeurs de ma tourmente intérieure. Je sentais encore battre dans ma poitrine le petit martèlement du cœur de cette fillette décharnée; la dualité de ma nature divisée me rongeait de questions. J’étais furieux après Lestat d’avoir organisé cette mise en scène pour moi et d’avoir attendu que je m’éveille pour tuer les deux femmes. J’en étais de nouveau à me demander si j’arriverais à m’affranchir un jour de lui et, plus que jamais, j’étais conscient à la fois de ma haine et de ma faiblesse.
« Il avait dans cet intervalle installé autour de la table les deux corps adorables et fait le tour de la pièce en allumant tous les chandeliers, si bien que le salon paraissait illuminé comme pour un mariage.
« — Entrez, Louis, dit-il. Je vous aurais bien arrangé une compagnie, mais je sais trop combien vous aimez faire vos choix vous-même. Dommage que Mlle Frênière se plaise à jeter des lanternes tout allumées. Cela peut faire des complications, n’est-ce pas? Surtout dans un hôtel.
« Il assit la blonde en sorte que sa tête repose latéralement sur le dossier damassé, laissant la brune simplement affalée sur sa chaise, son menton déjà blême retombant sur sa poitrine. Les traits de cette dernière avaient déjà pris un aspect rigide — elle semblait être de ces femmes qui doivent leur beauté au feu de leur personnalité. Mais l’autre paraissait seulement dormir. Lestat lui avait fait deux entailles, l’une à la gorge, l’autre au-dessus du sein gauche, et toutes deux saignaient librement. Il souleva son poignet et, le tailladant avec un couteau, emplit de sang deux verres à vin. Il m’enjoignit de m’asseoir.
« — Je vous quitte, répliquai-je aussitôt. C’est tout ce que j’ai à vous dire.
« — Je m’en doutais, répondit-il, s’adossant à sa chaise. Je pensais bien aussi que j’aurais droit à quelques grandes phrases. Dites-moi donc quel monstre, quel démon vulgaire je suis!
« — Je ne vous juge pas. Vous ne m’intéressez pas. Ce qui m’intéresse, c’est ma propre nature, et j’en suis venu à croire que je ne peux pas vous faire confiance pour me révéler la vérité à ce sujet. Vous utilisez votre savoir pour asseoir votre pouvoir personnel.
« Je suppose que, comme tous les gens qui font ce genre de discours, je n’attendais pas de réponse sincère de sa part. Il me suffisait de m’écouter parler. Mais je m’aperçus soudain que son visage avait repris son expression de la veille. Il me prêtait réellement attention. Je me sentis perdu. Le gouffre qui nous séparait était aussi douloureux que toujours.
« — Pourquoi êtes-vous devenu vampire? lâchai-je. Et le vampire que vous êtes, de surcroît? Mauvais et ne se plaisant qu’à prendre des vies humaines, sans nécessité! Cette fille…, pourquoi l’avez-vous tuée, quand une seule aurait suffi? Pourquoi l’avez-vous tellement effrayée avant de la tuer? Et pourquoi l’avez-vous installée là dans cette pose grotesque, comme pour inciter les dieux à vous foudroyer pour votre blasphème?
« Il écouta tout ceci sans dire un mot, et, dans le silence qui suivit, je me sentis de nouveau désorienté. Lestat ouvrait de grands yeux pensifs. Je l’avais déjà vu ainsi, mais je ne me souvenais pas quand, et ce n’était certainement pas au cours d’une discussion.
« — Que pensez-vous que soit un vampire? me demanda-t-il sur le ton de la franchise.
« — Je ne prétends pas le savoir. C’est vous qui prétendez cela. Qu’est-ce qu’un vampire?
« Il ne répondit pas, comme s’il avait perçu dans mes paroles quelque manque de sincérité, quelque rancune. Il continua de m’observer sans bouger de sa chaise, avec la même expression tranquille. Je finis par dire :
« — Je sais qu’après vous avoir quitté j’essaierai de le découvrir. Je parcourrai le monde entier, s’il le faut, pour rencontrer d’autres vampires. Je sais qu’il doit y en avoir. Je ne vois pas de raison qu’il n’en existe pas un grand nombre. Et je suis sûr que je trouverai des vampires qui auront plus de choses en commun avec moi que vous. Des vampires qui auront la même idée que moi du savoir, et qui auront utilisé leur nature supérieure pour apprendre des secrets dont vous n’avez même pas rêvé. Si vous ne m’avez pas tout dit, je découvrirai tout seul, ou avec leur aide quand je les rencontrerai, ce que vous m’avez caché.
« — Louis! à fit-il en secouant la tête. Vous êtes amoureux de votre nature de mortel! Vous pourchassez les fantômes de votre ancienne personnalité. Frênière, sa sœur…, ce sont pour vous des images de ce que vous étiez, et languissez toujours d’être. Et, du fait de votre passion pour la vie des mortels, vous êtes mort au regard de votre nature de vampire.
« J’objectai aussitôt :
« — Mon changement en vampire a été la plus grande aventure de mon existence; tout ce que j’ai vécu avant était confus, nuageux. Je traversais la vie comme un aveugle qui se dirige à tâtons, allant d’un objet solide à un autre objet solide. Ce n’est que lorsque je suis devenu vampire que j’ai, pour la première fois, respecté tous les constituants de la vie. Je n’ai jamais vraiment vu, avant d’être vampire, un seul être humain palpiter de vie, je n’ai jamais vraiment su ce qu’était la vie avant qu’elle ne jaillisse en un flot rouge sur mes lèvres et sur mes mains.
« Je m’aperçus que j’observais les deux femmes. La brune prenait une horrible teinte bleuâtre, mais la blonde respirait.
« — Elle n’est pas morte! m’écriai-je soudain.
« — Je sais, répondit-il. Laissez-la tranquille.
« Il prit son poignet, fit une nouvelle entaille, près de la précédente, où le sang s’était coagulé, et remplit son verre.
« — Tout ce que vous dites est sensé, reprit-il entre deux gorgées. Vous êtes un intellectuel. Pas moi. Ce que je sais, je l’ai appris en écoutant les gens parler, pas dans des livres. Je ne suis pas allé assez longtemps à l’école. Mais je ne suis pas stupide, et vous devez m’écouter parce que vous êtes en danger. Vous ne connaissez pas votre nature de vampire. Vous êtes comme l’adulte qui, revoyant son enfance, se rend compte qu’il ne l’a jamais appréciée. Devenu homme, il vous est impossible de retourner à votre chambre d’enfant et à vos jouets et de demander que l’on vous prodigue soins et amour, sous le prétexte que maintenant vous en connaissez la valeur. Il en va de même pour vous et votre nature de mortel. Vous l’avez abandonnée. La réalité ne vous est plus cachée derrière un voile obscur. Mais vous ne pouvez pas revenir au monde douillet des humains avec vos yeux neufs.
« — Je sais tout cela parfaitement bien! répondis-je. Mais qu’est-ce donc que notre nature! Si je peux vivre du sang des animaux, pourquoi ne pas le faire plutôt que d’aller de par le monde en semant le malheur et la mort parmi les humains!
« — Est-ce que cela vous apporte le bonheur? demanda Lestat. Vous errez la nuit, pour vous nourrir de rats comme un vagabond, puis vous rôdez sous les fenêtres de Babette, plein de sollicitude, mais aussi impuissant que la déesse qui la nuit venait surprendre Endymion dans son sommeil sans pouvoir le posséder. Et supposez que vous la teniez dans vos bras et qu’elle vous considère sans horreur ni dégoût, que se passerait-il? Vous la verriez souffrir de tous les maux inhérents à son état de mortelle pendant quelques brèves années, puis vous la verriez mourir. Est-ce cela qui vous apporterait le bonheur? C’est de la folie, Louis. C’est vain. Ce que vous avez devant vous, c’est votre nature de vampire, qui est de tuer. Car je vous garantis que si cette nuit vous sortez dans la rue et vous saisissez d’une femme aussi riche et belle que Babette pour aspirer son sang jusqu’à ce qu’elle s’effondre à vos pieds, vous n’aurez plus faim du profil de Babette dans la lumière des chandeliers, ni du son de sa voix filtrant à travers la fenêtre. Vous vous remplirez, Louis, ainsi que votre nature le demande, de toute la vie que vous pourrez contenir. Et après, vous aurez de nouveau faim, faim de la même chose, encore de la même chose, toujours de la même chose. Le liquide rouge qui emplit ce verre sera toujours aussi rouge, les roses du papier peint seront d’un dessin délicat, vous verrez encore la lune de la même façon, et de la même façon aussi le scintillement des bougies. Et c’est avec cette même sensibilité que vous chérissez que vous verrez la mort dans toute sa beauté, et la vie comme on ne la connaît qu’au seuil même de la mort. Ne comprenez-vous pas tout cela, Louis? Vous seul parmi toutes les créatures pouvez ainsi contempler la mort dans la plus parfaite impunité. Vous…, vous seul… sous la lune se levant… pouvez frapper comme la main même de Dieu!
« Il se rassit et finit le verre; ses yeux errèrent sur la jeune femme inconsciente, dont la poitrine se souleva, dont les sourcils se nouèrent, comme si elle allait revenir à elle. Un gémissement s’échappa de ses lèvres. Lestat ne m’avait jamais adressé pareil discours auparavant, et je ne l’en aurais pas cru capable.
« — Les vampires sont des tueurs, disait-il maintenant. Des prédateurs. Dont les yeux tout-puissants ont pour fonction de leur procurer le détachement nécessaire. De les rendre capables d’appréhender les vies humaines dans leur entier, sans regrets ni sensiblerie, mais au contraire avec la satisfaction excitante d’en être les terminateurs, d’avoir un rôle à jouer dans le plan divin.
« — Ça n’est que votre vision personnelle des choses! protestai-je.
« La fille gémissait de nouveau. Son visage était très blanc. Sa tête roula contre le dossier de la chaise.
« — C’est la réalité, réplique-t-il. Vous parlez de trouver d’autres vampires! Les vampires sont des tueurs! Ils ne veulent ni de vous ni de votre sensibilité! Ils vous verront arriver bien longtemps avant que vous ne les voyiez vous-même, et discerneront votre point faible. Alors, comme ils se méfieront de vous, ils chercheront à vous tuer. Ils chercheraient à vous tuer même si vous me ressembliez. Parce que ce sont des fauves solitaires et qu’ils ne quêtent pas plus la compagnie que les chats sauvages de la jungle. Ils sont jaloux de leur secret et de leur territoire, et si vous en rencontrez deux, ou davantage, ensemble, ce sera uniquement pour des raisons de sécurité, et l’un sera l’esclave de l’autre comme vous l’êtes de moi.
« — Je ne suis pas votre esclave, dis-je.
« Mais, tout en parlant, je me rendis compte qu’il avait raison…
« — C’est comme cela que le nombre des vampires s’accroît…, à travers l’esclavage. Comment pourrait-il en être autrement?
« Il reprit encore le poignet de la jeune femme, qui cria lorsque le couteau taillada sa chair et ouvrit les yeux lentement tandis qu’il tenait son poignet au-dessus du verre. Elle cligna des yeux et lutta pour les garder ouverts. Il semblait qu’ils fussent recouverts d’un voile.
« — Vous êtes fatiguée, n’est-ce pas? lui demanda t-il.
« Elle le regarda, mais sans paraitre vraiment le voir.
« — Fatiguée! répéta-t-il, s’approchant tout près d’elle et plongeant son regard dans ses yeux. Vous voulez dormir.
« Oui…, gémit-elle faiblement.
« Il la prit dans ses bras et l’emmena dans la chambre. Nos cercueils étaient posés sur le tapis contre le mur. Il y avait un lit tendu de velours. Au lieu de l’y poser, Lestat la descendit lentement dans son cercueil.
« — Qu’est-ce que vous faites? demandai-je du seuil de la porte.
« La fille regardait tout autour d’elle comme un enfant terrifié.
« — Non…, gémissait-elle.
« Puis, lorsqu’il referma le couvercle du cercueil, elle poussa un cri et continua à hurler de l’intérieur de sa prison.
« — Pourquoi donc faites-vous cela, Lestat? demandai-je.
« — Parce que j’aime, répondit-il. Cela me plaît. (Il me regarda.) Je ne dis pas que vous devez aimer aussi. Gardez vos goûts d’esthète pour des choses plus pures. Tuez vite si vous préférez, mais tuez. Apprenez que vous êtes un tueur. Ah!…
« Il eut un geste de dégoût. La fille avait cessé de crier. Il tira près du cercueil une petite chaise aux pieds incurvés et, jambes croisées, regarda le couvercle. C’était un cercueil noir et verni, non pas rectangulaire, comme ceux que l’on fait maintenant, mais étroit aux extrémités et plus large à l’endroit de la poitrine, où devaient reposer les bras croisés du cadavre. Cela suggérait la forme du corps humain.
« Le cercueil s’ouvrit et la jeune femme se redressa, étonnée, les yeux écarquillés, les lèvres bleuies et tremblantes.
« — Couche-toi, mon amour, lui dit-il en la repoussant.
« Elle s’étendit de nouveau, presque hystérique, le fixant des yeux.
« — Tu es morte, mon amour, ajouta-t-il.
« Elle se remit à crier et se tourna, se retourna désespérément dans le cercueil, tel un poisson dans un bocal, comme si son corps avait eu la propriété de passer à travers les parois ou le fond.
« — C’est un cercueil, c’est un cercueil! hurla-t-elle. Laissez-moi sortir!
« — Mais nous finissons tous dans des cercueils, dit Lestat. Reste tranquillement allongée, mon amour. Ceci est ton cercueil. La plupart d’entre nous ne sauront jamais quel effet cela fait. Tu le sais, toi, désormais!
« Je n’aurais pu dire si son regard fixe signifiait qu’elle écoutait, ou bien qu’elle perdait la raison. M’apercevant dans l’embrasure de la porte, elle se calma. Son regard alla sur Lestat, puis revint sur moi.
« — Aidez-moi! m’implora-t-elle.
« Lestat se tourna vers moi.
« — J’espérais que vous sentiriez toutes choses par instinct, comme moi, dit-il. Quand je vous donnais cette première occasion de tuer, je pensai que vous auriez faim de recommencer, de recommencer encore, qu’à mon exemple vous seriez attiré par les vies humaines, comme par une coupe pleine. Mais ce ne fut pas le cas. Et, pendant tout ce temps, j’imagine que je me suis abstenu de vous remettre dans le droit chemin parce que vous étiez beaucoup plus faible. Je vous observais jouer les ombres dans la nuit, vous hypnotiser sur la pluie qui tombait, et je pensais : « Il est facile à manœuvrer, il est simple. » Mais vous êtes faible, Louis, vous êtes une cible trop faible, d’abord pour les autres vampires, mais aussi maintenant pour les humains. Cette histoire avec Babette nous a mis en danger tous les deux. On croirait que vous voulez notre destruction à tous deux.
« — Je ne peux pas supporter de voir ce que vous êtes en train de faire, dis-je, me détournant.
« Les yeux de la fille brûlaient ma chair. Tout le temps qu’il avait parlé, elle les avait gardés fixés sur moi.
« — Vous ne pouvez pas le supporter! s’exclama- t-il. Je vous ai vu la nuit dernière avec cette fillette! Vous êtes un vampire, un vampire tout pareil à moi!
« Il se leva et vint vers moi, mais, la fille s’étant redressée de nouveau, il se retourna pour la repousser dans le cercueil.
« — Pensez-vous que nous devrions en faire un vampire? Partager avec elle notre vie? me demanda-t-il.
« Je répondis instantanément :
« — Non!
« — Pourquoi? Parce qu’elle n’est qu’une putain? Une putain diablement chère, d’ailleurs…
« — Peut-elle encore vivre? Ou a-t-elle perdu trop de sang? lui demandai-je.
« -Émouvant! se moqua-t-il. Non, elle ne peut plus vivre.
« — Alors, tuez-la.
« Elle criait de nouveau. Lestat se contenta de se rasseoir. Je me retournai : il souriait, et la fille avait claqué son visage contre le fond de satin; elle sanglotait. Presque folle, elle priait à travers ses larmes, implorait la Vierge Marie de venir à son secours, se cachait le visage, puis se prenait la tête à deux mains, barbouillait de son poignet sanglant ses cheveux et le satin qui tapissait le cercueil. Je me penchai sur elle et constatai qu’elle était vraiment mourante. Ses yeux étaient brillants, mais la peau tout autour avait déjà pris une teinte bleuâtre. Elle sourit.
« — Vous ne me laisserez pas mourir, n’est-ce pas? murmura-t-elle. Vous me sauverez !
« Lestat s’inclina et prit son poignet.
« — Mais c’est trop tard, mon amour, dit-il. Regarde ton poignet, ta poitrine.
« Il toucha la blessure de sa gorge. Elle y porta la main et tressaillit, la bouche grande ouverte, étranglant un cri. Je regardais Lestat. Je ne pouvais comprendre pourquoi il agissait ainsi. Son visage était lisse comme le mien à présent, un peu plus animé, à cause du sang qu’il avait bu, mais froid et sans émotion.
« Il n’avait pas le regard vicieux du bandit d’opéra, ne semblait pas avoir faim de souffrance ni se repaître de cruauté. Il ne faisait que l’observer.
« — Je n’ai jamais voulu mal faire, criait-elle, je n’ai fait que ce que je devais. Vous ne pouvez pas me laisser comme cela, il faut que vous me laissiez sortir, je ne peux pas mourir comme cela, ce n’est pas possible! (Elle sanglotait, des sanglots brefs et secs.) Laissez-moi partir. Je dois aller voir un prêtre, laissez-moi partir!
« — Mais mon ami est prêtre, dit Lestat avec un sourire qui pouvait faire croire que tout ceci n’était pour lui qu’une plaisanterie. Ce sont vos funérailles, ma chère. Vous voyez, vous étiez à un dîner et vous mourûtes. Mais Dieu vous a donné une nouvelle chance de contrition. Comprenez-vous? Dites-lui vos péchés.
« D’abord, elle secoua la tête, puis me dévisagea encore de ses yeux suppliants.
« — C’est vrai? murmura-t-elle.
« — Eh bien, dit Lestat, je suppose que vous ne voulez pas vous repentir, ma chère. Je vais devoir fermer le couvercle!
« — Arrêtez ça, Lestat! criai-je.
« La fille criait de nouveau. La scène était devenue insoutenable. Je me penchai pour lui prendre la main.
« — Je ne me rappelle pas mes péchés, gémit-elle tandis que je regardais son poignet, résolu à la tuer.
« — Ce n’est pas la peine. Dites seulement à Dieu que vous regrettez, et alors vous mourrez et ce sera fini.
« Elle se calma et ferma les yeux. J’enfonçai mes dents dans son poignet et commençai à la vider de son sang. Elle remua une fois, comme en proie à un rêve, et prononça un nom, puis, quand je sentis son pouls atteindre une lenteur hypnotique, je la lâchai, un peu étourdi et ahuri, cherchant des mains les montants de la porte. Je la voyais comme dans un songe. Les chandelles brillaient dans l’angle de mon champ de vision; elle était étendue, complètement immobile, et Lestat était assis près d’elle, le visage composé, dans l’attitude d’une personne en deuil.
« — Louis, me dit-il calmement, vous ne comprenez pas? Vous ne connaîtrez la paix que lorsque vous pourrez faire cela chaque nuit de votre vie. Il n’y a rien d’autre, mais tout est là!
« Le son de sa voix était presque tendre. Il se leva et posa ses deux mains sur mes épaules. Je reculai dans le salon, gêné par ce contact, mais pas assez résolu pour le repousser.
« — Venez avec moi, dehors, dans la rue. Il est tard, vous n’avez pas assez bu. Laissez-moi vous montrer ce que vous êtes. Vraiment! Pardonnez-moi si j’ai bâclé ma tâche, si je m’en suis trop remis à la nature. Venez!
« — Je ne peux pas supporter tout cela, Lestat, répondis-je. Vous avez mal choisi votre compagnon.
« — Mais, Louis, vous n’avez même pas essayé!
Le vampire s’arrêta et étudia un moment le jeune homme. Mais celui-ci, sous le choc du récit, garda le silence.
— Il avait raison. Je n’avais pas assez bu. Toujours secoué par l’épouvante que j’avais lue dans les yeux de la jeune femme, je le laissai me conduire hors de l’hôtel, par l’escalier de service. C’était le moment où les gens sortaient de la salle de bal de la rue Condé, qui était bondée de monde. On donnait des soupers dans les hôtels, les planteurs et leurs familles étaient descendus en ville en grand nombre, et nous traversions cette foule comme dans un cauchemar. J’étais à l’agonie. Jamais je n’avais ressenti pareille souffrance morale. C’est que chacun des mots de Lestat avait eu pour moi une signification précise. Je ne connaîtrais la paix qu’au moment, qu’à la minute même où je tuerais; et il n’y avait pas de doute que le fait de tuer des créatures inférieures n’apportait rien qu’un vague désir, qu’une insatisfaction qui m’avait amené à espionner les humains, à contempler leur vie à travers les vitres des fenêtres. Je n’étais pas un vampire. Dans ma douleur, je me demandai, avec l’irrationalité d’un enfant : « Ne puis-je retourner? ne puis-je redevenir humain? » Je me posai ces questions bien que le sang de la fille fût chaud en moi et que j’eusse frissonné du plaisir et de la force qu’il m’avait apportés. Les visages de la foule autour de moi dansaient sur les vagues sombres de la nuit comme des flammes de bougies. Je sombrai dans les ténèbres, las de mes désirs insatisfaits. Marchant en zigzag dans la rue, regardant les étoiles, je me disais : « Oui, c’est vrai. Je sais qu’il a raison, lorsque je tue la langueur disparaît. Et je ne peux supporter cette vérité, je ne peux l’accepter. »
« Soudain, il y eut l’un de ces moments où tout est suspendu. La rue était tout à fait tranquille. Nous nous étions éloignés du centre de la vieille ville et nous trouvions près des remparts. L’endroit n’était pas éclairé, à l’exception d’un feu qui brillait derrière une fenêtre ; il était désert, si ce n’est qu’on entendait au loin des gens rire. Mais il n’y avait personne à proximité. Je sentis soudain la brise qui venait du fleuve, l’air chaud de la nuit qui s’élevait, et Lestat près de moi, immobile comme une statue de pierre. Au-dessus de la longue et basse rangée de toits pointus, on discernait dans l’ombre les formes massives des chênes, qui se balançaient et bruissaient sous les étoiles proches. La douleur était pour l’heure disparue, disparu mon trouble. Je fermai les yeux et écoutai le vent, le bruit de l’eau qui coulait, rapide et souple, dans le fleuve. L’espace de quelques secondes, mon cœur en fut comblé. Mais je savais que cet instant allait m’être arraché, qu’il s’enfuirait loin de moi et que je courrais toujours à sa poursuite, plus atrocement seul qu’aucune des créatures de Dieu. Et alors, près de moi, une voix profonde gronda parmi les bruits de la nuit, comme un roulement de tambour qui marquait la fin de ce moment de paix.
« — Faites ce que vous dicte votre nature, disait-elle. Vous n’avez eu qu’un avant-goût des choses. Agissez selon votre nature!
« L’instant était défunt. J’étais, comme cette fille plus tôt dans le salon, hébété et prêt à accueillir la moindre suggestion. Je répondais de mes hochements de tête aux hochements de tête de Lestat.
« — La douleur est une chose terrible pour vous, dit-il. Vous la ressentez comme aucune autre créature ne la ressent, parce que vous êtes un vampire. Vous ne voulez pas que cela continue, n’est-ce pas?
« — Non, répondis-je. Je veux me sentir comme hier avec l’enfant, uni à elle et délivré de la pesanteur, comme pris dans le tourbillon d’une danse…
« — Oui, et plus encore… (Sa main serra la mienne.) Ne laissez pas échapper cet état d’esprit, venez avec moi.
« Il me conduisit, à vive allure, par les rues, se retournant à chacune de mes hésitations, tendant la main pour prendre la mienne, un sourire sur ses lèvres… Sa présence était redevenue aussi merveilleuse que la nuit où il était entré dans ma vie de mortel et m’avait dit que je serais vampire.
« — Le mal, ce n’est qu’un point de vue, murmura-t-il. Nous sommes immortels, et, ce qui nous attend, ce sont les somptueux festins que la conscience ne peut apprécier et que les mortels ne peuvent connaître sans regret. Dieu tue, et nous ferons de même; il frappe sans distinction riches comme pauvres, et ainsi ferons-nous. Car aucune autre créature de Dieu ne nous est semblable, aucune ne lui ressemble autant que nous, anges noirs qui ne sommes pas confinés aux limites puantes de l’enfer, mais qui pouvons vagabonder de par toute la terre et tous les royaumes du monde. Je veux un enfant, cette nuit. Je me sens des instincts maternels… Je veux un enfant!
« J’aurais dû comprendre ce qu’il voulait dire. Mais il m’avait magnétisé, enchanté. Il jouait pour moi ce même rôle qui m’avait séduit lorsque j’étais encore mortel, il me gouvernait.
« — C’en sera fini de vos tourments, disait-il.
« Nous étions arrivés à une rue dont les fenêtres étaient éclairées. C’était un endroit où l’on trouvait des chambres à louer pour les marins, pour les nautoniers. Nous franchîmes une porte étroite, puis, au long d’un passage bâti de pierres creuses où l’écho de ma respiration égala celui du vent, Lestat s’avança en frôlant le mur, jusqu’à ce que son ombre surgisse dans la lumière d’une embrasure, près de la silhouette d’un autre homme. Les deux têtes se penchèrent l’une vers l’autre, leurs chuchotements me parvinrent comme un bruissement de feuilles mortes.
« Il revint vers moi.
« — De quoi s’agit-il? fis-je en le rejoignant.
« Soudain, j’eus peur que cette légèreté que je sentais en moi ne s’évanouisse; le paysage de cauchemar qui avait été la toile de fond de mon dialogue avec Babette réapparut dans mon esprit, et je ressentis les morsures glaciales de la solitude et de la culpabilité.
« — Elle est là! me dit-il. Votre victime, votre fille.
« — Qu’est-ce que vous racontez, de quoi parlez-vous?
« — Vous l’avez sauvée, murmura-t-il. Je le savais. Vous avez laissé la fenêtre grande ouverte sur elle et sur le cadavre de sa mère, et les gens qui passaient dans la rue l’ont vue et l’ont amenée ici.
« — L’enfant, la petite fille! dis-je en tressaillant.
« Mais déjà il m’avait fait franchir la porte, et nous nous trouvions au bout d’une longue salle emplie de lits de bois, occupés chacun par un enfant recouvert d’une étroite couverture blanche. A l’extrémité de la salle, il y avait une bougie et un petit bureau sur lequel était penchée une infirmière. Nous descendîmes le passage qui était ménagé entre les rangées de lits.
« — Des enfants mal nourris, des orphelins, dit-il. Les enfants des pestes et des fièvres.
« Il s’arrêta. Je vis la fillette couchée dans un lit. L’homme avec qui Lestat avait parlé revint, et ils se mirent tous deux à chuchoter. Que d’égards pour les petits dormeurs! Des pleurs parvinrent d’une autre salle. L’infirmière se leva vivement et sortit.
« Le docteur se pencha pour envelopper la fillette dans sa couverture. Lestat avait tiré de l’argent de sa poche et l’avait placé au pied du lit. Comme il était heureux que nous soyons venus la chercher, lui disait le docteur, pensant que Lestat était le père, car la plupart d’entre eux étaient orphelins.
« Quelques instants plus tard, l’enfant dans ses bras, Lestat dévalait les rues en courant. Le blanc de la couverture se détachait sur le noir de son habit et de sa cape; et, même pour mes yeux experts, tandis que je m’élançais à sa suite, parfois la couverture semblait voler dans la nuit sans soutien, forme mouvante voyageant sur les ailes de la brise, comme la feuille morte balayée par une rafale se dresse et tente de s’élever au vent jusqu’à prendre son envol. Je le rattrapai enfin comme nous approchions des lampadaires proches de la place d’Armes. Sur son épaule reposait la pâle enfant, dont les joues étaient encore pleines, bien qu’elle fût exsangue et au seuil de la mort. Elle ouvrit les yeux, ou plutôt ses paupières glissèrent et découvrirent, sous les longs cils recourbés, un peu du blanc de l’œil.
« — Lestat que faites-vous? Où l’emmenez-vous? demandai-je.
« Mais je ne le savais que trop bien. Il se dirigeait vers l’hôtel et avait l’intention de l’emmener dans notre chambre.
« Les cadavres des deux filles étaient restés là où nous les avions laissés, l’un bien installé dans le cercueil, comme si l’entrepreneur des pompes funèbres en avait déjà pris soin, l’autre assis sur sa chaise, près de la table. Lestat les frôla sans paraitre les voir. Je l’observai, fasciné. Les chandelles étaient consumées, si bien qu’il n’y avait de lumière que celles de la lune et de la rue. Son profil glacé et luisant m’apparut alors qu’il installait la fillette sur l’oreiller.
« — Venez ici, Louis; vous n’avez pas assez bu, je le sais, me dit-il de cette même voix calme et persuasive dont il avait usé avec tant d’adresse pendant toute la soirée.
« Il prit ma main dans la sienne — elle était chaude et ferme.
« — Regardez, Louis, comme elle a l’air douce et ronde, il semblerait que la mort elle-même ne puisse lui retirer sa fraîcheur. Le désir de vivre est trop fort! Il pourrait faire de ses petites lèvres et de ses mains potelées une sculpture, mais ne lui permettrait pas de se faner! Rappelez-vous comme vous la désiriez quand vous l’avez découverte hier, dans sa chambre!
« Je lui résistai. Je ne voulais pas la tuer. La nuit précédente non plus, je ne l’avais pas voulu. Puis, soudain, deux souvenirs antagonistes revinrent me déchirer l’âme : d’un côté, la puissante pulsation de son cœur contre le mien, dont j’étais affamé, affamé au point que, tournant le dos au petit corps couché sur le lit, je me serais rué hors de la pièce si Lestat ne m’eût maintenu fermement; de l’autre, le visage de sa mère et ce moment d’horreur, quand je lâchai l’enfant, tandis que Lestat pénétrait dans la chambre. Mais, à présent, il ne tentait pas de se moquer; il ne faisait que jeter le trouble dans mon esprit.
« — Vous la voulez, Louis. Ne voyez-vous pas que, du moment que vous l’avez prise, vous pouvez maintenant prendre quiconque vous désirez? Vous la vouliez hier soir, mais vous avez faibli, et c’est pourquoi elle n’est pas morte.
« Je me rendais compte qu’il disait la vérité. Je sentais encore cette extase de l’avoir pressée contre moi, son petit cœur battant, battant.
« — Elle est trop forte pour moi… Son cœur, il ne cédera pas…
« — Trop forte, vraiment?
« Il sourit et m’attira à lui.
« — Prenez-la, Louis. Je sais que vous la voulez.
« Et je la pris. Je m’approchai du lit et la contemplai. Sa respiration lui gonflait à peine la poitrine et l’une de ses petites mains était emmêlée à ses si longs cheveux dorés. C’était insupportable, de la regarder ainsi, de la désirer et de ne pas vouloir qu’elle meure; et plus je la regardais, plus je sentais sur ma langue le goût de sa peau, mieux j’imaginais mes bras se glissant derrière son dos pour l’étreindre, mieux je me rappelais la douceur de son cou. Douce, douce…, voilà ce qu’elle était, douce, si douce… J’essayai de me convaincre qu’il était préférable pour elle de mourir — car que pourrait-elle devenir? — mais ce n’étaient que mensonges qui ne me trompaient pas. Je la voulais! Je la pris dans mes bras et la serrai, sa joue brûlait la mienne, ses cheveux tombant sur mes poignets et caressant mes paupières; le parfum de miel de son corps d’enfant était violent et palpitant en dépit de sa maladie et de la proximité de la mort. Elle gémit et remua dans son sommeil, et c’en fut plus que je n’en pouvais supporter. Je la tuerais avant qu’elle ne puisse s’éveiller et en avoir conscience. Comme je mordais dans sa gorge, j’entendis Lestat faire une remarque étrange :
« — Juste une petite déchirure. Ce n’est qu’une petite gorge.
« J’obéis.
« Je ne vous décrirai pas à nouveau mes sensations d’extase, sauf à vous dire que je me sentis ravi comme la première fois, comme à chaque fois que je tue, et peut-être plus intensément encore. Si bien que mes genoux se dérobèrent et que je me retrouvai à demi étendu sur le lit, à aspirer son sang jusqu’à la dernière goutte, tandis que son cœur qui battait à grands coups refusait de ralentir, refusait de lâcher. Soudain, alors que je continuais sans rémission de drainer son sang, attendant que son cœur, en ralentissant, notifie sa mort, Lestat m’arracha à elle.
« — Mais elle n’est pas morte, soufflai-je.
« C’était fini. Le mobilier de la chambre émergea de l’ombre. Je m’assis, hébété, les yeux sur elle, trop faible pour bouger. Ma tête roula contre le bois du lit, mes mains s’accrochèrent aux rideaux de velours. Lestat avait saisi l’enfant, l’avait redressée et lui parlait, prononçait un nom :
« — Claudia, Claudia, écoute-moi, reviens, Claudia…
« Il la transporta dans le salon, et sa voix était si douce que j’avais peine à l’entendre.
« — Claudia, tu es malade, m’entends-tu? Tu dois faire ce que je te dis pour guérir.
« Dans le silence qui suivit, je recouvrai tous mes sens. Je compris ce qu’il était en train de faire : il s’était entaillé le poignet et le lui avait offert à boire.
« — C’est cela, ma chérie, encore, lui disait-il. Il faut boire pour guérir.
« — Vous êtes fou! criai-je.
« Les yeux étincelants, il émit un sifflement qui m’enjoignait de me taire. Il était assis sur le canapé, la fillette soudée à son poignet. Sa petite main blanche s’accrochait à la manche de Lestat, dont la poitrine se soulevait en quête d’air et dont le visage était contorsionné comme je ne l’avais jamais vu. Il laissa échapper un gémissement et murmura encore à la petite fille de continuer. Comme je quittais le seuil de la porte, il me lança de nouveau un regard brûlant, un regard qui signifiait : « Je vous tuerais!… »
« — Mais pourquoi, Lestat? fis-je à voix basse.
« Il essayait maintenant de repousser la fillette, mais elle refusait d’abandonner le poignet, qu’elle maintenait contre sa bouche de ses doigts noués autour du bras et des doigts de Lestat, tandis qu’un grognement sortait de sa gorge.
« — Arrête, arrête! lui commanda-t-il.
« De toute évidence, il souffrait. Il réussit à se dégager et la maintint à distance de ses deux mains pesant sur les petites épaules. Désespérément et en vain, elle tenta de ses dents d’atteindre le poignet, puis le regarda avec l’expression d’étonnement la plus innocente du monde. Il se releva, tenant sa main à l’écart de peur qu’elle ne bouge, puis se noua un mouchoir autour du poignet et alla au cordon de la sonnette de service, qu’il tira vivement, les yeux toujours fixés sur elle.
« — Qu’avez-vous fait, Lestat? demandai-je. Qu’avez-vous fait?
« Je la regardai. Elle était assise, calme, recomposée, pleine de vie, ne montrant nul signe de pâleur ni de faiblesse, les jambes étendues bien droites sur le damas du canapé, sa robe blanche épousant ses formes frêles, douce et fine comme la robe d’un ange. Elle examinait Lestat.
« — Plus jamais moi, lui dit-il, tu comprends? Mais je vais te montrer ce qu’il faut faire!
« J’essayai de l’obliger à me faire face et à me répondre, mais il se dégagea d’une secousse, et son bras me heurta si violemment que je me cognai au mur. Quelqu’un frappait. J’avais compris ses intentions. Je voulus de nouveau l’attraper, mais il tourna sur lui-même si vite que je ne vis même pas son coup partir. Quand je repris mes esprits, j’étais affalé sur une chaise et il ouvrait la porte.
« — Oui, entrez, s’il vous plaît, il vient d’y avoir un accident, dit-il au jeune esclave.
« Puis, après avoir refermé la porte, il se saisit par-derrière du jeune homme, qui ne devait ainsi jamais savoir ce qui lui était arrivé, et, alors même qu’agenouillé au-dessus du corps il buvait, il appela la fillette, qui glissa du canapé et s’approcha à genoux pour prendre le poignet qui lui était offert. Ayant vivement repoussé la manchette de la chemise, elle se mit d’abord à ronger, comme si elle voulait dévorer la chair, mais Lestat lui montra comment elle devait s’y prendre. Il se rassit et la laissa boire le reste du sang, en observant la poitrine de l’esclave afin de pouvoir lui dire, penché vers elle, quand le moment fut venu :
« — Assez, il est en train de mourir… Tu ne dois jamais boire après que le cœur s’est arrêté, sinon tu seras de nouveau malade, malade à en mourir. Tu comprends?
« Elle avait toutefois assez bu et s’assit près de lui, s’adossant comme lui aux pieds du canapé, jambes étendues à même le sol. En quelques secondes, le jeune homme était mort. Je me sentais las et nauséeux, de cette nuit qui m’avait paru durer mille ans. La fillette se rapprocha encore de Lestat et se serra contre lui tandis qu’il glissait un bras autour de son corps; mais ses yeux indifférents restèrent fixés sur le cadavre. Puis il leva le regard sur moi.
« — Où est maman? demanda-t-elle d’une voix douce.
« Sa voix était belle à l’égal de son visage, claire comme une petite clochette d’argent, sensuelle. Ses yeux étaient grands et lumineux comme ceux de Babette… Vous devez saisir que je n’étais pas très conscient de la signification de ce qui se passait. Je savais bien ce que la fillette était devenue, mais je me trouvais dans un état de total hébétement. Lestat, se levant, la cueillit au sol et vint à moi.
« — C’est notre fille, dit-il.
« Puis, lui adressant un sourire radieux :
« — Tu vas vivre avec nous, maintenant.
« Mais ses yeux étaient glacés, comme si tout cela n’était qu’une horrible plaisanterie. Cependant, lorsqu’il me regarda, je lus quelque conviction sur son visage. Il poussa l’enfant vers moi. Je la recueillis dans mes bras, sentant encore comme elle était douce, comme sa peau était veloutée, telle la peau d’un fruit tiède, une peau de pêche réchauffée par le soleil. Ses grands yeux lumineux me fixaient, pleins d’une curiosité confiante.
« — Voici Louis, et moi, je m’appelle Lestat, lui dit-il en se laissant tomber à son côté.
« Elle regarda tout autour d’elle et déclara que c’était une jolie pièce, très jolie même, mais qu’elle voulait sa maman. Il avait sorti son peigne et le lui passait dans les cheveux en tenant les mèches pour ne pas lui faire mal en tirant dessus. Sa chevelure en se démêlant devenait semblable à du satin. C’était le plus bel enfant que j’eusse jamais vu, et maintenant elle brillait du fer glacé des vampires. Ses yeux étaient déjà des yeux de femme. Elle deviendrait blanche et mince comme nous mais ne perdrait pas son apparence. Je comprenais maintenant ce que Lestat avait dit de la mort. Je touchai son cou à l’endroit où deux points rouges saignaient encore un peu. Ramassant le mouchoir de Lestat qui était tombé par terre, je l’en tamponnai.
« — Ta maman t’a laissée avec nous. Elle veut que tu sois heureuse, dit-il avec la même parfaite assurance. Elle sait que nous pouvons te rendre très heureuse.
« — J’en veux encore, dit-elle en retournant au corps étendu sur le plancher.
« — Non, pas cette nuit; demain soir, répondit Lestat.
« Puis il se dirigea vers la chambre pour sortir la fille de son cercueil. La fillette glissa de mon étreinte, et je la suivis. Elle regarda Lestat mettre les deux femmes et l’esclave dans le lit et ramener les couvertures jusqu’à leur menton.
« — Ils sont malades? demanda-t-elle.
« — Oui, Claudia. Ils sont malades et ils sont morts. Tu vois, ils meurent quand nous les buvons.
« Il revint vers elle et la balança en l’air pour la rattraper dans ses bras. Nous nous faisions face, et elle nous séparait. J’étais fasciné par Claudia, par Claudia transformée, et par chacun de ses gestes. Ce n’était plus un enfant, c’était un enfant-vampire.
« — Eh bien, Louis voulait donc nous quitter, dit Lestat en ramenant son regard de son visage sur le mien. Il allait s’en aller. Mais maintenant il ne veut plus. Parce qu’il veut rester pour s’occuper de toi et pour te rendre heureuse. Vous ne partez plus, n’est-ce pas, Louis?
« — Fils de chient soufflai-je. Démon!
« — Oh! quel langage devant votre fille ! dit-il.
« — Je ne suis pas sa fille, fit Claudia de sa voix argentine. Je suis la fille de ma maman.
« — Non, ma chérie, plus maintenant.
« Après avoir jeté un coup d’œil à la fenêtre, il ferma la porte de la chambre derrière nous et tourna la clef dans la serrure.
« Tu es notre fille, la fille de Louis et ma fille à moi, tu comprends? Et maintenant, avec qui vas-tu dormir? Avec Louis ou avec moi?
« Après m’avoir jeté un regard, il ajouta :
« — Tu ferais peut-être mieux de dormir avec Louis. Après tout, quand je suis fatigué…, je ne suis pas tellement gentil.
Le vampire se tut. Le jeune homme, après un long silence, finit par murmurer:
— Un enfant-vampire!
Le vampire leva soudain les yeux, en une manière de sursaut, bien que son corps n’eût fait aucun mouvement, puis porta sur le magnétophone à cassette le même regard qu’il aurait réservé à une monstruosité.
Le jeune homme s’aperçut que la bande était presque finie. Vivement, il ouvrit sa mallette et en tira une nouvelle cassette, qu’il mit gauchement en place. En pressant la touche d’enregistrement, il jeta un coup d’œil au vampire. Celui-ci semblait fatigué, abattu, les os de ses pommettes étaient plus saillants, ses yeux verts et brillants plus immenses encore. Ils avaient commencé avec la nuit, qui tombait très tôt l’hiver à San Francisco, et maintenant il était presque dix heures du soir. Le vampire se ressaisit, sourit et demanda avec le plus grand calme :
— Sommes-nous prêts à continuer?
— Il avait fait ça à la petite fille juste pour vous garder? reprit aussitôt le jeune homme.
— C’est difficile à dire. Il m’avait simplement exposé les faits. Je suis certain que Lestat était de ces gens qui préfèrent ne pas réfléchir à leurs raisons d’agir, ne pas s’interroger sur leurs convictions, même en leur for intérieur. Il devait se lancer à corps perdu dans l’action. Il faut pousser ces gens-là extrêmement loin dans leurs retranchements avant qu’ils ne s’ouvrent et confessent que dans leur vie ils appliquent une méthode et un certain type de raisonnement. C’était ce qui était arrivé cette nuit-là à Lestat. Il avait été poussé si loin qu’il avait dû découvrir, découvrir même à ses propres yeux, les raisons pour lesquelles il menait ainsi sa vie. Sa volonté de me garder, sans aucun doute, avait été l’un des éléments qui l’avaient amené à s’interroger. Toutefois, quand j’y repense, je crois que de lui-même il voulait savoir les raisons pour lesquelles il tuait, et avait décidé de soumettre sa vie à un examen. En parlant, il découvrait ce à quoi il croyait. Néanmoins, son désir de me garder était sincère. Avec ma compagnie, il jouissait d’une vie qu’il n’aurait jamais pu avoir seul. Je vous ai dit que j’avais bien fait attention à ne signer aucun titre en sa faveur, ce qui le rendait fou. Jamais il ne réussit à me persuader de le faire. (Le vampire rit soudain.) Songez pourtant à tout ce qu’il put me persuader de faire! Comme c’est étrange… Il avait pu me persuader de tuer un enfant, mais pas de partager mon argent. (Il secoua la tête.) Mais, en fait, vous voyez bien que ce n’était pas par avarice. C’est parce que j’avais peur de lui que je jouais avec lui un jeu serré.
— Vous parlez de lui comme s’il était mort. Vous dites Lestat était comme ceci ou était comme cela. Est-il mort? demanda le jeune homme.
— Je ne sais pas, dit le vampire. Peut-être. Mais je reviendrai là-dessus. Nous parlions de Claudia, je crois. Je voulais dire autre chose des motifs qui animaient Lestat cette nuit-là. Lestat ne faisait confiance à personne. Il se comparait lui-même à un chat sauvage, à un fauve solitaire. Pourtant, cette fois-ci, il y avait eu tentative de communication; jusqu’à un certain point, il s’était découvert, par le simple fait de dire la vérité. Il avait abandonné son ton moqueur, ses façons condescendantes, oublié sa rage éternelle pour un bref moment. Et ceci, pour Lestat, c’était se découvrir. Quand nous nous étions retrouvés seuls dans la rue sombre, il s’était établi entre nous un état de communion que je n’avais jamais eu l’occasion de ressentir depuis ma mort. En fait, je crois plutôt qu’il introduisit Claudia dans le monde des vampires par besoin de vengeance.
— De vengeance, pas seulement pour vous, mais aussi sur le monde? suggéra le jeune homme.
— Oui. Je vous ai déjà dit que tous les motifs d’agir de Lestat tournaient autour de la vengeance.
— Est-ce à cause de son père que tout avait commencé? A cause de l’école?
— Je ne sais pas. J’en doute, dit le vampire. Mais je voudrais poursuivre.
— Oh! oui, je vous en prie, il faut que vous continuiez! Je veux dire… il n’est que dix heures.
Le jeune homme présenta sa montre. Le vampire la regarda puis sourit au jeune homme, dont le visage changea d’expression, se vida comme sous l’effet d’un choc.
— Avez-vous toujours peur de moi?
Sans répondre, le jeune homme, en un mouvement de recul, s’écarta du bord de la table. Il étendit les jambes au-dessus du plancher nu, puis se replia sur lui-même.
— Je vous trouverais bien insensé si vous n’aviez pas peur, dit le vampire. Mais vous n’avez pas lieu d’être effrayé, croyez-moi. Nous continuons?
— S’il vous plaît, répondit le jeune homme en enclenchant son appareil.
— Eh bien, notre vie se trouva bien changée avec Mlle Claudia, comme vous pouvez l’imaginer. Son corps mourut, tandis que ses sens s’éveillaient. Je surveillai précieusement les signes de sa métamorphose. Mais il me fallut un certain nombre de jours pour me rendre compte combien je la désirais, combien je désirais sa conversation et sa compagnie. Au début, je ne pensais qu’à la protéger de Lestat. Je l’accueillais dans mon cercueil tous les matins, et autant que possible ne la quittais pas des yeux lorsqu’elle était avec lui. C’était d’ailleurs ce que Lestat voulait, et il lui arrivait de suggérer à mots couverts qu’il pourrait lui faire du mal.
« — Un enfant affamé, c’est un spectacle effrayant, me dit-il une fois. Un vampire affamé, c’est pire encore.
« On entendrait ses cris jusqu’à Paris, disait-il encore, s’il l’enfermait afin de l’affamer jusqu’à la mort… Mais tout ceci n’était destiné, en fait, qu’à m’attirer et à me garder. Déjà terrifié à l’idée de m’enfuir seul, je ne pouvais concevoir de risquer la fuite en compagnie de Claudia. C’était une enfant. Elle avait besoin qu’on s’occupe d’elle.
« Et c’était un grand plaisir que de s’occuper d’elle. Elle oublia tout de suite ses cinq années de vie mortelle, ou du moins c’est ce qu’il parut, car elle était mystérieusement calmé. De temps à autre, je craignais même qu’elle n’ait perdu tous ses sens, que la maladie dont elle avait souffert quand elle était mortelle, combinée au grand choc de sa transformation en vampire, ne lui ait dérobé la raison. Mais c’était seulement qu’elle était tellement différente de Lestat et de moi-même que je ne pouvais la comprendre. Car c’était une petite fille, mais aussi une tueuse farouche capable de chasser sans pitié pour son sang quotidien, avec toute l’exigence d’un enfant. Bien que Lestat m’inquiétât toujours de ses menaces à l’égard de Claudia, il se montrait avec elle parfaitement doux, aimant, fier de sa beauté, anxieux de lui apprendre que nous devions tuer pour vivre et que nous-mêmes ne pourrions jamais mourir.
« La ville était à cette époque ravagée par la peste; on entendait, jour et nuit, le bruit incessant de la pelle. Il l’emmena aux cimetières nauséabonds où gisaient, empilées les unes sur les autres, les victimes de la peste et de la fièvre jaune.
« — C’est cela, la mort, lui dit-il en désignant le cadavre décomposé d’une femme, la mort qui ne pourra jamais nous frapper. Nos corps resteront toujours comme ils sont maintenant, frais et vivants. Mais nous ne devons jamais hésiter à porter nous-mêmes la mort, parce que c’est ainsi que nous vivons.
« Et Claudia regardait de ses yeux liquides et impénétrables.
« Si, les premières années, sa compréhension des choses paraissait encore limitée, elle ne montrait en revanche aucun signe de crainte. Belle et silencieuse, elle jouait avec ses poupées, qu’elle habillait et déshabillait pendant des heures. Belle et silencieuse, elle tuait. Quant à moi, transformé par les leçons reçues de Lestat, je recherchais davantage les humains. Mais ce n’était pas le seul fait de tuer qui soulageait quelque peu cette douleur constante que j’avais ressentie en ces nuits calmes et sombres de la Pointe du Lac, où je restais assis en la seule compagnie de Lestat et de son vieux père. C’était la foule innombrable et mouvante, dispersée dans ces rues qui ne perdaient jamais de leur agitation, dans ces cabarets qui ne fermaient jamais leur porte, dans ces bals qui duraient jusqu’à l’aube, tandis que la musique et le son des rires se déversaient par les fenêtres ouvertes ; c’étaient les gens tout autour de moi, mes victimes palpitantes, que je ne considérais plus avec cet amour que j’avais porté à ma sœur et à Babette, mais avec une nouvelle variété de détachement et avec un sentiment de besoin. Je tuais donc, variant à l’infini mes meurtres et les essaimant sur de grandes distances tandis que, m’aidant de mes yeux et de mon agilité de vampire, je parcourais cette ville grouillante et bourgeonnante, environné de mes futures victimes, qui me remarquaient, m’invitaient à leur table, m’offraient leurs voitures, leurs débauches. Je ne m’y attardais que peu, juste assez pour prendre ce dont j’avais besoin, soulagé, dans ma profonde mélancolie, que la ville me procure une procession interminable d’étrangers magnifiques.
« Car c’était ainsi : je me nourrissais d’étrangers. Je ne les approchais que le temps de voir leur frémissante beauté, leur expression unique, d’entendre leur voix nouvelle et passionnée, puis je les tuais avant que ne se réveillent en moi ces sentiments de révulsion, cette peur, cette douleur.
« Claudia et Lestat pouvaient bien chasser et séduire, jouir longtemps de la compagnie de ceux qu’ils avaient condamnés, en tirant plaisir de la fréquentation involontaire de la mort qu’ils leur imposaient. Moi, je ne pouvais toujours pas l’accepter. Ainsi donc, pour moi, ce fourmillement humain était une miséricorde, une forêt où je me perdais, incapable de m’arrêter, pris dans de trop rapides tourbillons pour pouvoir penser ou souffrir, acceptant plutôt que de les rechercher les invitations renouvelées de la mort.
« Nous nous étions établis dans l’une de mes nouvelles maisons, de style espagnol, dans la rue Royale, qui se composait d’un long et somptueux appartement en étage, au-dessus d’une boutique que je louais à un tailleur, et d’un jardin intérieur caché aux regards; le mur donnant sur la rue offrait toute sécurité grâce aux volets de bois bien ajustés et à la grille dont était pourvue la porte cochère. L’endroit était bien plus luxueux et sûr que la Pointe du Lac. Nos domestiques étaient des gens de couleur libres qui nous laissaient à notre solitude avant le crépuscule pour retourner chez eux. Lestat avait fait l’acquisition des derniers articles en provenance de France et d’Espagne : chandeliers de cristal, tapis d’Orient, paravents de soie décorés d’oiseaux de paradis, grandes cages dorées où chantaient des canaris, statues de divinités grecques en marbre délicat, vases de Chine aux peintures magnifiques. Pas plus qu’avant je n’avais le moindre besoin de luxe, mais je fus ensorcelé par ce déluge d’art, d’artisanat, de décoration, et m’abîmais pendant des heures dans la contemplation des dessins complexes des tapis ou des couleurs sombres d’une peinture hollandaise que la lumière de la lampe métamorphosait.
« Claudia trouvait tout cela merveilleux, respectueuse et tranquille, à l’inverse d’un enfant gâté, et fut aux anges quand Lestat loua les services d’un peintre qui transforma les murs de sa chambre en une forêt magique où des licornes et des oiseaux dorés s’ébattaient parmi des arbres chargés de fruits et des ruisseaux étincelants.
« D’interminables processions de tailleurs, de cordonniers et de couturiers venaient chez nous pour parer Claudia de ce qui se faisait de mieux en matière de mode juvénile, si bien qu’elle était le parfait exemple, non seulement de la beauté enfantine, avec ses cils bouclés et ses splendides cheveux blonds, mais aussi du meilleur goût en fait de bonnets brodés, de petits gants de dentelle, de manteaux de velours évasés, de capes et de robes toutes blanches aux manches bouffantes ceinturées d’écharpes bleues et brillantes. Lestat jouait avec elle comme avec une poupée magnifique. Moi aussi, et c’est à force de supplications de sa part que j’abandonnai mes vieux habits noirs pour des vestes de dandy, des cravates de soie, des habits d’un gris tendre, des gants et des capes noires. Lestat pensait qu’en tout temps la couleur la plus appropriée aux vampires était le noir — c’était peut-être là le seul principe esthétique qu’il maintînt fermement — mais il n’était pas opposé à l’élégance ni aux effets voyants. Il aimait le tableau que nous formions tous trois dans notre loge du nouvel Opéra français ou du Théâtre d’Orléans, où nous allions aussi souvent que possible; Lestat faisait preuve d’une passion pour Shakespeare qui me surprenait, alors qu’il somnolait très souvent pendant les opéras, s’éveillant juste à temps pour inviter quelque jolie femme à un souper de minuit, où il déploierait toute son habileté à se faire vraiment aimer d’elle, avant de l’expédier brutalement au paradis ou en enfer et de revenir chez nous avec son diamant, qu’il offrirait à Claudia.
« Je m’occupais de l’éducation de Claudia pendant tout ce temps, je chuchotais à la petite coquille de son oreille que la vie éternelle nous était inutile si nous n’étions pas capables de voir la beauté qui nous environnait, d’apprécier les créations des mortels; je sondais sans cesse la profondeur de son regard tranquille; elle acceptait les livres que je lui donnais, disait à voix basse les poésies que je lui avais apprises et jouait sur le piano, d’un toucher léger mais sûr, les chansons singulières mais cohérentes qu’elle inventait. Elle pouvait rester pendant des heures plongée dans les images d’un livre, à m’écouter lire jusqu’au moment où, troublé de la voir assise si calme, de l’autre côté de la pièce illuminée, je posais le livre pour la regarder. Alors elle bougeait, comme une poupée s’éveillant à la vie, et disait de sa voix la plus douce que je devais lire encore un peu.
« Puis d’étranges choses commencèrent de se produire. Bien qu’elle parlât toujours peu et fût restée cette enfant rebondie aux doigts ronds, il m’arrivait de la trouver blottie contre le bras de mon fauteuil en train de lire les œuvres d’Aristote ou de Boèce, ou un nouveau roman qui venait de franchir l’Atlantique. Ou bien je la voyais au piano, en train de « recréer » un air de Mozart que nous avions entendu la veille; avec une oreille infaillible, une concentration qui la faisait ressembler à un spectre, elle restait assise derrière l’instrument heure après heure et reconstituait la musique — la mélodie, la basse, puis finalement les deux ensemble. Claudia était un mystère. Il était impossible de savoir ce qu’elle savait et ce qu’elle ignorait.
« Il était terrifiant de la voir accomplir ses meurtres. Elle allait s’asseoir, seule, sur un banc, dans le jardin public obscur, et attendait, le regard indifférent, plus encore que celui de Lestat, qu’un homme ou une femme bien intentionné la découvre. Elle implorait alors, en chuchotant comme un enfant engourdi par la peur, l’aide de ses aimables protecteurs, et ceux-ci emmenaient la fillette dont la beauté les avait éblouis. Elle serrait de ses deux petits bras leur cou et, tandis que le bout de sa langue apparaissait entre ses dents, ses yeux brillaient d’une faim dévorante. Les premières années, ils trouvaient vite la mort. Elle n’avait pas encore appris à jouer avec eux, à les conduire chez le marchand de poupées ou au café, pour se faire offrir des tasses de thé ou de chocolat fumant destinées à donner un peu de couleur à ses joues pâles, tasses qu’elle repoussait, pour attendre, attendre, comme si elle se repaissait en silence de leur gentillesse fatale.
« Mais, quand elle en avait fini, elle devenait ma compagne, mon élève, et au long des longues heures que nous passions ensemble elle consumait de plus en plus vite le savoir que je pouvais lui offrir. Nous partagions un sentiment serein de compréhension mutuelle qui excluait Lestat. A l’aube, elle se couchait avec moi, et mon cœur battait contre son cœur. Souvent, quand je la regardais — en train de peindre ou de faire de la musique, sans savoir que j’étais dans la pièce — je pensais à cette expérience singulière que j’avais eue avec elle, avec elle seule, moi qui l’avais tuée, qui lui avais pris sa vie, qui avais bu d’elle tout le sang vital dans ce baiser fatal que j’avais prodigué à tant d’autres, tant d’autres qui maintenant pourrissaient dans la terre humide. Elle, elle vivait, elle vivait pour mettre ses bras autour de mon cou, presser son petit nœud adorable contre mes lèvres et plonger ses yeux miroitants dans les miens, si près que nos cils se touchaient ; et, alors, tout en riant, nous nous mettions à tourbillonner dans la chambre comme emportés par une valse frénétique. Père et fille. Amant et amante. Vous pouvez imaginer comme j’étais heureux que Lestat ne jalousât pas notre intimité, qu’il se contentât d’en sourire de loin et d’attendre qu’elle vînt à lui. Alors, il l’emmenait dehors dans la rue et, à travers la fenêtre, tous deux m’adressaient un geste d’au revoir et s’en allaient partager ce qu’ils avaient en commun : la chasse, la séduction, la mort.
« Des années passèrent ainsi. Des années, des années, encore des années. Cependant, il m’avait fallu un certain temps pour me rendre compte d’un fait évident, concernant Claudia. Je suppose, à l’expression de votre visage, que vous aviez déjà deviné, et que vous vous demandez pourquoi, moi, je ne l’avais pas compris plus tôt. Je peux seulement vous répondre que le temps n’est pas le même pour nous. Pour nous, les jours ne se lient pas aux jours pour former une chaîne serrée aux mailles distinctes. Non, pour nous, la lune se lève sur un tuilage de vagues successives…
Son corps! s’exclama le jeune homme. Elle ne pourrait jamais grandir!
Le vampire approuva de la tête :
— Elle serait à jamais l’enfant démon, fit-il d’une voix douce qui paraissait encore chargée d’émerveillement. De même, je suis toujours le jeune homme que j’étais lorsque je mourus. Et Lestat ? La même chose. Mais l’esprit de Claudia… était un esprit de vampire, et je m’efforçais de comprendre comment elle s’acheminait vers l’état de femme. Elle se mit à parler davantage, quoiqu’elle ne cessât jamais d’être une personne réfléchie, capable de m’écouter une heure durant sans m’interrompre. Cependant c’étaient deux yeux d’adulte pleinement conscients qui éclairaient maintenant son visage, et elle paraissait avoir oublié quelque part son innocence, en compagnie de ses jouets négligés et d’une certaine patience qu’elle avait perdue. Il y avait en elle quelque chose de terriblement sensuelle quand elle paressait sur le canapé, vêtue d’une petite chemise de nuit de dentelle cousue de perles; elle exerçait une puissante et mystérieuse séduction, sa voix toujours aussi claire et douce, mais pourvue maintenant d’une résonance qui était celle d’une voix de femme, d’une âpreté parfois qui se révélait choquante. Après des jours passés dans son calme habituel, elle pouvait lancer une moquerie soudaine à l’adresse de Lestat pour s’être livré à des prédictions sur la guerre, ou bien, un verre de cristal plein de sang aux lèvres, déclarer qu’il n’y avait pas de livres à la maison, qu’il nous fallait en acquérir d’autres, quitte à les voler, et m’instruire froidement d’une bibliothèque dont elle avait entendu parler, dans un hôtel particulier du faubourg Sainte-Marie, dont la propriétaire collectionnait les livres comme s’il se fût agi de minéraux ou de papillons. Et de me demander si je ne pourrais pas l’introduire dans la chambre de cette femme…
« Dans ces occasions, elle me laissait bouche bée. La démarche de son esprit était imprévisible, insaisissable. Mais, alors, elle venait s’asseoir sur mes genoux, glissait ses doigts dans mes cheveux et, câline, se pressait contre mon cœur, me chuchotant tout doux que je ne serais jamais une aussi grande personne qu’elle tant que je ne saurais pas que la chose la plus sérieuse était de tuer, et non les livres, ni la musique.
« — Toujours la musique…, murmurait-elle.
« — Ma poupée, ma poupée, l’appelais-je.
« Voilà ce qu’elle était : une poupée magique, une poupée qui portait sur tout son rire magnifique, son intelligence infinie, une poupée aux joues rondes et à la bouche en bouton de rose.
« — Laisse-moi t’habiller, laisse-moi te brosser les cheveux, lui disais-je, mû par une vieille habitude, conscient de son sourire et du voile fin d’ennui qui assombrissait ses traits.
« — Fais ce que tu veux, soufflait-elle à mon oreille tandis que je me penchais pour attacher ses boutons de perle. Mais viens tuer avec moi cette nuit. Tu ne m’as jamais vue tuer, Louis!
« Elle voulait maintenant avoir un cercueil à elle, et son désir me laissa plus meurtri que je ne le voulus paraître à ses yeux. Après qu’elle m’eut fait sa demande, je sortis, ayant donné mon accord, chevaleresque. Combien d’années avais-je pu dormir en sa compagnie, comme si elle avait été partie de moi-même? Mais, ce soir-là, je la retrouvai près du couvent des Ursulines, orpheline perdue dans la nuit, qui se précipita à ma rencontre et s’agrippa à moi dans un geste de désespoir tout humain.
« — Si cela te fait de la peine, je ne veux pas, me confia-t-elle sur un ton si doux qu’un humain nous embrassant tous deux n’aurait pu l’entendre, ni même percevoir son souffle. Je resterai toujours avec toi. Mais il faut que je le voie, tu comprends? Un cercueil pour enfant!
« Elle voulait que nous nous rendions chez le fabricant de cercueils. Tragédie en un acte : je la laisserais dans le petit salon d’attente pour aller dans l’antichambre confier au fabricant qu’elle était condamné à mourir. Petite tirade sur mon amour pour elle : il lui fallait ce qu’il y avait de mieux, mais elle ne devait rien deviner… Et le fabricant de cercueils, tout secoué, s’exécuterait, et écraserait une larme, malgré toutes ses années d’expérience, en l’imaginant couchée sur le satin blanc…
« — Mais pourquoi, Claudia… ? voulus-je plaider.
« J’avais horreur de jouer au chat et à la souris avec les humains impuissants. Mais mon amour pour elle était immense. Je l’emmenai donc au magasin de pompes funèbres et l’installai sur le sofa de la réception, où elle resta assise, les mains croisées sur ses genoux, son petit bonnet bien enfoncé sur les oreilles, donnant toutes les apparences d’ignorer ce que l’on chuchotait sur elle un peu plus loin. L’entrepreneur de pompes funèbres était un homme de couleur âgé et très raffiné, qui me tira vivement de côté de peur que « la petite » ne puisse entendre.
« — Mais pourquoi doit-elle mourir? m’implora-t-il, comme si j’eusse été Dieu, qui l’eût ordonné.
« — C’est son cœur, elle ne peut vivre, répondis-je, et ces mots eurent pour moi un pouvoir particulier, une résonance qui me troubla à l’égal de l’émotion que je pus lire sur son visage étroit, aux traits lourdement dessinés.
« Quelque chose me revint en mémoire, une certaine qualité de lumière, un geste, un son…, un enfant pleurant dans une pièce emplie de puanteurs… L’entrepreneur ouvrait l’une après l’autre les longues pièces de son magasin pour me montrer les cercueils laqués noir et argent, tels qu’elle le voulait. Soudain, je me retrouvai dehors, fuyant l’établissement funèbre, tenant Claudia par la main.
« — Les ordres ont été pris, lui dis-je. Cela me rend fou!
« Je respirai l’air frais de la rue aussi goulûment que si j’avais été sur le point de suffoquer. De son visage sans compassion, elle m’étudiait. Elle glissa sa petite main gantée dans la mienne et m’expliqua, patiemment :
« — Je le veux, Louis!
« Puis, un soir, elle gravit les marches du magasin, en compagnie de Lestat, pour s’emparer du cercueil, et laissa mort l’entrepreneur de pompes funèbres qui ne se doutait de rien, mort sur les piles de papiers poussiéreux de son bureau. Le cercueil fut installé dans notre chambre, où elle passait souvent l’heure à le regarder, aussi longtemps qu’il garda pour elle sa nouveauté, comme s’il se fût agi d’un être vivant ou d’un objet qui lui eût dévoilé peu à peu son mystère, ainsi qu’il arrive avec les choses capables d’évolution. Cependant, elle ne dormait pas dedans. Elle dormait toujours avec moi.
« Il y eut d’autres changements en elle. Je ne peux ni les dater ni leur donner un ordre. Elle se mit à choisir ses meurtres, à prendre des façons exigeantes. La pauvreté commença de la fasciner; elle demandait à Lestat ou à moi-même de l’emmener en voiture, au-delà du faubourg Sainte-Marie, jusqu’au front du fleuve où vivaient les immigrants. Il semblait qu’elle fût obsédée par les femmes et les enfants. Lestat me rapportait tout cela avec grand amusement, car rien n’eût pu me persuader d’y aller moi-même.
« Claudia avait choisi là-bas une famille dont elle prenait les membres un par un. Elle avait aussi demandé qu’on la fasse entrer dans le cimetière de la ville proche de Lafayette, pour y rôder parmi les hautes tombes de marbre à la recherche de ces malheureux qui, n’ayant d’autre endroit où dormir, après avoir dépensé le peu qu’ils avaient à acheter une bouteille de vin, s’introduisaient en rampant dans un caveau. Lestat était impressionné, subjugué. Quel portrait ne faisait-il pas d’elle! La Mort-Enfant, l’appelait-il. Petite Sœur de la Mort, Tendre-Mort… Quant à moi, il me réservait le titre de Sainte Mort Miséricordieuse, dont il m’affublait en se prosternant jusqu’à terre, ou bien en frappant dans ses mains comme une femme qui s’écrie tout excitée, à l’audition de quelque commérage : « Oh! Miséricorde céleste! » J’avais envie de l’étrangler.
« En fait, il n’y avait jamais de querelle entre nous. Nous restions sur notre quant-à-soi, nous avions nos arrangements. Comme nous continuions, Claudia et moi, de donner libre cours à nos goûts naturels, les livres, rangées après rangées de volumes de cuir luisant, couvraient les murs de notre long appartement, du plancher au plafond, tandis que Lestat s’occupait toujours d’acquérir de somptueux objets. Cela jusqu’au moment où elle se mit à poser des questions.
Le vampire marqua une pause. Le jeune homme, toujours aussi nerveux, semblait avoir du mal à lutter contre son impatience. Le vampire avait joint ses longs doigts blancs comme pour former un clocher d’église, puis, les tordant, avait pressé l’une contre l’autre ses paumes, l’air d’avoir complètement oublié son interlocuteur.
— J’aurais dû savoir, reprit-il, que c’était inévitable, et j’aurais dû en voir les signes avant-coureurs. Car je m’étais si bien accordé sur elle, je l’aimais si profondément, elle était tellement la compagne de chacune de mes heures d’éveil, la seule compagne que j’avais, à l’exception de la mort! J’aurais dû savoir. Mais quelque chose en moi était conscient de la présence, tout près de nous, d’un énorme gouffre de ténèbres, un peu comme si, marchant depuis toujours au bord d’un précipice, nous l’avions aperçu soudain, trop tard toutefois si nous avions déjà pris le mauvais tournant, ou si nous nous étions perdus dans nos pensées. Parfois, le monde physique tout autour de moi me semblait dépourvu d’autre substance que cette obscurité. Comme si une faille était sur le point de s’ouvrir dans la terre, une grande crevasse qui ravagerait la rue Royale, qui en ferait s’effondrer dans un grondement de tonnerre toutes les demeures. Mais le pire de tout, c’était que dans ma vision toutes ces constructions étaient transparentes, arachnéennes, comme des mousselines de théâtre. Ah!… mais je suis distrait! Que disais-je? Oui, que je ne voyais pas certains symptômes chez elle, que je m’accrochais désespérément au bonheur qu’elle m’avait procuré et qu’elle me prodiguait encore : j’ignorais tout le reste.
« Mais il y avait ces signes. Elle devint très froide envers Lestat. Elle se mit à l’observer pendant des heures. Quand il lui parlait, souvent elle ne répondait pas, et il était difficile de dire si c’était par mépris ou simplement parce qu’elle n’avait pas entendu. Notre fragile tranquillité domestique s’en trouva un jour bouleversée. Lestat n’avait pas besoin d’être aimé, mais il ne voulait pas être ignoré. Un jour donc, il se jeta sur elle, lui criant qu’il allait lui donner une bonne correction, si bien que je me retrouvai dans cette maudite situation de me battre avec lui, comme déjà plusieurs années avant l’arrivée de Claudia.
« — Ce n’est plus une enfant, lui glissai-je à l’oreille. Je ne sais pas ce qui se passe. Mais c’est une femme maintenant.
« Je le pressai de ne pas prendre la situation trop au tragique, mais il affecta de la dédaigner et de l’ignorer en retour. Un soir, il rentra tout agité et m’apprit qu’elle l’avait suivi — bien qu’elle eût refusé d’aller tuer en sa compagnie.
« — Qu’est-ce qu’il lui prend? me lança-t-il pour conclure, pensant sans doute que je possédais nécessairement la réponse et que j’étais le responsable de sa venue au monde.
« Puis il arriva qu’une nuit nos domestiques disparurent. Deux des meilleures que nous ayons jamais eues à notre service, une mère et sa fille. Le cocher, envoyé chez elles, ne put que rapporter la nouvelle de leur disparition, et peu de temps après le mari heurtait à notre porte. Il resta en retrait sur le trottoir de brique et me dévisagea de cet air suspicieux que finissent toujours par avoir, à plus ou moins brève échéance, les mortels qui nous connaissent depuis un certain temps. Un air annonciateur de mort, comme la pâleur du visage peut annoncer quelque fièvre fatale. J’essayai de lui expliquer qu’on ne les avait pas vues ici, ni la mère ni la fille, et qu’il fallait commencer des recherches.
« — C’est elle! siffla Lestat caché dans l’ombre, quand j’eus refermé le portail. Elle leur a fait quelque chose, et ainsi nous met tous en danger. Je vais le lui faire avouer!
« Sur ces mots, il grimpa bruyamment l’escalier qui montait en spirale depuis la cour. En fait, je savais qu’elle était sortie ; elle s’était glissée dehors tandis que j’étais à la porte. Je m’étais aussi rendu compte d’une vague odeur qui, traversant la cour, émanait de la cuisine close et inutilisée, une odeur qui jurait sur celle du chèvrefeuille, l’odeur des cimetières. Au moment où je m’approchai de ses volets gauchis et soudés par la rouille à ses murs de brique, j’entendis Lestat redescendre. On n’y préparait jamais de nourriture, on n’y effectuait jamais aucun travail, si bien qu’elle était devenue comme une vieille caverne de brique dissimulée sous l’entrelace du chèvrefeuille. Les volets vinrent sans peine, car les clous qui les maintenaient étaient réduits en poudre. Lestat ne put réprimer un hoquet au moment où nous pénétrâmes dans l’obscurité nauséabonde. Elles gisaient là toutes deux, la mère et la fille, étendues ensemble sur la brique, les bras de la mère serrant la taille de sa fille, la tête de la fille inclinée sur le sein de sa mère, toutes deux couvertes d’excréments et d’insectes. Un volet en s’abattant fit s’envoler un grand nuage de moucherons, que je balayai d’un geste convulsif de dégoût. Les fourmis continuaient paisiblement de grouiller sur les paupières, sur les bouches des deux cadavres, et le clair de lune faisait luire le dédale infini des sentiers argentés des escargots.
« — Maudite soit-elle! éclata Lestat.
« Je l’attrapai par le bras, faisant appel à toute ma force pour le maintenir.
« — Que voulez-vous lui faire? Que pouvez-vous faire ? ajoutai-je. Ce n’est plus une enfant qui fera ce qu’on lui dit pour la seule raison qu’on le lui demande. Il faut lui apprendre!
« — Elle sait! fit-il en se dégageant. Elle sait! Cela fait des années qu’elle sait ce qu’il faut faire! Ce que l’on peut et ce que l’on ne peut pas risquer. Je ne la laisserai pas agir sans ma permission! Je ne le tolérerai pas!
« — Alors? Ne vous considérez-vous pas comme notre maître à tous? Vous avez dû négliger de le lui dire! Était-elle censée s’imbiber de cette idée à la seule vue de ma servilité placide? Je ne crois pas que cela ait réussi! Elle se considère maintenant comme notre égale, et nous voit tous deux comme des égaux. Ce que je veux vous dire, c’est que nous devons raisonner avec elle, lui apprendre à respecter ce qui nous appartient en commun.
« Il s’en fut à grands pas, visiblement impressionné par ce que je venais de lui dire, même s’il n’avait pas voulu l’admettre devant moi. Il alla se venger sur la ville. Cependant, lorsqu’il revint à la maison, fatigué mais rassasié, elle n’était pas encore de retour. Il s’assit sur le bras de velours du divan et étendit les jambes de tout leur long.
« — Les avez-vous enterrées? me demanda-t-il.
« — Je m’en suis débarrassé, répondis-je.
« Je n’avais pas envie d’avouer, ni même de me rappeler, que j’avais brûlé leurs restes dans le vieux poêle inutilisé de la cuisine.
« — Mais il faut s’occuper du père et du frère, ajoutai-je.
« Craignant sa mauvaise humeur, j’aurais souhaité être capable de concevoir sur-le-champ un plan qui réglât d’un seul coup toute l’affaire. Mais il m’apprit que le père et le frère n’étaient plus de ce monde, que la mort s’était invitée à dîner chez eux, dans leur petite maison proche des remparts, et était restée, après qu’on en eut fini, pour rendre grâces.
« — Du vin, chuchota-t-il encore, faisant courir un doigt sur ses lèvres. Ils avaient bu tous les deux beaucoup trop de vin. Je me suis retrouvé en train de battre la cadence sur les poteaux des palissades avec un bâton. (Il rit.) Mais je n’aime pas cela, d’être ivre. Et vous, vous aimez?
« Je ne pus m’empêcher de lui sourire, comme il me regardait, car le vin qui travaillait en lui le rendait moelleux, et je mis à profit l’instant où son visage me parut affable et raisonnable pour me pencher sur lui et lui glisser :
« — J’entends le pas de Claudia dans l’escalier. Soyez gentil avec elle. L’affaire est close.
« Elle fit alors son entrée. Les rubans de son bonnet étaient défaits et ses petites bottes laquées de boue. L’esprit tendu, je les observai, Lestat arborant un rictus moqueur, Claudia ne lui prêtant pas plus d’attention que s’il avait été ailleurs. Elle avait dans les bras un bouquet de chrysanthèmes blancs, un bouquet si gros qu’elle en paraissait encore plus petite. Son bonnet glissa, resta un moment suspendu à son épaule puis tomba à terre. Partout, parmi ses cheveux dorés, s’accrochaient les pétales étroits des chrysanthèmes.
« — Demain, c’est la Toussaint, dit-elle. Tu le savais ?
« — Oui.
« A La Nouvelle-Orléans, la Toussaint est le jour où tous les croyants vont au cimetière pour s’occuper des tombes de leurs chers disparus. Ils repassent à la chaux les parois de plâtre des caveaux, nettoient les noms gravés sur les dalles de marbre, et pour finir décorent les tombes de fleurs. Au cimetière Saint-Louis, qui était très proche de notre maison et où toutes les grandes familles de Louisiane avaient leur concession — mon propre frère y était enterré — il y avait même devant les tombes de petits bancs de fer où l’on pouvait s’asseoir en famille et recevoir des visiteurs. C’était une fête, à La Nouvelle-Orléans, qui aurait pu paraître aux touristes incompréhensifs une célébration de la mort, mais qui était en fait une célébration de la vie future.
« — Je l’ai acheté à l’un des marchands de fleurs, dit Claudia.
« Le ton de sa voix douce était indéchiffrable, ses yeux opaques, dépourvus d’émotion.
« — Pour les deux que tu as laissées dans la cuisine! dit violemment Lestat.
« Elle se tourna vers lui pour la première fois, mais ne répondit pas, lui jetant un regard vide, comme si elle ne l’avait jamais vu de sa vie. Puis elle fit plusieurs pas dans sa direction, le fixant toujours des yeux comme pour poursuivre un véritable examen de sa personne. Je m’avançai à mon tour. La colère de Lestat, l’insensibilité de Claudia résonnaient en moi. Elle se tourna de mon côté, puis, faisant aller son regard de l’un à l’autre, demanda :
« — Lequel d’entre vous? Lequel d’entre vous a fait de moi ce que je suis?
« Rien de ce qu’elle aurait pu faire ou dire n’aurait pu me stupéfier davantage. Et pourtant il était inévitable que son long silence se brisât ainsi, un jour ou l’autre. En fait, elle semblait peu s’intéresser à moi. Ses yeux restaient sur Lestat.
« — Vous parlez de nous comme si nous avions toujours été ce que nous sommes maintenant, dit-elle d’une voix calme, mesurée, dont le ton enfantin était tempéré par une gravité d’adulte. Vous qualifiez les autres de mortels, et nous de vampires. Mais il n’en fut pas toujours ainsi. Louis avait une sœur mortelle, je me souviens d’elle. Il y a un portrait d’elle dans son armoire. Je l’ai vu le regarder! Il était mortel tout comme elle; et moi aussi, j’étais mortelle. Pourquoi aurais-je autrement cette forme, cette taille ?
« Elle ouvrit les bras et laissa tomber au sol les chrysanthèmes. Je murmurai son nom, sans doute dans l’intention de distraire son attention. C’était impossible. Le vent avait tourné. Dans les yeux de Lestat brillaient une ardente fascination, un plaisir malin.
« — C’est vous qui avez fait de nous ce que nous sommes, n’est-ce pas? l’accusa-t-elle.
« Il leva les sourcils pour simuler l’ébahissement.
« — Ce que vous êtes? demanda-t-il. Et que crois-tu donc que tu serais à l’heure présente!
« Il replia les genoux et se pencha en avant, les yeux étroits.
« — Sais-tu depuis combien de temps cela dure? Peux-tu imaginer comment tu serais? Faut-il que je trouve une vieille sorcière édentée pour te montrer à quoi tu ressemblerais maintenant si je t’avais laissée comme tu étais?
« Elle se détourna, se figea. Un instant, elle parut ne pas savoir quelle conduite adopter, puis elle se dirigea vers la chaise qui se trouvait près de la cheminée, grimpa dessus et s’y blottit comme un enfant sans défense, ramenant contre elle ses genoux, son manteau de velours ouvert, sa robe de soie serrée autour de ses jambes. Elle regardait les cendres dans le foyer. Ses yeux semblaient doués d’une vie indépendante, comme ceux d’un possédé.
« — Tu serais morte, maintenant, si tu n’étais pas vampire! insista Lestat, irrité par son silence.
« Il étira les jambes, posa ses bottes sur le plancher.
« — Tu m’entends? Pourquoi me poses-tu cette question? Pourquoi en fais-tu toute une histoire? Tu as toujours su que tu étais vampire!
« Et il poursuivit sa tirade, répétant pour l’essentiel ce qu’il m’avait dit tant de fois : faites connaissance avec votre nature, tuez, soyez ce que vous êtes… Mais tout son discours semblait étrangement à côté de la question, car Claudia n’avait aucun scrupule à tuer. Elle s’adossa et laissa rouler sa tête jusqu’à pouvoir le regarder par-dessus son épaule. Elle l’étudiait de nouveau, telle une enfant qui observe une marionnette suspendue à ses fils.
« — Est-ce vous qui m’avez fait ça? Et comment? demanda-t-elle de nouveau, plissant les yeux. Comment avez-vous fait?
« — Et pourquoi te le dirais-je ? C’est mon pouvoir.
« — Pourquoi votre pouvoir à vous seul? fit-elle d’une voix glacée, dardant sur lui des yeux impitoyables; puis, dans un accès de rage soudain : Comment avez-vous fait? répéta-t-elle.
« L’air se chargea d’électricité. Il se leva du divan, et je fus aussitôt sur mes pieds, lui faisant face.
« — Arrêtez-la! me dit-il en se tordant les mains. Faites quelque chose! Je ne peux plus la supporter!
« Il se dirigea vers la porte, mais, se ravisant, revint vers Claudia, si près d’elle que son corps minuscule fut caché par son ombre de géant. Elle leva sur lui des yeux sans crainte, balayant son visage d’un regard indifférent.
« — Je ne peux défaire ce que j’ai fait. A toi comme à lui, lui dit-il, pointant sur moi son doigt. Tâche d’être contente de ce que j’ai fait de toi, sinon je te briserai en mille morceaux!
— Voilà comment notre paix domestique fut détruite, bien que par ailleurs tout parût tranquille. Des jours se passèrent sans qu’elle posât de questions. Mais elle se plongeait dans des livres d’occultisme, de magie et de sorcellerie, dans des livres qui traitaient des vampires. La plupart d’entre eux n’étaient que pure fantaisie, comme vous pouvez l’imaginer. Des mythes, des légendes, parfois de simples histoires d’épouvante à la mode romantique. Mais elle lisait tout, lisait jusqu’à l’aube, et j’allais la chercher pour la mettre au lit.
« Lestat, dans l’entre-temps, avait loué les services d’un maître d’hôtel et d’une femme de chambre et engagé une équipe d’ouvriers pour construire une grande fontaine dans la cour, où une nymphe de pierre déverserait éternellement l’eau d’une conque évasée. Il fit apporter des poissons rouges et mit au fond de l’eau des caisses où étaient plantés des nénuphars, dont les fleurs flottaient ainsi à la surface et frissonnaient dans l’eau toujours en mouvement.
« Une femme l’avait vu tuer sur la Nyades Road, qui menait à une ville nommée Carrolton, et les journaux furent remplis d’histoires où on l’associait à une maison hantée proche de Nyades et Melpomène, ce qui le ravissait. Il fut pendant quelque temps le fantôme de Nyades Road, jusqu’à ce que l’affaire fût reléguée en dernière page des gazettes. Alors, il se livra à un nouveau meurtre épouvantable, dans un endroit public, pour faire travailler les imaginations de La Nouvelle-Orléans. Mais son comportement restait empreint d’une sorte de frayeur. Il était pensif, méfiant et venait constamment me demander où était Claudia, où elle était allée, ce qu’elle faisait.
« — Elle ne fait rien de mal, l’assurai-je.
« Pourtant, elle m’avait retiré son affection, et cela m’affligeait tout autant que si elle eût été ma fiancée. Elle feignait de m’ignorer, comme auparavant Lestat. Il lui arrivait même de s’en aller au milieu d’une de mes phrases.
« — Cela vaut mieux, qu’elle ne fasse rien de mal! répondait-il d’un air mauvais.
« — Et que feriez-vous, au cas contraire? demandai-je une fois, plus parce que j’avais peur de ses initiatives que pour le mettre en accusation.
« Il me dévisagea de ses yeux gris et froids.
« — Occupez-vous d’elle Louis. Parlez-lui! Tout était parfait, et maintenant… Nous n’avions pas besoin de cela.
« Mais je choisis de la laisser venir à moi d’elle-même, et c’est ce qu’elle fit. C’était tôt dans la soirée, je venais de m’éveiller, la maison était sombre. Je la vis, debout près d’une porte-fenêtre; elle portait une robe à manches bouffantes ceinturée d’une écharpe rose. De ses yeux baissés, elle observait la foule du soir dans la rue Royale. Dans la chambre voisine, j’entendis Lestat faire couler de l’eau de la cruche. L’odeur atténuée de son eau de Cologne circulait en bouffées dans la pièce, ainsi que la musique du café qui se trouvait deux portes plus loin.
« — Il ne me dira rien, fit-elle d’une voix douce.
« Je ne m’étais pas rendu compte qu’elle m’avait vu ouvrir les yeux. J’allai m’agenouiller près d’elle.
« — Tu vas me le dire, hein? Comment il a fait?
« — C’est vraiment cela que tu veux savoir? demandai-je, cherchant son visage. Ou bien ne serait-ce pas plutôt : « Pourquoi m’a-t-il fait cela? »… et : « Qu’étais-je avant? » Je ne sais même pas très bien ce que tu veux dire par « Comment a-t-il fait? » car si jamais tu me demandais cela pour pouvoir à ton tour le faire…
« — Je ne comprends pas ce que tu essaies de me dire, répondit-elle avec une touche de froideur dans sa voix.
« Elle se retourna et posa ses mains sur mon visage.
« — Tue avec moi ce soir, murmura-t-elle avec toute la sensualité d’une amante. Et dis-moi tout ce que tu sais. Que sommes-nous ? Pourquoi ne sommes-nous pas comme eux?
« Elle baissa les yeux vers la rue.
« — Je ne connais pas les réponses à tes questions, dis-je.
« Son visage tout à coup se contracta, comme si elle faisait effort pour m’entendre malgré un vacarme soudain, puis elle secoua la tête, mais je poursuivis :
« — Je me pose les mêmes questions que toi. Je ne sais rien. Comment je suis devenu ce que je suis…, tout ce que je peux te dire, c’est que… que c’est Lestat qui en est la cause. Mais le véritable « pourquoi » de tout cela, je l’ignore!
« Elle m’offrait un visage toujours aussi tendu. J’y discernai les premières traces de peur, si ce n’était de quelque chose d’infiniment pire et plus profond.
« — Claudia, repris-je, posant mes mains sur les siennes et les appuyant doucement contre ma peau, il est un seul sage conseil que Lestat puisse te donner : ne pose pas ce genre de questions. Tu es ma compagne depuis d’innombrables années dans ma recherche de tout ce qu’il est possible d’apprendre de la vie mortelle et des créations mortelles. Ne sois pas maintenant ma compagne dans cette quête d’anxiété. Il ne peut pas nous donner les réponses. Et je ne les possède pas.
« Je savais bien qu’elle ne pourrait accepter mon discours, mais je n’avais pas prévu qu’elle se détournerait si violemment, qu’elle se tordrait les cheveux de façon si convulsive. L’instant d’après, prenant conscience de l’inutilité, de la stupidité de son geste, elle s’arrêta net. Sa réaction m’effraya. Elle regardait le ciel, brumeux, sans étoiles, où couraient rapidement les nuages venant du fleuve. D’un mouvement soudain, elle parut vouloir se mordre les lèvres, mais, se tournant de nouveau vers moi, me dit, toujours dans un murmure :
« — Alors, c’est lui qui m’a faite ainsi…, c’est lui…, ce n’est pas toi.
« Il y eut quelque chose de si terrible dans l’expression de son visage que je me retrouvai loin d’elle avant même d’en avoir eu l’intention. Debout devant l’âtre, j’allumai une chandelle unique devant la grande glace. Et soudain je découvris, avec un tressaillement, d’abord tel un masque hideux émergeant de l’ombre, puis dans tout son volume, un crâne patiné par le temps. Mon regard s’y attarda. Il s’en dégageait encore une faible odeur de terre, bien qu’il eût été nettoyé.
« — Pourquoi ne me réponds-tu pas? demandait Claudia.
« J’entendis s’ouvrir la porte de Lestat. Il allait dans un instant sortir pour tuer, du moins pour chasser. Pas moi.
« Moi, je laisserais s’accumuler dans le calme les premières heures de la soirée, s’accumuler en moi la faim, jusqu’à ce que l’appel en soit puissant, trop puissant, si puissant que je puisse m’y abandonner complètement, aveuglément. J’entendis de nouveau sa question, claire comme la résonance d’une cloche flottant dans l’atmosphère… Mon cœur battait à grands coups.
« — Bien sûr, c’est lui qui m’a faite! Il l’a dit lui-même. Mais tu me caches quelque chose. Quelque chose à quoi il fait allusion quand je l’interroge. Il dit qu’il n’aurait pas pu le faire sans toi!
« Je regardais toujours le crâne. Mais le fouet de ses mots me lacérait, me cinglait si fort que je ne pus que pivoter sur moi-même afin de faire face à la lanière de ses paroles. Je pensai soudain — moins une pensée qu’un frisson glacial, en vérité — qu’à cette heure rien n’aurait dû subsister de moi qu’un crâne semblable. A la lumière de la rue, les yeux de Claudia étaient comme deux flammes sombres dans son visage blanc. Une poupée dont quelqu’un aurait cruellement arraché les yeux pour les remplacer par un feu démoniaque. Comme en rêve, je m’approchai d’elle et murmurai son nom. Un mot se forma sur mes lèvres et mourut aussitôt. Je m’approchai encore, puis allai m’emparer maladroitement de son manteau et de son chapeau. Je crus voir sur le plancher une petite main mutilée. Ce n’était que son gant, phosphorescent dans l’obscurité.
« — Qu’est-ce que tu as?
« Elle s’approcha, levant ses yeux vers moi.
« — Pourquoi as-tu toujours été comme ça? Pourquoi regardes-tu ainsi ce crâne, ce gant?
« Elle avait posé ces questions avec gentillesse, mais… sans trop. On sentait dans sa voix le calcul, on y percevait la nuance d’un détachement inaccessible.
« — J’ai besoin de toi, dis-je malgré moi. Je ne peux supporter l’idée de te perdre. Tu es ma seule compagnie dans l’immortalité.
« — Mais il y en a sûrement d’autres! Nous ne sommes certainement pas les seuls vampires de la terre! l’entendis-je dire.
« C’était l’écho de mes propres paroles, un écho que l’éveil de sa conscience, de son interrogation, faisait maintenant refluer jusqu’à moi.
« Puis je pensai soudain : il n’y a pas lieu de souffrir, mais il y a urgence, une cruelle urgence. Je baissai les yeux sur elle.
« — Tu n’es pas comme moi? demanda-t-elle en me rendant mon regard. C’est toi qui m’as appris tout ce que je sais!
« — C’est Lestat qui t’as appris à tuer. (Je ramassai le gant.) Viens, sortons… J’ai envie de sortir…, bégayai-je tout en essayant de lui passer de force ses gants.
« Je soulevai la masse bouclée de ses cheveux pour les disposer par-dessus le manteau.
« — Mais c’est toi qui m’as appris à voir! répliqua-t-elle. Tu m’as appris ce que signifiaient ces mots, yeux de vampire, tu m’as appris à boire le monde, à avoir faim d’autre chose que de…
« — Je n’ai jamais voulu employer ces mots dans ce sens, répondis-je. Ils sonnent différemment quand tu les prononces…
« Elle me tirait par le revers, pour m’obliger à la regarder.
« — Viens, repris-je, j’ai quelque chose à te montrer…
« Vivement, je l’entraînai dans le couloir et lui fis descendre l’escalier à vis de la cour. En réalité, je ne savais pas plus où j’allais que ce je voulais lui montrer. Je savais seulement qu’un instinct sublime et fatal m’y menait.
« Nous courûmes par la ville dans le soir encore nouveau, sous un ciel d’un pâle violet maintenant débarrassé des nuages, où brillaient de faibles étoiles. L’atmosphère étouffante était encore chargée d’odeurs lorsque nous eûmes quitté le quartier des vastes jardins pour nous rendre dans les rues misérables et étroites où les fleurs poussent à travers les crevasses des pierres, où les lauriers-roses projettent en d’épais buissons leurs tiges cireuses chargées de fleurs blanches ou roses et envahissent, telles de monstrueuses herbes folles, chaque endroit laissé libre. J’entendais, très proche, le crépitement des talons de Claudia qui courait à mon côté, sans me demander de ralentir mon pas. Finalement, nous nous retrouvâmes dans une rue sombre et étroite où quelques maisons aux toits en pente, à la française, subsistaient parmi les façades à l’espagnole, de vieilles maisons dont le plâtre se boursouflait sur la brique effritée. Claudia me regardait, de son visage qui reflétait une patience infinie. Par un effort aveugle, j’avais retrouvé la maison, conscient d’avoir toujours bifurqué avant d’atteindre ce coin de rue sans éclairage, refusant de passer devant la fenêtre basse d’où, une nuit, m’étaient parvenus ses pleurs. La maison était calme. Dans l’allée latérale, plus profondément encastrée qu’autrefois, s’entrecroisaient des cordes à linge détendues. Les mauvaises herbes croissaient haut sur les fondations dégagées; les deux lucarnes des mansardes, cassées, étaient obturées par du tissu. Je touchai les volets de la fenêtre. Je sentis le regard glacé et distant de Claudia.
« — C’est ici que je t’ai vue la première fois, dis-je, choisissant avec soin mes mots, afin de me faire bien comprendre. Je t’ai entendue pleurer. Tu étais là dans une pièce de cette maison, avec ta mère. Mais ta mère était morte, morte depuis plusieurs jours, et tu ne le savais pas. Tu t’accrochais à elle, tu gémissais…, tu faisais pitié, ton petit corps était blême, fiévreux et affamé. Tu voulais l’éveiller du sommeil de la mort, tu l’étreignais pour un peu de chaleur, pour te rassurer. C’était presque le matin, et…
« Je pris mes tempes entre mes mains.
« — Et j’ai ouvert les volets…, je suis entré dans la chambre. Tu as éveillé ma compassion, ma compassion… et… ma…
« Je vis ses lèvres s’entrouvrir, ses yeux s’élargir.
« — Tu… Tu as bu mon sang? murmura-t-elle. Tu m’as prise pour victime!
« — Oui! C’est ce que j’ai fait!
« Il y eut un moment douloureux qui s’étira jusqu’à l’insoutenable. Elle se tenait toute droite dans la nuit, recueillant dans ses grands yeux la lumière. Une bouffée d’air tiède s’éleva brusquement dans un bruissement léger. Alors, elle fit volte-face et se mit à courir, à courir, ses souliers cliquetant sur le pavé. Je restai sans bouger, écoutant s’évanouir le bruit de sa course; puis je me retournai, sentant ma peur se libérer, grossir et devenir insurmontable, et je m’élançai à sa poursuite. Il me fallait la rattraper, lui dire que je l’aimais, qu’elle m’était nécessaire, que je voulais la garder, et à chacune des secondes de ma course, tête baissée par les rues noires, il me semblait qu’elle échappait un peu plus à mon atteinte. Mon cœur battait la chamade ; assoiffé, il se rebellait contre l’effort que je lui imposais. Brusquement, je m’arrêtai de courir : elle se tenait sous un réverbère, les yeux dans le vague, comme si elle ne me connaissait pas. Je saisis sa taille frêle des deux mains et l’élevai dans la lumière. Son visage se contorsionne; du coin de l’œil, comme pour se protéger d’un sentiment irrésistible de révulsion, elle m’examina.
« — Tu m’as tuée, murmura-t-elle. Tu as pris ma vie!
« — Oui, répondis-je, sentant battre son cœur contre ma poitrine, ou plutôt j’ai essayé de la prendre, de la boire jusqu’à la dernière goutte. Mais tu avais un cœur pareil à nul autre, un cœur qui battait et qui battait, et qui m’obligea à te laisser en vie, à te repousser de crainte qu’à force d’accélérer mon pouls il ne me tuât. Et Lestat me découvrit : Louis, le sentimental, l’idiot, se régalant d’une enfant aux cheveux d’or, d’une sainte innocente, d’une petite fille. Il te ramena de l’hôpital où l’on t’avait mise, sans m’instruire de ses intentions véritables, sous prétexte de « m’enseigner ma nature ». « Prenez-la, finissez-la », disait-il. Mais de nouveau j’éprouvai cette passion pour toi. Oh! je sais bien que maintenant je t’ai perdue pour toujours, je peux le voir dans tes yeux! Tu me regardes comme tu regardes les mortels, de très haut, de quelque région pour moi incompréhensible, où tu te suffis à toi-même… Oui, je fus de nouveau en proie à cette faim insoutenable pour ton cœur palpitant, pour ton cou, ta peau. Tu étais rose et parfumée, comme sont les enfants des mortels, douce, sous la morsure du sel et de la poussière. Je te saisis, je te pris de nouveau. Quand je sentis que ton cœur allait me tuer, et que cela m’était égal, il nous sépara et, s’ouvrant le poignet, te le donna à boire. Et tu te mis à boire son sang. A boire, à boire jusqu’à le vider presque, et le faire chanceler. Tu étais devenue vampire. Et cette même nuit tu bus du sang humain, comme ensuite chaque nuit.
« L’expression de son visage n’avait pas changé. Sa chair était comme la cire des chandelles, couleur d’ivoire; seuls ses yeux montraient quelque signe de vie. Je n’avais plus rien à lui dire. Je la posai par terre.
« — J’ai pris ta vie. Il te l’a rendue.
« — Et voilà, fit-elle dans un souffle… Et je vous hais tous les deux!
Le vampire se tut.
— Mais pourquoi le lui avez-vous dit? demanda le jeune homme, après avoir marqué le silence qui s’imposait.
— Comment aurais-je pu ne pas le lui dire? répondit le vampire, qui leva les yeux, un peu étonné. Il fallait qu’elle sache. Elle devait peser les choses. Ce n’était pas comme si Lestat l’avait prise en pleine vie, ainsi qu’il m’avait pris, moi. Je l’avais frappée, elle serait morte! Elle n’aurait pas connu de vie mortelle. Mais quelle différence? Pour nous tous, mourir n’est qu’une question d’années! Ce qu’elle dut percevoir plus vivement à ce moment, c’est ce que tous les hommes savent : que la mort est inévitable, à moins que l’on ne choisisse… ceci!
Il ouvrit ses mains blanches et regarda ses paumes.
— Et vous l’avez perdue? Elle est partie?
— Partie? Où serait-elle allée? C’était un enfant pas plus grand que ça. Qui lui aurait donné un abri? Se serait-elle réfugiée dans un caveau, comme les vampires des légendes, couchée le jour en compagnie des vers et des fourmis, se levant la nuit pour hanter quelque petit cimetière et ses environs? Non, mais ce n’est pas pour cette raison qu’elle restera. D’une certaine façon, dans la mesure où cela était possible, elle me ressemblait. Quelque chose que l’on retrouvait aussi chez Lestat : nous ne pouvions supporter de vivre seuls! Nous avions besoin de notre petit groupe! Autour de nous, le monde n’était qu’un désert de créatures mortelles aveugles, tâtonnantes, anxieuses, de futurs époux ou épouses de la mort.
« — Nous sommes liés dans la haine, me dit-elle un peu plus tard, d’une voix calme.
« Je l’avais retrouvée près de l’âtre vide, où elle arrachait une à une les petites fleurs d’une longue tige de lavande. J’étais si soulagé de la voir là que j’aurais pu faire ou dire n’importe quoi. Quand je l’entendis me demander à voix basse si je voulais bien lui dire tout ce que je savais, j’acceptai avec bonheur. Tout le reste n’était rien, comparé à ce vieux secret : j’avais voulu lui prendre sa vie. Je lui racontai mon existence, comme je le fais en ce moment; je lui dis de quelle façon Lestat était venu à moi, ce qui se passa la nuit où il la ramena du petit hôpital. Elle écoutait sans rien dire, s’arrachant de temps à autre à la contemplation de ses fleurs. Enfin, quand j’en eus terminé et que je restai, les yeux fixés sur ce crâne affreux, à écouter, assis, les pétales des fleurs glisser doucement sur sa robe, tandis qu’une souffrance sourde s’insinuait dans mes membres et dans mon esprit, elle me dit :
« — Je ne te méprise pas, tu sais!
« Je sortis de mon engourdissement. Elle glissa de son gros coussin damassé et s’approcha de moi, imprégnée du parfum des fleurs, une poignée de fleurs à la main.
« — Est-ce cela, l’odeur des enfants des mortels? chuchota-t-elle. Louis…, mon amant.
« Je la pris dans mes bras et enfouis ma tête sur son sein, étreignant ses frêles épaules, tandis que ses petites mains consolatrices couraient dans mes cheveux.
« — J’étais une mortelle pour toi, dit-elle — et je la vis sourire lorsque je relevai les yeux.
« Mais cette douceur sur ses lèvres s’évanouit rapidement et l’instant d’après son regard se perdit dans le vague comme si de loin lui parvenait faiblement une musique primordiale.
« Tu m’as donné ton baiser d’immortel, reprit-elle, plus pour elle-même que pour moi, tu m’as aimée avec ta nature de vampire…
« — Je t’aime maintenant avec ma nature d’humain, si j’en eus jamais une, lui répondis-je.
« — Ah! oui…, dit-elle, toujours à sa méditation. Oui, c’est cela ton point faible, c’est pour ça que ton visage était si misérable quand j’ai dit, comme l’aurait dit un humain, « Je te hais », et c’est pour ça que tu me regardes de cette façon en ce moment même. Ta nature d’humain… Je n’ai pas de nature humaine. Et ce ne sont pas de petites histoires sur le cadavre de ma mère ou sur les monstruosités qu’on enseigne aux enfants dans les chambres d’hôtel qui pourront m’en donner une. Je ne suis pas humaine. Tes yeux se glacent de peur quand je te dis cela. Mais je parle comme toi, j’ai ta passion pour la vérité, ton besoin de diriger la pointe de mon esprit au cœur des choses, comme l’oiseau-mouche pointe son bec tout en battant si vite des ailes que les mortels doivent penser qu’il n’a pas de pieds pour se poser, qu’il ne fait qu’aller de quête en quête, tentant de percer le mystère de la nature… C’est moi qui suis ton véritable moi de vampire, et maintenant soixante-cinq années de sommeil viennent de s’achever.
« Soixante-cinq années de sommeil viennent de s’achever! l’entendis-je dire, incrédule. Elle le savait donc! Car c’était exactement la durée qui s’était écoulée depuis cette nuit où ma tentative de quitter Lestat avait échoué, parce que, tombé amoureux d’elle, j’avais oublié les tourments et les affreuses questions qui agitaient mon cerveau. Maintenant, c’était elle qui les avait sur ses lèvres, ces affreuses questions, et qui voulait savoir. Elle marcha lentement jusqu’au centre de la pièce, semant tout autour d’elle les pétales froissés de la lavande, puis, brisant la tige cassante, elle la porta à ses lèvres.
« — Ainsi il m’a faite… pour que je sois ta compagne. Dans ta solitude, aucune chaîne n’aurait pu te retenir, et lui-même n’avait rien à t’offrir. A moi non plus il n’a rien à donner. Autrefois, je trouvais qu’il avait du charme. J’aimais sa façon de marcher, de frapper les dallages des trottoirs de sa canne, de me bercer dans ces bras, J’aimais sa façon de s’abandonner dans le meurtre, façon proche de la mienne. Mais son charme n’opère plus sur moi. Toi, tu ne lui en as jamais trouvé. Nous avons été ses marionnettes, tous les deux. Il te gardait pour que tu t’occupes de lui, et moi, j’étais ta compagnie salvatrice. Le temps est venue d’en finir, Louis. Le temps est venu de le quitter.
« Le temps est venu de le quitter…
« Il y avait si longtemps que je n’avais plus pensé à cela, plus rêvé de cela. J’avais fini par m’habituer à lui, comme s’il eût été l’une des conditions mêmes de la vie, si je puis dire. J’entendis quelques sons indistincts, qui signifiaient qu’il était entré par la porte cochère et qu’il serait bientôt sur l’escalier de derrière. Je songeai à cette sensation que j’avais toujours en l’entendant rentrer, mélange d’une vague anxiété et d’un vague sentiment de besoin. L’idée d’être libéré de lui à jamais déferla en moi comme une eau que j’eusse oubliée, déferla en vagues rafraîchissantes. Me levant, je chuchotai à l’oreille de Claudia qu’il allait rentrer.
« — Je sais, sourit-elle. Je l’ai entendu quand il a tourné au coin de la rue.
« — Mais il ne nous laissera jamais partir, murmurai-je.
« J’avais bien compris ce qu’impliquaient ses dernières paroles : ses sens de vampire étaient magnifiquement aiguisés et sa vigilance ne pouvait être prise en défaut.
« — Tu ne le connais pas si tu crois qu’il va nous laisser partir, repris-je, inquiet de son assurance. Il ne nous le permettra pas!
« Elle se contenta de répondre, dans un sourire:
« — Oh!… tu crois?
« Nous décidâmes de faire des plans, sur-le-champ. La nuit suivante, j’envoyai chercher mon agent, qui, après avoir comme à l’accoutumée maugréé sur le fait de devoir travailler à la lumière d’une seule maudite bougie, prit mes ordres précis en vue d’un voyage. Nous irions en effet en Europe, sur le premier bateau en partance, quel que soit le port de destination. Il serait d’une importance essentielle qu’un très gros coffre soit embarqué avec nous, un coffre qu’il faudrait prendre chez nous pendant la journée et charrier avec précaution jusqu’à bord, pour le mettre non pas en soute mais dans notre cabine. Il y avait ensuite des dispositions à prendre en faveur de Lestat. J’avais prévu de lui laisser les revenus de plusieurs boutiques et de plusieurs maisons, ainsi que ceux d’une petite entreprise de construction qui opérait dans le faubourg Marigny. Je signai ces documents de bon cœur. Je voulais acheter notre liberté, convaincre Lestat que nous voulions seulement faire un voyage ensemble et qu’il pourrait dans l’intervalle conserver le train de vie auquel il était habitué. Il aurait sa propre fortune et n’aurait plus besoin de recourir à moi. Jusqu’alors, je l’avais maintenu dans ma dépendance. Bien sûr, il exigeait de moi son argent comme si je n’avais été que son banquier, et ne me remerciait qu’à l’aide des mots les plus désobligeants de son vocabulaire. Cependant, il exécrait son état de dépendance. J’espérais détourner ses soupçons en jouant sur sa cupidité, mais, convaincu de son habileté à lire sur mon visage chacune de mes émotions, je n’en étais pas moins terrorisé par avance. Je ne croyais pas possible de lui échapper. Comprenez-vous ce que cela impliquait? J’agissais comme si je croyais notre libération possible, mais, en fait, je partais battu.
« Pendant ce temps, Claudia flirtait avec le désastre. J’étais atterré de voir avec quelle sérénité elle continuait de lire ses livres de vampires et de poser des questions à Lestat. Ses reparties caustiques ne la troublaient pas le moins du monde, et elle pouvait répéter mille fois la même question sous des formes différentes en examinant soigneusement chaque bribe d’information qu’il laissait échapper malgré lui.
« — Qui est le vampire qui vous a fait ce que vous êtes? demandait-elle, sans lever les yeux de son livre, les paupières baissées sous l’assaut de ses sarcasmes. Pourquoi ne parlez-vous jamais de lui? disait-elle encore, sans tenir plus compte de ses répliques furieuses que d’un léger courant d’air.
« Elle semblait immunisée contre ses colères.
« — Ce que vous pouvez être rapaces, tous les deux! dit-il, la nuit suivante, marchant de long en large dans l’ombre qui régnait au centre de la pièce, son œil vengeur braqué sur Claudia qui s’était installée dans son coin, dans le cercle de lumière de sa bougie, ses piles de livres autour d’elle. L’immortalité, cela ne vous suffit pas! Il vous faudrait aller regarder Dieu le Père sous le nez! Si j’offrais d’être immortel au premier venu, il en bondirait de joie…
« — Et vous, vous avez bondi de joie ? demanda-t-elle si doucement qu’elle remua à peine les lèvres.
« — …mais vous, il faut que vous sachiez pourquoi. Vous voulez que cela ait une fin? Je peux vous donner la mort plus facilement que je vous ai donné la vie!
« Il se tourna dans ma direction, et la flamme fragile de la bougie de Claudia projeta son ombre sur moi. Elle lui faisait une auréole autour de ses cheveux blonds et laissait dans l’obscurité son visage, à l’exception de ses pommettes luisantes.
« — C’est la mort que vous voulez?
« — La connaissance, ce n’est pas la mort, murmura-t-elle.
« — Réponds-moi! Tu veux mourir?
« — Car vous êtes le maître de toutes choses. C’est vous qui prodiguez tout, et la vie, et la mort…, se moqua-t-elle.
« — C’est moi, oui! répondit-il.
« — Vous ne savez rien, lui dit-elle gravement, d’une voix si basse que les plus légers bruits de la rue la couvraient et que je devais tendre l’oreille pour la comprendre, ma tête appuyée au dossier de la chaise. Supposez un peu que le vampire qui vous a fait n’ait rien su, et que le vampire qui a fait ce vampire n’ait rien su non plus, et de même pour le vampire précédent, et ainsi de suite, du néant né du néant jusqu’à aboutir au néant! Et que nous devions vivre en sachant qu’il n’y a rien à savoir!
« Oui! hurla-t-il soudain, paumes en avant, d’une voix où perçait plus que la colère.
« Puis il resta silencieux, ainsi que Claudia, et se retourna lentement, comme s’il m’avait senti faire derrière son dos un mouvement pour me lever. Cela m’évoqua la façon dont les gens se retournaient au moment où ils sentaient mon souffle sur eux, et s’apercevaient soudain que là où ils avaient cru être tout à fait seuls…, cet affreux moment d’inquiétude avant de voir mon visage et de hoqueter de terreur… Il me regardait, ses lèvres remuaient d’un mouvement à peine perceptible. Puis je compris : il avait peur. Lestat avait peur.
« Claudia fixait sur lui son regard toujours égal, qui ne révélait ni émotion ni pensée.
« — Vous l’avez contaminée de ce…, murmura-t-il.
« Il gratta une allumette crissante et tendit la flamme aux bougies sur la cheminée, fit surgir les ombres enfumées des lampes, parcourut la pièce pour y porter la lumière, multipliant ainsi l’effet de la frêle flamme de Claudia, puis s’arrêta devant l’âtre de marbre, son regard allant de lumière en lumière, comme si celles-ci avaient eu le pouvoir de restaurer la paix.
« — Je sors, dit-il.
« Claudia se leva à l’instant où il eut gagné la rue et s’arrêta brutalement au centre du salon; elle étira son corps, arquant son petit dos, serrant les poings au bout de ses bras tendus raides, et plissa très fort les yeux pour les rouvrir très grands l’instant d’après, paraissant redécouvrir la pièce au sortir d’un rêve. Son attitude avait quelque chose d’obscène; le salon semblait vibrer de la peur de Lestat, réverbérer sa dernière phrase, drainer à lui toutes les capacités d’attention de Claudia. J’avais dû faire quelque mouvement involontaire pour me détourner, car elle se tenait maintenant au bras de mon fauteuil et appuyait de sa main sur mon livre, un livre dont j’avais interrompu la lecture depuis des heures.
« — Viens avec moi, sortons.
« — Tu avais raison, dis-je. Il ne sait rien. Il n’a rien à nous dire.
« — As-tu jamais vraiment pensé qu’il savait quelque chose? demanda-t-elle de la même petite voix. Nous en trouverons d’autres de notre espèce. Nous les trouverons en Europe centrale. C’est là qu’ils vivent, en si grand nombre que les récits qui parlent d’eux, fiction ou réalité, emplissent des volumes entiers. Je suis sûre que si les vampires viennent de quelque part c’est de là. Nous avons perdu trop de temps avec lui. Viens avec moi, maintenant. Que la chair instruise l’esprit.
« Je crois avoir eu un frisson de délice en entendant ces mots : « Que la chair instruise l’esprit. » Elle murmura encore :
« — Range tes livres et viens tuer…
« Je la suivis. Nous descendîmes l’escalier, traversâmes la cour et, par une allée étroite, gagnâmes une autre rue. Alors, elle me fit face et, bien qu’elle ne fût pas fatiguée, tendit les bras pour que je la porte ; elle voulait seulement pouvoir chuchoter à mon oreille et s’accrocher à mon cou.
« — Je ne lui ai pas parlé de mes plans pour le voyage et pour l’argent, lui dis-je, conscient, tandis qu’elle se laissait bercer par mes pas mesurés, légère dans mes bras, que quelque chose en elle m’échappait.
« — Il a tué l’autre vampire, dit-elle.
« — Non! Pourquoi dis-tu ça ? demandai-je.
« Mais ce n’était pas cette dernière phrase par elle-même qui m’inquiétait, qui agitait les eaux dormantes de mon âme n’aspirant qu’au repos. J’avais l’impression qu’elle voulait me mener tout doucement à quelque chose, que c’était elle le pilote de notre lente progression à travers les rues sombres.
« — Parce que je le sais, répondit-elle avec autorité. Le vampire fit de Lestat son esclave, mais Lestat, pas plus que moi, n’accepta d’être réduit en esclavage, et c’est pourquoi il le tua. Il le tua avant d’apprendre ce qu’il aurait dû savoir, et pris de panique fit à son tour de toi son esclave. Et tu es resté son esclave.
« — Jamais vraiment…, lui murmurai-je.
« Je sentais sa joue pressée contre ma tempe. Son corps était froid et avait besoin de tuer.
« — Pas son esclave. Seulement une sorte de complice irréfléchi, lui confessai-je tout autant qu’à moi-même.
« La fièvre du meurtre montait en moi, une faim qui nouait mes entrailles, une palpitation dans mes tempes, la sensation que mes veines se contractaient et que mon corps allait se restreindre à un réseau de vaisseaux mis à la torture.
« — Non, son esclave, insista-t-elle sur son ton grave et monotone, comme elle eût pensé tout haut, chaque mot, pareil à une nouvelle révélation, s’ajustant comme une pièce dans un puzzle. Et je vais nous libérer tous deux.
« Je m’arrêtai. Sa main m’étreignit, me pressa de continuer. Nous descendîmes la large allée qui longeait la cathédrale, en direction des lumières de Jackson Square. L’eau dégringolait vivement dans le caniveau central, argentée sous le clair de lune.
« — Je vais le tuer, dit-elle.
« Nous étions au bout de l’allée. Je m’immobilisai. Je la sentis remuer dans mes bras, comme pour tenter de se libérer sans l’aide maladroite de mes mains. Je la posai sur le trottoir de pierre, lui disant non, secouant la tête. Cette sensation que j’ai déjà décrite revint, cette idée que les édifices qui m’entouraient — le Cabildo, la cathédrale, les immeubles d’appartements autour du square — n’étaient que des rideaux de soie, que des illusions qu’un vent d’horreur balaierait soudain, et qu’en guise de réalité il n’y aurait plus qu’une faille béante dans la terre.
« — Claudia, haletai-je en me détournant.
« — Et pourquoi ne pas le tuer! reprit-elle d’une voix plus forte, plus argentine, puis finalement stridente. Il ne me sert à rien! Je ne peux rien obtenir de lui! Et il me fait du mal, ce que je ne peux plus tolérer!
« — Il peut nous être encore de quelque utilité! tentai-je de protester, mais ma voix véhémente sonnait faux.
« Claudia était déjà loin de moi, ses petites épaules bien droites, marchant d’un pas rapide et déterminé, comme une petite fille qui, pendant la promenade familiale du dimanche, précède ses parents, affectant d’être seule.
« — Claudia! appelai-je, allongeant mon pas pour la rattraper.
« Je la pris par sa taille frêle et la sentis se raidir, aussi rigide que du fer.
« — Claudia, tu ne peux pas le tuer! chuchotai-je.
« Elle se dégagea d’un petit saut en arrière, avec un claquement de talons sur la pierre du trottoir, et s’enfuit en pleine rue. Un cabriolet nous dépassa, dans une éruption soudaine de rires, de claquements de sabots et de bruits de roues, puis le silence retomba brusquement sur la rue. Je m’élançai à sa suite, et la retrouvai, ayant traversé une large place, à la porte de Jackson Square, dont elle étreignait les barreaux de fer forgé. Je m’approchai.
« — Peu importe ce que tu penses, ce que tu ressens, tu ne peux pas le tuer! lui dis-je.
« — Et pourquoi pas? Tu le crois si fort! répondit-elle, ses yeux fixés, tels deux lacs immenses de lumière, sur la statue du square.
« — Il est plus fort que tu ne crois! Plus fort que tu ne peux le rêver! De quelle façon as-tu l’intention de le tuer? Tu n’as pas l’idée de ses talents! Tu ne sais pas!
« Je voyais bien que ma plaidoirie la laissait parfaitement insensible. Elle m’évoquait un enfant fasciné par la vitrine d’une boutique de jouets. Sa langue pointa soudain entre ses dents et battit contre sa lèvre inférieure en un mouvement étrange qui me causa un doux choc au cœur. Un goût de sang me vint à la bouche. Mes mains ressentirent le besoin d’étreindre quelque chose de palpable et d’impuissant. Je voulais tuer. Sur les chemins du square, dans le marché, au long de la levée, il y avait des humains que j’entendais et dont je respirais l’odeur.
« J’allais empoigner Claudia, l’obliger à me regarder, à m’écouter — prêt à la secouer si besoin était — quand elle leva vers moi ses grands yeux liquides.
« — Je t’aime, Louis, dit-elle.
« — Alors, écoute-moi, Claudia, je t’en supplie, murmurai-je, m’accrochant à elle, tandis que de proches chuchotements, faits de la lente articulation du langage des humains s’élevant contre les bruits mêlés de la nuit, provoquaient dans ma peau des picotements soudains. Il te détruira si tu essaies de le tuer. Tu ne connais aucun moyen certain de le faire. Tu ne sais pas comment t’y prendre. Et à te mesurer à lui tu perdras tout. Claudia, je ne peux l’accepter.
« Un sourire presque imperceptible se dessina sur ses lèvres.
« — Si, Louis, murmura-t-elle, je peux le tuer, et j’ai autre chose à te dire maintenant, un secret entre toi et moi.
« Je secouai la tête, mais elle se pressa encore plus fort contre moi, baissant tellement les paupières que ses cils magnifiques frôlèrent presque les rondeurs de ses joues.
« — Le secret, Louis, c’est que j’ai envie de le tuer. Cela sera pour moi la plus grande des jouissances!
« Je tombai à genoux à son côté, incapable de dire un mot, tandis qu’elle m’étudiait ainsi qu’elle le faisait souvent. Elle reprit :
« — Je tue des hommes chaque nuit. Je les séduis, je les attire à moi, avec une faim insatiable, dans la quête ininterrompue et sans fin de quelque chose…, de quelque chose dont j’ignore la nature…
« Elle porta les doigts à ses lèvres et les pressa, ouvrant à demi sa bouche dont m’apparurent les dents brillantes.
« — Et rien ne m’intéresse en eux — ni d’où ils viennent, ni o ils seraient allés s’ils ne m’avaient rencontrée en chemin. Mais lui, je le déteste! Je veux sa mort et je le tuerai. Cela me fera plaisir.
« — Mais, Claudia, ce n’est pas un mortel. Il est immortel, aucune maladie ne peut l’atteindre, l’âge est sans prise sur lui. Tu t’attaques à une vie qui pourrait durer jusqu’à la fin du monde!
« — Eh oui! C’est précisément de cela qu’il s’agit! dit-elle avec une sorte de crainte respectueuse. Une vie qui aurait pu durer des siècles… Tant de sang, tant de pouvoirs… Penses-tu que j’ajouterai son pouvoir au mien quand je l’aurai pris?
« J’étais maintenant fou de rage. Je me levai brusquement et m’écartai d’elle. Près de nous, il y avait des chuchotements d’humains, d’humains causant d’un père et de sa fille unis dans une même tendresse. Je me rendis compte qu’ils parlaient de nous.
« — Mais cela ne sert à rien! repris-je. Cela va contre toute nécessité, tout sens commun, toute…
« — Toute quoi? Toute humanité? Il s’agit d’un tueur! cracha-t-elle. D’un fauve solitaire! se moqua-t-elle en reprenant sa propre expression. N’interviens pas dans mes affaires! Ne cherche pas à savoir à quel moment je choisirai de mettre mon projet à exécution, et ne t’interpose pas entre nous deux!…
« Elle leva la main en un geste d’apaisement et emprisonna la mienne dans sa poigne d’acier, meurtrissant de ses petits doigts ma chair torturée.
« — Si tu intervenais, tu ne pourrais que causer ma destruction. Rien ne pourra me décourager.
« Dans une envolée de rubans et de claquements de talons, elle avait disparu. Je me retournai, puis je me mis à marcher sans savoir où me portaient mes pas, attendant que la faim qui se levait maintenant en moi submerge ma raison. Je n’avais pas envie de la rassasier. J’avais besoin de laisser le désir et l’excitation oblitérer toute conscience. Ma pensée s’immobilisa sur l’idée du meurtre vers lequel je m’acheminais inexorablement, en errant lentement à travers rues. « Il y a une ficelle qui me mène au travers de ce labyrinthe, me disais-je. Ce n’est pas moi qui tire la ficelle, c’est elle qui me tire… » Je me retrouvai rue Conti, en train d’écouter une rumeur familière, un fracas étouffé. C’étaient des escrimeurs qui se battaient dans un salon en étage. Ils faisaient retentir de leurs fentes, de leurs replis, de leurs retraites précipitées, le plancher de bois creux, dans le ferraillement d’argent de leurs lames. Je m’adossai au mur opposé, d’où je pouvais apercevoir par les hautes fenêtres sans rideaux les deux jeunes duellistes qui se battaient si tard dans la nuit. Utilisant leur bras gauche comme balancier, ils prenaient des postures de danseurs, images de la grâce prêtes à porter ou recevoir la mort, images du jeune Frênière et de sa lame d’argent, côtoyant l’enfer à chaque fente.
« Quelqu’un descendait maintenant l’étroit escalier de bois qui menait à la rue. C’était un jeune homme, si jeune qu’il avait encore les joues lisses et rebondies d’un enfant. Le duel avait fait monter le sang à son visage rose et, sous son élégant habit gris, sous sa chemise bouffante, on percevait l’odeur douce du sel et de l’eau de Cologne. Comme il émergeait de la faible lumière de la cage d’escalier, je sentis l’échauffement de son corps. Il riait, se parlait à lui-même, secouant la tête pour rejeter les cheveux bruns que les secousses de ses pas faisaient retomber sur ses yeux. Son murmure s’éleva un instant, pour s’évanouir aussitôt. M’apercevant, il s’arrêta net et me dévisagea. Ses paupières frémirent, puis il eut un rire bref et nerveux.
« — Excusez-moi! dit-il en français. Vous m’avez fait sursauter!
« Il fut sur le point de m’adresser un salut cérémonieux, pour ensuite, sans doute, me contourner, quand, comme sous l’effet d’un choc, son visage congestionné et son geste se figèrent. Je vis le sang battre dans la chair rose de ses joues, sentis la transpiration soudaine de son corps tendu.
« — Vous m’avez vu à la lumière du réverbère, lui dis-je, et mon visage vous est apparu comme le masque de la mort.
« Ses lèvres s’entrouvrirent; il serra les dents et inclina la tête involontairement en écarquillant les yeux.
« — Passez votre chemin! fis-je. Vite!
Après un silence, le vampire prit une inspiration, comme pour manifester son intention de poursuivre. Mais, au lieu de cela, il étendit ses longues jambes sous la table et, penché en avant, mit sa tête entre ses mains, se pressant les tempes.
Le jeune homme, qui s’était recroquevillé sur lui-même, en serrant dans ses mains ses bras croisés, se déploya lentement. Il jeta un coup d’œil à la cassette, puis son regard revint sur le vampire.
— Mais vous avez bien tué quelqu’un cette nuit-là? observa-t-il.
— Chaque nuit, répondit le vampire.
— Alors, pourquoi l’avez-vous laissé partir ?
— Je ne sais pas, fit le vampire — mais le ton de sa voix voulait plutôt dire : laissons tomber. Vous avez l’air d’être fatigué, d’avoir froid.
— Cela n’a pas d’importance, s’empressa de répondre le jeune homme. Cette pièce est un peu froide, en effet, mais cela ne me fait rien. Vous, vous n’avez pas froid, n’est-ce pas?
— Non, fit le vampire en souriant, ses épaules secouées d’un rire silencieux.
Un moment s’écoula. Le vampire restait pensif et le jeune homme l’observait. Enfin, le vampire ramena ses yeux sur son interlocuteur.
— Elle échoua, n’est-ce pas? demanda ce dernier à voix basse.
— Sincèrement, que croyez-vous?
Le vampire, renfoncé dans sa chaise, adressa un regard insistant au jeune homme.
— Que… qu’elle fut, comme vous dites, détruite, répondit-il, et ces mots semblaient avoir pour lui une saveur désagréable qui l’obligea à avaler sa salive pour s’en débarrasser. C’est bien cela?
— Vous ne pensez donc pas qu’elle était capable de le tuer?
— Mais il avait tellement de pouvoirs! Vous dites vous-même que vous n’avez jamais su quelle était la limite de ses pouvoirs, ni quels secrets il possédait. Comment pouvait-elle même être certaine de connaître le moyen de le tuer à coup sûr? Qu’a-t-elle essayé de faire?
Un long moment, le vampire fixa son regard indéchiffrable sur le jeune homme, un regard de feu qui obligea son interlocuteur à détourner les yeux.
— Pourquoi ne buvez-vous pas un peu à la bouteille qui est dans votre poche? demanda le vampire. Cela vous réchaufferait.
— Oh! oui…, répondit le jeune homme. J’étais sur le point de le faire, mais…
Le vampire rit.
— Vous avez pense que ce ne serait pas poli! dit-il en se donnant de manière inattendue une tape sur la cuisse.
— C’est vrai, acquiesça l’autre, haussant les épaules dans un sourire.
Il sortit le petit flacon de la poche de sa veste, dévissa le bouchon doré et avala une gorgée d’alcool. Regardant le vampire, il lui tendit la bouteille.
— Non, fit le vampire en souriant, écartant l’offre d’un geste de la main.
Puis, son visage de nouveau sérieux, il se cala dans son siège et poursuivit :
— Lestat avait un ami musicien qui habitait rue Dumaine. Nous l’avions rencontré à l’occasion d’un récital qu’il avait donné chez Mme Le Clair, dont la demeure était dans la même rue, une rue très chic à l’époque. C’était cette Mme Le Clair, avec laquelle d’ailleurs Lestat ne détestait pas de s’amuser un peu à l’occasion, qui avait trouvé au musicien une maison voisine de la sienne, où Lestat lui rendait souvent visite. Je vous ai déjà dit qu’il aimait jouer avec ses victimes, en faire des amis, les séduire pour obtenir leur confiance, leur amitié, parfois même leur amour, avant de les tuer. Ainsi donc, il paraissait se livrer au même jeu avec ce garçon, bien que cela eût duré plus longtemps qu’aucune liaison que je lui eusse connue. Le jeune homme écrivait de la bonne musique, et souvent Lestat en ramenait à la maison des pages toutes fraîches qu’il jouait sur le piano à queue du salon. Il avait beaucoup de talent, mais on pouvait prédire que sa musique ne se vendrait pas, parce qu’elle dérangeait trop. Lestat lui donnait de l’argent et passait soir après soir en sa compagnie, l’invitant souvent à des restaurants qu’il n’aurait jamais pu se payer. Il lui achetait aussi le papier et les plumes dont il avait besoin pour écrire.
« Donc, cette liaison était allée pour Lestat beaucoup plus loin qu’aucune autre auparavant, et il m’était impossible de dire s’il s’était vraiment pris d’affection pour un mortel en dépit de lui-même, ou s’il s’apprêtait simplement à commettre une trahison particulièrement cruelle. Plusieurs fois, il avait affirmé à Claudia ou à moi-même qu’il sortait avec l’intention de le tuer, mais jamais il n’avait mis ses projets à exécution. Evidemment, je ne lui avais jamais demandé de s’expliquer sur ses sentiments, parce que la question ne valait pas la flambée de rage qu’elle aurait immanquablement produite. Lestat séduit par un mortel! De fureur, il aurait probablement démoli tout le mobilier du salon.
« La nuit suivante — je veux parler de la nuit qui suivit les événements que je vous décrivais tout à l’heure — il m’usa les nerfs à m’implorer lamentablement de l’accompagner à l’appartement de son jeune ami. Il était d’une amabilité extrême, comme lorsqu’il souhaitait ma compagnie. Cette humeur était toujours provoquée par la perspective de quelque plaisir de l’esprit, le désir d’aller voir une bonne pièce, d’aller à l’opéra ou au ballet. Il me demandait toujours de venir avec lui. Je crois que j’ai bien dû voir Macbeth quinze fois en sa compagnie. Nous allions à toutes les représentations qu’on en faisait, même celles produites par des amateurs; après la pièce, tout au long de notre retour à la maison, Lestat m’en récitait des vers entiers, et allait jusqu’à crier aux passants, en les désignant de son index pointé : « Demain, demain, et demain[2]!… » On l’évitait comme un ivrogne. Mais ces moments d’effervescence étaient de nature frénétique et éphémère. Il suffisait d’un mot aimable ou deux de ma part, d’une allusion au plaisir que j’avais retiré de sa compagnie, pour qu’ils ne se reproduisent plus pendant des mois, des années même. Mais voilà qu’il venait à moi dans cet état d’esprit et me demandait avec insistance de l’accompagner chez ce garçon, s’abaissant même à me saisir par le bras afin de faire pression sur moi. Plongé dans une humeur morne et catatonique, je ne pus lui opposer qu’une misérable excuse. Mon esprit n’était occupé que de Claudia, de mon agent, du désastre que je sentais imminent, et dont je m’étonnais qu’il ne perçût pas les prémices. Il finit par ramasser un livre qui traînait par terre pour me le jeter en criant :
« — Lisez donc vos satanés poèmes! Flûte!
« Et, sur ces mots, il bondit dehors.
« Je fus troublé par cette scène, troublé à un point que je ne saurais vous décrire. Je l’aurais préféré froid, impassible, indifférent. Je résolus de convaincre Claudia d’abandonner son projet, mais je me sentais impuissant, las et sans recours. Sa porte était restée close jusqu’au moment où elle était sortie, et je ne l’avais aperçue que l’espace d’une seconde, alors que Lestat m’importunait de son bavardage, vision de grâce et de dentelles tandis qu’elle se glissait dans son manteau. Manches bouffantes, ruban violet noué sur la poitrine, bas blancs de dentelle que l’on apercevait sous l’ourlet de la petite robe, souliers blancs immaculés… En sortant, elle m’avait adressé un regard glacial.
« Lorsque plus tard je rentrai, rassasié et momentanément trop engourdi pour que mes pensées me persécutent, le sentiment me vint peu à peu que c’était pour cette nuit-là. C’était cette nuit qu’elle essaierait.
« Il m’est impossible de vous dire comment je le savais. Il y avait certaines choses dans l’appartement qui me troublaient, qui m’alertaient. Claudia s’agitait dans le salon de derrière, dont les portes étaient closes. Je m’imaginais entendre une seconde voix, un souffle. Claudia n’amenait jamais personne à notre appartement. Lestat était le seul à le faire, qui y traînait ses filles publiques. Mais je savais qu’il y avait quelqu’un d’autre à la maison, même sans percevoir d’odeurs ni de sons particuliers. Puis flottèrent dans l’air des effluves de nourriture et de boissons. Et sur le piano à queue, dans un vase d’argent, il y avait un bouquet de chrysanthèmes, fleurs qui pour Claudia étaient synonymes de mort.
« Enfin Lestat rentra, chantonnant dans un souffle de voix, raclant les barreaux de la rampe de l’escalier hélicoïdal de sa canne. Il descendit le long couloir. Son visage était rouge encore du meurtre, ses lèvres étaient roses. Il posa de la musique sur le piano.
« — L’ai-je tué ou ne l’ai-je pas tué? me jeta-t-il en me désignant de son doigt. Quel est votre pronostic?
« — Vous ne l’avez pas tué, fis-je d’une voix gourde, parce que vous m’avez invité à venir avec vous; or vous ne m’auriez jamais invité à partager ce meurtre.
« Il parlait, épiloguait, laissait planer l’incertitude. Il découvrit le clavier.
« Je vis qu’il était en humeur à bavarder jusqu’à l’aube. Il était tout émoustillé. Il feuilletait la musique, et je l’observais, me demandant : « Peut-il mourir? Peut-il vraiment mourir? Et a-t-elle vraiment l’intention de le tuer? » A un moment, j’eus envie d’aller la trouver pour lui dire de tout abandonner, même le voyage que nous envisagions, et de continuer de vivre comme avant. Puis le sentiment s’imposa en moi qu’il n’y avait plus moyen de faire retraite. Depuis le jour où elle avait commencé de le questionner, les événements imminents — quels qu’ils fussent — étaient devenus inévitables. J’avais l’impression qu’un poids posé sur moi m’empêchait de sortir de mon fauteuil.
« Lestat plaqua deux accords. Il avait un très grand écart, et même pendant sa vie aurait pu être bon pianiste, mais il jouait sans émotion. Il restait toujours extérieur à la musique qu’il tirait du piano comme par magie, grâce à la virtuosité de ses sens et au contrôle qu’en vampire il exerçait sur son corps. Mais il ne parvenait pas à canaliser la musique, à la faire passer au-dedans de lui-même.
« — Alors, est-ce que je l’ai tué? me demanda-t-il de nouveau.
« — Non, vous ne l’avez pas tué, répétai-je, bien que j’eusse aussi facilement répondu le contraire, m’exerçant uniquement à faire de mon visage un masque impassible.
« — Vous avez raison. Je ne l’ai pas tué. Cela m’excite d’être près de lui, de me dire sans cesse : « Je peux le tuer, je vais le tuer, mais pas maintenant. » Après, je le quitte et je cherche quelqu’un qui lui ressemble le plus possible. S’il avait des frères…, eh bien, je les tuerais un par un. La famille succomberait à la fièvre-mystérieuse-qui-assèche-le-sang-dans-les-veines! — il imitait à présent le ton du crieur de foire. Claudia aussi a un goût pour les familles… A propos de familles, je présume que vous avez entendu ce qu’on raconte : on prétend que le domaine des Frênière est hanté; ils ne peuvent pas garder de surveillant à leur service et les esclaves s’enfuient.
« C’était un sujet dont je n’avais particulièrement pas envie d’entendre parler. Babette était morte jeune, l’esprit dérangé, après qu’on l’eut finalement empêchée d’aller errer dans les ruines de la Pointe du Lac, où elle prétendait vouloir retrouver le démon qu’elle y avait vu. J’avais appris tout cela au hasard de bribes de conversations que j’avais pu surprendre, avant que l’on ne publie l’avis des funérailles. J’avais parfois pensé à retourner la voir, pour essayer en quelque manière de réparer ce que j’avais fait ; puis, à d’autres moments, je me disais que cela guérirait tout seul, et dans ma nouvelle existence de meurtres quotidiens je m’étais éloigné de ces attachements que j’avais eus pour elle, pour ma sœur, pour d’autres mortels. J’avais fini par considérer la vie comme une tragédie, comme un drame que l’on regarde depuis le balcon du théâtre, ému de temps à autre, mais jamais suffisamment pour enjamber la balustrade et me mêler sur scène aux acteurs.
« — Ne parlez pas d’elle, dis-je.
« — A votre aise! Je parlais de la plantation, pas d’elle. Votre grand amour, votre grande folie! (Il me sourit.) Vous savez, ça s’est terminé à ma façon, finalement! Mais j’étais en train de vous parler de mon jeune ami et de…
« — J’aimerais que vous jouiez cette musique, interrompis-je d’une voix douce, presque inaudible, mais sur un mode des plus persuasifs.
« Cela marchait quelquefois avec Lestat. Si je trouvais l’expression juste, il était capable de faire ce que je lui disais. Et c’est ce qui se produisit : avec un petit grognement, qui pouvait vouloir dire « Espèce d’idiot », il se mit à déchiffrer la partition. J’entendis s’ouvrir les portes du salon de derrière et Claudia marcher dans le couloir. « Ne viens pas, Claudia, ne viens pas, oublie tout cela avant que nous n’en soyons tous détruits », pensai-je le plus fort possible, mais elle continua d’approcher résolument, s’arrêtant au miroir du couloir. Je l’entendis ouvrir le tiroir de la petite table qui se trouvait à cet endroit puis se brosser les cheveux. Elle portait un parfum floral. Je me tournai lentement afin de lui faire face quand elle apparut dans l’ouverture de la porte, toujours entièrement vêtue de blanc. Foulant silencieusement le tapis, elle vint se poster à l’extrémité du clavier et posa le menton sur ses mains croisées sur le coffre du piano, les yeux fixés sur Lestat.
« De mon fauteuil, je voyais le profil de Lestat et, à l’arrière-plan, le petit visage de Claudia.
« — Qu’est-ce que c’est encore? s’exclama-t-il en laissant tomber sa main sur la cuisse, après avoir tourné la page. Tu m’énerves, ta seule présence m’irrite!
« Ses yeux parcoururent la feuille de musique.
« — Vraiment? demanda-t-elle de sa voix la plus sucrée.
« — Oui, vraiment! Et je vais te dire autre chose : j’ai rencontré quelqu’un qui ferait un bien meilleur vampire que toi!
« Sa réponse me stupéfia, mais je n’eus pas à le presser de s’expliquer davantage.
« — Tu vois ce que je veux dire? reprit-il.
« — C’est censé me faire peur? demanda-t-elle.
« — Tu es gâtée parce que tu es fille unique. Tu as besoin d’un frère. Ou plutôt c’est moi qui en ai besoin. Je suis fatigué de vous deux. Deux espèces de vampires lunatiques et jamais satisfaits qui jouent aux fantômes dans notre propre demeure. Cela me déplaît.
« — Je suppose que nous pourrions peupler le monde de vampires, à nous trois, dit Claudia.
« — Tu supposes, hein? fit-il en souriant, avec une note de triomphe. Tu crois que tu saurais le faire? Je présume que Louis t’a dit comment on faisait, ou comment il pensait qu’on faisait? Mais tu n’en as pas le pouvoir. Ni toi ni lui.
« Ces mots semblèrent la troubler. Elle ne s’était pas attendue à cela. Doutant de devoir croire entièrement, elle étudiait son visage.
« — Et qu’est-ce qui vous a donné ce pouvoir? demanda-t-elle d’une voix douce et légèrement sarcastique.
« — Ma chère, c’est l’une des choses que tu pourrais bien toujours ignorer. Même l’enfer qui est le nôtre doit avoir son aristocratie.
« — Vous êtes un menteur, fit-elle dans un rire bref; puis, comme il posait de nouveau ses doigts sur les touches, elle ajouta : Mais vous bouleversez mes plans.
« — Tes plans?
« — Je suis venue faire la paix avec vous, même si vous êtes le roi des menteurs… Vous êtes mon père et je veux faire la paix avec mon père. Je veux que les choses redeviennent ce qu’elles étaient.
« C’était maintenant au tour de Lestat d’être incrédule. Il me jeta un coup d’œil, puis regarda Claudia.
« — Ça me paraît envisageable. Arrête seulement de me poser des questions, arrête de me suivre, arrête de fouiller la moindre ruelle dans l’espoir de trouver d’autres vampires! Il n’y a pas d’autres vampires! Et c’est ici que tu vis et que tu habites!
« D’avoir élevé ainsi la voix, il parut sur le moment pris de confusion.
« — Je m’occupe de toi, tu n’as besoin de rien, reprit-il.
« — Et vous, vous ne savez rien, c’est pourquoi vous détestez que je pose des questions. Tout cela est très clair. Alors, maintenant, faisons la paix, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. J’ai un cadeau pour vous.
« — J’espère que c’est une jolie femme dotée des appas que tu ne posséderas jamais, dit-il, la détaillant du regard des pieds à la tête.
« Le visage de Claudia changea d’expression, laissant apparaître une faille dans cette sorte de contrôle d’elle-même que je lui avais toujours connu. Mais, se reprenant, elle secoua la tête et de son petit bras rond attrapa Lestat par la manche.
« — Je parle sérieusement. J’en ai assez de discuter avec vous. L’enfer, c’est la haine, c’est vivre ensemble dans une haine éternelle. Nous ne sommes pas en enfer. Vous pouvez accepter mon cadeau ou non, cela m’est égal. Cela n’a pas d’importance. Mais il faut en finir. Avant que Louis, par dégoût, ne nous quitte tous les deux.
« Pour l’inciter à se lever du piano, elle rabattit le couvercle du clavier et fit pivoter Lestat sur son tabouret de manière qu’il puisse la suivre des yeux jusqu’à la porte du couloir.
« — Tu m’as l’air sérieuse. Cadeau! Qu’est-ce que tu veux dire par cadeau?
« — Vous n’avez pas assez bu, cela se voit à votre teint, à vos yeux. Vous n’avez jamais assez bu à cette heure-ci. Disons que je peux vous offrir un moment précieux… Laissez venir à moi les petits enfants…, murmura-t-elle avant de disparaître.
« Lestat me regarda. Je restai silencieux, comme drogué. Sur son visage, je lisais une curiosité mêlée de soupçons. Il suivit Claudia dans le couloir. Puis je l’entendis émettre un long gémissement qui exprimait parfaitement le mélange de la faim et du désir.
« Je suivis à mon tour, prenant mon temps, et le vis penché sur le canapé où deux petits garçons reposaient, nichés parmi les doux coussins de velours, dans ce total abandon au sommeil caractéristique des enfants. Lèvres roses entrouvertes, petit visage rond et velouté, peau moite et lumineuse; les boucles du plus brun des deux, mouillées, se collaient à son front. Je vis, du premier coup d’œil, à leurs vêtements pitoyables et identiques, que c’étaient des orphelins. Ils avaient fait un sort au repas qu’on leur avait servi dans notre plus beau service de porcelaine. La nappe était tachée du vin dont une petite bouteille, à demi pleine, était posée parmi les assiettes et les fourchettes graisseuses. Mais il y avait dans la pièce un parfum qui me déplaisait. Je m’approchai pour mieux voir les deux dormeurs et m’aperçus que leurs gorges étaient découvertes mais intactes. Lestat s’était agenouillé près du garçon brun, qui était de loin le plus beau des deux. On l’aurait facilement imaginé peint sur le dôme d’une cathédrale. N’ayant pas dépassé l’âge de sept ans, il possédait cette beauté parfaite et asexuée qui est le privilège des anges. Lestat caressa doucement de la main sa gorge pâle, toucha les lèvres soyeuses et laissa échapper un soupir à nouveau chargé de ce désir, de cette attente douce et douloureuse.
« — Oh! Claudia…, gémit-il. Tu t’es surpassée. Où les as-tu trouvés?
« Elle ne répondit pas. Elle avait reculé jusqu’à un fauteuil de couleur sombre et s’était adossée à deux grands oreillers, jambes étendues sur le coussin rebondi, chevilles pliées de telle manière qu’au lieu de la semelle de ses souliers blancs on voyait son cou-de-pied arrondi et les petites barrettes délicates et serrées de ses chaussures. Elle observait Lestat.
« — C’est le brandy qui les a enivrés, dit-elle. Il a suffi d’un dé à coudre! (Elle fit un geste en direction de la table.) J’ai pensé à vous quand je les ai vus… Je me suis dit… si je les partage avec lui, il finira bien par me pardonner.
« Flatté par ces paroles, il la regarda, puis s’approcha d’elle et attrapa la dentelle blanche à ses chevilles.
« — Ma petite chatte! murmura-t-il en étouffant un rire, comme pour ne pas éveiller les enfants promis à la mort.
« Il eut un geste séducteur et familier :
« — Viens t’asseoir près de celui-ci. Tu le prends, et moi je prends l’autre. Viens.
« Il l’embrassa comme elle passait pour se nicher près du petit garçon qu’il lui avait désigné, puis caressa les cheveux humides de celui qu’il s’était choisi et fit courir ses doigts sur les paupières rondes et sur la frange des cils. Enfin, de sa main entière, il massa doucement tout le visage de l’enfant, tempes, joues et mâchoire. Il n’avait plus conscience de ma présence ni de celle de Claudia; néanmoins, il retira sa main pour s’asseoir un instant, immobile, comme étourdi par son propre désir. Ses yeux, qu’il avait levés un moment vers le plafond, revinrent se poser sur le festin idéal. Lentement, il retourna sur le canapé la tête du jeune garçon dont les sourcils s’arquèrent brièvement et dont les lèvres laissèrent échapper un gémissement.
« Le regard de Claudia restait toujours fixé sur Lestat, bien que de sa main gauche elle eût commencé de déboutonner lentement la chemise de l’enfant qui reposait près d’elle, pour ensuite la glisser sous la pauvre étoffe et palper la chair nue. Lestat avait fait de même, mais soudain sa main, comme animée d’une vie indépendante, parut entraîner son bras sous la chemise de sa frêle victime, puis derrière son torse étroit dans une intime étreinte. Bras noué autour du petit corps, Lestat se laissa glisser depuis les coussins du divan et tomba à genoux sur le plancher en attirant à lui l’enfant, jusqu’à s’enfouir le visage dans le creux de son épaule. Ses lèvres coururent au long du cou, sur la poitrine et sur les boutons minuscules des seins. Puis, introduisant l’autre bras dans la chemise ouverte, de telle sorte que l’enfant fût tordu, impuissant, dans son étreinte, il plongea ses dents dans la gorge exposée. Dans une cascade de boucles folles, la tête du petit garçon se renversa en arrière; et, tandis que ses paupières frémissaient, mais restaient closes, il laissa de nouveau s’échapper un faible soupir. Dos voûté et rigide, Lestat se mit à aspirer goulûment le sang de l’enfant et à balancer son torse d’avant en arrière, entrainant dans ce mouvement le corps de sa victime, accompagnant chacun de ses lents balancements d’un long gémissement s’élevant et mourant en mesure. Soudain son corps tout entier se tendit et ses mains parurent chercher à repousser l’enfant, comme si celui-ci se fût agrippé de toutes ses forces à son bourreau. Mais Lestat resserra son étreinte et, se penchant lentement en avant, reposa le petit parmi les coussins, buvant toujours, mais plus doucement, sans presque faire de bruit.
« Enfin, écartant des deux mains l’enfant, il dégagea ses dents. Il resta un moment à genoux, rejetant la tête en arrière, de telle sorte que les boucles blondes de sa chevelure désordonnée se défirent. Puis, tout à coup, il tomba en un lent plongeon jusqu’à terre, roulant sur lui-même jusqu’à ce que son dos soit arrêté par l’un des pieds du divan.
« — Ah!… Mon Dieu! murmura-t-il, tête renversée, paupières mi-closes.
« A vue d’œil, le rouge lui montait aux joues, aux mains… L’une de ses mains reposait sur son genou plié; elle s’agita un instant, puis retomba, immobile.
« Claudia n’avait pas fait un mouvement. Tel un ange de Botticelli, elle reposait près de l’autre enfant ; ce dernier était indemne, tandis que le corps de son compagnon se flétrissait déjà, cou tordu comme une tige brisée, tête retombant lourdement dans un angle anormal, l’angle de la mort, sur l’oreiller.
« Mais quelque chose allait de travers. Lestat regardait le plafond. Sa langue dépassait entre ses dents, semblait chercher à s’échapper de sa bouche, à franchir la barrière des dents pour entrer au contact des lèvres. Il avait l’air pétrifié. Il sembla qu’il frissonnait, que ses épaules se convulsaient… puis se détendaient pesamment; cependant il n’avait pas fait un geste. Un voile était tombé sur ses yeux gris clair, toujours tournés vers le ciel. Puis un son sortit de sa gorge. Émergeant de l’ombre du couloir, je fis un pas en avant, mais Claudia siffla sur un mode aigu :
« — Recule!
« — Louis…, faisait le son qui sortait de la gorge de Lestat. Louis…, Louis…
« — Tu n’as pas aimé, Lestat? demanda-t-elle.
« — Il y a quelque chose qui ne va pas, jeta-t-il, suffoquant.
« Ses yeux s’élargirent comme si le seul fait de parler était pour lui un effort colossal. Il était incapable de bouger, je le voyais bien, totalement incapable.
« — Claudia! fit-il dans un nouveau halètement, tandis que ses yeux roulaient vers elle.
« — Tu n’aimes pas le goût du sang des enfants?… s’enquit-elle d’une voix douce.
« — Louis…, murmura-t-il, parvenant enfin, pour une seconde, à redresser sa tête, qui retomba aussitôt sur le divan. Louis, c’est… c’est de l’absinthe! Trop d’absinthe!… Elle les a empoisonnés à l’absinthe. Elle m’a empoisonné, Louis…
« Il tenta de lever la main. Je m’approchai, séparé de lui par la table.
« — Retourne! m’ordonna de nouveau Claudia.
« Elle se laissa glisser du divan et s’approcha de lui, scruta son visage du même regard aigu qu’il avait quelques instants plus tôt porté sur les enfants.
« — De l’absinthe, père, dit-elle, et du laudanum!
« — Démon! souilla-t-il. Louis…, portez-moi dans mon cercueil. (Il lutta pour se lever.) Portez-moi dans mon cercueil!
« Sa voix était rauque, presque inaudible. Sa main s’agita, s’éleva, retomba.
« — Je vais vous mettre moi-même dans votre cercueil, père, fit Claudia sur un ton consolateur. Je vais vous y mettre pour toujours.
« Sur ces mots, elle tira de derrière les coussins du divan un couteau de cuisine.
« — Claudia! Ne fais pas ça! criai-je.
« Mais elle me décocha un regard d’une violence insoupçonnée qui me paralysa et, devant mes yeux, elle lui ouvrit la gorge.
« Il poussa un cri aigu, glaçant.
« — Mon Dieu! hurla-t-il. Mon Dieu!
« Le sang coula sur le devant de sa chemise, sur son habit. Le flot qui ruisselait n’aurait jamais pu couler de la gorge d’un être humain. C’était tout le sang dont il s’était empli cette nuit-là qui s’épanchait, le sang de l’enfant et le sang qu’il avait bu avant de boire l’enfant. Il tourna la tête, se tordit, faisant béer la blessure bouillonnante. Claudia enfonçait maintenant la lame dans sa poitrine. Il piqua de l’avant, sa bouche largement ouverte découvrant ses canines, tandis que ses mains recherchaient convulsivement le couteau, tentaient de l’arracher en des gestes désordonnés sans réussir à affermir leur prise. A travers les mèches de cheveux qui retombaient sur ses yeux, son regard vint sur moi.
« — Louis! Louis!
« Il eut un nouveau hoquet et tomba, de flanc, sur le tapis. Claudia l’observait toujours. Le sang se répandait partout, comme de l’eau. Gémissant, il essayait de se lever, s’appuyant d’un bras sur le sol, l’autre étant coincé sous son buste. Brusquement, Claudia se jeta sur lui et, nouant ses deux bras autour de son cou, le mordit profondément, tandis qu’il se débattait.
« — Louis, Louis! hoquetait-il encore et encore, luttant désespérément pour se libérer d’elle.
« Mais elle le chevauchait comme un cheval rétif, tressautant sous les saccades et les ruades de ses épaules. Enfin, elle se dégagea et, se remettant sur ses pieds, s’éloigna de lui en portant la main à ses lèvres, le regard voilé. Puis ses yeux s’éclaircirent et je me détournai, pris de nausée et incapable de regarder davantage.
« — Louis! appela-t-elle.
« Mais pour toute réponse je secouai la tête. Pendant un moment, la maison tout entière me parut vaciller. Cependant, elle reprenait :
« — Louis, regarde ce qui lui arrive!
« Il avait cessé de bouger et se trouvait maintenant couché sur le dos. Son corps, tout entier, était en train de se racornir, de se dessécher; sa peau, épaisse, se ridait, si blanche que l’on voyait par transparence les veines les plus minuscules. Malgré mes hoquets de terreur, je ne pouvais détacher mes yeux du spectacle, tandis même que la forme des os commençait de se deviner sous la peau, que les lèvres se rétractaient et laissaient paraître les dents, que la chair de son nez se réduisait à deux trous béants. Ses yeux pourtant, inaltérés, portaient encore sur le plafond leur regard féroce, roulaient encore dans leurs orbites des iris sauvages, tandis que la chair se fendait sur les os, se réduisait à une enveloppe de parchemin, tandis que les vêtements s’affaissaient autour du squelette dépouillé qu’ils contenaient maintenant. Enfin, ses iris chavirèrent et le blanc de ses yeux s’obscurcit. La chose qui gisait à terre était maintenant immobile : une masse de boucles blondes, un habit, une paire de bottes luisantes — et cette horreur qui avait été Lestat, et que je fixais d’un regard impuissant.
— Un long moment, Claudia resta là, debout, immobile. Le sang imbibait le tapis, revêtait les motifs floraux d’une teinte sombre, engluait de noir les lattes du plancher, maculait sa robe, ses chaussures blanches, son menton. Elle s’essuya avec une serviette bouchonnée, frotta les taches indélébiles de sa robe, puis me dit :
« — Louis, il faut que tu m’aides à l’emmener d’ici!
« — Non! répondis-je, tournant le dos au cadavre qui gisait à ses pieds.
« — Es-tu fou, Louis ? On ne peut pas le laisser ici! Et les enfants! Il faut que tu m’aides! L’autre aussi est mort, à cause de l’absinthe! Louis!
« Elle avait raison, évidemment ; et pourtant ce qu’elle me demandait me paraissait impossible.
« Il lui fallut me pousser, m’obliger pratiquement à faire chacun des pas nécessaires. Nous nous aperçûmes que le poêle de la cuisine était resté chargé des os des deux femmes, la mère et la fille, qu’elle avait tuées — dangereux et stupide oubli. Aussi nettoya-t-elle le poêle des ossements et les mit-elle dans un sac qu’elle traîna jusqu’à la voiture, de l’autre côté de la cour. J’attelai les chevaux moi-même, après avoir intimé le silence au cocher assommé de boisson, et dirigeai le convoi funèbre à grande vitesse dans la direction du bayou Saint-Jean, vers les sombres marécages qui s’étendaient jusqu’au lac Pontchartrain. Claudia, assise près de moi, restait silencieuse tandis qu’à force de cravacher je dépassais les derniers portails, éclairés de lampes à gaz, des quelques maisons disséminées dans la campagne. La route, plus étroite, était maintenant creusée d’ornières et le marais nous enserrait de deux murs de cyprès et de ronces à l’apparence impénétrable. L’air se chargeait de puanteurs de fange, des chuchotements des bêtes nocturnes.
« Claudia avait enveloppé le corps de Lestat dans un drap avant même que j’aie pu le toucher; puis, à ma grande horreur, elle y avait parsemé les longs chrysanthèmes du vase du piano. Ainsi avait-il pris le parfum doux des funérailles lorsque je le sortis finalement de la voiture. C’était une chose presque sans poids, flasque comme un objet composé de cordes et de nœuds. Je le mis sur mon épaule et descendis dans l’eau sombre, qui fut bientôt assez haute pour emplir mes bottes, alors que mes pieds cherchaient leur chemin dans la vase. M’écartant de l’endroit où j’avais déposé les corps des deux enfants, je m’enfonçai de plus en plus loin dans le marais avec les restes de Lestat, sans bien savoir pourquoi. Enfin, quand je ne pus plus qu’à grand-peine apercevoir le ruban pâle de la route et un morceau de ciel qui montrait les dangereuses prémices de l’aurore, je laissai glisser dans l’eau son cadavre. Je restai là un instant, immobile et tremblant, à contempler la masse amorphe de drap blanc immergée sous la surface fangeuse. L’espèce d’engourdissement qui avait été mon refuge depuis que la voiture avait quitté la rue Royale menaça de se dissiper, laissant mon âme écorchée à vif et mes pensées m’obséder : « Ceci, c’est Lestat, métamorphose et mystère incarnés, mort maintenant, enseveli dans d’éternelles ténèbres… » Je sentis tout à coup un appel, une sorte de force qui me pressait de le rejoindre, de m’engloutir dans l’eau noire pour n’en jamais revenir. C’était si distinct, si fort, que par comparaison le son de la voix articulée ne semblait que murmure. Cela parlait sans l’aide d’aucun langage, cela disait : « Tu sais ce que tu dois faire. Descends dans cette eau obscure, abandonne, renonce! »
« Mais, juste à ce moment, j’entendis la voix de Claudia. Elle m’appelait par mon nom. Je me retournai et, à travers le lacis des ronces, je l’aperçus, lointaine et minuscule, petite flamme blanche sur la faible luminescence de la route.
« Ce matin-là, elle m’entoura de ses bras, pressa sa tête contre ma poitrine dans l’intimité du cercueil et me murmura qu’elle m’aimait et que nous étions maintenant à jamais libérés de Lestat.
« Louis, je t’aime! répéta-t-elle encore et encore, jusqu’à ce qu’avec le couvercle du cercueil vînt finalement l’obscurité qui miséricordieuse oblitère toute conscience.
« Lorsque je m’éveillai, elle était en train de fouiller les possessions de Lestat. Elle vidait les commodes de tout leur contenu, renversait les tiroirs sur les tapis, sortait de leurs armoires un à un ses habits, en retournait les poches, jetant au loin les pièces de monnaie, billets de théâtre et bouts de papier divers qu’elle y trouvait. Je l’observai, étonné, depuis l’embrasure de la porte de sa chambre. Le cercueil de Lestat était enseveli sous une pile d’écharpes et de pièces de tapisserie. J’eus l’impulsion de l’ouvrir. Je souhaitais l’y trouver.
« — Rien! jeta-t-elle finalement, l’air dégoûté, en fourrant les vêtements dans l’âtre. Rien qui puisse indiquer l’endroit d’où il vient et qui l’a fait vampire! Pas un indice!
« Elle me regarda, comme pour quêter ma sympathie. Je me détournai, incapable de soutenir son regard, et m’en allai dans cette chambre que je m’étais réservée pour moi seul, cette pièce remplie de mes livres personnels et de ceux des objets appartenant à ma mère et ma sœur que j’avais pu récupérer. Je m’assis sur le lit. Je l’entendis s’approcher de la porte, mais ne voulus pas la regarder.
« — Il méritait de mourir! dit-elle.
« — Alors, nous le méritons aussi. Tout autant. Chaque nuit de notre vie, répliquai-je. Laisse-moi.
« Il me semblait que, mon esprit n’étant que confusion informe, les mots que je proférais me tenaient lieu de pensée.
« — Je m’occuperai de toi parce que tu ne peux pas prendre soin de toi toute seule. Mais je ne veux plus de toi près de moi. Dors dans cette boîte que tu t’es achetée. Ne viens pas près de moi.
« — Je te l’avais dit que je le ferais, je te l’avais dit…, répondit-elle.
« Jamais sa voix n’avait sonné aussi fragile, aussi semblable à une petite clochette d’argent. Je levai les yeux sur elle, avec un sursaut dénué d’émotion. Son visage n’était plus son visage, c’était le masque agité d’une poupée comme on n’en aurait jamais moulé.
« — Louis, je te l’avais dit! répéta-t-elle, les lèvres tremblantes. C’est pour nous que je l’ai fait, pour que nous soyons libres!
« Je ne pouvais supporter sa vue. Sa beauté, son apparente innocence et cette terrible agitation. Je sortis de la chambre, la bousculant peut-être au passage, je ne sais plus. J’étais presque arrivé à la balustrade de l’escalier lorsque j’entendis un bruit étrange.
« De toutes nos années de vie commune je n’avais jamais entendu pareil son. Jamais depuis cette nuit, si longtemps auparavant, où je l’avais trouvée, enfant mortelle qui s’accrochait au cadavre de sa mère. Elle pleurait!
« Cela me fit rebrousser chemin contre mon gré. C’est que cela rendait un son si désespéré, si involontaire…, comme si elle n’avait pas cherché à se faire entendre ou, au contraire, comme s’il lui était égal d’être entendue du monde entier. Je la trouvai étendue sur mon lit, là où je m’asseyais souvent pour lire, les genoux repliés, toute secouée de sanglots. Leur son était terrible, plus sincère et plus déchirant que ses pleurs de mortelle n’avaient jamais été. Je m’assis lentement, doucement auprès d’elle et posai la main sur son épaule. Elle leva la tête, sursautant, ouvrant de grands yeux, la bouche tremblante. Son visage était maculé de larmes, des larmes teintées de sang dont ses yeux débordaient. Une faible touche de rouge colorait ses petites mains. Elle ne semblait pas en être consciente. Elle dégagea son front de ses cheveux. Son corps frémit sous l’effet d’un long sanglot, grave et implorant.
« — Louis…, si je te perds, je n’ai plus rien, murmura-t-elle. Je voudrais défaire ce que j’ai fait, pour que tu me reviennes… Mais je ne peux le défaire.
« Elle m’enserra de ses bras, se redressa pour sangloter sur mon cœur. Mes mains hésitaient à la toucher; puis soudain elles s’agitèrent sans que je puisse les contrôler, l’enveloppèrent, la serrèrent, caressèrent ses cheveux.
« — Je ne peux pas vivre sans toi…, chuchota-t-elle. Je préférerais mourir plutôt que de vivre sans toi. Je préférerais mourir de la même façon qu’il est mort. Je ne peux supporter que tu me regardes comme tu l’as fait. Je ne peux supporter que tu ne m’aimes pas!
« Ses sanglots se firent plus violents, plus amers, tant que je finis par me pencher pour embrasser la peau douce de son cou et de ses joues. Des pêches. Des pêches d’un bosquet enchanté où les fruits ne tombent jamais des branches. Où les fleurs ne se flétrissent ni ne meurent.
« — C’est bien, ma chérie…, lui dis-je. C’est bien, mon amour…
« Je la berçai lentement, tendrement dans mes bras, jusqu’à ce qu’elle s’assoupisse en murmurant que nous allions être heureux, éternellement, libres à tout jamais de Lestat, et que la grande aventure de nos vies commençait.
— La grande aventure de nos vies. Qu’est-ce que cela signifie de mourir quand vous pouvez vivre jusqu’à la fin du monde? Et qu’est-ce que la « fin du monde » sinon une simple expression, car qui sait ce qu’est le monde lui-même? J’avais maintenant vécu en deux siècles différents et vu les illusions de l’un complètement ruinées par l’autre. J’avais vécu, éternellement jeune, éternellement ancien, désabusé. Une horloge d’argent qui tictaquait dans le vide : cadran décoré, aiguilles délicatement sculptées que personne ne regardait, illuminés par une lumière qui n’était pas lumière, lumière semblable à celle par laquelle Dieu fit le monde avant d’avoir créé la lumière. Tictac, tictac, tictac précis de l’horloge, dans une pièce aussi vaste que l’univers…
« Je marchais de nouveau à travers rues; Claudia était allée son chemin pour tuer, et le parfum de sa chevelure et de sa robe s’attardait sur le bout de mes doigts, sur mon habit. Mes yeux me précédaient, loin devant moi, comme le pâle rayon d’une lanterne. J’étais devant la cathédrale. Qu’est-ce que cela signifie de mourir quand vous pouvez vivre jusqu’à la fin du monde ? Je pensais à la mort de mon frère, à l’encens et au chapelet. J’eus le désir soudain de me retrouver dans cette chapelle ardente, en train d’écouter les voix des femmes s’élever et retomber au rythme des Ave, d’écouter le cliquetis des grains des rosaires, de respirer l’odeur de la cire. Je me rappelais les pleurs. C’était tangible, comme si ce fût hier. Il n’y avait qu’une porte à pousser… Je me vis descendre à grands pas un couloir et l’entrouvrir doucement…
« La grande façade de la cathédrale s’élevait comme une masse obscure en face du square, mais le portail était ouvert et permettait d’apercevoir une lumière douce et tremblotante à l’intérieur. C’était samedi soir, tôt, et les gens allaient se confesser pour communier à la messe du dimanche. Les cierges brûlaient d’une flamme sourde dans les chandeliers. A l’extrémité de la nef, l’autel émergeait vaguement de l’ombre, chargé de fleurs blanches. C’était à la vieille église qui s’élevait autrefois à cet endroit que l’on avait amené mon frère pour la dernière cérémonie avant le cimetière. Je me rendis soudain compte que je n’étais jamais revenu ici depuis, que pas une seule fois je n’avais gravi ces degrés de pierre, traversé ce porche et franchi ces portes ouvertes.
« Je n’avais pas peur. Tout au plus, peut-être, désirais-je que quelque chose se produise, que les pierres tremblent au moment où je m’engloutirais dans l’ombre de la nef et où j’apercevrais, au loin sur l’autel, le tabernacle. Je me rappelais maintenant être passé ici un soir où les vitraux brillaient de lumière et où l’écho des cantiques se déversait dans Jackson Square. J’avais hésité cette fois-là, me demandant s’il y avait pas quelque secret que Lestat m’aurait caché, s’il n’était point dangereux pour mon existence d’y entrer. J’en avais eu envie, mais avais chassé l’idée de mon esprit et m’étais arraché la fascination du portail grand ouvert et de la foule qui s’unissait en une seule voix. J’avais quelque chose pour Claudia, une poupée de mariée que j’avais prise à la devanture sombre d’une boutique de jouets et placée dans une grande boîte, avec du papier cristal et des rubans. Une poupée pour Claudia. Je me rappelais m’être enfui à grands pas, poursuivi par les vibrations lourdes de l’orgue, mes pupilles rétrécies par la clarté des cierges.
« Je songeais donc à cet instant passé, à cette peur en moi à la seule vue de l’autel, au son du Pange Lingua. Et j’étais toujours obsédé par la pensée persistante de mon frère. Je voyais le cercueil remonter la nef, suivi du cortège funéraire. Je n’avais pas peur, cette fois. Comme je le disais, je crois que tout au plus je ressentais l’envie d’avoir peur, de trouver une raison d’avoir peur tandis que je m’avançais lentement au long des sombres parois de pierre. Bien que ce fût l’été, l’air était frais et humide. La poupée de Claudia me revint à l’esprit. Où était-elle? Pendant des années, Claudia avait joué avec cette poupée. Je me vis tout à coup en train de la chercher, comme en un cauchemar, un de ces cauchemars où l’on cherche désespérément un objet insaisissable qui s’enfuit à mesure, où l’on se heurte à des portes qui ne veulent pas s’ouvrir ou à des tiroirs qui ne veulent pas se fermer, où l’on se débat sans cesse contre des choses sans signification, sans savoir le but d’efforts aussi vains. Pourquoi l’évocation soudaine d’un châle jeté sur une chaise distillait-elle l’horreur dans mon esprit ?
« J’étais dans la cathédrale. Une femme sortit du confessionnal et dépassa la longue file de ceux qui attendaient. L’homme qui aurait dû y entrer à son tour ne bougeait pas; mes yeux, alertes même dans l’état de faiblesse où je me trouvais, notèrent le fait. Je me tournai pour le regarder. Il m’observait. Je fis vivement demi-tour, l’entendis entrer dans le confessionnal et en fermer la porte. Je remontai le bas-côté jusqu’en haut de l’église et, plus par épuisement que par conviction, allai m’asseoir sur un banc vide. Par l’effet d’une vieille habitude, j’avais failli faire une génuflexion. Mon âme me semblait aussi confuse et torturée que celle d’un humain. Je fermai les yeux un moment et tentai de bannir toute pensée. « Écoute et regarde », me dis-je. Grâce à cet effort de volonté mes sens purent émerger de la tourmente. Tout autour de moi dans l’ombre, il y avait le murmure des prières, les menus cliquètements des grains de chapelet; le doux soupir de la femme qui venait de s’agenouiller devant la Douzième Station; l’odeur des rats s’élevait au-dessus de la mer des bancs de bois. Il y en avait un qui bougeait, quelque-part près de l’autel principal, un autre dans le grand autel latéral en bois sculpté consacré à la Vierge Marie. Les chandeliers d’or brillaient sur l’autel; une riche fleur blanche de chrysanthème s’inclina soudain sur sa tige; sur les pétales serrés luisaient de petites gouttes d’eau ; une odeur sure émanait des vases, des autels et des autels latéraux, des statues de la Vierge, du Christ et des saints. Leurs profils sans vie, leurs yeux fixes, leurs mains vides, leurs plis pétrifiés m’hypnotisèrent tout à coup. Puis mon corps fut pris d’une convulsion si violente que je plongeai en avant, me retenant d’une main au banc de devant. C’était un cimetière de formes mortes, d’effigies funéraires et d’anges de pierre. Relevant la tête, je me vis, de la façon la plus tangible, en train de gravir les marches de l’autel, d’ouvrir le petit tabernacle sacro-saint, d’atteindre de mes mains monstrueuses le ciboire consacré, de prendre le Corps du Christ et de semer sur le tapis ses blanches hosties. Puis de marcher sur l’aliment sacré, de long en large devant l’autel, afin de donner la sainte communion à la poussière. Je me levai et restai debout, entre les bancs, à contempler cette vision. J’en savais parfaitement le sens.
« Dieu n’habitait pas cette église ; ces statues ne donnaient qu’une image du néant. Il n’y avait, en cette cathédrale, d’autre présence surnaturelle que la mienne. J’étais la seule chose immortelle et consciente sous ce toit! Solitude! Solitude à sombrer dans la folie. Dans ma vision, la cathédrale s’écroula; les saints tanguèrent et s’effondrèrent. Les rats, nichés sur les rebords de pierre, mangeaient la sainte eucharistie. L’un d’eux, rat solitaire à l’énorme queue, pour mieux ronger la nappe pourrie de l’autel, la tira à lui, si bien que les chandeliers tombèrent et roulèrent sur les pierres gluantes. J’étais toujours debout. Indemne. Vivant… Tout à coup j’attrapai la main de plâtre de la Vierge et, la voyant se détacher du bras, l’écrasai dans ma paume, la réduisant en poudre par la seule pression de mon pouce.
« Puis, soudain, à travers les ruines, par le portail ouvert au-delà duquel en toutes directions ne s’étendait qu’un désert — le grand fleuve lui-même gelé et incrusté de carcasses de bateaux morts — à travers ces ruines venant maintenant une procession funéraire, un cortège d’hommes et de femmes, pâles, blancs, monstres aux yeux luisants, aux vêtements noirs et flottants. Le cercueil grondait sur ses roues de bois, et tandis que les rats couraient sur le marbre brisé, émietté, la procession continuait d’avancer, si proche maintenant que j’y pouvais apercevoir Claudia, dont le regard se cachait derrière un fin voile noir, serrant dans l’une de ses mains gantées un livre de messe noir, l’autre posée sur le cercueil qui roulait à son côté. Et voici qu’à ma plus grande horreur je distinguai dans le cercueil, sous un couvercle en verre, le squelette de Lestat, dont la peau ridée se confondait désormais à la texture même de ses os, dont les yeux n’étaient plus qu’orbites, dont la chevelure blonde s’épanchait sur le satin blanc.
« Le cortège s’immobilisa, se disloqua; les bancs poussiéreux se peuplèrent sans un bruit. Claudia ouvrit son livre et releva le voile noir qui couvrait son visage, les yeux fixés sur moi tandis que son doigt se posait sur la page.
« — Et maintenant, sois maudit de la terre, murmura-t-elle, soit maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre… et si quiconque te tuait sept fois ton frère serait vengé…
« Je criai, hurlai à son adresse, et mon cri émergeait des profondeurs de mon être, comme les vagues d’une force énorme et obscure qui, s’échappant de ma bouche, faisait malgré moi tournoyer mon corps. Un soupir terrible s’éleva de l’assistance, un chœur qui s’amplifia encore lorsque je me retournai. M’entourant de toutes parts, ils me poussèrent dans l’allée centrale jusqu’aux flancs mêmes du cercueil; pour retrouver mon équilibre, je dus pivoter sur moi-même et m’y appuyer des deux mains, découvrant alors que le cercueil ne contenait plus les restes de Lestat, mais le corps de mon frère mortel. Un calme s’abattit, comme si un voile les eût tous ensevelis et eût dissout leurs formes sous ses plis de silence. C’était là mon frère, blond, jeune et doux comme de son vivant, aussi réel et tiède qu’autrefois — il y avait si longtemps…, si longtemps que de moi-même je n’aurais jamais pu me le rappeler ainsi, tant il était là si parfaitement recréé, recréé dans le moindre des détails. Ses cheveux blonds brossés en arrière qui dégageaient le front, ses yeux fermés dans l’apparence du sommeil, ses doigts lisses qui enserraient le crucifix posé sur son sein, ses lèvres si roses et si soyeuses que je n’osais les toucher et à peine les regarder. Comme je tendais la main pour seulement éprouver la douceur de sa peau, la vision disparut.
« J’étais calmement assis dans la cathédrale du samedi soir; l’odeur des cierges s’épaississait dans l’air immobile, la femme du chemin de croix était partie et l’ombre gagnait — derrière moi, devant moi et maintenant au-dessus de moi. Un jeune homme apparut, revêtu de la soutane noire des frères lais. Muni d’un long éteignoir monté sur une perche dorée, il en posait le petit cône terminal sur chaque bougie, l’une après l’autre. J’étais dans un état de stupeur. Il me jeta un coup d’œil, puis regarda ailleurs, comme pour ne pas déranger un homme plongé dans une prière profonde. Cependant, tandis qu’il se dirigeait vers un autre chandelier, je sentis une main se poser sur mon épaule.
« Que deux humains puissent passer si près de moi sans que je les entende, sans même que je m’en soucie, déclencha quelque part en moi un signal d’alarme. Mais cela m’était égal. Je relevai les yeux et vis un prêtre aux cheveux gris.
« — Vous désirez vous confesser? me demanda-t-il. J’allais fermer l’église.
« Il plissa les yeux derrière ses lunettes épaisses. Il n’y avait d’autre lumière maintenant que celle des rangées de petites bougies encloses dans les verres rouges qui brûlaient devant les statues des saints. Les ténèbres avaient englouti les hautes voûtes.
« — Vous avez des ennuis, n’est-ce pas? Puis-je vous aider?
« — C’est trop tard, c’est trop tard, lui chuchotai-je, me levant pour partir.
« Il fit un pas en arrière, sans avoir rien remarqué apparemment d’inquiétant dans mon allure, et me dit gentiment, pour me redonner confiance :
« — Non, ce n’est jamais trop tard. Voulez-vous venir dans le confessionnal?
« L’espace d’un instant, je ne pus que le regarder fixement. J’eus envie de sourire. Puis l’idée me vint d’accepter. Mais tout en le suivant au long de l’allée, jusqu’au bas de l’église, je me rendis compte que ma conduite n’avait aucun sens. C’était pure folie. Je m’agenouillai néanmoins dans le petit cabinet de bois, posant mes deux mains sur le prie-Dieu, tandis que le prêtre s’asseyait dans son compartiment et faisait glisser le panneau coulissant, me dévoilant ainsi le faible contour de son profil. Je regardai un instant, puis me décidai enfin à parler, tout en faisant le signe de croix :
« — Bénissez-moi, mon père, car j’ai péché, péché si souvent et depuis si longtemps que je ne sais comment confesser devant Dieu ce que j’ai fait.
« — Mon fils, Dieu a des réserves infinies de pardon, murmura-t-il. Parlez-Lui du mieux que vous le pourrez, parlez-Lui avec votre cœur.
« — J’ai tué, mon père. J’ai commis meurtre après meurtre. La femme qui est morte il y a deux nuits dans Jackson Square, c’est moi qui l’ai tuée, et j’en ai tué des milliers d’autres avant elle, une ou deux victimes chaque nuit, mon père, depuis soixante-dix ans. J’ai parcouru les rues de La Nouvelle-Orléans, fauchant les vies humaines comme la mort en personne, pour en nourrir ma propre existence. Je ne suis pas un mortel, mon père, je suis immortel et damné, comme les anges que Dieu précipita en enfer. Je suis un vampire.
« Le prêtre se tourna vers moi.
« — Qu’est-ce que cela? Votre passe-temps favori? Une bonne plaisanterie ? Vous prenez avantage de ma vieillesse! dit-il, refermant le panneau de bois d’un coup sec.
« J’ouvris aussitôt la porte de mon compartiment et sortis. Il était déjà debout devant le confessionnal.
« — Jeune homme, avez-vous aucune crainte de Dieu? Savez-vous ce qu’est un sacrilège?
« Il m’observa derrière ses lunettes. Je m’approchai de lui, lentement, très lentement. Il se contenta d’abord de soutenir son regard courroucé, puis, troublé, fit un pas en arrière. L’église était vide, creuse, noire ; le sacristain était parti et seule une lumière fantomatique provenait des cierges posés sur les autels lointains. Ils dessinaient autour de son visage et de sa tête grise une couronne de filaments doux et dorés.
« — Alors, il n’existe pas de miséricorde! m’écriai-je.
« Et, d’un mouvement soudain, je l’attrapai par les épaules, l’immobilisant dans mon étreinte surnaturelle, et rapprochai son visage tout près du mien. Sa bouche s’ouvrit en une expression d’horreur.
« — Voyez-vous ce que je suis? Pourquoi, s’il est un Dieu, souffre-t-Il que j’existe? Et vous parlez de sacrilège!
« Il enfonça ses ongles dans mes mains, pour essayer de se libérer. Son missel tomba à terre, tandis que son chapelet cliquetait dans les plis de sa soutane. Il aurait pu aussi bien tenter de lutter avec les statues des saints, eussent-elles été douées de mouvement. Je retroussai les lèvres pour lui découvrir mes terribles canines.
« — Pourquoi souffre-t-Il que j’existe! répétai-je.
« Son visage, empreint de peur, de mépris, de rage, me rendit furieux. J’y revis toute la haine que j’avais lue en Babette. Pris d’une panique mortelle, il siffla :
« — Laisse-moi aller! Démon!
« Je le libérai et le vis avec une sinistre fascination remonter l’allée centrale, titubant comme s’il se frayait un chemin dans la neige. En un instant je l’eus rejoint et enveloppé de mes bras déployés, le plongeant dans l’obscurité de ma cape tandis que ses jambes continuaient de se débattre. Il m’accabla de malédictions, appelant Dieu à son secours. L’immobilisant sur les marches de la balustrade où l’on donne la communion, je le forçai à me faire face et plongeai les dents dans son cou.
Le vampire s’arrêta.
Peu de temps auparavant, le jeune homme avait failli allumer une cigarette. Il se tenait maintenant aussi immobile qu’un mannequin dans une vitrine, les yeux fixés sur le vampire, l’allumette dans une main, la cigarette dans l’autre. Le vampire contemplait le plancher. Soudain, se retournant, il prit de la main du jeune homme la boîte d’allumettes, frotta l’allumette et la lui tendit. Le jeune homme inclina la tête pour approcher la cigarette de la flamme, aspira et recracha presque aussitôt la fumée. Puis, se saisissant de la bouteille et la décapsulant, il but une profonde gorgée, sans quitter des yeux le vampire.
Patient, il attendit que son interlocuteur fût disposé à reprendre son récit.
— Je n’avais aucun souvenir de mon enfance en Europe, ni même du voyage en Amérique. D’être né là-bas ne représentait pour moi qu’une idée abstraite. Pourtant, cette idée avait sur moi une emprise aussi forte que celle que la France peut avoir sur un colon d’origine française. Je parlais français, lisais des livres français; je me rappelais avoir attendu les nouvelles de la Révolution et lu dans les journaux de Paris les comptes rendus des victoires de Napoléon. Je me rappelle ma colère lorsqu’il vendit la Louisiane aux États-Unis. Je ne sais pas combien de temps vécut le Français mortel en moi. A cette époque, il avait déjà disparu, mais il y avait en moi ce grand désir de voir l’Europe, de la connaître — désir qui ne naît pas seulement du fait d’avoir lu littérature et philosophie, mais surtout du sentiment d’avoir été façonné par l’Europe plus profondément, plus intensément que le reste des Américains. J’étais un créole qui voulait voir le pays où tout avait commencé.
« C’est vers cela que je tournais maintenant mes pensées. Je me mis à débarrasser mes coffres et mes armoires de tout ce qui ne m’était pas essentiel. En vérité, très peu m’était réellement utile, et la plus grande partie en pourrait rester dans ma maison de La Nouvelle-Orléans, où j’étais certain de retourner un jour ou l’autre, si ce n’était que pour déménager dans une demeure semblable et recommencer une nouvelle vie ailleurs en ville. Je ne pouvais concevoir de partir pour toujours. Je ne le voulais pas. Mais mon cœur et mes pensées restaient dirigés vers l’Europe.
« Pour la première fois, l’idée s’imposa en moi que je pouvais voir le monde entier si je voulais. Que, comme le disait Claudia, j’étais libre.
« Dans l’entre-temps, elle avait fait son plan. Son idée arrêtée était que nous devions d’abord aller en Europe centrale, qui semblait la terre d’élection des vampires. Elle était certaine que nous pourrions y trouver quelque chose qui pourrait nous renseigner, nous expliquer notre origine. Mais elle paraissait désirer plus que des réponses : elle voulait communier avec ses semblables. C’est un mot qu’elle répétait et répétait : « Mes semblables », avec une intonation différente de celle que j’aurais pu avoir. Elle me faisait sentir le gouffre qui nous séparait. Dans nos premières années de vie commune, je l’avais crue pareille à Lestat, qui lui avait infusé son instinct au meurtre, bien qu’en toutes autres choses elle partageât mes goûts. Maintenant, je savais qu’elle était moins humaine qu’aucun de nous deux, moins humaine que nous n’aurions jamais pu l’imaginer. Rien ne la rattachait au genre humain. Cela expliquait peut-être pourquoi — en dépit de tout ce que j’avais fait, ou omis de faire — elle s’accrochait à moi. Je n’étais pas son semblable. Mais j’en étais la chose la plus approchante.
— Mais n’aurait-il pas été possible, demanda soudain le jeune homme, de l’instruire des chemins du cœur humain de la même façon que vous l’aviez instruite dans tous les autres domaines?
— Pour quel bénéfice? répondit sans détour le vampire. Pour qu’elle souffre comme moi? Oh! je vous accorde que j’aurais dû lui enseigner quelques principes qui auraient pu triompher de son désir de tuer Lestat. Oui, pour mon propre salut, j’aurais dû… Mais, voyez-vous, je ne croyais plus à rien. Une fois déchu de l’état de grâce, j’avais perdu la foi en tout.
Le jeune homme hocha la tête.
— Je ne voulais pas vous interrompre. Vous alliez dire autre chose.
— Seulement qu’en tournant mes pensées vers l’Europe il m’était possible d’oublier la fin horrible de Lestat. Penser à d’autres vampires m’aidait aussi. Ce n’était pas par cynisme que j’avais évoqué l’existence de Dieu. J’étais réellement privé de sa présence, à dériver ainsi, créature surnaturelle, à travers le monde naturel.
« Mais nous eûmes d’autres ennuis avant de partir pour l’Europe. Des ennuis sérieux, en fait, qui commencèrent avec le musicien. Il était venu à la maison en mon absence, le soir où j’étais entré dans la cathédrale, et devait revenir le soir suivant. Ayant renvoyé les domestiques, je descendis moi-même lui ouvrir. Je ne pus éviter de sursauter à sa vue.
« Il était beaucoup plus mince que dans mon souvenir et son visage, très pâle, luisait d’un éclat humide qui suggérait la fièvre. Il était parfaitement pitoyable. Quand je lui dis que Lestat était parti, il refusa tout d’abord de le croire et se mit à répéter avec insistance qu’il lui aurait laissé quelque chose, un message. Puis il s’éloigna, remonta la rue Royale en parlant tout seul, sans prendre garde aux passants. Je le rattrapai sous un réverbère.
« — Oui, il vous a laissé quelque chose, dis-je, me fouillant rapidement pour trouver mon portefeuille.
« Je ne savais pas combien il contenait, mais j’avais décidé de tout lui donner. Il y avait en fait plusieurs centaines de dollars, que je lui mis dans la main. Ses mains étaient si minces qu’on voyait, à travers leur peau moite, pulser les veines bleues. Il montrait maintenant tous les signes de l’exultation, et je saisis aussitôt que la raison n’en tenait pas simplement à l’argent offert.
« — Alors, il vous a parlé de moi, il vous a dit de me donner cela! me dit-il, tenant les billets comme s’il se fût agi d’une relique. Il a sûrement dû vous dire autre chose!
« Il me regardait de ses yeux exorbités, torturés. Je ne lui répondis. pas aussitôt, car je venais d’apercevoir les traces de piqûres dans son cou. Deux marques semblables à des écorchures, à droite, juste au-dessus du col sale. L’argent claquait au vent dans sa main ; il avait oublié la circulation du soir, les gens qui se pressaient autour de nous.
« — Rangez-le, murmurai-je. Oui, il a parlé de vous, il a dit qu’il était important que vous continuiez votre musique.
« Il me regardait comme s’il avait attendu autre chose.
« — Oui? C’est tout? demanda-t-il.
« Je ne savais que lui dire. J’aurais fait n’importe quoi pour lui donner quelque réconfort — pour le tenir à distance également. Il était pour moi douloureux de parler de Lestat, et les mots s’évaporaient avant d’avoir franchi mes lèvres. Par ailleurs, les traces de piqûres me faisaient m’interroger. Je ne comprenais pas. Je finis par raconter n’importe quoi — que Lestat lui adressait ses meilleurs vœux, qu’il avait pris un bateau à vapeur jusqu’à Saint Louis, qu’il allait revenir, que la guerre était imminente et qu’il avait des affaires à régler là-bas… Le jeune homme buvait avidement chacun de mes mots, mais semblait toujours attendre autre chose. Tremblant, le front ruisselant de sueur, il me pressait de continuer, mais soudain, se mordant violemment la lèvre, il s’écria :
« — Mais pourquoi est-il parti ?
« C’était comme si mon discours n’avait servi de rien.
« — De quoi s’agit-il? lui demandai-je. Qu’avait-il à vous offrir dont vous ayez tellement besoin? Je suis sur qu’il voudrait que je…
« — Il était mon ami! répondit-il en se tournant vers moi brutalement, sa voix se brisant sous l’effet d’une violence réprimée.
« — Vous n’êtes pas bien, lui dis-je. Vous avez besoin de repos. Il y a quelque chose… — je le lui montrai du doigt, attentif au moindre de ses mouvements — sur votre gorge.
« Il ne savait même pas de quoi je voulais parler. Ses doigts cherchèrent l’endroit, le trouvèrent, le frottèrent.
« — Quelle importance? Je ne sais pas ce que c’est… Des insectes… il y en a partout. (Il se détourna.) N’a-t-il rien dit d’autre?
« Je le regardai longtemps remonter la rue Royale; la foule s’ouvrait devant lui pour livrer passage à sa silhouette maigre et hagarde, vêtue d’un noir passé.
« Je parlai aussitôt à Claudia des blessures de sa gorge.
« C’était notre dernière nuit à La Nouvelle-Orléans. Nous devions monter à bord du navire le lendemain, juste avant minuit, pour partir tôt dans la matinée. Nous avions décidé de sortir ensemble. Elle commençait à paraître anxieuse, et sur son visage il y avait même une certaine tristesse, qui avait survécu à sa crise de larmes.
« — Que peuvent vouloir dire ces marques? demanda-t-elle. Qu’il buvait le sang du musicien quand il dormait, ou que celui-ci le lui permettait ? Je n’arrive pas à imaginer…
« — Oui, ce doit être cela, répondis-je.
« Mais j’étais incertain. Je me rappelai cette remarque de Lestat, qu’il connaissait un garçon qui aurait fait un bien meilleur vampire que Claudia. Avait-il vraiment pensé créer un nouveau membre de notre espèce ?
« — Cela n’a plus d’importance, Louis, me rappela-t-elle.
« Nous devions faire nos adieux à La Nouvelle-Orléans. Nous nous écartâmes des foules de la rue Royale. J’observais tout ce qui m’entourait avec la plus grande acuité, refusant de penser que c’était la dernière nuit.
« La vieille ville française avait presque entièrement brûlé, longtemps auparavant, et l’architecture à cette époque était ce qu’elle est encore maintenant, de style espagnol; c’est ainsi que, marchant lentement par des rues si étroites que les cabriolets ne pouvaient s’y croiser, nous longions murs blanchis à la chaux et grands portails qui laissaient entrevoir les paradis des patios éclairés de lanternes, patios semblables à notre propre cour, si ce n’est que chacun d’entre eux paraissait receler tant de promesses, tant de sensualité mystérieuse… De grands bananiers caressaient les péristyles des cours intérieures, des masses de fougères et de fleurs encombraient les passages. Au-dessus, dans le noir, on voyait des silhouettes assises aux balcons, dos aux portes ouvertes; à peine entendait-on leurs voix étouffées et le froufroutement des éventails par-dessus le doux souffle de la brise du fleuve. Et sur les murs poussaient si drues la glycine et la passiflore que nous les frôlions au passage, nous arrêtant parfois pour cueillir une rose luminescente ou une vrille de chèvrefeuille. A travers les hautes fenêtres nous apercevions le jeu de la lumière des bougies sur les riches moulures de plâtre des plafonds et souvent l’auréole brillante d’un chandelier de cristal. Parfois apparaissait aux balustrades une figure féminine en tenue de soirée, la gorge brillante de pierreries, dont le parfum ajoutait la note évanescente d’une riche épice à l’odeur des fleurs qui flottait dans l’atmosphère.
« Nous avions nos rues favorites, nos jardins, nos coins, mais insensiblement nous avions atteint la limite de la vieille ville et la lisière des marais. D’innombrables voitures nous croisaient, entrant en ville par Bayou Road et se dirigeant vers le théâtre ou l’Opéra. Maintenant, les lumières de la ville brillaient derrière nous, et ses parfums mêlés se perdaient dans l’épaisse odeur de pourriture du marécage. La seule vue des grands arbres frissonnants, au tronc couvert de mousse, me rendait malade. Cela m’évoquait Lestat, dont le cadavre obsédait mes pensées comme autrefois le corps de mon frère. Je le voyais s’engloutir profondément parmi les racines des cyprès et des chênes, hideuse forme racornie enveloppée d’un drap blanc. Je me demandais si les créatures nocturnes évitaient, par instinct, l’objet maléfique, desséché et craquelé, ou si au contraire elles s’agglutinaient tout autour dans l’eau putride pour arracher des os sa vieille chair momifiée.
« Je tournai le dos au marais, afin de revenir au giron de la vieille ville, et sentis la douce pression de la main de Claudia qui me réconfortait. De toutes les fleurs qu’elle avait cueillies aux murs des jardins, elle avait confectionné un bouquet qu’elle écrasait contre son sein, sur sa robe jaune, le visage enfoui dans son parfum. Elle me dit, dans un chuchotement si faible que je dus pencher vers elle mon oreille :
« — Louis, tu es troublé. Tu sais le remède. Laisse la chair…, laisse la chair instruire l’esprit.
« Elle lâcha ma main, et je la regardai s’éloigner. Elle se retourna pour murmurer encore le même conseil : « Oublie-le. Laisse la chair instruire l’esprit… » Cela me ramena à ce livre de poèmes que j’avais eu en main lorsque pour la première fois elle m’avait dit ces mots, et je revis la strophe imprimée sur la place :
Rouges étaient ses lèvres, libre son allure,
Aussi jaune que l’or était sa chevelure
Et sa peau de la lèpre avait l’éclat blafard.
Elle était la Mort Vivante des cauchemars,
Qui glace dans leurs veines le sang des mortels.
« Elle me sourit du coin de la rue, au loin, petit morceau de soie jaune qui se découpa un court moment sur l’ombre envahissante, puis disparut. Ma compagne, ma compagne pour l’éternité.
« Je tournai dans la rue Dumaine, dépassant à grands pas les fenêtres obscures. Une lampe mourut très lentement derrière un épais rideau de dentelles; l’ombre projetée de leur dessin sur la brique se dilata, s’affaiblit, puis se confondit aux ténèbres. Je continuai ma route, et arrivai dans le voisinage de la maison de Mme Le Clair; j’entendis, faibles mais perçants, des violons qui jouaient dans le salon du haut et les rires métalliques des invités. Je m’arrêtai, dans l’ombre, du côté opposé de la rue et regardai les pièces éclairées; l’un des invités allait de fenêtre en fenêtre, tenant un verre de vin d’un jaune pâle ; il avait l’air de chercher le meilleur point de vue pour regarder la lune. Sans doute le trouva-t-il à la dernière fenêtre, où il s’arrêta, posant la main sur le sombre rideau.
« En face de moi, une porte, dans le mur de brique, s’ouvrait sur un passage dont l’extrémité était éclairée. Je traversai silencieusement la rue et, le portail franchi, respirai les arômes puissants que la cuisine distillait dans l’air — l’odeur légèrement nauséeuse de la viande qui cuit. Je m’introduisis dans le passage. Quelqu’un venait de traverser rapidement la cour et de fermer une des portes de derrière. J’aperçus alors une autre silhouette. Près du fourneau de la cuisine se tenait une mince femme noire. Ses cheveux formaient une tresse tout autour de la tête et ses traits délicatement ciselés luisaient à la lumière comme une figure de diorite. Elle remuait la mixture contenue dans la marmite. Je reconnus le parfum sucré des épices et la verte fraîcheur du laurier et de la marjolaine; puis, comme une vague, déferla l’horrible odeur de la viande qui cuisait, du sang et de la chair qui se décomposaient dans le liquide bouillant. Je m’approchai et la vis poser sa longue cuillère de fer, puis mettre les mains sur ses hanches généreuses, mais finement profilées jusqu’à la taille étroite dont le ruban blanc de son tablier soulignait la finesse. La marmite écumait et crachait par-dessus bord, sur les charbons ardents, le bouillon qu’elle contenait. L’odeur sombre de la femme me parvint, le parfum épicé de sa peau noire, qui triomphaient de l’étrange mixture qui cuisait et me mettaient au supplice. J’approchai encore et m’adossai à un mur recouvert de végétation. Là-haut, les violons grêles entonnèrent une valse et les couples des danseurs firent gémir le plancher. L’odeur du jasmin qui poussait sur le mur m’inondait, puis refluait comme la mer se retire de la plage nettoyée par ses flots. Le parfum salé de la femme me saisit de nouveau. Elle s’approcha de la porte de la cuisine, inclinant gracieusement son long cou noir tandis qu’elle fouillait des yeux la zone d’ombre qui s’étendait sous les fenêtres éclairées.
« Monsieur[3] ! dit-elle en s’avançant dans le rayon de lumière jaune qui tomba sur ses larges seins ronds, sur ses longs bras soyeux et lustrés, puis sur la froide beauté de son visage. Vous venez pour la réception, monsieur? La réception, c’est en haut…
« Non, ma chère, je ne viens pas pour la réception, dis-je, sortant de l’ombre, c’est pour vous que je viens.
— Tout était prêt lorsque je m’éveillai le lendemain soir : la malle de vêtements était déjà en route pour le bateau, de même qu’un coffre qui contenait le cercueil. Les domestiques étaient partis — les meubles étaient drapés de blanc. Le simple fait de voir les billets de passage, un paquet de notes de crédit et quelques autres papiers, tous rangés ensemble dans un portefeuille noir et plat, faisait que le voyage émergeait dans la vive lumière de la réalité. J’aurais renoncé à tuer si cela avait été possible ; je m’acquittai donc de cette obligation tôt ce soir-là, et de la façon la plus fonctionnelle, ainsi que savait le faire Claudia. Puis, tandis que s’approchait l’heure de notre départ, je me retrouvai tout seul dans l’appartement, à l’attendre. Elle était partie depuis plus longtemps que ne le pouvait supporter mon état d’anxiété. J’avais peur pour elle — quoiqu’elle fût capable d’ensorceler pratiquement n’importe qui et de se faire aider si elle se retrouvait trop loin de la maison. Très souvent, elle avait persuadé des étrangers de la reconduire jusqu’à sa porte, jusqu’à son père, lequel les remerciait avec force effusions d’avoir ramené sa fille perdue…
« Elle rentra en courant. Posant mon livre, j’imaginai que c’était parce qu’elle avait-oublié l’heure, qu’elle pensait qu’il était plus tard. Selon ma montre, nous avions encore une heure devant nous. Mais, à l’instant même où elle atteignit la porte, je sus que je me trompais.
« — Louis, les portes! hoquetant-elle, hors d’haleine, la main sur son cœur.
« Elle redescendit en courant jusqu’à l’entrée, et je m’élançai à sa suite. Sur sa prière désespérée, je verrouillai toutes les portes menant à la galerie.
« — Que se passe-t-il ? lui demandai-je. Que t’est-il arrivé ?
« Mais elle se dirigeait maintenant vers les fenêtres de devant, les longues portes-fenêtres qui s’ouvraient sur les balcons étroits qui dominaient la rue. Elle souleva l’écran de la lampe et souilla vivement la flamme. La pièce s’obscurcit, puis s’éclaira graduellement sous l’effet des lumières de la rue. Elle resta un instant pantelante, la main sur sa poitrine, puis vint me chercher et m’attira tout contre elle près de la fenêtre.
« — Quelqu’un m’a suivie, murmura-t-elle. Je l’entendais, derrière moi, rue après rue. Au début, j’ai cru que ce n’était rien…
« Elle s’arrêta pour reprendre son souffle, visage blême sous la lumière bleuâtre qui provenait des fenêtres d’en face.
« — Louis, C’était le musicien!
« — Mais qu’est-ce que cela peut faire? Il a dû te voir en compagnie de Lestat!
« — Louis! Il est là, dehors. Regarde par la fenêtre. Essaie de le voir.
« Elle avait l’air terriblement secouée, presque effrayée, et semblait avoir peur de s’exposer sur le seuil de la fenêtre. J’avançai sur le balcon. Claudia resta près des doubles rideaux, mais je gardai sa main dans la mienne. Elle s’agrippait à moi si fort qu’on eût dit qu’elle craignait pour moi. Il était onze heures et la rue Royale était tranquille : les boutiques étaient closes, le trafic consécutif à la sortie du théâtre s’était calmé. Quelque part, sur ma droite, une porte claqua; j’en vis sortir un homme et une femme qui se pressèrent vers le coin de la rue, la femme cachant son visage sous un énorme chapeau blanc. Leurs pas moururent au loin. Je ne voyais personne, je ne sentais aucune présence humaine. Je n’entendais que la respiration laborieuse de Claudia. Quelque chose remua dans la maison; je sursautai, puis reconnus les petits raclements et grattements des oiseaux. Les oiseaux… Nous avions même oublié leur existence.
Claudia avait sursauté plus fort que moi encore et se serra contre moi.
« — Il n’y a personne, Claudia…, commençai-je.
« Puis je vis le musicien.
« Il se tenait tellement immobile dans l’entrée de la boutique de meubles que je ne l’avais absolument pas remarqué, ce qu’il avait probablement désiré. Car voici qu’il levait maintenant vers moi son visage, qui émergeait de l’ombre comme une lumière blafarde. Toute préoccupation, tout souci avaient disparu de ses traits lugubres. Il me fixa de grands yeux noirs qui saillaient d’une chair trop blanche. Il était devenu vampire.
« — Je le vois, chuchotai-je à Claudia en bougeant le moins possible mes lèvres et lui rendant son regard.
« Je sentis Claudia se serrer davantage contre moi. Ses mains tremblaient, sa paume battait au rythme de son cœur. Lorsqu’elle l’aperçut à son tour, elle eut un hoquet. Il était là, immobile sous mon regard, quand soudain un bruit me glaça d’effroi : un bruit de pas dans l’entrée. Les gonds du portail grincèrent. Puis le même pas, lourd, délibéré, résonna sous la voûte du passage à voitures. Un pas assuré, familier. Il était maintenant dans l’escalier en spirale. Un faible cri sortit de la gorge de Claudia, qu’elle étouffa aussitôt de la main. Le vampire caché dans l’encoignure de la porte du marchand de meubles n’avait pas bougé. Et je savais quels étaient ces pas dans l’escalier. Quels étaient ces pas sur le palier. C’étaient ceux de Lestat. Lestat qui tirait sur la porte, qui la cognait maintenant, qui essayait même de l’enfoncer. Claudia recula dans un coin de la pièce, le corps plié en deux, comme si on lui avait porté un coup violent, et ses yeux s’agitaient follement, se portant tantôt sur moi, tantôt sur la silhouette en contrebas, dans la rue. Le martèlement sur la porte s’amplifia. C’est alors que j’entendis sa voix : « Louis ! appelait-il, Louis! » rugissait-il derrière la porte. Puis ce fut un bruit de verre brisé à la fenêtre du salon qui donnait sur la galerie. J’entendis que l’on tournait de l’intérieur la poignée de la fenêtre. Vite, j’attrapai la lampe, frottai une allumette si violemment que dans mon affolement je la cassai, puis je réussis à obtenir la flamme que je désirais et gardai en équilibre dans ma main le petit récipient plein de kérosène.
« — Ne reste pas près de la fenêtre. Ferme-la, dis-je à Claudia.
« Elle obéit comme si cet ordre soudain, clair et sonore, l’avait arrachée à sa peur paralysante.
« — Et maintenant, allume l’autre lampe, tout de suite.
« Elle cria au moment où elle frottait l’allumette. Lestat descendait le couloir.
« Il apparut à la porte. Je laissai échapper un hoquet de frayeur et dus bien reculer sans le vouloir de plusieurs pas quand je le vis. Claudia hurla encore. C’était Lestat, sans aucun doute, un Lestat restauré, qui se tenait dans l’embrasure de la porte, un Lestat aux yeux proéminents, penché en avant et se retenant comme un ivrogne au chambranle pour éviter de plonger tête la première dans la pièce. Sa peau n’était qu’un écheveau de cicatrices, le cache hideux d’une chair meurtrie; chaque sillon creusé par sa « mort » avait laissé sur lui sa trace. Il était brûlé et marqué comme si on l’avait frappé au hasard à l’aide d’un tisonnier rougi, et ses yeux, autrefois d’un gris clair, étaient injectés de vaisseaux éclatés.
« — Recule…, pour l’amour de Dieu…, murmurai-je. Recule, ou je te lance ça. Cela te brûlera tout vif.
« Au même moment, j’entendis sur ma gauche un bruit, une sorte de grattement contre la façade de la maison. C’était l’autre. Je vis ses mains sur le balcon de fer forgé. Claudia laissa échapper un cri perçant au moment où il se jetait de tout son poids sur les vitres des portes-fenêtres.
« Il m’est impossible de vous dire par le détail ce qui se passa ensuite. Je ne me le rappelle pas vraiment. Je me souviens d’avoir lancé la lampe sur Lestat. Elle s’écrasa à ses pieds et aussitôt des flammes s’élevèrent du tapis. Je me rappelle aussi d’avoir fait une torche d’un grand morceau de drap bouchonné que j’avais arraché au lit et enflammé. Mais avant cela je m’étais battu avec lui, opposant à sa force considérable de sauvages coups de poing et coups de pied. De quelque part, derrière, me parvenaient les cris de panique de Claudia. L’autre lampe fut brisée. Les tentures des fenêtres s’enflammèrent. Je me rappelle que le kérosène suintait des vêtements de Lestat et qu’à un moment il dut gifler férocement les flammes. Il n’arrivait pas à garder son équilibre, ses gestes étaient maladroits, mal coordonnés; cependant, lorsqu’il me tint dans son étreinte, je dus de mes dents lui déchirer les doigts pour me libérer. Dans la rue, il commençait à y avoir du bruit, des cris, une cloche qui sonnait. La chambre s’était elle-même transformée en un véritable enfer. J’aperçus, grâce à une violente flambée de lumière, Claudia qui se battait contre le vampire nouveau-né. Il semblait incapable de refermer les mains sur elle, tel un humain s’acharnant gauchement sur un oiseau. Je me rappelle avoir roulé dans les flammes en étreignant Lestat. La chaleur me suffoquait et, quand il m’écrasait de sa masse, je voyais les flammes dépasser de son dos. Puis Claudia émergea de la confusion et se mit à le frapper à coups redoublés avec le tisonnier, jusqu’à ce qu’il relâchât son étreinte et qu’ainsi je pusse me dégager. Mais le tisonnier continuait de battre, et les grognements de Claudia s’élevaient en mesure, semblables aux gémissements inconscients d’un animal forcé. Lestat se tenait la main et une grimace de douleur déformait ses traits. Sur le tapis qui se consumait gisait, désarticulé, l’autre vampire, dont le sang coulait de sa tête ouverte.
« La suite des événements n’est pas claire dans mon esprit. Je crois que j’arrachai le tisonnier aux mains de Claudia, pour en porter un violent coup à la tempe de Lestat. Mais celui-ci semblait insensible, invulnérable à mes assauts. Pendant ce temps, la chaleur avait commencé de roussir mes vêtements et la robe de mousseline de Claudia avait pris feu; je me saisis d’elle et me précipitai dans l’escalier, tout en essayant d’étouffer les flammes avec mon corps. Je me souviens d’avoir retiré ma veste et de m’en être servi pour battre les flammes, dehors; je me souviens d’avoir croisé des hommes qui montaient l’escalier. Le passage regorgeait de gens qui allaient s’agglutiner dans la cour, quelqu’un se tenait debout sur le toit en pente de la cuisine en brique. Je pris Claudia dans mes bras et me ruai à travers la foule, ignorant les questions qu’on me posait, me frayant un chemin à coups d’épaule, obligeant les curieux à s’écarter. Puis je me retrouvai libre, Claudia toujours dans mes bras, qui sanglotait et qui haletait à mon oreille. Je dévalai à l’aveuglette la rue Royale, m’engouffrai dans la première ruelle venue et courus, courus, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autre bruit que celui de ma course. Et le souffle de sa respiration. Je fis halte. Et nous restâmes là, tous deux, l’homme et l’enfant, écorchés et souffrants, pour peupler de nos profonds halètements le calme de la nuit, de ce qui nous restait de nuit…