FOURMIS

1

Ils commencèrent à voir la lueur une fois de l’autre côté d’un vieux pont rouillé qui n’enjambait plus maintenant qu’un lit de rivière fangeux. Barbie se pencha entre les deux sièges avant. « C’est quoi, ce truc ? On dirait une montre Indigo taille XXXL.

— Les radiations, lui répondit Ernie.

— Ne vous en faites pas, nous avons plein de rouleaux de plomb, le rassura Rommie.

— Norrie m’a appelé sur le portable de sa mère pendant que je vous attendais, reprit Ernie. Elle m’a parlé de la lueur. D’après ce que lui a dit Julia, ce ne serait rien qu’une sorte de… d’épouvantail, si l’on veut. Pas dangereux.

— Il me semblait que Julia était diplômée de journalisme, pas de physique, remarqua Jackie. C’est une femme très bien et très intelligente, mais nous allons tout de même blinder notre engin, d’accord ? Je n’ai aucune envie de me retrouver avec un cancer du sein ou des ovaires en cadeau, pour mon quarantième anniversaire.

— Nous roulerons vite, dit Rommie. Vous n’aurez qu’à mettre un morceau de rouleau devant votre jean, si ça peut vous rassurer.

— Très drôle, j’ai failli rire. »

Sur quoi elle se mit effectivement à rire, s’imaginant en petite culotte de plomb, à la brésilienne pour être à la mode.

Ils arrivèrent à hauteur de l’ours mort au pied du poteau téléphonique. Ils le voyaient même sans les phares : la lumière combinée de la lune rose et de la ceinture de radiations aurait permis de lire le journal.

Tandis que Rommie et Jackie recouvraient les vitres de la voiture de plomb, les autres étudièrent l’ours mort.

« Ce n’est pas dû à des radiations, spécula Barbie.

— Eh non, dit Rusty. Suicide.

— Et il y en a d’autres.

— Oui. Les animaux plus petits paraissent immunisés. Avec les gosses, nous avons vu plein d’oiseaux, et il y avait un écureuil dans le verger. Il semblait aussi vivant qu’il est possible.

— Dans ce cas, Julia a presque certainement raison, dit Barbie. La ceinture de radiations est un épouvantail et les animaux morts en sont un autre. C’est le vieux truc de la double sécurité : ceinture et bretelles.

— Je ne vous suis pas très bien, mon ami », dit Ernie.

Mais Rusty, qui connaissait l’approche ceinture-et-bretelles depuis ses études de médecine, avait très bien suivi, lui. « Deux avertissements pour qu’on se tienne à l’écart. Les animaux morts le jour, la ceinture de radiations la nuit.

— Pour autant que je le sache, intervint Rommie, venu compléter le demi-cercle autour de l’ours mort, on ne voit la lueur des radiations que dans les films de science-fiction. »

Rusty faillit lui répondre qu’ils vivaient dans un monde de science-fiction, mais Rommie allait s’en rendre compte tout seul, une fois en présence de la boîte bizarroïde, sur la crête. Il avait toutefois raison.

« Il est prévu qu’on la voie, reprit-il. Comme il est prévu qu’on voie les animaux morts. Pour qu’on se dise, houlà, c’est une sorte de rayon suicide qui affecte les grands mammifères, vaut mieux que je reste à l’écart. Après tout, je suis moi aussi un grand mammifère.

— Pourtant, les gosses n’ont pas fait machine arrière, observa Barbie.

— Parce que ce sont des gosses, dit Ernie, avant d’ajouter, après un moment de réflexion : et des champions de skate. C’est une race à part.

— Ça ne me plaît pas davantage pour autant, dit Jackie, mais vu que nous n’avons nulle part où aller, on devrait peut-être franchir votre fichue ceinture de Van Allen avant que j’aie trop la frousse. Après ce qui est arrivé à la Casa Flicos, je me sens un peu nerveuse.

— Une minute, dit Barbie. Il y a quelque chose qui ne colle pas là-dedans. Je vois ce que c’est, mais laissez-moi le temps de réfléchir à la manière de le décrire. »

Ils attendirent. La lune et les radiations éclairaient les restes de l’ours. Barbie les regardait. Finalement, il releva la tête.

« Bon, voilà ce qui me tracasse. Nous avons affaire à des ils. Nous le savons, parce que la boîte trouvée par Rusty n’est pas un phénomène naturel.

— Il s’agit d’un objet fabriqué, c’est incontestable, dit Rusty. Mais il n’a pas été fait sur cette terre, j’en mettrais ma main à couper. »

Puis il pensa qu’il avait failli perdre bien plus que la main, à peine une heure auparavant, et il frissonna. Jackie lui serra l’épaule.

« Ne nous occupons pas de cet aspect pour le moment, reprit Barbie. Nous avons affaire à des ils qui, s’ils l’avaient vraiment voulu, auraient facilement pu nous tenir à l’écart. Ils sont capables de tenir tout le reste du monde à l’écart de Chester’s Mill. Ils auraient pu mettre un mini-dôme sur la boîte, par exemple.

— Ou l’entourer d’une onde sonore qui nous aurait frit le cerveau comme des cuisses de poulet dans un micro-ondes, suggéra Rusty, qui commençait à voir où Barbie voulait en venir. Ou encore de véritables radiations, tant qu’à faire.

— Il s’agit peut-être de véritables radiations, dit Ernie. D’ailleurs, c’est ce qu’a confirmé assez clairement le compteur Geiger.

— C’est vrai, admit Barbie, mais cela signifie-t-il que ce que le compteur Geiger a enregistré est dangereux ? Ni Rusty ni les gosses ne présentent de lésions ; ils ne perdent pas leurs cheveux, ils ne vomissent pas leurs sucs gastriques.

— Pas encore, du moins, fit observer Jackie.

— Très encourageant », dit Rommie.

Barbie ignora ces remarques. « Il est certain que s’ils sont capables d’édifier une barrière que le missile américain le plus puissant n’est pas capable de briser, ils le seraient aussi de créer une barrière de radiations qui nous tuerait rapidement, sinon instantanément. Ce serait même dans leur intérêt. Deux ou trois morts humaines bien sinistres, voilà qui serait beaucoup plus apte à décourager les curieux que celles de quelques animaux. Non, je crois que Julia a raison, et que la prétendue ceinture de radiations va se révéler n’être qu’une lueur inoffensive trafiquée pour que nos instruments puissent la détecter. Des instruments qui doivent leur paraître fichtrement primitifs, si ce sont vraiment des extraterrestres.

— Oui, mais pourquoi ? dit tout d’un coup Rusty. Pourquoi une barrière ? Je n’ai pas pu soulever leur foutu machin, je n’ai même pas pu le faire bouger d’un millimètre ! Et quand j’ai posé une feuille de plomb dessus, elle a pris feu. Alors que la boîte elle-même était froide au contact.

— S’ils la protègent, c’est qu’il doit exister un moyen de la détruire ou de l’arrêter de fonctionner, suggéra Jackie. Sauf que… »

Barbie lui sourit. Il se sentait dans un état étrange, presque comme s’il flottait au-dessus de sa propre tête. « Continue, Jackie, nous t’écoutons.

— Sauf qu’ils ne la protègent pas vraiment, hein ? Pas des gens déterminés à s’en approcher.

— Il y a plus, dit Barbie. Je crois qu’on peut même dire qu’ils nous la montrent. Joe McClatchey a pratiquement suivi une piste de petits cailloux.

— Voyez et admirez, Terriens minables, entonna Rusty. Que croyez-vous pouvoir faire, vous qui avez eu le courage de vous approcher ?

— C’est à peu près ça, admit Barbie. Bien. Montons. »

2

« Il vaut mieux me laisser conduire à partir d’ici, dit Rusty à Ernie. Pour franchir l’endroit où les gosses se sont évanouis et où Rommie a eu le tournis. Moi aussi, je l’ai senti. Et j’ai eu une sorte d’hallucination. Une citrouille de Halloween qui a pris feu.

— Un autre forme d’avertissement ? demanda Ernie.

— Je ne sais pas. »

Rusty prit donc le volant et ils arrivèrent à l’endroit où se terminait la forêt, remplacée par une pente rocailleuse qui montait jusqu’au verger McCoy. Devant eux, la luminosité était tellement intense qu’ils devaient plisser les yeux, mais on n’en voyait pas la source ; elle était simplement là, flottant dans l’air. Elle rappelait à Barbie la lumière émise par les lucioles, en mille fois plus puissant. La ceinture mesurait environ une cinquantaine de mètres d’épaisseur. Au-delà, le monde retrouvait la pénombre du clair de lune rose.

« Tu es sûr que tu ne vas pas être repris de faiblesse ? demanda Barbie à Rusty.

— On dirait que c’est comme lorsqu’on touche le Dôme : la première fois te vaccine. » Rusty s’installa derrière le volant et engagea une vitesse. « Accrochez-vous à vos dentiers, m’sieurs-dames ! »

Il enfonça l’accélérateur, faisant patiner les roues arrière. Le van fonça dans la lueur. Le blindage, en réduisant fortement leur champ visuel, les empêcha de voir comment les chose se passèrent ensuite, mais ceux qui se trouvaient déjà sur la crête assistèrent au spectacle avec une anxiété croissante. Pendant quelques instants, le véhicule fut clairement visible, donnant l’impression qu’un projecteur était braqué sur lui. Lorsqu’il sortit de la ceinture lumineuse, le van volé continua à briller pendant quelques secondes, comme s’il venait d’être plongé dans du radium, tout en étant suivi d’une traînée étincelante.

« Nom de Dieu ! s’exclama Benny, j’ai jamais vu un effet spécial pareil ! »

Sur quoi, la lueur qui entourait le van et sa queue de comète disparurent.

3

Au moment du franchissement de la ceinture lumineuse, Barbie eut une sensation de tournis, rien de plus. Ernie, en revanche, eut l’impression que le van et ses passagers étaient remplacés par une chambre d’hôtel à l’odeur de pin emplie du rugissement des chutes du Niagara. Il vit celle qui était sa femme depuis seulement douze heures s’avancer vers lui, vêtue d’un nuage de fumée lavande en guise de chemise de nuit ; elle lui prit les mains et les posa sur ses seins, disant : Cette fois on n’aura pas besoin de s’arrêter, mon chéri.

Puis il entendit Barbie crier et il revint à lui.

« Rusty ! Elle a une sorte de crise ! Arrête-toi ! »

Ernie tourna la tête et vit Jackie Wettington qui tremblait de tout son corps, les yeux révulsés, les doigts écartés.

« Il tient une croix et tout brûle ! » cria-t-elle. Des postillons de bave jaillissaient de ses lèvres. « Le monde brûle ! TOUT LE MONDE BRÛLE ! » Puis elle poussa un cri qui parut assourdissant dans le van.

Rusty faillit aller dans le fossé, redressa, s’arrêta au milieu de la route et sauta hors du véhicule. Le temps que Barbie fasse coulisser la portière, Jackie s’essuyait le menton de la paume de la main. Rommie avait passé un bras autour d’elle.

« Ça va ? lui demanda Rusty.

— Maintenant, oui. C’est juste… tout était en feu. C’était la journée, mais il faisait noir. Les gens b-b-brûlaient… »

Elle se mit à pleurer.

« Vous avez parlé d’un homme avec une croix, dit Barbie.

— Une grande croix blanche. Au bout d’une ficelle, ou d’un lacet de cuir. Qui pendait sur sa poitrine nue. Puis il l’a levée devant sa figure. » Elle prit une profonde inspiration qu’elle laissa échapper ensuite par petites bouffées. « Tout s’estompe… Mais hoo… »

Rusty lui montra deux doigts et lui demanda combien elle en comptait. Jackie donna la bonne réponse, puis suivit son pouce des yeux quand il le fit aller de droite à gauche puis de haut en bas. Il lui tapota alors l’épaule et eut un regard plein de défiance pour la ceinture lumineuse. Qu’est-ce que Gollum disait déjà, à propos de Bilbo Baggins ? Un rien tordue, cette affaire. « Et toi, Barbie, ça va ?

— Ouais, j’ai juste eu le tournis pendant quelques secondes, c’est tout. Ernie ?

— J’ai vu ma femme. Et la chambre d’hôtel de notre lune de miel. Comme si j’y étais. »

Ernie la revit qui venait vers lui. Il n’avait pas pensé à cette scène depuis des années — quel dommage de négliger une mémoire aussi excellente ! La blancheur de ses cuisses sous la nuisette transparente ; le triangle bien net de ses poils pubiens ; le bout de ses seins durcis contre la soie, puis frottant contre la paume de ses mains tandis qu’elle glissait la langue dans sa bouche et explorait l’intérieur de sa lèvre inférieure…

Cette fois, on n’aura pas besoin de s’arrêter, mon chéri…

Ernie se laissa aller dans son siège et ferma les yeux.

4

Rusty monta jusqu’à la crête — roulant plus lentement — et se gara entre la grange et la ferme à l’abandon. Le van du Sweetbriar Rose s’y trouvait déjà, ainsi que celui du magasin de Burpee et une Chevrolet Malibu. Julia avait mis sa Prius dans la grange, et Horace le corgi, assis à côté du pare-chocs arrière, montait la garde. Il n’avait pas l’air d’un chien heureux et il ne fit aucun mouvement vers les nouveaux arrivants pour les saluer. Deux ou trois lampes Coleman diffusaient de la lumière à l’intérieur de la ferme.

Jackie indiqua le van portant la mention CHAQUE JOUR ON FAIT DES AFFAIRES AU BURPEE’S. « Comment avez-vous fait ? Votre femme a changé d’avis ? »

Rommie sourit. « Vous ne diriez pas ça si vous connaissiez Misha. Non, c’est Julia qu’il faut remercier. Elle a recruté ses deux journalistes vedettes. Ces types… »

Il s’interrompit devant l’apparition de Julia, Piper et Lissa Jamieson au milieu des ombres du verger, sous le clair de lune. Elles marchaient côte à côte, se tenant la main, et elles pleuraient.

Barbie courut jusqu’à Julia et la prit par les épaules. La torche qu’elle tenait de sa main libre tomba dans l’herbe. Elle leva les yeux vers lui et dut faire un effort pour sourire. « Ah, ils ont réussi à vous faire sortir, colonel Barbara. Une recrue de plus pour l’équipe.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? »

Joe, Benny et Norrie arrivèrent alors, talonnés par leurs mères. Les cris des enfants s’interrompirent brusquement quand ils virent dans quel état étaient les trois femmes. Horace courut jusqu’à sa maîtresse et aboya. Julia se mit à genoux, et enfouit son visage dans la fourrure de l’animal. Le chien la renifla, puis s’écarta soudain d’elle. Il s’assit et hurla. Julia le regarda et se cacha le visage, comme si elle avait honte. Norrie avait pris Joe et Benny par la main. Les trois adolescents avaient une expression sérieuse et effrayée. Pete Freeman, Tony Guay et Rose Twitchell sortirent de la ferme mais n’approchèrent pas, restant regroupés sur le seuil de la cuisine.

« Nous sommes allées le voir », expliqua Lissa d’un ton morne. Son enthousiasme habituel, genre mon-Dieu-que-le-monde-est-beau, avait disparu. « Nous nous sommes agenouillées à côté. Il y a un symbole, dessus, que je n’avais jamais vu. Julia l’a touché. Seulement elle, mais nous… toutes les trois…

— Vous les avez vus ? » demanda Rusty.

Julia laissa retomber ses mains et le regarda avec une expression mi-émerveillée, mi-effrayée. « Oui, je les ai vus. Nous les avons vus, toutes les trois. Eux. Horribles.

— Les têtes de cuir, dit Rusty.

— Quoi ? » dit Piper. Puis elle hocha la tête. « Oui, on pourrait les appeler comme ça, sans doute. Des visages sans visages. De hauts visages. »

De hauts visages, se répéta Rusty. Il ne comprenait pas ce qu’elle avait voulu dire et, cependant, ça sonnait juste. Il pensa à ses filles et à leur amie Deanna échangeant des secrets et des friandises. Puis il pensa à son meilleur ami quand il était enfant — celui qui l’avait été un temps, du moins, car les choses s’étaient terminées dans la violence quand ils avaient eu six ans — et une vague d’horreur l’envahit.

Barbie l’attrapa par le coude. « Quoi ? demanda-t-il, criant presque. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien. Seulement… j’avais un copain, quand j’étais petit. George Lathrop. Un jour, on lui avait donné une loupe… pour son anniversaire. Et des fois… pendant la récréation, nous… »

Rusty aida Julia à se relever. Horace était revenu vers elle, donnant l’impression que ce qui l’avait effrayé s’estompait comme s’était estompée la lueur du van.

« Vous faisiez quoi ? » demanda Julia. Elle paraissait avoir retrouvé son calme. « Dites-nous.

— C’était à l’ancienne école, sur Main Street. Il n’y avait que deux classes, à l’époque. Une pour les petits, une autre pour les plus grands. La cour de récréation n’était pas goudronnée. » Il eut un rire chevrotant. « Bon sang, il n’y avait même pas l’eau courante, juste un petit coin que les gosses appelaient…

— La case au miel, dit Julia. Moi aussi, j’y suis allée.

— George et moi, nous allions de l’autre côté des jeux d’escalade, à côté de la barrière. Il y avait des fourmilières et on faisait brûler des fourmis.

— Voyons, doc, tous les gosses ont fait ça, ou pire », dit Ernie.

Lui-même, avec deux copains, avait plongé la queue d’un chat abandonné dans de l’essence et y avait mis le feu. Souvenir qu’il n’aurait pas davantage partagé avec les autres que les détails de sa nuit de noces.

Et avant tout parce que nous avons rigolé quand le chat s’est enfui, pensa-t-il. Bon Dieu, qu’est-ce qu’on a rigolé…

« Continuez, dit Julia.

— J’ai terminé.

— Je ne crois pas.

— Écoutez, intervint alors Joanie Calvert. Tout ça c’est très profond, j’en suis sûre, mais je ne pense pas que ce soit le moment…

— Tais-toi, Joanie », lui dit Claire.

Julia n’avait pas un instant quitté Rusty des yeux.

« Pourquoi est-ce important pour vous ? » lui demanda Rusty. On aurait dit qu’il ne sentait pas la présence des autres, à ce moment-là ; comme s’ils n’avaient été que tous les deux.

« Dites-moi, c’est tout, dit Julia.

— Un jour, pendant qu’on se livrait à… à ça… il m’est venu à l’esprit que les fourmis avaient aussi leur petite vie à elles. Je sais bien que ça fait bêtement sentimental…

— Des millions de gens dans le monde croient justement ça, l’interrompit Barbie. Ils vivent avec.

— Bref, je me suis dit que nous leur faisions du mal. Que nous les brûlions, que nous les faisions sans doute griller jusqu’à l’intérieur de leur maison sous terre. En ce qui concernait les victimes directes de la loupe de George, la question ne se posait même pas. Certaines arrêtaient de bouger, mais la plupart prenaient feu.

— C’est affreux », dit Lissa qui tripotait à nouveau son bijou.

« Oui, madame. Et ce jour-là, j’ai dit à George d’arrêter. Il n’a pas voulu. Il a dit, c’est la guerre juculaire. Je m’en souviens. Pas nucléaire, non, juculaire. J’ai essayé de lui arracher la loupe des mains. Nous nous sommes battus, et la loupe a été cassée. »

Il s’interrompit un instant. « Ce qui n’est pas vrai, même si c’est que j’ai dit à l’époque, même si la correction que m’a donnée mon père n’a pas pu me faire changer de version. Celle donnée par George à ses parents était la bonne. J’avais volontairement cassé sa foutue loupe. » Il fit un geste vers l’obscurité. « Comme je casserais cette boîte, si je pouvais. Parce que aujourd’hui, c’est nous qui sommes les fourmis et la boîte qui est la loupe. »

Ernie repensa au chat avec la queue en feu. Claire McClatchey se souvint du jour où elle et sa meilleure amie s’étaient assises sur une enquiquineuse qu’elles détestaient. La fille, une nouvelle, avait un accent du Sud marrant qui donnait l’impression qu’elle parlait avec de la purée plein la bouche. Plus la nouvelle pleurait, plus elle et sa copine riaient. Romeo Burpee se rappela le soir où, étant ivre, il avait vu Hillary Clinton pleurer à la télévision et tendu son verre vers l’écran en s’écriant : « Bien fait pour toi, foutue gonzesse, tire-toi de là et laisse les mecs faire le boulot ! »

Barbie, lui, évoqua un certain gymnase : la chaleur du désert, l’odeur de la merde, un ricanement.

« Je veux voir ce truc de mes propres yeux, dit-il. Qui veut m’accompagner ? »

Rusty soupira. « Moi. »

5

Au moment où Barbie et Rusty s’approchaient de la boîte et de son symbole bizarre émettant des éclats de lumière violette, le deuxième conseiller James Rennie se trouvait dans la cellule que Barbie avait occupée un peu plus tôt.

Carter Thibodeau l’avait aidé à placer le corps de Junior sur la banquette. « Laisse-moi avec lui, avait dit Big Jim.

— Je sais bien que vous devez vous sentir mal, patron, mais il y a mille choses urgentes à faire.

— J’en ai bien conscience. Et je vais m’en occuper. Mais j’ai besoin de passer un moment avec mon fils, avant. Cinq minutes. Après quoi, tu t’occuperas de le faire transporter jusqu’au salon funéraire.

— Très bien. Je suis désolé, patron. Junior était un bon garçon.

— Non, pas vraiment », répondit Big Jim. Il avait parlé d’un ton doux, genre je dis les choses comme elles sont. « Mais voilà, c’était mon fils et je l’aimais. En fin de compte ce n’est peut-être pas si mal. »

Carter réfléchit. « Je sais. »

Big Jim sourit. « Je sais que tu sais. Je commence à me dire que tu es le fils que j’aurais dû avoir. »

Le visage de Thibodeau s’empourpra de plaisir, tandis qu’il grimpait prestement les marches…

Quand il fut parti, Big Jim s’assit sur la banquette et posa la tête de Junior sur ses genoux. Le visage du jeune homme ne présentait aucune marque, et Carter lui avait fermé les yeux. Il suffisait d’ignorer le sang qui souillait sa chemise pour avoir l’impression qu’il dormait.

C’était mon fils et je l’aimais.

C’était vrai. Il avait été prêt à sacrifier Junior, exact, mais il y avait des précédents — ce qui s’était passé sur la colline du Calvaire, par exemple. Et comme le Christ, le garçon était mort pour une cause. Les dégâts qu’avaient pu entraîner les propos délirants d’Andrea Grinnell seraient effacés lorsque la ville se rendrait compte que Barbie avait tué plusieurs officiers de police dévoués, y compris le fils unique de leur chef. Barbie, qui était dans la nature et sans aucun doute en train de tramer de nouveaux coups diaboliques, était un atout politique.

Big Jim resta assis encore quelques instants, passant les doigts dans les cheveux de Junior et contemplant, dans un état second, le visage reposé de son fils. Puis, d’une voix contenue, il chanta pour lui comme l’avait fait sa mère quand il était au berceau, regardant le monde avec de grands yeux émerveillés. « Mon bébé vogue sous une lune d’argent, vogue dans le ciel ; mon bébé vogue sur une mer de rosée, tandis que passent les nuages… vogue, mon bébé, vogue… vogue au-delà des mers… »

Puis il s’interrompit. Il ne se souvenait plus de la suite. Il reposa la tête de Junior sur la banquette et se leva. Son cœur fit une embardée chaotique et il retint son souffle… puis tout rentra dans l’ordre. Il se dit qu’il allait devoir reprendre de ce verapa-machin-truc dans les réserves de la pharmacie d’Andy, mais en attendant, il y avait du boulot.

6

Il quitta Junior et remonta lentement l’escalier, agrippé à la rampe. Carter était dans la salle de service. On avait retiré les corps et du papier journal absorbait le sang de Mickey Wardlaw.

« Allons à l’hôtel de ville avant que ça grouille de flics ici. La Journée des Visiteurs va commencer dans… (il regarda sa montre)… environ douze heures. Nous avons beaucoup de choses à faire d’ici-là.

— Je sais, répondit Carter.

— Et n’oublie pas mon fils. Je veux que les Bowie s’en occupent en priorité. Une présentation respectueuse de ses restes et un beau cercueil. Dis à Stewart que si jamais je vois Junior dans l’une de ses cochonneries en contreplaqué, je le tue. »

Carter griffonnait dans son carnet. « Je m’en occupe.

— Et dis-lui aussi que j’ai à lui parler sous peu. »

Plusieurs policiers se présentèrent à la porte principale. Ils paraissaient abattus, un peu apeurés, très jeunes et très inexpérimentés. Big Jim se hissa hors du fauteuil dans lequel il s’était laissé tomber pour reprendre son souffle. « Faut y aller.

— Je suis prêt », dit Carter.

Il s’en tint là.

Big Jim se tourna vers lui. « Quelque chose qui te tracasse, fiston ? »

Fiston. Carter aima bien ce fiston. Son père s’était tué cinq ans auparavant lorsque son van s’était écrasé contre l’un des ponts jumeaux de Leeds. Ça n’avait pas été une grande perte. Il avait battu sa femme et ses deux fils (le frère aîné de Carter s’était engagé dans la Navy), mais tout cela n’intéressait plus tellement Carter ; sa mère s’assommait au café arrosé et lui-même avait assez bien supporté les coups. Non, ce qu’il avait haï chez son vieux c’était sa façon de geindre tout le temps et sa stupidité. Les gens pensaient que Carter était aussi stupide que son père — hé, Junes elle-même l’avait cru — mais ce n’était pas vrai. Et ça, Mr Rennie l’avait compris, et Mr Rennie n’était certainement pas du genre geignard.

Carter sut ce qui lui restait à faire.

« J’ai quelque chose qui pourrait vous intéresser.

— Ah bon ? »

Carter alla ouvrir son casier personnel et en retira l’enveloppe portant la mention VADOR. Il la tendit à Big Jim. L’empreinte sanglante de pas laissée dessus sautait aux yeux.

Big Jim entreprit de l’ouvrir.

« Jim ? » Peter Randolph venait d’entrer sans se faire remarquer et se tenait à côté du bureau de la réception renversé, l’air épuisé. « On dirait que les choses se sont un peu calmées, mais je n’arrive pas à trouver plusieurs des nouveaux engagés. J’ai l’impression qu’ils se sont défilés.

— Fallait s’y attendre, répondit Big Jim. Ce sera temporaire. Ils vont rappliquer dès que l’ordre sera rétabli et qu’ils auront compris que ce n’est pas Dale Barbara qui va arriver en ville à la tête d’une bande de cannibales assoiffés de sang pour les bouffer tout crus.

— Ouais, mais avec cette fichue Journée des Visit…

— Tout le monde ou à peu près se tiendra bien demain, Pete, et je suis sûr qu’il te reste assez d’hommes s’il y en a qui font des histoires.

— Et pour la conférence de presse, qu’est-ce qu’on…

— Tu ne vois pas que je suis occupé, Pete ? Tu ne vois pas ? Bon sang ! Amène-toi dans la salle de conférences de l’hôtel de ville d’ici une demi-heure, et nous discuterons de tout ce que tu voudras. Mais pour le moment, fiche-moi la paix !

— Bien sûr. Désolé. »

Pete battit en retraite, dans une attitude raide en harmonie avec le ton offensé de sa réponse.

« Attends », dit Rennie.

Randolph s’arrêta.

« Tu ne m’as même pas présenté tes condoléances pour Junior.

— Je… je suis vraiment désolé. »

Big Jim l’étudia de la tête aux pieds. « Et comment, que tu l’es. »

Une fois Randolph parti, Rennie sortit les papiers de leur enveloppe, les examina brièvement et les remit en place. Puis il regarda Carter, une expression de sincère curiosité sur le visage. « Pourquoi tu ne m’as pas donné ça tout de suite ? Tu voulais le garder ? »

Après avoir donné l’enveloppe, Thibodeau n’avait pas d’autre choix que de dire la vérité : « Ouais. Au moins un moment. Juste en cas.

— En cas de quoi ? »

Carter haussa les épaules.

Big Jim n’insista pas. Gardant lui-même des dossiers sur tous ceux qui, de près ou de loin, pouvaient lui valoir des ennuis, c’était inutile. Il y avait une autre question qui l’intéressait davantage :

« Et pourquoi as-tu changé d’avis ? »

Pour la deuxième fois, Carter comprit qu’il n’avait pas d’autre possibilité que de répondre la vérité : « Parce que je veux être votre homme, patron. »

Les sourcils épais de Big Jim se soulevèrent. « Tiens donc. Plus que lui ? demanda-t-il avec un mouvement de la tête vers la porte que Randolph venait juste de franchir.

— Lui ? C’est un tocard.

— Exact. » Big Jim laissa tomber une main sur l’épaule de Carter. « Un tocard. Viens. Et une fois à l’hôtel de ville, la première chose que nous ferons sera de brûler ces papiers dans le poêle de la salle de conférences. »

7

Elles étaient effectivement hautes. Et horribles.

Barbie les vit dès que la décharge qui avait traversé son bras s’estompa. Sur le coup, il n’eut qu’une envie, lâcher la boîte, mais il la combattit et il regarda les créatures qui les retenaient prisonniers. Les retenaient et les torturaient pour le plaisir, si Rusty avait raison.

Leurs visages — s’il s’agissait bien de visages — n’étaient faits que d’angles, mais des angles rembourrés qui changeaient de configuration d’un instant à l’autre, comme si la réalité sous-jacente n’avait aucune forme fixe. Impossible de dire combien ils étaient, où ils se trouvaient. Il crut tout d’abord qu’il y en avait quatre ; puis huit ; puis seulement deux. Ils lui inspiraient une profonde répugnance, peut-être parce qu’ils lui étaient tellement étrangers qu’il n’arrivait pas vraiment à percevoir ce qu’ils étaient. Les zones de son cerveau auxquelles était impartie la tâche d’interpréter les sensations qui lui parvenaient étaient incapables de décoder les messages de ses yeux.

Mes yeux n’auraient pas pu les voir, même avec un télescope. Ces créatures habitent une galaxie loin, très loin d’ici.

Il n’avait aucun moyen de le savoir — sa raison lui disait que les propriétaires de la boîte auraient tout aussi bien pu avoir une base sous la glace du pôle Sud, ou être en orbite autour de la Lune dans leur version du vaisseau spatial Enterprise — rien n’y faisait. Ils étaient chez eux… où que soit ce chez-eux. Et ils les regardaient. Et ils jubilaient.

Il n’y avait pas de doute, ces fils de putes rigolaient.

Sur quoi il se retrouva dans le gymnase de Falludjah. Il y faisait chaud : pas de clim, ici, rien que des ventilateurs au plafond brassant un air poisseux aux relents de vestiaire. Ils avaient laissé partir tous les suspects, sauf deux Abdul qui avaient eu la bêtise de la ramener le lendemain du jour où deux engins explosifs artisanaux avaient tué six Américains et où un tireur isolé en avait abattu un septième, un gosse du Kentucky que tout le monde aimait bien — Carstairs. Ils avaient donc commencé à maltraiter les Abdul dans le gymnase, leur arrachant leurs vêtements, et Barbie aurait bien aimé dire qu’il était sorti, mais il n’était pas sorti. Il aurait bien aimé dire, au moins, qu’il n’avait pas participé, mais il avait participé. Ils étaient devenus hystériques. Il se rappelait sa botte entrant en contact avec les fesses osseuses et salopées de merde de l’un d’eux, il se rappelait la marque rouge laissée par sa semelle. Les deux Abdul étaient nus, à ce moment-là. Il se rappelait Emerson donnant un coup de pied dans les couilles pendantes de l’autre, tellement fort qu’elles lui remontèrent jusqu’au nombril, et lui disant, C’est pour Carstairs, sale branleur de melon ! Sa mère n’allait pas tarder à se retrouver avec un petit drapeau, assise sur une chaise pliante au bord d’une tombe, toujours la même histoire. Et c’est alors, à l’instant où Barbie se rappelait qu’il était responsable de ces hommes, que le sergent Hackermeyer avait relevé l’un d’eux en le tirant par son turban à demi déroulé — seul vêtement qui lui restait —, l’avait cloué contre le mur, lui avait collé son pistolet contre la tempe ; et il y avait eu un silence, et personne n’avait dit non pendant ce silence, et personne n’avait dit ne fais pas ça pendant ce silence et le sergent Hackermeyer avait appuyé sur la détente et le sang avait jailli, constellant le mur, le sang allait jaillir et consteller le mur pendant encore trois mille ans, et ce fut fini, à la revoyure, Abdul, n’oublie pas de nous envoyer des cartes postales entre deux dépucelages de vierges.

Barbie lâcha la boîte et voulut se relever, mais ses jambes le trahirent. Rusty le prit par un bras et le tint jusqu’à ce qu’il ait retrouvé l’équilibre.

« Bordel, dit Barbie.

— Tu les as vus, hein ?

— Oui.

— Ce sont des enfants ? Qu’est-ce que tu en penses ?

— Possible. » Mais la réponse était évasive ; ce n’était pas ce qu’il ressentait tout au fond de lui. « Probablement. »

Ils retournèrent lentement auprès des autres, restés devant la ferme.

« Ça va ? lui demanda Rommie.

— Oui. »

Barbie se dit qu’il fallait qu’il parle aux enfants. Et à Jackie. Et à Rusty. Mais pas tout de suite. Il devait tout d’abord retrouver son calme.

« Vous êtes sûr ?

— Oui.

— Rommie ? demanda Rusty. Est-ce qu’il vous reste encore du plomb, en magasin ?

— Oui. J’en ai laissé un ou deux rouleaux sur le quai de chargement.

— Bien. »

Sur quoi, Rusty emprunta le téléphone de Julia. Il espérait que Linda était à la maison et pas dans la salle des interrogatoires du poste de police, mais espérer était tout ce qu’il pouvait faire.

8

L’appel de Rusty ne pouvait être que bref et il ne dura en effet même pas trente secondes ; mais pour Linda Everett, il suffit à lui faire effectuer un virage à cent quatre-vingts degrés en cet effroyable jeudi et à retrouver le soleil. Elle s’assit à la table de la cuisine et pleura, le visage dans les mains. Elle le fit aussi silencieusement que possible, parce qu’il y avait quatre enfants au premier, et non deux. Elle avait pris les petits Appleton à la maison et il y avait maintenant les deux A en plus des deux J.

Alice et Aidan avaient été affreusement bouleversés — bien sûr — mais la présence de Jannie et Judy les avait aidés… ainsi que quelques doses de Benadryl. À la requête des filles, Linda avait installé des sacs de couchage dans leur chambre et les quatre enfants dormaient maintenant à poings fermés sur le plancher, entre les lits, Judy et Aidan dans les bras l’un de l’autre.

Alors que Linda venait à peine de se calmer, on frappa à la porte de la cuisine. Elle pensa tout d’abord que c’était la police, bien que, avec la confusion qui régnait en ville à la suite du bain de sang, elle ne se soit pas attendue à la voir débarquer aussi rapidement. Il n’y avait cependant rien eu d’autoritaire dans les coups légers qu’elle venait d’entendre.

Elle alla jusqu’à la porte, ne s’arrêtant un instant que pour s’emparer d’un torchon à vaisselle avec lequel elle s’essuya le visage. Elle ne reconnut pas son visiteur, sur le coup, essentiellement à cause de ses cheveux. Ils n’étaient plus coiffés en catogan mais retombaient sur les épaules de Thurston Marshall et encadraient son visage, lui donnant l’air d’une vieille blanchisseuse ayant appris une mauvaise nouvelle — une très mauvaise nouvelle — à l’issue d’une longue et exténuante journée.

Elle ouvrit. Un instant, Thurston resta sur le seuil. « Caro est morte ? » Il avait parlé bas, d’une voix étranglée. Comme s’il avait trop crié à Woodstock et se l’était définitivement cassée, pensa Linda. « Elle est vraiment morte ?

— J’en ai bien peur », répondit Linda. Parlant aussi à voix basse, à cause des enfants. « Je suis désolée, Mr Marshall, affreusement désolée. »

Il resta sur le seuil, indécis. Puis il étreignit les mèches grises qui retombaient le long de ses joues et commença à se balancer sur place. Linda ne croyait pas trop aux amours « printemps-hiver » ; elle était de la vieille école sur ce point. Elle aurait donné tout au plus deux ans à la liaison de Thurston Marshall et Caro Sturges, peut-être même seulement six mois — le temps que leurs organes sexuels cessent de fumer — mais ce soir, l’amour que portait cet homme à la jeune femme était indiscutable. Comme son chagrin.

Quels qu’aient été leurs sentiments, pensa Linda, la présence des enfants n’a fait que les renforcer. Et le Dôme aussi. Vivre sous le Dôme intensifiait tout. Linda avait déjà l’impression que cela faisait des années qu’ils étaient cloîtrés dessous, et non pas quelques jours. Le monde extérieur s’estompait comme un rêve au réveil.

« Entrez, dit-elle. Mais ne faites pas de bruit, Mr Marshall. Les enfants dorment. Les miens et les vôtres. »

9

Elle lui donna du thé glacé[16] — pas particulièrement froid, en fait, pas même frais, mais c’était le mieux qu’elle pouvait faire, étant donné les circonstances. Il but la moitié du verre, le reposa et mit ses poings dans ses yeux comme un petit garçon qui aurait dû être couché depuis longtemps. Linda comprit que l’homme essayait de reprendre le contrôle de lui-même et attendit en silence.

Il prit une profonde inspiration, laissa échapper l’air, puis glissa la main dans la poche de poitrine de sa vieille chemise de travail d’un bleu délavé. Il en sortit un lacet de cuir et refit son catogan. Elle vit là un bon signe.

« Racontez-moi ce qui est arrivé, dit-il. Comment les choses se sont passées.

— Je n’ai pas tout vu. J’ai reçu un bon coup de pied à la tête pendant que j’essayais de tirer votre… de tirer Caro hors du chemin.

— Mais un des flics lui a tiré dessus, c’est bien ça, non ? L’un des flics de cette foutue ville qui adore les flics et les armes à feu !

— Oui. » Par-dessus la table, elle lui prit la main. « Quelqu’un a crié, un pistolet ! Et il y en avait un, en effet. Celui d’Andrea Grinnell. Elle était venue avec à la réunion. Elle avait peut-être envisagé d’assassiner Rennie.

— Et vous pensez que cela justifie ce qui est arrivé à Caro ?

— Seigneur, non ! Et ce qui est arrivé à Andrea n’est rien de moins qu’un meurtre.

— Caro a essayé de protéger les enfants, c’est ça ?

— Oui.

— Des enfants qui n’étaient même pas les siens. »

Linda ne dit rien.

« Sauf qu’ils l’étaient. Les siens et les miens. Appelez ça les aléas de la guerre ; ou plutôt les aléas du Dôme ; toujours est-il qu’ils étaient nos enfants, les enfants que sans cela nous n’aurions jamais eus. Et jusqu’à ce que le Dôme disparaisse — si jamais cela se produit —, ils resteront les miens. »

Linda réfléchissait à toute allure. Pouvait-elle faire confiance à cet homme ? Il lui semblait que oui. Rusty lui avait incontestablement fait confiance, disant que c’était un sacré bon infirmier pour quelqu’un resté si longtemps sans pratiquer. Et Thurston haïssait les représentants de l’autorité de Chester’s Mill. Il avait de bonnes raisons pour cela.

« Mrs Everett…

— Je vous en prie, appelez-moi Linda.

— Linda, puis-je dormir sur votre canapé, ce soir ? J’aimerais être là s’ils se réveillent dans la nuit. Et s’ils ne se réveillent pas — ce que j’espère bien —, j’aimerais qu’ils me voient en descendant, demain matin.

— Pas de problème. Nous prendrons notre petit déjeuner ensemble. J’ai des céréales. Le lait n’a pas encore tourné, mais ça ne va pas tarder.

— Entendu. Après le petit déjeuner, nous vous débarrasserons le plancher. Pardonnez-moi de vous le dire si vous aimez cet endroit, mais j’en ai soupé de Chester’s Mill. Je ne peux pas m’en couper définitivement, mais j’ai bien l’intention de faire le maximum en ce sens. Le seul patient de l’hôpital dans un état grave était le fils de Rennie, et il a fichu le camp dans l’après-midi. Il reviendra, les dégâts qu’il a au cerveau font qu’il devra revenir, mais pour le moment…

— Il est mort. »

Thurston ne parut pas spécialement surpris.

« Une crise plus forte, j’imagine.

— Non. Il a été abattu. En prison.

— J’aimerais pouvoir dire que je suis désolé, mais je ne le suis pas.

— Moi non plus », dit Linda.

Elle ne savait pas exactement ce que Junior faisait là-bas, mais elle avait une idée assez précise de la manière dont son père endeuillé allait présenter les choses.

« Je vais ramener les enfants près de l’étang où nous étions installés, Caro et moi, quand tout cela est arrivé. C’est tranquille, là-bas, et je suis sûr de pouvoir trouver de quoi manger pour tenir un certain temps. Sinon un bon bout de temps. Je trouverai même peut-être un chalet avec un générateur. Mais en ce qui concerne la vie dans la communauté, ajouta-t-il avec une note sardonique dans la voix, je rends mon tablier. Alice et Aidan aussi.

— J’ai peut-être un meilleur endroit à vous proposer.

— Vraiment ? » Et comme Linda hésitait à parler, il lui prit à son tour la main par-dessus la table. « Vous devez faire confiance à quelqu’un. Et autant que ce soit moi. »

C’est ainsi que Linda lui raconta tout, y compris comment ils allaient devoir s’arrêter au Burpee’s pour s’équiper de rouleaux de plomb avant de gagner Black Ridge. Ils parlèrent presque jusqu’à midi.

10

La partie nord de la ferme McCoy était inutilisable — du fait des importantes chutes de neige de l’hiver précédent, le toit se trouvait maintenant dans le salon — mais il y avait une salle à manger style réfectoire presque aussi longue qu’un wagon donnant sur la façade ouest ; c’est là que les réfugiés de Chester’s Mill se regroupèrent. Barbie interrogea tout d’abord Joe, Norrie et Benny sur ce qu’ils avaient vu, ou ce dont ils avaient rêvé, quand ils s’étaient évanouis aux limites de ce qu’ils appelaient à présent la ceinture lumineuse.

Joe se souvenait de citrouilles en feu. Norrie raconta que tout était devenu noir, que le soleil avait disparu. Benny commença par prétendre qu’il ne se souvenait de rien. Puis il porta vivement une main à sa bouche. « Il y avait des cris, dit-il. J’ai entendu hurler. C’était affreux. »

Chacun réfléchit en silence. Puis Ernie prit la parole : « Des citrouilles en feu, ça ne nous avance pas beaucoup, si vous essayez de tirer quelque chose de tout ça, colonel Barbara. Vous en trouverez des piles au soleil devant la plupart des granges du secteur. La saison a été bonne. » Il se tut un instant. « Au moins pour elles.

— Et tes filles, Rusty ?

— Pratiquement la même chose, répondit le papa des J, qui raconta ce dont il se souvenait.

— “Arrêtez Halloween, arrêtez la Grande Citrouille”, répéta Rommie, méditatif.

— Les mecs, je vois se dessiner quelque chose, dit Benny.

— Sans déconner, Sherlock », répliqua Rose.

Tous se mirent à rire.

« À toi, Rusty, reprit Barbie. Qu’est-ce qui s’est passé quand tu t’es évanoui en montant ici ?

— Je ne me suis pas exactement évanoui. Et tous ces trucs pourraient s’expliquer par la pression à laquelle nous sommes soumis. L’hystérie collective — y compris les hallucinations collectives — est un phénomène classique en cas de stress important.

— Merci, Dr Freud, dit Barbie. À présent, dis-nous ce que tu as vu. »

Rusty en était au haut-de-forme aux couleurs du drapeau lorsque Lissa Jamieson s’exclama : « Mais c’est l’épouvantail que j’ai installé sur la pelouse de la bibliothèque ! Je lui ai mis un de mes vieux T-shirts avec une citation de Warren Zevon…

Sweet home Alabama, play that dead band’s song, dit Rusty. Et il a des petites pelles en guise de mains. Bref, il a pris feu. Puis, pouf ! il a disparu. Comme mon impression d’avoir le tournis. »

Il les regarda. Tous ouvraient de grands yeux. « Hé, détendez-vous, j’ai probablement vu l’épouvantail avant que tout cela n’arrive et mon inconscient n’a fait que le recracher. » Il tendit un doigt vers Barbie. « Et toi, si tu m’appelles encore Dr Freud, je t’en colle une.

— Vous l’aviez vraiment vu avant ? demanda Piper. Peut-être quand vous êtes allé chercher vos filles à l’école… La bibliothèque est juste de l’autre côté du terrain de jeu.

— Non, pas que je m’en souvienne. »

Rusty n’ajouta pas qu’il n’avait pas été une seule fois chercher ses filles à l’école depuis le tout début du mois, à un moment où il doutait fort qu’il y ait eu la moindre installation de Halloween en ville.

« À vous, Jackie », dit Barbie.

Elle s’humecta les lèvres. « C’est si important que ça ?

— Je crois que oui.

— Des gens brûlaient. Et de la fumée, des flammes apparaissaient entre les volutes. Le monde entier semblait brûler. Ça me revient, maintenant.

— Ouais, ajouta Benny. Les gens hurlaient parce qu’ils brûlaient. Ça y est, je m’en souviens. »

Il enfouit soudain son visage contre l’épaule de sa mère. Elle passa un bras autour de lui.

« Halloween n’est que dans cinq jours, observa Claire.

— Je n’en suis pas si sûr », dit Barbie.

11

Le poêle à bois, dans un coin de la salle de conférences de l’hôtel de ville, était couvert de poussière et abandonné, mais toujours en état de marche. Big Jim vérifia que le conduit était bien ouvert (la trappe de réglage rouillée grinça), puis retira le travail de Duke Perkins de l’enveloppe à l’empreinte sanglante. Il parcourut les feuillets en grimaçant devant ce qu’il voyait, puis les jeta dans le poêle. Il conserva l’enveloppe.

Carter était au téléphone et parlait avec Stewart Bowie, lui expliquant ce que Big Jim voulait pour son fils et lui demandant de s’en occuper sur-le-champ. Un bon garçon, songea Big Jim. Il peut aller loin. À condition qu’il n’oublie pas de quel côté sa tartine est beurrée. Les gens qui l’oubliaient le payaient cher. Ce qu’avait découvert Andrea Grinnell pas plus tard que ce soir.

Une boîte d’allumettes était posée sur l’étagère, à côté du poêle. Big Jim en craqua une et en effleura l’une des pages des « preuves » de Duke Perkins. Il laissa ouverte la porte du poêle pour les voir brûler. C’était très satisfaisant.

Carter s’approcha. « J’ai Stewart Bowie en ligne. Je lui dis que vous le rappellerez plus tard ?

— Passe-le-moi », répondit Big Jim en tendant la main vers le téléphone.

Carter désigna l’enveloppe. « Et ça, vous ne le brûlez pas aussi ?

— Non. Tu vas la remplir de feuilles blanches. Tu en trouveras dans la photocopieuse. »

Il fallut quelques instants à Carter pour comprendre. « Elle a juste eu des hallucinations provoquées par la drogue, c’est ça ?

— Pauvre femme, dit Big Jim. Bon. Descends dans l’abri antiatomique, fiston. Là-bas. » Du pouce, il montra la porte — une porte discrète, hormis qu’elle comportait une vieille plaque métallique où figuraient des triangles noir sur fond jaune — non loin du poêle. « Il y a deux salles. À l’autre bout de la seconde, il y a un petit générateur.

— D’accord.

— Et devant le générateur, il y a une trappe. À peine visible, sauf si on la cherche. Soulève-la et regarde au fond. Il devrait y avoir huit ou dix petites bouteilles de gaz liquéfié. Elles y étaient, du moins, la dernière fois que j’ai regardé. Vérifie et dis-moi combien il en reste exactement. »

Il attendit de voir si Carter allait lui demander pourquoi, mais le jeune homme n’en fit rien. Il se contenta de faire demi-tour pour exécuter la tâche demandée. Big Jim le lui dit donc :

« Simple précaution, fiston. Toujours mettre les points sur les i et une barre au t, c’est le secret du succès. Et avoir Dieu avec soi, bien sûr. »

Une fois Carter parti, Big Jim appuya sur le bouton qui avait mis Stewart en attente… et si l’homme n’était plus là, il allait lui en cuire.

Mais Stewart n’avait pas raccroché. « Jim, je suis absolument désolé pour Junior », dit-il d’emblée. Un bon point pour lui. « Nous allons nous occuper de tout. J’ai pensé au cercueil Repos Éternel — en chêne massif, il peut tenir mille ans. »

Tiens pardi, pensa Big Jim, qui garda toutefois le silence.

« Et nous ferons un travail irréprochable. Il aura l’air prêt à se réveiller et à sourire.

— Merci, mon ami », dit Big Jim, pensant : Y’a intérêt.

« Pour ce qui est de la descente de demain…

— J’allais t’appeler pour ça. Tu te demandes si elle est toujours d’actualité. Elle l’est.

— Mais avec tout ce qui s’est passé, je… »

Big Jim le coupa :

« Il ne s’est rien passé. Ce pour quoi nous devons rendre grâces à Dieu. J’attends que tu me dises amen, Stewart.

Amen, dit docilement Stewart.

— Juste un embrouillamini provoqué par une femme mentalement dérangée armée d’un pistolet. Elle dîne avec Jésus et tous ses saints en ce moment même, je n’en doute pas, parce que rien de ce qui est arrivé n’était de sa faute.

— Mais Jim…

— Ne m’interromps pas quand je te parle, Stewart. C’était la drogue. Ces cochonneries te pourrissent la cervelle. Tout le monde comprendra ça quand les choses se seront un peu calmées. Les habitants de Chester’s Mill sont des gens intelligents et courageux. Je leur fais confiance pour ce qui est de surmonter l’épreuve, ils l’ont toujours fait, ils le feront encore. Sans compter que pour le moment, ils n’ont qu’une préoccupation en tête, voir les êtres qui leur sont chers. Notre opération aura lieu à midi. Toi, Fern, Roger et Melvin Searles. Fred Denton en sera responsable. Il peut prendre quatre ou cinq hommes de plus, s’il pense en avoir besoin.

— On ne pourrait pas trouver quelqu’un de…

— Fred ira très bien, dit Big Jim.

— Et pourquoi pas Thibodeau ? Ce type qu’on voit toujours avec v…

— Stewart Bowie, à chaque fois que tu ouvres la bouche, tu déballes la moitié de tes tripes. Ferme-la un peu pour une fois et écoute. Il s’agit d’un drogué qui n’a plus que la peau sur les os et d’un pharmacien qui a peur de son ombre. Pas d’accord ? J’attends que tu me dises amen.

Amen.

— Vous emprunterez les camions de la ville. Contacte Fred dès que j’aurai raccroché — il doit bien être quelque part — et dis-lui tout ça. Aussi que vous devez vous armer, on ne sait jamais. Nous disposons de tout ce bazar que nous a fourni la Sécurité du territoire dans la réserve, au poste — des gilets pare-balles et je ne sais quoi d’autre —, autant nous en servir. Après quoi vous irez là-bas et vous me virerez ces deux gugusses. Nous avons besoin du propane.

— Et le labo ? Je me disais que nous pourrions peut-être y mettre le feu…

— Tu es cinglé ? » Carter, qui revenait à l’instant dans la pièce, regarda Big Jim avec étonnement. « Avec tous les produits chimiques qui sont stockés là-bas ? Le journal de la petite mère Shumway, c’était une chose ; mais un bâtiment de stockage comme celui-ci, c’est une autre paire de manches. Fais attention à ce que tu dis, mon vieux, sans quoi je vais commencer à croire que tu es aussi stupide que Roger Killian.

— Très bien », répondit Stewart d’un ton boudeur.

Big Jim comprit cependant que l’homme exécuterait ses ordres. Il ne lui restait plus de temps ; Randolph allait arriver d’un instant à l’autre.

Le défilé des barjots ne s’arrête jamais, pensa-t-il.

« Et maintenant, donne-moi un bon Dieu soit loué », dit Big Jim.

En esprit, il se vit à califourchon sur le dos de Stewart et lui frottant le visage dans la boue. C’était un tableau réjouissant.

« Dieu soit loué, marmonna Stewart Bowie.

Amen, mon frère », répondit Big Jim avant de raccrocher.

12

Le chef Randolph arriva peu après, l’air fatigué mais pas mécontent. « Je crois que nous avons définitivement perdu quelques-unes des dernières recrues — Dodson, Rawcliffe et les fils Richardson sont introuvables. Mais les autres sont fidèles au poste. Et j’ai plusieurs nouveaux. Joe Boxer… Stubby Norman… Aubrey Towle… son frère tient la librairie, vous savez… »

Big Jim écouta cette litanie avec patience, même si ce ne fut que d’une oreille. Lorsque Randolph eut enfin terminé, Big Jim poussa vers lui, sur la table de conférence au bois poli, l’enveloppe VADOR. « Voilà ce que cette pauvre Andrea brandissait. Jette un coup d’œil. »

Randolph hésita, puis ouvrit l’enveloppe et en sortit le contenu. « Mais… il n’y a que des feuilles blanches.

— On ne peut plus vrai, on ne peut plus vrai. Au moment du rassemblement, demain matin — à sept heures précises, au poste de police, vu que tu peux croire Oncle Jim quand il te dit que les fourmis vont dévaler de la fourmilière de sacrément bonne heure —, fais-leur bien savoir que la pauvre femme était aussi délirante que l’anarchiste qui a assassiné le président McKinley.

— Ce n’est pas une montagne ? » demanda Randolph.

Big Jim prit le temps de se demander de quel arbre à crétins était tombé le fils de Mrs Randolph. Mais il y avait des choses plus urgentes. Il n’aurait pas ses huit heures de sommeil cette nuit, avec un peu de chance, tout au plus cinq. Mais il en avait besoin. Son pauvre vieux cœur, en particulier, en avait besoin.

« Prends toutes les voitures de patrouille. Deux officiers par véhicule. Que tout le monde ait des bombes lacrymo et des Taser. Mais si jamais il y en a un seul qui décharge son arme en présence des journalistes, des caméras et de tous les cueilleurs de coton qui seront de l’autre côté… Je me fais des jarretelles avec ses boyaux.

— Oui, m’sieur.

— Fais-les rouler sur le bas-côté de la 119, le long de la foule. Pas de sirènes, mais les gyrophares branchés.

— Comme pour la parade, dit Randolph.

— Oui, Pete, comme à la parade. Laisse la route aux gens. Dis à ceux qui viendront en voiture de descendre et de continuer à pied. Sers-toi du porte-voix. Je veux qu’ils soient bien crevés une fois sur place. Les gens fatigués ont tendance à bien se comporter.

— On ne devrait pas envoyer une équipe à la recherche des prisonniers qui se sont évadés ? » Il vit les sourcils de Big Jim se froncer. « C’était juste une question, juste une question, ajouta-t-il précipitamment, mains levées.

— Oui, et tu mérites une réponse. C’est toi le chef, après tout. Pas vrai, Carter ?

— Ouais, dit Thibodeau.

— La réponse est non, chef Randolph, parce que… écoute-moi bien, d’accord ? Ils ne peuvent pas s’échapper. Il y a un Dôme tout autour de Chester’s Mill et ils ne peuvent abso-lu-ment pas s’échapper. Tu me suis bien ? » Il vit une rougeur monter aux joues de Randolph. « Fais attention à ce que tu me réponds. Moi, je ferais attention.

— Je vous suis bien.

— Alors suis bien ça, aussi : avec Dale Barbara dans la nature, sans parler de son complice Everett, les gens vont demander avec encore plus de ferveur la protection des forces de l’ordre. Et, en dépit de toutes les raisons que nous avons d’être débordés, nous serons à la hauteur de la tâche, n’est-ce pas ? »

Randolph finit par piger. Il ignorait peut-être que la montagne la plus haute d’Amérique du Nord tenait son nom du président assassiné, mais il comprenait, apparemment, qu’un Barbie dans la nature leur était beaucoup plus utile qu’un Barbie au fond d’une cellule.

« Oui, dit-il. Nous serons à la hauteur. Et comment ! Et la conférence de presse ? Si vous ne la faites pas, voulez-vous nommer…

— Non, pas question. Je serai à mon poste, là où je dois être, pour contrôler le bon déroulement des opérations. Quant à la presse, ils n’ont qu’à conférencer avec les mille et une personnes qui vont s’entasser côté sud de la ville comme des badauds devant un chantier de construction. Et je leur souhaite bonne chance pour la traduction des divagations qu’ils entendront.

— Il y en a qui risquent de dire des choses peu flatteuses pour nous », observa Randolph.

Big Jim lui adressa un sourire glacial. « Raison pour laquelle Dieu nous a donné de larges épaules, mon ami. D’autant que ce cueilleur de coton fouille-chose de Cox… que crois-tu qu’il pourra faire ? Débarquer ici avec ses troupes et nous destituer ? »

Randolph eut un petit rire servile, partit en direction de la porte, puis pensa à autre chose. « Il va y avoir beaucoup de gens là-bas, et pendant longtemps. Les soldats ont installé des Sanisettes de leur côté. Est-ce qu’on ne devrait pas faire pareil du nôtre ? Je crois que nous en avons quelques-unes dans la remise du matériel. Pour les cantonniers. Al Timmons pourrait peut-être… »

Big Jim lui adressa un regard suggérant qu’il croyait que le chef de la police était devenu fou. « S’il n’avait tenu qu’à moi, nos concitoyens seraient restés bien tranquillement chez eux au lieu de sortir de la ville comme les Israélites d’Égypte. » Il souligna la métaphore d’une pause. « S’il y en a qui sont pris de court, ils n’auront qu’à aller faire leur petite affaire dans les fichus bois. »

13

Randolph enfin parti, Carter prit la parole : « Si je vous promets que je ne fais pas le lèche-bottes, est-ce que je peux vous dire quelque chose ?

— Oui, bien sûr.

— J’adore vous voir en action, Mr Rennie. »

Big Jim sourit — d’un grand sourire ensoleillé qui éclaira tout son visage. « Eh bien, tu vas encore en avoir l’occasion, fiston ; après les leçons des amateurs, les leçons du meilleur.

— J’y compte bien.

— Pour le moment, tu vas me ramener chez moi. Tu viendras me chercher demain matin à huit heures. Nous viendrons ici voir le cirque sur CNN. Mais avant, nous irons sur Town Common Hill pour assister à l’exode. C’est triste, en réalité ; tous ces Israélites et aucun Moïse.

— Des fourmis sans fourmilière, ajouta Carter. Des abeilles sans ruche.

— Mais avant de revenir me prendre, tu iras rendre visite à deux personnes. Tu essaieras, en tout cas ; je me suis fait le pari qu’elles seront absentes sans motif à l’appel.

— Qui ça ?

— Rose Twitchell et Linda Everett. La femme du médico.

— Je vois qui c’est.

— Et tant qu’à faire, vois aussi si tu ne peux pas trouver Shumway. J’ai entendu dire qu’elle habitait maintenant chez Libby, la femme pasteur au chien hargneux. Demande-leur si elles savent où se planquent les évadés.

— La manière douce ou la manière forte ?

— La manière modérée. Je ne tiens pas forcément à ce que l’on retrouve tout de suite Barbie et Everett, mais je ne détesterais pas savoir où ils se cachent. »

Dehors, sur les marches, Big Jim inspira profondément l’air chargé d’odeurs déplaisantes, puis soupira avec quelque chose comme de la satisfaction. Carter se sentait lui-même particulièrement satisfait. Une semaine auparavant, il changeait des pots d’échappement pourris par les salages de l’hiver, portant des lunettes de protection pour empêcher les débris de rouille de lui sauter dans les yeux. Et aujourd’hui, voilà qu’il remplissait des fonctions importantes, qu’il détenait de l’influence. Si respirer un air nauséabond était le prix à payer, ce n’était pas bien cher.

« J’ai une question à te poser, dit Big Jim. Si tu ne veux pas me répondre, pas de problème. »

Carter le regarda.

« La fille Bushey… elle était comment ? Bonne ? »

Carter hésita un instant avant de répondre. « Un peu sèche au début, puis elle s’est mise à mouiller — les grandes eaux. »

Big Jim rit. D’un rire métallique rappelant le bruit des pièces tombant d’une machine à sous.

14

Minuit. La lune rose descendait sur l’horizon de Tarker’s Mill, où elle s’attarderait peut-être jusqu’au lever du jour, devenant fantomatique avant de disparaître complètement.

Julia chercha son chemin jusqu’à l’endroit où le verger McCoy dominait le côté occidental de la crête de Black Ridge. Elle ne fut pas surprise de voir une silhouette plus sombre appuyée à l’un des arbres. Un peu plus à droite, la boîte au symbole inconnu envoyait son éclair toutes les quinze secondes : le phare le plus petit et le plus étrange du monde.

« Barbie ? demanda-t-elle à voix basse. Comment va Ken ?

— Il est parti à San Francisco pour participer à la parade de la Gay Pride. Je me suis toujours douté que ce garçon n’était pas hétéro. »

Julia rit doucement, lui prit la main et l’embrassa. « Mon ami, je suis infiniment heureuse que vous soyez libre. »

Il la prit dans ses bras et l’embrassa sur les deux joues avant de la relâcher. Deux baisers appuyés. De vrais baisers. « Mon amie, moi aussi. »

Elle rit encore, mais elle fut parcourue d’un frisson entre le cou et les genoux. Un frisson qu’elle reconnut et qu’elle n’avait pas éprouvé depuis longtemps. On se calme, ma fille, se dit-elle. Il est assez jeune pour être ton fils.

Oui, bon, à condition d’être tombée enceinte à treize ans.

« Tout le monde dort, reprit Julia. Même Horace. Il est avec les enfants. Ils lui ont fait rapporter des bouts de bois jusqu’à ce que sa langue traîne par terre ou presque. Je parie qu’il a dû se croire mort et arrivé au paradis des chiens.

— J’ai essayé de dormir. Pas pu. »

Par deux fois, il avait failli sombrer dans le sommeil, et par deux fois il s’était retrouvé au poste de police, face à Junior Rennie. La première, il avait trébuché et s’était étalé sur la couchette, offrant une cible parfaite. La seconde, Junior avait passé un bras d’une longueur démesuré entre les barreaux et l’avait attrapé pour l’immobiliser, le temps de lui prendre la vie. Après quoi, Barbie avait quitté la grange où dormaient les hommes et était venu jusqu’ici. Il régnait dans l’air l’odeur d’une pièce dans laquelle serait mort un gros fumeur six mois auparavant — mais c’était mieux qu’en ville.

« Si peu de lumières, là en bas, dit-elle. Par une nuit normale, il y en aurait neuf ou dix fois plus, même à cette heure. Les lampadaires de Main Street feraient une double rangée de perles.

— Il y a toujours ça. » Barbie avait gardé un bras autour des épaules de Julia. Il tendit sa main libre, montrant la ceinture lumineuse. S’il n’y avait eu le Dôme, contre lequel elle s’interrompait brusquement, elle aurait formé un cercle parfait, pensa-t-elle. Ainsi, elle avait une forme de fer à cheval.

« Oui. D’après vous, pourquoi Cox n’en a-t-il jamais parlé ? Ça doit se voir, sur les photos satellites. » Elle réfléchit. « En tout cas, il ne m’en a pas parlé. Et à vous, il a dit quelque chose ?

— Non, et il l’aurait fait. Ce qui veut dire qu’ils ne la voient pas.

— Vous pensez que le Dôme… qu’il la filtre, quelque chose comme ça ?

— Oui, quelque chose comme ça. Cox, les télés, le monde extérieur — ils ne la voient pas parce qu’ils n’ont pas besoin de la voir. Nous si, sans doute.

— Vous pensez que Rusty a raison ? Que nous sommes juste des fourmis maltraitées par des enfants cruels avec une loupe ? Quelle race intelligente peut laisser ses enfants faire une telle chose à une autre race intelligente ?

— C’est nous qui pensons que nous sommes intelligents. Mais eux, que pensent-ils de nous ? Nous savons que les fourmis sont des insectes sociaux — elles construisent leur domicile, elles ont des colonies, ce sont des architectes stupéfiantes. Elles travaillent dur, comme nous. Elles enterrent leurs morts, comme nous. Elles se font même la guerre entre races, les noires contre les rouges. Nous savons tout cela, mais nous n’en déduisons pas qu’elles sont intelligentes. »

Elle se serra un peu plus contre lui, même s’il ne faisait pas froid. « Intelligentes ou pas, c’est mal.

— Je suis d’accord. La plupart des gens seraient d’accord. Rusty l’a compris encore enfant. Les enfants ont pourtant rarement une vision morale du monde. Cela prend des années à se constituer. Le temps d’arriver à l’âge adulte, nous avons presque tous abandonné nos comportements enfantins, ce qui inclut mettre le feu aux fourmis et arracher les ailes des mouches. Leurs adultes ont probablement fait la même chose. S’ils ont jamais remarqué l’existence d’êtres comme nous, en tout cas. À quand remonte la dernière fois où vous avez pris le temps d’étudier une fourmilière de près ?

— Cependant… si nous trouvions des fourmis sur Mars, ou même des microbes, nous ne les détruirions pas. Parce que la vie, dans l’univers, est une chose rare et précieuse. Toutes les autres planètes de notre système solaire sont des déserts, bon Dieu. »

Barbie songea que si la NASA trouvait de la vie sur Mars, elle n’aurait guère de scrupules à la détruire pour la placer sous un microscope et l’étudier, mais il ne le dit pas. « Si nous étions scientifiquement plus avancés — ou plus avancés spirituellement, ce qui est peut-être la condition nécessaire pour pouvoir voyager dans le vaste c’est-quoi-là-bas —, nous constaterions peut-être que la vie est partout. Qu’il y a autant de mondes habités et de formes de vie intelligentes qu’il y a de fourmilières à Chester’s Mill. »

Est-ce que par hasard sa main ne lui effleurerait pas le côté du sein ? Elle en avait bien l’impression. Cela faisait longtemps qu’une main d’homme ne s’était pas posée là, et c’était très agréable.

« La seule chose dont je suis sûr, reprit-il, est qu’il existe d’autres mondes que ceux que l’on parvient à voir avec nos dérisoires télescopes, ici sur terre. Ou même avec Hubble. Et… ils ne sont pas ici, vous savez. Ce n’est pas une invasion. Ils ne font juste que regarder. Et… peut-être… jouer.

— Je sais à quoi ça ressemble, d’être le jouet des autres. »

Il la regarda. À distance de baiser. Elle n’aurait pas détesté être embrassée. Pas du tout détesté.

« À quoi faites-vous allusion ? À Rennie ?

— Ne croyez-vous pas qu’il y a certains moments, dans la vie d’une personne, qui décident de son destin ? Des évènements qui nous transforment réellement ?

— Si », répondit-il, pensant au sourire rouge laissé par sa botte sur les fesses d’Abdul. Juste les fesses banales d’un homme banal, vivant sa petite vie banale. « Absolument.

— Pour moi, c’est arrivé quand j’avais neuf ans. À l’école, ici, celle de Main Street.

— Racontez-moi.

— Ça ne prendra pas longtemps. Ç’a été l’après-midi le plus long de toute ma vie, mais c’est une histoire courte. »

En quoi elle se trompait. Il attendit.

« J’étais enfant unique. Mon père possédait le journal local, qu’il gérait avec deux journalistes et un courtier en publicité, mais il était pour l’essentiel l’équipe à lui tout seul et c’était ce qui lui convenait. Allais-je prendre la suite lorsqu’il partirait à la retraite ? La question ne se posait même pas. Il le croyait, ma mère le croyait, mes professeurs le croyaient et, bien entendu, je le croyais, moi aussi. Mon éducation supérieure était déjà entièrement planifiée. Et je n’irais pas dans une université de ploucs comme celle de l’État du Maine, non, l’université de l’État du Maine n’était pas pour la fille d’Al Shumway. La fille d’Al Shumway ne pouvait aller qu’à Princeton. Le temps que j’arrive en cours moyen, j’avais déjà le drapeau de Princeton suspendu au-dessus de mon lit et ma valise pratiquement prête.

« Tout le monde — moi y comprise — adorait quasiment le sol sur lequel je marchais. Tout le monde, sauf les autres filles de ma classe. Je ne comprenais pas pourquoi, à l’époque, mais aujourd’hui je me demande comment j’ai pu ne pas le voir. J’étais toujours assise au premier rang, c’était toujours moi qui levais la main lorsque Mrs Connaught posait une question, et mes réponses étaient toujours justes. Je rendais mes devoirs en avance si je pouvais et je ne demandais qu’à accumuler les points de bonus. J’étais une pompe à bonnes notes et une petite futée. Un jour, Mrs Connaught a été obligée de nous laisser seules en classe quelques minutes. À son retour, Jessie Vachon saignait du nez. Mrs Connaught a menacé de consigner toute la classe si personne ne disait qui l’avait fait. J’ai levé la main et j’ai dit que c’était Andy Manning. Andy avait donné un coup de poing à Jessie parce qu’elle n’avait pas voulu lui prêter sa gomme. Moi, je ne voyais rien de mal à le dénoncer, parce que c’était la vérité. Vous voyez le tableau ?

— Cinq sur cinq.

— Cet incident a été la goutte d’eau. Peu de temps après, alors que je traversais la place pour rentrer chez moi, une bande de filles m’attendait en embuscade dans le Peace Bridge. Elles s’y étaient mises à six. La meneuse était Lila Strout, aujourd’hui Lila Killian — elle a épousé Roger Killian, qui lui fait sa fête tous les jours. Ne laissez jamais quelqu’un vous dire que les enfants ne trimballent pas leurs problèmes jusqu’à l’âge adulte.

« Elles m’ont tirée jusqu’au kiosque à musique. Je me suis débattue, au début, mais deux d’entre elles — Lila, évidemment, et Cindy Collins, la mère de Toby Manning — m’ont donné des coups de poing. Et pas à l’épaule, comme le font en général les enfants. Cindy m’a frappée à la joue et Lila directement le sein droit. Qu’est-ce que ça fait mal ! Mes nénés commençaient juste à pousser et ils me faisaient déjà mal sans ça.

« Je me suis mise à pleurer. D’habitude, c’est le signal — chez les enfants, en tout cas — que les choses ont été assez loin. Mais pas ce jour-là. Quand je me suis mise à crier, Lila m’a dit de la fermer, sans quoi ça allait être pire. Et personne pour les arrêter. La journée était froide et pluvieuse et il n’y avait que nous sur la place.

« Lila m’a frappée à la figure, assez fort pour que je me mette à saigner du nez et m’a lancé, Sale rapporteuse ! Ah, la sale rapporteuse ! Et les autres filles se sont mises à rire. Elles disaient que c’était à cause d’Andy et, à l’époque, je l’ai cru, mais je sais maintenant que c’était à cause de tout, à commencer par la manière dont mes jupes, mes chemisiers, et jusqu’aux rubans de mes cheveux, étaient coordonnés. Elles étaient fagotées, j’étais sapée. Andy, c’était juste la goutte d’eau.

— Et qu’est-ce qu’elles vous ont fait ?

— En plus des coups, elles m’ont tiré les cheveux. Et… elles m’ont craché dessus. Toutes. Alors que j’étais tombée sur le sol du kiosque. Je pleurais plus fort que jamais, je me cachais la figure dans les mains, mais je l’ai senti. La salive est tiède, vous savez ?

— Ouais.

— Elles me traitaient de chouchou du prof, de lèche-bottes, de Miss Caca-sent-bon. Et c’est alors, au moment où je pensais qu’elles en avaient terminé, que Corrie McIntosh s’est écriée, On lui enlève son pantalon ! Je portais en effet un pantalon, ce jour-là, un chouette pantalon que ma mère avait commandé sur catalogue. Je l’adorais. Le genre de pantalon que devaient porter les étudiantes branchées de Princeton. C’était ce que j’imaginais à l’époque, en tout cas.

« Je me suis mise à me débattre de toutes mes forces, mais elles l’ont emporté, bien sûr. Quatre d’entre elles me clouaient au sol pendant que Lila et Corrie m’arrachaient mon pantalon. Puis Cindy Collins a commencé à rire et à montré ma culotte du doigt : Elle a ces crétins de nounours dessus ! Ce qui était vrai, la famille de Winnie l’Ourson au grand complet. Elles se sont toutes mises à rire et… Barbie… je suis devenue petite, de plus en plus petite… minuscule. Le sol du kiosque à musique n’était plus qu’un grand désert plat et j’étais un insecte collé dessus. En train de mourir dessus.

— Telle une fourmi sous une loupe, en d’autres termes.

— Oh, non, non, Barbie ! C’était glacial, pas chaud. Je gelais. J’avais la chair de poule sur les jambes. Corrie a dit, Et si on lui enlevait aussi sa petite culotte ? Les autres n’étaient pas prêtes à aller jusque-là, tout de même ; mais pour pas avoir l’air de se dégonfler, sans doute, Lila a pris mon beau pantalon et l’a lancé sur le toit du kiosque. Après quoi elles sont parties. Lila la dernière. Si jamais tu rapportes encore, m’a-t-elle dit, je prendrai le couteau de mon frère et je couperai ton nez de salope !

— Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? demanda Barbie, dont la main reposait indubitablement contre son sein.

— Tout d’abord je me suis retrouvée recroquevillée sur le sol du kiosque, petite fille terrifiée se demandant comment elle allait faire pour rentrer chez elle alors que la moitié de la ville risquait de la voir défiler dans sa culotte ridicule de bébé. Je me sentais la plus nulle, la plus minuscule morveuse de toute l’histoire humaine. J’ai finalement décidé d’attendre la nuit. Mes parents s’inquiéteraient, ils appelleraient peut-être les flics, mais ça m’était égal. J’attendrais qu’il fasse nuit et je me faufilerais jusque chez moi par les petites rues. En me cachant derrière les arbres si je voyais quelqu’un arriver.

« J’ai dû m’assoupir un peu, car j’ai vu tout d’un coup Kayla Bevins au-dessus de moi. Elle avait fait partie du groupe, elle m’avait frappée, elle m’avait tiré les cheveux, elle m’avait craché dessus. Elle ne m’avait pas autant injuriée que les autres, mais elle avait été avec elles. Elle avait fait partie de celles qui me tenaient pendant que Corrie et Lila m’enlevaient mon pantalon, et lorsqu’elle avait vu qu’une jambe retombait du toit, elle était montée sur le garde-fou pour la réexpédier dessus, afin que je ne puisse pas l’attraper.

« Je l’ai suppliée de ne pas me faire plus mal. Toute honte bue, au-delà de toute dignité. Je l’ai suppliée de ne pas finir de me déshabiller. Elle s’est contentée de rester là et de m’écouter, comme si je n’étais rien pour elle. Je n’étais rien pour elle. Je le comprenais, à ce moment-là. Je crois que j’avais fini par l’oublier, avec le temps, mais j’ai plus ou moins retrouvé cette vérité banale à la suite de l’expérience du Dôme.

« Finalement, je me suis contentée de rester là, à renifler sans rien dire. Elle m’a regardée encore un peu, puis elle a enlevé son chandail. C’était un grand machin marron qui pendait sur elle et tombait jusqu’à ses genoux. Elle me l’a jeté et m’a dit : Rentre chez toi avec, ça te fera comme une robe.

« Pas un mot de plus. Et, bien que j’aie été à l’école avec elle pendant encore huit ans — presque tout le secondaire —, nous ne nous sommes jamais reparlé. Mais parfois, en rêve, je l’entends qui me dit : Rentre chez toi avec, ça te fera comme une robe. Et je vois son visage. On n’y lit ni haine ni colère — ni pitié, non plus. Elle ne l’a pas fait par pitié, et elle ne l’a pas fait pour me faire taire. J’ignore pourquoi elle l’a fait. J’ignore pourquoi elle est revenue. Vous le savez, vous ?

— Non », répondit Barbara.

Et il l’embrassa sur la bouche. Ce fut bref, mais tiède, humide et tout à fait sensationnel.

« Pourquoi m’avez-vous embrassée ?

— Parce que vous aviez l’air d’en avoir besoin, et parce que j’en avais besoin, moi. Qu’est-ce qui s’est passé ensuite, Julia ?

— J’ai enfilé le chandail et je suis rentrée chez moi, évidemment. Mes parents m’attendaient. »

Elle redressa le menton avec fierté.

« Je ne leur ai jamais raconté ce qui était arrivé, et ils ne l’ont jamais su. Pendant environ une semaine, j’ai vu mon pantalon en allant à l’école, posé là-haut sur le petit toit conique du kiosque à musique. Chaque fois, je ressentais la même honte — comme un coup de poignard au cœur. Puis un jour il ne s’y trouva plus. La souffrance ne disparut pas pour autant, mais les choses s’améliorèrent un peu, ensuite. D’aiguë, la douleur devint simplement sourde.

« Je n’ai jamais dénoncé ces filles. Pourtant mon père était furieux au point qu’il m’avait consignée à la maison jusqu’en juin. Je n’avais le droit de sortir que pour aller à l’école. Je n’ai même pas pu faire le voyage scolaire au Musée des beaux-arts de Portland, alors que j’en rêvais depuis un an. Il m’avait dit que je pourrais y aller si je donnais les noms de celles qui m’avaient molestée. C’était le terme qu’il employait, molestée. Et pourtant, je n’ai pas voulu, et pas seulement parce que la fermer est la version enfantine du credo.

— Vous vous êtes tue parce que tout au fond de vous, vous pensiez avoir mérité ce qui vous était arrivé.

Mérité n’est pas le bon mot. Je pensais que je l’avais acheté, que j’avais payé pour l’avoir, ce qui n’est pas la même chose. Ma vie a changé, après ça. J’ai continué à avoir de bonnes notes, mais je ne levais plus la main aussi souvent. Je n’étais plus aussi avide de toujours décrocher les premières places. J’aurais pu être celle qui prononçait le discours de fin d’année en terminale, mais j’avais moins bien travaillé au second semestre — juste assez pour faire en sorte que Carlene Plummer passe en tête. Je ne voulais pas de cet honneur. Ni du discours ni de l’attention qui vont avec. Je m’étais fait quelques amies, surtout parmi les filles qui fumaient en cachette derrière le bahut.

« Le plus grand changement, ç’a été de poursuivre mes études dans le Maine au lieu d’aller à Princeton… où j’avais d’ailleurs été acceptée. Mon père a tonné et fulminé, disant que sa fille ne pouvait aller dans une université de ploucs, mais j’ai tenu bon. »

Elle sourit.

« Il a fallu s’accrocher. Mais voilà, le compromis est l’ingrédient secret de l’amour et j’aimais beaucoup mon papa. J’aimais mes deux parents. J’avais décidé d’aller à l’université du Maine à Orono, mais j’ai posé ma candidature au dernier moment à Bates — une de ces candidatures dites de circonstances spéciales — et j’ai été acceptée. Mon père m’a obligée à payer les droits d’entrée sur mes économies, ce que j’ai fait volontiers, parce que c’était en fin de compte le moyen de rétablir la paix dans la famille après seize mois de guerre d’usure entre l’empire des Parents-décideurs et la principauté, certes petite, mais solidement fortifiée, des Ados-rebelles. Je ne me suis pas retrouvée ici, à Chester’s Mill, à cause de ce jour-là — mon avenir au Democrat était assez largement déterminé depuis longtemps —, mais c’est à cet évènement que je dois d’être en grande partie ce que je suis. »

Elle tourna vers lui des yeux dans lesquels brillaient des larmes mais aussi une lueur de défi. « Pour autant, je ne suis pas une fourmi. Je ne suis pas une fourmi. »

Il l’embrassa à nouveau. Elle passa ses bras autour de lui, le serra et lui rendit son baiser du mieux qu’elle put. Et lorsque la main de Barbie dégagea son chemisier de sa ceinture pour remonter dessous et se refermer sur un de ses seins, elle lui donna sa langue. Quand ils se séparèrent, elle haletait.

« Vous voulez ?

— Oui. Et vous ? »

Il lui prit la main et la posa sur son jean, et le point auquel il la désirait devint tout de suite évident.

Une minute plus tard, il était au-dessus d’elle, se tenant sur les coudes. Elle le prit pour le guider. « Allez-y en douceur, colonel Barbara. J’ai un peu oublié comment ce truc-là se passe.

— C’est comme la bicyclette », répondit Barbie.

Il s’avéra qu’il avait raison.

15

Quand ils eurent terminé, elle resta la tête posée sur le bras de Barbie, le visage tourné vers les étoiles roses, et lui demanda à quoi il pensait.

Il soupira. « Aux rêves. Aux visions. Aux machins-trucs-chouettes. Vous avez votre téléphone avec vous ?

— Bien sûr. Et la batterie tient rudement bien le coup. Mais pour combien de temps, aucune idée. Qui voulez-vous appeler ? Cox, je suppose.

— Vous supposez bien. Le numéro est en mémoire ?

— Oui. »

Julia tendit la main vers son pantalon posé à côté et prit le téléphone accroché à la ceinture. Elle fit apparaître COX à l’écran, appuya sur le bouton vert et tendit le portable à Barbie, qui commença à parler tout de suite. Cox avait dû décrocher dès la première sonnerie.

« Bonjour, colonel. C’est Barbie. Je suis dehors. Je vais prendre le risque de vous dire où nous nous trouvons. Sur Black Ridge. L’ancien verger McCoy. Est-ce que vous — oui, vous savez où. Évidemment. Vous avez des images satellites de la ville, n’est-ce pas ? »

Il écouta, puis demanda à Cox si ces images montraient un fer à cheval lumineux entourant la colline et s’interrompant à hauteur du TR-90. Le colonel répondit que non, mais, à voir comment Barbie l’écoutait, il dut demander des détails.

« Pas maintenant, répondit Barbie. Pour l’instant, j’aimerais que vous fassiez quelque chose pour moi, Jim, et le plus tôt sera le mieux. Vous allez avoir besoin de deux hélicos. Des Chinook. »

Il expliqua ce qu’il voulait. Cox écouta puis répondit à son tour.

« Je n’ai pas le temps d’entrer dans les détails et, de toute façon, ce ne serait pas tellement plus clair pour vous. Croyez-moi simplement si je vous dis que c’est un sinistre merdier ici et que je pense que le pire est à venir. Peut-être pas avant Halloween, avec de la chance. Mais j’ai bien peur que nous n’ayons pas de chance. »

16

Pendant que Barbie parlait avec le colonel James Cox, Andy Sanders, adossé contre la remise du matériel, derrière WCIK, regardait les étoiles aberrantes. Il était pété comme une grenade, heureux comme un pape, frais comme une rose et autres métaphores dans la même veine. Et cependant, une profonde tristesse — curieusement paisible, presque réconfortante — roulait sous la surface, telle une puissante rivière souterraine. Il n’avait jamais eu la moindre prémonition au cours de sa vie prosaïque et pratique, la vie de son travail quotidien. Or voici qu’il en avait une. C’était la dernière nuit qu’il passait sur terre. Quand viendraient les hommes amers, lui et le chef Bushey disparaîtraient. Simplement. Ce n’était pas vraiment grave.

« Je faisais du rab, de toute façon, dit-il à haute voix. Depuis que j’ai failli prendre ces pilules.

— C’est quoi ça, Sanders ? » demanda le Chef qui arrivait d’un pas tranquille par l’allée à l’arrière de sa station de radio, pieds nus, éclairant le chemin juste devant lui.

Son pantalon de pyjama flottant tenait toujours de la manière la plus précaire sur ses hanches osseuses, mais il avait ajouté quelque chose à son accoutrement : une grande croix blanche retenue à son cou par un lacet de cuir. Il avait le GUERRIER DE DIEU à l’épaule. Deux grenades pendaient de la crosse au bout d’un autre lacet de cuir. Il tenait la télécommande dans son autre main.

« Rien, chef, répondit Andy. Je parlais tout seul. On dirait que je suis le seul à écouter, ces temps-ci.

— Tu déconnes, Sanders. Tu déconnes dans les grandes largeurs, tu déconnes complètement. Dieu écoute. Il est branché sur les âmes encore mieux que le FBI sur ton téléphone. Et moi aussi, j’écoute. »

C’était tellement beau, beau et réconfortant, qu’Andy sentit une vague de gratitude monter de son cœur. Il lui tendit la pipe. « Goûte-moi ce shit. »

Chef Bushey laissa échapper un rire enroué, prit une grande bouffée, retint la fumée et toussa en la recrachant. « Badaboum ! s’écria-t-il. Le pouvoir de Dieu ! Le pouvoir sur commande, Sanders !

— T’as tout pigé », répondit Andy. C’était l’expression que Dodee employait toujours et cette évocation de sa fille lui brisa à nouveau le cœur. Il s’essuya machinalement les yeux. « Où tu as trouvé cette croix ? »

D’un mouvement de sa torche, Chef montra la station de radio. « Coggins avait un local à lui, ici. La croix était dans son bureau. J’ai dû forcer le tiroir. Et tu sais ce qu’il y avait d’autre là-dedans, Sanders ? Les photos à branlette les plus dégueulasses que j’aie jamais vues.

— Des gosses ? » demanda Andy. Il n’aurait pas été surpris. Quand le diable s’emparait d’un homme d’Église, celui-ci tombait d’autant plus bas. Assez bas pour ramper sous un serpent à sonnette avec un chapeau haut de forme.

« Pire, Sanders. Des Orientales. »

Chef Bushey prit l’AK-47 posé en travers des genoux d’Andy. Il éclaira la crosse, sur laquelle Andy avait écrit CLAUDETTE avec l’un des Magic Marker de la station de radio.

« Ma femme, dit Andy. Elle a été la première victime du Dôme. »

Le Chef l’agrippa par l’épaule. « C’est bien de ta part de ne pas l’oublier, Sanders. Je suis content que Dieu nous ait réunis.

— Moi aussi, dit Andy en lui reprenant la pipe. Moi aussi, Chef.

— Tu sais ce qui va probablement arriver, demain, pas vrai ? »

Andy reprit CLAUDETTE par la crosse. La réponse était bien assez claire.

« Il y a toutes les chances pour qu’ils portent des protections ; alors si jamais c’est la guerre, vise à la tête. Et pas au coup par coup ; tu les arroses. Et si les choses tournent mal pour nous… tu sais ce qui nous reste à faire, hein ?

— Je le sais.

— Jusqu’à la fin, Sanders ? »

Chef Bushey brandit la télécommande et l’éclaira de sa torche.

« Jusqu’à la fin, Chef. »

Il toucha l’appareil du bout du canon de CLAUDETTE.

17

Ollie Dinsmore s’éveilla brusquement sur un cauchemar : quelque chose n’allait pas. Il resta allongé dans son lit, regardant par la fente des rideaux les premières lueurs — faibles et malpropres — du jour qui se levait, essayant de se persuader que ce n’était qu’un rêve, un horrible cauchemar qu’il n’arrivait pas à se rappeler tout à fait. N’en restait que le souvenir de flammes et de cris.

Pas des cris, des hurlements.

Son réveille-matin de pacotille égrenait les secondes sur la table de nuit. Il le prit. Six heures et quart, et pas un bruit en provenance de la cuisine. Plus parlant encore, pas d’odeur de café. Son père était toujours debout et prêt à cinq heures et quart au plus tard (« Les vaches ne peuvent pas attendre » était le leitmotiv préféré d’Alden Dinsmore) et le café toujours passé dès cinq heures et demie.

Mais pas ce matin.

Ollie se leva et enfila son jean de la veille. « P’pa ? »

Pas de réponse. On n’entendait que le tic-tac du réveil et — au loin — les meuglements d’une vache mélancolique. L’angoisse s’empara du garçon. Il essaya de se convaincre qu’il n’y avait pas de raison, que sa famille — au complet et parfaitement heureuse une semaine auparavant — avait subi toutes les tragédies que Dieu pouvait envoyer, au moins pour le moment. Il se le disait, mais il n’y croyait pas.

« Papa ? »

Le générateur, dehors, tournait toujours et il vit les diodes lumineuses de la cuisinière et du four à micro-ondes quand il entra dans la cuisine, mais celui de la cafetière électrique ne brillait pas. Le séjour était également vide. Son père regardait la télé lorsque Ollie était monté se coucher, la veille, et elle était toujours branchée, le son très bas. À l’écran, un type grimaçant et agité faisait la pub du nouveau torchon en microfibres ShamWow. « Dépenser quarante billets par mois en Sopalin, c’est jeter votre argent par les fenêtres », disait le type grimaçant depuis cet autre monde où de telles choses comptaient encore.

Il est allé nourrir les vaches, c’est tout.

Mais n’aurait-il pas éteint la télé pour économiser l’électricité ? Ils avaient une bonne réserve de propane, certes, mais elle ne durerait pas éternellement.

« P’pa ? »

Toujours pas de réponse. Ollie alla jusqu’à la fenêtre qui donnait du côté de la grange. Personne. Pris de palpitations de plus en plus fortes, il emprunta le couloir du fond pour se rendre jusqu’à la chambre de ses parents, rassemblant tout son courage pour frapper. Il n’en eut pas besoin : la porte était ouverte. Le grand lit double était en désordre (l’horreur que son père avait du désordre paraissait disparaître dès qu’il sortait de l’étable) mais vide. Ollie s’apprêtait à faire demi-tour lorsqu’il vit quelque chose qui l’angoissa encore plus. Le portrait d’Alden et Shelley, pris le jour de leur mariage et qu’il avait toujours vu accroché au mur, d’aussi loin que remontaient ses souvenirs, avait disparu. Ne restait plus, à son emplacement, qu’un rectangle vide où le papier peint avait conservé ses couleurs.

Pas de raison d’avoir peur à cause de ça.

Si justement.

Ollie continua dans le couloir. Il y avait encore une porte. Fermée, alors qu’elle était restée ouverte pendant un an. Un bout de papier jaune avait été punaisé dessus. Un mot. Avant même de pouvoir le déchiffrer, Ollie avait reconnu l’écriture de son père. Sans aucun mal ; ce n’étaient pas les notes dans ce style, griffonnées à la hâte de la grande écriture d’Alden, qui avaient manqué quand Rory et lui revenaient de l’école. Elles se terminaient toujours de la même manière :

Balayez la grange, et allez jouer après. Désherbez les tomates et les haricots, et allez jouer après. Rentrez le linge de maman et faites attention à ne pas le laisser traîner dans la boue. Et allez jouer après.

Les récréations, c’est fini, pensa Ollie, lugubre.

Puis il eut une bouffée d’espoir : peut-être rêvait-il ? N’était-ce pas possible ? Après la mort de son frère par ricochet et le suicide de sa mère, rien de plus logique que de rêver qu’on se réveillait dans une maison vide, non ?

La vache meugla de nouveau, et même ce son paraissait provenir d’un rêve.

La chambre sur laquelle donnait la porte à la note punaisée avait été celle de grand-père Tom. Souffrant d’une insuffisance cardiaque grave, il était venu habiter chez eux lorsqu’il n’avait plus été capable de se débrouiller tout seul. Pendant un temps, il avait encore pu se traîner jusqu’à la cuisine pour prendre ses repas en famille puis, au bout d’un moment, il s’était retrouvé cloué au lit, tout d’abord avec un bidule en plastique dans le nez — un bidule qui s’appelait un candélabre, quelque chose comme ça —, ensuite avec un masque en plastique sur la figure qu’il portait presque tout le temps. Rory avait dit un jour en ricanant qu’il avait l’air d’être le plus vieil astronaute du monde, ce qui lui avait valu une gifle de maman.

À la fin, chacun avait pris son tour de garde pour lui changer ses bouteilles d’oxygène et une nuit, maman l’avait trouvé mort sur le plancher, comme si l’effort qu’il avait fait pour se lever l’avait tué. Elle avait hurlé le nom d’Alden ; celui-ci était venu, avait regardé, posé son oreille contre la poitrine du vieil homme et coupé l’oxygène. Shelley Dinsmore s’était mise à pleurer. Depuis lors, on avait gardé la porte de la chambre presque tout le temps fermée.

Désolé — ainsi commençait la note sur la porte —, va en ville, Ollie. les Denton ou les Morgan ou la rév. Libby prendront soin de toi.

Ollie regarda longtemps ces quelques mots, puis tourna le bouton de la porte d’une main qui ne lui paraissait pas être la sienne, espérant que ce ne serait pas un carnage.

Ce n’en était pas un. Son père était allongé sur le lit de grand-père Tom, mains croisées sur la poitrine. Ses cheveux étaient soigneusement peignés, comme quand il allait en ville. Il tenait la photo de mariage contre lui. L’une des anciennes bouteilles d’oxygène vertes de grand-père était toujours dans un coin ; Alden y avait accroché sa casquette des Red Sox, celle sur laquelle on lisait WORLD SERIES CHAMPS.

Ollie secoua l’épaule de son père. Ça sentait la gnôle et, pendant quelques secondes, l’espoir (toujours entêté, parfois plein de haine) gonfla son cœur. Peut-être était-il seulement ivre.

« Papa ? P’pa ! Réveille-toi ! »

Ollie ne sentit aucun souffle contre sa joue et se rendit compte que les yeux de son père n’étaient pas complètement fermés ; qu’il voyait deux minces croissants blancs entre ses paupières. Et il y avait une autre odeur, celle que sa mère appelait en français eau de pipi*.

Son père s’était peigné, mais, alors qu’il attendait la mort, il s’était pissé dessus, comme feu son épouse. Ollie se demanda si, sachant cela, son père l’aurait tout de même fait.

Il s’éloigna du lit à reculons, lentement. Maintenant qu’il aurait aimé avoir l’impression de faire un mauvais rêve, cette illusion avait disparu. Il faisait une mauvaise réalité, et c’était quelque chose dont on ne se réveillait pas. Son estomac se contracta et une colonne d’un liquide ignoble monta dans sa gorge. Il courut à la salle de bains pour se retrouver nez à nez avec un intrus à l’air furibond. Il faillit hurler, le temps de se reconnaître dans le miroir au-dessus du lavabo.

Il s’agenouilla devant les toilettes, s’agrippant à ce que Rory avait appelé les papi-barres, et vomit. Puis il tira la chasse (grâce au générateur et à un puits profond, il pouvait tirer la chasse), rabaissa le couvercle et s’assit dessus, tremblant de tout son corps. Dans le lavabo, juste à côté, il y avait deux fioles des médicaments que prenait grand-père Tom et une bouteille de Jack Daniel’s. Fioles et bouteille, tout était vide. Ollie s’empara de l’une des fioles de médicament. PERCOCET, disait l’étiquette. Il ne prit pas la peine de regarder l’autre.

« Je suis tout seul, maintenant », dit-il.

Les Denton ou les Morgan ou la rév. Libby prendront soin de toi.

Mais il ne voulait pas qu’on prenne soin de lui — cela lui faisait l’effet de sa mère prenant soin d’une chemise déchirée en la rangeant près de sa machine à coudre. Il avait parfois éprouvé de la haine pour la ferme, mais il l’avait toujours davantage aimée que haïe. La ferme le tenait. La ferme, les vaches, le tas de bois. Cela lui appartenait et il appartenait à cela. Il le savait comme il avait su que Rory quitterait la ferme et ferait de brillantes études suivies d’une brillante carrière ; qu’il partirait loin d’ici, dans quelque ville où il se rendrait au théâtre et visiterait les galeries d’art. Son frère avait été assez intelligent pour se tailler une place au soleil dans le grand monde ; Ollie l’était assez pour ne pas se faire rattraper par ses prêts bancaires et sa carte de crédit, mais guère plus.

Il décida d’aller s’occuper des vaches. Il leur donnerait double ration, si elles en voulaient. Une ou deux des bossues voudraient peut-être se faire traire. Dans ce cas-là, il boirait un peu de lait aux pis, comme il faisait quand il était petit.

Après quoi il irait tout au fond du grand champ et lancerait des cailloux contre le Dôme jusqu’à ce que les gens venus voir leurs proches commencent à arriver. La Grande Affaire, aurait dit son père, mais Ollie n’avait envie de voir personne, sauf peut-être le soldat Ames de Ca’oline du Sud. Tante Lois et oncle Scooter viendraient peut-être — ils habitaient tout près, à New Gloucester —, mais qu’est-ce qu’il pourrait leur raconter ? Hé, tonton, ils sont tous morts sauf moi, merci d’être venus ?

Non. Une fois que les gens à l’extérieur du Dôme commenceraient à débarquer, il irait jusqu’à l’endroit où était enterrée maman et il creuserait un nouveau trou à côté. Cela le tiendrait occupé un moment et peut-être que, lorsqu’il irait se coucher, il pourrait dormir.

Le masque à oxygène de papi Tom pendait au crochet de la salle de bains. Sa mère l’avait suspendu là après l’avoir soigneusement lavé et nettoyé — allez savoir pourquoi. En le voyant, la réalité de sa situation lui tomba finalement dessus avec la violence d’un piano s’écrasant sur du marbre. Il plaqua ses deux mains contre son visage et, se balançant d’avant en arrière, se mit à gémir.

18

Linda Everett bourra de conserves deux grands sacs d’épicerie en toile, faillit les poser devant la porte de la cuisine, puis décida de les laisser plutôt à côté du placard de l’arrière-cuisine, le temps que Thurston et les enfants soient prêts à partir. Quand elle vit le fils Thibodeau remonter l’allée, elle se félicita de sa prudence. Ce jeune homme lui fichait une frousse du diable, mais elle aurait eu bien plus à redouter si jamais il avait vu deux sacs remplis de thon, de haricots et de soupes en boîte.

Alors, on va quelque part, Mrs Everett ? Parlons-en un peu.

L’ennui était que, de tous les nouveaux flics engagés par Randolph, seul Thibodeau était intelligent.

Pourquoi Rennie n’avait-il pas envoyé Searles ?

Parce que Melvin Searles était un idiot. Élémentaire, mon cher Watson.

Elle jeta un coup d’œil dans la cour, par la fenêtre de la cuisine, et vit Thurston qui poussait Jannie et Alice sur les balançoires. Audrey était allongée non loin, le museau sur une patte. Judy et Aidan jouaient dans le bac à sable. Judy avait passé un bras autour des épaules d’Aidan et paraissait le réconforter. Linda se sentit fondre. Elle espéra pouvoir satisfaire Mr Carter Thibodeau et l’avoir renvoyé avant qu’aucune de ces cinq personnes ne sache seulement qu’il était là. Elle n’avait plus joué la comédie depuis qu’elle avait tenu le rôle de Stella dans Un tramway nommé Désir, au collège ; ce matin, elle allait remonter sur scène. Ce n’était pas les critiques qui lui importaient, cette fois, mais conserver la liberté, pour elle comme pour tous ceux qui avaient déjà pris le large.

Elle traversa rapidement le séjour, adoptant une expression anxieuse de circonstance avant d’ouvrir la porte. Carter se tenait sur le paillasson (BIENVENUE), le poing levé pour frapper. Elle dut redresser la tête pour le regarder ; elle mesurait un peu plus d’un mètre soixante-dix, mais il la dominait tout de même d’une demi-tête.

« Regardez-moi ça, dit-il avec un sourire. Déjà bien réveillée et toute pomponnée alors qu’il n’est même pas sept heures et demie. »

Pourtant, il n’avait guère envie de sourire ; jusqu’ici la matinée avait été infructueuse. La femme pasteur avait disparu, la salope de journaliste avait disparu, ses deux reporters avait apparemment disparu, eux aussi, ainsi que Rose Twitchell. Le restaurant était ouvert et le petit Wheeler tenait la boutique, mais il affirmait n’avoir aucune idée de l’endroit où se trouvait Rose. Carter l’avait cru. Anse Wheeler avait tout d’un chien qui ne se rappelle plus où il a planqué son os préféré. À en juger par les odeurs horribles qui provenaient de la cuisine, il n’avait aucune idée non plus de ce qu’étaient les processus de cuisson. Carter avait fait le tour de l’établissement, à la recherche du van du Sweetbriar. Introuvable. Il n’avait pas été surpris.

Après avoir vérifié le restaurant, il était passé au Burpee’s, cognant tout d’abord sur les portes d’entrée, puis sur celles de derrière, où un employé négligent avait laissé, bien en vue, tout un tas de rouleaux de plomb que le premier petit malin venu aurait pu voler. Sauf que, si l’on y pensait un peu, qui voudrait voler des matériaux de protection pour son toit, dans une ville où il ne pleuvait plus jamais ?

Carter avait supposé qu’il ferait aussi chou blanc à la maison des Everett, et il n’y était allé que pour pouvoir dire qu’il avait respecté ses instructions à la lettre, mais il avait entendu les gosses qui jouaient dans la cour pendant qu’il remontait l’allée. Et le van de Linda était là. C’était bien le sien, aucun doute : il voyait un gyrophare amovible posé sur le tableau de bord. Le patron lui avait recommandé un interrogatoire modéré ; mais Linda Everett étant la seule qu’il ait trouvée, Carter se dit qu’il pouvait modérer sa modération. Que cela lui plaise ou pas — et cela ne lui plairait pas —, la petite mère Everett devrait répondre pour tous ceux qu’il n’avait pu trouver. Mais avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, elle lui parlait déjà. Non seulement elle lui parlait, mais elle le prenait par la main, l’entraînant littéralement à l’intérieur.

« Vous l’avez trouvé ? Je t’en prie, Carter, est-ce que Rusty va bien ? Il n’est pas… » Elle lui lâcha la main. « Si… s’il y a quelque chose, parle à voix basse, les enfants sont là, dehors, et je ne veux pas qu’ils soient davantage bouleversés qu’ils ne le sont déjà. »

Carter passa devant elle, entra dans la cuisine et jeta un coup d’œil par la fenêtre, au-dessus de l’évier. « Qu’est-ce qu’il fabrique ici, le toubib hippie ?

— Il est venu avec les enfants dont il s’occupe. Caro les avait amenés à la réunion, hier au soir, et…tu sais ce qui est arrivé. »

Ce débit de mitrailleuse était bien la dernière chose à laquelle Carter se serait attendu. Peut-être ignorait-elle tout. Le fait qu’elle ait été à la réunion, la veille et qu’elle soit encore là ce matin plaidait en faveur de cette idée. Ou peut-être essayait-elle simplement de le déstabiliser. De procéder à… comment disait-on, déjà ? À une frappe préventive. C’était possible. Elle était intelligente. Il suffisait de la regarder pour s’en rendre compte. Et encore mignonne, pour une nana plus toute jeune.

« Vous l’avez trouvé ? Est-ce que Barbara… » Elle n’avait pas de mal à parler d’une voix étranglée. « Est-ce que Barbara lui a fait du mal ? Il ne l’aurait pas abandonné quelque part, après ? Tu peux me dire la vérité. »

Il se tourna vers elle, affichant un sourire décontracté dans la lumière tamisée provenant de l’extérieur. « À toi d’abord.

— Quoi ?

— J’ai dit,à toi d’abord. Dis-moi la vérité.

— Mais tout ce que je sais, c’est qu’il a disparu ! » Ses épaules s’affaissèrent. « Et toi, tu ne sais même pas où il est. Je le vois bien. Et si Barbara l’a tué ? S’il l’a déjà tué… »

Carter l’attrapa, la fit pivoter sur elle-même comme un danseur de quadrille et lui tordit le bras dans le dos jusqu’à ce qu’on entende l’épaule craquer. Mouvement exécuté avec une telle fluidité et une si incroyable rapidité qu’elle ne comprit son intention qu’une fois la chose faite.

Il sait tout ! Il sait tout et il va me faire mal ! Me faire mal jusqu’à ce que je lui dise…

L’haleine de Carter était brûlante dans son oreille. Elle sentait sa barbe de trois jours lui chatouiller la joue pendant qu’il parlait, et ce contact la fit frissonner.

« Ne déconne pas avec un déconneur, maman. » À peine plus fort qu’un murmure. « Toi et Wettington, vous vous êtes toujours serré les coudes — et le reste. Tu voudrais me faire croire que tu ne savais pas qu’elle allait faire évader ton mari ? C’est ça que tu me racontes ?

— Si elle me l’avait dit, j’aurais averti Randolph, répondit-elle, haletante. Jamais je n’aurais voulu laisser Rusty courir un tel risque. Il n’a rien fait.

— Il a fait plein de trucs. Il a menacé le patron de ne pas le soigner s’il ne démissionnait pas. C’est pas un putain de chantage, ça ? Je l’ai entendu de mes propres oreilles. » Il tordit un peu plus le bras de Linda. Elle laissa échapper un petit gémissement. « T’as quelque chose à répondre à ça ? Maman ?

— Je ne sais pas ce qu’il a fait. Je ne l’ai pas vu et je ne lui ai même pas parlé depuis que tout ça est arrivé, comment veux-tu que je sache ? Ce que je sais, c’est qu’il est ce qui ressemble le plus à un médecin, dans cette ville, et que jamais Rennie ne le ferait exécuter. Barbara, peut-être, mais Rusty, sûrement pas. Je le sais, et tu le sais très bien, toi aussi. Lâche-moi, maintenant. »

Un instant, il fut sur le point de le faire. Ça se tenait. Puis il eut une meilleure idée et la repoussa contre l’évier. « Penche-toi, maman.

— Non ! »

Il lui tordit encore le bras. Elle eut l’impression que son épaule allait se déboîter. « Je te dis de te pencher. Comme si t’allais laver tes si jolis cheveux blonds.

« Linda ? » C’était Thurston. « Comment ça va ? »

Seigneur ! Pourvu qu’il ne me demande pas si j’ai fini de vider les placards ! Je vous en prie, mon Dieu !

Puis une autre idée lui vint brusquement à l’esprit : où sont les affaires des gosses ? Chacune des filles avait préparé un petit sac de voyage. Et s’ils étaient posés au beau milieu du salon ?

« Dis-lui que tout va bien, lui souffla Thibodeau à l’oreille. Inutile de laisser rappliquer ce hippie. Ou les gosses. On est d’accord ? »

Seigneur, non. Mais où sont donc les sacs ?

« Tout va bien ! cria-t-elle.

— Bientôt fini ? »

Oh, Thurston, la ferme !

« J’ai encore besoin de cinq minutes ! »

Thurston parut hésiter, comme s’il voulait ajouter quelque chose, puis retourna vers les balançoires.

« Bien joué. » Carter se pressait contre elle, à présent, et il bandait. Elle le sentait contre le fond de son pantalon. Un vrai démonte-pneu, son truc. Puis il s’écarta. « Bientôt fini quoi ? »

Elle faillit répondre : de préparer le petit déjeuner, mais les bols sales étaient dans l’évier. Un instant, son cerveau eut un passage à vide, et elle en vint presque à espérer qu’il presse de nouveau sa foutue trique contre elle, vu que lorsque les hommes pensent avec leur queue, il ne se passe pas grand-chose dans leur tête.

Mais il lui tordit une fois de plus le bras. « Raconte-moi ça, maman. Fais plaisir à papa.

— Les cookies ! Je leur ai promis de faire des cookies, haleta-t-elle. C’est les gosses qui m’en ont demandé !

— Des cookies ? Sans électricité ? C’est la meilleure de la semaine, celle-là.

— Mais si, c’est ceux qu’on ne fait pas cuire ! T’as qu’à regarder dans le placard, fils de pute. »

Si jamais il y regardait, il trouverait effectivement une préparation spéciale ne nécessitant pas de cuisson. Mais il verrait aussi dans un coin de la pièce les provisions qu’elle avait préparées.

« Donc, tu ne sais pas où il est. » Son érection avait repris. L’épaule de Linda lui faisait tellement mal que ce fut à peine si elle en eut conscience. « Tu en es bien certaine ?

— Oui. Je croyais que tu le savais, toi. Je croyais que tu venais me dire qu’il avait été blessé ou que… que…

— Et moi, je crois que tu mens comme une arracheuse de dents, avec ton joli p’tit cul. » Il fit remonter le bras de Linda encore plus haut ; la douleur était maintenant atroce, son besoin de crier irrépressible. Sans savoir comment, elle le réprima tout de même. « Je crois que tu sais des tas de chose, maman. Et si tu ne me les dis pas, je vais faire sauter ton bras de l’articulation. Dernière chance. Où est-il ? »

Linda se résigna à se laisser déboîter un bras. Et peut-être les deux. La question était de savoir si elle pourrait s’empêcher de hurler, ce qui ferait immanquablement rappliquer les filles et Thurston au pas de course. « Dans mon cul. T’as qu’à l’embrasser, espèce de branleur. Peut-être qu’il va en sortir et te dire bonjour. »

Au lieu de lui casser le bras, Carter se mit à rire. Elle était bien bonne, celle-là, vraiment bien bonne. Et il la crut. Jamais elle n’aurait osé lui parler sur ce ton si elle n’avait pas dit la vérité. Il regrettait simplement qu’elle ait porté un jean. Il n’aurait probablement pas pu la baiser, mais l’affaire aurait pu être beaucoup plus chaude si elle avait eu une jupe. N’empêche, un coup tiré à blanc, ça n’était pas la pire manière d’entamer la Journée des Visiteurs, même si c’était contre un jean, et non contre une jolie petite culotte soyeuse.

« Tiens-toi tranquille et ferme-la, dit-il. Si tu te tiens à carreau, t’auras une chance de sortir de ce truc en un seul morceau. »

Elle entendit tinter une boucle de ceinture, glisser une fermeture Éclair. Puis ce qui frottait contre elle reprit de plus belle, mais entre eux avec une épaisseur de tissu beaucoup moins grande. Elle jubila vaguement à l’idée que son jean était presque neuf ; avec un peu de chance, il aurait la queue douloureusement enflammée par le frottement.

Pourvu que les filles n’arrivent pas et ne me voient pas comme ça…

Soudain, il se pressa plus fort contre elle, plus rigide que jamais. La main qui ne lui tordait pas le bras tâtonna à la recherche de son sein. « Hé, m’man… hé-hé… mm… mm… » Elle sentit son spasme, mais non l’humidité qui suit aussi sûrement que la nuit suit le jour ; le jean était trop épais pour cela, grâce à Dieu. L’instant suivant, la pression qui maintenait son bras tordu cessa. Elle en aurait pleuré de soulagement mais n’en fit rien. Ne voulut pas pleurer. Elle se retourna. Il refermait sa ceinture.

« Ce serait peut-être une bonne idée d’aller changer de jean avant de préparer tes cookies. C’est ce que je ferais, à ta place. » Il haussa les épaules. « Mais qui sait ? Peut-être que ça te plaît. Chacun ses goûts.

— C’est comme ça que vous faites respecter la loi, maintenant ? Tu crois que c’est comme ça que ton patron veut qu’on respecte la loi, ici ?

— Lui, il voit plutôt l’ensemble du tableau. » Carter se tourna alors vers l’arrière-cuisine et Linda eut l’impression que son cœur qui battait la chamade venait de s’arrêter. Puis Thibodeau jeta un coup d’œil à sa montre et remonta sa fermeture Éclair. « Tu m’appelles ou t’appelles Mr Rennie si ton mari prend contact. C’est ce qu’il y a de mieux à faire, crois-moi. Si tu le fais pas et que je l’apprends, le prochain coup ira tout droit dans ta bonne vieille chatte. Que les gosses regardent ou non. Je déteste pas avoir un public.

— Fiche le camp d’ici avant qu’ils arrivent.

— Dis s’il te plaît, maman. »

Sa gorge resta un instant paralysée, mais elle savait que Thurston allait revenir d’un instant à l’autre et elle fit un effort. « S’il te plaît. »

Il prit la direction de la porte, puis jeta un coup d’œil en passant dans le séjour et s’arrêta. Il avait dû voir les petits sacs de voyage. Elle en était certaine.

Mais il avait autre chose en tête.

« Et rapporte le gyrophare que j’ai vu dans ta voiture. Au cas où t’aurais oublié, t’as été virée. »

19

Elle était au premier lorsque Thurston et les enfants revinrent, trois minutes plus tard. Elle commença par regarder dans la chambre des filles. Les sacs étaient posés sur les lits. Le nounours de Judy dépassait de l’un d’eux.

« Hé, les enfants ! » lança-t-elle gaiement vers le rez-de-chaussée. Toujours gaie*[17], c’était sa devise. « Prenez une BD, j’arrive dans deux minutes. »

Thurston se présenta au bas de l’escalier.

« On devrait vraiment… »

Il vit alors son expression et se tut. Elle lui fit signe.

« M’man ? dit Janelle. On peut prendre un Pepsi, si je le partage avec les autres ? »

Normalement, à une heure aussi matinale, elle aurait refusé, mais elle répondit : « D’accord, mais n’en renversez pas ! »

Thurston monta la moitié de l’escalier. « Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Parlez doucement. Un flic est venu. Carter Thibodeau.

— Le grand baraqué avec les épaules de déménageur ?

— Lui-même. Il est venu m’interroger… »

Thurston pâlit et Linda comprit qu’il repassait dans sa tête ce qu’il avait dit pendant qu’il l’avait crue seule.

« Je crois que c’est bon, reprit-elle, mais il faut être tout à fait sûrs qu’il est bien parti. Il est arrivé à pied. Allez vérifier dans la rue et par-dessus la barrière, dans le jardin des Edmund. Je dois me changer.

— Qu’est-ce qu’il vous a fait ?

Rien ! siffla-t-elle. Vérifiez bien qu’il est parti, c’est tout, que nous puissions foutre le camp d’ici ! »

20

Piper Libby lâcha la boîte et s’assit, le regard perdu sur la ville, les larmes lui montant aux yeux. Elle repensait à toutes les prières qu’elle avait adressées au Grand Absent, au cœur de la nuit. Elle se disait maintenant que cela n’avait été qu’un stupide canular de potache et que la victime du canular, c’était elle. Il y avait bien quelqu’un de présent, là-haut. Mais voilà, ce n’était pas Dieu.

« Vous les avez vus ? »

Elle sursauta. Norrie Calvert était arrivée sans qu’elle l’entende. Elle paraissait amaigrie. Moins gamine, aussi, et Piper se rendit compte qu’elle allait être très jolie. Elle l’était sans doute déjà aux yeux des garçons avec lesquels elle était toujours fourrée.

« Oui ma chérie, je les ai vus.

— Rusty et Barbie vont bien ? Et les gens qui nous regardent, ce sont juste des enfants ? »

Piper pensa, Il faut peut-être un enfant pour en reconnaître un autre.

« Je n’en suis pas sûre à cent pour cent, ma chérie. Essaie de voir par toi-même. »

Norrie la dévisagea. « Vraiment ? »

Et Piper, ne sachant si c’était ou non une bonne idée, acquiesça : « Oui.

— Si jamais je deviens… bizarre, s’il m’arrive un truc, vous me tirerez ?

— Oui. Mais tu n’es pas obligée de le faire, si tu n’en as pas envie. On joue pas à t’es-pas-cap. »

Pour Norrie, si. Et elle était curieuse. Elle s’agenouilla dans les hautes herbes et prit fermement la boîte à deux mains. Elle réagit immédiatement. Sa tête se renversa si brusquement que Piper entendit ses vertèbres craquer comme des articulations. Elle tendit la main mais la laissa retomber : Norrie se détendait déjà. Son menton alla toucher sa poitrine et ses yeux, qu’elle avait fermés de toutes ses forces au moment du choc, se rouvrirent tout de suite. Elle avait un regard vague et lointain.

« Pourquoi vous faites ça ? demanda-t-elle. Pourquoi ? »

Piper sentit la chair de poule lui hérisser les bras.

« Dites-moi ! » Une larme coula de l’œil de la fillette et tomba sur le dessus de la boîte, où elle grésilla et disparut. « Dites-moi ! »

Le silence se prolongea un moment. Il parut très long. Puis Norrie lâcha la boîte et se laissa aller en arrière, jusqu’à ce que ses fesses touchent ses talons. « Des enfants.

— Tu es certaine ?

— Certaine. Je ne pourrais pas dire combien. Ça n’arrête pas de changer. Ils ont des chapeaux de cuir. Ils ont des bouches affreuses. Ils portent des sortes de lunettes et regardent eux aussi une boîte. Sauf que leur boîte est comme une télé. Ils voient partout. Partout dans la ville.

— Comment le sais-tu ? »

Norrie secoua la tête, impuissante. « Je ne peux pas vous le dire, mais je suis sûre que c’est vrai. Ce sont des enfants avec des bouches affreuses. Je ne veux plus jamais retoucher cette boîte. Je me sens tellement sale… » Elle se mit à pleurer.

Piper la prit dans ses bras. « Quand tu as demandé pourquoi, qu’est-ce qu’ils t’ont répondu ?

— Rien.

— Crois-tu qu’ils t’aient entendue ?

— Oui, ils m’ont entendue. Simplement, ils s’en fichent. »

De derrière elles leur parvint un martèlement régulier, de plus en plus fort. Deux hélicoptères de transport arrivaient, en provenance du nord, paraissant presque frôler la cime des arbres, côté TR-90.

« Ils feraient mieux de faire attention au Dôme, sinon ils vont s’écraser ! » s’écria Norrie.

Mais les hélicoptères ne s’écrasèrent pas. Ils atteignirent la limite de sécurité, à environ trois kilomètres de distance, et commencèrent à descendre.

21

Cox avait informé Barbie de l’existence d’une ancienne route de service qui allait du verger McCoy jusqu’aux limites du TR-90 ; il estimait qu’elle était encore utilisable. Barbie, Rusty, Rommie, Julia et Pete Freeman l’empruntèrent vers sept heures et demie du matin, le vendredi. Barbie avait confiance en Cox, mais nettement moins dans des photos prises d’une altitude de trois cents kilomètres, si bien qu’ils s’étaient entassés dans le van de Rennie volé par Ernie Calvert. Barbie n’aurait aucun état d’âme à perdre ce véhicule-ci, si jamais ils tombaient dans une fondrière. Pete n’avait pas son appareil photo ; le Nikon numérique avait cessé de fonctionner quand il s’était approché de la boîte.

« Que veux-tu, les ET n’aiment pas les paparazzi, frangin », lui avait dit Barbie. Il avait pensé que sa réflexion était relativement drôle, mais quand il s’agissait de son matos, Pete perdait son sens de l’humour.

Le van réformé par AT&T parvint jusqu’à la limite du Dôme, et ses cinq passagers regardaient maintenant les deux mastodontes faire du surplace au-dessus d’un ancien pré envahi d’herbes folles, côté TR-90. La route continuait par là et les rotors des deux Chinook soulevaient de grands nuages de poussière. Ils s’abritèrent les yeux dans un geste instinctif et inutile, car une fois au niveau du Dôme, la poussière se séparait en deux courants.

Les hélicos atterrirent avec la royale lenteur de dames obèses s’installant dans des fauteuils de théâtre un poil trop étroits pour leur postérieur. Barbie entendit le grincement infernal du métal — un rocher dissimulé par les herbes — et l’hélico de gauche se déplaça latéralement d’une trentaine de mètres avant de tenter un nouvel atterrissage.

Une silhouette sauta à terre de la soute ouverte du premier et fonça à grands pas au milieu des tourbillons de débris qu’elle chassa d’une main impatiente. Barbie aurait reconnu n’importe où ce personnage décidé carburant à la nitroglycérine. Cox ralentit, la main tendue devant lui comme un aveugle. Il essuya vivement la poussière, de son côté.

« Ça fait plaisir de vous voir respirer à l’air libre, colonel Barbara.

— Oui monsieur. »

Le colonel regarda les autres. « Bonjour, Ms Shumway. Bonjour, les amis de Barbara. Je veux que vous me racontiez tout, mais il va falloir faire vite — j’ai un sacré cirque qui ne va pas tarder à ouvrir ses portes de l’autre côté, et je tiens à être sur place. »

Du pouce, Cox montra sans se retourner le déchargement en cours, derrière lui : des douzaines de ventilateurs Air Max accompagnés de leurs générateurs. Des gros, constata Barbie avec soulagement, du genre de ceux qui servent à sécher les terrains de tennis ou la cendrée d’un stade après une grosse averse. Chacun disposait de sa propre plate-forme à deux roues. Les générateurs devaient développer vingt chevaux, tout au plus. Il espéra que cela suffirait.

« Tout d’abord, j’aimerais que vous me disiez que ces trucs-là ne seront pas nécessaires.

— Impossible de vous répondre avec certitude, dit Barbie, mais j’ai bien peur que si. Et vous risquez de devoir en mettre aussi du côté de la 119, là où les gens vont rencontrer leurs parents.

— Pas avant ce soir. C’est le mieux que nous puissions faire.

— Prenez quelques-uns de ceux-ci, proposa Rusty. Si jamais nous avions besoin de la totalité, c’est que nous serions dans la merde jusqu’au cou, de toute façon.

— On peut pas, fiston. Si on pouvait franchir l’espace aérien de Chester’s Mill, à la rigueur, mais si on pouvait, il n’y aurait pas de problème, hein ? De toute façon, installer une batterie de ventilateurs là où vont se rassembler les visiteurs serait contre-productif. Personne ne pourrait rien entendre. Ces engins-là font un boucan infernal. » Il jeta un coup d’œil à sa montre. « Bon. Qu’est-ce que vous pouvez me raconter en un quart d’heure ? »

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