SWEET HOME ALABAMA PLAY THAT DEAD BAND’S SONG[8]

1

À leur retour, Linda et Jackie trouvèrent Rusty et les filles qui les attendaient, assis sur les marches du perron. Les deux J étaient en chemise de nuit — des chemises légères en coton et non en flanelle, comme il aurait été plus normal en cette saison. Alors qu’il n’était pas tout à fait sept heures, le thermomètre, à la fenêtre de la cuisine, affichait déjà dix-huit degrés.

En temps ordinaire, les fillettes se seraient précipitées et auraient été bien en avance sur leur père pour aller embrasser leur mère, mais ce matin-là, Rusty les distança de plusieurs longueurs. Il prit Linda par la taille et elle s’accrocha à son cou avec une vigueur presque douloureuse — l’empoignade de quelqu’un qui se noie plus qu’une étreinte amoureuse.

« Vous vous en êtes bien sorties ? » lui murmura-t-il à l’oreille.

Les cheveux de Linda lui caressèrent la joue pendant qu’elle hochait la tête. Puis elle se dégagea. Ses yeux brillaient. « J’étais certaine que Thibodeau allait regarder dans les céréales, c’est Jackie qui a eu l’idée de cracher dedans, un coup de génie, mais j’étais sûre et certaine

— Pourquoi tu pleures, maman ? demanda Judy, qui paraissait elle-même sur le point de fondre en larmes.

— Je ne pleure pas, dit Linda en s’essuyant les yeux. Oui, bon, un peu. Parce que je suis tellement contente de voir votre papa.

— On est toutes contentes de le voir, s’écria Janelle à l’intention de Jackie. Parce que mon papa, c’est le PATRON !

— Première nouvelle », dit Rusty.

Il embrassa Linda sur la bouche, vigoureusement.

« Sur la bouche ! » s’exclama Janelle, fascinée.

Judy se cacha les yeux et pouffa.

« Venez, les filles, dit Jackie. Un tour de balançoire. Après, vous irez vous habiller pour l’école.

— L’école ? s’étonna Rusty. Sérieusement ?

— Sérieusement, dit Linda. Seulement les petits, à East Grammar School. La demi-journée. Wendy Goldstone et Ellen Vanedestine se sont portées volontaires pour faire la classe. Jusqu’à trois ans dans une salle, de quatre à six dans une autre. Je ne sais pas s’ils apprendront grand-chose, mais au moins les gosses ont-ils un endroit où aller, c’est un semblant de normalité pour eux. Espérons. » Elle leva les yeux vers le ciel, lequel, s’il était sans nuages, avait une couleur jaunâtre. Tel un œil bleu envahi par la cataracte, pensa-t-elle. « Un peu de normalité ne me ferait pas de mal à moi non plus. Regarde-moi ce ciel. »

Rusty y jeta un bref coup d’œil, puis tint sa femme à bout de bras pour l’étudier. « Vous êtes sûres que ça a marché ?

— Oui. Mais de justesse. Le genre de truc qu’on trouve peut-être marrant dans les films d’espionnage, mais dans la réalité, c’est affreux. Je ne participerai pas à son évasion, mon chéri. À cause des filles.

— Les dictateurs ont toujours pris les enfants en otage, observa Rusty. Il vient un moment où les gens doivent savoir dire non.

— Mais pas ici, et pas maintenant. C’est l’idée de Jackie, laissons-la s’en occuper. Je ne veux pas m’en mêler et je ne veux pas que tu t’en mêles. »

Il savait pourtant que s’il l’exigeait d’elle, elle le ferait ; c’était ce qui s’exprimait sous ce discours. Si cela faisait de lui le patron, voilà qui ne l’enchantait pas.

« Tu vas aller travailler ? demanda-t-il.

— Bien sûr. Les petites iront chez Marta et Marta les emmènera à l’école ; Linda et Jackie iront pointer pour une nouvelle journée de travail sous le Dôme. Toute autre attitude paraîtrait curieuse. Je déteste devoir fonctionner de cette façon. » Elle poussa un soupir. « Et je suis fatiguée. » D’un coup d’œil, elle vérifia que les filles ne pouvaient pas l’entendre. « Je suis foutrement crevée, oui. C’est à peine si j’ai dormi. Et toi, tu vas à l’hôpital ? »

Rusty secoua la tête. « Non. Ginny et Twitch vont se débrouiller tout seuls jusqu’à midi au moins… avec l’aide du nouveau, je pense que ça devrait aller. Thurston est un peu du genre New Age, mais on peut compter sur lui. Je vais aller chez Claire McClatchey. Il faut que je parle aux gosses et je dois aller voir l’endroit où ils ont détecté ce pic de rayonnement avec le compteur Geiger.

— Qu’est-ce que je dis si on me demande où tu es ? »

Rusty réfléchit. « La vérité, c’est le plus simple. En partie, du moins. Que j’enquête sur un éventuel générateur qui serait responsable de l’existance du Dôme. Cela pourrait faire réfléchir Rennie sur la suite qu’il compte donner aux évènements.

— Et si on me demande où ? Parce qu’on me le demandera.

— Réponds que tu ne le sais pas, que tu crois simplement que c’est à l’ouest de la ville.

— Black Ridge est au nord.

— Justement. Si Rennie donne l’ordre à Randolph d’envoyer sa cavalerie, je préfère que ce soit par là. Et si jamais on t’en fait le reproche par la suite, tu diras que tu étais fatiguée et que tu as dû te tromper. Et écoute-moi, ma chérie : avant de partir, tu devrais faire la liste des gens qui peuvent avoir des doutes sur la culpabilité de Barbie. » Encore une fois, voilà qu’il pensait en termes de nous et eux. « Il faut qu’on puisse leur parler avant la réunion de demain soir. Très discrètement.

— Rusty… tu es bien sûr ? Parce que après l’incendie d’hier soir tout le monde va se lancer dans la chasse aux amis de Dale Barbara.

— Si j’en suis sûr ? Oui. Est-ce que ça me plaît ? Certainement pas. »

De nouveau, Linda leva les yeux vers le ciel aux nuances jaunâtres, puis elle regarda les deux chênes, sur la pelouse de la façade, avec leurs feuilles qui pendaient, inertes, et leur couleur éclatante qui tournait au marron éteint. Elle soupira. « Si c’est Rennie qui a tendu un piège à Barbie, alors c’est aussi lui qui a fait mettre le feu au journal. Tu le sais, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et si Jackie parvient à faire évader Barbie, où va-t-elle le planquer ? Où sera-t-il en sécurité ?

— Il va falloir y penser.

— Si jamais tu trouves le générateur et que tu l’arrêtes, toute cette connerie à la James Bond devient inutile.

— Prie pour que ce soit le cas.

— Je vais le faire. Et les radiations ? Je ne veux pas que tu me reviennes avec une leucémie, ou Dieu sait quoi.

— J’ai mon idée là-dessus.

— On peut savoir laquelle ? »

Rusty sourit. « Probablement pas. Elle est plutôt dingue. »

Elle entrelaça ses doigts à ceux de son mari. « Sois prudent. »

Il l’embrassa légèrement. « Toi aussi. »

Ils regardèrent Jackie qui poussait les filles sur les balançoires. Ils avaient de bonnes raisons d’être prudents. N’empêche, pensa Rusty, le risque allait devenir un élément majeur de sa vie. Si, bien entendu, il voulait continuer à pouvoir se regarder dans la glace en se rasant le matin.

2

Horace le corgi aimait la nourriture des humains.

En fait, Horace le corgi adorait la nourriture des humains. Comme il avait pris un peu trop de poids (sans parler d’un peu de gris autour du museau, ces dernières années), c’était très malsain, et Julia avait arrêté de le suralimenter après que le véto lui avait déclaré, sans prendre de gants, que sa générosité raccourcissait la vie de son fidèle compagnon. La conversation avait eu lieu six mois auparavant ; depuis lors, Horace avait été mis au régime des Bil-Jac, complétés de temps en temps par des petites douceurs diététiques pour chien. Celles-ci avaient l’aspect d’emballages en plastique et, à voir le regard de reproche que lui adressait Horace avant de les manger, devaient sans doute avoir le goût d’emballages en plastique. Mais elle n’en démordait pas : finis, la peau de poulet grillée, les bouts de fromage, les morceaux de beignets matinaux.

Si l’accès aux comestibles verboten lui était à présent impossible, cela ne les avait pas fait complètement disparaître ; ce régime imposé l’obligeait simplement à fouiller partout, ce qui plaisait assez à Horace en le faisant retourner aux mœurs prédatrices de ses lointains ancêtres maraudeurs. Ses marches matinales et vespérales, en particulier, étaient riches de délices culinaires. Stupéfiant ce que les gens abandonnaient dans le caniveau, le long de Main Street et de West Street, l’itinéraire habituel de sa promenade. Frites, chips, crackers au beurre de cacahuètes, emballages de crème glacée avec des restes de chocolat dessus. Une fois, il était tombé sur une tarte Table Talk entière. Elle avait disparu du plat pour se retrouver dans son estomac le temps de dire cholestérol.

Il ne réussissait pas toujours à engloutir tout ce sur quoi il tombait ; Julia voyait parfois ce qui l’attirait et elle tirait sur sa laisse avant qu’il ait pu l’avaler. Mais il y parvenait neuf fois sur dix, car Julia marchait souvent avec un livre ou le New York Times à la main. Être ignoré du fait du New York Times avait aussi des inconvénients — quand il avait envie de se faire gratter le ventre, par exemple — mais pendant les promenades, cette distraction était une bénédiction. Pour le petit corgi jaune, elle était synonyme de gourmandise.

On l’ignorait, ce matin-là. Julia et l’autre femme — la propriétaire de la maison, vu que son odeur imprégnait tout, en particulier les alentours de la salle où vont les humains pour faire leurs besoins et marquer leur territoire — n’arrêtaient pas de parler. À un moment donné, l’autre femme avait pleuré et Julia l’avait prise dans ses bras.

« Je vais mieux, mais c’est loin d’être parfait », disait Andrea. Les deux femmes se tenaient dans la cuisine. Horace sentait l’odeur du café qu’elles buvaient. Du café froid, pas chaud. Il sentait aussi une odeur de pâtisserie. Du genre avec un glaçage. « J’en ai encore envie. » Si elle parlait des pâtisseries avec glaçage, Horace aussi.

« Tu risques d’avoir cette envie encore longtemps, dit Julia, et ce ne sera même pas le plus dur. Je salue ton courage, Andi, mais Rusty avait raison — arrêter d’un coup, c’est de la folie. Et c’est dangereux. Tu as sacrément de la chance de ne pas avoir été prise de convulsions.

— Pour ce que j’en sais, ça m’est peut-être arrivé. » Andrea but un peu de café. Horace entendit le bruit de déglutition. « Si tu savais l’intensité des rêves que j’ai faits ! Dans l’un, il y avait un incendie. Un gros. Pour Halloween.

— Mais tu vas mieux.

— Un peu. Je commence à me dire que je vais m’en sortir. Tu es la bienvenue ici, Julia, mais je crois que tu devrais trouver un foyer plus agréable. L’odeur est…

— On pourra régler cette question d’odeur. On ira chercher un ventilateur sur piles au Burpee’s. Si ton offre d’une chambre est sérieuse, Horace compris, je l’accepte. Une personne qui tente de se débarrasser d’une addiction ne devrait jamais le faire seule.

— Je ne crois pas qu’il y ait une autre façon de s’y prendre.

— Tu sais ce que je veux dire. Pourquoi maintenant ?

— Parce que pour la première fois depuis que j’ai été élue, cette ville a peut-être besoin de moi. Et parce que Jim Rennie m’a menacée de me priver de pilules si je ne le soutenais pas. »

Horace se désintéressa de la suite. Il était beaucoup plus attiré par une odeur qui parvenait à sa truffe sensible depuis un recoin situé entre l’angle du mur et le canapé. C’était sur ce canapé qu’Andrea aimait s’asseoir en des jours meilleurs (quoique nettement plus comateux) pour regarder des émissions comme The Hunted Ones (habile suite de Lost), Dancing with the Stars, ou parfois un film sur HBO. Les soirs de film, elle se préparait en général du pop-corn dans le micro-ondes. Elle posait le bol sur la tablette d’angle. Et comme les shootés ont des gestes approximatifs, des grains de pop-corn avaient roulés sous la table. Voilà ce que sentait Horace.

Laissant jacasser les femmes, il se glissa sous la petite table. L’espace était étroit, mais la tablette constituait une sorte de pont naturel et il n’était pas gros, en particulier depuis qu’il était abonné à la version canine du régime Weight Watchers. Les premiers grains de maïs soufflé se trouvaient juste derrière l’enveloppe en papier kraft du dossier VADOR. Horace avait même les pattes posées sur le nom de sa maîtresse (inscrit de l’écriture soignée de Brenda Perkins) et il approchait des premiers grains d’un magot étonnamment copieux lorsque Julia et Andrea revinrent dans le séjour.

Une voix de femme dit : Apporte-lui ça.

Horace leva la tête, oreilles dressées. Ce n’était ni la voix de Julia, ni celle de l’autre femme, mais la voix d’une morte. Horace, comme tous les chiens, entendait souvent la voix des morts et voyait même parfois ceux-ci. Les morts étaient partout, mais les vivants ne pouvaient pas plus les voir qu’ils ne pouvaient sentir la plupart des milliers d’effluves qui les entouraient à chaque instant de la journée.

Apporte ça à Julia, elle en a besoin, c’est à elle.

C’était ridicule. Jamais Julia ne mangerait quelque chose qui avait séjourné dans sa gueule — Horace le savait de longue expérience. Même s’il sortait le pop-corn en le poussant de son museau, elle ne le mangerait pas. C’était de la nourriture pour humains, mais aussi de la nourriture tombée au sol.

Non, pas le pop-corn. Le…

« Horace ? » demanda Julia du ton sévère qui lui signalait qu’il faisait une bêtise — genre oh, le vilain chien, tu sais bien que bla-bla-bla. « Qu’est-ce que tu fabriques là-dessous ? Sors de là. »

Horace repartit en marche arrière. Il lui adressa son sourire le plus charmant — hou là là, Julia, c’est fou ce que je t’aime — en espérant ne pas avoir un bout de pop-corn collé à la truffe. Il avait pu en avaler quelques-uns, mais il était sûr qu’il en restait un sacré tas.

« Est-ce que tu as mangé quelque chose ? »

Horace s’assit et la regarda avec l’expression d’adoration de circonstance. Adoration qu’il éprouvait ; il aimait beaucoup Julia.

« Je pense que la question serait plutôt, qu’est-ce que tu as encore mangé ? » Elle se pencha pour regarder sous la tablette.

Mais elle n’acheva pas son mouvement ; l’autre femme se mit à émettre des bruits de gorge caractéristiques. Elle serra ses bras contre son corps pour arrêter de trembler, mais en vain. Son odeur changea et Horace comprit qu’elle allait vomir. Il l’étudia attentivement. Parfois, il y avait de bonnes choses dans le dégueulis des gens.

« Andi ? demanda Julia. Ça va ? »

Question stupide, pensa Horace.Tu ne sens pas son odeur ? Mais ça aussi, c’était une question stupide. Julia arrivait à peine à se sentir elle-même quand elle transpirait.

« Oui. Non. Je n’aurais pas dû manger ce pain aux raisins. Je crois que je vais… » Elle se précipita hors de la pièce. Pour ajouter encore une couche aux odeurs qui venaient du coin pipi-caca, supposa-t-il. Julia la suivit. Un instant, Horace hésita à se glisser de nouveau sous la tablette, mais il avait senti l’odeur de l’inquiétude sur Julia et il se précipita à sa suite.

Il avait tout oublié de la voix de la morte.

3

Rusty appela Claire McClatchey depuis la voiture. Il était tôt, mais elle répondit dès la première sonnerie, ce qui ne l’étonna pas. Personne ne dormait bien à Chester’s Mill, ces temps-ci, du moins sans assistance pharmacologique.

Elle assura que Joe et ses amis seraient à huit heures et demie au plus tard à la maison, précisant qu’elle irait elle-même les chercher, si nécessaire. Baissant la voix, elle ajouta : « Je crois que Joe en pince pour la petite Calvert.

— Il serait bien bête de s’en priver.

— Est-ce que vous allez les amener là-bas ?

— Oui, mais pas dans la zone où les radiations sont fortes. Je vous le promets, Mrs McClatchey.

— Claire. Si je dois vous laisser mon fils vous accompagner dans un coin où il semble que des animaux se soient suicidés, autant s’appeler par notre petit nom, hein ?

— Vous faites venir Benny et Norrie chez vous et je vous promets de veiller sur eux pendant notre petite balade. Ça vous va ? »

Claire répondit que oui. Cinq minutes après avoir raccroché, Rusty quittait une Motton Road étrangement déserte pour s’engager dans Drummond Lane, rue courte où se trouvaient cependant quelques-unes des plus belles maisons d’Eastchester. La plus somptueuse de toutes était celle où on lisait BURPEE sur la boîte aux lettres. Rusty se retrouva rapidement dans la cuisine de cette maison, devant un bon café chaud (le générateur de Burpee tournait encore), en compagnie de Romeo et de sa femme, Michela. Ils étaient pâles et faisaient une tête sinistre. Romeo était habillé, Michela encore en robe d’intérieur.

« Vous pensez que ce type, ce Barbie, a tué Brenda ? demanda Rommie. Parce que s’il l’a fait, mon ami, je vais le descendre moi-même. »

Michela lui posa une main sur le bras. « Ne dis pas de bêtises, chéri.

— Non, je ne le pense pas, répondit Rusty. Ce que je pense, c’est qu’il est victime d’un coup monté. Mais si jamais vous l’ébruitiez, nous pourrions tous avoir des ennuis.

— Rommie a toujours adoré cette femme. » Michela souriait, mais il y avait de la glace dans sa voix. « Des fois, je me disais qu’il l’aimait plus que moi. »

Rommie ne confirma ni ne nia — fit comme s’il n’avait rien entendu. Il se pencha vers Rusty, avec une intensité nouvelle dans ses yeux bruns. « De quoi vous voulez parler, doc ? Quel coup monté ?

— Je préfère n’en rien dire pour le moment. Je suis d’ailleurs ici pour une autre affaire. J’ai bien peur qu’elle soit aussi secrète.

— Dans ce cas, j’aime autant ne pas être au courant », dit Michela.

Elle quitta la pièce en emportant son café.

« J’suis pas sûr qu’elle sera très caressante ce soir, fit observer Rommie.

— Désolé. »

Rommie haussa les épaules. « J’en ai une autre, à l’autre bout de la ville. Misha le sait, mais elle fait semblant de rien. Dites-moi c’est quoi, vot’autre truc, doc.

— Des gosses pensent avoir peut-être trouvé ce qui génère le Dôme. Ils sont jeunes, mais intelligents. J’ai confiance en eux. Ils avaient un compteur Geiger et ils ont trouvé un pic de radiation du côté de Black Ridge Road. Ils n’ont pas poussé jusque dans la zone dangereuse. Ils ne s’en sont pas approchés.

— Approchés de quoi ? Qu’est-ce qu’ils ont vu ?

— Une lumière violette qui flashait. Vous savez où se trouve l’ancien verger, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que oui, pardi ! Le verger de McCoy. J’allais m’y garer avec les filles pour flirter. De là on voit toute la ville. J’avais une vieille bagnole… » Il parut nostalgique, quelques instants. « Bon, revenons à nos moutons. Juste une lumière qui flashait ?

— Ils sont aussi tombés sur des animaux morts — des cerfs, un ours. D’après les gosses, on aurait dit qu’ils s’étaient suicidés. »

Rommie le regarda d’un air grave. « Je vous accompagne.

— C’est très bien… à un détail près. L’un de nous devra s’approcher, et ça ne peut être que moi. Mais il me faudrait une tenue antiradiation pour cela.

— Et à quoi pensez-vous, doc ? »

Rusty le lui dit. Quand il eut terminé, Rommie sortit un paquet de Winston et le poussa vers lui sur la table.

« Mes saletés préférées, dit Rusty en en prenant une. Alors, qu’est-ce que vous en dites ?

— Oh, je peux vous aider », dit Rommie. Il donna du feu à son visiteur puis alluma sa cigarette. « J’ai tout ce qu’il faut en magasin, comme chacun le sait dans cette ville. » Il pointa sa cigarette sur Rusty. « Mais il vaudrait mieux que votre photo paraisse pas dans le journal, parce que je vous garantis que vous allez avoir une touche marrante.

— Ça ne m’inquiète pas trop, étant donné que le journal a brûlé hier au soir.

— C’est ce que j’ai appris, dit Rommie. Encore un coup de ce Barbara. Ses amis.

— Vous y croyez, vous ?

— Oh, moi, je suis du genre crédule. Quand Bush a dit qu’il y avait des armes nucléaires en Irak, je l’ai bien cru. Je disais aux gens, C’est lui le type qui est au courant. Et j’ai même cru qu’Oswald avait agi seul, moi. »

De l’autre pièce, leur parvint une voix : « Arrête de parler avec ton français à la noix. »

Rommie adressa à Rusty un sourire qui disait, Vous voyez ce que je dois subir. « Oui ma chérie », dit-il, cette fois sans la moindre trace de son accent de joyeux Pierrot. Puis il se tourna de nouveau vers Rusty. « Laissez votre voiture ici. Nous allons prendre mon van. Plus spacieux. Vous me déposerez au magasin et vous irez chercher les gamins. Je vous préparerai votre combinaison antiradiation. C’est pour les gants, que je sais pas trop…

— Il y a les gants à revêtement de plomb au service de radiographie, à l’hôpital ; ils montent jusqu’aux coudes. Je prendrai aussi les tabliers spéciaux…

— Bonne idée, j’aimerais pas que vous ayez une chute de vos spermato…

— Et il me semble qu’il doit encore y avoir une ou deux paires de lunettes protégées par du plomb comme en portaient les techniciens et les radiologues, dans les années 1970. Mais elles ont peut-être été jetées. Ce que j’espère, c’est que le niveau de radiation ne dépassera pas trop le dernier relevé des gamins, qui était encore dans le vert.

— Sauf qu’ils ne se sont pas davantage approchés, d’après ce que vous m’avez dit. »

Rusty soupira. « Si l’aiguille de ce compteur Geiger grimpe dans les huit cents à mille impulsions-seconde, mon taux de fertilité risque d’être le dernier de mes soucis. »

Avant leur départ, Michela — habillée à présent d’une jupe courte et d’un chandail à l’aspect particulièrement douillet — revint en trombe dans la cuisine et traita son mari de cinglé. Il allait leur faire avoir des ennuis. Ce n’était pas la première fois, et voilà qu’il recommençait. Sauf que cette fois, ce seraient des ennuis beaucoup plus sérieux.

Rommie la prit dans ses bras et lui parla en français, à toute vitesse. Elle répondit dans la même langue, crachant ses mots. Il ne se laissa pas faire et répliqua. Elle lui donna deux coups de poing à l’épaule, puis pleura et l’embrassa. Une fois dehors, Rommie regarda Rusty, l’air de s’excuser, et haussa les épaules. « Elle ne peut pas s’en empêcher, dit-il. Elle a l’âme d’un poète mais la structure émotionnelle d’un chien errant. »

4

Lorsque Rusty et Romeo Burpee arrivèrent au grand magasin, Toby Manning s’y trouvait déjà, attendant d’ouvrir et de servir la clientèle, si tel était le bon plaisir de son patron. Petra Searles, employée à la pharmacie située de l’autre côté de la rue, était assise avec lui sur des sièges de jardin qui portaient des étiquettes SOLDES DE FIN D’ÉTÉ accrochées aux accoudoirs.

« Bien entendu, vous n’allez pas vouloir m’en dire davantage sur cette tenue antiradiation que vous allez me fabriquer d’ici… (Rusty regarda sa montre)… dix heures ?

— Il vaut mieux pas. Vous me traiteriez de cinglé, répondit Rommie. Allez-y, doc. Trouvez les gants, les lunettes, le tablier. Parlez avec les gamins. Donnez-moi un peu de temps.

— On ouvre, patron ? demanda Toby quand Rommie descendit du van.

— J’sais pas. Cet après-midi, peut-être. J’vais être pas mal occupé ce matin, moi. »

Rusty s’éloigna au volant du van. Il était déjà sur Town Common Hill lorsqu’il prit conscience que Toby et Petra portaient des brassards bleus.

5

Il trouva des gants, des tabliers et la dernière paire de lunettes à protection de plomb dans le placard du fond du service de radiologie, alors qu’il était à deux doigts de laisser tomber. Les élastiques des lunettes étaient fichus, mais il était sûr que Rommie saurait lui arranger ça. En guise de bonus, il n’eut à expliquer à personne ce qu’il fabriquait là. À croire que tout l’hôpital dormait.

Il ressortit, renifla l’air — stagnant, avec de désagréables relents de fumée — et regarda vers l’ouest, en direction de la souillure noire laissée par l’explosion des missiles. On aurait dit une tumeur cancéreuse. Il se rendait compte que s’il se concentrait avant tout sur Barbie, Big Jim et les meurtres, c’était parce qu’il s’agissait d’éléments humains, de choses qu’il comprenait. Ignorer le Dôme, cependant, serait une erreur — et une erreur potentiellement catastrophique. Il fallait qu’il disparaisse, et rapidement, sans quoi ses patients atteints de maladies respiratoires, asthme ou autres, commenceraient à avoir des problèmes. Ils n’étaient rien de plus que les canaris dans les mines de charbon.

Ce ciel taché de nicotine…

« C’est pas bon », marmonna-t-il en jetant ce qu’il avait récupéré à l’arrière du van. « Pas bon du tout. »

6

Les trois enfants se trouvaient chez Claire McClatchey quand Rusty y arriva ; ils étaient étrangement tranquilles pour des gamins qui seraient peut-être acclamés comme des héros de la nation, à la fin de ce mercredi d’octobre, si la chance était avec eux.

« Alors, les jeunes, on est prêts ? » demanda Rusty avec plus d’enthousiasme qu’il n’en ressentait vraiment. « Avant d’aller sur place, nous passerons par le Burpee’s, mais tout cela ne devrait pas nous prendre beaucoup de t…

— Ils ont quelque chose à vous dire avant, l’interrompit Claire. Dieu sait si j’aurais préféré que ce ne soit pas le cas. Ce truc va de mal en pis. Voulez-vous un verre de jus d’orange ? Nous essayons de le terminer avant qu’il tourne. »

Rusty rapprocha l’index de son pouce pour indiquer qu’il n’en voulait pas beaucoup. Il n’avait jamais été un grand amateur de jus d’orange, mais il lui tardait de la voir sortir de la pièce et il sentait qu’elle-même en avait envie. Elle était pâle et il y avait de la peur dans sa voix. Pas à cause de ce que les gosses avaient trouvé du côté de Black Ridge, lui semblait-il ; il s’agissait d’autre chose.

Exactement ce dont j’ai besoin, songea-t-il.

« Je vous écoute », dit-il quand Claire fut partie.

Benny et Norrie se tournèrent vers Joe. Joe soupira, repoussa les mèches qui lui retombaient sur le front, soupira à nouveau. Il n’y avait guère de ressemblance entre ce jeune adolescent sérieux et le gamin turbulent qui agitait son panneau dans le champ d’Alden Dinsmore trois jours auparavant. Ses traits étaient aussi pâles que ceux de sa mère et quelques boutons — les premiers, peut-être — avaient fait leur apparition sur son front. Rusty avait déjà assisté à ce genre de manifestation soudaine. Le stress.

« Qu’est-ce qu’il y a, Joe ?

— Les gens disent que je suis intelligent, répondit Joe », et Rusty se rendit compte qu’il était au bord des larmes. « Je veux bien le croire mais des fois, j’aimerais autant pas.

— Ne t’inquiète pas, lança Benny. Tu es aussi stupide à de nombreux titres.

— La ferme, Benny », dit Norrie, mais gentiment.

Joe n’y fit pas attention. « Je battais mon père aux échecs à six ans et ma mère à huit. Vingt sur vingt tout le temps à l’école. Toujours premier prix à la Foire aux sciences. Cela fait deux ans que j’ai écrit mon propre programme d’ordinateur. Je ne me vante pas. Je sais que je suis un intello. »

Norrie sourit et posa une main sur la sienne.

« Mais je fais juste que découvrir des liens, c’est tout. Pas vrai ? Puisqu’il y a A, alors B. Sans A, B est hors course. Et probablement tout l’alphabet.

— Mais qu’est-ce que tu me racontes au juste, Joe ?

— Je ne crois pas que le cuisinier soit l’auteur de ces meurtres. Ou plutôt, nous ne le croyons pas. »

Il parut soulagé de voir Norrie et Benny hocher affirmativement la tête. Mais cela ne fut rien, comparé à l’expression de joie (mélangée à de l’incrédulité) qui se peignit sur son visage lorsque Rusty lui dit : « Moi non plus.

— J’t’avais dit qu’il était pas bouché, s’exclama Benny. Sans compter qu’il te fait des points du tonnerre. »

Claire revint, un verre minuscule de jus d’orange à la main. Rusty prit une gorgée. Tiède, mais buvable. Sans générateur, il ne le serait plus demain.

« Qu’est-ce qui vous fait penser que ce n’est pas lui ? demanda Norrie.

— Vous d’abord », répondit Rusty.

Pour le moment, le générateur de Black Ridge venait de passer au second plan.

« Nous avons vu Mrs Perkins, hier matin, expliqua Joe. Nous étions sur Common, on commençait juste à se servir du compteur Geiger. Elle remontait Town Common Hill. »

Rusty posa son verre sur la table et se pencha en avant, les mains serrées entre ses genoux. « Quelle heure était-il ?

— Ma montre s’est arrêtée le Jour du Dôme et je ne peux pas vous donner l’heure exacte mais la grande bagarre avait déjà commencé, au supermarché, quand nous l’avons vue. Il devait donc être quelque chose comme neuf heures et quart. Pas plus tard.

— Ni plus tôt. Puisque l’émeute avait commencé. Vous l’avez entendue.

— Ouais, confirma Norrie. Ça faisait un sacré boucan.

— Et vous êtes certains qu’il s’agissait bien de Brenda Perkins ? Pas de quelqu’un d’autre ? » Le cœur de Rusty battait la chamade. Si on avait vu Mrs Perkins vivante au moment de l’émeute, Barbie avait un alibi en béton.

« Nous la connaissions tous, dit Norrie. Elle avait même été ma responsable, quand j’étais chez les scouts. Avant que je laisse tomber. » Il ne lui parut pas nécessaire de mentionner qu’elle en avait été chassée parce qu’on l’avait surprise à fumer.

« Et, ajouta Joe, je sais par ma mère ce que les gens disent à propos des meurtres. Elle m’a rapporté tout ce qu’elle savait. L’histoire des plaques militaires.

— Maman ne voulait pas te dire tout ce qu’elle savait, intervint Claire, mais j’ai un fils qui peut se montrer très entêté et ça me paraissait important.

— C’est important, dit Rusty. Où Mrs Perkins est-elle allée ? »

Ce fut Benny qui répondit, cette fois. « Chez Mrs Grinnell, pour commencer, mais ce qu’elle lui a raconté ne devait pas être bien génial, parce qu’elle s’est fait claquer la porte au nez. »

Rusty fronça les sourcils.

« C’est vrai, dit Norrie. J’ai eu l’impression que Mrs Perkins donnait du courrier à Mrs Grinnell. Une grande enveloppe, en tout cas. Mrs Grinnell l’a prise et a claqué la porte, comme Benny a dit.

Hem », fit Rusty.

À croire qu’il y avait eu distribution de courrier à Chester’s Mill, depuis vendredi dernier. Ce qui lui semblait important était que Brenda avait été vivante et faisait des visites, procurant à Barbie un alibi pour ce moment-là. « Et ensuite, où est-elle allée ?

— Elle a traversé Main Street et a pris Mill Street, dit Joe.

— Cette rue-ci, autrement dit.

— Exact. »

Rusty reporta son attention sur Claire. « Est-ce qu’elle…

— Non, elle n’est pas venue ici, dit Claire. À moins qu’elle ne soit passée pendant j’étais à la cave, pour faire l’inventaire de ce j’avais encore comme conserves. Je suis restée en bas une demi-heure. Quarante minutes tout au plus. Je… j’en avais assez d’entendre les bruits qui venaient du supermarché. »

Benny répéta ce qu’il avait dit la veille : « Mill Street est très longue. Il y a beaucoup de maisons.

— À mon avis, ce n’est ça l’important, dit Joe. J’ai téléphoné à Anson Wheeler. Il a fait beaucoup de skate, autrefois, et il va parfois encore avec sa planche à la fosse d’Oxford. Je lui ai demandé si Mr Barbara était au travail, hier matin, et il a dit oui. Que Mr Barbara était allé au Food City quand les bagarres avaient commencé. Avec lui et avec Ms Twitchell, et qu’il était resté tout le temps avec eux. Autrement dit, Mr Barbara a un alibi pour Mrs Perkins et vous vous rappelez ce que j’ai dit pour si non-A, alors non-B ? Et tout l’alphabet ? »

Rusty trouvait la métaphore un peu trop mathématique pour des affaires humaines, mais il comprenait ce que Joe voulait dire. Barbie n’avait peut-être pas d’alibi pour les autres victimes, mais le fait que tous les corps avaient été abandonnés au même endroit renforçait la thèse d’un tueur unique. Et si Big Jim était l’auteur d’au moins un des meurtres — comme semblait l’attester les marques sur le visage de Coggins —, il y avait des chances qu’il le soit de tous.

À moins que ce ne soit Junior. Junior, qui se promenait maintenant avec une arme au côté et un badge.

« Il faut qu’on aille à la police, non ? demanda Norrie.

— C’est ça qui me fait peur, dit Claire. Qui me fait très, très peur. Et si c’est Rennie qui a tué Brenda Perkins ? Lui aussi habite dans cette rue.

— C’est ce que j’ai dit hier, fit observer Norrie.

— Et est-ce qu’il ne serait pas logique qu’après avoir été voir une conseillère et s’être fait claquer la porte au nez, elle n’ait pas été chez l’autre conseiller le plus proche ? »

Joe prit un ton quelque peu indulgent : « Je ne trouve pas qu’il y ait un lien bien fort, m’man.

— Peut-être pas, mais elle a peut-être été voir Jim Rennie. Quant à Peter Randolph… (Elle secoua la tête.) Il suffit que Big Jim lui dise saute et il demande à quelle hauteur.

— Elle est bonne celle-là, Mrs McClatchey ! s’écria Benny. Vous êtes la reine, oh, mère de m…

— Merci, Benny, mais dans cette ville, il y a déjà un roi, et c’est Jim Rennie.

— Qu’est-ce qu’on doit faire ? » demanda Joe à Rusty, troublé.

Rusty repensa à la souillure. Au ciel jaunâtre. À l’odeur de fumée dans l’air. Il eut aussi une pensée pour Jackie Wettington, bien déterminée à faire évader Barbie. Aussi dangereux que ce soit, elle donnait au cuisinier une meilleure chance de s’en sortir que le témoignage de trois gamins, en particulier quand le chef de la police qui recevrait leur déposition était à peine capable de se torcher le cul sans mode d’emploi.

« Pour l’instant, on ne bouge pas. Dale Barbara est en sécurité là où il est. » Rusty espérait avoir raison. « Nous, nous avons une affaire à régler. Si vous avez vraiment trouvé le générateur du Dôme, et si on parvient à le couper…

— Les autres problèmes se résoudront tout simplement d’eux-mêmes », enchaîna Norrie Calvert.

Elle parut profondément soulagée.

« C’est tout à fait possible », reconnut Rusty.

7

Une fois Petra Searles repartie à la pharmacie (pour y faire l’inventaire, avait-elle dit), Toby Manning demanda à Rommie s’il pouvait l’aider. Rommie secoua la tête. « Rentre chez toi. Vois plutôt ce que tu peux faire pour tes parents.

— Seulement pour mon père, dit Toby. Maman est allée au supermarché de Castle Rock, samedi matin. Elle dit que c’est trop cher, au Food City. Et vous, qu’est-ce que vous allez faire ?

— Pas grand-chose, répondit vaguement Rommie. Dis-moi un truc, Toby. Pourquoi vous portez ces brassards bleus, toi et Petra ? »

Toby jeta un coup d’œil à son bras comme s’il avait oublié la présence du chiffon. « Juste pour montrer qu’on est solidaires, répondit-il. Après ce qui s’est passé la nuit dernière à l’hôpital… après tout ce qui est arrivé… »

Rommie acquiesça. « Tu n’as pas été nommé adjoint, un truc comme ça ?

— Fichtre, non. C’est plus… vous vous rappelez, après le 11 Septembre, quand on avait l’impression que tout le monde portait un casque des pompiers ou une chemise de la police de New York ? C’est pareil. » Il réfléchit un instant. « Je crois que s’ils avaient besoin d’aide, je m’engagerais avec plaisir, mais on dirait qu’ils s’en sortent très bien. Vous êtes sûr que vous n’avez pas besoin d’un coup de main ?

— Oui. Et maintenant, file. Je t’appellerai si je décide d’ouvrir cet après-midi.

— D’accord. » L’œil de Toby se mit à briller. « On pourrait peut-être faire des soldes “spécial Dôme”, non ? Vous savez ce qu’on dit : si la vie te donne des citrons, fais-toi une citronnade.

— Peut-être, peut-être », dit Rommie, doutant de jamais organiser des soldes de ce genre.

Et jamais l’idée de se débarrasser de ses rossignols à prix (apparemment) intéressant ne l’avait aussi peu intéressé que ce matin. Il se rendait compte qu’il venait de vivre de grands changements, ces derniers jours — non pas tant de caractère que de perspective. C’était dû en partie au fait d’avoir combattu le feu et à la camaraderie qui en avait résultée. Toute la ville collaborait, voilà ce qu’il pensait avoir vécu. La population locale dans ce qu’elle avait de meilleur. Sa nouvelle attitude avait aussi beaucoup à voir avec le meurtre de Brenda Perkins, dont il avait été jadis amoureux… et qu’il ne pouvait évoquer que sous le nom de Brenda Neale. Une vraie bombe, autrefois, et si jamais il découvrait qui l’avait descendue — en supposant que Rusty avait raison de dire que Dale Barbara n’y était pour rien —, celui-là paierait. Rommie Burpee y veillerait.

À l’arrière de son bâtiment vaste comme une caverne, se trouvait la section des matériaux de construction. Commodément située juste à côté du rayon bricolage. Rommie prit un jeu de cisailles à métaux dans celui-ci et passa dans celle-là pour se rendre dans le recoin le plus lointain, le plus obscur et le plus poussiéreux de son royaume de quincaillier. Là, il exhuma deux douzaines de rouleaux de feuilles de plomb, pesant trente-cinq kilos chacun, et utilisés normalement comme revêtements de toit ou isolants de cheminée. Il chargea deux rouleaux (sans oublier les cisailles) sur un chariot et alla dans le rayon sport. Il entreprit alors de trier et de choisir. Il éclata de rire à plusieurs reprises. Ça allait marcher, mais Rusty Everett aurait l’air très amusant*, sans aucun doute.

Cela fait, il se redressa pour s’étirer et soulager son dos ; il vit alors le poster d’un chevreuil dans la ligne de mire d’un fusil, à l’autre bout du rayon sport. Au-dessus de l’animal, on lisait : LA SAISON DE LA CHASSE EST PRESQUE ARRIVÉE — ARMEZ-VOUS À PRIX CANON !

À voir la façon dont tournaient les choses, Rommie se dit que s’armer ne serait peut-être pas une mauvaise idée. En particulier si Rennie ou Randolph décidaient de confisquer les armes de tout le monde, sauf celles des flics. Là ce serait une bonne idée.

Il poussa un autre chariot jusqu’aux casiers fermés à clef des fusils de chasse, sélectionnant la bonne clef, rien qu’au toucher, dans l’énorme trousseau qui pendait à sa ceinture. Le Burpee’s ne vendait que des armes de marque Winchester et, comme la saison du cerf était proche, Rommie pensa qu’il n’aurait aucun mal à justifier quelques trous dans son stock si on lui posait la question. Il choisit une Wildcat calibre 22, un fusil à pompe ultra-rapide Black Shadow et deux Black Defenders, également à pompe. À quoi il ajouta un Model 70 Extreme Weather (avec lunette) et un 70 Featherweight (sans). Il prit des munitions pour chacune des armes et alla ranger le tout dans le coffre de plancher de sa vieille Land Rover Defender.

C’est de la parano, tu crois pas ? se dit-il en changeant les numéros de la combinaison.

Mais il ne se sentait pas parano. Et tandis qu’il repartait attendre Rusty et les gamins, il se rappela d’entourer son bras d’un chiffon bleu. Il dirait à Rusty d’en faire autant. Le camouflage, ce n’était pas une mauvaise idée.

N’importe quel chasseur de cerf le savait.

8

À huit heures, ce matin-là, Big Jim était de retour dans le bureau de son domicile. Carter Thibodeau — son garde du corps personnel tant que la situation durerait, avait-il décidé — était plongé dans un numéro de Car and Driver, fasciné par la comparaison entre la BMW-H et la Ford Vesper 2011. Les deux voitures paraissaient sensationnelles, mais il fallait être un demeuré pour ne pas se rendre compte que la BMW-H l’emportait haut la main. Et il fallait être encore plus demeuré pour ne pas comprendre que Mr Rennie était à présent la BMW-H de Chester’s Mill.

Big Jim se sentait tout à fait bien, en partie parce qu’il avait pu prendre une heure de sommeil après avoir rendu visite à Barbara. Il allait avoir besoin de faire beaucoup de petits sommes réparateurs dans les jours à venir. Il fallait qu’il reste en pleine forme, au top. Il refusait encore de reconnaître qu’il s’inquiétait aussi pour ses problèmes d’arythmie cardiaque, de plus en plus fréquents.

Pouvoir disposer de Thibodeau le soulageait considérablement, en particulier depuis que son fils se comportait de manière aussi erratique (on peut dire ça comme ça, pensa-t-il). Thibodeau avait l’air d’un voyou, mais il paraissait avoir compris ce qu’était le rôle d’un aide de camp. Sans en être encore complètement sûr, Big Jim pensait que Thibodeau se révélerait peut-être, en fin de compte, plus intelligent que Randolph.

Il décida de mettre cette idée à l’épreuve.

« Combien d’hommes sont de garde au supermarché, fiston ? Tu le sais ? »

Carter posa sa revue et tira un petit carnet de notes corné de sa poche-revolver. Big Jim approuva.

Après l’avoir feuilleté un instant, Carter répondit : « Cinq la nuit dernière, trois des anciens et deux nouveaux. Pas de problème. Ils ne seront que trois, aujourd’hui. Tous des nouveaux. Aubrey Towle — vous voyez qui c’est ? Son frère tient la librairie —, Todd Wendlestat et Lauren Conree.

— Et conviens-tu que c’est suffisant ?

— Hein ?

— Es-tu d’accord, Carter. Convenir veut dire admettre, être d’accord.

— Ouais. Ça devrait aller, c’est la journée et tout ça. »

Il s’interrompit, se demandant ce que le patron aurait aimé lui entendre dire. Rennie jubilait.

« Bon, d’accord. Et maintenant, écoute-moi. Tu vas aller voir Stacey Moggin, ce matin. Tu vas lui dire d’appeler tous nos policiers. Je veux qu’ils se retrouvent au Food City ce soir à sept heures. Je vais leur parler. »

Pas seulement leur parler, en fait. Leur tenir un discours sans prendre de gants, cette fois. Il allait les remonter comme des pendules de grand-père.

« Très bien. » Carter prit des notes dans son carnet d’aide de camp.

« Et qu’elle dise à chacun d’essayer d’en amener un de plus. »

Carter fit courir son crayon mâchouillé le long d’une liste de noms. « Voyons… nous en avons déjà… vingt-six.

— Ça ne sera peut-être pas suffisant. Rappelle-toi ce qui s’est passé au supermarché hier matin et au journal de Shumway, hier au soir. C’est nous ou l’anarchie, Carter. Tu connais le sens de ce mot-là ?

— Euh, oui, monsieur. » Carter supposait que cela avait à voir avec l’archerie, c’est à dire le tir à l’arc, autrement dit que tout le monde tirerait sur tout le monde s’ils n’y mettaient pas bon ordre. « On devrait peut-être penser à confisquer les armes, non ? »

Big Jim sourit. Oui, ce garçon était charmant à plus d’un titre. « C’est en cours de préparation. La semaine prochaine, peut-être.

— Si le Dôme est toujours là. Vous croyez qu’il sera toujours là ?

— Oui, je le crois. »

Il le fallait. Il y avait encore tellement à faire. Veiller à ce que les réserves de propane soient sorties de leur cachette et disséminées dans la ville. Toute trace du labo de méthadone devait disparaître derrière la station de radio. Quant à lui, il n’avait pas encore atteint son heure de gloire. Même s’il était bien parti pour ça.

« En attendant, envoie deux officiers — pas des nouveaux — confisquer les armes au Burpee’s. Si jamais Romeo Burpee fait des difficultés, qu’ils disent que nous voulons simplement que les amis de Dale Barbara ne mettent pas la main dessus. T’as bien pigé ?

— Ouaip. » Carter prit une autre note. « Denton et Wettington, ça vous va ? »

Rennie fronça les sourcils. Wettington, la nana aux gros nénés. Elle ne lui inspirait pas confiance. Déjà, il n’aimait pas trop l’idée de flics avec des nénés, la police n’était pas l’affaire des bonnes femmes, mais il y avait autre chose. La manière dont elle le regardait.

« D’accord pour Freddy Denton, mais pas Wettington. Ni Henry Morrison. Envoie Denton et George Frederick. Dis-leur de mettre les armes sous clef dans l’armurerie.

— Pigé. »

Le téléphone de Rennie sonna et son froncement de sourcils s’accentua. Il décrocha. « Conseiller Rennie.

— Bonjour, conseiller. Ici, le colonel James O. Cox. Je suis le responsable de ce qu’on appelle aujourd’hui le Projet du Dôme. J’ai pensé qu’il était temps que nous ayons un entretien. »

Big Jim se laissa aller dans son fauteuil, souriant. « Eh bien, je vous écoute, colonel, et Dieu vous bénisse.

— D’après mes informations, vous auriez arrêté l’homme chargé par le président des États-Unis de prendre en main les affaires de Chester’s Mill.

— Informations exactes, monsieur. Mr Barbara est accusé de meurtre. De quatre meurtres. J’ai du mal à croire que le Président puisse vouloir d’un tueur en série comme responsable. Ce ne serait pas très bon pour ses sondages.

— Ce qui vous met aux commandes.

— Oh, non, dit Rennie, dont le sourire s’élargit. Je ne suis qu’un humble deuxième conseiller. C’est Andy Sanders, le patron, et c’est Peter Randolph — notre nouveau chef de la police — qui a procédé à l’arrestation.

— En d’autres termes, vous avez les mains propres. Et ce sera votre système de défense lorsque le Dôme aura disparu et que les enquêtes commenceront. »

La frustration qu’il sentait dans la voix du cueilleur de coton faisait jubiler Big Jim. Ce fils de garce du Pentagone était habitué à manier le fouet ; il savait maintenant ce que c’était que de le sentir sur ses épaules.

« Et pourquoi devraient-elles être sales, colonel Cox ? On a trouvé les plaques militaires de Barbara dans la main d’une des filles. On peut pas rêver mieux.

— Bien pratique.

— Pensez ce que vous voulez.

— Vous devriez vous brancher sur les chaînes du câble. Vous verriez alors que l’arrestation de Barbara y est sérieusement remise en question, en particulier à la lumière de ses états de service, qui sont exemplaires. Qu’on y pose aussi des questions sur vos propres états de service, si je puis dire, qui eux ne le sont pas vraiment.

— Croyez-vous que tout cela soit une surprise pour moi ? Vous autres, vous êtes très forts pour ce qui est de manipuler les informations. Vous n’avez fait que ça depuis le Vietnam.

— CNN a découvert que vous aviez fait l’objet d’une enquête pour publicité frauduleuse à la fin des années 1990. NBC a aussi trouvé de son côté que vous avez été accusé de pratiquer des taux usuraires illégaux en 2008. Quelque chose de l’ordre de quarante pour cent, c’est bien ça ? Après quoi, vous récupériez un véhicule qui vous avait été payé deux fois, voire trois. Vos administrés doivent probablement découvrir tout cela, eux aussi. »

Toutes ces accusations avaient été classées sans suite. Cela lui avait coûté pas mal d’argent. « Les citoyens de ma ville savent que ces chaînes d’info sont capables de raconter n’importe quoi, si cela doit faire vendre quelques tubes de crème contre les hémorroïdes ou de boîtes de somnifères de plus.

— Il y a autre chose. D’après le procureur général du Maine, l’ancien chef de la police — l’homme qui est mort samedi dernier — enquêtait sur vous pour fraude fiscale, détournement de fonds, abus de biens sociaux et implication dans un trafic de drogue. Nous n’avons rien révélé de tout cela à la presse, et nous n’avons pas l’intention de le faire… à la condition que vous acceptiez un compromis. Démissionnez de votre poste de deuxième conseiller. Mr Sanders devra démissionner, lui aussi. Faites nommer Andrea Grinnell, le troisième conseiller, responsable administrative et Jacqueline Wettington représentante du Président à Chester’s Mill. »

Big Jim perdit ce qui lui restait de bonne humeur. « Hé, vous êtes fou, non ? Andi Grinnell est une droguée — accro à l’OxyContin — et cette cueilleuse de coton de Wettington a une tête mais pas de cerveau dedans !

— Je vous certifie que cela n’est pas vrai, Rennie. » Finis les monsieur ; le Temps des Bons Sentiments paraissait passé. « Wettington a été décorée pour avoir contribué à démanteler un réseau de drogue basé à l’hôpital militaire américain de Würzburg, en Allemagne, et elle a été personnellement recommandée par un homme du nom de Jack Reacher[9], le flic militaire le plus sacrément coriace que l’armée ait jamais eu, à mon humble avis.

— Il n’y a rien d’humble chez vous, monsieur, et votre langage sacrilège ne me convient pas. Je suis chrétien.

— Un chrétien trafiquant de drogue, d’après mes informations.

— Cause toujours. Vos paroles ne m’atteignent pas. » Pas sous le Dôme, en particulier, pensa Big Jim, ce qui le fit sourire. « En avez-vous des preuves ?

— Allons voyons, Rennie… d’un vieux dur à cuire à un autre, est-ce que ça compte ? Le Dôme est un événement colossal pour la presse, plus fort encore que le 11 Septembre. Et c’est de la presse sympathique. Si vous refusez le compromis, je vais vous en coller tellement sur le dos que jamais vous ne pourrez vous en débarrasser. Une fois le Dôme disparu, vous vous retrouverez devant une sous-comité du Sénat, puis devant un grand jury et en prison. Je vous le promets. Mais démissionnez, et je laisse tomber. Ça aussi, je vous le promets.

— Une fois le Dôme disparu, hein ? Et quand cet événement va-t-il avoir lieu ?

— Plus tôt que vous ne le pensez, peut-être. J’ai prévu d’entrer le premier à Chester’s Mill et ma première initiative sera de vous faire menotter et monter dans un avion qui vous conduira à Fort Leavenworth, dans le Kansas, où vous serez hébergé aux frais du gouvernement des États-Unis en attendant votre procès. »

Sur le coup, Big Jim resta coi devant l’audace sans fard de cette déclaration. Puis il rit.

« Si vous voulez réellement aider votre ville, Rennie, reprit Cox, vous allez démissionner. Regardez ce qui s’est passé depuis que vous êtes aux manettes : six meurtres — dont deux à l’hôpital la nuit dernière, d’après ce que nous avons compris —, un suicide, une émeute pour de la nourriture. Vous n’êtes pas de taille pour ce boulot. »

La main de Big Jim se referma sur la balle de baseball et serra. Carter Thibodeau le regardait, sourcils froncés d’inquiétude.

Si vous étiez ici, colonel, je vous ferais goûter à la même médecine que Coggins. Dieu m’en est témoin, je n’hésiterais pas.

« Rennie ?

— Je suis là. » Big Jim marqua une courte pause : « Et vous, là-bas. » Nouveau silence. « Et le Dôme ne va pas disparaître. Larguez votre plus grosse bombe atomique, rendez les villes des environs inhabitables pour deux siècles, tuez tout le monde à Chester’s Mill avec les radiations, si les radiations passent au travers, et il sera toujours là. » Il respirait vite, mais son cœur battait régulièrement dans sa poitrine. « Parce que le Dôme est là par la volonté de Dieu. »

Chose qu’il croyait du plus profond du cœur. Comme il croyait que la volonté de Dieu était qu’il prenne cette ville en charge pour les semaines, les mois et les années à venir.

« Quoi ?

— Vous m’avez entendu », dit Big Jim.

Il savait qu’il jouait son va-tout, tout son avenir, sur le fait que le Dôme continuerait à exister. Il savait que certains le trouveraient fou d’agir ainsi. Il savait aussi que les gens étaient tous des païens, des mécréants. Comme ce colonel cueilleur de coton, James O. Cox.

« Soyez raisonnable, Rennie. S’il vous plaît. »

Ce s’il vous plaît plut à Big Jim ; lui rendit en un instant sa bonne humeur. « Récapitulons, colonel, voulez-vous ? C’est Andy Sanders le patron ici, pas moi. Même si j’apprécie que quelqu’un d’aussi haut placé que vous ait la courtoisie de m’appeler, naturellement. Et si je suis sûr qu’Andy appréciera votre proposition de gérer nos affaires — par contrôle à distance, forcément —, je pense pouvoir parler en son nom en vous disant que vous pouvez reprendre votre proposition et vous la coller là où le soleil ne brille jamais. Nous sommes entièrement livrés à nous-mêmes, ici, et nous allons gérer nous-mêmes nos affaires.

— Vous êtes cinglé, murmura un Cox songeur.

— C’est ce que disent les mécréants à propos des croyants. C’est leur dernière ligne de défense contre la foi. Nous y sommes habitués, et nous ne vous en tenons pas rigueur. (Là, il mentait.) Puis-je vous poser un question ?

— Faites.

— Allez-vous nous couper nos lignes de téléphone et Internet ?

— Cela ne vous déplairait pas tant que ça, hein ?

— Bien sûr que si. »

Autre mensonge.

« Non, nous ne toucherons ni au téléphone ni à Internet. Et nous maintenons la conférence de presse de vendredi prochain. Au cours de laquelle on vous posera quelques questions assez redoutables, je vous le garantis.

— Je ne participerai à aucune conférence de presse dans un avenir proche ou lointain, colonel. Pas plus qu’Andy. Et quant à Mrs Grinnell, cela n’aurait aucun sens, la pauvre malheureuse. Vous pouvez tout de suite annuler votre…

— Oh, non. Pas du tout. » N’y avait-il pas un sourire dans la voix de Cox ? « Cette conférence de presse aura bien lieu vendredi, et elle fera vendre des tas de crèmes contre les hémorroïdes avant les infos du soir.

— Et qui va y assister, vous imaginez-vous, côté Chester’s Mill ?

— Tout le monde, Rennie. Absolument tout le monde. Parce que nous allons autoriser les parents de vos concitoyens à venir jusqu’au Dôme, aux limites de Motton — à l’endroit où s’est écrasé l’avion dans lequel Mrs Sanders est morte, comme vous vous en souvenez peut-être. La presse sera là, bien entendu. Ce sera un peu comme le Journée des Visiteurs à la prison, à ce détail près que personne n’est coupable de quoi que ce soit. Sauf vous, peut-être. »

La fureur envahit de nouveau Rennie. « Vous ne pouvez pas faire une chose pareille !

— Oh, que si ! » Le sourire était bien là. « Vous pouvez toujours me faire des pieds de nez depuis votre côté du Dôme et moi vous en faire du mien. Les visiteurs, eux, s’aligneront et tous ceux qui le voudront porteront un T-shirt sur lequel on lira DALE BARBARA EST INNOCENT et LIBÉREZ DALE BARBARA et JAMES RENNIE DÉMISSION. On assistera à des retrouvailles pleines d’émotion, on verra des mains s’appuyant à des mains séparées par le Dôme et même des tentatives d’échanger des baisers. Cela fera des images excellentes pour la télé, cela fera une excellente propagande. Plus que tout, cela fera se demander à vos concitoyens comment ils peuvent tolérer quelqu’un d’aussi incompétent que vous aux manettes. »

La voix de Rennie se réduisit à un grondement bas : « Je ne le tolérerai pas.

— Et comment allez-vous vous y prendre ? Plus d’un millier de personnes. Vous ne pouvez tout de même pas les abattre toutes. » Quand Cox reprit la parole, ce fut d’un ton calme et raisonnable : « Allons voyons, conseiller. Les choses peuvent encore s’arranger. Il vous reste une possibilité de vous en sortir. Il suffit que vous lâchiez les commandes. »

Sans y prêter la moindre attention, Big Jim aperçut Junior, dans le couloir, qui se dirigeait vers la porte, tel un fantôme ; il était encore en pyjama et en pantoufles. Junior serait-il tombé raide mort à cet instant que Big Jim aurait gardé sa position penchée sur le bureau, étreignant la balle de baseball d’une main et le téléphone de l’autre. Une pensée battait dans sa tête : céder la place à Andrea Grinnell et à l’officier Gros-Nénés.

C’était une plaisanterie.

Une mauvaise plaisanterie.

« Vous pouvez aller vous faire enculer, colonel Cox. »

Il raccrocha, fit pivoter son fauteuil et lança la balle plaquée or. Elle atterrit contre la photo autographe de Tiger Woods. Le verre se brisa, le cadre tomba par terre et Carter Thibodeau, qui avait davantage l’habitude de glacer de peur le cœur des gens que de sentir le sien glacé de peur, bondit sur ses pieds.

« Mr Rennie ? Ça va bien ? »

Le deuxième conseiller ne semblait pas aller bien du tout. Des taches violacées irrégulières fleurissaient sur ses joues. Ses petits yeux s’écarquillaient tellement qu’ils paraissaient sur le point de jaillir de leurs orbites saturées de graisse. À son front, une veine pulsait.

« Ils ne me prendront jamais cette ville, murmura-t-il.

— Bien sûr que non, dit Thibodeau. Sans vous, nous serions fichus. »

Voilà qui calma un peu Big Jim. Il tendit la main vers le téléphone, puis il se rappela que Randolph était chez lui pour se reposer. Le nouveau chef n’avait fait que de brefs séjours dans son lit, depuis le début de la crise, et il avait dit à Carter qu’il entendait bien dormir jusqu’à midi. Et c’était très bien. Il n’y avait rien à tirer de ce type, de toute façon.

« Prends une note, Carter. Tu la montreras à Morrison, si c’est lui qui tient la boutique ce matin, et tu la laisseras ensuite sur le bureau de Randolph. » Il réfléchit quelques instants, sourcils froncés. « Et vois si Junior est allé là-bas. Je l’ai vu passer pendant que je téléphonais au colonel Faites-ce-que-je-vous-dis. Si tu ne le vois pas, n’insiste pas, mais s’il y est, assure-toi qu’il va bien.

— Entendu. Et c’est quoi, le message ?

— Mon cher chef Randolph : il faut mettre à pied Jacqueline Wettington. Sans délai. Le département de la police de Chester’s Mill n’a plus besoin de ses services.

— Ça veut dire qu’elle est fichue à la porte ?

— Exactement. »

Carter griffonna dans son carnet et Big Jim lui laissa le temps de tout noter. Il se sentait de nouveau bien. Mieux que bien. Il sentait le truc. « Ajoute : cher officier Morrison, lorsque Wettington se présentera aujourd’hui, informez-la qu’elle est relevée de ses fonctions et dites-lui de vider son casier. Si elle vous demande pourquoi, répondez-lui qu’il y a une réorganisation du service et qu’on n’a plus besoin d’elle.

— Service avec deux ss ou un c, Mr Rennie ?

— Je me fiche de l’orthographe. C’est le message qui compte.

— D’accord, très bien.

— Si elle a d’autres questions, elle n’a qu’à venir me voir.

— Bien compris. C’est tout ?

— Non. Dis à celui qui la verra en premier qu’il lui reprenne son badge et son arme. Si elle répond qu’il s’agit d’une arme personnelle, qu’on lui fasse un reçu. On lui rendra ou on la remboursera quand la crise sera terminée. »

Carter griffonna de nouveau, puis il leva les yeux. « Qu’est-ce qu’il a qui va pas, Junior, Mr Rennie ?

— Je ne sais pas. Juste des migraines, je suppose. Il y a des choses plus urgentes. » Il montra le carnet de notes. « Donne-moi ça. »

Carter le lui apporta. Son écriture était celle d’un môme de six ou sept ans, mais tout était là. Rennie signa.

9

Carter apporta les résultats de son activité de secrétaire au département de police. Henry Morrison l’accueillit avec une incrédulité qui confinait au mutisme. Thibodeau chercha aussi Junior, mais Junior était introuvable ; personne ne l’avait vu. Il demanda à Henry d’ouvrir l’œil.

Puis, sur une impulsion, il descendit voir Barbie. Celui-ci était allongé sur sa couchette, mains derrière la nuque.

« Ton patron a appelé, lui dit-il. Ce mec, Cox. Mr Rennie l’a appelé colonel Faites-ce-que-je-vous-dis.

— Tu m’étonnes.

— Mr Rennie l’a envoyé se faire foutre dans les grandes largeurs. Et tu sais quoi ? Ton pote de l’armée a dû bouffer son chapeau et dire merci. Qu’est-ce que tu dis de ça ?

— Tu parles d’une surprise. » Barbie continua à contempler le plafond. Il paraissait calme. C’était irritant. « Dis-moi, Carter, t’as réfléchi où tout cela conduit ? As-tu essayé de voir les choses à plus long terme ?

— C’est fini, le long terme, Baaarbie. Terminé. »

Barbie se contenta de continuer à regarder le plafond, une esquisse de sourire retroussant les commissures de ses lèvres. Comme s’il savait quelque chose qu’ignorait Thibodeau. Cela donna envie à ce dernier d’ouvrir la cellule et d’assommer ce bouffeur de merde. Puis il se souvint de ce qui était arrivé dans le parking du Dipper’s. On allait bien voir si Mr Barbara serait capable de jouer encore un de ses tours à la con devant un peloton d’exécution. Qu’il essaye donc.

« On se reverra, Baaarbie.

— J’en doute pas », répondit Barbie, toujours sans prendre la peine de regarder le flic. « C’est une petite ville, fiston, et tout le monde soutient l’équipe. »

10

Lorsque la sonnette retentit au presbytère, Piper Libby était encore habillée du T-shirt des Bruins et du short qui lui servaient de tenue de nuit. Elle ouvrit la porte, s’attendant à voir Helen Roux, en avance d’une heure sur le rendez-vous pris pour régler les détails de la cérémonie avant l’enterrement de Georgia. Mais c’était Jackie Wettington. Celle-ci portait son uniforme, mais il n’y avait pas de badge sur son sein gauche ni d’arme à sa hanche. Elle paraissait hébétée.

« Jackie ? Qu’est-ce qui se passe ?

— J’ai été virée. Ce salopard m’avait dans le collimateur depuis la soirée de Noël au département de police, quand il a essayé de me peloter et que je lui ai flanqué une claque sur la main… mais je crois qu’il n’y a pas que ça. Que ce n’est même pas le principal…

— Entrez, dit Piper. J’ai retrouvé une petite plaque chauffante au gaz dans l’un des placards de l’arrière-cuisine. Elle devait appartenir à mon prédécesseur. Et miracle, elle fonctionne. Un thé chaud, ça vous dirait ?

— Merveilleux », répondit Jackie.

Des larmes grossirent dans ses yeux et roulèrent sur ses joues. Elle les essuya d’un geste presque coléreux.

Piper l’entraîna dans la cuisine et alluma le réchaud de camping posé sur le comptoir. « Et maintenant, racontez-moi tout. »

Ce qui fit Jackie, sans omettre les condoléances maladroites mais sincères de Morrison. « Ce dernier truc, il me l’a dit à voix basse, ajouta-t-elle en prenant la tasse que lui tendait Piper. C’est comme la bon Dieu de Gestapo, à présent, là-bas. Excusez mon langage. »

Piper haussa les épaules.

« Henry m’a dit que si je protestais à la grande réunion, demain, je ne ferais que rendre les choses encore pires. Que Rennie allait sortir des accusations d’incompétence inventées de toutes pièces. Il a sans doute raison. Mais le plus grand incompétent du département, ce matin, c’est celui qui en est le patron. Quant à Rennie… il est en train de bourrer la police de Chester’s Mill d’officiers qui lui resteront fidèles si jamais il y a une protestation organisée contre la manière dont il gère les choses.

— C’est évident, dit Piper.

— La plupart des nouveaux sont trop jeunes pour seulement acheter de la bière, mais ils portent une arme. J’ai failli dire à Henry qu’il allait être le prochain sur la liste — il a fait des remarques sur la manière dont Randolph dirigeait le département, et, bien entendu, les lécheurs de bottes n’auront pas manqué de rapporter ses commentaires — mais j’ai vu à sa tête qu’il le savait déjà.

— Voulez-vous que j’aille voir Rennie ?

— Ça ne servirait à rien. D’autant que je ne suis pas vraiment désolée de ne plus être flic. C’est juste que je suis mortifiée d’avoir été virée. Le grand problème, c’est que je serai la coupable toute désignée pour ce qui doit arriver demain soir. Il faudra peut-être que je disparaisse avec Barbie. Toujours en supposant que nous puissions trouver où nous cacher.

— De quoi parlez-vous ? Je ne comprends pas.

— Je sais, mais je vais vous expliquer. Sauf que c’est à partir de là que ça devient dangereux. Si vous ne gardez pas pour vous ce que je vais vous dire, je me retrouverai moi-même au trou. Et peut-être même aux côtés de Barbara quand Rennie le fera fusiller. »

Piper la regarda, le visage grave. « La mère de Georgia Roux devrait arriver dans trois quarts d’heure. Cela vous suffira-t-il ?

— Largement. »

Jackie commença par raconter l’examen des corps au salon funéraire. Elle décrivit les marques sur le visage de Coggins et la balle de baseball en or qu’avait vue Rusty. Elle prit alors une profonde inspiration, puis parla de son plan pour faire évader Barbie en profitant de la réunion spéciale qui devait se tenir le lendemain soir. « Sauf que je n’ai aucune idée de l’endroit où on pourrait le planquer si on réussit à le faire sortir. » Elle prit une gorgée de thé. « Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Que j’ai envie d’une autre tasse de thé. Et vous ?

— Non, merci, ça va comme ça. »

Piper la relança depuis le comptoir : « Votre projet est terriblement dangereux — je n’ai pas besoin de vous le dire — mais il n’y a sans doute pas d’autre moyen de lui sauver la vie. Je n’ai jamais cru, même pendant une seconde, que Dale Barbara soit l’auteur de ces meurtres ; et après m’être douloureusement frottée moi-même aux forces de l’ordre locales nouvelle manière, l’idée qu’on puisse l’exécuter pour l’empêcher de prendre ses fonctions ne me paraît pas tellement insensée. » Puis elle ajouta, faisant sans le savoir la même analyse que Barbie : « Rennie ne calcule pas à long terme, pas plus que les flics. Tout ce qui leur importe, c’est de savoir qui est le patron de la boutique. Ce genre de fonctionnement est la recette même d’un désastre à venir. »

Elle revint à la table.

« J’ai su, pratiquement depuis le premier jour où je suis arrivée ici pour reprendre le pastorat — mon ambition depuis que j’étais petite fille —, que Jim Rennie était un monstre à l’état embryonnaire. Et aujourd’hui — si vous voulez bien excuser ce que la formule a de mélodramatique — le monstre vient de naître.

— Dieu soit loué, dit Jackie.

— Que le monstre soit né ? »

Piper sourit et haussa un sourcil.

« Non, Dieu soit loué que vous ayez compris cela.

— Mais il y a autre chose, n’est-ce pas ?

— Oui. Sauf si vous ne voulez pas y être mêlée.

— Ma chère Jackie, c’est déjà fait. Si on peut vous mettre en prison pour complot, on peut m’y mettre aussi pour ne pas vous avoir dénoncée alors que j’étais au courant. Nous sommes à présent ce que le gouvernement aime bien taxer de terroristes maison. »

Jackie accueillit cette idée par un silence morose.

« Il ne s’agit pas seulement de libérer Dale Barbara, n’est-ce pas ? Vous voulez organiser un mouvement de résistance active.

— Je suppose, oui », répondit Jackie avec un petit rire d’impuissance. « Après six ans passés dans l’armée américaine, je ne me serais jamais attendue à une chose pareille — j’ai toujours été une fille du genre mon pays d’abord, qu’il ait raison ou tort. Mais… avez-vous envisagé que le Dôme puisse ne pas disparaître ? Ni cet automne ni cet hiver ? Peut-être même ni l’année prochaine, ni au cours de notre vie ?

— Oui. » Piper avait répondu calmement, mais ses joues avaient perdu leurs couleurs. « Je l’ai envisagé. Je pense que tout le monde l’a envisagé à Chester’s Mill, ne serait-ce que fugitivement.

— Alors pensez à ça : avez-vous envie de passer un an, ou cinq, dans une dictature aux mains d’un idiot meurtrier ? En supposant encore que cela ne dure que cinq ans ?

— Bien sûr que non.

— Dans ce cas, c’est maintenant ou jamais qu’il faut l’arrêter. Rennie n’est peut-être plus un embryon, toutefois ce qu’il est en train de mettre sur pied, cette machination, n’en est encore qu’au premier stade. C’est le meilleur moment. » Elle se tut un instant. « C’est même peut-être le seul moment, avant qu’il ne donne l’ordre à la police de récupérer les armes à feu des citoyens ordinaires.

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?

— On va commencer par une réunion ici, au presbytère. Ce soir. Avec plusieurs personnes, si elles veulent bien venir. »

De sa poche-revolver, Jackie sortit la liste qu’elle et Linda Everett avaient établie.

Piper déplia la feuille arrachée à un carnet et l’étudia. Il y avait huit noms. Elle leva les yeux. « Lissa Jamieson, la bibliothécaire à la boule de cristal ? Ernie Calvert ? Vous êtes sûre de ces deux-là ?

— Qui recruter, sinon une bibliothécaire, quand on doit combattre une dictature naissante ? Quant à Ernie… j’ai bien l’impression, depuis ce qui est arrivé au supermarché hier, que s’il tombait sur Jim Rennie en flammes dans la rue, il ne lui pisserait pas dessus pour l’éteindre. Enfin, pas lui, les…

— Formule maladroite, oui, mais image colorée.

— Je voulais demander à Julia Shumway de sonder Lissa et Ernie, mais je vais pouvoir le faire en personne. On dirait que j’ai beaucoup de temps libre devant moi, à présent. »

On sonna à la porte. « C’est sans doute la mère éplorée, dit Piper en se levant. J’imagine qu’elle est déjà à moitié ronde. Elle aime bien son café arrosé, mais je doute que cela allège beaucoup le chagrin.

— Vous ne m’avez pas dit ce que vous pensez de la réunion », observa Jackie.

Piper Libby sourit. « Dites à vos terroristes maison d’arriver entre neuf heures et neuf heures et demie, ce soir. À pied et en ordre dispersé — le truc classique des résistants français. Inutile de nous faire de la publicité.

— Merci, dit Jackie. Merci beaucoup.

— Pas du tout. C’est aussi ma ville, non ? Puis-je vous suggérer de passer par-derrière ? »

11

Il y avait un tas de chiffons propres à l’arrière du van de Rommie Burpee. Rusty en attacha deux ensemble pour masquer le bas de son visage ; mais la lourde puanteur dégagée par l’ours mort lui resta dans le nez, la gorge et les poumons. Les premiers asticots venaient d’éclore dans les yeux, la gueule ouverte et la cervelle exposée de l’animal. Il se releva, recula, puis vacilla un peu. Rommie le rattrapa par un coude.

« Retenez-le s’il tombe dans les pommes, dit nerveusement Joe. Ce truc fait peut-être un effet plus fort sur les adultes.

— C’est juste l’odeur, dit Rusty. Ça va, maintenant. »

Mais même loin de l’ours, le monde sentait mauvais : il dégageait d’épais relents de fumée, de renfermé, comme si toute la ville de Chester’s Mill était devenue une salle sans aération. Aux odeurs de putréfaction animale et de fumée s’ajoutaient celles de la décomposition végétale, une puanteur de marécage qui devait certainement provenir du lit à moitié asséché de la Prestile. Si seulement il y avait du vent, pensa Rusty, mais on ne sentait que quelques rares et faibles bouffées d’un air chargé de nouveaux miasmes. Au loin, à l’ouest, on voyait des cumulus, et sans doute pleuvait-il à verse au-dessus du New Hampshire ; mais lorsqu’ils arrivaient à hauteur du Dôme, les nuages se séparaient comme une rivière se heurtant à un éperon rocheux. Rusty doutait de plus en plus qu’il puisse pleuvoir sous le Dôme. Il prit une note mentale : consulter les sites météo… s’il avait un moment de libre. Effrayant, ce que la vie était devenue accaparante — et déstructurée de manière angoissante.

« Frère ours ne serait pas mort de la rage, par hasard ? demanda Rommie.

— J’en doute. Je crois que c’est exactement ce qu’ont dit les gosses : un simple suicide. »

Ils s’empilèrent dans le van, Rommie au volant, et remontèrent lentement Black Ridge Road. Rusty tenait le compteur Geiger sur ses genoux. Il caquetait régulièrement. Il vit l’aiguille monter vers +200.

« Arrêtez-vous ici, Mr Burpee ! lança vivement Norrie. Avant de sortir du bois ! Si vous tombez dans les pommes, j’aimerais autant que ce soit pas pendant que vous conduisez, même à dix kilomètres à l’heure. »

Docilement, Rommie rangea le van sur le côté. « Descendez ici, les mômes. Je vais rester avec vous. Le doc va continuer tout seul. » Il se tourna vers Rusty : « Prenez le van, mais roulez lentement et arrêtez-vous dès que les radiations atteignent le niveau de sécurité. Ou dès que vous commencez à vous sentir étourdi. On marchera derrière vous.

— Faites gaffe, Mr Everett, lui dit Joe.

— Ne vous inquiétez pas si vous tombez dans les pommes, ajouta Benny, et si vous fichez le van dans le fossé. On vous poussera sur la route.

— Merci, dit Rusty. Tu es bon comme du bon pain.

— Hein ?

— Rien. »

Rusty se mit au volant et referma la portière. Sur le siège-baquet, à côté de lui, le compteur Geiger cliquetait toujours. Roulant au pas, il sortit du bois. Devant lui, Black Ridge Road s’élevait vers le verger. Sur le coup, il ne vit rien qui sortît de l’ordinaire et il connut un moment de désespoir profond. Puis un puissant éclair violacé l’aveugla et il écrasa précipitamment le frein. Il y avait bien quelque chose là-haut, pas de doute, un truc brillant au milieu du fouillis de pommiers abandonnés. Juste derrière lui il aperçut, dans le rétroviseur extérieur, les autres qui s’étaient immobilisés sur la route.

« Rusty ? l’appela Rommie. Ça va ?

— Je l’ai vu. »

Il compta jusqu’à quinze et l’éclair violet se produisit à nouveau. Il tendait la main vers le compteur Geiger lorsque Joe se présenta à sa vitre. Fraîchement éclos, ses boutons ressortaient sur sa peau comme des stigmates. « Est-ce que vous sentez quelque chose ? La tête qui tourne ?

— Non », répondit Rusty.

Joe montra un endroit, devant eux. « C’est là qu’on est tombés dans les pommes. Juste ici. »

On voyait très bien les traces laissées dans la terre par les bicyclettes, sur le bas-côté gauche de la route.

« Avancez jusque-là tous les quatre, dit Rusty. Voyons si ça recommence.

— Bon’ieu, dit Bennie, qui venait de rejoindre Joe, on est quoi, nous, des cobayes ?

— En réalité, je pense que c’est Rommie, le cobaye. D’accord pour y aller, Rommie ?

— Ouais. » Il se tourna vers les gosses. « Si je m’évanouis et pas vous, ramenez-moi ici, ce point est apparemment hors de portée. »

Le quatuor s’avança jusqu’aux marques, Rusty les observant attentivement depuis le van. Ils avaient presque atteint l’emplacement lorsque Rommie ralentit puis vacilla sur place. Norrie et Benny l’attrapèrent par un bras, Joe par l’autre. Mais Rommie ne tomba pas. Au bout de quelques instants, il se redressa.

« J’sais pas si c’était réel ou bien… comment qu’on dit… le pouvoir de la suggestion, mais ça va, maintenant. J’ai juste eu un peu le tournis pendant une seconde, moi. Et vous, les jeunes, vous avez senti quelque chose ? »

Ils secouèrent la tête. Rusty ne fut pas étonné. C’était exactement comme la varicelle ; une maladie sans gravité, que les enfants n’attrapent en général qu’une fois.

« Continuez à rouler, doc, dit Rommie. Vous n’êtes pas obligé d’avoir tous ces morceaux de plomb sur le dos jusque là-haut si ce n’est pas nécessaire — mais soyez prudent. »

Rusty repartit, roulant toujours au pas. Il entendit le rythme des clics qui accélérait, sans ressentir quoi que ce soit de particulier. Sur la hauteur, l’éclair violet se déclenchait toutes les quinze secondes. Il rejoignit Rommie et les enfants, puis les dépassa.

« Je ne sens r… », commença-t-il lorsque la chose arriva : pas le tournis, pas exactement, mais une sensation d’étrangeté, d’une clarté particulière. Ce fut, le temps que dura l’effet, comme si sa tête avait été un télescope qui lui aurait permis de voir tout ce qu’il avait envie de voir, aussi loin que ce soit. Son frère, par exemple, dans son trajet matinal à San Diego, s’il avait voulu.

Quelque part, dans un univers voisin, il entendit la voix de Benny : « Houlà, v’là que Mr Everett décroche ! »

Rusty, cependant, ne décrocha pas ; il voyait encore parfaitement bien la route de terre. Divinement bien. Chaque caillou, chaque éclat de mica. S’il avait fait un écart — et il supposait qu’il en avait fait un —, c’était juste pour éviter l’homme qu’il avait vu soudain devant lui. Un type décharné, sa silhouette agrandie par un absurde chapeau tuyau-de-poêle rouge, blanc et bleu, comiquement défoncé. Il portait des jeans et un T-shirt sur lequel on lisait :

SWEET HOME ALABAMA PLAY THAT DEAD BAND’S SONG.

Ce n’est pas un homme, c’est un mannequin de Halloween.

Ouais, bien sûr. De quoi d’autre pouvait-il s’agir, avec ses petites pelles de jardin en guise de mains et sa tête en toile avec des yeux en forme de croix cousues dessus pour figurer les yeux ?

« Doc ! Doc ! » C’était Rommie.

L’épouvantail prit soudain feu.

Puis disparut au bout d’un instant. Il n’y avait plus que la route, la crête en face et la lumière violette lançant son éclair toutes les quinze secondes comme pour dire : Approche, approche, approche.

12

Rommie ouvrit la portière du conducteur. « Doc… Rusty… ça va ?

— Très bien. C’est venu, c’est passé. Je suppose que c’était pareil pour vous. Dites-moi, Rommie, avez-vous vu quelque chose ?

— Non. Pendant une minute, j’ai eu l’impression de sentir du feu. Mais je crois que c’est à cause de cette odeur de fumée dans l’air.

— J’ai vu un feu de joie de citrouilles, intervint Joe. Je vous l’ai raconté, non ?

— Oui », répondit Rusty, qui n’y avait attaché aucune importance sur le coup, en dépit de ce qu’il avait entendu de la bouche de sa propre fille — mais maintenant le détail lui paraissait intéressant.

« J’ai entendu crier, dit Benny, mais j’ai oublié le reste.

— Moi aussi, j’ai entendu des cris, ajouta alors Norrie. Il faisait encore jour, mais la nuit tombait. Il y a eu des cris. Et… comme de la suie qui me serait tombée sur la figure, je crois.

— On ferait peut-être mieux de nous en retourner, doc, dit Rommie.

— Ça, jamais, répliqua Rusty. Pas s’il y a une chance que je puisse faire sortir mes gosses d’ici — mes gosses et ceux de tout le monde.

— Je parie qu’il y a quelques adultes qui voudraient bien sortir aussi », observa Benny.

Joe lui donna un coup de coude.

Rusty regarda le compteur Geiger. L’aiguille ne bougeait pas de +200. « Restez tous ici.

— Doc, dit Joe, et si la radiation devenait tout d’un coup plus puissante et que vous vous évanouissiez ? Qu’est-ce qu’on devrait faire ? »

Rusty réfléchit. « Si je suis encore près, tirez-moi de là. Pas toi, Norrie. Seulement les garçons.

— Et pourquoi pas moi ? demanda-t-elle.

— Parce que tu auras peut-être envie d’avoir des enfants, un jour. Avec deux yeux et des membres attachés là où il faut.

— Ouais. J’aimerais autant.

— Quant aux garçons, une exposition de courte durée ne devrait pas avoir de conséquences. Mais quand je dis courte durée, c’est une durée vraiment très courte. Si je suis à moité côte ou dans le verger, laissez-moi.

— Vous y allez fort, doc.

— J’ai pas dit de m’abandonner. Vous avez bien encore des rouleaux de plomb dans votre magasin, Rommie, non ?

— Ouais. On aurait dû les amener.

— Je suis d’accord, mais on ne peut pas penser à tout. Si les choses tournent mal, allez chercher le reste, collez-en partout sur l’engin que vous conduirez et venez me cueillir. Hé, si ça se trouve, je serai déjà debout et reparti pour la ville.

— Ouais. Ou allongé par terre en train de vous prendre une dose mortelle.

— Écoutez, Rommie, on se fait sans doute du souci pour rien. Je crois que la tête qui tourne, ou le fait de s’évanouir, quand on est plus jeune, sont comme le reste des autres phénomènes liés au Dôme. On les ressent une fois et ensuite c’est fini.

— C’est peut-être votre vie que vous pariez là-dessus.

— Il faut bien qu’on commence à parier sur quelque chose, non ?

— Bonne chance », dit Joe en tendant son poing par la fenêtre.

Rusty lui donna un léger coup, puis fit pareil avec Benny et Norrie. Rommie aussi tendit son poing. « Ce qui est bon pour les mômes est bon aussi pour moi. »

13

À vingt mètres de l’endroit où Rusty avait eu sa vision de l’épouvantail au chapeau tuyau-de-poêle, les clics du compteur Geiger se transformèrent en un grondement d’électricité statique. Il vit l’aiguille bondir jusqu’à +400, juste au début du rouge.

Il s’arrêta et commença à préparer la tenue qu’il aurait de beaucoup préféré ne pas endosser. Il regarda vers les autres. « Un mot d’avertissement. Il te concerne particulièrement, Benny Drake. Ceux qui rigoleront repartiront chez eux.

— Je ne rirai pas », protesta Benny, mais le temps de le dire, tous s’esclaffaient — y compris Rusty lui-même.

Il avait commencé par enlever son jean et enfiler un pantalon de survêtement spécial pour entraînement au football américain. Là où il aurait dû y avoir des rembourrages, sur les cuisses et les fesses, par exemple, il glissa les pièces de plomb prédécoupées par Rommie. Puis il s’équipa de protège-tibias de gardien de but de hockey, sur lesquels il fixa d’autres feuilles de plomb. Il protégea ensuite son cou (pour la thyroïde) et mit enfin un tablier de plomb qui descendait devant ses testicules et allait jusqu’aux protège-tibias, lesquels étaient d’un orange éclatant. Il avait envisagé de fixer une autre plaque dans son dos (avoir l’air ridicule, de son point de vue, étant nettement moins grave que de mourir d’un cancer du poumon), puis y avait renoncé. Il atteignait déjà un poids de près de cent quarante kilos. Et les radiations se propageaient en ligne droite. En faisant face à la source, il estimait que ça devrait aller.

Bon, peut-être.

À ce stade, Rommie et les gosses n’émettaient plus que des pouffements étouffés, voire quelques petits rires rentrés. Il y eut une nouvelle alerte à la rigolade lorsque Rusty enfila un bonnet de bain taille XL équipé de deux rabats de plomb, mais ce ne fut que lorsqu’il eut mis ses gants (qui remontaient jusqu’à ses coudes) et ses lunettes spéciales que l’explosion devint générale.

« Il est vivant ! s’écria Benny en marchant bras tendus devant lui comme le monstre de Frankenstein. Maître, il est vivant ! »

Rommie se rendit d’un pas d’ivrogne sur le bord de la route pour s’asseoir sur un rocher, hurlant de rire. Joe et Norrie s’effondrèrent directement sur la route, comme deux poulets prenant un bain de poussière.

« À la maison, tout le monde ! » leur lança Rusty ; mais il souriait lorsqu’il monta (non sans difficulté) dans le van.

Devant lui, la lumière violette flashait comme une balise.

14

Henry Morrison quitta, quand il devint trop insupportable, le bruyant chahut de vestiaire provoqué par les nouvelles recrues. Les choses dérapaient sérieusement. Dérapaient complètement. Sans doute l’avait-il déjà compris avant que Thibodeau, le voyou qui servait à présent de gorille à Rennie, se pointe avec un ordre signé pour virer Jackie Wettington — un excellent officier et une femme plus excellente encore.

Henry avait pris conscience que ce n’était que la première mesure d’un processus visant à se débarrasser de tous les policiers les plus anciens, ceux que Rennie considérait d’office comme des partisans de Duke Perkins. Lui-même viendrait en deuxième. Freddy Denton et Rupert Libby avaient des chances de rester ; Rupe était un trouduc de niveau modéré, Denton de niveau sévère. Linda Everett partirait. Et probablement Stacey Moggin aussi. Et alors, à l’exception de cette gourde de Lauren Conree, tout le poste de police de Chester’s Mill serait de nouveau un club masculin.

Il patrouilla à petite vitesse Main Street sur toute sa longueur. L’artère était entièrement vide — on se serait cru dans une ville fantôme de western. Sam le Poivrot était assis sous la marquise du Globe et la bouteille qu’il tenait entre les genoux ne devait pas contenir du Coca-Cola, mais Henry ne s’arrêta pas. Que le pauvre vieux s’abrutisse, si ça lui faisait plaisir.

Johnny et Carrie Carver clouaient des planches sur les vitrines du Gas & Grocery. Tous les deux portaient les brassards bleus qui s’étaient mis à fleurir partout en ville. Henry en eut les boules de les voir.

Quel idiot il avait été de ne pas accepter la proposition de la police d’Orono, l’an dernier ! Cela n’aurait rien changé, du point de vue carrière, et il savait que les étudiants pouvaient donner du fil à retordre quand ils étaient ivres ou shootés, mais la paye était supérieure et, d’après Frieda, les écoles d’Orono étaient parmi les meilleures.

Duke avait fini par le persuader de rester en lui promettant de décrocher pour lui une augmentation de cinq mille dollars à la prochaine réunion municipale et en lui confiant — sous le sceau du secret — qu’il allait virer Randolph si celui-ci ne démissionnait pas de lui-même. Après quoi, il serait devenu adjoint, ce qui aurait fait dix mille de plus par an, lui avait expliqué Duke. « Et quand je prendrai ma retraite, tu pourras te retrouver à la tête du département, si tu en as envie. À moins que tu préfères ramener dans leurs dortoirs des étudiants avec du dégueulis sur leur chemise. Penses-y. »

Programme qui lui avait paru séduisant, programme qui avait paru (assez) séduisant à Frieda et qui avait, bien entendu, soulagé les enfants, lesquels détestaient l’idée de déménager. Sauf qu’aujourd’hui, Duke mort et Chester’s Mill sous le Dôme, la police locale était en train de se transformer en milice privée.

Il s’engagea dans Prestile Street et vit alors Junior qui se tenait à l’extérieur du ruban jaune tendu par la police autour de la maison des McCain. Junior en pyjama et pantoufles — et rien d’autre. Il oscillait nettement sur place, et la première idée d’Henry fut qu’aujourd’hui Junior et Sam le Poivrot avaient beaucoup de choses en commun.

Sa deuxième pensée fut pour le poste de police. Il n’allait peut-être pas y rester bien longtemps, mais il en faisait encore partie, pour le moment, et l’une des règles les plus strictes de Duke Perkins avait été Que je ne voie jamais le nom d’un officier de la police de Chester’s Mill dans la rubrique judiciaire du Democrat. Or Junior, que cela plût ou non à Henry, faisait partie de la police locale.

Il gara l’unité 3 le long du trottoir et s’approcha du jeune homme qui continuait à se balancer d’avant en arrière. « Hé, Junior, si on retournait au poste ? Tu pourrais prendre un peu de café et… » dessaouler, voilà comment il avait eu l’intention de finir sa phrase, mais il venait de se rendre compte que le pantalon de pyjama du gamin était mouillé. Junior s’était pissé dessus.

Inquiet autant que dégoûté — personne n’aurait dû voir une chose pareille, Duke devait se retourner dans sa tombe —, Henry prit Junior par l’épaule. « Viens, fiston. Tu te donnes en spectacle.

— Z’étaient mes ’opines », répondit Junior d’une voix pâteuse, sans se retourner. Il se mit à se balancer plus vite. Son visage — ce que Henry pouvait en voir — arborait une expression rêveuse, extasiée. « J’les ai d’cendues pour ’ouvoir les ’onter. Pas au’voir. F’ançaises. » Il rit, puis cracha. Ou plutôt, essaya. Un filet blanchâtre, épais, se mit à pendre de son menton dans un mouvement de pendule.

« Ça suffit. Je te ramène chez toi. »

Cette fois-ci, Junior se tourna, et Henry vit qu’il n’était pas ivre. Son œil gauche était d’un rouge éclatant. Ses pupilles étaient trop dilatées. Le côté gauche de sa bouche, tiré vers le bas, exhibait quelques dents. Son regard dur et pétrifié évoqua dans l’esprit d’Henry, un instant, un film qui lui avait fait peur, enfant : Mr Sardonicus.

Ce n’était pas d’un café au poste de police que Junior avait besoin, ni d’aller chez lui se mettre au lit pour récupérer ; il avait besoin d’aller à l’hôpital.

« Viens, mon gars. Allons-y. »

Junior commença par se montrer docile. Ils étaient presque arrivés à la voiture, lorsqu’il s’arrêta à nouveau. « Elles sentaient pareil et ça m’plaisait, dit-il. Horra horra horra, la neige va tomber.

— Exact, tout à fait. »

Henry avait pensé faire monter Junior dans le siège passager, en contournant le véhicule par l’avant, mais cela lui paraissait maintenant impraticable. Le gamin allait devoir monter à l’arrière, même si les sièges arrière des véhicules de patrouille dégageaient en général des odeurs fortes. Junior regarda la maison des McCain par-dessus son épaule ; une expression de désir intense vint un instant animer son visage pétrifié.

« ’opines ! s’écria Junior. Étendable ! Pas au’voir, F’ançaises ! Tout, f’ançaises, ’spèce de machin ! » Il tira la langue et la fit claquer rapidement contre ses lèvres. On aurait dit le bruit que fait Bip-Bip quand il fuit Coyote dans un nuage de poussière. Puis il éclata de rire et repartit vers la maison.

« Non, Junior, dit Henry en l’attrapant par la taille du pyjama. Il faut que… »

Junior fit volte-face à une vitesse surprenante. Il ne riait plus ; son visage était un masque haineux, rageur, parcouru de tressaillements. Il se précipita sur Henry, poings brandis. Il mordit sa langue tirée et se mit à éructer dans un langage incompréhensible, dépourvu de voyelles.

Henry fit la seule chose qui lui vint à l’esprit : il s’écarta. Junior plongea et se mit à donner des coups de poing à la barre des gyrophares, sur le toit de la voiture, cassant l’une des ampoules et se lacérant la main. Des gens sortaient de leur maison pour voir ce qui se passait.

« Gthn bnnt mnt ! grinça Junior. Mnt ! Mnt ! Gthn ! Gthn ! »

Il dérapa sur le bord du trottoir, vacilla, mais réussit à garder l’équilibre. Du sang coulait sur son menton en plus de la bave. Ses deux mains étaient sérieusement entaillées et ensanglantées.

« Elle m’a just’ rendu ’omplètement fou ! hurla Junior. J’lai just’ mis mon g’nou pour qu’elle rest’ d’bout, et elle m’a sorti un nichon ! La merde partout ! Je… je… » Il se tut. Parut réfléchir. Dit : « Faut qu’on m’aide. » Puis il fit claquer ses lèvres — aussi fort qu’une détonation de calibre 22 — et tomba de tout son long dans le caniveau, entre la voiture et le trottoir.

Henry le conduisit à l’hôpital, gyrophares et sirène branchés. Ce qu’il évita de faire, cependant, fut de penser aux dernières choses dites par Junior, des choses qui avaient presque un sens. Pas question d’aller là…

Il avait déjà assez de problèmes.

15

Rusty remonta lentement la côte de Black Ridge, jetant de fréquents coups d’œil au compteur Geiger, lequel bourdonnait à présent comme un poste de radio FM entre deux stations. L’aiguille passa de +400 à 1K. Rusty était prêt à parier qu’elle allait atteindre +4K le temps d’arriver sur la crête. Il était conscient que ce n’était pas du tout bon signe — sa tenue « de protection » n’était qu’un bricolage approximatif — mais il continua de progresser, ne cessant de se dire que les radiations avaient un effet cumulatif ; s’il faisait vite, il ne recevrait pas une dose mortelle. Je perdrai peut-être mes cheveux pendant un certain temps, mais je serai encore loin de la dose mortelle. Pense à ça comme à une mission de bombardement : on fonce, on fait le boulot et on revient.

Il brancha la radio, tomba sur les « Mighty Clouds of Joy » de WCIK et coupa immédiatement. De la sueur coula dans ses yeux et il battit des paupières pour la chasser. Même avec la clim mise à fond, il faisait une chaleur infernale dans le van. Il regarda dans le rétroviseur et vit ses compagnons d’exploration regroupés. Ils paraissaient tout petits.

Le grondement du compteur Geiger cessa soudain. Il regarda. L’aiguille était retombée sur zéro.

Rusty faillit s’arrêter, puis se dit que Rommie et les enfants allaient croire qu’il avait des ennuis. Sans compter que c’était probablement juste les piles. Mais lorsqu’il jeta un second coup d’œil, il vit que le témoin lumineux brillait toujours autant.

Au sommet de la colline, la route se terminait en cul-de-sac devant une grange rouge tout en longueur. Un vieux camion et un tracteur encore plus vieux rouillaient devant, le tracteur incliné du côté où manquait une roue. La grange paraissait en assez bon état, en dépit de quelques vitres cassées. Derrière, s’élevait la ferme abandonnée ; une partie du toit s’était effondrée, probablement sous l’effet de la neige lors d’un hiver précédent.

L’une des extrémités de la grange était ouverte et même avec les vitres fermées et la climatisation à fond, Rusty arrivait à sentir l’arôme de cidre tourné montant de pommes suries. Il se rangea à côté des marches conduisant à la maison. Elles étaient barrées d’une chaîne d’où pendait un écriteau : ENTRÉE INTERDITE LES CONTREVENANTS SERONT POURSUIVIS. Le panneau était ancien, rouillé et manifestement pas dissuasif. Des canettes de bière étaient disséminées sur toute la longueur du porche où la famille McCoy devait jadis se réunir, les soirs d’été, pour profiter de la brise et contempler la vue sur Chester’s Mill sur la droite, vue qui portait aussi jusque dans le New Hampshire, si on regardait vers la gauche. Une main anonyme avait écrit à la bombe : LES WILDCATS SONT LES MEILLEURS sur un mur autrefois rouge et devenu vieux rose. Sur la porte, bombé d’une couleur différente, on lisait : ORGIE-VILLE. Rusty supposa qu’il devait s’agir du rêve de quelque ado en mal de sexe. À moins que ce ne fût le nom d’un groupe de heavy metal.

Il prit le compteur Geiger et le tapota. L’aiguille bondit et l’appareil émit quelques clics. Il paraissait fonctionner normalement ; il ne détectait tout simplement pas de radiations importantes.

Il descendit du van et — après un bref débat intérieur — se débarrassa d’une bonne partie de sa protection, ne gardant que le tablier, les gants et les lunettes. Puis il parcourut toute la longueur de la grange, le détecteur du compteur Geiger tendu devant lui, après s’être promis de revenir endosser le reste de sa « tenue » si jamais l’aiguille remontait.

Mais lorsqu’il émergea de l’abri de la grange et que la lumière lança son éclair à moins de quarante mètres de lui, l’aiguille ne bougea pas. Cela paraissait impossible — si, du moins, il y avait un rapport entre la lumière et les radiations. Il ne voyait qu’une explication : le générateur créait une ceinture de radiations pour décourager d’éventuels curieux, comme lui-même. Pour se protéger. Il en allait peut-être de même pour la sensation de tournis qu’il avait éprouvée et qui allait jusqu’à la perte de conscience chez les enfants. Simple protection, comme les aiguilles d’un porc-épic ou les effluves malodorants d’une mouffette.

Mais n’est-ce pas plus vraisemblablement le compteur qui déraille ? Tu pourrais être en train de te prendre une dose mortelle de rayons gamma. Ce foutu appareil est une relique de la guerre froide.

Lorsqu’il s’approcha des limites du verger, cependant, Rusty aperçut un écureuil ; l’animal fila dans l’herbe et alla se réfugier dans un arbre. Il s’arrêta sur une branche qui ployait sous le poids des fruits non cueillis, observant l’intrus à deux jambes en contrebas, l’œil brillant, la queue bien touffue. Il paraissait se porter comme un charme, et on ne voyait aucun cadavre d’animal dans l’herbe, pas plus que dans les allées envahies de végétation entre les arbres : aucun suicide et probablement pas de victimes des radiations non plus.

Il était à présent très près de la source de la lumière ; les éclairs réguliers avaient un tel éclat qu’il fermait chaque fois presque complètement les yeux. Il avait l’impression que l’univers s’étendait à ses pieds, sur sa droite. Il voyait la ville, réduite à la dimension d’un jouet, qui s’étendait à six kilomètres de là ; le réseau des rues ; le clocher de la Congo ; le scintillement des quelques voitures qui se déplaçaient. Il identifia sans peine la structure en brique de faible hauteur de l’hôpital Catherine-Russell et, loin à l’ouest, vit la souillure noire à l’endroit où avait frappé le missile. Elle restait suspendue là, comme un grain de beauté sur la joue de la journée. Le ciel, au-dessus de sa tête, était d’un bleu délavé ; mais à l’horizon, il prenait une nuance jaunâtre malsaine. Il avait la quasi-certitude que cette coloration était due à la pollution — les mêmes saletés que celles qui avaient rendu les étoiles roses —, mais il soupçonnait qu’une bonne partie n’était rien de plus sinistre que les pollens d’automne restés collés sur la paroi invisible du Dôme.

Il reprit sa progression. Plus il resterait de temps ici — en particulier dans ce secteur, où il n’était plus visible —, plus il allait rendre ses amis nerveux. Il avait prévu de se rendre directement à la source de la lumière, mais avant cela, il décida de sortir du verger et de s’avancer jusqu’au bord de la pente. De là, il put les voir, réduits à de simples points. Il posa le compteur Geiger par terre, puis agita lentement les deux bras au-dessus de sa tête pour montrer que tout allait bien. Ils firent de même.

« D’accord », dit-il. Dans ses gants épais, ses mains étaient poisseuses de sueur. « Voyons voir ce que nous avons là. »

16

C’était l’heure de la collation à l’East Street Grammar School. Judy et Janelle Everett étaient assises au fond de la cour de récréation en compagnie de leur amie Deanna Carver qui, à six ans, cadrait parfaitement avec les petites J, sur le plan de l’âge. Deanna portait un petit bandeau bleu autour de la manche gauche de son T-shirt. Elle avait tenu à ce que Carrie le lui attache avant de partir pour l’école, afin d’être comme ses parents.

« C’est pour quoi ? lui demanda Janelle.

— Ça veut dire que j’aime la police, répondit Deanna en mâchonnant son Fruit Roll-Up.

— J’en voudrais un, dit Judy, mais jaune. »

Elle prononça le mot avec soin. Petite, elle avait eu du mal avec le j.

« Il peut pas être jaune, seulement bleu, répondit Deanna. Qu’est-ce que c’est bon, ces Roll-Up. Je voudrais en manger un million.

— Tu deviendrais grosse, répliqua Janelle. Tu exploserais ! »

Ce qui les fit pouffer de rire. Elles gardèrent ensuite quelques instants le silence, regardant les plus grands, les deux J grignotant leurs crackers au beurre de cacahuètes. Quelques filles jouaient à la marelle. Des garçons escaladaient les jeux de barres, et miss Goldstone poussait les jumelles Pruitt sur la balançoire. Mrs Vanedestine avait organisé une partie de ballon.

Tout paraissait parfaitement normal, songeait Janelle, et pourtant rien n’était normal. Personne ne criait, personne ne pleurait à cause d’un genou écorché, Mindy et Mandy Pruitt ne réclamaient pas l’admiration de miss Goldstone pour leurs coiffures symétriques. Tout le monde faisait semblant de croire qu’il était l’heure de la récré, adultes y compris. Et les gens — tous les gens, elle la première — ne cessaient de jeter des coups d’œil vers le ciel qui aurait dû être bleu et ne l’était pas — loin s’en fallait.

Mais ce n’était pas le pire. Le pire — depuis ses crises — était la certitude suffocante que quelque chose de terrible allait se passer.

Deanna reprit la parole : « Je devais me déguiser en Petite Sirène pour Halloween, mais j’ai plus envie. Je me déguiserai pas. Je ne veux pas sortir. J’ai peur de Halloween.

— Tu as fait un mauvais rêve ? lui demanda Janelle.

— Oui. » Deanna lui tendit son Fruit Roll-Up. « Tu veux le reste ? J’ai pas aussi faim que je croyais.

— Non », dit Janelle, qui n’avait même pas envie de finir ses crackers, ce qui ne lui ressemblait pas.

Judy, elle, avait à peine mangé la moitié du sien. Janelle se souvint de la fois où elle avait vu Audrey coincer une souris dans leur garage. Comment la chienne avait aboyé et s’était jetée sur la souris chaque fois que celle-ci essayait de fuir l’angle dans lequel elle était réfugiée. Le spectacle l’avait attristée. Elle avait appelé sa mère pour qu’elle fasse sortir Audrey et l’empêche de croquer la petite souris. Maman avait ri, mais l’avait fait.

C’étaient maintenant eux les souris. Janelle avait oublié presque tout des rêves qu’elle avait eus pendant ses crises, mais elle savait au moins cela. C’était eux, maintenant, qui se trouvaient acculés dans un coin.

« Je vais rester à la maison », disait Deanna. Une larme grossit dans son œil gauche, brillante, claire, parfaite. « Rester à la maison pendant tout Halloween. J’viendrai même pas à l’école. J’veux pas. Personne pourra m’obliger. »

Mrs Vanedestine quitta la partie de ballon pour aller sonner la cloche, mais aucune des trois filles ne se leva tout de suite.

« C’est déjà Halloween, fit observer Judy. Regardez. » Elle montra du doigt, de l’autre côté de la rue, une citrouille qui décorait le porche des Wheeler. « Et là. » Cette fois-ci, elle montrait des fantômes en carton, de part et d’autre de l’entrée de la poste. « Et là. »

Son doigt s’était tendu vers la pelouse, devant la bibliothèque. Lissa Jamieson y avait dressé un épouvantail de sa fabrication. Elle avait certainement cherché à être amusante, mais ce qui amuse les adultes fait parfois peur aux enfants, et Janelle eut l’impression que l’épouvantail de la bibliothèque pourrait bien lui rendre visite cette nuit, quand elle serait étendue dans le noir et chercherait le sommeil.

Sa tête en grosse toile de bâche s’ornait de croix noires cousues en guise d’yeux. Le chapeau rappelait celui du chat, dans l’histoire pour enfants du Dr Seuss. Des pelles de jardinage à manche court simulaient des mains (des méchantes mains qui frappent, pensa Janelle) et quelque chose était écrit sur son T-shirt. Elle n’en comprenait pas le sens mais pouvait déchiffrer le texte : « SWEET HOME ALABAMA » PLAY THAT DEAD BAND’S SONG.

« Vous voyez ? » Judy ne pleurait pas, mais elle ouvrait de grands yeux, l’air grave, riche d’un savoir trop complexe et trop noir pour être exprimé. « C’est déjà Halloween. »

Janelle prit la main de sa sœur et la fit se relever. « Non, pas encore », dit-elle… craignant tout de même que si. Quelque chose de terrible allait arriver, quelque chose avec du feu. Pas de bonbons, seulement des blagues. Des blagues méchantes. Des mauvaises blagues.

« Rentrons, dit-elle à Judy et à Deanna. On va chanter des chansons et faire des trucs. Ce sera chouette. »

Et d’habitude c’était chouette, mais pas aujourd’hui. Même avant le big-bang dans le ciel, ce n’était pas chouette. Janelle n’arrêtait pas de penser à l’épouvantail avec des croix en guise d’yeux. Et à son affreux T-shirt : « SWEET HOME ALABAMA » PLAY THAT DEAD BAND’S SONG.

17

Quatre ans avant le Dôme, le grand-père de Linda Everett était mort en laissant à chacun de ses petits-enfants un pécule non négligeable. Le chèque de Linda s’était élevé à 17 232,04 dollars. Le gros de la somme avait été placé sur un compte en vue des études supérieures des deux filles, mais elle s’était sentie tout à fait justifiée d’en dépenser une petite partie pour son mari. Son anniversaire approchait et il rêvait du gadget d’Apple TV, depuis qu’il avait été lancé sur le marché, quelques années auparavant.

Elle lui avait fait des cadeaux plus chers, au cours de leur mariage, mais aucun ne lui avait fait autant plaisir. L’idée de pouvoir télécharger des films sur le Net et les voir non pas sur le petit écran de son ordinateur mais sur celui de la télé le branchait à mort. Ce gadget se présentait sous la forme d’un carré blanc en plastique d’environ dix-huit centimètres de côté et épais de deux centimètres. L’objet que Rusty trouva au sommet de Black Ridge ressemblait tellement à l’Apple TV qu’il crut d’abord que c’en était un… sans doute modifié pour pouvoir tenir toute une ville prisonnière aussi bien que retransmettre La Petite Sirène sur votre télé en HD via la Wi-Fi.

L’objet posé à la limite du verger des McCoy était d’un gris sombre et non pas blanc et, à la place du logo familier d’Apple, portait ce symbole quelque peu troublant :

Au-dessus du symbole, il y avait une excroissance faisant à peu près la taille d’une articulation du petit doigt. Cette excroissance protégeait une lentille en verre ou en cristal. C’était de là que partait l’éclair violet.

Rusty se pencha pour effleurer la surface du générateur — si c’était bien le générateur. Une décharge puissante remonta aussitôt dans son bras jusque dans son corps. Il essaya de reculer, en vain. Ses muscles étaient complètement tétanisés. Le compteur Geiger émit un unique clic puis redevint silencieux. Rusty ne put savoir si l’aiguille était montée ou non dans la zone dangereuse, car même ses globes oculaires étaient paralysés. La lumière quittait le monde, se retirant comme de l’eau par un trou de vidange, et c’est avec une soudaine clarté qu’il pensa : je vais mourir. Quelle manière stupide de

Puis, dans les ténèbres, des visage apparurent — sauf qu’il ne s’agissait pas de visages humains ; plus tard, il ne fut même plus certain qu’il s’était agi de visages. On aurait dit des solides de forme géométrique protégés par du cuir. Les seules parties ayant une vague ressemblance avec quelque chose d’humain étaient des formes en pointe de diamant, sur les côtés. Des oreilles, peut-être. Les têtes (si c’étaient bien des têtes) se tournaient les unes vers les autres, comme si elles discutaient ou se livraient à une activité qu’on pouvait prendre pour une discussion. Il crut entendre rire et sentir que régnait une certaine excitation. Il se représenta des enfants dans la cour de récré à East Street Grammar, ses filles, peut-être, avec leur amie Deanna Carver, échangeant des friandises et des secrets.

Tout cela ne dura que quelques secondes, certainement pas plus de quatre ou cinq. Puis le phénomène disparut. Le choc se dissipa aussi soudainement et aussi complètement que lorsqu’on touchait la surface du Dôme pour la première fois ; aussi rapidement que s’était évanouie l’impression d’étourdissement accompagnée de la vision de l’épouvantail au haut-de-forme défoncé. Il se retrouva agenouillé au sommet de la crête dominant la ville, en nage sous ses accessoires de plomb.

Toutefois, l’image de ces têtes bardées de cuir lui resta. Penchées les unes vers les autres et riant de leur conspiration obscènement enfantine.

Les autres te regardent, de là en bas. Fais-leur signe. Montre-leur que tu vas bien.

Il leva les deux mains au-dessus de sa tête — il pouvait à présent les bouger sans peine — et salua d’un geste lent, à croire que son cœur ne courait pas comme un lièvre affolé dans sa poitrine, à croire que la sueur ne coulait pas sur sa poitrine en filets puissamment odorants.

En bas, sur la route, Rommie et les gamins lui rendirent son salut.

Rusty inspira profondément à plusieurs reprises pour retrouver son calme, puis braqua le détecteur du compteur Geiger sur la carré gris et plat ; il était posé sur la masse spongieuse d’un tapis herbeux épais. L’aiguille oscilla juste en dessous de +5. Rien de plus qu’un rayonnement résiduel.

Rusty n’avait que peu de doutes sur le fait que ce petit objet plat était à l’origine de leurs ennuis. Des créatures qui n’étaient pas des êtres humains s’en servaient pour les maintenir prisonniers, mais ce n’était pas tout. Ils s’en servaient aussi pour observer.

Et s’amuser. Ces salopards riaient. Il les avait entendus.

Il ôta son tablier, le posa sur la lentille qui dépassait légèrement, se leva et recula. Pendant quelques instants, rien ne se produisit. Puis le tablier prit feu. L’odeur était âcre et désagréable. Il vit la surface brillante se fendiller et former des bulles, puis les flammes jaillir. Ensuite, ce qui avait été un tablier, soit rien de plus qu’une feuille de plomb sur un support en plastique, se désintégra simplement. Il n’en resta bientôt plus que quelque fragments en feu, le plus gros étant celui posé sur le boîtier gris. Et, finalement, il se réduisit à pratiquement plus rien : un tourbillon de quelques flocons couleur de cendre, et l’odeur. Mais sinon… pouf ! Parti.

Ai-je bien vu ce que j’ai vu ? se demanda Rusty, puis il répéta la phrase à voix haute, le demandant au monde. Il sentait l’odeur du plastique calciné et celle, plus lourde, du plomb fondu — c’était fou, impossible. N’empêche, le tablier avait disparu.

« Est-ce que j’ai vraiment vu ça ? »

Comme pour lui répondre, la lumière violacée lança un éclair depuis la partie en relief de la boîte. Ces impulsions étaient-elles destinées à renouveler le Dôme, à la manière dont l’effleurement d’une touche rétablit l’image d’un écran d’ordinateur en veille ? Permettaient-elles aux têtes de cuir de regarder la ville ? Les deux ? Ni l’un ni l’autre ?

Il se dit qu’il valait mieux ne pas s’approcher à nouveau du carré plat. Il se dit que la seule chose intelligente à faire était de retourner en courant au van (sans le poids du tablier, il pourrait courir), puis de foncer comme s’il avait le diable aux trousses pour ne ralentir que le temps d’embarquer ses compagnons qui l’attendaient en bas.

Au lieu de cela, il s’approcha à nouveau du boîtier et se mit à genoux devant, posture qui, à son goût, rappelait un peu trop celle de la prière.

Il se débarrassa de l’un des gants, toucha le sol de la main près du boîtier mais la retira précipitamment. Brûlant. Des fragments du tablier avaient fait cramer l’herbe. Il tendit alors la main vers le boîtier lui-même, se raidissant en prévision d’une brûlure ou d’un nouveau choc… ni l’une ni l’autre n’étant ce qu’il redoutait le plus. Ce dont il avait peur, c’était de revoir ces formes gainées de cuir, ces choses qui faisaient penser à des têtes et n’étaient pas tout à fait des têtes, s’inclinant les unes vers les autres comme des conspirateurs hilares.

Il n’y eut rien. Ni visions, ni chaleur. Le boîtier gris était frais, alors même que le tablier venait juste d’y prendre feu et d’y fondre sous ses yeux.

L’éclat de lumière violacée se déclencha. Si Rusty se garda de mettre la main devant, il n’hésita cependant pas à prendre le boîtier par les côtés, faisant mentalement ses adieux à sa femme et à ses filles, s’excusant auprès d’elles de n’être qu’un pauvre fou. Il s’attendait à prendre feu et à brûler. Comme rien ne se passait, il essaya de soulever l’objet. Alors qu’il avait la taille d’une assiette et n’était guère plus épais, il ne put le faire bouger. Il aurait aussi bien pu être soudé au sommet d’un pilier enfoncé dans trente mètres de roche-mère de Nouvelle-Angleterre. Ce qui n’était nullement le cas. Il était simplement posé sur un lit d’herbes tassées, et ses doigts se rejoignirent quand il les glissa dessous. Il les entrelaça et essaya de nouveau de soulever le boîtier. Il n’y eut ni choc, ni vision, ni chaleur ; et pas le moindre mouvement. Rien.

Il pensa : Mes mains tiennent un artefact venu d’un autre monde. Une machine fabriquée par des extraterrestres. J’ai peut-être aperçu un instant ceux qui la font fonctionner.

L’idée était intellectuellement stupéfiante — sidérante, même —, mais elle ne déclencha rien en lui sur le plan émotionnel ; peut-être était-il trop abasourdi, trop complètement dépassé par une information impossible à intégrer.

Et ensuite ? Que diable vais-je faire ensuite ?

Aucune idée. Et il n’était pas totalement dépourvu d’émotions, en fin de compte, puisqu’il se sentit envahi par une vague de désespoir et qu’il eut du mal à retenir le cri qui aurait donné voix à ce désespoir. Les quatre personnes qui attendaient en bas auraient pu l’entendre et croire qu’il était en difficulté. Ce qui, bien entendu, était le cas. Mais il n’était pas le seul.

Il se remit debout sur des jambes flageolantes qui menaçaient de le trahir à tout instant. L’air chaud, étouffant, lui donnait l’impression de coller à la peau comme de l’huile. Il revint lentement vers le van au milieu des arbres croulant sous les pommes. La seule chose dont il était certain était qu’en aucun cas il ne mettrait Big Jim au courant de l’existence du générateur. Non pas parce qu’il aurait voulu le détruire, mais parce qu’il l’aurait fait garder pour empêcher qu’il le soit. Pour faire en sorte que l’appareil continue à fonctionner tel qu’il fonctionnait, lui permettant de continuer à faire ce qu’il faisait. Car pour le moment, au moins, telle qu’elle était, la situation plaisait bien à Big Jim.

Rusty ouvrit la portière du van et à cet instant-là, à moins de deux kilomètres au nord de Black Ridge, une explosion énorme fracassa le jour. Comme si Dieu lui-même venait de tirer un coup de feu céleste.

Il poussa un cri de surprise et leva les yeux. Il fut tout de suite obligé de les abriter de la main, tant l’éclat du soleil temporaire qui venait de se mettre à flamboyer aux limites du T-90 et de Chester’s Mill était aveuglant. Un nouvel avion venait de s’écraser contre le Dôme. Si ce n’est que cette fois, il ne s’agissait pas d’un modeste Seneca V. Des tourbillons d’une fumée noire s’élevèrent du point d’impact, que Rusty estima se situer à une altitude de quatre mille mètres. Si on pouvait décrire la tache noire laissée par les missiles comme un grain de beauté sur la joue du ciel, cette nouvelle marque était une tumeur de la peau. Une tumeur qu’on avait laissée follement dégénérer.

Rusty en oublia le générateur. Il en oublia les quatre personnes qui l’attendaient. Il en oublia ses propres enfants — pour lesquels il venait de prendre le risque d’être brûlé vif et anéanti. L’espace de deux minutes, il n’y eut rien d’autre dans son esprit qu’un noir effroi.

Des débris retombaient vers la terre, de l’autre côté du Dôme. Le quart avant de l’avion, broyé, fut suivi d’un moteur en feu ; le moteur fut suivi d’une avalanche de sièges d’avion bleus, beaucoup avec leur passager encore attaché dessus ; les sièges furent suivis d’une grande aile brillante qui valsait comme une feuille de papier dans un courant d’air ; et l’aile fut suivie de la queue de ce qui était probablement un 767. Elle était peinte en vert foncé. Elle comportait un logo dessiné en vert plus clair. Rusty crut reconnaître un trèfle.

Mais pas n’importe quel trèfle. Le symbole de l’Irlande.

Puis ce qui restait du fuselage s’écrasa au sol telle une flèche défectueuse et déclencha un incendie dans les bois.

18

L’explosion secoue la ville et tout le monde sort pour voir. Partout dans Chester’s Mill, les gens sortent pour voir. Ils se tiennent devant leur maison, dans les allées, sur les trottoirs ou au milieu de Main Street. Et alors que le ciel, en direction du nord, est envahi de nuages, ils sont obligés de s’abriter les yeux de la lumière — de ce qui apparaît à Rusty, de la hauteur où il se tient, comme un deuxième soleil.

Ils comprennent ce qui vient d’arriver, bien sûr ; ceux qui ont la meilleure vue sont même capables de déchiffrer le nom sur la carlingue de l’appareil qui dégringole, avant qu’elle ne disparaisse au milieu des arbres. Rien de surnaturel ; c’est déjà arrivé, il y a à peine quelques jours (à une échelle beaucoup plus réduite, d’accord). Mais l’événement provoque une sorte de terreur sourde chez les habitants de Chester’s Mill, terreur sourde qui continuera à tenir la ville sous sa coupe jusqu’à la fin.

Quiconque a accompagné un malade en phase terminale vous dira que vient un moment où le déni laisse finalement la place à l’acceptation. Pour la plupart des habitants de Chester’s Mill, ce point de bascule se situa le 25 octobre, en milieu de matinée, alors que, seuls ou en compagnie d’autres personnes, ils voyaient les trois cents et quelque passagers dégringoler dans les bois du TR-90.

Un peu plus tôt ce matin-là, ceux qui portaient le brassard bleu de « solidarité » constituaient peut-être quinze pour cent de la population ; au crépuscule de ce même jour, ils seront deux fois plus nombreux. Et quand le soleil descendra, le lendemain, plus de cinquante pour cent.

Le déni laisse la place à l’acceptation ; l’acceptation engendre la dépendance. Quiconque a accompagné un malade en phase terminale vous dira aussi cela. Les malades ont besoin que quelqu’un leur apporte leurs pilules et le verre de jus de fruits frais avec lequel ils les feront descendre. Ils ont besoin de quelqu’un pour soulager la douleur de leurs articulations avec un gel à l’arnica. Ils ont besoin de quelqu’un assis près d’eux au cœur de la nuit, quand les heures s’étirent. Ils ont besoin que quelqu’un leur dise : Dors, maintenant, ça ira mieux demain. Je suis là, tu peux dormir. Dors et laisse-moi prendre soin de tout.

Dors.

19

L’officier Henry Morrison conduisit Junior à l’hôpital ; à ce moment-là, le jeune homme avait retrouvé un semblant brumeux de conscience des choses, même s’il continuait à tenir des propos incohérents. Twitch l’emporta sur une civière et ce fut un soulagement pour Henry de le voir partir.

Depuis l’hôpital, Henry appela Big Jim à son domicile et à son bureau de l’hôtel de ville, après s’être fait communiquer les numéros, mais n’obtint de réponse ni à l’un ni à l’autre ; il s’agissait de lignes terrestres. Une voix enregistrée lui disait que le numéro de portable de James Rennie était sur liste rouge lorsque l’avion de ligne explosa. Il se précipita dehors, comme tous ceux capables de marcher, et se tint sur le rond-point, pour regarder la nouvelle marque noire sur la surface invisible du Dôme. Les derniers débris étaient en train de tomber.

Big Jim se trouvait bien dans son bureau, à l’hôtel de ville, mais il avait coupé son téléphone pour pouvoir travailler sur ses deux discours — celui qu’il adresserait aux flics le soir même, et celui destiné à la population, le lendemain — sans être dérangé. Il entendit l’explosion et courut lui aussi à l’extérieur. Sa première idée fut que Cox avait employé l’arme atomique. Le cueilleur de coton ! Une bombe atomique ! Si elle démolissait le Dôme, tout serait ravagé !

Il se retrouva aux côtés d’Al Timmons, le concierge de l’hôtel de ville. Al lui indiqua le nord, où de la fumée s’élevait toujours. Big Jim eut l’impression de voir un tir de barrage antiaérien dans un vieux film de guerre.

« C’était un avion ! s’égosilla Al. Et un gros ! Bon Dieu ! Ils n’étaient pas au courant ? »

Big Jim éprouva une sorte de soulagement prudent, et le galop des extrasystoles ralentit dans son cœur. Si c’était un avion… simplement un avion, et non pas une bombe atomique ou un super-missile…

Son téléphone portable pépia. Il le tira brutalement de sa poche et l’ouvrit sans ménagement. « C’est toi, Peter ?

— Non, Mr Rennie. Colonel Cox.

— Qu’est-ce que vous avez fait ? Au nom du ciel, qu’est-ce qui vous a pris ?

— Ce n’est pas nous. » Il n’y avait plus rien du ton sec et autoritaire de la première fois ; Cox paraissait sidéré. « Cela n’a rien à voir avec nous. C’était… attendez une minute. »

Rennie attendit. Main Street s’était remplie de gens qui regardaient le ciel, bouche bée. Big Jim avait l’impression de voir des moutons habillés en humains. Demain soir, ils allaient se masser dans l’hôtel de ville et bêêê-bêêê-bêêê, quand est-ce que ça va aller mieux ? Et bêêê-bêêê-bêêê, occupez-vous de nous jusque-là ! Et il le ferait. Non pas parce qu’il en avait envie, mais parce que telle était la volonté de Dieu.

Cox revint en ligne. Il semblait à présent non seulement sidéré, mais fatigué. Ce n’était plus l’homme qui avait morigéné Big Jim pour obtenir sa démission. Et c’est comme ça que j’aime que tu sois, mon vieux, pensa Rennie.Exactement comme ça.

« D’après mes premières informations, le vol Air Ireland 179 a heurté le Dôme et explosé. Il venait de Shannon, à destination de Boston. Nous avons déjà deux témoins indépendants qui affirment avoir vu un trèfle sur son empennage ; et une équipe d’ABC qui tournait juste en deça de la zone de quarantaine, du côté d’Harlow, a peut-être… une seconde, s’il vous plaît. »

Cela dura plus d’une seconde ; et même plus d’une minute. Le cœur de Big Jim avait retrouvé un rythme plus normal (si tant est qu’on puisse considérer cent vingt battements à la minute comme un rythme normal), mais voilà qu’il recommençait à accélérer et se mettait à multiplier les extrasystoles. Il toussa, se donna des coups de poing dans la poitrine. Le cœur parut se calmer, puis il fut pris d’une violente crise d’arythmie. Big Jim sentit la sueur perler à son front. De maussade, le ciel devint tout d’un coup trop brillant.

« Jim ? » C’était Al Timmons, et, alors qu’il se tenait à côté de Big Jim, sa voix paraissait lui parvenir de quelque galaxie lointaine, très lointaine. « Ça va, Big Jim ?

— Oui, répondit Big Jim. Ne bouge pas d’ici. Je pourrais avoir besoin de toi. »

Pour la seconde fois, Cox revint en ligne. « C’était en effet le vol d’Air Ireland. Je viens juste de voir les prises de vues d’ABC. Une journaliste se trouvait là à tout hasard, et l’accident s’est produit sous ses yeux. Ils ont tout filmé.

— Leur taux d’audience va sacrément grimper, je parie.

— Nous avons eu nos petits différends, Mr Rennie, mais j’espère que vous ferez savoir à vos administrés que ce qui vient d’arriver n’est pas une menace pour eux.

— Dites-moi simplement comment il est possible qu’une chose pareille… » Son cœur se mit à cabrioler de plus belle. Après une bouffée d’air laborieusement avalée, sa respiration s’arrêta. Il se donna de nouveau un coup de poing dans la poitrine — encore plus fort — et s’assit sur un banc installé au bord de l’allée qui conduisait de l’hôtel de ville au trottoir. Al le regardait, au lieu de regarder la cicatrice de l’accident sur le Dôme, le front plissé d’inquiétude et, pensa Big Jim, de peur. Même en cet instant, avec tout ce qui se passait, il fut content de lui voir cette attitude, content de savoir qu’on le considérait comme indispensable. Les moutons ont besoin d’un berger.

« Rennie ? Vous êtes là ?

— Oui, je suis là. » Et son cœur aussi était là, mais il était loin d’aller bien. « Comment c’est arrivé ? Comment cela a-t-il pu arriver ? Je croyais que vous aviez fait ce qui fallait et passé le mot !

— Nous ne pouvons pas encore le dire avec certitude et nous ne pourrons le faire qu’après avoir récupéré les boîtes noires, mais on a déjà une idée assez précise. Nous avons envoyé un avertissement à toutes les compagnies aériennes pour qu’elles modifient leurs itinéraires, mais le Dôme se trouve sur celui que prenait le vol 179 depuis toujours. Nous pensons que quelqu’un a oublié de reprogrammer le pilote automatique. C’est aussi bête que ça. Je vous communiquerai plus de détails dès que j’en aurai moi-même, mais, pour le moment, l’important est d’empêcher de se développer tout mouvement de panique qui pourrait se déclencher en ville. »

Sauf que, dans certaines circonstances, la panique pouvait être utile. Dans certaines circonstances, elle pouvait même — voir l’émeute au supermarché et les pillages — présenter des avantages.

« C’est dû à une énorme bourde, mais ça reste cependant un simple accident, continuait Cox. Faites en sorte que les citoyens le sachent. »

Ils sauront ce que je leur dirai et ils croiront ce que je leur dirai de croire, pensa Rennie.

Son cœur se remit à cabrioler comme s’il était pris de folie, retrouva brièvement un rythme normal, puis repartit de nouveau au galop. Il appuya sur le bouton rouge qui coupait la communication sans même répondre à Cox et laissa tomber le téléphone dans sa poche. Puis il regarda Al.

« Il faut que tu m’emmènes à l’hôpital », dit-il d’un ton aussi normal qu’il put. « On dirait que ça ne va pas très fort. »

Al — qui portait le brassard de solidarité — parut plus que jamais inquiet. « Bien sûr, Jim. Bougez pas d’ici, je vais chercher ma voiture. Il ne faut pas qu’il vous arrive quoi que ce soit. La ville a besoin de vous. »

Comme si je le savais pas, pensa Big Jim, assis sur le banc et regardant la grande tache noire suspendue dans le ciel.

« Trouve-moi Carter Thibodeau et demande-lui de me rejoindre ici. Je veux l’avoir sous la main. »

Il avait d’autres instructions à donner mais, juste à ce moment-là, son cœur s’arrêta complètement. Un instant d’éternité, un abîme sombre s’ouvrit nettement à ses pieds. Rennie hoqueta, se tapa la poitrine. L’organe repartit au triple galop. Ne me laisse pas tomber maintenant, t’entends, j’ai trop de trucs à faire. C’est pas le moment, cueilleur de coton ! C’est pas le moment…

20

« Qu’est-ce que c’était ? » demanda Norrie d’une voix aiguë, enfantine, avant de répondre à sa propre question : « C’était un avion, non ? Un avion plein de gens ! » Elle éclata en sanglots. Les garçons essayèrent de retenir leurs larmes, mais n’y parvinrent pas. Rommie se sentait lui-même sur le point de pleurer.

« Ouais, dit-il, je crois bien que c’en était un. »

Joe se tourna pour regarder le van qui revenait vers eux. Une fois au pied de la pente, le véhicule accéléra, comme s’il tardait à Rusty de quitter les lieux. Quand il arriva et que son conducteur sauta du véhicule, Joe comprit qu’il avait une bonne raison de se presser : son tablier de plomb avait disparu.

Avant que Rusty ait le temps de dire quoi que ce soit, son téléphone sonna. Il l’ouvrit, regarda le numéro d’appel et le porta à l’oreille. Il s’attendait à entendre la voix de Ginny, mais c’était le nouveau, Thurston Marshall. « Oui, quoi ? Si c’est à propos de l’avion, j’ai… » Il écouta, fronça légèrement les sourcils, puis hocha la tête. « D’accord, oui. Très bien. J’arrive. Dites à Ginny ou Twitch de lui donner deux cents milligrammes de Valium, en intraveineuse. Non, plutôt trois cents. Et dites-lui de rester calme. C’est étranger à sa nature, mais dites-le-lui tout de même. Et donnez cinq milligrammes à son fils. »

Il referma le téléphone et les regarda. « Les deux Rennie sont à l’hôpital, le premier pour arythmie cardiaque — ce n’est pas la première fois. Voilà deux ans que cet imbécile aurait dû se faire poser un pacemaker. D’après Thurston, le fils présente des symptômes qui lui ont fait penser à un gliome. J’espère qu’il se trompe. »

Norrie tourna vers lui son visage baigné de larmes. Elle avait passé un bras autour de Benny Drake, qui s’essuyait furieusement les yeux. Quand Joe vint se placer à côté d’elle, elle passa son autre bras autour de sa taille.

« C’est une tumeur au cerveau, pas vrai ? dit-elle. Un truc grave.

— Quand cela touche des gens de l’âge de Junior, c’est en général de mauvais pronostic, oui.

— Qu’est-ce que vous avez trouvé là-haut ? lui demanda Rommie.

— Et qu’est-ce qui est arrivé à votre tablier ? ajouta Benny.

— J’ai trouvé ce que Joe avait dit.

— Le générateur ? demanda Rommie. Vous en êtes sûr, doc ?

— Ouais. Ça ne ressemble à rien de connu. Je suis à peu près convaincu que je suis le premier sur terre à avoir vu une telle chose.

— Une chose qui vient d’une autre planète, dit Joe à voix basse, presque un murmure. Je le savais. »

Rusty le regarda, l’air dur. « Pas question d’en parler à qui que ce soit, aucun de vous. Aucun de nous. Si on vous pose la question, nous avons cherché et nous n’avons rien trouvé.

— Même pas à ma mère ? » demanda Joe d’une voix plaintive.

Rusty faillit se laisser attendrir, puis se reprit. Le secret était maintenant partagé par cinq personnes, ce qui était déjà beaucoup trop. Mais les gosses avaient gagné le droit de savoir et, de toute façon, Joe McClatchey avait deviné.

« Oui, même à elle, en tout cas pour le moment.

— Je peux pas lui mentir, protesta Joe. Ça ne marche pas. Elle est extralucide.

— Dans ce cas, dis-lui que je t’ai fait jurer de garder le secret et qu’il vaut mieux pour elle qu’elle ne sache pas. Si elle insiste, dis-lui de s’adresser à moi. Bon, allons-y, je dois retourner à l’hôpital. Rommie, c’est vous qui conduisez. Je suis à bout de nerfs.

— Vous n’allez pas…

— Je vais tout vous raconter sur le chemin du retour. Nous devons commencer à réfléchir à ce que nous allons pouvoir faire. »

21

Une heure après le crash du vol 179 d’Air Ireland sur le Dôme, Rose Twitchell entra d’un pas décidé dans le poste de police de Chester’s Mill, portant un plateau recouvert d’un torchon. Stacey Moggin se tenait à son bureau, l’air aussi fatiguée et désemparée que Rose avait l’impression de l’être elle-même.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Stacey.

— Le déjeuner. Pour mon cuisinier. Deux BLT[10].

— En principe, Rose, je n’ai pas le droit de te laisser descendre là en bas. Ni toi ni personne. »

Mel Searles était en train de parler avec deux des nouvelles recrues d’une présentation de camions géants à laquelle il avait assisté au Portland Civic Center, le printemps précédent. Il regarda autour de lui. « Je vais lui porter ça, Ms Twitchell.

— Non, vous ne lui porterez pas. »

Mel parut surpris. Et un peu blessé. Il avait toujours bien aimé Rose, et il pensait que Rose l’aimait bien.

« J’aurais trop peur que vous fichiez tout par terre », expliqua-t-elle, même si ce n’était pas tout à fait la vérité ; laquelle était qu’elle n’avait aucune confiance en lui. « Je vous ai vu jouer au football, vous savez.

— Allons, voyons, je ne suis pas si maladroit que ça.

— Et je veux aussi voir s’il va bien.

— En principe, il n’a droit à aucune visite, objecta Mel. Ordre du chef Randolph, venu directement du conseiller Rennie.

— Eh bien, je descendrai quand-même. Il faudra vous servir de votre Taser pour m’en empêcher et, si vous faites ça, vous pouvez dire adieu aux gaufres aux fraises comme vous les aimez, avec le jus qui coule au milieu. » Elle regarda autour d’elle et renifla. « Sans compter que je ne vois aucun de ces messieurs dans le secteur, pour le moment. À moins que quelque chose ne m’échappe ? »

Mel envisagea de jouer la fermeté, ne serait-ce que pour impressionner les petits bleus, puis il y renonça. Rose, il l’aimait vraiment bien. Et il aimait aussi beaucoup ses gaufres, en particulier quand elles étaient un peu ramollies. Il remonta sa ceinture. « D’accord. Mais faut que je descende avec vous, et faut d’abord que je regarde ce qu’y a sous le torchon. »

Rose le souleva elle-même. Dessous, il y avait les deux sandwichs BLT et un mot écrit sur une facture du Sweetbriar Rose. Ne perds pas courage, lisait-on. Nous croyons en toi.

Mel prit le mot, le roula en boule et le lança vers la corbeille à papier qu’il manqua. L’un des jeunes recrues se précipita pour le ramasser. « Venez », dit-il à Rose. Puis il s’arrêta, s’empara d’un des sandwichs et mordit dedans, arrachant une bouchée énorme. « Il n’aurait pas pu tout manger, de toute façon. »

Rose ne répliqua rien mais, tandis qu’ils descendaient l’escalier, elle fut prise de l’envie de lui casser le plat sur la tête.

Elle avait parcouru la moitié du couloir lorsque Mel s’arrêta. « Vous n’irez pas plus loin, Ms Twitchell. C’est moi qui vais lui porter ça. »

Elle lui tendit le plateau et le regarda, rageant intérieurement, s’agenouiller pour faire passer le plateau sous les barreaux. « Mon-chieur est servi. »

Barbie l’ignora. Il regardait Rose. « Merci. Sauf que si c’est Anson qui les a préparés, je ne sais pas quel sera mon degré de gratitude après la première bouchée.

— C’est moi qui les ai faits, Barbie, répondit-elle. Pourquoi on t’a battu ? As-tu essayé de t’échapper ? Tu as une tête terrible.

— Non, je n’ai pas essayé de m’échapper. J’ai résisté à l’arrestation. N’est-ce pas, Mel ?

— T’as intérêt à arrêter de faire le malin, sans quoi je vais récupérer les sandwichs !

— Eh bien, essaie donc, dit Barbie. On pourra régler ça entre hommes. » Mel n’ayant nullement l’air enclin à prendre cette offre au sérieux, Barbie tourna de nouveau son attention vers Rose. « Est-ce que c’était un avion ? On aurait dit un avion. Un gros.

— D’après ABC, c’était un appareil de ligne irlandais. Plein.

— Laisse-moi deviner. Il se rendait à Boston ou à New York et un brillant crétin a oublié de reprogrammer le pilote automatique.

— Je ne sais pas. Ils n’en ont pas encore parlé.

— Allons-y, dit Mel en venant prendre Rose par le bras. Ça suffit, la causette. Faut partir avant que j’aie des ennuis.

— Tu vas bien ? lança Rose, résistant à cet ordre, au moins un instant.

— Ouais, répondit Barbie. Et toi ? Est-ce que tu t’es réconciliée avec Jackie Wettington ? »

Diable, quelle était la bonne réponse à ça ? Pour ce qu’en savait Rose, elle n’avait jamais été fâchée avec Jackie. Elle crut voir Barbie faire un infime mouvement de dénégation de la tête. Pourvu que ce ne soit pas mon imagination.

« Non, pas encore, répondit-elle.

— Tu devrais. Dis-lui d’arrêter de faire sa salope.

— Tu parles », marmonna Mel. Il serra plus fort le bras de Rose. « Allez, on y va, maintenant. Ne m’obligez pas à vous traîner.

— Dis-lui que j’ai dit que t’étais correcte », lança Barbie quand elle attaqua l’escalier, Mel sur les talons. « Vous devriez vraiment parler, toutes les deux. Et merci pour les sandwichs. »

Dis-lui que je t’ai dit que t’étais correcte.

C’était le message, elle en était certaine. Elle ne pensait pas que Mel avait compris ; il avait toujours été stupide, et la vie sous le Dôme ne paraissait pas lui avoir fait faire beaucoup de progrès. Raison pour laquelle, probablement, Barbie avait pris ce risque.

Rose décida de voir Jackie le plus vite possible pour lui passer le message : Barbie dit que je suis correcte. Il dit que tu peux me parler.

« Merci, Mel », dit-elle quand ils furent de retour dans la salle de service. « C’était sympa de ta part de me laisser descendre. »

Mel regarda autour de lui, vit qu’il n’y avait personne de supérieur en grade et se détendit. « Pas de problème, mais je crois pas que vous pourrez revenir pour le dîner, vu qu’y en aura pas. » Sur quoi il réfléchit, devenant philosophe. « Il mérite cependant quelque chose de bon, je crois, parce que la semaine prochaine il sera aussi grillé que ces san-ouiches que vous lui avez faits. »

C’est ce que nous verrons, pensa Rose.

22

Andy Sanders et le Chef, assis derrière le bâtiment de WCIK, tiraient sur leur pipe à eau. Droit devant eux, dans le champ où était plantée la tour de l’émetteur, on voyait un monticule de terre surmonté d’une croix faite de planches arrachées à une caisse. Sous le monticule gisait Sammy Bushey, le bourreau des poupées Bratz, la victime d’une tournante, la mère de Little Walter. Le Chef dit qu’il irait peut-être voler une vraie croix au cimetière de Chester Pond. S’il avait le temps. Ce n’était pas garanti.

Il brandit sa télécommande comme pour souligner son propos.

Andy se sentait désolé pour Sammy, tout comme il se sentait désolé pour Claudie et Dodee, mais son chagrin n’avait plus qu’un aspect clinique, restait hermétiquement contenu sous son propre Dôme : toujours visible, son existence ne faisait pas de doute, mais on ne pouvait pas vraiment le rejoindre. Ce qui était aussi bien. Il essaya de faire comprendre cela au Chef, se perdant un peu au milieu de ses explications — c’était un concept complexe. Cependant, le Chef hocha la tête, puis lui tendit sa grande pipe à eau en verre faite maison. Gravé dessus on pouvait lire : NE PEUT ÊTRE VENDU.

« Fameux, hein ? dit le Chef.

— Oui ! »

Pendant un certain temps, ils commentèrent les deux grands évangiles des nouveaux convertis à la dope : le bon shit qu’ils fumaient, et le shoot sensationnel que leur procurait ce bon shit. À un moment donné, il y eut une énorme explosion au nord. De la main, Andy abrita ses yeux déjà irrités par la fumée. Il faillit laisser échapper la pipe, mais le Chef la récupéra à temps.

« Nom de Dieu, c’est un avion ! » s’exclama Andy, voulant se lever. Mais ses jambes, qui vibraient pourtant d’énergie, ne purent le soutenir. Il se rassit.

« Non, Sanders », dit le Chef. Il tira une bouffée sur la pipe. Assis en tailleur, Andy trouva qu’il ressemblait à un Indien fumant le calumet de la paix.

Appuyé contre la paroi de la remise, entre Andy et le Chef, s’alignaient quatre AK-47 automatiques, de fabrication russe mais importés de Chine — comme bon nombre d’autres articles remarquables stockés dans le hangar. Il y avait aussi cinq caisses empilées, remplies de chargeurs de trente cartouches, et une caisse de grenades RGD-5. Le Chef avait donné sa traduction personnelle du texte chinois écrit sur cette dernière : ne pas faire tomber ces saloperies.

Le Chef prit l’un des AK et le posa en travers de ses genoux. « Non, ce n’était pas un avion, insista-t-il.

— Non ? C’était quoi, alors ?

— Un signe de Dieu. » Le Chef regarda ce qu’il avait peint sur le mur de la remise, soit deux citations (librement interprétées) tirées de l’Apocalypse et le numéro 31 écrit en gros. Puis il revint à Andy. Au nord, le nuage de fumée se dissipait dans le ciel. Dessous s’élevait un autre nuage, depuis le bois où étaient tombés les débris de l’avion. « Je me suis trompé de date, reprit-il d’une voix méditative. C’est peut-être pour aujourd’hui, peut-être pour demain ou peut-être pour après-demain.

— Ou encore pour le jour suivant, dit Andy, plein de bonne volonté.

— Possible, admit le Chef, mais je crois que ce sera plus tôt. Sanders !

— Quoi, Chef ?

— Prends-toi un fusil. Tu es à présent dans l’armée de Dieu. Tu es un soldat du Christ. Ton temps de lécher le cul de ce fils de pute d’apostat vient de toucher à sa fin. »

Andy prit un AK et le mit en travers de ses cuisses nues. Il aimait la sensation de poids et de chaleur que l’arme procurait. Il vérifia que la sécurité était bien mise. « De quel fils de pute d’apostat parles-tu, Chef ? »

Le Chef lui adressa un regard chargé d’un mépris absolu, mais lorsque Andy tendit la main vers la pipe, il la lui passa sans hésiter. Il y en avait largement pour deux, et il y en aurait largement jusqu’à la fin, et ouais, en vérité, la fin était pour bientôt. « Rennie. Ce fils de pute d’apostat.

— C’est mon ami — mon pote — mais il peut être casse-couilles, c’est vrai, reconnut Andy. Bon sang de bonsoir, génial, ce shit.

— Et comment », dit le Chef d’un ton maussade en reprenant la pipe (devenue pour Andy le cale-fumée de la paix). C’est le meilleur crystal, le plus pur des purs, et c’est quoi, Sanders ?

— Un remède contre la mélancolie ! répondit vivement Andy.

— Et ça, c’est quoi ? demanda le Chef en indiquant la nouvelle tache noire sur le Dôme.

— Un signe ! Un signe de Dieu !

— C’est bien, dit le Chef, se radoucissant. C’est exactement ça. Nous sommes partis pour un trip sur Dieu, Sanders. Sais-tu ce qui s’est passé lorsque Dieu a ouvert le septième sceau ? As-tu lu l’Apocalypse ? »

Andy avait gardé le vague souvenir, remontant à un camp de vacances de son adolescence, d’anges jaillissant de ce septième sceau comme des clowns d’une petite voiture dans un cirque, mais il n’avait pas envie de le dire de cette façon. Le Chef pourrait considérer cela comme blasphématoire. Il se contenta de secouer la tête.

« C’est ce que je me disais. T’en as peut-être entendu parler pendant un prêche de Coggins, mais un prêche, ça ne t’éduque pas. Prêcher, c’est pas le vrai truc visionnaire. Tu comprends ça ? »

Ce que comprenait surtout Sanders, c’était qu’il aurait bien tiré une nouvelle bouffée sur la pipe, mais il hocha la tête.

« Quand le septième sceau a été ouvert, sept anges sont apparus avec sept trompettes. Et chaque fois qu’une trompette jouait son air, une plaie s’abattait sur la terre. Tiens, prends-en un coup, ça aide à la concentration. »

Depuis combien de temps étaient-ils là, dehors, à fumer ? Des heures, il l’aurait juré. Avaient-ils vraiment vu un avion s’écraser ? C’était son impression, mais il n’en était plus aussi sûr. Cette histoire lui paraissait totalement invraisemblable. Il devrait peut-être faire un petit somme. Par ailleurs, c’était merveilleux, presque extatique, d’être là avec le Chef, à se shooter et à apprendre des choses. « J’ai failli me suicider mais Dieu m’a sauvé », dit-il. Cette pensée était tellement merveilleuse qu’il en eut les larmes aux yeux.

« Oui, oui, c’est évident. Mais pas l’autre truc. Alors écoute.

— J’écoute.

— Quand le premier ange a soufflé dans sa trompette, une pluie de sang s’est abattue sur la terre. Avec le deuxième ange, une montagne en feu a été jetée dans la mer — ça, c’est les volcans et les conneries comme ça.

— Ouais ! » s’écria Andy, en appuyant involontairement sur la détente de l’AK-47 posé sur ses genoux.

« Faut faire gaffe avec ce truc, Sanders, dit le Chef. Si y’avait pas eu la sécurité, t’aurais expédié mon titilleur à nanas jusque dans le foutu pin, là-bas. Tire un coup sur ce shit. » Il tendit la pipe à Andy. Andy ne se rappelait même pas la lui avoir rendue, mais fallait bien. Et quelle heure était-il ? On aurait dit le milieu de l’après-midi, mais c’était pas possible. Il n’avait pas eu faim et il avait toujours faim au moment du déjeuner. Le déjeuner était son repas préféré.

« Et maintenant, écoute-moi, Sanders, parce que c’est la partie importante. »

Le Chef était capable de citer de mémoire parce qu’il avait beaucoup étudié le Livre des Révélations qu’on appelait aussi l’Apocalypse, depuis qu’il s’était installé ici, à la station de radio ; il le lisait et le relisait de manière obsessionnelle, parfois jusqu’aux premières lueurs de l’aube. « Et le troisième ange a sonné, et il est tombé une grande étoile du ciel ! Qui brûlait comme une flambeau !

— On vient juste de la voir ! »

Le Chef acquiesça. Il ne quittait pas des yeux la souillure noire, à l’endroit où le vol 179 d’Air Ireland avait connu sa fin. « Et le nom de cette étoile est Absinthe et beaucoup d’hommes moururent parce qu’elle rendait les eaux amères. Es-tu amer, Sanders ?

— Non ! l’assura Andy.

— Non, nous sommes doux. Mais maintenant que l’étoile Absinthe a brillé dans le ciel, des hommes amers vont venir. Dieu me l’a dit, Sanders, et c’est pas des conneries. Tu peux m’interroger et tu trouveras dans les zéro connerie. Ils vont venir et essayer de nous enlever tout ça. Rennie et ses cons de copains.

— Pas question ! » s’écria Andy.

Il fut pris d’une crise de parano aussi horriblement intense que soudaine. Ils étaient peut-être déjà ici ! Ses potes de merde se faufilaient au milieu des arbres ! Ses potes de merde et leur armada de camions roulaient sur Little Bitch Road ! Et maintenant que le Chef le lui avait fait remarquer, il comprenait même pourquoi Rennie voulait le faire. Il aurait appelé cela se débarrasser des preuves compromettantes.

« Chef ! » Il se mit à agripper l’épaule de son nouvel ami.

« Doucement, Sanders. Tu me fais mal. »

Andy desserra légèrement ses doigts. « Big Jim a déjà parlé de venir ici récupérer les bonbonnes de propane ! C’est la première étape ! »

Le Chef hocha la tête. « Ils sont déjà venus une fois. Deux bonbonnes. Je les ai laissés les prendre. » Il se tut un instant et tapota la caisse de grenades. « Mais la prochaine fois, je ne les laisserai pas faire. On est d’accord là-dessus ? »

Andy pensa aux kilos de dope contre lesquelles les bouteilles étaient stockées, à l’intérieur du bâtiment, et fit au Chef la réponse que celui-ci attendait. « Mon frère », dit-il en l’embrassant.

Le Chef avait chaud et puait. Ce qui n’empêcha pas Andy de le serrer avec enthousiasme dans ses bras. Des larmes roulaient le long de son visage, qu’il n’avait pas rasé un jour de semaine pour la première fois depuis vingt ans. C’était génial. C’était… c’était…

Plus fort que l’amitié !

« Mon frère », sanglota Sanders dans l’oreille du Chef.

Le Chef le tint à bout de bras et le regarda, la mine grave. « Nous sommes les agents du Seigneur. »

Et Andy Sanders — à présent seul au monde si l’on exceptait le prophète décharné à côté de lui — répondit : amen.

23

Jackie trouva Ernie Calvert en train d’arracher les mauvaises herbes derrière sa maison. Elle avait été un peu inquiète à l’idée de l’aborder, en dépit de ce que lui avait dit Piper, mais elle n’aurait pas dû. Il l’agrippa par les épaules avec une force surprenante de la part d’un petit homme bedonnant. Ses yeux brillaient.

« Merci mon Dieu, enfin quelqu’un qui a compris ce que mijote cette grande gueule ! » Il laissa retomber ses mains. « Désolé. J’ai sali votre chemisier.

— Ça ne fait rien.

— Il est dangereux, officier Wettington. Vous le savez, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et il est malin. Il a provoqué cette fichue émeute exactement comme un terroriste qui aurait posé une bombe.

— Je n’en doute absolument pas.

— Mais aussi stupide. Malin et stupide, c’est une terrible combinaison. Ça vous rend capable de persuader les gens de vous suivre, voyez-vous. Y compris jusqu’en enfer. Vous vous souvenez de Jim Jones ?

— Ce type, au Guyana, qui a fait boire du poison à tous ses fidèles ? Bien sûr. Vous viendrez à la réunion ?

— Et comment. Motus et bouche cousue. À moins que ne vous vouliez que je parle à Lissa Jamieson. Je le ferais avec plaisir. »

Avant que Jackie eût le temps de répondre, son téléphone sonnait. Son portable personnel, puisqu’elle avait restitué celui de la police avec son badge et son arme de service.

« Bonjour, Jackie en ligne.

Mihi portate vulneratos, sergent Wettington », lui dit une voix qu’elle ne connaissait pas.

La devise de son ancienne unité à Würzburg (amenez-moi vos blessés) et sans même réfléchir, Jackie répondit : « Sur des civières, des béquilles ou dans des sacs nous les mettront tous en vrac. Qui diable est à l’appareil ?

— Colonel James Cox, sergent. »

Jackie éloigna le combiné de sa bouche. « Donnez-moi une minute, Ernie. »

L’homme acquiesça et retourna à ses mauvaises herbes. Jackie s’approcha de la barrière de bois, au bout du jardin. « Qu’est-ce que je peux faire pour vous, colonel ? La ligne est sécurisée ?

— Sergent, si votre Rennie est capable de mettre sur écoute les appels qui viennent de l’extérieur du Dôme, nous sommes dans de sales draps.

— Ce n’est pas mon Rennie.

— Je suis heureux de vous l’entendre dire.

— Et je ne suis plus dans l’armée. Je ne vois même plus la 67 dans mon rétroviseur, aujourd’hui, monsieur.

— Légèrement inexact, sergent. Par ordre du président des États-Unis, vous avez été réintégrée. Soyez la bienvenue.

— Monsieur, je me demande si je dois vous dire merci, ou bien d’aller vous faire foutre. »

Cox rit, mais sans beaucoup de joie. « Jack Reacher vous envoie le bonjour.

— C’est par lui que vous avez eu mon numéro ?

— Oui, et il a ajouté une recommandation. Une recommandation de Reacher, ce n’est pas n’importe quoi. Vous m’avez demandé ce que vous pouviez faire pour moi. La réponse est double, mais les deux choses sont simples. Un, sortir Barbara du merdier dans lequel il est. À moins que vous ne le pensiez coupable ?

— Non, monsieur. Je suis certaine de son innocence. Ou plus exactement, nous en sommes certains. Nous sommes plusieurs à le penser.

— Bien. Excellent. » Le soulagement était perceptible dans la voix du colonel. « Et deux, faire dégringoler ce salopard de Rennie de son perchoir.

— Ce serait le boulot de Barbie. Si… vous êtes sûr que la ligne est sécurisée ?

— Sûr et certain.

— Si nous pouvons le faire sortir.

— C’est déjà en route, non ?

— Oui, monsieur, je crois bien.

— Excellent. De combien de Chemises brunes dispose Rennie ?

— À l’heure actuelle, une trentaine, mais il continue à recruter. Et ici, à Chester’s Mill, ce serait plutôt des chemises bleues, mais je crois avoir compris ce que vous vouliez dire. Ne le sous-estimez pas, colonel. Il a une grande partie de la ville dans sa poche. Nous allons essayer de faire sortir Barbie, et vous devez prier pour que nous réussissions, parce que toute seule je ne peux pas faire grand-chose contre Big Jim. Renverser des dictateurs sans la moindre aide extérieure, ce n’est vraiment pas dans mes cordes. Et sachez que je n’appartiens plus à la police de Chester’s Mill. Rennie m’a botté les fesses.

— Tenez-moi informé, quand vous pourrez et dans la mesure où vous le pourrez. Faites évader Barbara et confiez-lui votre opération de résistance. Nous verrons bien qui se fera botter les fesses.

— On dirait que vous regrettez de ne pas être ici, monsieur.

— C’est rien de le dire. » Il avait répliqué sans hésiter. « J’enverrais son petit train valser dans le décor en une demi-journée. »

Jackie en doutait, cependant ; les choses se passaient différemment, sous le Dôme. Ceux de l’extérieur ne pouvaient pas comprendre. Même le temps s’y écoulait de manière différente. Cinq jours auparavant, tout était normal. Et maintenant, regardez.

« Encore une chose, reprit le colonel Cox. En dépit de votre emploi du temps chargé, prenez le temps de regarder la télé. Nous allons faire de notre mieux pour pourrir la vie à Rennie. »

Jackie lui dit au revoir et coupa la communication. Puis elle retourna auprès d’Ernie. « Vous avez un générateur ? demanda-t-elle.

— L’animal m’a lâché hier au soir, répondit-il avec un humour grinçant.

— Eh bien, allons quelque part où il y a une télé qui fonctionne. Mon ami dit que nous devrions regarder les infos. »

Ils prirent la direction du Sweetbriar Rose. En chemin, ils rencontrèrent Julia Shumway et l’emmenèrent avec eux.

Загрузка...