Les deux femmes flics qui se tenaient à côté du Hummer de Big Jim parlaient toujours — Jackie tirant nerveusement sur une cigarette —, mais elles se turent lorsque Julia Shumway passa devant elles.
« Julia ? fit Linda d’une voix hésitante. Qu’est-ce que… »
Julia continua de marcher. La dernière chose dont elle avait envie, alors qu’elle bouillait encore de rage, était de parler avec deux représentants de la loi et de l’ordre, de la loi et de l’ordre tels qu’ils semblaient désormais exister à Chester’s Mill. Elle était à mi-chemin du local du Democrat lorsqu’elle se rendit compte que la colère n’était pas la seule chose qu’elle éprouvait. Qu’elle n’en était même pas l’essentiel. Elle s’arrêta sous la marquise de la librairie — Mill New & Used Books, FERMÉ JUSQU’À NOUVEL ORDRE, lisait-on dans la vitrine, sur une affichette rédigée à la main — en partie pour que les battements de son cœur puissent ralentir, en partie pour un petit examen intérieur. Il ne lui prit pas longtemps.
« J’ai surtout peur », dit-elle, sursautant légèrement au son de sa propre voix. Elle avait parlé tout haut, sans s’en rendre compte.
Pete Freeman la rattrapa à ce moment-là. « Vous allez bien ?
— Ça va. »
C’était un mensonge, mais elle avait répondu avec assurance. Quant à ce que pouvait trahir son visage, elle n’en savait rien. Elle porta une main à sa nuque et tenta d’aplatir les mèches rebelles qui s’y hérissaient, sans y parvenir. L’air de sortir du lit pour couronner le tout, pensa-t-elle. Très chouette. La touche finale.
« J’ai bien cru que Rennie allait vous faire arrêter par notre nouveau chef de la police », dit Pete. Il ouvrait de grands yeux et paraissait tout d’un coup beaucoup plus jeune que ses trente et quelques années.
« J’espérais bien. » Julia dessina dans l’air le rectangle d’une invisible manchette. « NOTRE JOURNALISTE DÉCROCHE UN ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC LE MEURTRIER PRÉSUMÉ.
— Julia ? Qu’est-ce qui se passe, ici ? En dehors du Dôme, je veux dire ? Vous avez vu, tous ces types qui remplissaient des formulaires ? Ça m’a fichu les boules, moi.
— Je les ai vus. Et j’ai l’intention de faire un papier là-dessus. Et sur tout le reste. Et lors de la réunion du conseil municipal de jeudi soir, je ne crois pas que je serai la seule à avoir des questions sérieuses à adresser à James Rennie. »
Elle posa la main sur le bras de son reporter.
« Je vais voir ce que je peux trouver sur ces meurtres, et j’en ferai un article. En plus d’un éditorial aussi virulent que possible sans avoir l’air pour autant d’ameuter les foules. (Elle eut un petit rire sec et sans joie.) Il faut dire que question ameuter les foules, Jim Rennie a l’avantage du terrain.
— Je ne comprends pas ce que vous…
— C’est aussi bien. Allez, au boulot. J’ai besoin d’une ou deux minutes pour me calmer. Je pourrai peut-être décider alors qui interviewer en premier. Parce que le temps nous est fichtrement compté, si nous voulons imprimer ce soir.
— Photocopier, dit-il.
— Hein ?
— Si nous voulons photocopier ce soir. »
Elle esquissa un sourire incertain et le renvoya à ses affaires. À la porte du local, il se retourna. Elle lui adressa un petit signe de la main pour lui signifier que tout allait bien, puis essaya de regarder à travers la vitrine poussiéreuse de la librairie. La salle de cinéma était fermée depuis cinq ans, le drive-in, aux limites de la ville, n’existait plus depuis belle lurette (le deuxième parking de Rennie occupait l’emplacement où l’écran géant dominait la 119), mais, on ne savait comment, Ray Towle avait réussi à faire vivoter sa petite boutique envahie par la crasse. Des guides censés vous aider à vous débrouiller dans la vie composaient l’essentiel de la vitrine. Le reste, c’était des livres de poche avec en couverture des manoirs se profilant dans le brouillard, des dames en détresse ou des malabars, poitrine nue, à pied ou à cheval. Plusieurs des malabars en question brandissaient une épée et semblaient ne porter que des sous-vêtements. FAITES-VOUS PLAISIR AVEC DE SOMBRES INTRIGUES ! proclamait l’affichette de cette section.
Sombres intrigues, en effet.
Au cas où le Dôme ne suffirait pas, ne serait pas assez dément, il y a toujours le conseiller de l’Enfer.
Ce qui l’inquiétait le plus, comprit-elle — ce qui l’effrayait le plus — était la vitesse à laquelle tout cela se produisait. Rennie avait depuis longtemps l’habitude d’être le plus gros et le plus agressif des coqs de la basse-cour et elle n’aurait pas été surprise de le voir tenter de renforcer son emprise sur la ville, au bout d’un moment — disons après une semaine ou un mois. Mais cela ne faisait que trois jours et des poussières qu’ils étaient coupés du reste du monde. Et si jamais Cox et ses scientifiques faisaient sauter le Dôme ce soir ? Ou s’il disparaissait tout simplement de lui-même ? Big Jim retrouverait sur-le-champ son ancienne stature, sauf qu’il serait pris la main dans le sac.
« Quel sac ? » se demanda-t-elle à haute voix. « Il se contentera de dire qu’il a fait du mieux qu’il pouvait dans des circonstances difficiles. Et on le croira. »
Probablement. Mais cela n’expliquait toujours pas pourquoi Rennie n’avait pas attendu pour agir.
Parce que quelque chose a mal tourné et qu’il n’avait plus le choix. Et aussi…
« Aussi, je ne le crois pas complètement sain d’esprit, déclara-t-elle à la pile de livres de poche. Et je ne crois pas qu’il l’ait jamais été. »
Même si c’était vrai, comment expliquer que des gens ayant encore de solides réserves alimentaires chez eux aient déclenché une émeute au supermarché local ? Cela n’avait aucun sens, à moins…
« À moins qu’il en ait été l’instigateur. »
C’était ridicule, le plat du jour du Parano Café. Non ? Elle aurait pu demander à certaines des personnes présentes au Food City ce qu’elles avaient vu, mais les meurtres n’étaient-ils pas plus importants ? Elle était la seule vraie reporter de son journal, après tout, et…
« Julia ? Ms Shumway ? »
Julia était si profondément plongée dans ses pensées qu’elle faillit avoir une attaque. Elle fit volte-face si brusquement qu’elle serait tombée si Jackie Wettington ne l’avait pas retenue. Linda Everett l’accompagnait, et c’était elle qui avait parlé. Les deux policières avaient l’air inquiet.
« Est-ce qu’on peut vous parler ? lui demanda Jackie.
— Bien sûr. Écouter les gens, c’est mon boulot. Le revers de la médaille c’est que j’ai tendance à écrire ce qu’ils disent. Vous le savez toutes les deux, n’est-ce pas ?
— Mais il n’est pas question de citer nos noms, dit Linda. Si vous n’êtes pas d’accord avec ça, vous pouvez tout oublier.
— En ce qui me concerne, répondit Julia avec un sourire, vous n’êtes que des sources proches de l’enquête. Ça vous va ?
— Et si vous promettez aussi de répondre à nos questions, ajouta Jackie. D’accord ?
— D’accord.
— Vous étiez au supermarché, non ? » demanda Linda.
Voilà qui devenait de plus en plus curieux. « Oui. Vous aussi. Parlons-en — comparons nos notes.
— Pas ici, dit Linda. Pas dans la rue. Et pas dans les locaux du journal non plus.
— Ne t’affole pas, Lin, dit Jackie en posant une main sur l’épaule de sa collègue.
— Tu peux te le permettre, toi. Ce n’est pas ton mari qui pense que nous venons de contribuer à mettre un innocent en cabane.
— Je n’ai pas de mari », répondit Jackie — avec bon sens, se dit Julia, et elle avait effectivement de la chance ; les maris sont souvent l’élément qui vient compliquer les choses. « Mais je connais un endroit où nous serions tranquilles. C’est privé, et jamais fermé à clef (elle réfléchit un instant). Enfin ça l’était. Depuis le Dôme, je ne sais pas. »
Julia, qui, l’instant d’avant, se creusait la tête pour savoir qui interroger en premier, n’avait pas l’intention de laisser échapper ces deux-là. « Allons-y, dit-elle. Nous marcherons, vous sur un trottoir et moi sur l’autre, jusqu’à ce que nous ayons dépassé le poste de police ; ça vous va ? »
Linda réussit à sourire. « Excellente idée. »
Piper Libby s’agenouilla avec une lenteur prudente devant l’autel de la première église congrégationaliste, grimaçant en dépit du coussin qu’elle avait pris la précaution de placer sous ses genoux enflés. De la main droite, elle tenait son bras gauche, encore douloureux, serré contre elle. Il allait mieux, apparemment, mais elle n’avait aucune intention de le mettre inutilement à l’épreuve. Rien ne serait plus facile que de se le déboîter de nouveau ; on l’avait informée (sans ménagement) de ce risque après sa blessure au football, quand elle était lycéenne. Elle joignit les mains et ferma les yeux. Sa langue se porta aussitôt vers le trou que, hier encore, comblait une dent. Mais il y avait un autre trou bien plus sérieux dans sa vie.
« Salut, Grand Absent, dit-elle. C’est encore moi, qui reviens chercher l’aide de ton amour et de ta miséricorde. » Une larme roula sous sa paupière enflée et coula le long de sa joue enflée (et quelque peu colorée). « Et mon chien ? Il est quelque part dans ton secteur ? J’en parle parce qu’il me manque terriblement. Si c’est le cas, j’espère qu’il aura droit à l’équivalent spirituel d’un os à ronger. Il le mérite. »
D’autres larmes coulèrent, lentes, chaudes, piquantes.
« Probablement pas. La plupart des religions disent que les chiens ne vont pas au paradis, même si certaines sectes ne sont pas d’accord. Ni le Reader’s Digest, je crois. »
Bien sûr, si le paradis n’existait pas, la question n’avait pas de sens, et ce concept d’une existence sans paradis, d’une cosmologie sans paradis, était le lieu où ce qui restait de sa foi se trouvait de plus en plus à l’aise. L’oubli, peut-être ; ou peut-être quelque chose de pire. Une vaste plaine sans la moindre empreinte de quoi que ce soit sous un ciel blanc, disons, un lieu sans temps, sans destination et sans personne pour vous tenir compagnie. Rien qu’un vaste Néant, en d’autres termes : pour les mauvais flics, pour les femmes pasteurs, pour les gamins qui se tuaient accidentellement, pour les bergers allemands maladroits qui mouraient en essayant de protéger leur maîtresse. Aucun Être pour séparer le bon grain de l’ivraie. Il y avait quelque chose de théâtral (sinon de carrément blasphématoire) à s’adresser par la prière à un tel concept, mais parfois, cela l’aidait.
« Le problème, ce n’est pas le Ciel, reprit-elle. Le problème, c’est d’arriver à comprendre dans quelle mesure ce qui est arrivé à Clover a été de ma faute. Je sais que j’en suis en partie responsable — je me suis encore laissé emporter par la colère. Une fois de plus. D’après mon éducation religieuse, c’est à toi que je dois de démarrer au quart de tour, et c’est mon boulot de faire avec, mais je hais cette idée. Je ne la rejette pas complètement, mais je la hais. Cela me fait penser à ces mécaniciens qui, quand tu leur amènes ta voiture à réparer, trouvent toujours le moyen de te faire savoir que la panne est de ta faute. Vous l’avez fait trop tourner, pas assez, vous avez oublié de desserrer le frein à main, vous avez oublié de fermer les vitres et l’eau s’est mise dans le circuit électrique. Et tu sais le pire ? Si tu es bien le Grand Absent, je peux même dire que c’est en partie de ta faute. Qu’est-ce qu’il me reste ? La foutue génétique ? »
Elle soupira :
« Désolée pour le gros mot. Pourquoi pas faire semblant de croire qu’il n’a pas été prononcé ? C’était comme ça que fonctionnait ma mère. En attendant, j’ai une autre question : Comment je m’y prends, à présent ? Cette ville court à la catastrophe et j’aimerais faire quelque chose, sauf que je ne sais pas quoi. Je me sens stupide, faible, confuse. J’imagine que si j’étais l’un de ces prophètes de l’Ancien Testament, je te demanderais un signe. À ce stade, même CÉDEZ LE PASSAGE OU RALENTISSEZ ÉCOLE serait déjà pas mal. »
À peine avait-elle prononcé ces mots que la porte de l’église s’ouvrait, puis se refermait bruyamment. Piper regarda par-dessus son épaule, s’attendant presque à voir un ange avec tout son attirail, deux ailes et une robe aveuglante de blancheur. Si tu veux que nous luttions, faudra d’abord me réparer le bras, pensa-t-elle.
Ce n’était pas un ange : seulement Rommie Burpee. Un pan de sa chemise lui retombait presque jusqu’à mi-cuisse et il avait l’air à peu près aussi déprimé qu’elle. Il s’avança dans l’allée centrale, la vit et s’immobilisa, aussi surpris de découvrir Piper qu’elle de le voir.
« Ah, zut, dit-il. Je suis désolé, je savais pas que vous étiez là. Je r’viendrai plus tard.
— Non, dit-elle, se remettant laborieusement sur pied. J’ai terminé, de toute façon.
— En fait j’suis cath’lique (sans déconner, pensa Piper), mais il n’y a pas d’église cath’lique à Chester’s Mill… comme vous le savez, vu que vous êtes pasteur… et vous connaissez le proverbe : en cas de tempête, le premier port est le bon. J’avais pensé venir ici pour dire une petite prière pour Brenda. J’ai toujours bien aimé cette femme. » Il passa une main sur sa joue mal rasée. Sa banane à la Elvis lui retombait sur l’oreille. « Je l’aimais, en fait. J’ai jamais rien dit, mais je crois qu’elle le savait. »
Piper le regardait, envahie d’un sentiment d’horreur grandissant. Elle n’était pas sortie du presbytère de la journée, et, si elle était au courant de ce qui était arrivé au Food City (plusieurs de ses paroissiens l’avaient appelée), elle ne savait rien de ce qui était arrivé à Brenda Perkins.
« Brenda ? Brenda ? Qu’est-ce que… ?
— Elle a été assassinée. D’autres aussi. Il paraît que c’est ce type, Barbie, qui a fait le coup. Il a été arrêté. »
Piper porta vivement une main à sa bouche et vacilla. Rommie se précipita et passa un bras autour de sa taille pour la retenir. Et ils étaient figés dans cette position, devant l’autel, ayant presque l’air d’un couple attendant la bénédiction nuptiale, lorsque la porte s’ouvrit à nouveau sur Jackie Wettington, suivie de Linda Everett et de Julia Shumway.
« Ce n’était peut-être pas une si bonne idée que ça, après tout », dit Jackie.
L’église était sonore, et bien qu’elle n’eût pas parlé fort, Piper et Rommie avaient parfaitement entendu.
« Ne partez pas, dit Piper. Pas si vous venez à cause de ce qui vient d’arriver. Je ne peux pas croire que Mr Barbara… jamais je ne l’aurais cru capable… Il m’a remis le bras en place quand il était déboîté. Il s’est montré d’une grande douceur. » Elle se tut, songeuse. « Aussi doux qu’il le pouvait, étant donné les circonstances. Avancez-vous. Je vous en prie, avancez-vous.
— Les gens peuvent vous arranger un bras luxé et être aussi des meurtriers », fit observer Linda.
Mais elle se mordait la lèvre et faisait tourner son alliance.
Jackie posa une main sur le poignet de sa collègue. « Nous ne devions pas en parler, Lin — t’as pas oublié ?
— De toute façon, c’est trop tard. Ils nous ont vues avec Julia. Si elle écrit un article et qu’eux disent qu’ils nous ont vues avec elle, on sera sanctionnées. »
Piper ne comprenait pas très bien de quoi parlait Linda, mais elle voyait en gros de quoi il retournait. Elle eut un grand geste du bras droit. « Vous êtes dans mon église, Mrs Everett, et ce qui sera dit ici restera ici.
— Vous me le promettez ? demanda Linda.
— Oui. Et si nous discutions ? Dans ma prière, je demandais un signe. Et vous êtes arrivées, toutes les trois.
— Je ne crois pas à ce genre de trucs, dit Jackie.
— Ni moi, à vrai dire, répliqua Piper en riant.
— Ça ne me plaît pas. » Jackie s’était adressée à Julia. « Elle a beau dire, cela fait trop de personnes. Perdre mon boulot, comme Marty, c’est une chose. Je pourrais m’arranger, pour ce que je gagne. Mais avoir Jim Rennie contre moi… (Elle secoua la tête.) Ce n’est pas une bonne idée.
— Non, nous ne sommes pas trop. Juste le nombre qu’il faut, dit Piper. Êtes-vous capable de garder un secret, Mr Burpee ? »
Rommie Burpee, à qui il était arrivé de faire pas mal d’affaires douteuses, dans le temps, hocha affirmativement la tête et porta un doigt à ses lèvres. « Motus et bouche cousue, répondit-il.
— Allons dans le presbytère. » Comme Jackie hésitait, Piper tendit la main vers elle… avec beaucoup de prudence. « Venez, nous allons réfléchir ensemble. Peut-être en prenant un petit verre de whisky ? »
Cela acheva de convaincre Jackie.
Le camion du Service des travaux publics tournait au ralenti. Les trois hommes entassés dans la cabine étudiaient, perplexes, ce message énigmatique. Il avait été peint sur le bâtiment servant de remise, derrière les studios de WCIK, en noir sur rouge et en lettres si grandes qu’elles recouvraient presque toute la surface.
L’homme installé au milieu était Roger Killian, l’éleveur de poulets, le père de la portée de têtes creuses. Il se tourna vers Stewart Bowie, assis derrière le volant. « Qu’est-ce que ça veut dire, Stewie ? »
Ce fut Fernald Bowie qui répondit : « Ça veut dire que ce foutu Phil Bushey est plus cinglé que jamais, voilà ce que ça veut dire. » Il ouvrit la boîte à gants, en retira une paire de gants de travail pleins de graisse, révélant la présence d’un revolver de calibre 38. Il vérifia le barillet, le remit en place d’un mouvement sec du poignet et fourra l’arme dans sa ceinture.
« Tu sais, Fernie, lui dit Stewart, c’est un bon moyen de te faire sauter les coucougnettes.
— Ne t’inquiète pas pour moi, inquiète-toi pour lui », répondit Fern avec un geste vers le studio, d’où provenait, faiblement, de la musique gospel. « Il est shooté à mort depuis presque un an à force de taper dans ses réserves, et il est à peu près aussi stable que de la nitroglycérine.
— Phil aime bien qu’on l’appelle le Chef, maintenant », fit observer Roger Killian.
Ils avaient commencé par s’arrêter devant le studio et Stewart avait appuyé plusieurs fois sur le gros avertisseur du camion. Mais Phil Bushey ne s’était pas manifesté. Il se cachait peut-être ; ou peut-être errait-il dans les bois, derrière la station ; il était même possible, pensa Stewart, qu’il soit dans le labo. Parano. Dangereux. Le revolver n’était pas une bonne idée pour autant. Il se pencha, enleva l’arme de la ceinture de Fern et la rangea sous le siège du conducteur.
« Hé ! protesta Fern.
— Pas question que tu t’en serves ici, lui dit Stewart. Tu serais capable de nous faire tous sauter. » Il se tourna vers Roger. « Quand est-ce que tu as vu cet enfoiré pour la dernière fois ? »
Roger réfléchit à la question. « Doit faire quatre semaines, au moins — depuis la dernière grande livraison. Quand le gros hélicoptère Chinook est venu. »
Stewart réfléchit à son tour. Pas bon, ça. Si Bushey était dans les bois, pas de problème. S’il se planquait dans le studio, complètement parano, et qu’il les prenait pour des agents fédéraux, toujours pas de problème sans doute… à moins qu’il ne décide de faire une sortie avec son artillerie, bien sûr.
Mais s’il se trouvait dans la remise, là le problème risquait de devenir sérieux.
Stewart s’adressa à son frère : « Il y a plusieurs bouts de bois à l’arrière du camion. Du solide. Prends-en un. Si Phil rapplique et commence à faire le mariole, colle-lui-en une bonne.
— Et s’il a un pétard ? demanda Roger, tout à fait logiquement.
— Il n’en aura pas », répondit Stewart. Et s’il n’en était pas absolument sûr, il avait ses ordres : deux bonbonnes de propane à livrer d’urgence à l’hôpital. Et nous allons y transporter les autres dès que nous pourrons, lui avait dit Big Jim. Officiellement, la fabrique de méth est fermée.
C’était un soulagement ; quand ils se seraient sortis de cette histoire de Dôme, Stewart avait aussi l’intention de laisser tomber son affaire de croque-mort. Et d’aller se dorer la pilule dans un pays chaud, la Jamaïque ou la Barbade. Il ne voulait plus voir un seul cadavre. Mais il n’avait pas envie d’être celui qui dirait au « chef » Bushey qu’ils fermaient boutique, ce dont il avait informé Big Jim.
Laisse-moi m’occuper du Chef, lui avait répondu Big Jim.
Stewart contourna le bâtiment avec le gros camion orange et manœuvra pour se présenter à cul devant les portes de derrière. Il laissa tourner le moteur pour pouvoir utiliser le treuil et l’engin de levage.
« Regardez-moi ça », s’émerveilla Roger Killian. Il était tourné vers l’ouest, où le soleil descendait au milieu d’un inquiétant magma rougeâtre. Il allait bientôt passer derrière la grande souillure noire laissée par l’incendie de forêt et prendrait l’allure fantomatique d’une éclipse malpropre. « C’est pas incroyable, ce truc ?
— Arrête de lambiner, dit Stewart. Je ne veux pas traîner. Va te chercher un morceau de bois. Un solide. »
Fern passa par-dessus l’engin de levage et prit une pièce de bois qui avait à peu près la taille d’une batte de baseball. Il l’empoigna à deux mains et simula un lancer. « Ça devrait aller, dit-il.
— Une vraie marron-framboise », dit un Roger rêveur, pensant aux crèmes glacées Baskin-Robbins. Il était toujours tourné vers l’ouest, s’abritant les yeux de la main.
Stewart, qui était en train d’effectuer le processus compliqué de déverrouillage de la porte arrière (comprenant un clavier et deux serrures), s’arrêta le temps de demander à Roger ce qu’il racontait encore comme connerie.
« Trente et un parfums », répondit Roger. Il sourit, exhibant des dents pourries que n’avait jamais examinées Joe Boxer ni aucun autre dentiste.
Stewart ne comprenait rien à ce que racontait Roger, mais son frère avait suivi. « T’imagine pas que c’est une pub de crème glacée collée sur le Dôme, dit Fern. À moins qu’on trouve des Baskin-Robbins dans l’Apocalypse.
— La ferme, tous les deux, s’agaça Stewart. Fernie ? Tiens-toi prêt avec ton gourdin. » Il poussa le battant et regarda à l’intérieur. « Phil ?
— Appelle-le Chef, lui conseilla Roger. Comme le cuistot nègre dans South Park. C’est ça qui lui plaît.
— Chef ? T’es là, Chef ? »
Pas de réponse. Stewart tâtonna dans le noir, s’attendant plus ou moins à ce qu’on lui saisisse la main à tout moment, puis il trouva l’interrupteur. Il alluma, révélant un espace qui s’étendait sur les trois quarts de la longueur du bâtiment environ. Les parois étaient en planches non rabotées et jointoyées à l’aide de mousse isolante rose. Des bonbonnes et des bouteilles de propane de toutes tailles et marques remplissaient presque tout l’entrepôt. Il n’avait aucune idée de leur nombre mais, obligé de donner un chiffre, il aurait répondu entre quatre cents et six cents.
Stewart remonta lentement l’allée centrale, examinant les indications au pochoir sur les contenants. Big Jim lui avait dit exactement ceux qu’il fallait prendre, précisant qu’ils devaient se trouver près du fond, et par Dieu, ils y étaient. Il s’arrêta à la hauteur de cinq grosses bonbonnes de taille municipale portant l’inscription CR HOSP. Elles se trouvaient au milieu d’autres qui provenaient du bureau de poste et de l’école primaire de Chester’s Mill.
« On doit en prendre deux, dit-il à Roger. Amène la chaîne que je les crochète. Fernie, va voir là-bas si la porte du labo est bien fermée. Sinon, donne deux tours de clef. » Il lança son trousseau à son frère.
Fern se serait passé de cette corvée, mais il était un cadet obéissant. Il s’engagea dans l’allée, entre les stocks de propane qui s’arrêtaient à trois mètres de la porte — et la porte, il en eut des palpitations, était entrouverte. Derrière lui il entendit le tintement de la chaîne, puis le gémissement du treuil et les claquements de la première bonbonne que Roger et Stewart traînaient jusqu’au camion. Ces bruits lui semblaient venir de très loin, surtout quand il imaginait le Chef accroupi derrière la porte, l’œil rouge, en plein délire. Complètement shooté, un TEC-9 semi-automatique à la main.
« Chef ? T’es là, mon pote ? »
Pas de réponse. Et bien qu’il n’eût pas à le faire — fallait qu’il soit lui aussi cinglé pour ça —, la curiosité l’emporta et il repoussa le battant avec son gourdin improvisé.
Les néons étaient branchés, mais sinon, cette partie de la remise du Christ Roi paraissait vide. Les vingt et quelques « fourneaux » — de gros grils électriques, disposant chacun de leur extracteur de fumée et de leur bouteille de gaz — étaient éteints. Les ballons, les béchers et les coûteuses fioles, tous étaient rangés sur les étagères. L’endroit empestait (avait toujours empesté et empesterait toujours, pensa Fern), mais on avait balayé le plancher et tout était parfaitement bien ordonné. Sur l’un des murs, on voyait un calendrier de Rennie’s Used Cars, toujours ouvert sur la page Août. C’est probablement à cette époque que cet enfoiré a fini par perdre contact avec la réalité, pensa Fern. Depuis, c’est la dégringolade. Il s’aventura un peu plus loin dans le labo. L’endroit avait fait d’eux des hommes riches, mais il ne lui avait jamais plu. Ça sentait trop comme la salle de préparation au sous-sol du salon funéraire.
Un lourd panneau d’acier isolait un coin de la pièce. Une porte s’ouvrait au milieu. C’était là qu’était stockée la production du Chef, Fern le savait ; du meth crystal non pas dans des sacs Baggies de cinq litres, mais carrément dans des sacs-poubelle extra-forts. Et pas de la merde, ce crystal. Jamais un accro des rues de New York ou de Los Angeles à la recherche d’un shoot ne verrait la couleur d’un produit pareil. Quand le local était plein, il en contenait suffisamment pour approvisionner tous les États-Unis pendant des mois, voire une année.
Pourquoi Big Jim l’a-t-il laissé en faire autant ? se demanda Fern. Et pourquoi avons-nous suivi le mouvement ? À quoi on pensait ? Il ne voyait pas à cette question d’autre réponse que la plus évidente : parce qu’ils en avaient eu la possibilité. La combinaison du génie de Bushey et des matières premières chinoises à bas prix les avait enivrés. De plus, les revenus finançaient la fondation de la CIK Corporation, laquelle accomplissait l’œuvre de Dieu le long de la côte Est. À la moindre objection, Big Jim se chargeait de le rappeler. Et il citait les Écritures : Car l’ouvrier mérite salaire (saint Luc) et Tu ne muselleras point le bœuf quand il foule le grain. (Timothée, 1).
Fern n’avait jamais vraiment compris cette histoire de bœuf.
« Chef ? » Il s’avança encore un peu. « Mon pote ? »
Rien. Il leva les yeux et vit les galeries en bois brut qui couraient le long du bâtiment. Elles servaient au stockage, et les cartons qui s’y empilaient auraient beaucoup intéressé le FBI, la FDA[1] et l’ATF[2]. Il n’y avait personne là-haut, mais Fern crut apercevoir quelque chose qui lui parut nouveau : un cordon blanc accroché le long des garde-fous des deux galeries, retenu au bois par de grosses agrafes. Du fil électrique ? Et relié à quoi ? Est-ce que ce cinglé aurait installé d’autres fourneaux là-haut ? Mais dans ce cas, ils étaient invisibles. Le cordon paraissait trop gros pour alimenter du petit matériel, comme une télé ou un…
« Fern ! cria Stewart, le faisant sursauter. S’il n’est pas là, viens nous aider ! J’ai pas envie de traîner ici ! Il paraît qu’il va y avoir un point sur la situation à six heures et j’aimerais bien savoir s’ils n’ont pas trouvé quelque chose pour nous tirer de là ! »
À Chester’s Mill, « ils » désignait de plus en plus n’importe qui du monde au-delà des limites de la ville.
Fern repartit sans regarder au-dessus de la porte, et donc sans voir à quoi étaient reliés ces nouveaux cordons électriques : une grosse brique d’un matériau blanc rappelant l’argile, posé sur sa propre petite étagère. De l’explosif.
La recette personnelle du Chef.
Tandis qu’ils revenaient vers la ville, Roger dit : « Halloween. Ça tombe aussi un 31.
— T’es un véritable puits de science », dit Stewart.
Roger tapota la tempe de son crâne à la forme bizarre. « J’engrange les choses. Je ne le fais pas exprès. C’est juste un don que j’ai. »
Stewart pensa : La Jamaïque. Oula Barbade. Un pays chaud, c’est sûr. Dès que le Dôme aura disparu. Je ne veux plus jamais revoir un Killian. Ni personne de ce patelin.
« Il y a aussi trente et une cartes dans un jeu », dit Roger.
Fern le regarda : « Qu’est-ce que tu déco…
— Je blague, je me fous de toi, c’est tout », répondit Roger, avec un glapissement terrifiant qui donna mal à la tête à Stewart.
Ils arrivèrent à l’hôpital. Stewart vit une Ford Taurus grise sortir du parking.
« Hé, c’est notre Dr Rusty, dit Fern. Je parie qu’il va être content de récupérer ses trucs. Donne-lui un coup de klaxon, Stewie. »
Stewart klaxonna.
Quand les mécréants furent partis, le chef Bushey lâcha la télécommande de la porte du garage. Il avait observé les frères Bowie et Roger Killian depuis la fenêtre des toilettes, dans le studio. Il avait gardé son doigt sur le bouton pendant tout le temps qu’ils avaient passé dans la remise, fouillant dans ses affaires. S’ils étaient ressortis avec du produit, il aurait appuyé sur le bouton et fait sauter tout le bazar.
« C’est entre tes mains, mon Jésus, avait-il murmuré. Comme nous disions quand nous étions petits, j’veux pas, mais j’vais le faire. »
Et Jésus s’en était occupé. Le Chef avait senti qu’il le ferait, lorsqu’il avait entendu les voix de George Dow et des Gospel Tones sortir des haut-parleurs pour chanter, « Seigneur, comme tu prends soin de moi » : une impression authentique, un vrai signe divin. Ils n’étaient pas venus pour la came mais pour prendre deux malheureuses bonbonnes de propane.
Il suivit des yeux le départ du camion, puis se traîna sur l’allée qui reliait l’arrière du studio à l’installation combinant labo et aire de stockage. C’était son bâtiment, à présent, son crystal, du moins jusqu’à ce que Jésus vienne et prenne tout pour lui.
Pour Halloween, peut-être.
Ou peut-être avant.
Il fallait du coup penser à beaucoup de choses, et penser lui était plus facile, ces temps-ci, quand il était shooté.
Beaucoup plus facile.
Julia sirotait son petit verre de whisky, le faisant durer, mais les deux femmes flics descendirent le leur en une lampée héroïque. Si cela ne suffit pas à les enivrer, au moins leur langue se délia-t-elle.
« Le fait est que je suis horrifiée », avoua Jackie Wettington. Elle parlait les yeux baissés, jouant avec son verre vide, mais lorsque Piper lui proposa de le remplir, elle secoua la tête. « Tout cela ne serait jamais arrivé si Duke était encore vivant. Je n’arrête pas de revenir à ça. Même s’il avait eu des raisons de penser que Barbara avait tué sa femme, il aurait respecté la procédure. Il était comme ça. Quant à permettre au père d’une victime de descendre dans les cellules pour une confrontation avec l’auteur du crime — jamais de la vie ! » Linda acquiesçait, d’accord avec sa collègue. « Du coup, j’ai peur de ce qui pourrait arriver à ce garçon. Et aussi…
— Si cela peut arriver à Barbie, la chose pourrait arriver à d’autres, hein ? » dit Julia.
Jackie hocha la tête. Se mordilla la lèvre. Joua avec son verre. « Si jamais un truc pareil lui arrive — pas forcément un truc aussi atroce qu’un lynchage en règle, juste un accident dans sa cellule —, je ne suis pas sûre de pouvoir remettre cet uniforme. »
Les inquiétudes de Linda étaient plus simples et plus directes. Son mari croyait Barbie innocent. Dans l’émoi provoqué par la fureur (révulsée qu’elle était par ce qu’elle avait découvert dans l’arrière-cuisine des McCain), elle avait rejeté cette idée — les plaques militaires de Barbie s’étaient bel et bien retrouvées dans la main grise et raide d’Angie McCain. Mais plus elle y pensait, plus elle se sentait mal à l’aise. En partie parce qu’elle respectait le jugement de son mari mais aussi parce que Barbie avait crié quelque chose juste avant de se faire asperger de gaz lacrymo par Randolph : Dites à votre mari d’examiner les corps ! Il doitexaminer les corps !
« Et il y a autre chose, reprit Jackie. On ne balance pas du gaz lacrymo sur un détenu juste parce qu’il crie. J’ai connu des samedis soir, en particulier après les grands matchs, où on se serait cru au zoo à l’heure du repas. On les laissait simplement crier. Ils finissaient par se fatiguer et par s’endormir. »
Lorsque Jackie se tut, Julia se tourna vers Linda : « Répétez-moi ce qu’a dit Barbie.
— Il voulait que Rusty examine les corps, en particulier celui de Brenda Perkins. Il a dit qu’ils ne seraient pas à l’hôpital. Ça, il le savait. Et ils sont effectivement au salon funéraire, ce qui n’est pas normal.
— Foutrement marrant, c’est sûr ! s’exclama Rommie, s’il s’agit d’assassinats ! Désolé pour le gros mot, rév. »
Piper rejeta l’excuse d’un mouvement désinvolte de la main. « Si Barbie les a vraiment tués, j’ai du mal à comprendre que son souci le plus pressant soit de faire examiner les corps. Alors que dans le cas contraire, il peut penser qu’une autopsie pourrait l’innocenter.
— Brenda était la victime la plus récente, dit Julia. C’est bien ça ?
— Oui, répondit Jackie. Elle était au début du stade rigor mortis. C’est en tout cas l’impression que j’ai eue.
— Je confirme, dit Linda. Et, étant donné que la rigidité cadavérique commence à se mettre en place environ trois heures après la mort, Brenda est probablement morte entre quatre et huit heures du matin. Plus près de huit heures, je dirais, mais je ne suis pas médecin. » Elle soupira et se passa une main dans les cheveux. « Rusty non plus, c’est vrai, mais il aurait pu le déterminer beaucoup plus précisément si on avait fait appel à lui. Personne n’y a pensé. Moi y comprise. J’étais tellement paniquée… il y avait tellement de choses qui se produisaient en même temps… »
Jackie repoussa son verre. « Dites-moi, Julia. Vous étiez bien avec Barbie au supermarché, ce matin, non ?
— Oui.
— C’était un peu après neuf heures et c’est à ce moment-là que la pagaille a commencé. C’est ça ?
— Oui.
— Qui était le premier sur place, vous ou lui ? »
Julia ne s’en souvenait pas, mais son impression était qu’elle était la première — que Barbie était arrivé plus tard, peu de temps après Rose Twitchell et Anson Wheeler.
« On a fini par les calmer, dit-elle, mais c’est lui qui nous a montré comment nous y prendre. Grâce à lui, on a sans doute eu moins de blessés sérieux que ce qu’on aurait pu avoir. Je n’arrive pas à faire cadrer ça avec ce que vous avez trouvé dans cette arrière-cuisine. Avez-vous une idée de l’ordre dans lequel ont eu lieu les décès ? Celui de Brenda était le dernier ?
— Angie et Dodee en premier, dit Jackie. L’état de décomposition était moins avancé pour Coggins.
— Qui les a trouvés ?
— Junior Rennie. Il a été pris de soupçons lorsqu’il a vu la voiture d’Angie dans le garage. Mais ce n’est pas important. L’important, c’est Barbara. Êtes-vous certaine qu’il est arrivé après Rose et Anse ? Parce que du coup, ce n’est pas bon pour lui.
— J’en suis sûre, parce qu’il n’était pas dans la fourgonnette de Rose. Ils n’ont été que deux à en descendre. Si l’on part de l’idée qu’il n’était pas occupé à tuer des gens, où pouvait-il… ? » Mais c’était évident. « Piper, je peux téléphoner ?
— Bien sûr. »
Julia consulta l’annuaire local, trouva rapidement ce qu’elle cherchait et appela le restaurant sur le portable de Piper. L’accueil de Rose fut cassant : « Nous sommes fermés jusqu’à nouvel ordre. Une bande de trous-du-cul a arrêté mon cuisinier.
— Rose ? C’est Julia Shumway.
— Oh, Julia. » Le ton de Rose parut se radoucir un peu. « Qu’est-ce que vous voulez ?
— J’essaie d’établir un emploi du temps qui pourrait constituer un alibi pour Barbie. Ça vous intéresse, de me donner un coup de main ?
— Évidemment ! L’idée que Barbara aurait pu assassiner ces gens est totalement grotesque ! Que voulez-vous savoir ?
— S’il était au restaurant lorsque l’émeute a commencé à Food City.
— Bien sûr, répondit Rose d’un ton perplexe. Où aurait-il pu se trouver, tout de suite après le petit déjeuner ? Quand je suis partie avec Anson, il était en train de nettoyer les grils. »
Le soleil descendait sur l’horizon et, les ombres s’allongeant, Claire McClatchey devenait de plus en plus nerveuse. Finalement, elle passa dans la cuisine pour faire ce qu’elle n’avait cessé de remettre à plus tard : prendre le téléphone portable de son mari (qu’il avait oublié d’emporter samedi matin, comme une fois sur deux) et appeler son portable personnel. Elle était terrifiée à l’idée qu’il allait sonner quatre fois et qu’elle entendrait alors sa propre voix, gaie et pleine d’entrain, enregistrée avant que la ville dans laquelle elle vivait ne fût devenue une prison aux barreaux invisibles. Bonjour, vous êtes sur le répondeur de Claire. Ayez la gentillesse de laisser un message après le bip.
Et qu’est-ce qu’elle allait dire ?Joey, rappelle-moi si tu n’es pas mort ?
Elle tendit les doigts vers le clavier, puis hésita. N’oublie pas, s’il ne répond pas la première fois, c’est parce qu’ils sont à bicyclette et qu’il n’aura pas le temps de fouiller dans son sac à dos avant la quatrième sonnerie. Il sera prêt, la deuxième fois, parce qu’il saura que c’est toi.
Mais si elle tombait sur la boîte vocale, la deuxième fois ? Et la troisième ? Quelle idée, de l’avoir laissé partir pour cette expédition ! Elle avait été folle.
Elle ferma les yeux et vit une image de cauchemar d’une parfaite précision : les poteaux téléphoniques et les vitrines de Main Street placardés d’affichettes avec les photos de Joe, Benny et Norrie ayant le même air que tous les gosses dont on voyait la photo dans les aires de repos des autoroutes, au-dessus d’un texte se terminant toujours par VUS POUR LA DERNIÈRE FOIS LE…
Elle rouvrit les yeux et composa rapidement le numéro, avant de ne plus en avoir le courage. Elle préparait déjà son message — je vais rappeler dans dix secondes et cette fois, t’auras intérêt à décrocher, mon gaillard — mais elle fut prise de court lorsque son fils répondit, avant la fin de la première sonnerie.
« M’man, hé, m’man ! » Vivant et mieux que vivant : débordant d’excitation, d’après le son de sa voix.
Où es-tu ? essaya-t-elle de dire, mais sur le coup, rien ne put sortir de sa gorge. Pas un mot. Elle avait les jambes en coton ; elle dut s’adosser au mur pour ne pas tomber.
« M’man ? T’es là ? »
Elle entendit, en fond sonore, le bruit feutré d’une voiture qui passait et la voix, lointaine mais claire, de Benny qui hélait quelqu’un : « Dr Rusty ! Ouais ! Mec, ça boume ? »
Elle parvint finalement à retrouver la parole : « Oui, je suis là. Où êtes-vous ?
— En haut de Town Common Hill. J’allais t’appeler parce qu’il commence à faire nuit. Pour te dire de pas t’en faire. Et le téléphone a sonné. »
Voilà qui ajoutait une pierre de plus dans le jardin des reproches parentaux, non ? En haut de Town Common Hill. Ils seront ici dans dix minutes. Benny a probablement voulu acheter encore de quoi manger. Merci mon Dieu !
Norrie parlait à Joe. Dis-lui, dis-lui, quelque chose comme ça. Puis ce fut de nouveau la voix de son fils, jubilant si bruyamment qu’elle dut écarter un peu l’appareil : « Je pense qu’on l’a trouvé, m’man ! J’en suis presque certain ! C’est dans l’ancien verger, en haut de Black Ridge !
— Trouvé quoi, Joey ?
— Je veux pas sauter trop vite aux conclusions, mais c’est probablement le truc qui génère le Dôme. Faut que ce soit ça. On a vu une balise, comme celles qu’on met en haut des émetteurs de radio pour les avions, sauf qu’elle était posée sur le sol et violette au lieu de rouge. On ne s’est pas approchés assez pour voir autre chose. On est tombés tous les trois dans les pommes. Quand on s’est réveillés, on allait bien mais il commençait à être t…
— Dans les pommes ? s’écria Claire. Qu’est-ce que ça veut dire, ça, dans les pommes ? Rentre à la maison ! Rentre tout de suite à la maison que je t’examine !
— Tout va bien, m’man, dit Joe d’une voix apaisante. Je crois que c’est comme… tu sais, quand les gens qui touchent le Dôme pour la première fois ressentent un petit choc. Je crois que c’est comme ça. Je crois qu’on s’évanouit la première fois et qu’ensuite on est immunisé, en quelque sorte. Bon pour le service. C’est aussi ce que pense Norrie.
— Je me fiche de ce qu’elle pense et de ce que tu penses, mon gaillard ! Tu rappliques tout de suite à la maison, que je puisse voir que tu vas bien, ou ce sont tes fesses qui vont être immunisées !
— D’accord, mais il faut qu’on parle avec ce type, Barbara. C’est lui qui a pensé le premier au coup du compteur Geiger et il avait raison sur toute la ligne, bon sang ! Et avec le Dr Rusty, aussi. Il vient juste de passer en voiture. Benny lui a fait signe, mais il ne s’est pas arrêté. On va lui demander de venir à la maison avec Mr Barbara, d’accord ? Faut prévoir la suite.
— Joe… Mr Barbara est… »
Claire s’arrêta. Allait-elle dire à son fils que Mr Barbara — que certains avaient commencé à appeler le colonel Barbara — avait été arrêté et inculpé de quatre meurtres ?
« Quoi ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ? » demanda Joe. Ses intonations triomphales avaient laissé place à l’inquiétude. Sans doute devinait-il ses humeurs aussi bien qu’elle devinait les siennes. Et il avait manifestement mis beaucoup d’espoir en Barbara ; Benny et Norrie aussi, sans doute. Elle n’avait pas le droit de les priver d’une telle information (même si elle aurait préféré), mais elle n’était pas obligée de la leur donner par téléphone.
« Rentrez à la maison, dit-elle, nous en parlerons. Et, Joe… je suis terriblement fière de toi. »
Jimmy Sirois mourut en fin d’après-midi, pendant que Joe l’Épouvantail et ses amis pédalaient comme des forcenés vers la ville.
Rusty, assis dans le hall d’entrée, avait passé un bras autour de Gina Buffalino et la laissait pleurer contre son épaule. Naguère, il se serait senti extrêmement mal à l’aise de tenir ainsi dans ses bras une jeune fille d’à peine dix-sept ans, mais les temps avaient changé. Il suffisait de voir ce hall d’accueil — à présent éclairé par des lanternes chuintantes, et non par la lumière généreuse et paisible des néons — pour comprendre qu’en effet les temps avaient changé. L’établissement était devenu le palais des ombres.
« Ce n’est pas de ta faute, lui disait-il. Ce n’est pas de ta faute, ce n’est pas de la mienne, même pas de la sienne. Il n’a pas demandé à souffrir du diabète. »
N’empêche, Dieu le savait bien, que des gens arrivaient à vivre des années avec cette maladie. Des gens qui faisaient attention à eux. Jimmy, qui vivait plus ou moins en ermite sur la God Creek Road, n’en avait pas fait partie. Lorsqu’il s’était enfin décidé à venir au centre de soins — jeudi dernier, en fait — il n’avait même pas été capable de descendre de voiture ; si bien qu’il avait klaxonné jusqu’à ce que Ginny sorte voir qui faisait tout ce tapage et pourquoi. Lorsque Rusty avait retiré son pantalon au vieux Jimmy, il avait vu que sa jambe droite était d’un bleu froid très suspect. Même si Jimmy s’en était sorti, les dégâts sur son système nerveux auraient été irréversibles.
« Ça fait pas mal du tout, doc », avait déclaré Jimmy au Dr Haskell, juste avant de sombrer dans le coma. Il n’avait cessé d’en sortir et d’y retomber depuis, tandis que l’état de sa jambe empirait. Rusty retardait l’amputation tout en sachant qu’il faudrait en venir là, s’il voulait avoir une chance de sauver Jimmy.
Lorsque arriva la coupure d’électricité, son intraveineuse continua à délivrer ses antibiotiques à Jimmy. Mais les systèmes de dosage s’étaient arrêtés, rendant impossible d’ajuster les quantités avec précision. Pire, les appareils de contrôle qui surveillaient son cœur et réglaient son débit d’oxygène tombèrent en rideau. Rusty avait débranché le respirateur, posé un masque sur le visage du vieil homme et donné un cours de rattrapage à Gina sur l’art de faire fonctionner cet appareil ambulatoire. Elle s’en était très bien sortie, se montrant des plus minutieuses, ce qui n’avait cependant pas empêché Jimmy de mourir vers six heures de l’après-midi.
Et maintenant elle était inconsolable.
Elle leva vers lui son visage noyé de larmes. « Vous êtes sûr que je ne lui en ai pas trop donné ? Ou alors pas assez ? Que je ne l’ai pas étouffé… et tué ?
— Oui, j’en suis sûr. Jimmy serait mort, de toute façon, au moins cela lui aura-t-il évité une terrible amputation.
— Je crois que je pourrai jamais refaire un truc pareil, dit-elle en se remettant à pleurer. C’est affreux, maintenant. »
Rusty ne savait trop comment réagir, mais il n’en eut pas besoin. « Ça va aller, fit à ce moment-là une voix rauque. Faudra bien, mon chou, parce que nous avons besoin de toi. »
C’était Ginny Tomlinson, qui remontait le hall vers eux à pas lents.
« Tu ne devrais pas être debout, lui fit remarquer Rusty.
— Sans doute pas », admit Ginny, s’asseyant avec un soupir de soulagement à côté de Gina. Disparaissant sous les bandes d’adhésif, son nez la faisait ressembler à un goal de hockey après une partie difficile. « Mais je reprends tout de même le service.
— Demain, peut-être…, commença Rusty.
— Non, tout de suite. » Elle prit la main de Gina. « Et toi aussi, mon chou. Quand j’étais à l’école d’infirmières, il y avait une vieille prof qui disait qu’on avait le droit de partir une fois le sang séché et le rodéo terminé.
— Et si jamais je me trompe ? murmura Gina.
— Ça arrive à tout le monde. Le tout, c’est d’éviter que ce soit trop souvent. Mais je vais vous aider. Toi et Harriet. Alors, qu’est-ce que tu en penses ? »
Gina étudia, dubitative, le visage enflé de Ginny, des dégâts accentués par la vieille paire de lunettes de rechange dont elle s’était affublée. « Vous êtes sûre que vous allez pouvoir, Ms Tomlinson ?
— Tu m’aides, je t’aide. Ginny et Gina, les deux battantes. »
Elle leva un poing. Avec un petit sourire forcé, Gina le heurta du sien.
« Et patati et patata, très Technicolor, dit Rusty, mais si tu commences à t’évanouir, trouve-toi un lit et allonge-toi un moment. Ordre du Dr Rusty. »
Ginny grimaça — quand elle souriait, ses lèvres tiraient sur les ailes de son nez. « Un lit ? Mais non. Je vais squatter l’ancienne couchette de Ron Haskell dans son local. »
Le téléphone de Rusty sonna. Il fit signe aux deux femmes de le laisser. Elles s’éloignèrent en continuant de parler, Gina tenant Ginny par la taille.
« Eric à l’appareil.
— C’est la femme d’Eric, fit une voix étouffée. Elle appelle pour s’excuser auprès d’Eric. »
Rusty se rendit dans une salle d’examen inoccupée et referma la porte. « Les excuses ne sont pas nécessaires, répondit-il, sans en être tout à fait convaincu. L’énervement, c’est tout. Ils l’ont relâché ? » La question lui paraissait parfaitement raisonnable, étant donné le Barbie qu’il commençait à connaître.
« Je préférerais ne pas en discuter au téléphone. Peux-tu venir à la maison, mon chéri ? S’il te plaît… Il faut que nous parlions. »
Rusty se dit qu’il le pouvait, en fait. Il avait eu un patient dans un état critique et celui-ci venait de simplifier considérablement sa vie professionnelle en passant l’arme à gauche. Et s’il était soulagé de pouvoir de nouveau parler à la femme de sa vie, il n’aimait pas trop la prudence qu’il entendait dans sa voix.
« Oui, je peux, mais pas longtemps. Ginny est de nouveau sur pied, sauf que si je ne la surveille pas, elle va encore vouloir trop en faire. Pour le dîner ?
— Oui. » Elle paraissait soulagée. Rusty s’en réjouit. « Je vais décongeler de la soupe de poulet. On a intérêt à vider le congélateur, tant qu’on a du courant.
— Une dernière chose. Crois-tu toujours Barbie coupable ? T’occupe pas de ce que pensent les autres. Ton avis à toi ? »
Il y eut un long silence. Puis elle répondit : « Nous en parlerons quand tu seras là. » Sur quoi, elle raccrocha.
Rusty se tenait les fesses appuyées contre la table d’examen. Il garda le téléphone un moment dans sa main, puis enfonça le bouton rouge. Il y avait beaucoup de choses dont il n’était pas sûr, pour l’instant, mais une, en revanche, lui paraissait certaine : sa femme pensait que leur conversation était peut-être écoutée. Par qui ? Par l’armée ? Par la Sécurité intérieure ?
Par Big Jim Rennie ?
« Ridicule », dit Rusty à la pièce vide. Sur quoi il alla trouver Twitch et l’avertit qu’il quittait l’hôpital un moment.
Twitch accepta de garder Ginny à l’œil et de veiller à ce qu’elle n’en fasse pas trop, mais il demanda en échange à Rusty, avant de partir, de bien vouloir examiner Henrietta Clavard, qui avait été blessée pendant la mêlée au supermarché.
« Qu’est-ce qui lui est arrivé ? » demanda Rusty, craignant le pire. Certes, Henrietta était solide et en forme, mais quatre-vingt-quatre ans, c’est quatre-vingt-quatre ans.
« Elle m’a dit — je la cite : J’ai pris un gadin. L’une de ces garces de sœurs Mercier m’a cassé mon foutu cul. Elle fait allusion à Carla Mercier. Aujourd’hui Carla Venziano.
— Exact, dit Rusty, qui murmura ensuite, de but en blanc : c’est une petite ville et nous soutenons tous l’équipe. Alors, elle a quoi ?
— Quoi, elle a quoi, sensei ?
— Fracture du coccyx ?
— Je ne sais pas. Elle n’a pas voulu me le montrer. Elle m’a dit, et je la cite encore : Je ne montrerai ma lune fendue en deux qu’à un œil professionnel. »
Ils éclatèrent de rire, s’efforçant sans succès de se retenir.
De derrière la porte fermée monta la voix éraillée de la vieille dame : « C’est mon cul qu’est cassé, pas mes oreilles. Je vous ai entendus, les gars ! »
Rusty et Twitch s’esclaffèrent de plus belle. Le visage de Twitch prit une inquiétante nuance rouge vif.
De l’autre côté de la porte, la même voix monta de nouveau : « Si c’était votre cul, les p’tits gars, vous rigoleriez moins. »
Rusty entra, souriant toujours. « Désolé, Mrs Clavard. »
Elle se tenait debout et, au grand soulagement de Rusty, elle souriait aussi. « Faut bien qu’il y ait quelque chose de marrant dans cette histoire à la noix. Pourquoi pas moi, hein ? (Elle parut réfléchir.) Sans compter que moi aussi, je barbotais des trucs, comme les autres. Je l’ai sans doute bien mérité. »
Il s’avéra que si le derrière d’Henrietta était couvert de bleus, elle n’avait rien de cassé. Rusty lui donna une crème analgésique, se fit confirmer qu’elle avait bien de l’Advil chez elle et la renvoya, traînant la patte mais satisfaite. Aussi satisfaite, en tout cas, qu’une dame de son âge et de son tempérament pouvait l’être.
Lors de sa deuxième tentative pour prendre la tangente, soit un quart d’heure après le coup de fil de Linda, Harriet Bigelow l’intercepta à la porte donnant sur le parking. « Ginny m’a demandé de vous dire que Sammy Bushey est partie.
— Partie où ? demanda Rusty.
— On sait pas. Elle est juste partie.
— Elle est peut-être allée au Sweetbriar manger quelque chose. J’espère que c’est ça, parce que si jamais elle a décidé de rentrer chez elle à pied, il y a des chances que ses points lâchent. »
Harriet prit un air inquiet. « Est-ce qu’elle pourrait, euh, saigner à mort ? Saigner à mort de sa foufounette… ça serait affreux. »
Rusty avait entendu toutes sortes de noms pour désigner le vagin, mais celui-ci était nouveau pour lui. « Probablement pas, mais elle pourrait se trouver obligée de rester beaucoup plus longtemps ici. Et le bébé ? »
Harriet prit un air désespéré. C’était une fille très sérieuse, qui avait une manière distraite, bien à elle, de cligner des yeux derrière les verres épais de ses lunettes quand elle était nerveuse ; le genre de fille, pensa Rusty, capable de s’offrir une dépression nerveuse quinze ans après être sortie major de la plus prestigieuse université américaine.
« Le bébé ! Oh-mon-Dieu, Little Walter ! » Elle s’élança vers le fond du hall avant que Rusty ait pu l’arrêter et revint bientôt, l’air soulagé. « Il est toujours là. Pas très remuant, mais on dirait que c’est sa nature.
— Alors elle va probablement revenir. Quels que soient ses problèmes, elle aime son petit garçon. À sa manière désinvolte.
— Quoi ? »
Nouvelle série de clignements d’yeux syncopés.
« Laisse tomber. Je reviens dès que je peux, Harriet. Surtout, garde ton tempo.
— Que je garde quoi ? »
Ses paupières paraissaient sur le point de prendre feu.
« Chôme pas », dit-il.
Harriet parut soulagée. « Ça, c’est dans mes cordes, Dr Rusty, pas de problème. »
Rusty se tournait déjà pour partir, mais il y avait un homme qui se tenait là, devant lui ; mince, d’une certaine allure, si l’on ne s’attardait pas trop sur le nez en bec d’aigle, une belle chevelure grisonnante retenue en catogan. Il faisait un peu penser à feu Timothy Leary. Rusty commençait à se demander s’il allait pouvoir quitter un jour l’hôpital.
« Je peux vous aider, monsieur ?
— En réalité, je pensais que c’était peut-être moi qui pourrais vous aider. » Il tendit une main osseuse. « Thurston Marshall. Ma collègue et moi nous passions notre week-end à Chester Pond, et nous avons été coincés par ce truc.
— Désolé pour vous, dit Rusty.
— Il se trouve que j’ai une certaine expérience médicale. J’étais objecteur de conscience pendant le désastre du Vietnam. J’avais pensé aller au Canada, mais j’avais d’autres plans et… bon, bref, je me suis engagé dans une unité médicale et j’ai été aide-soignant pendant deux ans à l’hôpital des anciens combattants du Massachusetts. »
C’était intéressant. « À Edith-Nourse-Rogers ?
— Exactement. Mes connaissances doivent un peu dater, mais…
— Mr Marshall, j’ai un boulot pour vous. »
Il entendit un coup de klaxon tandis qu’il roulait sur la 119. Il jeta un coup d’œil dans son rétroviseur et vit l’un des camions des travaux publics de la ville qui s’apprêtait à s’engager dans la rue de l’hôpital. C’était difficile à dire, dans la lumière rouge du soleil couchant, mais il crut reconnaître Stewart Bowie au volant. Ce qu’il vit à son deuxième coup d’œil, cependant, lui réjouit le cœur : il y avait apparemment deux bonbonnes de propane sur la plate-forme du camion. Il s’inquiéterait plus tard de savoir d’où elles provenaient et peut-être poserait-il même quelques questions, mais pour l’instant, il était simplement soulagé à l’idée que la lumière allait revenir et que les appareils d’aide respiratoire et les écrans de contrôle reprendraient bientôt du service. Ça ne durerait peut-être pas, mais il était en mode intégral à-chaque-jour-suffit-sa-peine.
En haut de Town Common Hill, il aperçut un ancien patient, le jeune skater Benny Drake, et deux de ses copains. L’un d’eux était le fils McClatchey, celui qui avait eu l’idée de filmer en vidéo l’essai du missile. Benny agita la main et cria, souhaitant manifestement que Rusty s’arrête pour tailler une bavette. Rusty lui rendit son salut mais ne ralentit pas. Il lui tardait de retrouver Linda. Et aussi de savoir ce qu’elle avait à lui dire, bien entendu, mais avant tout il voulait la voir, la prendre dans ses bras et finir de se réconcilier avec elle.
Barbie avait envie de pisser mais il se retint. Il avait participé à des interrogatoires en Irak et il savait comment ça se passait là-bas. Il ignorait s’il en irait de même ici, aujourd’hui, mais tout était possible. Les choses bougeaient très vite, et Big Jim pratiquait, avec une habileté impitoyable, l’art de l’adaptation. Comme la plupart des démagogues de talent, il ne sous-estimait jamais la capacité du public qu’il ciblait à accepter l’absurde.
Barbie avait aussi très soif, et il ne fut pas surpris lorsque l’un des nouveaux flics rappliqua, tenant un verre d’eau dans une main et une feuille et un stylo dans l’autre. Oui, c’était ainsi que se passaient les choses ; ainsi qu’elles se passaient à Falludjah, à Tikrit, à Hilla, à Mossoul et à Bagdad. Et ainsi qu’elles se passaient à présent à Chester’s Mill, apparemment.
Le nouveau flic était Junior Rennie.
« Hé, regarde-toi un peu, dit Junior. T’as plus tellement l’air prêt à cogner les types avec des coups en traître de l’armée, on dirait. » Il leva la main qui tenait la feuille de papier et se frotta la tempe avec le bout des doigts. Le papier bruissa.
« T’as pas l’air tellement en forme, toi non plus. »
Junior abaissa sa main. « Je me sens comme un charme. »
Voilà qui était bizarre, songea Barbie ; les gens disaient je me porte comme un charme ouje me sens en pleine forme, mais personne, à sa connaissance, ne disaitje me sens comme un charme. Cela ne voulait sans doute rien dire, mais…
« T’es sûr ? T’as un œil tout rouge.
— Je pète la super-forme. Et je ne suis pas venu ici pour parler de moi. »
Barbie, qui savait pour quelle raison Junior était là, demanda : « C’est de l’eau ? »
Junior regarda le verre comme s’il avait oublié qu’il le tenait. « Ouais. Le chef a dit que t’aurais peut-être soif. Soif un mardi soif, hé-hé. » Il rit bruyamment, comme si cette absurdité était la chose la plus drôle jamais sortie de sa bouche. « T’en veux ?
— Oui, merci. »
Junior tendit le verre. Barbie tendit la main. Junior ramena le verre à lui. Évidemment. C’était comme ça que ça se passait.
« Pourquoi tu les as tués, tous ? Je suis curieux, Baaarbie. Angie voulait plus baiser ? Puis quand t’as essayé avec Dodee, tu t’es rendu compte qu’elle faisait plus dans le broute-chatte que dans le suce-queue ? Et peut-être que Coggins a vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir, hein ? Et Brenda… elle a dû avoir des soupçons. Pourquoi pas ? Elle était flic, elle aussi. Par injection ! »
Junior se mit à glousser, mais sous l’humour apparent, il n’y avait rien sinon quelqu’un qui guettait sa proie. Et de la souffrance aussi. Barbie en était convaincu.
« Quoi ? Rien à dire ?
— Si. J’aimerais boire. J’ai soif.
— Ouais, je veux bien te croire. Ce gaz lacrymo, c’est une saloperie, hein ? Si j’ai bien compris, t’as été en Irak. C’était comment ?
— Chaud. »
Junior gloussa à nouveau. Une partie de l’eau du verre se renversa sur son poignet. Sa main ne tremblait-elle pas un peu ? Et son œil enflammé coulait. Qu’est-ce qui va de travers chez toi, Junior ? La migraine ? Autre chose ?
« T’as tué des gens ?
— Seulement avec ma cuisine. »
Junior sourit, genre, elle est bonne, elle est bonne. « T’as jamais été cuistot là-bas, Baaarbie. Tu étais officier de liaison. C’est comme ça qu’était décrit ton boulot, en tout cas. Mon père a cherché sur Internet. Il n’y pas grand-chose, mais tout de même… Il pense que tu conduisais des interrogatoires. Et peut-être même que tu as participé à des opérations secrètes. T’aurais pas été une sorte de Jason Bourne ? »
Barbie garda le silence.
« Allez, dis-moi, t’as pas tué des gens ? Ou alors, je devrais plutôt demander : combien de gens t’as tués ? Sans compter ceux que tu as zigouillés ici. »
Barbie garda le silence.
« Bon Dieu, je parie que cette eau est bonne. Je l’ai prise dans la glacière, en haut. »
Barbie garda le silence.
« Vous autres, vous êtes revenus avec toutes sortes de problèmes. En tout cas, c’est ce qu’ils racontent à la télé. Vrai ou faux ? »
Ce n’est pas la migraine qui provoque ça. Du moins, pas la migraine telle que je la connais.
« À quel point as-tu mal à la tête, Junior ?
— J’ai pas mal du tout.
— Depuis combien de temps as-tu des migraines ? »
Junior posa soigneusement le verre sur le sol. Il portait une arme, ce soir. Il la tira et la pointa entre les barreaux sur Barbie. Le canon tremblait légèrement. « T’as envie de continuer à jouer au docteur ? »
Barbie regarda le pistolet. Le pistolet n’entrait pas dans le scénario, il en était certain ; Big Jim avait des plans pour lui, des plans pas du tout réjouissants, mais qu’il soit descendu dans sa cellule alors que n’importe qui pouvait se précipiter au sous-sol et constater qu’il était encore derrière les barreaux et sans arme, voilà qui n’en faisait pas partie. Sauf qu’il n’était pas du tout sûr que Junior allait respecter le scénario, car Junior était malade.
« Non, dit-il, j’ai fini. Désolé.
— Ouais, t’es désolé, d’accord. Un désolant sac de merde. » Junior, cependant, paraissait satisfait. Il rengaina son arme et reprit le verre d’eau. « Mon hypothèse, c’est que t’es revenu complètement cinglé après ce que tu as vu et fait là-bas. Tu sais ? PTSS, PTSD, STD[3] et tout le tremblement. Mon hypothèse, c’est que t’as pété les plombs. C’est pas ça ? »
Barbie garda le silence.
La réponse ne paraissait pas vraiment intéresser Junior, de toute façon. Il tendit le verre à travers les barreaux. « Prends-le. »
Barbie tendit la main, pensant que l’autre allait retirer le verre de nouveau, mais il le lui donna. Il prit une gorgée prudente. Ni fraîche ni buvable.
« Vas-y, l’encouragea Junior. Je n’y ai mis que la moitié de la salière, tu dois pouvoir faire avec, non ? Tu sales bien ta soupe, hein ? »
Barbie se contenta de regarder Junior.
« Tu sales pas ta soupe ? Tu la sales pas, espèce d’enfoiré ? »
Barbie tendit le verre à travers les barreaux.
« Garde-le, garde-le, dit Junior d’un ton magnanime. Et prends ça, aussi. » Il fit passer le papier et le stylo entre les barreaux. Barbie les prit et examina le papier. C’était à peu de chose près ce à quoi il s’était attendu. Il y avait, en bas, un emplacement réservé à sa signature.
Il voulut le lui rendre. Junior recula d’un pas presque dansant. Il souriait et secouait la tête. « Garde ça aussi. Mon père m’a dit que tu ne signerais pas tout de suite, mais que tu réfléchirais. Et que tu réfléchirais aussi à un verre d’eau bien fraîche sans sel dedans. Et à de la nourriture. Un bon vieux cheeseburger. Peut-être un Coca. Il y en a des bien froids dans le frigo. Et une bonne crème glacée, hein, ça te dirait pas ? »
Barbie garda le silence.
« Tu sales pas ta soupe ? Vas-y, fais pas ta timide. Réponds, tronche de cul. »
Barbie garda le silence.
« Tu vas changer d’avis. Quand tu auras assez faim et assez soif, tu changeras d’avis. C’est ce que mon père a dit, et il a presque toujours raison pour ce genre de choses. Hé-hé, Baaarbie. »
Il s’engagea dans le couloir puis se retourna.
« T’aurais jamais dû porter la main sur moi, tu sais. Ç’a été ta grande erreur. »
Quand il monta l’escalier, Barbie observa que Junior boitait un tout petit peu — qu’il traînait légèrement la jambe. Oui, il traînait la jambe gauche et compensait en s’agrippant de la main droite à la rampe. Il se demanda ce que Rusty Everett penserait de tels symptômes. Se demanda aussi s’il aurait jamais l’occasion de lui poser la question.
Barbie jeta un coup d’œil sur les aveux qu’il n’avait pas signés. Il aurait aimé déchirer la feuille en mille morceaux et les jeter par terre, devant sa cellule, mais cette provocation était inutile. Quand on est pris dans les griffes du chat, le mieux à faire est de garder le profil le plus bas possible. Il posa la feuille de papier sur la couchette et mit le stylo dessus. Puis prit le verre d’eau. Du sel. De l’eau noyée de sel. Il en sentait l’odeur. Ce qui lui fit penser à ce qu’était devenu Chester’s Mill… Mais Chester’s Mill n’avait-il pas toujours été ainsi ? Même avant le Dôme ? Big Jim et ses amis ne semaient-ils pas du sel partout ici depuis un moment ? Barbie pensait que oui. Il pensa aussi que s’il sortait vivant de ce poste de police, ce serait un miracle.
Malgré tout, à ce petit jeu, c’était des amateurs ; ils avaient oublié les toilettes. Il était probable qu’aucun d’eux n’avait été dans un pays où même un peu d’eau au fond d’un fossé pouvait vous faire envie quand vous portiez trente kilos de barda et que la température atteignait les quarante-six degrés. Barbie vida le verre d’eau salée dans un coin de sa cellule. Puis il pissa dans le verre et le plaça sous la couchette. Après quoi il s’agenouilla devant les toilettes, comme s’il allait prier, et but jusqu’à sentir son estomac dilaté.
À son arrivée, Rusty trouva Linda assise sur les marches du perron. Dans le jardin, Jackie Wettington poussait les deux J sur les balançoires, les filles l’incitant à les faire monter toujours plus haut.
Linda s’avança vers lui, bras tendus. Elle l’embrassa sur la bouche, se recula pour le regarder, puis l’embrassa de nouveau, le tenant par les joues, lèvres écartées. Il sentit le bref contact humide de la langue de sa femme et se mit aussitôt à bander. Elle s’en rendit compte et se pressa contre lui.
« Houlà, dit-il. On devrait se disputer plus souvent en public. Et si tu n’arrêtes pas, on fera quelque chose d’autre en public.
— On le fera, mais pas en public. Pour commencer… dois-je te répéter que je suis désolée ?
— Non. »
Elle le prit par la main et le conduisit jusqu’aux marches. « Bien. Parce qu’il y a des choses dont nous devons parler. Des choses sérieuses. »
Il posa sa main libre sur celle de sa femme. « Je t’écoute. »
Linda lui raconta alors ce qui s’était passé au poste de police — comment Julia s’était fait rembarrer, alors qu’Andy Sanders avait été autorisé à descendre voir le détenu ; comment elle s’était rendue à l’église avec Jackie et Julia pour qu’elles puissent parler tranquillement ; la discussion qu’elles avaient eue finalement avec Piper Libby et Rommie Burpee, dans le presbytère. Quand elle lui parla du début de rigidité cadavérique qu’elles avaient observé sur le corps de Brenda Perkins, Rusty tendit l’oreille.
« Jackie ! lança-t-il. Tu es bien certaine, pour la rigor ?
— Assez, oui ! répondit-elle sur le même ton.
— Hé, papa ! lui cria Judy. On va faire le tour complet !
— Non, certainement pas », répondit-il en se levant pour souffler un baiser à chacune.
Elles les rattrapèrent. Quand il s’agissait d’attraper un baiser, elles étaient championnes.
« À quelle heure avez-vous vu les corps, Lin ?
— Vers dix heures et demie, je crois. La panique au supermarché était terminée depuis un bon moment.
— Et si Jackie a raison à propos de la rigidité… mais nous ne pouvons pas en être absolument certains, n’est-ce pas ?
— Non, mais écoute-moi. J’ai parlé avec Rose Twitchell. Barbara est arrivé au Sweetbriar Rose à six heures moins dix. À partir de là jusqu’à la découverte des corps, il a un alibi. Il aurait donc dû la tuer — quand ? À cinq heures ? Cinq heures et demie ? Ça te paraît vraisemblable, si la rigor n’a commencé à intervenir que cinq heures après ?
— Peu probable, mais pas invraisemblable non plus. Beaucoup de variables peuvent affecter la rigor mortis. La température de l’endroit où se trouve le corps, en premier lieu. Comment c’était, dans cette arrière-cuisine ?
— Il faisait chaud, dut-elle admettre, croisant les bras au-dessus de ses seins et se tenant par les épaules. Il faisait chaud et ça puait.
— Tu vois ce que je veux dire ? Pour ce qu’on en sait, il aurait très bien pu la tuer à quatre heures, quelque part ailleurs, puis la ramener là et la fourrer dans…
— Je croyais que tu étais de son côté.
— Je le suis, et tout cela est peu probable, parce que de toute façon l’arrière-cuisine devait être beaucoup plus fraîche à quatre heures du matin. Et pourquoi se serait-il trouvé avec Brenda, à quatre heures du matin en plus ? Qu’est-ce qu’ils vont inventer, les flics ? Qu’il se la tapait ? Même si les femmes plus âgées — beaucoup plus âgées — étaient son truc… trois jours après la mort accidentelle d’un homme qui était son mari depuis trente ans ?
— Ils vont inventer qu’elle n’était pas consentante, répondit-elle d’un ton désabusé. Ils vont dire qu’il l’a violée. Comme ils le disent pour les deux autres filles.
— Et Coggins ?
— Si c’est un coup monté, ils trouveront bien quelque chose.
— Julia va publier tout cela ?
— Oui. Elle va faire un article et elle posera quelques questions, mais elle ne parlera pas de la rigidité cadavérique. Randolph est sans doute trop stupide pour deviner d’où viendra l’information, mais pas Rennie.
— Cela pourrait tout de même être dangereux, dit Rusty. S’ils la font taire, elle ne pourra pas vraiment aller se plaindre à l’ACLU[4].
— Je ne crois pas que ça va l’arrêter. Elle est folle furieuse. Elle pense même que l’émeute du supermarché peut avoir été un coup monté. »
C’est probable, pensa Rusty. « Bon sang, j’aurais bien aimé voir ces corps.
— C’est peut-être encore possible.
— Je sais à quoi tu penses, chérie, mais toi et Jackie pourriez perdre votre boulot. Ou pire, si c’est la manière dont Big Jim se débarrasse d’un problème gênant.
— On ne peut tout de même pas laisser…
— Sans compter que ça risquerait de ne rien changer. C’est même probable. Si la rigor a commencé pour Brenda Perkins entre quatre heures et huit heures, il y a des chances qu’elle soit à son maximum, maintenant, et l’examen du corps ne m’apprendra pas grand-chose. Le médecin légiste du comté aurait pu en tirer des informations, mais il est aussi inaccessible que l’ACLU.
— Il y a peut-être d’autres éléments. Sur son cadavre ou celui de l’un des autres. Tu connais l’inscription qu’ils mettent dans les salles d’autopsie ? « C’est ici que les morts parlent aux vivants. »
— Ça ne nous avance pas. Tu sais ce qui serait mieux ? Que quelqu’un ait vu Brenda vivante après que Barbie s’est présenté à son travail, à cinq heures cinquante. Voilà qui ferait dans leur bateau un trou trop gros pour être bouché. »
Judy et Janelle arrivèrent en courant pour un câlin. Rusty fit son devoir. Jackie Wettington, qui les avait suivies, avait entendu la dernière remarque de Rusty.
« Je vais poser des questions à droite et à gauche.
— Mais discrètement, dit-il.
— Ça va de soi. Et il faut que vous sachiez que je ne suis pas encore entièrement convaincue. Les plaques militaires de Barbie étaient dans les mains d’Angie.
— Et il n’a jamais remarqué qu’il les avait perdues jusqu’au moment où on a découvert les corps ?
— Quels corps, papa ? » demanda Jannie.
Il soupira. « C’est compliqué, ma chérie. Et ce n’est pas pour les petites filles. »
Il lut dans les yeux de la fillette qu’elle acceptait l’explication. Sa cadette était partie cueillir quelques-unes des dernières fleurs, mais elle revint les mains vides. « Elles meurent, dit-elle. Elles sont toutes marron et collantes sur les bords.
— Il fait probablement trop chaud pour elles », dit Linda.
Un instant, Rusty crut qu’elle allait fondre en larmes. Il s’engouffra dans la brèche : « Allez vous laver les dents, les filles. Prenez un peu d’eau dans le bidon du comptoir. Jannie, c’est toi qui verseras l’eau. Et maintenant, filez. » Il se tourna alors vers les deux femmes. En particulier vers Linda. « Ça va ?
— Oui. C’est simplement que… ça me tombe dessus de plusieurs manières. Je commence par me dire que ces fleurs ne devraient pas crever, puis je me dis que de toute façon, rien de tout ça ne devrait arriver. »
Ils restèrent un moment silencieux, plongés dans leurs réflexions. Puis Rusty reprit la parole :
« On devrait attendre pour voir si Randolph va me demander d’examiner les corps. Dans ce cas-là, je pourrais le faire sans que ça me retombe dessus. S’il ne m’appelle pas, ça voudra dire quelque chose.
— En attendant, Barbie est en prison, dit Linda. Ils pourraient essayer de lui arracher des aveux en ce moment même.
— Supposons que vous sortiez vos badges pour me faire entrer dans le salon funéraire, dit Rusty. Supposons encore que je trouve un élément qui disculpe Barbie. Est-ce que vous croyez qu’ils vont se contenter de dire, merde, on s’est trompés et le laisser sortir ? Et ensuite le laisser prendre les commandes ? Parce que c’est ce que veut le gouvernement ; tout le monde le sait dans la ville. Si vous croyez que Rennie va accepter… »
Son portable sonna. « Ces trucs-là sont la pire des inventions », râla-t-il. Au moins, ce n’était pas l’hôpital.
« Mr Everett ? » Une voix de femme. Qu’il connaissait, mais sur laquelle il n’arrivait pas à mettre un nom.
« Oui, mais à moins que ce soit une urgence, je suis pas mal occupé en ce mo…
— Je ne sais pas si c’est une urgence, mais c’est en tout cas très, très important. Et étant donné que Mr Barbara — ou le colonel Barbara, plutôt — a été arrêté, c’est à vous qu’il revient de vous en occuper.
— Mrs McClatchey ?
— Oui, mais c’est à Joe qu’il faut parler. Je vous le passe.
— Dr Rusty ? »
Le ton était pressant, presque haletant.
« Salut, Joe. Qu’est-ce qui se passe ?
— Je crois que nous avons trouvé le générateur. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? »
Tout à coup il se mit à faire si sombre que tous trois en eurent un instant la respiration coupée et que Linda prit Rusty par le bras. Mais ce n’était que le soleil qui passait derrière la grosse tache faite par le dépôt de fumée sur le côté ouest du Dôme.
« Où ça ?
— Black Ridge.
— Et il y avait des radiations, fiston ? »
Mais il connaissait déjà la réponse : sinon, comment l’auraient-ils trouvé ?
« Au dernier relevé on était à deux cents. À la limite de la zone dangereuse. Qu’est-ce qu’on fait ? »
Rusty passa la main dans ses cheveux. Trop de choses arrivaient à la fois. En particulier pour le bobologue d’un patelin de province qui ne s’était jamais considéré comme doué pour prendre des décisions, et encore moins comme un leader.
« Ce soir, rien. La nuit est pratiquement tombée. Nous nous occuperons de ça demain. En attendant, Joe, il faut que tu me fasses une promesse. Ne parle pas de cette affaire. Tu es au courant, Benny et Norrie aussi. Et ta mère. Personne d’autre ne doit l’être.
— D’accord. » Joe paraissait déprimé. « Nous avons beaucoup de choses à vous dire, mais je crois que ça peut attendre demain. (Il inspira profondément.) Ça fiche un peu les boules, non ?
— Oui mon gars, reconnut Rusty. Ça fiche un peu les boules. »
Dans son bureau, l’homme qui tenait le destin de Chester’s Mill entre ses mains se goinfrait de grandes tranches de corned-beef étalées sur du pain de seigle quand Junior entra. Juste avant, Big Jim avait fait une sieste réparatrice de quarante-cinq minutes. Il se sentait ragaillardi et prêt une fois de plus pour l’action. Son bureau était jonché de feuilles jaunes, celles des notes qu’il brûlerait plus tard dans l’incinérateur, derrière la maison. On n’est jamais trop prudent.
La pièce était éclairée par des lampes Coleman à l’éclat blanc intense. Dieu savait qu’il avait accès à tout le propane qu’il voulait — assez, en tout cas, pour éclairer la maison et faire tourner les appareils pendant un demi-siècle — mais pour le moment, il valait mieux utiliser les Coleman. Quand les gens passaient, il fallait qu’ils voient leur éclat brillant et sachent que le deuxième conseiller ne jouissait pas de privilèges particuliers. Que le deuxième conseiller était un citoyen comme les autres — juste un peu plus digne de confiance.
Junior traînait la patte et avait les traits tirés. « Il n’a pas avoué », dit-il.
Rennie n’avait jamais espéré que Barbara avoue aussi vite et ignora la remarque. « T’as une tête à faire peur. Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Encore une migraine, mais elle commence à partir. »
C’était vrai, même s’il avait eu très mal pendant sa conversation avec Barbie. Les yeux gris-bleu de cet homme voyaient trop de choses ou paraissaient trop en voir.
Je sais ce que tu leur as fait dans cette arrière-cuisine, disaient-ils. Je sais tout.
Il avait dû mobiliser toute sa volonté pour ne pas appuyer sur la détente de son arme et obscurcir à jamais ce maudit regard inquisiteur.
« Et tu boites.
— C’est à cause des mômes qu’on a retrouvés du côté de Chester Pond. J’ai porté l’un d’eux pendant un moment et je crois que je me suis fait un claquage.
— Tu es sûr qu’il n’y a que cela ? Toi et Thibodeau, vous avez un boulot à faire dans… (il consulta sa montre)… environ trois heures et demie, et il n’est pas question de rater votre coup. Tout doit se dérouler comme prévu.
— Et pourquoi pas dès qu’il fera noir ?
— Parce que la sorcière est occupée en ce moment à fabriquer son journal, avec ses deux petits trolls. Freeman et l’autre. Le journaliste sportif qui ridiculise tout le temps les Wildcats.
— Tony Guay.
— Oui, c’est ça. C’est pas que j’aie peur qu’il leur arrive quelque chose, à elle en particulier — la lèvre supérieure de Big Jim se souleva, dans son imitation de sourire canin — mais il ne faut pas qu’il y ait un seul témoin. Pas de témoin oculaire, en tout cas. Ce que les gens entendront… c’est une tout autre affaire.
— Et qu’est-ce que tu veux qu’ils entendent, p’pa ?
— Tu es sûr que tu vas être à la hauteur ? Parce que je peux aussi bien envoyer Frank avec Carter, si tu veux.
— Non ! Je t’ai aidé avec Coggins et je t’ai aidé avec la vieille ce matin — je mérite ce job ! »
Big Jim parut l’évaluer. Puis il hocha la tête. « Très bien. Mais pas question que tu sois pris ou vu.
— Ne t’inquiète pas. Et qu’est-ce que tu veux que… les témoins auditifs entendent ? »
Alors Big Jim le lui dit. Big Jim lui dit tout. Très fort, pensa Junior. Il devait le reconnaître : son cher vieux paternel avait plus d’un tour dans son sac.
Lorsque Junior monta au premier pour « se reposer la jambe », Big Jim termina son sandwich, essuya la graisse étalée sur son menton puis appela Stewart Bowie sur son portable. Il commença par la question universellement posée dans ce cas-là : « Où es-tu ? »
Stewart lui répondit qu’ils étaient en route pour le salon funéraire où ils avaient l’intention de boire un coup. Connaissant l’opinion de Big Jim sur les boissons alcoolisées, il avait dit cela avec la note de défi typique de l’employé : j’ai fait mon boulot, laissez-moi m’amuser.
« C’est très bien, mais un seul, d’accord ? La nuit n’est pas terminée pour toi. Ni pour Fern ni Roger. »
Stewart protesta énergiquement.
Big Jim le laissa faire, puis reprit la parole : « Je veux que vous soyez tous les trois à l’école à neuf heures et demie. Vous y trouverez de nouveaux officiers — y compris les fils de Roger. » Il fut pris d’une inspiration : « Tiens, je vais vous faire nommer sergents dans les forces de sécurité locales de Chester’s Mill. »
Stewart rappela à Big Jim que lui et Fern avaient quatre nouveaux cadavres sur les bras.
« Ils peuvent attendre, lui fit remarquer Big Jim. Ils sont morts. Nous sommes devant une situation d’urgence, au cas où tu l’aurais oublié. Tant qu’elle durera, nous devrons tous mettre le paquet. Faire notre part. Soutenir l’équipe. Neuf heures et demie à l’école. Mais il y aura quelque chose à faire avant. Ça prendra pas longtemps. Passe-moi Fern. »
Stewart voulut savoir pourquoi Big Jim voulait parler à son frangin, qu’il considérait — non sans quelque raison — comme un crétin.
« C’est pas tes oignons. Passe-le-moi. »
Fern dit bonjour. Big Jim ne s’en donna pas la peine.
« T’étais bien avec les volontaires, si ma mémoire est exacte ? Jusqu’à la suppression de l’unité ? »
Fern répondit qu’il avait effectivement fait partie des renforts non officiels des pompiers de Chester’s Mill, sans cependant préciser qu’il était parti un an avant la dissolution de l’unité (le conseiller ayant refusé que lui soit versée la moindre allocation dans le budget 2008 de la ville). Il n’ajouta pas non plus qu’il trouvait que les activités de collecte de fonds, les week-ends, prenaient un temps qu’il préférait consacrer à s’imbiber.
« Tu vas aller au poste de police récupérer les clefs du baraquement des pompiers, dit Big Jim. Tu vérifieras que les pompes indiennes que Burpee a utilisées hier sont bien dedans. On m’a dit que c’était là que lui et la mère Perkins les avaient rangées, et y’a intérêt à ce que ce soit vrai. »
Fern répondit qu’il lui semblait bien que les pompes indiennes étaient venues directement du Burpee’s, et que Rommie en était donc plus ou moins propriétaire. Les volontaires en avaient eu quelques-unes, mais ils les avaient vendues sur eBay au moment de la dissolution de l’unité.
« Elles lui ont peut-être appartenu avant, mais plus maintenant. Pour la durée de la crise, elles sont la propriété de la ville. Il en ira de même avec tout ce dont nous aurons besoin. C’est pour le bien général. Et si Romeo Burpee s’imagine qu’il va remettre les volontaires sur pied, il se fourre le doigt dans l’œil. »
Fern fit valoir — avec précaution — qu’il avait entendu dire que Burpee avait fait du bon boulot quand il avait éteint l’incendie de broussailles de la Little Bitch, après le tir des missiles.
« Quel incendie ? Rien de plus que des mégots qui se consument dans un cendrier », railla Big Jim. Une veine battait à sa tempe et son cœur allait trop vite. Il avait mangé trop goulûment — une fois de plus — mais il était incapable de s’en empêcher. Quand il avait faim, il engloutissait ce qu’il avait devant lui jusqu’à ce qu’il n’y eût plus rien. C’était sa nature. « N’importe qui en serait venu à bout. Même toi. Ce qui compte, c’est que je connais ceux qui ont voté pour moi, la dernière fois, et ceux qui n’ont pas voté pour moi. Pour eux, pas de faveurs, nom d’un cueilleur de coton. »
Fern demanda alors ce qu’il devait faire des pompes.
« Assure-toi simplement qu’elles sont bien dans le baraquement. Puis viens nous retrouver à l’école. Nous serons dans le gymnase. »
Fern lui dit que Roger Killian voulait lui parler.
Big Jim leva les yeux au ciel mais attendit.
Roger désirait savoir lequel de ses garçons avait été enrôlé dans la police.
Big Jim soupira, fouilla au milieu des papiers empilés sur son bureau et trouva celui où figurait la liste des nouveaux promus. La plupart avaient tout au plus dix-huit ans et tous étaient de sexe masculin. Le plus jeune, Mickey Wardlaw, n’avait que quinze ans, mais c’était un cogneur. Il avait fait partie de l’équipe de football jusqu’au jour où on l’avait viré parce qu’il buvait. « Ricky et Randall. »
Roger protesta : c’étaient les deux aînés et les seuls sur qui il pouvait compter pour les corvées de la ferme. Qui allait s’occuper de ses poulets ?
Big Jim ferma les yeux et adressa une prière à Dieu pour qu’il lui donne de la force.
Sammy avait on ne peut plus conscience de la douleur sourde qui lui tordait le ventre — lui rappelant les crampes menstruelles — et des élancements beaucoup plus acérés qui venaient d’un peu plus bas. Elle aurait eu du mal à les ignorer, alors qu’il s’en déclenchait un à chacun de ses pas. Elle continuait malgré tout sa progression laborieuse le long de la Route 119, en direction de Motton Road. Et elle la continuerait, aussi douloureux que ce fût. Elle avait une destination précise, qui n’était pas celle de son mobile home. Ce qu’elle voulait n’était pas chez elle, mais elle savait où le trouver. Elle marcherait jusque-là, même si cela devait lui prendre toute la nuit. Et si la douleur devenait vraiment trop violente, il lui restait cinq Percocet dans la poche de son jean ; elle n’aurait qu’à les croquer. L’effet était plus rapide lorsqu’on les croquait. Phil le lui avait appris.
Baise-la.
On reviendra, et là on te baisera vraiment.
Baise cette salope.
T’as intérêt à fermer ta gueule quand t’es à quatre pattes.
Baise-la, baise cette salope.
Personne ne te croirait, de toute façon.
Mais la révérende Libby l’avait crue, elle, et regardez ce qui lui était arrivé. Une épaule démise, son chien tué.
Baise cette salope.
Sammy pensait qu’elle entendrait la voix stridente et excitée de cette cochonne de flic jusqu’à sa mort.
Et donc elle marcha. Loin au-dessus d’elle, les premières étoiles roses se mirent à scintiller, telles des étincelles vues à travers une vitre sale.
Des phares apparurent, allongeant soudain son ombre démesurée sur la route, devant elle. Un vieux camion asthmatique s’arrêta à sa hauteur. « Hé, petite, monte donc », lui lança l’homme derrière le volant. Sauf qu’elle entendit plutôt quelque chose comme é-etit, ’onte-on ! car il s’agissait du Yankee Alden Dinsmore, père de feu le jeune Rory, et Alden était ivre.
Malgré tout Sammy monta, avec les mouvements prudents d’une invalide.
Alden n’eut pas l’air de s’en rendre compte. Il avait une boîte de bière grand format entre les cuisses, et un pack à moitié vide à côté de lui. Les boîtes vides roulaient et s’entrechoquaient à ses pieds. « Où c’que tu vas ? demanda Alden. À Bigne ou à Bande ? », ajouta-t-il pour montrer que bien qu’étant lui-même largement entre Bigne et Bande, il pouvait encore faire une petite plaisanterie.
« Seulement jusqu’à Motton Road, monsieur. Vous allez par là ?
— Où tu voudras, répondit Alden. J’fais juste que rouler. Rouler et penser à mon gars. Il est mort samedi.
— Je suis vraiment désolée pour vous. »
Il hocha la tête et prit une gorgée de bière. « Mon p’pa est mort l’hiver dernier, tu savais ? S’est proprement étouffé tout seul, le pauv’vieux. Emphysème. L’a passé la dernière année de sa vie sous oxygène. C’est Rory qui changeait les bonbonnes. Il aimait bien l’vieux machin.
— Je suis désolée. »
Elle se répétait, mais que pouvait-elle dire d’autre ?
Une larme coula sur la joue d’Alden. « J’irai où tu voudras, Missy Lou[5]. Je vais rouler jusqu’à ce qu’y ait plus de bière. T’veux une ?
— Oui, merci. » La bière était tiède, mais elle la but avec avidité. Elle avait terriblement soif. Elle alla repêcher un Percocet au fond de sa poche et l’avala avec une longue rasade. Elle sentit l’onde de choc dans sa tête. C’était parfait. Puis elle tira un autre Percocet et l’offrit à Alden. « Vous en voulez pas un ? On se sent mieux, avec ça. »
Alden prit le cachet, l’avala avec de la bière, sans même prendre la peine de demander ce que c’était. Ils arrivaient à Motton Road. Il vit le carrefour au dernier moment et vira large, aplatissant la boîte aux lettres des Crumley au passage. Sammy ne broncha pas.
« Envoie-t’en une autre, Missy Lou.
— Merci, monsieur. »
Elle prit une deuxième bière et fit sauter l’opercule.
« T’voudrais pas voir mon gars ? » À la lueur du tableau de bord, les yeux d’Alden paraissaient jaunes et humides. Les yeux d’un chien qui se serait cassé deux pattes en tombant dans un trou. « T’voudrais pas voir mon gars ? Rory.
— Si, monsieur. Bien sûr. J’étais là-bas, moi aussi.
— Y’avait tout le monde. J’avais loué mon champ. C’t’aussi à cause de ce bordel. Savais pas. On sait jamais, hein ?
— Non, jamais. »
Alden fouilla dans la poche de sa salopette et en retira un vieux portefeuille. Il lâcha le volant pour le prendre à deux mains, plissant les yeux tandis qu’il faisait défiler les petites fenêtres transparentes. « C’est mes gars qui m’ont offert ce por’ feuille. Ro’y et Orrie. Orrie vit encore.
— C’est un chouette portefeuille », dit Sammy en se penchant pour s’emparer du volant.
Il lui était arrivé de le faire pour Phil, quand ils vivaient ensemble. Souvent. Le petit camion de Mr Dinsmore zigzagua d’un bord à l’autre de la route, décrivant des arcs paisibles, quasi solennels, manquant de peu une seconde boîte aux lettres. Mais c’était pas grave ; le pauvre vieux roulait à peine à trente à l’heure et Motton Road était déserte. La radio — WCIK — diffusait en sourdine « Doux espoir du paradis », par les Blind Boys de l’Alabama.
Alden lui tendit le portefeuille. « Le v’là. C’est mon gars. Avec son papi.
— Vous pouvez conduire pendant que je regarde ? demanda Sammy.
— Sûr. »
Alden reprit le volant. Le camion se mit à rouler un peu plus vite et un peu plus droit, même s’il chevauchait plus ou moins la ligne blanche.
Sur la photo aux couleurs délavées, on voyait un jeune garçon et un vieil homme enlacés. Le vieil homme portait une casquette des Red Sox et un masque à oxygène. Un grand sourire s’étalait sur le visage du garçon. « C’est un beau garçon, monsieur, dit Sammy.
— Ouais, superbe. Et intelligent, avec ça. »
Alden laissa échapper un braiment de douleur sans larmes. On aurait vraiment dit un âne. Des postillons volèrent de ses lèvres. Le camion obliqua vers le fossé, puis revint sur la chaussée.
« Moi aussi, j’ai un beau petit garçon », dit Sammy. Elle se mit à pleurer. « Je vais l’embrasser quand je vais le voir. L’embrasser une fois de plus.
— Tu vas l’embrasser, dit Alden.
— Oui.
— Tu vas l’embrasser et le serrer dans tes bras, hein ?
— Oui, monsieur, c’est ça.
— J’embrasserais bien mon p’tit gars, si je pouvais. J’embrasserais sa joue froide-froide.
— Je suis sûre que vous le feriez, monsieur.
— Mais on l’a enterré. Ce matin. Sur place.
— Je suis tellement désolée pour vous.
— Prends une autre bière.
— Merci. »
Elle prit une nouvelle bière. Elle commençait à se sentir ivre. C’était délicieux.
Et c’est ainsi qu’ils progressèrent, tandis que les étoiles roses devenaient plus brillantes, au-dessus d’eux, qu’elles clignotaient, mais ne tombaient pas : pas de pluie d’étoiles filantes, ce soir. Ils passèrent devant le mobile home de Sammy, où elle ne retournerait jamais, sans ralentir.
Il était environ huit heures moins le quart lorsque Rose Twitchell frappa à la porte du Democrat. Julia, Pete et Tony, installés à une grande table, brochaient des exemplaires de la dernière édition en quatre pages du journal. Pete et Tony les assemblaient, Julia les agrafait et les ajoutait à la pile.
Quand elle vit Rose, Julia lui fit signe d’entrer d’un geste énergique. Rose poussa la porte, puis tituba légèrement. « Fichtre, il fait une chaleur à crever, ici.
— On a coupé la clim pour économiser le jus, dit Pete Freeman. Sans compter que la photocopieuse chauffe quand on la sollicite trop. Ce qui a été le cas ce soir. »
Néanmoins, il paraissait fier. Rose trouva qu’ils avaient tous les trois l’air fiers.
« J’aurais cru que vous seriez débordée au restaurant, fit remarquer Tony.
— Tout le contraire. On aurait pu chasser le cerf là-dedans, ce soir. Je crois que beaucoup de gens n’ont pas eu envie de me regarder en face depuis que mon cuisinier a été arrêté pour meurtre. Et que beaucoup de gens n’ont pas eu envie de se regarder les uns les autres après ce qui s’est passé à Food City ce matin.
— Approchez-vous et prenez un exemplaire, dit Julia. Vous êtes en couverture, Rose. »
En haut de page, en rouge, on lisait : CRISE : LIBÉREZ LE DÔME — ÉDITION GRATUITE. Et en dessous, en caractères de corps seize qu’elle n’avait jamais utilisés avant ce jour :
La photo représentait Rose. De profil, le porte-voix à la bouche. Une mèche de cheveux retombait sur son front et elle était extraordinairement belle. À l’arrière-plan, on voyait l’allée des jus de fruits et des pâtes ; plusieurs bouteilles de ce qui semblait être de la sauce pour spaghettis étaient écrasées sur le sol. La légende disait : Rose Twitchell, propriétaire du Sweetbriar Rose, met fin à une émeute alimentaire avec l’aide de Dale Barbara, qui vient d’être arrêté pour meurtre (voir article ci-dessous et éditorial, p. 4).
« Sainte mère de Dieu, s’exclama Rose, Eh bien… En tout cas, vous m’avez prise sous mon bon profil. Si du moins j’en ai un.
— Rose, dit Tony Guay d’un ton des plus sérieux, vous ressemblez à Michelle Pfeiffer. »
Rose émit un petit reniflement et lui fit un doigt d’honneur. Elle attaquait déjà l’éditorial.
Dale Barbara n’est pas connu de tous à Chester’s Mill, car il n’est arrivé que récemment dans notre ville ; mais la plupart de nos concitoyens ont pu déguster sa cuisine au Sweetbriar Rose. Ceux qui le connaissent auraient dit, avant aujourd’hui, qu’il constituait un réel enrichissement pour notre communauté, prenant son tour pour arbitrer les parties de softball en juillet et août, s’occupant de la récupération des ouvrages scolaires pour la rentrée de septembre ; il y a encore deux semaines, il a participé à l’opérationville propre.
Et soudain, aujourd’hui, « Barbie » (surnom sous lequel il est connu) a été arrêté, accusé d’avoir commis quatre horribles assassinats. Ses victimes sont toutes des personnes appréciées et aimées dans cette ville. Et toutes, contrairement à Dale Barbara, ont passé l’essentiel de leur vie à Chester’s Mill.
Dans des circonstances normales, on aurait conduit « Barbie » à la prison du comté de Castle Rock ; il aurait eu droit à un coup de téléphone et on lui aurait procuré un avocat s’il n’en avait pas. Il aurait été mis en accusation dans le respect de la procédure et la recherche de preuves — par des experts connaissant leur travail — aurait pu commencer.
Rien de tel ne s’est produit, et nous savons tous pourquoi : à cause du Dôme, qui nous coupe complètement du reste du monde. Mais cela nous oblige-t-il à ne pas respecter les dispositions légales et de simple bon sens ? Aussi choquants que soient ces crimes, rien ne peut excuser des accusations sans preuves formelles, ni la manière dont Dale Barbara a été traité, ni expliquer pour quelle raison le nouveau chef de la police a refusé de répondre à mes questions ou de me permettre, en tant que journaliste, de vérifier que Dale Barbara était encore vivant, alors même que le père de l’une des victimes, Andrew Sanders — notre premier conseiller — a été autorisé non seulement à voir ce prisonnier non inculpé, mais à l’insulter…
« Houlà, dit Rose, levant les yeux. Vous allez vraiment imprimer ça ? »
Julia eut un geste vers les piles de journaux. « C’est déjà imprimé. Des objections ?
— Non, mais… » Rose parcourut rapidement le reste de l’éditorial, qui était très long et prenait de plus en plus la défense de Barbie. Il se terminait par un appel à toute personne disposant d’informations sur les crimes et laissait entendre que, lorsque la crise serait terminée — et cela arriverait certainement —, le comportement des habitants de Chester’s Mill vis-à-vis de ces meurtres serait examiné de très près, non seulement par le Maine et les États-Unis, mais aussi par le monde entier. « Vous n’avez pas peur d’avoir des ennuis ?
— La liberté de la presse, Rose », répondit Pete, d’un ton on ne peut plus hésitant.
« C’est ce qu’aurait fait Horace Greeley », ajouta Julia fermement.
Entendant son nom, le corgi — qui dormait dans un coin, sur sa couverture — releva la tête. Il vit Rose et vint se quémander une caresse, qu’elle lui accorda bien volontiers.
« Disposez-vous d’un peu plus d’informations que ce qu’il y a ici ? » demanda Rose en tapotant l’édito.
« Quelques-unes. Je les garde au chaud pour le moment. J’espère en avoir d’autres.
— Jamais Barbie n’aurait pu faire une chose pareille. N’empêche, je suis très inquiète pour lui. »
Un des téléphones qui traînaient sur la table sonna. Tony s’en empara. « The Democrat, Guay », dit-il. Il écouta, puis tendit l’appareil à Julia : « Le colonel Cox. Pour vous. Il n’a pas l’air de bonne humeur. »
Cox. Julia l’avait complètement oublié. Elle prit l’appareil.
« Ms Shumway ? Il faut que je parle à Barbie et que je sache où il en est dans sa prise de contrôle administratif.
— Nulle part, et je ne crois pas que ce soit pour demain, répondit Julia. Il est en prison.
— En prison ? Mais accusé de quoi ?
— De meurtre. De quatre meurtres, pour être exacte.
— Vous plaisantez.
— Est-ce que j’ai l’air de plaisanter, colonel ? »
Il y eut un silence. Elle entendait de nombreuses voix en fond sonore. Cox reprit la parole, mais à voix basse : « Expliquez-moi ça.
— Non, colonel Cox, je ne crois pas. Je viens d’écrire un article sur le sujet. Cela m’a pris deux heures. Et comme disait ma mère quand j’étais gamine, je ne mâche pas deux fois mon chou. Vous êtes toujours dans le Maine ?
— À Castle Rock. À notre base avancée.
— Alors je suggère que nous nous rencontrions au même endroit que la première fois. Motton Road. Je ne pourrai pas vous donner un exemplaire du Democrat de demain, bien qu’il soit gratuit, mais je pourrai le tenir contre le Dôme et vous pourrez le lire.
— Envoyez-le-moi par courriel.
— Non. Je considère que ce système est en contradiction avec mon métier. Je suis assez vieux jeu.
— Vous êtes une sacrée casse-pieds, chère madame.
— Je suis peut-être une casse-pieds, mais pas votre chère madame.
— Dites-moi au moins ceci : s’agit-il d’un coup monté ? Quelque chose qui aurait à voir avec Sanders ou Rennie ?
— D’après vous, colonel ? Ça me paraît évident ! »
Silence. Puis : « On se retrouve dans une heure.
— Je ne viendrai pas seule. La patronne de Barbie sera avec moi. Je crois que vous serez intéressé par ce qu’elle a à vous dire.
— Parfait. »
Julia coupa la communication. « Vous n’avez pas envie de faire une petite balade avec moi jusqu’au Dôme, Rose ?
— Si c’est pour aider Barbie, certainement, oui.
— On peut l’espérer, mais j’ai bien l’impression que nous jouons en solo, actuellement. » Julia reporta son attention sur Pete et Tony. « Vous voulez bien finir d’agrafer ce qui reste ? Empilez tout près de la porte et fermez à clef en partant. Dormez bien, parce que demain, nous sommes tous livreurs de journaux. Cette édition va avoir droit à la méthode de la vieille école. Toutes les maisons de l’agglomération. Toutes les fermes des environs. Et Eastchester, bien entendu. Il y a beaucoup de nouveaux venus, là-bas, des gens qui devraient être théoriquement moins sensibles au mythe de Big Jim. »
Pete leva les sourcils.
« Notre Mr Rennie est à lui seul l’équipe locale, dit Julia. Il va grimper sur l’estrade à la réunion d’urgence, jeudi soir, et essayer de remonter la ville comme une montre de gousset. Mais l’équipe des visiteurs sera la première debout (elle montra les journaux). Si suffisamment de personnes lisent ça, il devra répondre à quelques questions redoutables avant de commencer à nous baratiner. Nous arriverons peut-être à le mettre un peu en difficulté.
— Ou même beaucoup, si nous découvrons qui a lancé les pierres au Food City, ajouta Pete. Et vous savez quoi ? Je crois que nous allons le découvrir. Je crois que toute cette histoire a été montée en coulisses. Il y a forcément des failles.
— J’espère seulement que Barbie sera encore en vie quand on commencera à les voir », dit Julia. Elle consulta sa montre. « Allez, Rosie, partons pour notre balade. Tu veux venir, Horace ? »
Horace ne demandait pas mieux.
« Vous pouvez me laisser ici, monsieur », dit Sammy. Ils se trouvaient devant une maison pimpante, style ranch, dans Eastchester. Elle était plongée dans l’obscurité mais la pelouse était éclairée, car ils se trouvaient non loin du Dôme, où l’armée avait branché de puissants projecteurs à la hauteur de la démarcation Chester’s Mill-Harlow.
« Une autre bière pour la route, Missy Lou ?
— Non merci, monsieur. C’est la fin de la route pour moi. »
Sauf que pas tout à fait. Elle devait retourner en ville. Dans la lumière jaunâtre diffusée par l’éclairage du Dôme, Alden Dinsmore paraissait avoir quatre-vingt-cinq ans et non quarante-cinq. Jamais elle n’avait vu visage aussi lugubre… sinon le sien, peut-être, dans le miroir de sa chambre d’hôpital, avant qu’elle n’entreprenne son expédition. Elle se pencha et l’embrassa sur la joue. Le chaume raide lui picota les lèvres. Il posa la main sur l’endroit et parvint même à sourire.
« Vous devriez rentrer chez vous maintenant, monsieur. Vous avez une femme à laquelle vous devez penser. Et un autre fils dont vous devez vous occuper.
— J’me dis que t’as pt’être raison.
— J’ai raison.
— Et toi, ça ira ?
— Oui, monsieur. » Elle descendit, puis se retourna. « Vous le ferez ?
— J’vais essayer. »
Sammy fit claquer la portière et resta à l’entrée de l’allée pour le regarder faire demi-tour. Il bascula dans le fossé, mais celui-ci était sec et il en ressortit sans peine. Puis il reprit la direction de la 119 en zigzaguant. Finalement, ses feux de position s’éloignèrent selon une ligne à peu près droite. Il roulait de nouveau au milieu de la route — qu’elle aille se faire foutre, la ligne blanche, aurait dit Phil — mais Sammy se dit qu’il s’en sortirait. Il était bientôt huit heures et demie, l’obscurité était complète et elle ne pensait pas qu’il croiserait grand monde.
Lorsque les feux arrière disparurent, elle remonta vers le pseudo-ranch. Il n’était guère imposant, comparé aux vieilles maisons bourgeoises de Town Common Hill, mais bien mieux que tous les endroits dans lesquels elle avait jamais habité. Et c’était très joli à l’intérieur aussi. Elle y était venue une fois avec Phil, à l’époque où il ne faisait rien d’autre que de vendre de l’herbe et préparer, derrière le mobile home, un peu de dope pour sa consommation personnelle. À l’époque où il n’avait pas commencé à se faire des idées bizarres sur Jésus et à fréquenter cette église de merde, où les gens croyaient que tout le monde irait en enfer sauf eux. C’était avec la religion qu’avaient commencé les ennuis de Phil. Elle l’avait conduit à Coggins et Coggins, ou quelqu’un d’autre, avait fait de lui le Chef.
Les gens qui avaient habité ici ne prenaient pas de drogues dures ; de vrais camés n’auraient pas été capables d’entretenir une telle maison. Ils auraient sniffé jusqu’à l’hypothèque. Mais Jack et Myra Evans aimaient bien se faire une petite fumette, de temps en temps, et Phil Bushey n’avait pas demandé mieux que de les approvisionner. C’était un couple sympa, et Phil avait été sympa avec eux. Toujours à l’époque où il était encore capable d’être sympa avec les gens.
Myra leur avait offert du café glacé. Sammy était alors enceinte de sept mois de Little Walter, et bien sûr ça se voyait. Myra lui avait demandé si elle préférait que ce soit une fille ou un garçon. Sans la moindre condescendance. Jack avait entraîné Phil dans son petit bureau pour le payer, et Phil l’avait appelée :
« Hé, ma chatte, tu devrais venir voir ça ! »
Tout cela paraissait bien loin.
Elle essaya la porte de devant. Fermée à clef. Elle ramassa l’une des pierres décoratives qui formaient la bordure du parterre de fleurs, se plaça face à la baie vitrée et la brandit ; mais à la réflexion, elle préféra tenter de passer par-derrière. Enjamber l’appui de la fenêtre risquait de s’avérer difficile, dans son état actuel. Et même si elle y arrivait, même si elle faisait attention, elle risquait aussi de se blesser trop sérieusement pour pouvoir poursuivre ce qu’elle avait prévu de faire ensuite.
De plus, c’était une jolie maison. Elle n’avait pas envie de la vandaliser si elle pouvait s’y prendre autrement.
Elle n’en eut pas besoin. On avait emporté le corps de Jack, les services de la ville étaient encore en état de faire cela, mais personne n’avait pensé à fermer la porte donnant sur le jardin. Sammy entra par là. Il n’y avait pas de générateur et il y faisait aussi noir que dans le cul d’un raton laveur, mais elle trouva une boîte d’allumettes sur la cuisinière et la première qu’elle enflamma éclaira une lampe torche posée sur la table. Elle fonctionnait. Le rayon se posa sur ce qui lui parut être une tache de sang sur le sol. Elle l’en détourna rapidement et prit la direction de l’antre de Jack. Il donnait directement dans le séjour ; il s’agissait d’un espace tellement réduit qu’un petit bureau et un meuble vitré suffisaient à le meubler.
Elle fit passer le rayon de sa lampe sur le bureau, puis le dirigea vers le plafond jusqu’à ce qu’il se réfléchisse dans les yeux de verre du trophée le plus précieux de Jack : la tête de l’orignal qu’il avait abattu, des années auparavant, quelque part dans le TR-90. C’était cette tête naturalisée que Phil avait voulu qu’elle voie.
« J’ai eu le dernier ticket gagnant de la loterie, cette année-là, leur avait dit Jack. Et je l’ai eu avec ça. » Il leur avait montré, dans le meuble vitré, un engin d’aspect terrifiant doté d’une lunette.
Myra était venue se placer dans l’embrasure, en faisant tinter les glaçons dans son verre de café glacé. Jolie, l’air cool et amusé — le genre de femme, Sammy n’en doutait pas, qu’elle ne serait jamais. « Ça coûte un prix fou, mais j’ai accepté qu’il l’achète à condition qu’il m’emmène aux Bermudes pendant une semaine, en décembre prochain. »
« Aux Bermudes, dit Sammy à voix haute en regardant la tête d’orignal. Mais elle n’ira jamais. C’est vraiment trop triste. »
Phil, après avoir glissé l’enveloppe avec l’argent dans sa poche-revolver, avait dit : « Sensationnel, le fusil, mais c’est pas terrible pour se protéger chez soi.
— J’ai aussi pensé à me couvrir de ce côté », avait répondu Jack. Et même s’il n’avait pas montré à Phil en quoi consistait exactement sa couverture, il avait tapoté de manière significative le dessus de son bureau et ajouté : « J’ai deux excellents automatiques là-dedans. »
Phil avait hoché la tête, tout aussi significativement. Sammy et Myra avaient échangé un regard les garçons seront toujours des garçons parfaitement synchrone. Elle se souvenait encore à quel point cette complicité lui avait fait du bien, à quel point elle s’était sentie incluse, et elle supposait qu’elle était venue ici pour cette raison, au lieu d’essayer d’entrer ailleurs, dans une maison plus proche du centre.
Elle s’arrêta, le temps de croquer encore un Percocet, puis commença à fouiller les tiroirs du bureau. Ils n’étaient pas fermés à clef, pas plus que la boîte en bois qu’elle trouva dans le troisième. Elle contenait un Springfield XD calibre 45. Elle le prit et, après avoir un peu cherché, elle éjecta le magasin de l’automatique. Il était plein, et il y avait un deuxième magasin dans le tiroir. Elle le prit aussi. Puis elle retourna dans la cuisine chercher un sac pour tout transporter. Et des clefs aussi. Celles de la voiture qui devait être garée dans le garage de feu Jack et Myra Evans. Elle n’avait aucune envie de retourner en ville à pied.
Julia et Rose discutaient de ce que l’avenir pouvait bien réserver à leur ville lorsque leur présent faillit, lui, s’interrompre abruptement. Se serait même interrompu, si Julia avait abordé quelques secondes plus tard le virage du lieu-dit Esty Bend, à environ deux kilomètres de leur destination, quand s’y présenta dans l’autre sens le petit camion. Mais Julia sortit assez tôt du virage pour voir que le camion roulait sur sa voie, droit sur elle.
Elle donna un violent coup de volant à gauche, sans même réfléchir ; la Prius passa sur l’autre voie et les deux véhicules se croisèrent à quelques centimètres. Horace, installé sur le siège arrière et arborant son expression habituelle de ravissement oh-mec-la-belle-balade ! dégringola sur le plancher avec un jappement de surprise. Ce fut le seul bruit. Aucune des deux femmes ne hurla, ne poussa le moindre cri. Les choses s’étaient déroulées trop vite. La mort ou des blessures graves — tout cela passa en un instant et disparut à l’horizon.
Julia revint sur la voie de droite et s’arrêta sur le bas-côté où elle mit le levier de la Prius au point mort. Elle regarda Rose. Rose lui rendit son regard, les yeux écarquillés, bouche bée. À l’arrière, Horace sauta sur le siège et aboya, une seule fois, comme pour demander ce qu’on attendait. Les deux femmes éclatèrent de rire et Rose se tapota la poitrine au-dessus de son balcon avantageux.
« Mon cœur… mon cœur, dit-elle.
— Ouais. Moi aussi. Vous avez vu ça ? À quelques centimètres.
— Vous blaguez ? Si j’avais passé le bras par la fenêtre, ce fils de pute me l’aurait amputé jusqu’au coude ! »
Julia secoua la tête. « Ivre, sans doute.
— Ivre, sans aucun doute, répliqua Rose avec un reniflement.
— Prête à repartir ?
— Et vous ? demanda Rose.
— Oui. Et toi, Horace, qu’est-ce que t’en penses ? »
Horace aboya qu’il était prêt.
« La chance appelle la chance, dit Rose. C’est en tout cas ce que proclamait grand-père Twitchell.
— J’espère qu’il avait raison », conclut Julia.
Elle repartit. Elle surveilla la route, guettant les phares en face, mais les seules lumières qu’elles aperçurent furent, peu après, celles des projecteurs installés côté Harlow du Dôme. Elles ne virent pas Sammy Bushey. Sammy, elle, les vit ; elle se tenait devant le garage des Evans, les clefs de leur Malibu à la main. Lorsque Julia et Rose furent passées, elle souleva la porte (obligée de procéder manuellement, ce qui lui fit terriblement mal) et alla se glisser derrière le volant.
Il y avait, entre le grand magasin Burpee’s et le Mill Gas & Grocery, une allée qui reliait Main Street et West Street. Les camions de livraison en étaient les principaux utilisateurs. À neuf heures et quart ce soir-là, Junior Rennie et Carter Thibodeau la remontèrent dans une obscurité presque totale. Carter tenait d’une main un jerrycan rouge avec une bande jaune en diagonale sur le côté sur laquelle on lisait : ESSENCE et de l’autre un porte-voix à piles. Blanc à l’origine, Carter l’avait emmailloté de ruban adhésif noir pour qu’on ne le remarque pas, au cas où des gens regarderaient de leur côté avant qu’ils puissent se fondre dans la pénombre de l’allée.
Junior portait un sac à dos. Il n’avait plus mal à la tête et ne boitait pratiquement plus. Il était sûr que son organisme avait enfin pris le dessus sur le truc, quel qu’il fût, qui l’avait mis dans cet état. Un virus dormant quelconque, peut-être. On attrape toutes sortes de saloperies au collège, et s’être fait virer pour avoir flanqué une raclée à ce gosse était probablement une bénédiction, en fin de compte.
Une fois au bout de l’allée, ils eurent une vue bien dégagée du local du Democrat. Ses fenêtres éclairaient le trottoir désert, et ils voyaient Freeman et Guay se déplacer à l’intérieur, portant des piles de papier qu’ils déposaient près de la porte. La vieille construction en bois qui abritait le journal et l’appartement de Julia s’élevait entre la pharmacie de Sanders et la librairie, mais était séparée des deux par des allées en macadam identiques à celle dans laquelle Carter et lui planquaient, côté pharmacie. Il n’y avait aucun vent, et il pensa que si son père mobilisait ses troupes assez rapidement, il n’y aurait pas de dommages collatéraux. Non qu’il s’en souciât. Tout le côté est de Main Street pouvait brûler, pas de problème pour Junior. Par contre, pour Dale Barbara, le poste de police étant de ce côté-là… Il avait encore l’impression de sentir son regard froid et évaluateur sur lui. Ce n’était pas normal d’être scruté ainsi, en particulier quand celui qui vous scrutait se trouvait derrière les barreaux. Ce con de Baaarbie.
« J’aurais dû le descendre, marmonna Junior.
— Quoi ? demanda Carter.
— Rien. (Il s’essuya le front.) Fait chaud.
— Ouais. Frankie dit que si ça continue, on va tous finir confits comme des pruneaux. À quelle heure on doit opérer ? »
Junior haussa les épaules avec humeur. Son père le lui avait dit, mais il ne s’en souvenait pas exactement. Dix heures, lui semblait-il. Mais qu’est-ce que ça faisait ? Ils n’avaient qu’à rôtir, ces deux-là. Et si la salope de journaliste était chez elle — en train de se détendre avec son godemiché préféré après une dure journée de travail —, qu’elle crame aussi. Encore plus d’emmerdes pour Baaarbie.
« On s’y met tout de suite, répondit-il.
— T’es sûr, vieux ?
— Tu vois quelqu’un dans la rue, toi ? »
Carter parcourut Main Street des yeux. L’artère était déserte et presque complètement plongée dans l’obscurité. Les seuls générateurs que l’on entendait étaient ceux du journal et de la pharmacie. Il haussa les épaules. « Très bien. Pourquoi pas ? »
Junior défit les attaches du rabat de son sac et dégagea l’ouverture. Sur le dessus, il y avait deux paires de gants en latex. Il en donna une à Carter et enfila l’autre. Dessous, se trouvaient des objets enveloppés dans une serviette de toilette. Il la déroula et posa quatre bouteilles de vin vides sur l’asphalte grêlé de trous de l’allée. Puis il prit, au fond du sac, un entonnoir en tôle. Il le plaça sur une première bouteille et tendit la main vers l’essence.
« Vaut mieux que tu me laisses faire, vieux, dit Carter. Tes mains tremblent. »
Junior les regarda, étonné. Il ne sentait rien, mais c’était vrai : ses mains tremblaient. « Je n’ai pas peur, si c’est ça que tu crois.
— J’ai jamais dit ça. Ce n’est pas un problème dans ta tête. Faudrait que t’ailles voir Everett, parce que t’as un truc qui déconne et qu’il est ce qui ressemble le plus à un toubib, pour le moment.
— Je me sens…
— Ferme-la avant que quelqu’un nous entende. Occupe-toi de cette connerie de serviette pendant que je fais le reste. »
Junior prit le revolver dans son étui et tira une balle dans l’œil de Carter. La tête de Thibodeau explosa, répandant partout du sang et de la cervelle. Puis Junior se tint au-dessus de lui, déchargeant son arme, encore, encore et en…
« Junior ? »
Junior secoua la tête pour se débarrasser de la vision — si nette qu’elle en avait un côté hallucinatoire — et se rendit compte que sa main étreignait vraiment la crosse de son pistolet. Le virus traînait peut-être encore dans son organisme. Et peut-être que ce n’était pas du tout un virus, en fin de compte.
Quoi, dans ce cas ? Quoi ?
L’odeur entêtante de l’essence pénétra si violemment dans ses narines qu’il en eut les larmes aux yeux. Carter avait commencé à remplir la première bouteille. Glou glou glou, faisait le jerrycan. Junior ouvrit la fermeture Éclair, sur la poche latérale du sac à dos, et en sortit une paire de ciseaux. Les ciseaux de couture de sa mère. Il coupa quatre bandes dans le tissu-éponge. Il en plongea une dans la première bouteille, puis la fit partiellement ressortir et rabattit l’extrémité imbibée d’essence pour former une boucle. Il répéta le processus avec les autres.
Ses mains ne tremblaient pas trop pour cela.
Le colonel Cox avait quelque peu changé depuis la dernière fois que Julia l’avait vu. Il était bien rasé, en dépit de l’heure tardive, et ses cheveux étaient peignés avec soin, mais son pantalon de toile avait perdu les plis nets du repassage et sa veste de popeline paraissait pendre sur lui, comme s’il avait maigri. Il se tenait à hauteur de ce qui restait de peinture à la bombe, à l’endroit où l’on avait en vain expérimenté l’acide, et il fronçait les sourcils comme s’il allait pouvoir franchir l’esquisse de porte par la seule force de son regard.
Fermez les yeux et claquez trois fois des talons, pensa Julia. Parce qu’il n’y a rien sur terre qui ressemble au Dôme.
Elle présenta Rose à Cox et Cox à Rose. Pendant le bref échange de courtoisies, Julia regarda autour d’elle et fut peu séduite par ce qu’elle voyait. Les projecteurs étaient toujours sur place, lançant leurs faisceaux dans l’espace comme pour annoncer quelque mirobolante première hollywoodienne, et le groupe électrogène qui les alimentait ronronnait, mais les camions avaient disparu, de même que la grande tente verte du QG de campagne qui avait été dressée à une quarantaine de mètres de la route. Un rectangle d’herbe écrasée en signalait l’emplacement. Cox était accompagné de deux soldats, mais ils n’avaient pas l’allure faussement décontractée qu’elle associait à l’idée d’aides de camp ou d’attachés militaires. Les sentinelles n’avaient sans doute pas été renvoyées, mais plutôt postées un peu plus loin, au-delà du périmètre à portée de voix des pauvres cloches qui pourraient rappliquer côté Chester’s Mill et leur demander ce qui se passait.
Les questions d’abord, les suppliques plus tard, pensa Julia.
« Mettez-moi au courant, Ms Shumway, dit Cox.
— Une question, tout d’abord. »
Le colonel leva les yeux au ciel (elle l’aurait bien giflé pour cette réaction, si elle l’avait pu ; elle était encore sous le coup de l’émotion, après l’accident qu’elles avaient failli avoir). Cependant, il lui fit signe de poursuivre.
« Sommes-nous abandonnés à notre sort ?
— Absolument pas », répondit-il aussitôt.
Mais il ne l’avait pas vraiment regardée en face. Elle trouva ce détail encore plus dérangeant que l’aspect bizarrement désert de l’autre côté du Dôme : comme si un cirque venait de déménager.
« Lisez ceci », dit-elle en plaquant la page de titre du Democrat contre la surface invisible du Dôme ; on aurait dit une vendeuse placardant une annonce dans la vitrine d’un grand magasin. Elle ressentit une vibration lointaine dans ses doigts, semblable au léger choc d’électricité statique qu’on éprouve en touchant une carrosserie par un matin froid et sec d’hiver. Ensuite, plus rien.
Il lut le journal dans son intégralité, disant quand il fallait tourner les pages. Cela lui prit dix minutes. Lorsqu’il eut terminé, elle prit la parole : « Comme vous l’avez remarqué, les emplacements réservés à la publicité ont beaucoup diminué, mais je me flatte que la qualité de l’écriture se soit améliorée. Les saloperies me poussent apparemment à donner le meilleur de moi-même.
— Ms Shumway…
— Oh, appelez-moi Julia. Nous sommes quasiment de vieux amis.
— Parfait. Vous c’est Julia, moi c’est J.-C.
— Je vais m’efforcer de ne pas vous confondre avec celui qui marchait sur les eaux.
— À votre avis, ce Rennie serait en train de se tailler un costard de dictateur, c’est ça ? Il chercherait à devenir un Noriega version Nouvelle-Angleterre ?
— Ce serait plutôt sa tendance Pol Pot qui m’inquiète.
— Cela vous paraît-il possible ?
— Il y a deux jours, cette idée m’aurait fait rire — ce type vend des voitures d’occasion quand il ne préside pas les réunions du conseil municipal. Mais il y a deux jours, nous n’avions pas eu d’émeute dans un supermarché. Et nous n’étions pas au courant de ces meurtres.
— C’est pas Barbie, dit Rose, secouant la tête d’un air accablée. Jamais de la vie. »
Cox ne releva pas — non pas parce qu’il ignorait Rose, eut l’impression Julia, mais parce qu’il considérait, en effet, l’idée comme trop ridicule pour mériter d’être retenue. Elle éprouva un début de sympathie pour le colonel. « Pensez-vous que Rennie soit l’auteur de ces meurtres, Julia ?
— J’ai réfléchi à la question. Tout ce qu’il a fait depuis l’installation du Dôme — comme interdire la vente d’alcool ou nommer un abruti intégral comme chef de la police — avait un but politique, ce but étant d’augmenter son pouvoir.
— Diriez-vous que le meurtre ne figure pas parmi ses modes d’action ?
— Je ne peux pas être aussi affirmative. Lorsque sa femme est morte, des rumeurs ont couru selon lesquelles il lui aurait donné un coup de main. J’ignore si elles sont fondées, mais le seul fait que de telles rumeurs aient pu être lancées en dit long sur la perception que les gens ont de cet homme. »
Cox acquiesça d’un grognement.
« J’ai beau me creuser la tête, cependant, je ne vois pas en quoi l’assassinat et le viol de deux adolescentes pourraient avoir un objectif politique.
— Barbie, jamais de la vie, répéta Rose.
— Pareil avec Coggins, bien que son ministère — et en particulier la station de radio — soit étrangement bien doté. Quant à Brenda Perkins… Son meurtre pourrait avoir été politique.
— Et vous ne pouvez pas envoyer les marines pour l’arrêter, hein ? intervint Rose. Tout ce que vous pouvez faire, c’est regarder. Comme les gosses regardent un aquarium dans lequel les gros poissons bouffent les petits quand il n’y a plus de nourriture.
— Je peux supprimer le service des portables, dit Cox d’un ton méditatif. Et Internet. Je peux déjà faire cela.
— La police a des talkies-walkies, lui fit observer Julia. Elle les utilisera. Et à la réunion de jeudi soir, quand les gens se plaindront de n’avoir plus aucun lien avec l’extérieur, il en rejettera la faute sur vous.
— Nous avions envisagé de faire une conférence de presse vendredi. Je pourrais l’annuler. »
Julia frémit à cette seule idée. « Surtout pas ! Il n’aurait même plus à s’expliquer devant le reste du monde.
— Sans compter, ajouta Rose, que si vous nous coupez les téléphones portables et Internet, personne ne pourra vous dire ce qu’il fabrique. »
Cox resta un moment silencieux, fixant le sol. Puis il releva la tête. « Et cet hypothétique générateur qui maintiendrait le Dôme en place ? Du nouveau ? »
Julia se demanda s’il était prudent de raconter à Cox qu’ils avaient chargé un gamin d’âge scolaire de le traquer. Mais en fin de compte, elle n’eut pas à le faire, car à cet instant la sirène de l’hôtel de ville se déclencha.
Pete Freeman laissa tomber le dernier lot de journaux à côté de la porte. Puis il se redressa, se tenant les reins à deux mains, et s’étira. Tony Guay entendit le craquement depuis l’autre bout de la salle.
« On dirait que ça fait mal.
— Non, ça fait du bien.
— Ma femme doit dormir, à l’heure qu’il est, et j’ai une bouteille planquée dans le garage. Tu veux passer à la maison pour un petit verre, avant de rentrer chez toi ?
— Non, je crois que je vais juste… », commença Peter.
C’est à cet instant là qu’une première bouteille fracassa la fenêtre. Il vit une flamme du coin de l’œil et recula d’un pas. Un seul, mais qui lui évita d’être brûlé, voire brûlé vif.
La bouteille explosa. L’essence s’enflamma et se déploya en une mandorle éclatante. Pete pivota et la mandorle le frôla, mettant le feu à sa manche de chemise avant de tomber sur le tapis, devant le bureau de Julia.
« Qu’est-ce que c’est que cette conn… », articula Tony. Une deuxième bouteille passa par la fenêtre. Elle atterrit sur le bureau de Julia et roula dessus en mettant le feu aux papiers qui le jonchaient. L’odeur chaude de l’essence brûlée était puissante.
Peter courut jusqu’à la fontaine d’eau fraîche, dans l’angle, tout en tapant sur sa manche de chemise. Il souleva maladroitement la bonbonne, la tenant contre lui, puis plaça sa manche en feu (dessous, son bras lui faisait l’effet d’avoir pris un mauvais coup de soleil) sous l’eau qui en coulait.
Un autre cocktail Molotov vola dans la nuit. Trop court. Il explosa sur le trottoir et se transforma en un petit feu de joie sur le ciment. Des serpentins enflammés coulèrent jusque dans le caniveau et s’éteignirent.
« Verse l’eau sur le tapis ! cria Tony à Peter. Verse-la avant que ça foute le feu partout ! »
Pete le regarda, sonné, haletant. L’eau continuait à couler sur la partie du tapis qui, malheureusement, n’en avait pas besoin.
Cela faisait dix ans que Tony Guay avait quitté l’université et arrêté le sport, mais ses réflexes étaient pour l’essentiel intacts. Il arracha la bonbonne d’eau à Pete et la tint tout d’abord au-dessus du bureau de Julia, puis du tapis. Les flammes se propageaient rapidement, mais peut-être… s’il faisait vite… et s’il y avait encore une ou deux bonbonnes en réserve dans le couloir…
« Les autres ! hurla-t-il à Pete qui regardait, bouche bée, sa manche encore fumante. Dans le couloir du fond ! » Un moment, Pete ne parut pas comprendre. Puis il pigea et s’élança vers le couloir, tandis que Tony passait derrière le bureau de Julia et faisait couler le dernier litre d’eau sur les flammes qui tentaient de gagner dans ce secteur.
Alors, le dernier cocktail Molotov arriva de la nuit, et ce fut celui-là qui fit vraiment des dégâts. Il tomba directement sur les piles de journaux entassées près de la porte d’entrée. L’essence en feu commença à courir le long de la plinthe, et les flammes se mirent à lécher les parois. Main Street, au milieu d’elles, se transforma en un mirage ondulant. De l’autre côté du mirage, sur le trottoir d’en face, Tony aperçut deux silhouettes indistinctes. Avec les vagues de chaleur, on aurait dit qu’elles dansaient.
« LIBÉREZ DALE BARBARA OU ÇA NE SERA QUE LE COMMENCEMENT ! » hurla une voix amplifiée. « NOUS SOMMES NOMBREUX ET NOUS BRÛLERONS TOUTE CETTE FOUTUE VILLE S’IL LE FAUT ! LIBÉREZ DALE BARBARA OU VOUS EN PAIEREZ LE PRIX ! »
Tony baissa les yeux et vit un ruisselet de feu s’avancer entre ses pieds. Il n’avait plus d’eau. Bientôt, les flammes auraient fini de dévorer le tapis et entreprendraient de goûter au vieux bois bien sec, en dessous. En attendant, tout le devant de la grande salle était en feu.
Tony lâcha la bonbonne vide et recula. La chaleur était déjà intense ; il la sentait qui lui tirait la peau. S’il n’y avait pas eu ces foutus journaux, j’aurais pu…
Mais il était trop tard pour les j’aurais pu. Il se tourna et vit Pete dans l’encadrement de la porte donnant sur le couloir du fond, portant une nouvelle bonbonne de Poland Spring dans ses bras. Il ne restait presque plus rien de sa manche de chemise calcinée. Dessous, sa peau était d’un rouge brillant.
« Trop tard ! » cria Tony. Il contourna largement le bureau de Julia, transformé en un pilier de feu qui s’élevait jusqu’au plafond, en se protégeant de ses bras. « Trop tard ! On sort par-derrière ! »
Pete Freeman ne demanda pas son reste. Il balança la bonbonne d’eau sur le feu de plus en plus violent et courut.
Carrie ne voulait rien savoir du Mill Gas & Grocery ; pourtant la petite supérette leur avait permis de fort bien vivre toutes ces années, elle et son mari, mais elle se considérait comme Au-Dessus De Ça. Cependant, lorsque Johnny avait émis l’idée de prendre le van pour aller chercher toutes les conserves qui se trouvaient encore au magasin et les ramener à la maison — « afin de les mettre en lieu sûr », comme il l’avait si délicatement formulé —, elle avait immédiatement accepté. Et bien que n’étant pas un bourreau de travail en temps ordinaire (regarder la télé était plus dans ses cordes), elle s’était portée volontaire pour donner un coup de main. Elle n’était pas présente au Food City pendant l’émeute mais lorsqu’elle y était passée plus tard avec son amie Leah Anderson pour s’en faire une idée, les vitrines brisées et le sang qui séchait encore sur le sol l’avaient littéralement terrifiée. L’avenir la terrifiait.
Johnny trimballait les cartons de conserves, soupes, ragoûts, haricots, sauces ; Carrie les rangeait à l’arrière du Dodge Ram. Ils avaient fait la moitié du travail lorsqu’un incendie éclata un peu plus bas dans la rue. Ils entendirent tous les deux le porte-voix. Carrie crut apercevoir deux ou trois individus s’enfuyant en courant par l’allée du Burpee’s, mais elle n’en était pas certaine. Cependant elle en serait certaine plus tard, et le nombre des silhouettes vagues s’élèverait à au moins quatre. Probablement cinq.
« Qu’est-ce que ça veut dire, chéri ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que ce salopard, cet assassin, n’a pas agi tout seul, répondit Johnny. Cela veut dire qu’il a une bande. »
Carrie avait posé la main sur le bras de son mari ; elle l’étreignit, lui enfonçant les ongles dans la peau. Johnny se libéra et courut vers le poste de police, hurlant Au feu ! à pleins poumons. Au lieu de le suivre, Carrie Carver continua à charger le van. L’avenir l’effrayait de plus en plus.
En plus de Roger Killian et des frères Bowie, on comptait à présent dix nouveaux officiers dans ce qui était devenu les forces de sécurité locale de Chester’s Mill, assis sur les bancs de touche du gymnase, à la grande école ; Big Jim venait tout juste de commencer son laïus sur les responsabilités qui leur incombaient lorsque se déclencha la sirène d’incendie. Il s’y est pris beaucoup trop tôt, pensa-t-il. Je peux pas compter sur lui pour me donner un coup de main. J’ai jamais pu, mais c’est pire que jamais.
« Eh bien, les gars, dit-il en portant plus particulièrement son attention sur le jeune Mickey Wardlaw — Dieu, quelle brute ! — , j’avais beaucoup d’autres choses à vous expliquer, mais on dirait que nous avons une urgence. Dites-moi, Fern Bowie, savez-vous si nous avons des pompes indiennes dans le baraquement des pompiers ? »
Fern répondit qu’il y avait jeté un coup d’œil un peu plus tôt dans la soirée et qu’il devait y avoir pas loin d’une douzaine de ces pompes, en effet. Toutes remplies, ce qui était bien pratique.
Big Jim, estimant que les sarcasmes devaient être réservés aux gens assez intelligents pour les comprendre, déclara que c’était le Seigneur qui veillait sur eux. Et que s’il ne s’agissait pas d’une fausse alerte, il prendrait le commandement des opérations, secondé par Stewart Bowie.
Et maintenant, espèce de fouinarde, pensa-t-il pendant que les nouveaux officiers, l’œil animé, l’air pressé d’en découdre, se levaient des bancs, dis-moi si ça t’amuse d’avoir fourré ton nez de sorcière dans mes affaires.
« Où tu vas ? » demanda Carter. Il avait gagné, tous feux éteints, le carrefour de West Street et de la Route 117. Le bâtiment qui se dressait là était une station-service Texaco qui avait fermé en 2007. Proche de la ville, elle constituait néanmoins une bonne planque, ce qui la rendait bien pratique. De là où ils venaient, la sirène d’incendie s’époumonait et les premières lueurs des flammes, davantage roses qu’orange, s’élevaient vers le ciel.
« Hein ? » fit Junior, perdu dans la contemplation de la lumière. Ça l’excitait sexuellement. Il regretta de ne plus avoir de petite amie.
« Je te demande où tu veux aller. Ton père t’a dit de te trouver un alibi.
— J’ai laissé l’unité 2 derrière la poste, répondit Junior en se détournant à regret du spectacle. J’ai pas quitté Freddy Denton une minute. Freddy dira pareil. Toute la nuit. Je vais prendre un raccourci depuis ici. Je vais peut-être revenir par West Street. Pour voir comment ça a pris. »
Il se mit à pouffer sur un mode aigu, presque comme une fille, et Carter lui adressa un regard perplexe.
« Ouais, eh bien, n’y reste pas trop longtemps. Les incendiaires se font toujours choper parce qu’ils reviennent voir les incendies qu’ils ont allumés. Je l’ai lu dans America’s Most Wanted.
— Sauf qu’il n’y a personne pour porter le Sombrero d’Or sur ce coup, mis à part Baaarbie, répliqua Junior. Et toi ? Où tu vas ?
— Chez moi. Ma mère dira que j’y suis resté toute la soirée. Et je vais lui faire changer le pansement de mon épaule — cette putain de morsure me fait un mal… de chien. Je vais prendre de l’aspirine. Puis je reviendrai pour aider à combattre l’incendie.
— Ils ont des trucs plus forts que l’aspirine au centre de soins et à l’hôpital. Et aussi à la pharmacie. On devrait s’intéresser à ces conneries.
— Sûr, dit Carter.
— Ou bien… tu te shootes ? Je crois que je peux en avoir, de ce truc-là.
— De la méth ? Jamais touché à ça. Mais un peu d’Oxy, je dirais pas non.
— De l’Oxy ! » s’exclama Junior. Pourquoi n’y avait-il jamais pensé ? Voilà qui calmerait probablement ses maux de tête beaucoup mieux que le Zomig ou l’Imitrex. « Ouais, vieux ! T’as bien parlé ! »
Il leva un poing. Carter le heurta, mais il n’avait aucune intention de se shooter avec Junior. Junior était devenu trop bizarre. « Vaudrait mieux y aller, Junior.
— J’suis parti. »
Il ouvrit la portière et s’éloigna, boitant encore légèrement.
Carter constata avec étonnement qu’il était soulagé de voir Junior s’en aller.
Barbie s’éveilla au hululement de la sirène et vit Mel Searles qui se tenait juste devant sa cellule. Il avait la braguette ouverte et il tenait son assez considérable engin à la main. Quand il vit qu’il avait l’attention de Barbie, il commença à pisser. Son objectif, manifestement, était la couchette. Comme il ne pouvait y arriver, il se contenta d’éclabousser le béton en dessinant un S approximatif.
« Vas-y, Barbie, rince-toi la dalle, dit-il. Tu dois avoir soif. C’est un peu salé, mais qu’est-ce que t’en as à branler ?
— Qu’est-ce qui brûle ?
— Comme si tu le savais pas », répondit Mel avec un sourire.
Il était toujours pâle — il devait avoir perdu pas mal de sang — mais le bandage qui entourait sa tête était impeccable, sans la moindre tache.
« Fais comme si je savais pas.
— Tes copains ont mis le feu au journal », dit Mel. Barbie prit conscience que le jeune homme était furieux. Et qu’il avait peur. « Pour nous flanquer la frousse et qu’on te relâche. Mais c’est pas ça qui va nous faire peur.
— Mais pourquoi diable aurais-je voulu incendier le journal ? Pourquoi pas l’hôtel de ville, plutôt ? Et qui sont ces prétendus copains que j’aurais ? »
Mel remballait sa queue dans son pantalon. « Tu n’auras pas soif demain, Barbie, t’en fais pas pour ça. Nous avons un seau d’eau plein avec ton nom dessus et une éponge pour aller avec. »
Barbie garda le silence.
« T’as assisté à des petites séances de lessiveuse en Aïe-rak, non ? » Mel acquiesça comme pour s’en convaincre. « Eh bien maintenant, tu vas en avoir une expérience personnelle. » Il pointa un doigt à travers les barreaux. « Nous allons trouver tes acolytes, enfoiré. Et on va trouver pourquoi tu as verrouillé cette ville, pour commencer. La connerie du supplice de l’eau ? Personne ne tient le coup. »
Il commença à s’éloigner, puis se retourna.
« Pas de l’eau douce, non plus. Salée. Premier truc. T’y penses. »
Sur quoi, il partit, marchant d’un pas lourd dans le corridor du sous-sol, tenant baissée sa tête bandée. Barbie s’assit sur sa couchette en regardant le serpent d’urine de Mel sécher sur le sol et écouta la sirène de l’incendie. Il pensa à la fille dans le pick-up. La petite blonde qui avait failli le prendre à bord et qui avait changé d’avis. Il ferma les yeux.