Peu à peu, la fatigue m'envahissait. Mes mains tremblaient un peu moins. Plus de quinze heures sans antidépresseurs ou stimulants, Deroxat, Guronsan, Olmifon, Tranxène. Même plus de vitamine C. La pénurie de pilules, à l'appartement, était peut-être un bien, en définitive. Il faudrait tenir sans, affronter les appels au secours du corps, et résister. Ne plus sombrer...

Leclerc, cravate grise sur visage fermé, me tendit un gobelet de café.

— Tu devrais retourner chez toi une heure ou deux, fit-il en s'appuyant à son tour au garde-corps. Le temps que les premières analyses arrivent. Tu n'as même plus de liquette et, franchement, tu as une tronche à effrayer un poulpe !

Je palpai mon visage creusé. Poils crissants, cernes profonds, plis prononcés. Du pas joli-joli, en effet.

— Et Del Piero ?

— En bas, avec les techniciens... Elle a passé la chemise d'un de nos hommes, tout ça pour éviter de rentrer chez elle. Un sacré bout de femme, elle ne lâche pas facilement, elle non plus...

Il se racla la voix.

— Ce salopard de tueur sait que nous sommes ici...

— Le détecteur, dans la salle des machines ?

— Oui. Il était couplé à une vieille station d'émission qui a pu envoyer des ondes radio sur, estime l'expert, un rayon d'une vingtaine de kilomètres. C'est-à- dire jusqu'aux portes de la capitale.

— L'enfoiré...

— On ne le tient pas encore, mais avec les traces qu'il y a là-dedans, on aura bientôt son profil génétique complet et son groupe sanguin. Quant aux empreintes digitales, on en possède plus qu'il n'en faut.

— Encore faut-il des suspects ou qu'il ait un casier ! Ce dont je doute franchement.

— Pour les suspects, on va se débrouiller. Le procureur a lancé une opération d'envergure à l'église d'Issy. Nous sommes dimanche, dès la sortie des fidèles, nous allons relever les identités et procéder à un filtrage. Le barman de l'Ubus nous indiquera les clients potentiels.

— Parce que vous croyez qu'il va se pointer à la messe ? Et cet... Opium ? Vous l'avez coincé ?

— Volatilisé, avec tous ses porte-flingues, les acheteurs, les vendeurs. Un beau fiasco, quoi !

Il eut un geste de sourde violence.

— L'entrée se trouvait sous le magasin africain, voisin du bar, mais la sortie officielle se faisait par l'arrière-cour d'un restaurant, à plus d'un kilomètre de là. Ils ont fui comme des rats, nos équipes n'y ont vu que du feu...

Il se brûla les lèvres dans son café.

— Merde ! ! ! Ce... cet Opium s'appelle Seal Bou- regba, un escroc déjà arrêté pour vol de voitures de luxe. Avec sa petite équipe, il organisait la logistique, l'accès à la station, la remontée, les prélèvements d'argent. Un business qui permettait aussi aux patrons respectifs des établissements d'arrondir leurs fins de mois. On va quand même cuisiner ceux qu'on a sous la main, en attendant mieux. Barmen, serveurs, responsables. Peut-être obtiendra-t-on des éléments permettant de dresser un portrait-robot de l'assassin.

Je haussai les épaules.

— Il y avait un sacré monde là-dessous... Tout ceci risque de prendre du temps et des ressources.

Il se redressa brusquement et broya son gobelet dans ses mains.

— Je sais, je sais ! Ça part dans tous les coins ! Je me perds en paperasses, on me tombe dessus de partout, jusqu'au ministre de la santé, qui appelle ma hiérarchie au moins une fois par jour !

Un silence s'étira. Une envie soudaine de respirer, d'oublier un peu. Aussi difficile que de creuser le marbre.

— Trois des cinq cuves ne contenaient plus de moustiques, fis-je sans décrocher mes yeux de l'eau où mon visage las se réfléchissait. Le fléau... On est peut- être arrivés trop tard...

Le divisionnaire tentait de garder son aplomb, mais je sentais que la situation le déstabilisait, comme nous tous.

— Pour l'instant, aucun signe d'alerte dans les hôpitaux du secteur, fit-il. Mais la canicule ne nous aide pas. Les urgences des CHR sont saturées de coups de chaleur, le personnel soignant est débordé. Ça tombe vraiment au mauvais moment.

— C'était peut-être volontaire...

Je fixai Leclerc dans les yeux.

— Cette fille, il l'a violée, n'est-ce pas ?

— Van de Veld est catégorique, répliqua-t-il en réajustant sa cravate. On a retrouvé du sperme et du sang à proximité de ses entraves, dans le vagin, de même que... dans l'anus. Il l'a violée régulièrement... et par- derrière...

Torturée, bafouée, violentée sans pitié. Ma haine grandissait, cette rage incontrôlable, cette envie de tuer à mon tour. Après avoir inspiré un grand coup, je baissai les paupières et annonçai :

— Il y avait trois paires de chaînes, chacune dans un coin de la pièce... Le père, la mère, Maria... L'assassin voulait que les parents le voient agir... mais pas directement... Alors... il dresse un drap et... installe un miroir au plafond...

Leclerc frappa du plat de ses mains contre le garde-fou.

— Cet enfoiré est peut-être frustré, ou il a honte... Merde ! Il est même pas fichu d'assumer ses actes !

Il retrouva un calme apparent.

— ... Le légiste affirme qu'à première vue, le meurtrier, en mutilant la fille, n'avait sectionné aucune veine ou artère vitale. Aucune blessure, en soi, n'était mortelle. Il voulait prolonger le calvaire, le plus longtemps possible. C'est la montée de la température et la simultanéité des saignements qui ont entraîné le décès.

Mes tempes puisaient, de plus en plus fort, tandis que ma tête bourdonnait.

— Il faut... analyser ces dessins... Comprendre... Pourquoi... Pourquoi... Je... Je vais rentrer me reposer... quelques heures... Oui, quelques heures... J'ai... la vision qui se brouille...

Alors que je m'apprêtais à embarquer dans un Zodiac, Houcine Courbevoix surgit de la cabine en courant, se pencha par-dessus la rambarde et désigna les papillons.

— Ça m'est revenu d'un coup, comme ça ! s'épou- mona-t-il dans de grands gestes désordonnés. Regardez-les !

Leclerc se pencha à son tour, l'air indifférent.

— Et alors ?

— Nous n'en avons découvert aucun dans la cale ! Des moustiques, oui, et j'ai même trouvé les vestiges d'une fourmilière, mais pas un seul lépidoptère ! Alors, dites-moi ce que ces mâles sont venus chercher ici ?

Je remontai les quelques barreaux, interloqué.

Exact. Ils n'avaient pas bougé d'un millimètre depuis mon arrivée avec Del Piero. Ils battaient de l'aile sur la coque, sans s'interrompre, avec la volonté farouche de percer la carapace d'acier.

Leclerc pointa un doigt autoritaire vers le pilote du canot.

— Polo ! Essaie d'en choper un !

L'inspecteur se débrouilla fichtrement bien, en équilibre sur un boudin, pour piéger un papillon. Non sans dommages, certes, puisqu'il lui amocha sérieusement l'aile droite. Le sphinx couina. Un long cri désespéré.

— II... en faut un autre ? demanda le policier en tendant sa prise effarouchée.

— Ça devrait aller, mais restez à proximité ! fit Courbe voix en récupérant par l'abdomen l'insecte braillard. Bon... Aidons un peu ce gros nigaud à s'orienter...

L'entomologiste se précipita à l'intérieur de la cabine et lâcha la bestiole qui, un poil bringuebalante, hissa sa tête de mort en direction de la cale avant de disparaître dans le premier sas.

— Laissez passer la bête ! brailla Leclerc.

L'autel du carnage, avec ses entraves, ses climatiseurs éteints, son drap, son miroir, s'illuminait sous le feu des puissantes lampes à batterie. Van De Veld, à proximité de sa mallette, poursuivait son travail de fouille morbide, exigeant du photographe des plans rapprochés des plaies. Derrière lui, deux techniciens gantés réveillaient l'invisible avec des produits chimiques. Le luminol, un réactif au fer des globules rouges, transformait toute marque de sang, même effacée, en une grosse trace fluorescente. On en détecta sur les parois, près des coups d'ongles, dans les fermoirs des chaînes, sur les maillons, le sol. Le cyanoacrylate de méthyle révélait, quant à lui, des flopées d'empreintes digitales, des crêtes, des lacs, des bifurcations papillaires que dévoreraient bientôt les ordinateurs, les comparant à des milliers d'autres.

Le papillon, dans son ivresse sexuelle, ignora ces activités mortifères et fonça vers le sas suivant.

Là aussi, les flashs battaient. On photographiait les dessins au fusain, on plaçait des numéros près de chaque pièce à conviction, on enfermait divers petits matériels - stylos, gommes, ciseaux - dans les sachets apprêtés. On empaquetait la mort.

Le sphinx changea brusquement de direction, traversa le rayonnement d'un halogène avant de plonger droit sur la table. Sa cavalcade amoureuse finissait ici, sur le torse nu d'une femme à l'agonie, au milieu des flots furieux et des vagues géantes.

En plein sur la scène du Déluge... Ses minuscules pattes crissaient, ses longues antennes courbes se déroulaient, comme des radars affolés. Du fin fond de son cerveau unicellulaire, il devait se demander ce qu'il faisait là.

— Merde ! Qu'est-ce que ça veut dire ? aboya Leclerc. L'Arche de Noé...

— Cette reproduction doit être bourrée de phéromo- ne ! Une lampe ! Une lampe à ultraviolets ! réclama Courbevoix en claquant des doigts.

— Je vais en chercher une ! se proposa un technicien.

Del Piero nous rejoignit et se pencha par-dessus l'image, un trait interrogatif dans le regard.

— J'ai déjà vu l'original quelque part...

J'enfilai une paire de gants en latex et prélevai une

vieille Bible à la couverture salpêtrée, posée juste à côté. Un marque-page me porta au bon endroit. La Genèse...

— Vous l'avez aperçu au Louvre, répondis-je en parcourant des versets du doigt. Il s'agit d'une reproduction d'un tableau de Théodore Géricault, Le Déluge... Mon Dieu... Ecoutez ces passages, qu'il a soulignés :

«L'Eternel dit à Noé : Entre dans l'arche, toi et toute ta maison ; car je t'ai vu juste devant moi parmi cette génération...

...Tu prendras auprès de toi sept couples de tous les animaux purs, le mâle et sa femelle...

... Tout ce qui se mouvait sur la terre périt, tant les oiseaux que le bétail et les animaux, tout ce qui rampait sur la terre, et tous les hommes...

... Tout ce qui avait respiration, souffle de vie dans ses narines, et qui était sur la terre sèche, mourut... »

Je refermai l'ouvrage, les lèvres pincées.

— Il continue dans son délire, envoya Leclerc en approchant le nez. Ça rime à quoi, ces papillons ?

— Des messagers... Je crois qu'il s'en sert comme messagers... La phéromone les guide et eux nous guident à leur tour... Il voulait nous conduire à cette vision du Déluge.

— Tu voudrais dire qu'il comptait nous amener ici, tôt ou tard ?

— Possible. Et nous sommes peut-être arrivés plus vite que prévu... Il n'a pas eu le temps de tout... déménager...

— C'est du délire, putain ! répéta le divisionnaire.

Le technicien réapparut avec la lampe, qu'Houcine

Courbevoix approcha du poster. Nous nous pressions tous les quatre autour, épaule contre épaule, le cœur au bord des lèvres.

Lumière. Le voile violet réveilla alors des filaments blanchâtres, indétectables à l'œil nu. Des filaments qui formaient des lettres et les lettres, des mots. De l'encre invisible, sur laquelle s'égaillaient des traces de phéromone.

— Seigneur Dieu ! s'exclama Leclerc, une main devant la bouche.

Del Piero se mordit les lèvres, ma mâchoire se figea, comme prise dans un gel instantané. L'immonde nous frappait au visage.

Sur chaque centimètre carré de la reproduction, le tueur avait noté des prénoms et la première lettre du nom. Des identités, des tas d'identités entassées les unes sous les autres.

Frédéric T... Jeanne P... Odette F... Michel O... Femmes, hommes, enfants peut-être...

Et là, successivement ? Renée M... Guy M... Damien M... Fabien M... Une famille complète ? BSHK5 iï ' i ' • •

Une liste. Ce tableau dissimulait une liste de victimes. Je voyais ces vagues furieuses jaillir de l'œuvre et anéantir sous leur écume mauvaise des vies et des vies. Je pensais aussi aux cuves vidées de leurs insectes. La machine meurtrière était en marche, une grande main assassine capable des pires atrocités.

Leclerc leva les yeux vers ces tracés déments, ces tourbillons de colère, avant de plaquer ses deux mains grandes ouvertes sur son visage.

— Nous ne sommes qu'au début... murmura-t-il. Nous ne sommes qu'au début...

— J'ai compté... souffla Courbevoix. Cinquante- deux... Il y en a cinquante-deux...

Les prénoms tournoyaient, sous les rayons inquisiteurs. Des fantômes d'existences, qui réclamaient secours, là, sous nos yeux, si proches et pourtant si loin. Leclerc abattit ses poings sur la table, dans un douloureux souffle d'impuissance. Del Piero se tourna vers l'entomologiste.

— Nous avons découvert des insectes à proximité de chaque victime. Le confessionnal, le local de plongée. À chaque fois, de la phéromone. Mais vous n'y avez rien remarqué, ni textes, ni noms dissimulés ?

Courbevoix secoua la tête.

— Les techniciens de la scientifique ont tout examiné aux UV et j'ai vérifié derrière, au niveau des marques d'hormone. Aucune inscription particulière. Désolé...

— Merde ! Que foutaient ces putains de sphinx sur les lieux des crimes ? Ce fumier les utilise pour nous faire découvrir des pistes cachées ! Alors pourquoi on n'a rien trouvé ? J'ai l'impression que nous sommes passés au travers de quelque chose. Mais quoi ?

Del Piero grinça, tandis que je me redressais, la tête lourde, vide.

— Je... je vais rentrer... Je n'arrive plus à réfléchir... Tenez-moi... au courant, si vous avez du nouveau...

— Tu ne vas pas nous lâcher maintenant ? brailla Leclerc. Avec cinquante-deux victimes potentielles sur les bras ?

— Désolé, commissaire... Je me sens... vraiment pas bien... Un foutu mal de crâne. Ce serait pas... une bonne idée que...

Il me posa une main sur l'épaule.

— Excuse-moi. Ça fait je ne sais combien de temps que tu n'as pas dormi. Va te reposer un peu.

— Il va... falloir... qu'on me ramène... J'ai pas de... voiture...

— Polo s'en occupe.

Avant de partir, du bout, mais vraiment du bout des lèvres, je demandai au photographe de m'envoyer par mail, dès que possible, un scan de toutes ses photos et de chaque dessin. Il promit de me les fournir dans l'après-midi.

Alors que je m'éloignais en Zodiac, dans l'ombre des monstres curieux et de ce métal trop dense, je me surpris à adresser une parole au ciel, pour ces personnes que je ne connaissais pas... Ces cinquante- deux personnes...

Chapitre vingt-trois

Je n'avais jamais éprouvé un tel soulagement d'enfin regagner mon chez-moi. La fatigue avait surpassé toute forme d'énergie et de mélancolie. Une seule chose allait et venait au-devant de mes yeux. Un bel oreiller à la blancheur d'ange...

Je traversai d'un pas morne le petit carré fleuri, puis remontai les allées droites et ordonnées qui se faufilaient entre les immeubles de la résidence. Les dimanches d'été, le quartier s'animait d'une forme d'ivresse populaire. Des gens descendaient faire leur footing, d'autres promenaient leur chien dans le parc, des enfants jouaient au ballon, casquette et crème sur le visage... Tout respirait la joie de vivre. Presque tout.

Quarante-huit marches avant ma caverne, avant cet hiver perpétuel que seuls les élans ferroviaires venaient ébranler. Je ne me sentais jamais autant seul qu'entre ces quatre murs, où je vivais dans une forme de transparence, à l'image de mes trains qui n'avaient pour unique distraction que celle de tourner en rond. Une bien triste punition, en définitive. Mais tout ça m'importait peu. Dormir. Je voulais juste dormir...

Là, quelque part dans l'air, la petite odeur de marijuana s'éveillait, un coin d'horizon ouvert sur la

Guyane et ma vieille voisine, que j'avais tant aimée. Elle aussi, dodelinant dans ses grands ensembles de madras, me manquait.

— Wouah, Man ! J'te savais pas si balèze ! Mate les pecs !

— Oh non !... pas lui...

Je me retournai avec mollesse. Vautré contre la porte trente et une, Willy pompait au ralenti sur une cigarette, les volutes voilant son air détaché de Rasta paisible. Vêtu d'un pyjama à pois, il dissimulait dans ses yeux d'un jaune cireux les stigmates d'une nuit terriblement zen.

— T'aurais pas dû laisser ouvert, Man ! fit-il en se levant. On rentre chez toi comme dans un moulin ! Pas fameux, pour un flic !

Je tournai brusquement la poignée. Il disait vrai, le bougre !

— Bon sang de bonsoir ! râlai-je en levant les bras. J'étais pourtant certain de...

— T'as eu une visite, en pleine nuit. La petite fille... Drôlement fringuée, en robe de chambre bleue avec des bottines rouges.

J'écarquillai les yeux, alors que l'homme aux cheveux-serpents se glissait dans l'entrebâillement. Mes tempes battaient furieusement.

— Il devait être... trois heures du matin. Je sortais fumer mon dernier... ma dernière clope, et j'ai vu que ta porte était entrouverte. Alors je suis entré, comme je le fais maintenant.

Il désigna l'enchevêtrement de rails.

— C'était le gros bordel. Tes locos roulaient comme des malades, ta télé bavait des tonnes de parasites, chaîne quarante-deux. J'ai tout éteint en repartant...

Je le suivais sans un mot, avec la bouche ouverte de ceux qui ne comprennent pas. Willy s'arrêta brusquement. Un nuage de fumée enroba son visage lisse.

— La môme était assise ici, les jambes croisées à l'indienne. Et elle parlait, c'était ça le pire, elle parlait à ce putain d'écran ! Crois-moi, c'était pas une hallu ! Moi, ça m'a foutu les jetons, direct ! Tiens, regarde mes bras, mes poils se dressent encore ! Tu sais, ma grand-mère jouait avec les trucs de vaudous, les Poltergeist. J'peux te garantir que ça existe !

Je fonçai dans toutes les pièces. Rien n'avait été retourné, pas de dégâts. Les trains miniatures ronflaient dans leurs alignements de voies, le poste était fermé. Je demandai à Willy, un léger vibrato dans le timbre :

— Et qu'est-ce qu'elle disait ? De quoi discutait- elle avec... cette télé ?

Le Black ourla ses lèvres charnues.

— Ça risque de pas te faire plaisir...

— Accouche, bordel !

Je passai une main sur mon front. Ruisselant. Mes mains tremblaient fort. Par-delà la fatigue, le calvaire recommençait.

— Elle disait qu'elle y arriverait, qu'elle trouverait le moyen...

Je l'agrippai par le col de son stupide pyjama.

— Le moyen de faire quoi ?

— Eh ! Doucement, Man ! T'énerve pas comme ça !

— Le moyen de faire quoi ! ! !

Il s'écarta d'un pas, bras en avant. Un mégot rougeoyant tomba sur la table basse.

— Le moyen de te tuer ! Aussi fou que ça puisse paraître, cette gamine cherche à te buter, Man ! C'est elle qui t'a amoché l'avant-bras comme ça ?

Je m'écroulai dans le clic-clac, une grande détresse dans le cœur.

— Ça n'a aucun sens... Aucun sens... Cette fillette est complètement cinglée...

Willy s'assit à mes côtés.

— Elle était comme... catatonique, elle ne voyait même pas que j'étais là. Elle fixait cet écran et baratinait toute seule.

Il se frotta les épaules énergiquement, comme pour se réchauffer.

— Va falloir que tu te méfies de tout. De l'eau que tu bois, de la nourriture que t'avales, des pas que tu fais dans les escaliers. J'ai vu les yeux de cette gosse quand elle s'est tirée. C'est le Diable en personne... Crois-moi, Man, je sens ces choses-là...

Il parlait sérieusement, avec gravité, tandis que ses doigts d'ébène caressaient ses lèvres craquelées. À nouveau ma vision se troubla. En moi, autour de moi, le mauvais air gonflait. Des mouches noires bourdonnaient dans ma tête, se fracassant avec hargne dans mon esprit. Et si cette enfant n'était pas venue par hasard? Si, d'une quelconque façon, on l'utilisait pour...

Je me levai brusquement. Après avoir enfilé un teeshirt, je m'élançai dans l'escalier, butai à me rompre les poings sur la porte numéro sept. Sept... Sept papillons. Sept fléaux. Le sept de l'Apocalypse.

Un bruit, à l'intérieur. Le sang grimpa dans mes tempes.

— Je sais que vous êtes là ! Répondez ! Répondez !

Rien. En fiirie, je traversai le parterre entre les

immeubles et délogeai le concierge à coups de sonnette impatients.

— Venez m'ouvrir une porte ! ordonnai-je lorsque le jeune en jean et baskets apparut, aux côtés d'un doberman à la belle gueule d'émail.

— Un problème particulier ? répliqua-t-il d'un air las.

J'abusai de ma carte tricolore.

— Magnez-vous !

Il flanqua un coup de pied gratuit au chien, s'empara d'un large anneau de clés et me talonna au pas de course.

— C'est là ! Allez-y !

— Je ne comprends pas bien, commissaire, dit-il en fouillant dans ses doubles. Cet appartement, il n'est...

À peine avait-il débloqué l'entrée que je le poussai sur le côté et chassai le battant d'un grand geste de colère.

Une bouffée de vide me frappa le visage. Sous mes pieds, un froissement de papier. Une écriture serrée, aux lettres anguleuses. Mon écriture. Votre fille a été enfermée dehors. Elle se trouve chez moi, au troisième, en sécurité. Numéro trente-deux. Je suis policier. La lettre n'avait pas bougé d'un millimètre.

Le gardien fit tinter son trousseau.

— C'est ça que je voulais vous dire ! Cet appartement, il n'est plus habité depuis plus de quinze jours !

Les bras m'en tombèrent au sol. Plus un seul meuble, des pièces mortes, des murs nus.

— C'est... c'est pas possible ! Il y a une petite fille ! Elle vit ici !

Le jeune se gratta les cheveux, l'air ennuyé.

— Ça, ça m'étonnerait beaucoup... Comment s'appelle-t-elle ?

— Je n'en sais rien ! Elle doit avoir dix ans, cheveux bruns, yeux noirs ! Elle se balade souvent avec des chaussures rouges !

Je tournai un robinet. Eau coupée.

— Ça m'aide pas beaucoup, ce que vous me chantez là ! J'ai six immeubles à gérer, plus de cinq cents familles ! Vous imaginez le délire ? Des mouflettes avec cette description, il en existe des dizaines et des dizaines. Vous devriez peut-être interroger les autres locataires...

Je le remerciai et frappai chez des voisins. Cinq, six, huit, neuf. Réponse identique. Jamais vue. Mystère et boule de gomme.

Dix heures du matin. Willy avait squatté mon canapé, ses yeux explosés plus tout à fait en face des trous. Il grogna un coup quand je le flanquai dehors et refermai à double tour. Mes os me faisaient horriblement mal, mes jambes imploraient grâce, quelques bleus tapissaient ici et là mon corps épuisé. Quant à ma tête... Misère...

Je m'écroulai sur mon lit, pas douché ni changé, hors service. La mort claquait de tous les côtés. La péniche, les Tisserand, cette petite, à la violence incompréhensible. Je bouillais dans mes draps. De quelle sombre tanière sortait l'enfant au cœur à droite ? Elle m'avait épié dans mon sommeil. Elle m'avait tailladé au couteau. Elle me haïssait autant qu'elle semblait m'aimer... Ma porte... Ma porte, toujours... ouverte. Pourtant... j'étais... certain de...

... Le... Diable...

Chapitre vingt-quatre

Je me réveillai sans violence, au milieu d'une literie chiffonnée et de la chaleur écrasante. Le radio-réveil indiquait dix-sept heures vingt et une. Sept heures d'un sommeil au plomb bien trempé, le tout sans somnifères, antidépresseurs et trains qui vrombissent. Un miracle.

Après avoir ingurgité mon traitement antipaludéen, je me traînai sous la douche, où une eau tempérée me fouetta l'échiné. Une énergie nouvelle connecta mes premiers neurones et, dans cette tiédeur apaisante, je ressentis une forme de bien-être presque oubliée. Je m'attardai sous le jet une bonne demi-heure.

Le soleil glorifiait la terre, par la fenêtre du salon, flattant mes belles locomotives d'un voile doré. Je versai une goutte d'huile dans les tenders des vapeurs vives, lustrai leurs bielles d'un coup de chiffon précis avant de les élancer sur les rails. Le week-end, j'aimais à m'occuper d'elles, avec ces manières de gosse, jusqu'à les entendre siffloter de plaisir. Si Eloïse pouvait voir ça...

Armé d'un paquet de biscuits, d'un bol de café, de papier et des photos de l'intérieur de La Courtisane, je m'installai au cœur de cette effervescence métallique, entouré par les tunnels, les montagnes, les prés animés par leurs vaches tranquilles. Avec minutie, j'étalai les pièces importantes de l'enquête. Le message, gravé dans l'église. Les photos des Tisserand, dans leur vie et dans leur mort. Les gros plans sur les scarifications de Maria, sur son visage aussi, piégé dans la terreur des dernières secondes. Le poster du Déluge, avec ses cinquante-deux identités, les fusains... Puis j'inscrivis, en grand sur des feuilles séparées, tout ce qui me venait à l'esprit... Déluge, Apocalypse, Bible, châtiment, importance du « sept ». Sept sphinx, sept trompettes, sept fléaux... Je tirais des flèches, dressais des lignes, entourais des termes, posais des interrogations...

Petit à petit, l'espace se couvrit de mes écritures, mes ratures, mes allers-retours de pensée. Mon cerveau carburait à la drogue pure du bon flic...

Je portai ma tasse de café aux lèvres mais stoppai brusquement mon mouvement. Tu devras te méfier de tout... avait averti le Black aux cheveux de spaghetti. Je m'emparai d'un autre papier, notai : La petite ? La chambre 7 ? puis bus mon petit noir d'un trait.

Mon attention se focalisa alors sur les dizaines de dessins que m'avait envoyés par e-mail le technicien. Le coup de patte était gracieux, ce salopard ne manquait pas de talent. Mais ses assauts de mine étaient horriblement macabres, tournés vers la souffrance et le repli. On sentait sur le trait la pression des phalanges, la tension d'une main mauvaise. On devinait même, à certains endroits, les pointes de crayon brisées par l'insistance. Après tout, ces illustrations ne représentaient que la mise à plat d'un esprit malade.

Très vite, des thèmes récurrents surgirent. Le sombre du ciel, gonflé de nuages déchirés. La présence des insectes, qui se disputaient soit le thème principal - des mouches butinant entre les côtes d'un squelette, des fourmis dans les entrailles de deux cadavres en décomposition - ou qui apparaissaient en second plan, sur une fenêtre, un drap, une ampoule.

Il y avait aussi ces deux hommes soudés par la tête, avec leurs doigts crochus, leurs dents pointues, martyrisant un enfant recroquevillé qu'on ne voyait que de dos.

Ce môme... Pouvait-il s'agir de l'assassin ?

D'autres croquis représentaient une très jolie femme, à la chair pure et d'un blanc pieux, mains et pieds entravés par des cordes, reliées aux extrémités d'un vieux lit en fer. Sur son sexe rasé, le tatouage d'un nœud, une espèce de nœud marin, et des multitudes de plaies sur sa poitrine, en forme de croix, alignées comme des marques sur un calendrier. Un corps stigmatisé.

Chaque reproduction de cette captive présentait des similitudes - chambre sinistre, privée de fenêtre, au plafond bas, très bas - seule l'expression changeait, virant de la colère à la terreur, et de la terreur à la tristesse. Jamais une once de joie. Noirceur et ténèbres.

Je m'enfilai trois ou quatre biscuits, fis rouler ma nuque. Je vieillissais, mes jambes s'endolorissaient encore des jours précédents. La traque du Mexicain, puis celle dans Haxo, sans oublier les kilomètres dans la forêt, à se tordre les chevilles. Oui, je vieillissais et je n'osais imaginer la tristesse de ma vie dans quelques années, sans compagne, enfants ni petits-enfants. Un bien lugubre avenir...

Des minutes... Des minutes à me souvenir d'elles... Suzanne, Eloïse... Impossible d'obtenir des images claires, silencieuses. À chaque fois, le crissement des freins, leurs bouches hurlantes... Seigneur... Une larme.

Retour aux esquisses, que je parcourus encore et encore. Un détail m'interloqua soudain, un détail que je n'avais pas distingué jusque-là. Je plissai un peu les yeux, découvrant, à l'arrière-plan, derrière le lit de la femme attachée, une glace renvoyant un visage très flou, tout juste suggéré. Un visage enfantin. Un môme tapi dans l'un des coins de la pièce.

Le sel de l'excitation gagna mon palais. Je fouillai dans les autres planches, mes pupilles se contractèrent, dissociant le blanc du noir, le visible de l'évoqué. Comme une illusion d'optique, la figure apparut encore. Très, très habilement dissimulée. Dans le carreau d'une fenêtre, fondue parmi les nuages agités. Puis ici, réfléchie par le marbre d'un caveau. Et là de nouveau, sur la surface d'un lac où s'écrasait une cascade. Jamais un regard direct, franc, parfaitement visible. À chaque fois, des reflets cachés.

Ces yeux de gosse lui appartenaient, ces fusains ramenaient à la surface ses traumatismes passés. Aujourd'hui comme alors, le tueur ne supportait pas qu'on le regarde en face. Les posters lacérés. Viviane, morte avec les paupières bandées. Sa fille, violée dos à son agresseur. Le miroir, installé au plafond de la cale.

Les dessins... Plafonds bas, caveaux, squelettes, insectes. L'enfermait-on, gamin, dans un lieu qui le terrorisait, une cave menaçante avec des araignées, un placard où vibraient mites et moustiques ? Pourquoi cette présence féminine ligotée ? Que signifiaient ces blessures en forme de croix, sur sa poitrine ? Etait-elle battue ? Maltraitée ?

Et que dire de ces représentations, celles des deux hommes à la tête collée, pointant leurs dents menaçantes sur un bambin recroquevillé ?

Qu'avait subi le garçonnet pour que l'adulte ôte si cruellement ces vies ?

Un enfant... Peut-être ne fallait-il pas fouiller le présent... mais le passé... Je repris les notes concernant les

Tisserand. La clinique d'évaluation de la dangerosité, à Paris...

Vingt années à côtoyer des milliers de malades. Vingt années... Il fallait pousser nos recherches bien plus en amont, remonter à la source. Lorsque l'assassin était tout jeunot ou adolescent...

Je parcourus à nouveau le dossier des deux médecins. Avant Paris, Grenoble... Psychothérapeutes dans un hôpital psychiatrique... Aucune info là-dessus. Rien. Je traçai un gros point d'interrogation rouge en plein milieu de la feuille.

Je fis craquer mes os carpiens, avalai quelques biscuits. Le meurtrier se rapprochait de plus en plus, son souffle glissait, là, sur chaque vertèbre de ma colonne. À travers son guet pictural, le monstre m'observait.

Un bruit, derrière. La cuisine. Je m'y précipitai. Rien. Fenêtre ouverte, minots dans la cour, chiens qui aboient. Et personne sous la table...

Tasse de café renversée, au milieu des rails. Hérissement de poils.

Mais non, c'est toi qui l'as culbutée, en te levant brusquement ! Comment serait-elle entrée ? Tu as fermé à clé !

Je furetai dans l'appartement, par précaution, puis retrouvai ma position de réflexion. Mon cœur battait un peu plus vite dans ma poitrine, mon front libérait la chaleur de mon corps. Quant à mes doigts... Je les glissai entre mes jambes... Puis je démarrai les trains électriques, bien plus bruyants que les vapeurs vives. Ce chahut coutumier me rassura.

Je me replongeai dans le texte gravé en haut de la nef, en isolai le dernier point obscur. Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra et, sous le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la lumière. Ma langue s'enroula sur mes lèvres. C'était subtil, très subtil.

Effectivement, tout était dans la lumière. Celle qui avait permis de trouver, sous le Déluge, les cinquante- deux identités.

Mais pourquoi revenir ici, dans l'église ? Pour y dénicher une piste dissimulée ? L'entomologiste avait été formel, le confessionnal avait été passé au peigne fin des UV. Aucune prose à l'encre invisible, hormis des taches de phéromone sur Viviane Tisserand. Leclerc avait vu juste, sur la péniche : s'il n'y avait pas de texte sur les lieux des crimes, pourquoi les papillons ? Où fallait-il chercher, dans ce cas ? Dans la clarté des vitraux, derrière le tympan... ou alors...

L 'Apocalypse est un texte de codes secrets, de messages cachés. Tout est en profondeur, derrière les mots, avait dit Paul Legendre. Tout est derrière les mots...

Mon cœur partit au galop. Vingt secondes plus tard, mes pieds fous dévalaient les étages. Il me fallait une échelle, une très grande échelle ainsi qu'une lampe à ultraviolets.

Parce que tout était inscrit au sommet de la colonne fissurée, dans la maison de Dieu, depuis le début...

Tu reviendras ici, car tout est dans la lumière...

Et, par douze mètres de haut, sous les arches puissantes de l'église d'Issy, un nom apparut sous la lumière ultraviolette. Un nom inconnu, barrant l'avertissement initial en une grande diagonale blanche.

Vivian Maleborne.

Chapitre vingt-cinq

Leclerc n'était pas rentré chez lui du dimanche. Quand je débarquai au 36, il pianotait sur son ordinateur portable, cerné de gobelets vides et de chewing- gums roulés en boule. Sa cravate pendait sur un porte-manteaux, dans ce bureau au plancher couleur chêne sombre, craquant comme dans un vieux grenier.

— Trois Vivian Maleborne dans toute la France, expliqua-t-il en brassant des amas de feuilles. Un gamin de douze ans, dans la Creuse... Un type de cinquante-cinq ans dans le Midi... Et un autre qui habite... dans le deuxième arrondissement !

Je me penchai par-dessus son bureau, un peu haletant.

— Ça se... précise. Et ?

— Plus tout jeune, tout jeune. Soixante-quinze ans... Ancien médecin, psychanalyste-hypnotiseur...

— C'est bien ça... L'assassin veut nous ramener en arrière. Vers le passé... Son passé...

Le divisionnaire s'écrasa dans son profond fauteuil, une nouvelle gomme à mâcher emballée entre les doigts.

— Cette affaire commence à me chauffer ! On ne fait que subir, depuis le début. Pas fichus d'établir un putain de portrait-robot ! Dernière nouvelle, tu sais quoi ? Aucune personne de l'Ubus n'a pu identifier notre fantôme. A priori, le gus se pointait avec un masque africain sur la tronche. Non mais t'imagines le délire ? Un masque africain !

— Il se cache le visage... Mais pourquoi ?

— Seul cet Opium doit savoir à quoi il ressemble, mais pour le moment... Pff, envolé, le gros Black !

Il serra les poings sur les accoudoirs.

— Là-haut, ils n'apprécient pas cette enquête un peu trop carte au trésor. Ils le veulent lui, et non les cadavres qu'il a semés sur son chemin.

Je déroulai un geste de colère, levant un bras pardessus ma tête.

— Facile à dire ! On prive déjà les gars de leurs congés, on les oblige à venir le week-end ! Tout juste si on les laisse dormir !

— Je sais, je sais... Je suis bien le premier concerné... Dimanche, vingt heures, en plein juillet et je suis ici, enfermé entre ces quatre murs à remuer la mort, mais... il devient urgent de le coincer...

— Ça a toujours été une urgence pour moi.

— Tu dois aller voir cet hypnotiseur, tout de suite. Profitons de l'avance que nous avons prise sur son jeu pour le contrer. Si ce fumier se sert du vieux pour nous parler, soit ! Ecoutons ce qu'il a à nous dire ! J'attends ici... Tiens-moi au courant...

Il m'interpella une dernière fois, alors que je franchissais la porte de son bureau.

— Shark ! Ça va aller ? Tu sembles un peu... pâlot.

— À trop côtoyer les macchabées, on finit par prendre leur couleur.

Vivian Maleborne habitait à deux pas du Louvre, dans un grand immeuble haussmannien dont l'entrée était protégée par un gardien en uniforme rouge. Sous l'impulsion de ma carte tricolore, l'automate m'accompagna dans les longs couloirs au plafond très haut et aux tentures de velours magnifiques.

Le docteur m'accueillit en fauteuil roulant, poussé par un sbire aussi souriant qu'une statue de l'île de Pâques. Le vieillard était vêtu d'un costume trois- pièces blanc, au col de chemise si serré que son maigre cou débordait en plis de peau disgracieux. Il portait un nœud papillon noir, en parfaite harmonie avec sa couronne de cheveux d'un gris très foncé.

— C'est un commissaire de police, annonça le pousse-charrette d'un ton sans nuance. Le commissaire Sharko.

Le médecin me fixait intensément, sans ciller. Ses yeux étaient tapissés d'un fin tulle transparent, mais on devinait, par-delà le voile, le bleu mystérieux des pierres précieuses.

— Que puis-je pour vous, commissaire ?

Sa voix était en retard sur son âge, étonnamment fluide et posée.

— J'aimerais vous parler seul à seul, si vous le voulez bien.

D'un lent mouvement de main, il congédia son majordome qui disparut dans l'une des pièces, dont le gigantisme n'avait d'égal que l'immense impression de vide qu'elles insufflaient. Peu de meubles, encore moins de bibelots, aucun tableau, juste la lumière fatiguée d'un jour blafard, agonisant sur le marbre du sol. Maleborne se dirigea en marche arrière vers le salon, à l'autre extrémité du hall, sans même se retourner.

— Installez-vous, commissaire, fit-il en désignant d'un geste approximatif des fauteuils à oreillettes beiges.

Un bar, sculpté dans un mur. Des dizaines de marques de grands whiskeys et autant de cognacs.

L'ancien appréciait les bonnes choses. En m'asseyant, je déposai les fusains sur une table d'ébène. Maleborne ne réagit pas.

— De quoi allons-nous parler, commissaire ?

— D'un homme... un homme qui a dû être l'un de vos patients. Je vous ai apporté certains de ses dessins...

Un dernier rayon de soleil joua sur ses dents impeccables.

— Avez-vous vu un seul livre ici, le moindre tableau ? Mes yeux ont été toute ma vie mais aujourd'hui, ils m'ont presque abandonné. Une cataracte inopérable, j'ai le fond de l'œil mauvais, paraît-il. Le comble, pour un hypnotiseur, non ? Le fond de l'œil mauvais !

Son rire se termina en un murmure fatigué. Ça partait mal.

— Je voudrais juste...

Il me coupa encore.

— Des patients, j'en ai soigné des centaines, pour ne pas dire des milliers. Mes dernières thérapies doivent remonter à cinq ans et ma mémoire... Ah ! ma mémoire... Elle s'efface aussi vite que ma vue... Ma vie n'est plus qu'une grande plaine sibérienne...

Son regard de quartz ne me lâchait pas, figé dans l'éternel hiver de ses pupilles blanches. Que distinguait-il ? Juste des formes ? Une aura ? Des masses sans nuances ? Je me penchai vers lui, les mains entre les cuisses.

— L'individu dont je vous parle est très versé dans la religion, il se sert de supports comme l'Apocalypse ou le Déluge pour composer les messages qu'il nous adresse... II... il pense fermement que la fin des temps arrivera avec les insectes, il les utilise comme vecteurs pour répandre sa colère... Le terme de... fléau est récurrent. Les illustrations que nous avons retrouvées sont très sombres... Ciels d'orages, cavités, squelettes et toujours des insectes... A plusieurs reprises, on y voit une femme... jeune... attachée sur un lit... Longs cheveux blonds, peau ivoirine, des croix sombres sur le corps, peut-être des mutilations... Et un tatouage sur son pubis, un tatouage en forme de nœud... Chaque...

Les lèvres usées de Maleborne s'écartèrent légèrement, tandis que le reflet acier de ses iris ensauvageait ses traits.

— ... Chaque fois, une présence l'observe, conti- nuai-je en articulant clairement. Une présence enfantine entrevue dans...

— ... un miroir. Le visage est... très flou, vous le... distinguez à peine. Le lit est en bois... non, en métal, oui, en métal je crois, le plafond très bas... Il se dégage comme... une puissante impression... d'écrasement, d'enfermement... Je me trompe, commissaire ?

Maleborne avait parlé très lentement, avec hésitation, comme si les mots remontaient d'un puits fort profond.

— C'est... tout à fait... exact, répliquai-je sans cacher le trouble qui me gagnait.

Les sillons de son front se creusèrent plus encore, ses longs doigts osseux s'arrimaient fermement aux roues de son fauteuil.

— Qu'a-t-il fait pour que la police se déplace chez moi ?

— Il a exécuté une famille complète. Le mari, l'épouse, la fille. Et... votre nom était caché sur l'un des textes à notre attention.

Une exhalaison brûlante siffla dans sa gorge, alors qu'il plaquait ses mains sur ses pommettes d'anorexique. Je sortis un dictaphone.

— Vous permettez que j'enregistre notre conversation ? Et, je vous en prie, ne me parlez pas de secret professionnel. Votre ex-patient a commis des actes... impensables.

Alors que les ombres croissaient autour, Malebome finit par acquiescer. Je déclenchai l'appareil sur ses premières paroles.

— Tout ceci paraît... si loin... Comment... a-t-il pu faire une chose pareille ?

— À vous de me le dire.

Il resta un instant sans réaction, la tête un peu inclinée.

— Vincent... est venu me voir alors que je n'exerçais plus depuis... quatre bonnes années...

J'avais l'impression de me retrouver au bord d'un gouffre, avec l'incroyable envie de sauter pour me rapprocher plus vite de l'issue fatidique. Toutes les clés se cachaient dans ce cerveau émietté...

— À quand cela remonte-t-il ?

— Voilà cinq ans, fin 2000... Son cas m'intéressait, un cas... incroyable... Vraiment incroyable... Je me rappelle un être fracturé, très angoissé... incapable de se souvenir des seize... non, quinze premières années de son existence... Oui, c'est ça... Ses quinze premières années...

La partie n'était pas gagnée. Le vieux bafouillait, écumait, cherchait ses mots.

— Un homme... victime d'un cauchemar récurrent depuis son adolescence... Il y voyait... cette femme, dont vous avez parlé... sanglée sur un lit en fer... Un placard avec un trou, au fond... Le tatouage d'un nœud, sur son sexe... Ces croix sur son corps...

Une gravité lourde plombait à présent sa voix. Derrière lui, au travers d'une fenêtre ovale, des troncs hargneux s'étiraient en une armée noire. Un jardin privé, peut-être.

— Et il y avait les hurlements... C'est ça qu'il supportait le moins, Vincent... les hurlements incessants dans sa tête qui... nuit après nuit, l'anéantissaient...

Il tendit un ongle manucuré vers un porte-bouteilles.

— Pourriez-vous nous servir un peu de vin, monsieur Sharko ? Le bordeaux 85, s'il vous plaît.

Je me sentais frigorifié. Les voix, dans sa tête... Les cauchemars, les hurlements. Suzanne, Eloïse. Un être fracturé, disait-il. Brisé intérieu...

— Commissaire ? fit-il en inclinant sa maigre tête d'oiseau. Je vous sens... soudain distant...

— Ex... cusez-moi... je pensais juste... à quelque chose...

Je lui tendis son verre, bus une gorgée de ce breuvage qui devait coûter des mille et murmurai d'un timbre que j'aurais voulu moins vacillant :

— Continuez, docteur, je vous écoute...

Il huma son grand cru, puis s'en humecta d'un geste fin les lèvres avant de poursuivre :

— Avez-vous déjà vu le mental influer sur le physique, le subconscient lutter au point de blesser et de torturer le corps ? Vincent appartenait à ces stigmatisés, ces êtres frappés par une puissance psychique phénoménale...

— Qu'entendez-vous par là ?

— Chaque fois que je poussais l'analyse trop loin, que je déverrouillais des portes, Vincent se mettait à saigner du nez... très intensément... C'est... la seule image physique que je garde de lui... Ces rivières rouges sur le flou de son visage...

— Le flou de son visage ? Vous voulez dire que... vous ne pouvez pas le décrire ?

Le vieillard porta ses mains noueuses à ses paupières plissées.

— Hélas non, ma vue était déjà atteinte... Je conserve juste de lui une impression générale, une vision confuse... Si lointaine...

— C'est pas vrai ! Et quelle impression ?

— Je... ne sais plus... La même impression que j'ai de vous, ce soir, sans vous distinguer réellement... Grand... Cheveux foncés... Châtain, peut-être bruns... Et une voix... très grave...

Il se prit le front dans les mains.

— ... Rien d'autre... Rien d'autre, désolé...

Je contractai les mâchoires. L'assassin s'était un jour assis ici, peut-être dans ce même fauteuil. Avait-il goûté à ce vin, lui aussi ?

— Et son nom ? Donnez-moi son nom !

— Il m'a toujours dit qu'il s'appelait Vincent... même pendant nos séances. Vous savez, l'hypnose n'est qu'un état de semi-conscience où le patient ouvre certaines barrières et en ferme d'autres... Priez un hypnotisé de se déshabiller alors qu'il n'en a pas envie, il ne le fera jamais... Vincent s'était fixé certaines règles avant de venir ici... Peut-être trop... Quelque chose, dans sa tête, cherchait à le protéger... Quelque chose de suffisamment fort pour provoquer les saignements...

Je me levai et m'accroupis devant son fauteuil. Ses yeux rayonnaient d'un froid intense, alors qu'à l'extérieur, le soleil déclinait entre les troncs, jetant une poche d'ombre grandissant autour de nous. Le salon se transmua en une cave sombre, saturée de mystères.

— Racontez-moi son histoire, docteur.

Maleborne fronça ses sourcils neigeux.

— Ne me demandez pas des miracles, vous n'aurez que ce que ma mémoire voudra bien me restituer, c'est- à-dire... des bribes... Après soixante-dix ans, le cerveau a perdu plus de dix pour cent de sa masse... les neurones, quant à eux...

— Les enregistrements ! Vous avez bien des enregistrements audio des séances !

Il secoua la tête.

— Vincent est revenu les récupérer l'année dernière...

— C'est pas possible...

Presque triste, il plongea ses lèvres fébriles dans son verre, puis finit par dire :

— Notre travail s'est focalisé autour de sa quinzième année... Je vais vous raconter les épisodes à reculons, si vous le voulez bien... C'est de cette façon que nous avions procédé quand il se tenait là, à quelques centimètres...

— Je vous écoute.

Face à moi, deux fentes horizontales, d'un blanc de vipère.

— Vincent a... seize ans. Il habite avec... son oncle et sa tante, au bord de la mer... Une grande maison... très lumineuse... avec énormément de fenêtres. D'en haut, on y voit les bateaux d'un côté... les maisons du village de l'autre... Vinc...

— Quel village ?

— C'était sans importance... Je n'en sais rien et... ne m'interrompez plus, s'il vous plaît... Vincent aime les journées ensoleillées... car, depuis quelque temps... les nuits lui font peur. Un méchant cauchemar s'est installé dans sa tête... Une vision qui l'arrache de son sommeil, le laissant en pleurs... Nous... remontons alors jusqu'à cette fameuse nuit... où le mauvais rêve est apparu... La nuit d'un très violent orage... Il aperçoit de grands flashs, entend les murs trembler. Le vent... gémit dans les gouttières et... les volets claquent... Au loin, la mer est noire, furieuse... Les vagues ébranlent les bateaux... Vincent hurle, recroquevillé dans un coin de sa chambre... Il tremble, urine sur le sol... Il est seul dans la maison... Son oncle et sa tante sont sortis au restaurant... Il croit qu'il va... mourir...

Maleborne claqua brusquement des doigts.

— Pour la énième fois, Vincent saigne du nez. Nous interrompons la séance... Notre avancée dans son psychique est... pénible et douloureuse, mais nous sentons que... nous sommes sur la bonne voie... Vincent accepte de poursuivre la thérapie. Il témoigne de beaucoup de volonté...

Il reprit un peu son souffle, lapa de petites gorgées de vin avant de poursuivre :

— Donc, l'orage a créé le cauchemar... Pourquoi? Reculons... avant, bien avant cet orage. Vincent ne cau- chemarde pas encore, il a quinze ans... Il vient d'arriver dans cette nouvelle demeure qui donne sur la mer... mais pour lui, à vrai dire, tout est nouveau... La plage, l'école, les camarades. Une chambre l'attend... avec des jouets, des puzzles, des disques... Il reçoit beaucoup d'amour... Des figures se succèdent autour de lui... Il sait qu'ici, il sera bien... Il est heureux... Il a l'impression de renaître, ou même de naître... L'analyse révèle qu'il... est très intelligent, comprend vite, s'adapte très facilement. C'est un gentil garçon, coopératif et entreprenant... Ceux qui le côtoient sont fiers de lui...

Les paroles ruisselaient de ses lèvres, pareilles aux remous d'une rivière tranquille. Il s'en dégageait une vibration douce, si ensorcelante que l'on avait envie de s'en laisser bercer.

— Allons plus en arrière, approchons-nous du point de rupture... Un mois plus tôt... 1980, je crois... Oui, c'est ça, 1980, l'année de la mort de Sartre... Il y a vingt-cinq ans... Important pour vous, la date, n'est-ce pas commissaire ?

— Effectivement. Vincent aurait donc aujourd'hui... quarante ans...

Il acquiesça.

— Donc, 1980... Une très longue route... la nuit... la pluie qui fouette les vitres de la voiture... Vincent est allongé sur la banquette arrière... Il pleure, il est terrorisé... Il n'a aucun souvenir de l'homme et la femme assis à l'avant... Elle, se retourne de temps à autre, sourit, lui caresse les cheveux... Avec le conducteur, elle chuchote sans cesse... Il n'entend pas, la pluie est trop forte...

Maleborne tressauta.

— ... Durant cette séance, se dresse en face de moi un être qui sanglote, s'agite, se cabre brusquement. Je sais que le travail va aboutir. Mais je devine aussi que... l'inconscient lutte, bec et ongles. Le défi se révèle très dangereux... Les saignements croissent en intensité et violence. Mais nous poursuivons nos rencontres... Il fallait aller au bout, c'était primordial pour... sa santé mentale...

L'hypnotiseur ne racontait plus, il vivait ses paroles. Autour l'espace s'effaçait, saturé d'ombres et de spectres naissants. Ne restait du vieil homme que cette transparence oculaire, ces cristallins blessés, hermétiques aux grandes lumières du crépuscule.

— Remontons... de quelques heures... à l'origine... Avant cette longue route... Son réveil à l'hôpital... Vincent se souvient... une chambre, deux personnes autour de son lit... On lui dit que... qu'il s'est cogné la tête très violemment et... qu'il est resté dans un coma profond... plusieurs semaines... Il n'a le souvenir de rien, ces visages sont ceux de... sa tante et de son oncle... mais il ne les reconnaît pas... Sa mémoire implicite n'est pas affectée... comme souvent dans les amnésies... Il sait le nom des arbres, distingue les couleurs, peut compter jusque des mille et des mille... Un test de QI révélera même qu'il a une intelligence au-dessus de la moyenne... mais... sa mémoire explicite, celle des souvenirs, de ce qu'il fut, est anéantie... Il ignore qui il est... Il a oublié tout ce qui précédait ce réveil... Il réclame une mère, un père... On lui répond que le père est parti avant sa naissance et... que la mère est décédée d'un cancer des poumons, quand il était... tout jeune... Il ne peut qu'admettre... Il passe encore plusieurs semaines à l'hôpital, on lui explique que... sa tante et son oncle sont sa seule famille et... qu'ils se sont toujours occupés de lui... Il va repartir avec eux et... rebâtir son identité... car sa mémoire risque... de ne jamais revenir...

Maleborne s'agita brusquement dans son fauteuil.

— ... Devant moi, Vincent s'évanouit... Une hémorragie trop forte... Je me précipite, tombe de ma chaise ! Je pose mes mains sur sa poitrine ! Le cœur ! Le cœur a cessé de battre ! Faites-le revenir ! Faites-le revenir, je vous en prie !

Je lui pressai fort la main.

— Docteur !

Il happa une grande bolée d'air, comme après une apnée douloureuse, desserra son nœud papillon d'une main frémissante et manqua d'arracher le dernier bouton de sa chemise.

— J'ai failli appeler les pompiers... Mais j'ai aperçu... une palpitation sur sa gorge... Sa jugulaire battait... Elle battait alors que son cœur... était arrêté... J'ai cru à un nouveau phénomène étrange, une manifestation de son inconscient... puis j'ai pensé à autre chose... À ces personnes qui naissent avec les organes inversés... Alors j'ai posé la main à droite... Le cœur battait...

Impossible ! Comme la fillette... Tout s'embrouillait dans ma tête. Le réel, l'imaginaire, les souvenirs. Maleborne continuait à parler, la sueur aux lèvres :

— Alors j'ai tout interrompu... C'était trop risqué... Nous... y étions presque... Nous avons failli toucher au but... Franchir le mur du coma... Tout s'est arrêté, définitivement... Je ne l'ai plus jamais revu, sauf quand il est revenu chercher ses enregistrements, l'année dernière... Alors j'ai compris... J'ai compris que la barrière avait été enfoncée, qu'il savait à présent et... qu'il cachait un... terrible... secret... Je l'ai senti... Il était froid comme la mort... Comme la mort... On aurait vraiment dit... quelqu'un de différent... Je ne le reconnaissais pas...

Mes tempes puisaient. La petite, au cœur à droite... Deux êtres de constitution anormale, surgis au même moment dans ma vie... Mais... Qu'y avait-il à comprendre ? C'était une histoire de dingue ! Je secouai la tête. Il fallait clore l'entretien.

— Je compatis à votre douleur, docteur... soufflai- je, mais...

— Ce n'est pas ma douleur... C'est la sienne... Vincent n'a pas subi un choc physique, comme l'ont prétendu les médecins, mais psychologique... d'une violence capable de le plonger dans le coma et de lui fracturer la mémoire. Tous ces gens... lui ont menti...

— Il faut... me donner des détails qui pourraient m'aider davantage. Ces toubibs qui l'ont soigné à l'hôpital avaient bien un nom ? Ses tuteurs aussi ? Tous ces gens, ces lieux ! S'il vous plaît !

Le vieillard rabattit sa main devant lui, comme pour mettre fin à ces évocations trop éprouvantes.

— Des noms... Bien évidemment, qu'il m'en a cité ! Il m'a même décrit un à un les jouets qu'il avait dans sa chambre, le nombre de pièces de ses puzzles. Mais... comment voulez-vous que je m'en souvienne ? C'était tellement... secondaire ! Vous ne saisissez pas bien, commissaire, je crois...

Il enveloppa son verre ballon de ses paumes, comme la flamme d'une bougie qu'on chercherait à protéger.

— Vous a-t-il déjà parlé d'une fillette ? Dix ou onze ans ? Cheveux noirs, très jolie ?

— Jamais.

— Et si je vous dis Tisserand ?

Il secoua la tête, l'air un peu agacé. Je lui énumérai des prénoms inscrits sur le tableau du Déluge.

— Non, non, non...

Le déclic du dictaphone conclut mes salves de questions. Je laissai une carte de visite sur la table.

— Vous avez raison. Il a réussi à défoncer lui-même cette barrière, il connaît l'origine de son cauchemar et la cause de son oubli. Voilà pourquoi aujourd'hui il tue des gens... Et il en tuera encore tant que nous ne l'aurons pas arrêté... J'espère que des flashs vont vous revenir. Jour ou nuit, appelez-moi, même s'ils vous paraissent sans importance.

Maleborne m'agrippa soudain le poignet et ne le lâcha plus.

— Ces personnes... Elles ont dû le blesser alors qu'il était enfant... Tout vient de là... Du traumatisme... Il ne faut pas fouiller son présent... Mais son passé... Ces prénoms... à quoi correspondent-ils exactement?

— Il s'agit d'une liste. Une liste de cinquante-deux victimes qu'il s'apprêtait à nous livrer...

— Oh ! Mon Dieu... Cinquante-deux... Les démons de son enfance...

Ses doigts, sans plus de forces, finirent par se décrocher de ma veste. Alors que je m'éloignais, il m'interpella une dernière fois :

— Attendez ! Juste un détail, un petit détail ! Il se remémorait des montagnes... Les montagnes couvertes de neige, qu'il apercevait depuis la fenêtre de sa chambre d'hôpital...

Un nom explosa dans ma tête.

Grenoble. Là où les Tisserand avaient vécu, il y a plus de vingt-cinq ans.

Chapitre vingt-six

Ma lanterne s'éclairait progressivement. Le tueur avait subi un choc émotionnel d'une violence rare, un choc qui lui avait arraché la mémoire. Pourtant les souvenirs avaient persisté, quelque part, piégés entre les toiles complexes de son inconscient. Alors, parfois, ils affluaient par débris, dans les méandres de la nuit, au travers d'images codées, de hurlements.

Ces hurlements que Suzanne poussait elle aussi, dans nos draps trempés. Le choc émotionnel. Les fractures cérébrales. Quel parallélisme troublant... Le pire des assassins et ma femme, fondus dans un même moule d'oubli. Horrible signe du destin.

Pour en revenir à Maleborne, il avait tout fait exploser chez ce Vincent vingt-cinq années plus tard, par ses consultations harassantes. Quinze ans d'oubli, de joies, de peines, de mensonges ressurgis en un quart de seconde. Une véritable bombe. Aujourd'hui, Vincent se vengeait, déchirait les cicatrices de son passé à renfort de sang et de cruauté. L'hypnotiseur avait raison. Ces personnes, sur la liste du Déluge, établissaient le lien avec son enfance.

Pour remonter au meurtrier, il fallait aller à la source. Vingt-cinq années en arrière. Là où tout avait commencé... Grenoble... Leclerc m'avait laissé carte blanche pour un déplacement express vers la capitale des Alpes.

Il fallait que je sente la ville frémir sous mes pieds, que j'arpente son CHR, puis l'hôpital psychiatrique des Tisserand.

Je voulais voir la chambre de son coma, de mes yeux, converser avec ses médecins de l'époque. Donner un nom à ce Vincent...

... Et mettre des visages sur les cinquante-deux identités de cette liste. Vincent revivait son enfance. La clé se trouvait là.

De retour chez moi, j'apprêtai quelques affaires pour ma longue chevauchée nocturne. Chemises, sous-vêtements de rechange, nécessaire de toilette...

L'excitation me brûlait les lèvres, en même temps qu'une très grande haine pour cet inconnu que je traquais, cet homme qui, du fin fond de sa raison, rachetait par la voie du crime ses années de vie volée.

— Tu t'en vas où comme ça, Man ? Vacances ?

Willy venait de se jeter dans mon fauteuil, son éternel mégot aux lèvres. Il n'avait toujours pas changé de pyjama. Stupides pois bleus sur fond noir.

— Tu tombes bien ! répliquai-je en enfournant dans mon sac des Petits-Beurres, trois bananes et mes comprimés de chloroquine. Je vais te donner le numéro de téléphone d'un collègue, ainsi que mon numéro de portable. Si tu aperçois la petite, tu nous appelles immédiatement. Tu... devras essayer de la retenir, jusqu'à ce que mon équipier arrive.

Willy dessina un huit avec ses grosses lèvres.

— Wouais... ça pourrait me causer des tas d'emmerdes ! Imagine qu'elle gueule ! J'suis un pacifique, moi, Man !

— Dans ce cas, tu la suis. Je veux savoir où elle habite. Je peux compter sur toi ? C'est très important.

Le Rasta fît jouer ses tresses de brefs mouvements de tête.

— Tu penses bien, j'suis avec toi, Man. Ma grand- mère, elle t'aimait bien. Moi aussi, je t'aime bien...

— Arrête, tu vas me faire pleurer...

Il dévoila ses dents impeccables.

— Tu reviens quand ?

— Demain soir probablement. Après-demain au plus tard...

Je descendis une première fois au sous-sol pour ranger mon sac dans le coffre, puis remontai au troisième chauffer une cafetière de café bien noir, que je transvasai dans un thermos.

Après avoir poussé Willy à l'extérieur - gentil, le Willy, mais un peu lourd à la longue - et fermé la porte d'entrée, je ressentis comme une grande victoire sur moi-même. Mes doigts tremblaient moins et je n'éprouvais pas, tout au moins dans l'instant, cette envie de me gaver de pilules. Fallait-il y voir un signe d'amélioration ?

La rectitude de l'A6. Etoiles dessus, bitume dessous. Un petit air des Red Hot, à la radio, en sourdine de mes pensées incessantes, de toutes ces images, ces dessins, ces flashs de sang. L'enquête grandissait encore en moi, avec la fougue d'un lierre sauvage. Elle chassait l'homme faible et appelait le flic, sans cesse. Ce flic qui n'avait besoin d'aucun cachet. Juste cette soif d'hémoglobine...

Mais, replié dans les ténèbres, l'homme songeait encore à son frêne, lacéré de coups de couteau. L'homme voyait les yeux blanc-bleu de Maleborne, ses lèvres craquelées murmurer des phrases enterrées, douloureuses.

Vincent... Vincent qui saignait du nez par la force de son psychisme... Un stigmatisé... Puis ce cœur à droite, comme l'enfant... Une telle rareté...

Tu n 'arrêtes pas de penser aux autres. Et à nous, tu y penses ? Ta fille ? Tu sais combien elle souffre dans cette obscurité perpétuelle, sans toi ?

J'augmentai le volume de l'autoradio, ouvris les deux fenêtres arrière. L'air s'engouffra dans un grondement de locomotive. Les voix s'estompèrent un peu avant de revenir en fanfare. Le seul moyen, pour les supporter, restait de leur tenir la conversation.

Quatre heures à manger de l'asphalte, à broyer du noir, à subir le poids des reproches, à entendre rire et chantonner dans ma tête. J'avais roulé plusieurs fois sur la bande d'arrêt d'urgence, un peu ailleurs, mais heureusement, les rugosités m'avaient éjecté de cette torpeur dangereuse. Une aire de repos arriva enfin, une cinquantaine de kilomètres avant Lyon. Je mis mon clignotant...

Mes vêtements étaient imprégnés de sueur et de fumée de cigarettes, une vague odeur de café tiède fleurissait de l'habitacle. Sur le parking, des camping-cars, des caravanes, quelques chauffeurs fatigués, leurs femmes et marmots endormis à leurs côtés. Plus jeune, j'adorais quand mes parents se garaient sur ces espaces perdus, sous l'arc fantastique des étoiles. J'en garde au cœur le goût des vacances et une grande part de rêve. Un temps si lointain...

Alors que je sortais m'étirer un peu, des coups sourds résonnèrent contre de la tôle. Puis une petite voix, à peine audible :

— Au secours ! Au secours !

Ça provenait d'un coffre. Le coffre de ma voiture.

— Mince, Franck ! râla la gamine lorsque j'ouvris. T'aurais pu t'arrêter avant ! J'étouffe là-dedans !

Robe de chambre bleue et chaussures rouges. La fillette sauta hors de sa cachette, s'étira, les deux bras tendus au-dessus de sa tête, alors que je restais là, sans réaction, complètement abasourdi. Puis la colère afflua à mes joues. Je cognai avec une rage folle contre une poubelle.

— Merde ! Merde ! Merde ! Qu'est-ce que tu fiches ici ! ! !

Je la dévorai d'un air mauvais, les dents grinçantes, tandis qu'elle regroupait ses mains sous son menton, comme pour se protéger.

— Tu me fais peur, Franck... Tu ne vas pas me frapper, hein ?

Le front baissé, j'allais et venais, avec l'acharnement d'un prédateur furieux.

— C'est toi qui me fais peur ! Qu'est-ce que tu me veux ? Dis-moi pourquoi tu es entrée dans ma vie ! Et... épargne-moi tes airs de chien battu !

Un type qui sortait de la cafétéria se retourna dans ma direction avant de se fondre dans la nuit.

— Mais... C'est... mon chat... L'autre fois, rappelle- toi ! J'étais... enfermée dehors...

— Mensonge ! Tu n'habites pas au sept ! J'ai vérifié ! Cet appartement est inoccupé !

Ses doigts fluets montaient et descendaient sur sa maigre poitrine, au rythme de sa respiration. Elle rentra la tête entre les épaules.

— Mais je te parlais pas du sept de ta résidence ! L'autre sept, dans la résidence des Ibiscus ! L'immeuble d'à côté !

— Arrête de mentir !

— Je suis venue chez toi parce qu'on m'avait dit que tu avais des trains miniatures partout dans ton appartement ! Et moi, j'adore les trains miniatures ! J'ai toujours rêvé d'en avoir, mais maman ne veut pas m'en offrir... Elle ne m'offre jamais rien...

— Pauvre petite ! On finirait presque par s'apitoyer ! ! !

Je dévoilai la cicatrice de mon avant-bras.

— Et ça, tu peux m'expliquer ? Mon voisin m'a raconté que tu discutais avec la télé, que tu voulais me nuire !

Elle tortilla son vêtement sous ses paumes menues. Des larmes gagnèrent ses yeux.

— Eloïse et moi, on voulait te protéger ! Ton sang malade, tu te rappelles ?

— Suffit, avec ma fille ! Ma fille est morte, elle n'est plus ici, tu comprends ?

— Oh ! Franck ! Je ne veux pas te faire du mal ! Si tu savais...

Elle se jeta contre moi et me serra fort, délivrant des torrents de larmes. Je luttai pour ne pas céder à sa douceur entêtée mais n'y parvins pas. Il restait une flamme, au fond de moi, qui brûlait encore.

Je me baissai à sa hauteur et lui caressai les cheveux.

— Ça va aller... d'accord ?

Elle acquiesça, étranglée dans ses sanglots.

— Tu entends des voix dans ta tête, c'est ça ?

— Tout le temps... murmura-t-elle en étouffant un gros chagrin. Elles ne me laissent jamais tranquille... Parfois... elles m'ordonnent de faire des choses pas bien... Toujours la même chose... Eloïse, elle, elle joue avec moi. Elle est gentille...

Je la portai dans mes bras et la forçai à me regarder.

— Tu te souviens, l'histoire du frêne et du chêne ? Le cauchemar que j'avais eu ?

Elle opina lentement.

— A qui tu en as parlé ?

— Mais... À personne ! Je t'ai demandé de m'expli- quer ! T'as jamais voulu ! Je sais même pas ce que ça signifie !

— Bon... Tu dois me donner ton nom. Des amis à moi vont prévenir ta mère, lui dire que tu vas bien. Puis on s'occupera bien de toi...

— Non ! Non ! Je ne veux plus la voir ! Elle n'est jamais là, tout ça, c'est sa faute ! Je veux rester avec toi !

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