FRANCK THILLIEZ

DEUILS DE MIEL

Chapitre premier

Un an... Un an depuis l'accident.

Un moment d'inattention. Une seconde. Même pas. Une pulsation. Bordure de nationale. Une crevaison. Je me baisse, ramasse un boulon échappé sous le châssis. Me relève. Trop tard. Ma femme court au milieu de l'asphalte, ma fille au bout de ses doigts. Un véhicule qui surgit, trop vite. Bleu. Je vois encore ce bleu trop saillant, alors que je m'élance en hurlant. Le crissement des freins sur la chaussée détrempée. Puis, plus rien...

Un jour, on réapprend à vivre.

Et, le lendemain, tout fout le camp...

Devant moi, au creux des remparts de Saint-Malo, un type déambule tranquillement, les cheveux à l'air, le teint flatté par les rouges d'un crépuscule flamboyant.

C'est lui, je l'ai reconnu sans l'once d'une hésitation. La France n'est pas assez grande, il faut que je croise sa route, au terme de mes congés. Celui qui leur a arraché la vie.

Le chauffard.

À cet instant, quelque chose craque en moi. Une déchirure abominable...

Dire que je pensais qu'elle allait mieux, ma Suzanne, après six années de traitements abrutissants et de cris dans la nuit. Le traumatisme de son enlèvement[1] semblait s'essouffler, elle savait sourire à nouveau, au moins à mes yeux, avait réappris les choses simples de la vie. Se laver, s'habiller, s'occuper un peu de notre petite Eloïse. Bien sûr, ce n'était plus la combattante d'autrefois, tellement lointaine parfois, si décrochée de la réalité et dépendante d'autrui. Sans cesse à arpenter la frontière de la folie. Mais j'avais perçu dans ses yeux le renouveau, la soif de vivre surpassant celle de partir.

Suzanne... Pourquoi t'es-tu lancée sur une nationale avec notre fille ? Quel démon s'est emparé de toi, en ce triste matin d'automne ?

Ces questions, je les ai ressassées des centaines et des centaines de fois. Un livre, qu'on ne referme jamais...

Devant, l'homme, Chartreux, il s'appelle Patrick Chartreux, s'adosse sur la vieille pierre et sort son téléphone portable. Il se retourne brusquement vers moi, je détourne la tête et simule un intérêt soudain pour le grand large. L'onde tranquille, ses bateaux paisibles. Je ne sais pas comment réagir. Une haine grandissante me brûle la gorge et je me sens capable d'une connerie. Mes poings se crispent, tandis que Chartreux s'engouffre dans un bar branché. Le voir disparaître me soulage. J'aurais pu repartir, l'oublier. Alors, pourquoi me suis-je décidé à l'attendre, grillant clope sur clope ? Pas bon signe...

Le front perlant, les mains moites, j'ouvre et ferme mon portefeuille d'un geste nerveux. Ma carte tricolore de flic occupe à nouveau son emplacement. Après tant d'années loin du pavé et des traques, j'ai repris le métier. Quitter le Nord, son ciel bas, ses souvenirs trop blessants. Puis retrouver la Grande Pieuvre, ses rues surpeuplées, cette vie de dingue au 36. Leclerc, mon divisionnaire, m'a mis plusieurs fois à l'épreuve ces six derniers mois et je n'ai pas failli. Il pense avoir retrouvé le commissaire d'antan, sa hargne au combat. Il a sans doute raison. Jamais cette hargne n'a été aussi grande...

Le commercial friqué sort enfin, fringant dans son costume de marque. Il hume l'air iodé, réajuste son col de chemise griffée avant d'attaquer sa marche. Des flashs me fracassent l'esprit. Sa tête de vainqueur, au procès. Ses faux airs de compassion. Ses larmes simulées. Trente kilomètres au-dessus de la moyenne, deux existences volées et une si petite punition ! À l'époque, des bras avaient su m'empêcher de le démolir. Plus maintenant. J'accélère le pas et me rapproche de lui...

Bifurquer dans une ruelle déserte restera très certainement sa plus grande erreur. Son corps ploie sous le feu de ma colère, tandis que mes chéries hurlent là, dans ma tête... Encore et encore... Je me relève, tremblant, le visage dans l'ombre. Mes yeux sont gorgés de sang et de sueur...

Qu'est-ce que j'ai fait ?

Je m'enfuis subitement et précipitamment vers ma voiture. Contact. Autoradio à fond. Direction l'autoroute... Curieusement, je n'éprouve aucun soulagement... pitoyable... Sur le volant, mes mains tremblent fort.

Sous la traînée des astres, je quitte les douceurs océanes pour les forges rougeoyantes de la capitale. L'étau de chaleur qu'aucun souffle ne daigne apaiser ne se desserre plus, même la nuit. Alors je souffre en silence, transpercé par une grande brûlure dévorante... La brouette d'acier qui me sert de véhicule bougonne mais me transporte quand même à bon port...

L'Hay-les-Roses... Mon immeuble... Sa solitude acide...

Là-haut, au troisième étage, se déroulent des rubans teigneux de marijuana. Un raccourci osé qu'a trouvé mon voisin de palier, un Rasta solitaire, pour ramener à lui l'exubérance de la Guyane. Sa grand-mère et moi étions liés d'une amitié sans frontières. Elle aussi, dans ses grands ensembles de madras, a disparu dans des conditions abominables.

L'Ange rouge a décidément détruit ma vie et éliminé ceux que j'aimais.

Aujourd'hui, un seul mot me hante l'esprit. Traque. Profiter de la carapace de flic pour les traquer, tous, les uns après les autres. Leur éclater le crâne sous ma semelle, comme autant de moustiques.

Sur la moquette de ma chambre, des pieuvres de fer épandent leurs tentacules jusqu'en bordure de salle à manger. Les trains miniatures, vapeurs vives ou motrices électriques, attendent la délicatesse d'une main pour promener leurs wagons. Avant de me coucher, j'en propulse deux, pleins rails. Malgré ces rivières pourpres qui ont irrigué ma vie, il reste une peur que je ne maîtrise pas, celle du silence... Aidé de somnifères, je sombre lentement, dans la fureur des raclements de bielles. Le visage de Chartreux m'apparaît une dernière fois, une bulle de sang entre les lèvres...

Tard dans la matinée, je m'extirpe de ma couche, réveillé par le téléphone. Je suis censé reprendre le travail demain mais un message, sur mon répondeur, change la donne. Mon divisionnaire me demande d'aller dans une église. Un curé a découvert sur l'agenouil- loir d'un confessionnal une femme morte, nue et rasée des orteils au sommet du crâne. Tout mon être s'embrase d'un feu dangereux.

Au moment où j'éteins le transformateur brûlant qui agite mon réseau de trains, où les locomotives épuisées de leur course nocturne arrachent les derniers mètres, alors, à ce moment-là, l'homme, l'humain, s'endort, tandis que le flic s'éveille.

La traque.

La traque reprend...

Chapitre deux

Depuis l'accident de mes chéries, je n'étais plus jamais entré dans la maison de Dieu. Aussi, ma cicatrice intérieure se rouvrit lorsque je m'enfonçai, en cet après-midi de fournaise, dans l'église d'Issy-les- Moulineaux. Au cœur de l'allée, entre la rigueur trop dure des bancs, je distinguais encore les cercueils, dont l'un, si petit, avait soulevé la bouffée étranglée des sanglots... Tout, dans l'édifice de pierres, respirait ma souffrance.

Une bouche glissa le long de mon oreille. Martin Leclerc, mon divisionnaire, se précipitait vers la sortie, le portable hurlant.

— Je te laisse gérer ! ajouta-t-il en reluquant mes cheveux coupés à ras. On a le feu vert du procureur Kelly pour la levée du corps et l'autopsie ! On se voit tout à l'heure pour un point !

J'acquiesçai et me dirigeai vers un attroupement d'où grimpaient des haussements de voix et des crépitements de flashs. En face, Jésus pleurait, traînant derrière lui ses siècles de calvaire.

Le lieutenant Sibersky m'accosta avec cet air grave des mauvais jours. Sur sa gauche, les deux Rangers du légiste dépassaient du confessionnal.

— Bonjour commissaire, fit-il sans le sourire. On a déjà vu des retours de congés plus gais...

Sa voix vibrait d'une assurance toute modérée.

— Annonce !

— OK. La porte, derrière l'autel de gauche, a été forcée au pied-de-biche. D'après le curé, c'est la deuxième fois qu'une effraction a lieu, la dernière, sans conséquences, remontant au trimestre dernier. Les techniciens de la scientifique ont relevé des empreintes un peu partout. L'enquête de proximité est en cours, des inspecteurs interrogent les habitants des alentours.

— Parle-moi de la victime.

— Femme blanche, une cinquantaine d'années. Aucune trace apparente de blessures ou de sévices. Les chevilles sont encore entravées, mais les mains ont été libérées de leur corde, abandonnée sur le sol. Les yeux étaient bandés avec du sparadrap. Le prêtre a retrouvé le corps agenouillé, à huit heures trente-cinq ce matin, dans la loge des pénitents du confessionnal. Le crâne rasé était couvert de... papillons.

Je fronçai les sourcils.

— Des papillons ? Morts ?

— Vivants. Sept gros papillons à longues antennes, avec... le dessin d'une tête de mort sur l'abdomen. Quand on a essayé de les attraper au filet, ils ont... crié. Un couinement terrifiant.

— Où sont-ils ?

— Partis pour le labo. La lampe à ultraviolets a révélé, sur la tête de la victime, des taches blanchâtres, invisibles à l'œil nu, expliquant peut-être la présence de ces bestioles. L'entomologiste nous en dira plus...

— D'accord, d'accord, d'accord... Un corps nu, rasé, les chevilles entravées, mais pas les mains. Des insectes sur le crâne. Le tout dans une église. Du grand classique quoi !

— On ne peut pas plus classique, en effet... Pour en revenir au confessionnal, la partie centrale était ouverte, contrairement à la veille. Après sa découverte, le curé a immédiatement prévenu la police d'Issy, qui a débarqué quinze minutes plus tard, talonnée par nos équipes.

Le légiste sortit du lieu de pardon. Van de Veld avait tout du militaire, l'intelligence en plus. Treillis, barbe d'une rigueur mathématique et un beau visage de roche dénué d'expression.

— On y va pour le topo, commissaire ?

Après une poignée de mains, il m'invita à le suivre. Le cadavre m'apparut de dos, recroquevillé, tassé par le poids des chairs meurtries. La tête chauve et les avant-bras s'écrasaient sur un prie-Dieu, tandis que l'index de la main droite, fermée, pointait sur le côté. Sous le tranchant d'un halogène à batterie, le crâne immaculé luisait.

Van de Veld se faufila dans la loge.

— On peut ordonner la levée du corps. Sans autopsie, impossible de déterminer la cause de la mort. Nul hématome ou blessure. Aucun écoulement nasal ou buccal qui pourrait impliquer un décès par asphyxie. Le visage n'est pas cyanosé, pas de pétéchies, donc, a priori, pas d'étranglement.

De l'arrière, j'examinai la toile humaine avec l'œil d'un étrange passionné. Oubliés les trains miniatures et les sensibleries de comptoir. La machine Sharko, boulonnée d'insensibilité, reprenait du service.

— Des rapports sexuels ?

— À première vue, non. Par contre, la victime a perdu énormément d'eau. Ces auréoles, sur le sol et le prie-Dieu, témoignent d'une forte sudation.

— On ne sue plus après la mort, je me trompe ?

— Non. La femme a été amenée ici vivante. Observation confirmée par le fait que le corps n'a pas été déplacé. Elle est morte dans ce confessionnal sans que je comprenne de quoi. Et ça m'énerve !

— Je peux ?

Il me laissa la place dans le confinement. Les sourcils, les aisselles et les poils pubiens de la victime manquaient aussi à l'appel.

— Les techniciens ont ôté l'adhésif sur ses yeux ?

— Oui. Du chatterton, posé par-dessus les paupières. Vous verrez sur les épreuves photographiques.

Le médecin poursuivit, alors que mon regard suivait la direction du doigt mort.

— Dents saines et soignées, physique propre, mais ongles longs, y compris ceux des orteils. Quatre d'entre eux, à la main droite, sont cassés ou arrachés. Ce qui pourrait témoigner d'un enfermement forcé... et prolongé...

Je me penchai par-dessus le prie-Dieu, les narines attentives.

— Oui, anticipa le légiste, on sent des odeurs de parfum ou de crème, présentes sur la totalité de la peau, même le crâne. Dans la bouche et aux commissures des lèvres, j'ai relevé les traces d'un composé sucré, foncé, peut-être du miel. Sans doute ce qui a retenu ces papillons. Les analyses sanguines et du contenu stomacal confirmeront...

La lumière crue de l'halogène me cisaillait les pupilles. Plus j'emmagasinais d'informations, plus le trouble m'envahissait.

De quoi était morte cette femme ?

— Une idée sur l'heure du décès ?

— D'après la rigidité cadavérique et la température rectale, je dirais au beau milieu de la nuit, entre deux et quatre heures du matin... L'autopsie précisera...

Van de Veld ôta ses gants de latex, rabattit le dessus de sa mallette lourde d'instruments tranchants avant de s'enfiler une demi-bouteille d'eau.

Je me tournai vers la chevelure blonde de Sibersky.

— Les chevilles sont ligotées, contrairement aux mains, volontairement déliées. L'index pointe cette partie du confessionnal. Le technicien chargé des relevés n'a rien décelé ?

— Pas à ce que je sache, non. Ni empreintes, ni marques particulières.

J'ordonnai aux croque-morts d'emmener le cadavre pour l'institut médico-légal. Après leur départ, Sibersky plongea les mains dans les poches de son jean.

— Alors commissaire ? Vous en pensez quoi ?

— Je me pose surtout des questions. Pourquoi ici ? Pourquoi vivante ? Pourquoi rasée et nue ?

Le jeune lieutenant m'exposa ses impressions à chaud.

— La victime se trouvait dans la loge du pénitent. L'assassin s'est, lui, rendu dans la centrale, celle du confesseur, puisque la porte était ouverte. Tout, dans la mise en scène, indique donc le rituel de la confession. Le pécheur d'un côté, agenouillé, le confesseur de l'autre.

— Sauf que notre pécheresse n'est pas venue de son plein gré.

— Ça, c'est clair ! Ses membres entravés prouvent qu'on l'a forcée à une certaine forme de soumission, peut-être physique, un effort ayant pu générer toute cette sueur, ou alors simplement auditive et verbale.

— Un truc du genre Parle-moi, confesse tes péchés et Dieu te pardonnera...

— Exactement. Quant à la nudité... Voir une femme nue, attachée, agenouillée et réclamant son pardon, n'est-ce pas le symbole suprême de la domination, du rapport maître-esclave ?

Je clignai des yeux.

— Une cause possible, en effet, mais...

J'embrassai l'espace, bras écartés.

— ... Regarde autour de toi. L'église forme un même bloc, orienté vers une mission unique : la prière, le don de soi, la foi. Tu vois, je n'y connais pas grand- chose en religion, à peine si j'ai lu la Bible, mais je sais qu'à la Genèse, Adam et Ève étaient nus, aussi nus que notre victime. La pureté des premiers jours... La nudité originelle, celle de toutes les créatures de Dieu...

Sibersky émit un drôle de sifflement.

— Oh là ! Vous voulez me faire comprendre quoi, là?

— Juste que, dans une scène de crime, l'environnement peut justifier les actes. Peut-être l'a-t-il rasée et déshabillée non pour répondre à un fantasme quelconque, mais dans l'unique but de l'amener ici, afin de la préparer à... une sorte de cérémonie. Cherchait-il à l'offrir au jugement de Dieu dans sa forme primitive, dans cette nudité absolue qui replace tous les humains au même rang ?

Je fixai un grand vitrail, face à moi.

— Ce que je veux dire, c'est qu'il ne faut pas tout ramener au sadisme, aux fantasmes de pervers sexuels. Certains cherchent à atteindre un but plus... élaboré...

— Elaboré comme la présence de ces papillons étranges. Que viennent faire ces sales bêtes là-dedans ?

Je haussai les épaules.

— J'en sais fichtre rien. Qu'est-ce qu'on ressasse à leur sujet, le plus souvent? Qu'ils symbolisent la beauté, la renaissance, la transformation, lorsqu'ils sortent de leur chrysalide.

— Mouais. On a peut-être affaire à un fan du Silence des agneaux... Le genre de mec bien allumé.

— Allumé ou pas, il témoigne de maîtrise, de sang- froid. La scène est de type organisé. Il suffit d'observer la position de la femme, la présence du miel, le parfum, les papillons. Dans la manière dont a été commis le meurtre, aucune pulsion n'est venue le perturber, il a gardé son calme et, de ce fait, limité les erreurs.

— Il a donc préparé son opération à l'avance, avec minutie. Il connaît les lieux, le moyen de pénétrer. Peut-être un adepte des messes du dimanche matin...

Il nota cette voie d'investigation sur son carnet avant de poursuivre.

— ... Il conditionne sa proie, qu'il retient depuis plusieurs jours, la parfume, la rase, la nettoie. Il se procure ces insectes. Et il opère. Le confessionnal, en pleine nuit...

Je m'approchai à nouveau du lieu de pardon et prolongeai l'idée de Sibersky.

— Son crime perpétré, dont nous ignorons pour l'heure par quel moyen, il détache les mains de la pénitente, pour placer le bras droit d'une façon particulière. Il est évident que l'index de la morte nous signale une orientation à suivre.

— Pourtant, l'expert a déjà vérifié... Et moi aussi... Rien de particulier sur les boiseries...

— Il faut chercher encore. Ce n'est pas la victime qui s'exprime, mais son assassin. Ce fumier a des choses à dire.

Je retournai dans la loge, voûté, oppressé par le trop étroit espace. Le mur désigné présentait des rayures, quelques coups, mais rien de concret. Même en cognant sur le bois lisse, je ne discernai nulle variation de densité.

— Merde ! Ça indique forcément quelque chose ! Abstraction faite du confessionnal, la direction pointe... cet alignement de colonnes, puis, au final... cette partie du mur.

— Je ne vous ai pas attendu, je l'ai déjà inspectée, trancha Sibersky. Et le sol, les colonnes... Rien d'anormal, aucune inscription ou marque étrange. Il faudrait peut-être voir avec le prêtre...

— Un instant...

J'évoluai entre la perfection des ornements, ébloui par l'excellence de la construction. Mes phalanges palpaient la pierre centenaire. Dans le sens suggéré par le doigt mort, rien n'apparut. J'élargis ma zone de recherches. Les bancs, la nef, les décorations sculptées. Echec et encore échec. Le tueur nous parlait et nous refusions de l'écouter.

— Putain ! J'ai horreur de ça !

Dernier acharnement visuel, dernière déception.

— Bon ! Je file au 36, Leclerc m'attend pour un point. Qui s'occupe de l'enquête de voisinage ?

— Crombez, avec cinq ou six hommes.

— Et de la déposition du curé ?

— Moi, officiellement. Et je suis fichtrement en retard.

— Il faudra monopoliser un gars pour fouiller l'église. Et s'il faut regarder sous la robe de la Sainte Vierge, on regardera sous la robe de la Sainte Vierge !

En approchant de la porte arrière barrée d'un ruban jaune, je m'enquis :

— Tu m'as dit que cette porte avait déjà été forcée, le trimestre dernier. Tu as plus d'infos ?

— Ah oui ! Fin avril. Le père pense qu'il s'agissait de Gitans, installés à l'époque à deux pas de l'église.

— Qu'ont-ils volé ?

— Rien, juste une visite nocturne...

Mon bouc crissa sous un faisceau d'ongles sceptiques.

— Curieux pour des Gitans. J'en ai suffisamment côtoyé pour t'affirmer que le mot visite ne fait pas partie de leur vocabulaire.

— Je sais bien. Surtout qu'il devait y avoir pas mal de matos, genre groupes électrogènes. Une partie de l'édifice était en rénovation, la voûte et certaines colonnes se fissuraient...

Je stoppai net.

— La troisième dimension ! T'aurais pu y penser ! Le vertical !

— Quoi ?

J'étais déjà revenu au centre de la nef, la tête levée, le regard parcourant le lointain. Des maillages d'ombre, des arcades discrètes s'entrecroisaient sous le ciel de pierre.

— Cherche ! Cherche avec moi sur les cintres !

— Les cintres ? Mais comment il y aurait grimpé ?

— Comme les ouvriers ! En utilisant leurs échafaudages !

Mon cœur se comprima soudain.

— Là-haut ! La fissure ! Et cette colonne, désignée par la victime ! Elle a été restaurée en son extrémité supérieure ! Ce n'est pas en bas qu'il faut chercher... mais en haut !

Le bras tendu, les yeux rivés vers ces hauteurs, je m'écriai finalement :

— Prépare-toi à rejoindre Jésus ! Aujourd'hui, on va monter au ciel !

Chapitre trois

Ça nous a fait mal, tu sais... Eloïse n'a pas arrêté de pleurer. Elle pleure sans cesse à présent.

Je sais, ma chérie. Dis à Eloïse que je l'aime, dis-lui d'être forte.

Tu lui manques, il n'y a rien ici. Elle te cherche partout. Elle ne comprend pas pourquoi tu n 'es pas à nos côtés. Alors je dois lui expliquer, sans cesse...

— ...ssaire... Commissaire !

Rétraction des pupilles. Azur bleu, toits rouges... Sur le parvis de l'église, j'inspirai une grande bolée d'air, passai une main sur mon visage ruisselant avant de considérer Sibersky. Il désignait ma chaussure droite, rongée par un mégot rougeoyant. Je secouai le pied et écrasai ma cigarette du talon.

— Merde ! Des pompes neuves !

Le lieutenant tremblait d'impatience.

— J'ai découvert un message ! Inscrit au sommet d'un des piliers rénovés ! On attend l'arrivée d'un chariot élévateur et d'un technicien de la scientifique.

Je plongeai dans l'espace frais à la lumière apaisante. Sibersky m'indiqua l'emplacement concerné avant de me tendre des jumelles.

— C'est au sommet... D'ici on ne peut pas lire précisément, mais avec des jumelles j'y suis parvenu... Essayez...

— Ça dit quoi ?

— C'est... difficile à expliquer... Mais... ça fiche sacrément les jetons en tout cas...

Il me montra un point précis de la voûte.

Je réglai les optiques et les mots gravés dans la pierre, à plus de dix mètres du sol, m'apparurent.

Derrière le tympan de la Courtisane, tu trouveras l'abîme et ses eaux noires. Ensuite, des deux moitiés, le Méritant tuera l'autre Moitié de ses mains sans foi et l'onde deviendra rouge. Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra et, sous le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la lumière. Surveille les maux et, surtout, prends garde au mauvais air.

Je restai un moment sans réaction, partagé entre un curieux sentiment de colère et d'excitation. Cette enquête puait le jeu de l'oie grandeur nature.

— Je n'y comprends pas grand-chose, avouai-je en plissant les yeux, mais ce texte sent l'avertissement ou le puzzle morbide...

— D'autant plus qu'il date, a priori, du temps des travaux et non pas d'hier. Voilà plus d'un trimestre que notre homme prépare son coup... D'abord il avertit... puis il agit... Ça, c'est de la putain de préméditation !

— Ecris qu'il faudra retrouver et interroger les ouvriers. Bizarre qu'ils n'aient pas signalé ce message.

Sybersky en prit note et proposa :

— Vous devriez appeler le légiste. Lui demander de jeter un œil aux oreilles de la victime, derrière le tympan de la Courtisane.

Je contactai dans la minute Van de Veld qui s'apprêtait à inciser le corps. Il promit de me rappeler dès que possible.

— Tu vas aller prendre la déposition du curé. Soumets-lui ces phrases, il y verra peut-être plus clair que nous... Si l'assassin veut nous parler... écoutons-le...

— Vous pensez à un illuminé de la Bible ? questionna Sibersky. Un de ceux qui croient tuer au nom de Dieu ?

— Trop tôt pour le dire. Mais à vue de nez, on est parti pour une longue et macabre affaire.

Chapitre quatre

Souvent, les enquêtes nous amènent à rencontrer des tas de personnalités intéressantes. Des scientifiques, des psychologues, des fous d'informatique, des chirurgiens...

Parmi cet éventail de matière grise, j'appréciais particulièrement un docteur en théologie, Paul Legendre, professeur et conférencier à la Faculté libre de théologie protestante de Paris. Une encyclopédie religieuse, ce type, qui happait les versets de la Bible comme on lisait un canard. Au détour d'une sordide affaire de crimes pervers, nous étions devenus amis.

Après avoir cherché à le joindre par téléphone, je lui envoyai, depuis l'ordinateur de mon bureau, un mail contenant l'étrange message. Peut-être ces lignes provenaient-elles d'un quelconque ouvrage mystique ou d'un courant de pensée en rapport avec la religion. Si tel était le cas, Paul le découvrirait.

De son côté, Sibersky avait interrogé le curé, un jeune de vingt-quatre ans qui n'avait décrypté dans le propos qu'un bouillon d'incompréhension. Ça partait mal.

Adossé à mon vieux siège en cuir, je roulai des trapèzes et décrispai ma nuque.

Dans ce bureau froid et sans couleurs s'étaient succédé les pires dossiers criminels. Viols, pédophilie, tortures, meurtres. Le pain quotidien des flics de la Crim', le carburant de leurs nuits et le parasite de leurs familles. Mais, sans plus aucune accroche, on pouvait presque se sentir bien ici.

Après quelques minutes dans la nébuleuse de mes pensées, la salive afflua sur ma langue. Ça y était, mes mains tremblaient, mon front perlait. Ça recommençait...

Je sortis une petite boîte contenant de minuscules comprimés et en avalai un à contrecœur, conscient de ce que ces satanées pilules avaient fait à ma femme. Un long et sournois abrutissement, un moyen de taire les fantômes dans sa tête mais aussi de la couper du monde. Aujourd'hui, c'était mon tour. Le prix à payer pour que tout aille mieux... La sonnerie de ma ligne interne me fît sursauter.

Le divisionnaire Leclerc voulait me voir dans son bureau. Il fulminait d'une colère palpable.

Dans le même instant, l'entomologiste, Houcine Courbevoix, me contacta sur mon portable au sujet des insectes.

— Tu m'as ramené sept beaux mâles Acherontia atropos, plus communément appelés sphinx têtes de mort, à cause de ce dessin assez effrayant, sur leur thorax.

— Une idée d'où ils peuvent sortir ?

— Ces papillons nocturnes fréquentent de moins en moins nos forêts. A l'évidence, ceux-ci proviennent d'un élevage.

— Tu es certain ?

— Je veux ! D'une part, la vie de l'adulte est très éphémère, sept à dix jours ; en attraper autant en si peu de temps relèverait plutôt de l'exploit. Mais ces spécimens-là ont tous le même âge, entre quatre et cinq jours. À l'état de chenilles, ils constituent des réserves en nutriments, qui leur permettent de vivre sans se nourrir une fois adultes. C'est cette quantité, mesurée dans l'hémolymphe, qui m'a permis de définir la consommation de ces nutriments, donc leur âge. À noter que j'ai aussi trouvé des traces de miel. Les sphinx en sont très friands.

Le cachet me donnait déjà un grand coup de fouet intérieurement.

— Et les taches blanchâtres, sur le crâne ?

— Il s'agit d'une hormone appelée phéromone, que l'on trouve dans une glande située au bout de l'abdomen des femelles. Quelques millièmes de gramme suffisent à attirer les mâles de la même espèce à plus de dix kilomètres à la ronde. Un véritable aimant ! Ce qui explique pourquoi tes papillons sont restés agglutinés.

— D'accord... Et ces... sphinx, ont-ils une particularité, des connotations... religieuses, ou... représentent- ils un symbole quelconque ?

Mon interlocuteur prit le temps de la réflexion et finit par répondre :

— Ils ont toujours eu une très mauvaise réputation, en rapport avec cette tête de mort sur leur corps et ce cri inquiétant qu'ils poussent lorsqu'ils se sentent en danger. En voir voltiger un à la porte d'une maison ou à une fenêtre était censé attirer le mauvais œil... Certaines légendes leur prêtent le rôle de messagers des défunts, qui cherchent à adresser une dernière requête aux vivants. Mais tout ceci reste bien entendu totalement infondé ! Quant à la symbolique... C'est horriblement flou, ce que tu me demandes, car les lépidoptères suscitent certainement un grand nombre de symboles, de par leurs transformations successives. Celui qui revient le plus souvent, mais je pense ne rien t'ap- prendre, est la résurrection de l'être, lorsqu'il sort de sa chrysalide... C'est peut-être ce que ton assassin a voulu mettre en avant, en plaçant nos têtes de mort dans une église. Résurrection, Jésus... Tu vois le genre ?

Ma ligne interne sonna à nouveau. Leclerc s'impatientait.

— Je vais devoir te laisser, m'excusai-je en reprenant l'autre combiné. Tu m'envoies ton rapport dans la journée ?

— Sans problème.

— Notes-y tout ce qui te passe par la tête, même sans importance. Nous ferons le tri. Et n'oublie pas d'y ajouter cette histoire de résurrection...

Je raccrochai et me jetai dans les couloirs.

Le divisionnaire, d'un hochement de tête, m'indiqua de fermer la porte.

— On vient à l'instant de m'apprendre la nouvelle ! Qu'est-ce qui t'a pris, Shark, bon sang ! L'IGS va nous tomber sur le dos !

Il tapa sur la table d'un poing maigre mais incisif.

— Tu lui as broyé le nez ! Il est à l'hosto !

Je le considérai d'un air transparent.

— De qui parlez-vous ?

Des serpents bleus gonflèrent sur son cou.

— Te fous pas de moi ! Patrick Chartreux t'a reconnu ! La semaine dernière, Saint-Malo, ça te dit quelque chose ?

Je fis crisser mon bouc fraîchement taillé.

— Saint-Malo ? J'étais du côté de Brest, hôtel des Grands Salants. Vous pourrez vérifier. Chambre trois cent deux, réservée au nom de Franck Sharko...

Leclerc garda un silence tendu, plia un chewing-gum entre ses dents avant d'envoyer :

— La Bretagne, comme par hasard ! Tu sais qu'il ne leur faudra pas longtemps pour prouver que tu étais à

Saint-Malo ? Ils se fichent de tes états de services, des récompenses. L'Ange rouge, c'est de l'histoire ancienne ! T'es un sanguin, Shark, tes méthodes expéditives, tes virées en solo, ils n'apprécient que moyennement là-haut. J'y ai mis beaucoup de ma personne pour te faire réintégrer le 36. Et regarde dans quelle merde tu me flanques ! Tu n'avais pas besoin d'aller jusque-là ! Ça fait presque un an !

Ma bouche s'amincit.

— Si nous parlions plutôt de l'affaire...

Mon étonnante tranquillité le mit en furie. Le flux de sang ne quitta plus ses joues.

— Je ne peux pas te laisser seul sur le coup ! Tu es un bon flic, le meilleur que je connaisse, mais comprends-moi, s'ils réussissent à prouver que tu as démoli ce connard, tu vas te retrouver au placard et moi, avec pas mal d'ennuis sur le dos. Il me faut un leader, quelqu'un qui pourra tenir le dossier du début à la fin. Tu... tu seconderas le commissaire Del Piero...

Je me levai d'une traite, les deux mains bien à plat sur le bureau.

— Moi, lieutenant de Del Piero ? Vous vous fichez de moi ? Elle vient de débarquer !

Leclerc plaça un dossier devant lui.

— Raison de plus pour la lancer avec une affaire d'envergure. Trois ans à la brigade financière du SRPJ de Marseille, sept à l'antigang de Lyon avant d'intégrer la Crim'. Elle connaît le métier. Elle plongera dans le bouillon.

— Je m'en fiche pas mal ! Donnez-moi le feu vert ! Cette enquête est pour moi !

Leclerc appela la foudre.

— Tu n'auras que le feu orange ! Et c'est sans appel ! De quoi tu te plains, tu seras sur le terrain, bordel !

Lorsque je vis flotter dans ses yeux noirs une froideur d'iceberg, je sus qu'il ne changerait plus d'avis. Je me levai et violentai le chambranle.

— Elle t'attend, maintenant, avant de réunir les équipes pour officialiser l'annonce ! Son bureau est de l'autre côté ! grinça-t-il encore.

— Je sais ! répondis-je sans desserrer les dents. Mais aujourd'hui, je suis encore en congé. Je rentre chez moi... A demain...

La porte de Leclerc claqua et des Tu joues au con, Shark, tu joues au con ! traînèrent dans le feu de mes pas.

Dehors, une chaleur d'étuve trempa ma chemise. Les passants aussi suaient à gouttes épaisses, la brûlure de l'air les contraignait à assiéger les fontaines ou envahir les magasins climatisés. Et, malgré les interdictions, la Seine se pailletait de baigneurs inconscients.

Jamais le soleil n'avait été aussi gros.

En route, j'achetai des gouaches, de nouveaux pinceaux ainsi que des moules en plâtre dans ma boutique fétiche, un vieux magasin de modélisme. Je voulais créer une famille de 1930, un homme, une femme et une fillette engoncés dans leurs tenues d'époque, attendant une vapeur vive Bassett-Lowke sur l'un des quais de mon réseau ferroviaire. La main dans la main, une expression de joie sur leurs visages. Un bonheur éternel, tout simplement.

Mon portable sonna alors que je traversais le parc de la Roseraie.

— Van de Veld à l'appareil. Vous m'aviez dit de vous rappeler, pour le tympan...

— Vous avez une piste ?

— Vous pensez bien... Le tympan droit de la victime était percé, j'y ai collecté un tube en étain, glissé dans la trompe d'Eustache. L'assassin a dû le piéger là en le poussant dans le conduit auditif avec une pince extrêmement fine.

Le meurtre révélait ses premiers mystères... Je collai le portable plus près de mon oreille.

— Et que contenait cet étui ?

— Des inscriptions, sur un morceau de papier calque enroulé. Mais l'ensemble est incompréhensible... Des barres horizontales, verticales, en diagonale. Ça ressemble à un code dont il manquerait les morceaux clés.

Je stoppai au milieu d'une allée de roses.

— Quoi ? Il n'y a rien d'autre ? Dans l'oreille gauche, vous avez vérifié ?

— Evidemment ! Vous m'avez déjà vu faire les choses à moitié ?

— Le labo est passé récupérer le tube ?

— Le technicien doit arriver d'un instant à l'autre.

— Dites-lui de me scanner le message et de me l'envoyer sur mon e-mail personnel dès que possible.

Je lui épelai mon adresse électronique et demandai encore :

Derrière le tympan de la Courtisane, tu trouveras l'abîme et ses eaux noires... ça vous inspire quelque chose ? Vous n'avez pas découvert de trace de liquide, ou un composé noir ?

De l'autre côté de la ligne, un bruit de mastication. Je m'installai sur un banc et sortis un carnet de ma sacoche. Au loin, allongée sous l'ombre d'un saule, une môme lisait.

— Non... Non, je ne vois pas. Il y a bien un liquide, derrière la membrane, qui transmet les vibrations au nerf auditif, mais il est plutôt de couleur blanc nacré.

Je notai la remarque et invitai le légiste à poursuivre ses explications.

— Ce corps recèle autant de secrets extérieurs qu'intérieurs, expliqua-t-il. Vous la voulez longue ou abrégée ?

— Abrégée, s'il vous plaît. L'essentiel...

— Concernant l'enveloppe charnelle et le squelette, je n'ai décelé aucun hématome, pas de lésions, de fêlures ni de fractures quelconques... Commissaire, vous avez travaillé à l'antigang, il fut un temps ?

— Je... Oui, pourquoi ?

— Je suppose que vous êtes déjà arrivé sur un site juste après une explosion ? Eh bien, c'est la même chose ici ! Ce corps a implosé comme un pétard et je ne peux, pour le moment, que constater. Il va falloir attendre le retour des analyses sanguines et toxicolo- giques pour un verdict plus précis.

Je m'attachai aux mots importants et m'enquis :

— De quoi est-elle morte ?

— Une quantité effroyable de caillots de sang ont bouché ses artères, peut-être apparus suite à l'éclatement des globules rouges. Ce qui a entraîné, dans un premier temps, un gonflement des vaisseaux puis un dysfonctionnement du cœur et du système vasculaire des poumons, provoquant une congestion pulmonaire. Au passage, notre victime avait contracté une bronchopneumonie aiguë, une bronchite puissance dix si vous préférez. Etrange en pleine canicule, non ?

Je me pris la tête dans la main.

— A-t-elle pu être empoisonnée, aurait-on pu lui injecter une substance toxique ?

— Aucunement. Avec l'arsenal de réactifs que nous possédons, les signes de l'empoisonnement sont faciles à détecter. La seule chose que nous ayons relevée dans l'estomac était... une énorme quantité de miel.

— Du miel ? De quelle importance ?

— Plus de cinq cents grammes. J'aime autant vous dire que l'assassin a dû salement la contraindre à Tin- gurgiter, son palais et le fond de sa gorge étaient abîmés, comme si on lui avait enfoncé une cuillère ou un entonnoir avec force dans la bouche.

— Vous avez des précisions sur ce miel ?

— La digestion sérieusement entamée et les réactions chimiques nous empêchent d'en déduire le type ou l'origine.

Il profita de mon trouble pour caser :

— Croyez-moi, commissaire, cette femme était une bombe biologique ! Quelque chose lui a détruit tout l'intérieur. Une maladie, un virus peut-être. À quelle vitesse et dans quelles circonstances, nous l'ignorons encore, malheureusement. Mais vu l'état de ses organes internes, il est évident que le crime ne s'est pas passé à l'extérieur... mais à l'intérieur de son corps...

Il raccrocha avec cette violence propre aux hommes pressés. Ma nuque se posa lentement sur le banc, mes yeux embrassèrent ce ciel que nul nuage ne venait salir. Van de Veld avait employé le terme bombe biologique, le message parlait de fléau.

Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra.

Qu'y avait-il à comprendre ? Fallait-il lire dans cet assassinat un premier avertissement ? Je quittai le banc, les mains dans les poches.

À ma gauche, cachée par un parterre de fleurs, la fillette lisait toujours. Ce n'est pas elle qui m'intéressait le plus, mais son livre. Mes yeux ne se décrochèrent plus de la couverture bleue et verte, alors que mon cœur tambourinait de plus en plus fort.

Les Exploits de Fantômette, une histoire de 1961. Celle préférée d'Eloïse, ma fille...

Chapitre cinq

L'index d'un cadavre pointe un avertissement, gravé à une dizaine de mètres au-dessus du sol. La victime est nue, intégralement rasée, agenouillée, explosée sous ses chairs. Sur son crâne, sept papillons vivants, des sphinx têtes de mort. Le message indique :

Derrière le tympan de la Courtisane, tu trouveras l 'abîme et ses eaux noires. Ensuite, des deux moitiés, le Méritant tuera l'autre Moitié de ses mains sans foi et l'onde deviendra rouge. Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra et, sous le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la lumière. Surveille les maux et, surtout, prends garde au mauvais air.

Une fois assis en tailleur au centre de mon salon, j'éparpillai mes notes autour de moi. Derrière le tympan de la Courtisane, le légiste avait découvert un tube en étain, avec, pour contenu, un papier calque griffonné de signes incompréhensibles. J'en avais la copie scan- née sous les yeux, que j'avais ensuite reproduite sur calque également, pour simuler l'original.

Des signes tracés à la main, sur un calque... Pourquoi ? Pourquoi pas du papier tout simple ? Quel rapport avec un abîme ? Que signifiaient les eaux noires ? Ces pensées m'amenèrent à Paul Legendre, mon docteur en théologie. Je me jetai sur mon PC, vérifiai les e-mails. Hormis les publicités stupides, aucun courriel intéressant. Nouveau coup de téléphone. Répondeur. Tant pis...

Les symboles réclamaient qu'on les complète. Ces traits horizontaux et verticaux, ces barres obliques pouvaient très bien représenter des mots censés reconstituer, eux aussi, un autre texte. Mais il en manquait une partie... Une partie... Mes côtes se rétractèrent. Je cueillis l'avertissement et lus, à voix haute :

Ensuite, des deux moitiés, le Méritant tuera Vautre Moitié de ses mains sans foi.

Des deux moitiés ! Je ne disposais que de la moitié du message ! D'où le calque ! Fallait-il le superposer à un autre ? Pourtant, Van de Veld avait dépecé le corps. Cœur ouvert, vessie crevée, crâne scié, cerveau cisaillé. De la belle ouvrage, mais la Mort n'avait rien révélé d'autre. Alors, où diable chercher cette moitié manquante ? Comment remonter jusqu'à l'abîme et ses eaux noires ?

Le message... Tout devait se nicher dans le message, derrière le repli des lettres. Je le relus une, dix, cent fois, m'imprégnai de chaque terme, chaque virgule, la moindre majuscule. Majuscule à Courtisane, la victime. Majuscule à Moitié...

Cette autre Moitié signifiait-elle le mari ? Auquel cas, il se trouvait en danger, lui aussi. Le tueur ne s'était peut-être pas attaqué à une seule personne... mais à un couple.

Ça bousculait la donne.

Je me levai brusquement, survolté. Pourquoi faire, aller où ? Je n'avais que des bribes.

Ma pizza commandée chez Speed Rabbit disparut dans mon estomac sans que j'en sente le goût. Ma radio bruissait. Changement de station. N'importe laquelle. Pas de silence. Surtout pas de silence...

Sinon, elles pouvaient revenir. Les voix.

Tout était forcément là, sous mes yeux. Je baissai les paupières... Une ombre, grimpée au sommet d'un échafaudage... En pleine nuit... Avril... Autour, des figures divines... Des vitraux, la croix du Christ, l'écho des prières... Pourquoi une église ? Pourquoi si haut, invisible ?

La jouissance.

Pour qu'il fut le seul à en jouir, au milieu de la foule.

Je l'imaginai, chaque dimanche, levant les yeux vers l'avertissement, alors que les hommes de foi prêchaient la parole de Dieu. En ressentait-il une forme d'exaltation, de domination ? Annoncer un crime, gravé dans la pierre, au cœur même de la maison de Dieu et sous le regard de tous, une belle petite jouissance de pervers...

Mes yeux se braquèrent à nouveau sur le libellé.

Le Méritant... Le tueur parlait-il de sa personne? Pourquoi s'acharnait-il à abandonner des textes codés ? Quel rôle tenait dans son jeu cette femme, aux organes démolis ? Que signifiait : sous le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la lumière ? Où fallait-il revenir ? Dans l'église ?

Une fois mon stock d'idées épuisé, je décidai de me doucher, puis enfilai une tenue légère. Short, tee-shirt. Mes fenêtres, ouvertes au maximum, ne brassaient plus que des salves de moustiques. En bordure de balcon, mes plantes vertes crevaient de soif. Je les arrosai d'une eau bien fraîche.

Vingt-deux heures, déjà. Le soir qui dévale. La nuit, le noir. Seul. Seul dans la cuisine, seul dans le lit. Ne pas se rappeler. S'occuper l'esprit. Télé, allumer la télé. Coup de frein, cris.

Viens nous rejoindre, Franck... Eloïse veut te voir... Viens... Viens... Ne nous laisse pas seules...

Suzanne... Six ans qu'elle n'a pas décroché un mot... Depuis... ces horreurs... Pourquoi me harcèle-t-elle dans ma tête ? Ne pense pas, Franck, ne pense pas... Les trains. Démarre les trains... Un décor à finir. Une famille à mouler, à peindre, à installer... Demain, j'achète des rails. Agrandir le réseau. Plus grand. Plus de locomotives. Et du bruit... Toujours du bruit.

Je posai une main tremblante sur mon pilulier quand on frappa à la porte.

Sur le palier, une fillette, frissonnante de larmes. La petite au livre de Fantômette, me semblait-il. Je m'accroupis.

— Que se passe-t-il ?

Du haut de ses neuf ou dix ans, avec sa tête inclinée et son visage rond d'enfant, elle brûlait d'une timidité touchante. Ses doigts minuscules se tortillaient dans les plis de sa chemise de nuit bleue.

— Je... suis enfermée... dehors... Maman est partie... travailler. J'ai voulu... rattraper le chat, sorti en... même temps que... maman. Et la porte... la porte s'est refermée !

Une tendresse s'égara sur mes lèvres.

— Quand rentre ta maman ?

— Demain matin, elle est infirmière.

— Et ton papa ?

— Il est parti... Il y a longtemps...

Je l'invitai à entrer d'un geste généreux.

— Vous venez d'emménager, ta maman et toi ?

— La semaine der...

La fillette resta figée, en extase devant mon réseau ferroviaire, ses tunnels, ses petites machines à vapeur qui roulaient des mécaniques et crachotaient du plaisir. Elle chassa ses larmes d'un large mouvement de bras.

— C'est joli, n'est-ce pas ? murmurai-je en m'age- nouillant près de figurines en plâtre.

Je la contemplai, suspendu aux minutes, avec ce regard simple que ne perdent jamais les pères aimants.

— Sais-tu dans quel hôpital ta maman travaille ?

La fillette secoua la tête, sans répondre, ses yeux de

jais flambant de trésors secrets. Pourquoi venir me voir, moi ? Un flic perdu dans ses souvenirs, que personne ne croisait et qui ne souhaitait croiser personne ? J'ai vu un jour dans un reportage un lion s'attendrir sur une antilope blessée. Cette petite me déstabilisait tellement ! Je réfléchis une seconde et proposai :

— On va glisser un mot sous la porte de ton appartement, signalant que tu es ici, au trente-deux. Comme ça, quand ta maman rentrera, elle viendra te chercher, OK ? Je vais m'installer dans le canapé, tu pourras dormir dans mon lit.

Elle regroupa ses mains sur sa poitrine et clama un « Ouiiiiiii » victorieux.

La soirée se consuma à la lueur de nos mimiques complices. Je lui parlai de trains, lui expliquai les règles à respecter, la manière d'animer les personnages, comment, aussi, utiliser des matériaux de tous les jours pour constituer le décor. Du papier, des bouchons de liège, des allumettes, qui, au monde des jouets et surtout aux mirettes des enfants, grandissaient en jardinets, parterres de fleurs, champs de luzerne... La paternité ne s'oublie pas, elle croît surtout de l'absence.

— Tu veux poser la main sur mon cœur ? murmurat-elle, alors que je la bordais de ce geste simple et si douloureux.

Un peu surpris par la requête, je posai doucement ma paluche sur la poitrine, à gauche, et ne sentis aucune pulsation. Mon estomac se nouait autant que le sourire de la petite s'étirait.

— C'est à droite que se cache mon cœur, confiat-elle dans un souffle.

Je voulus déplacer ma main mais elle l'écarta d'un mouvement un peu sec.

— Il s'agit d'une anomalie génétique, mais, pour moi, d'une chance énorme. Tu devines pourquoi ?

Je secouai lentement la tête.

— Avant, quand papa me serrait dans ses bras, nos cœurs se trouvaient face à face, chacun d'entre nous percevait les battements de l'autre. Et tu sais quoi ? Il arrivait un temps où les battements se produisaient exactement au même moment, au même rythme. C'est comme ça que je savais que mon papa m'aimait...

Je l'écoutais avec tendresse, bercé par le miel de ses phrases. Elle me dit encore, en tendant un doigt :

— Ton écran d'ordinateur. Pourquoi il se met à clignoter ?

— Un e-mail !

Je volai jusqu'à mon clavier, déployai la fenêtre correspondant au dernier courriel. Paul Legendre, mon docteur en théologie... J'avalai les lignes qu'il m'écrivait, en apnée. Des poussées de sang battaient dans mes tempes.

— Je dois sortir ! Une urgence ! Je... mon voisin va te garder. Tu connais Willy ? Un garçon avec des spaghetti sur la tête ! Il est très gentil, tu verras !

Elle se redressa avec cette posture agressive des cobras.

— Non ! Je veux rester ici, avec toi ! T'en va pas !

— Je reviens !

Ses yeux virèrent au gris orage.

— T'en va pas, Franck ! Reste avec moi ! Si tu la mets en colère, elle va partir !

— De qui tu parles ?

Mais elle se glissa sous les draps, sans plus ouvrir la bouche...

Willy fumait à l'autre bout du palier, devant sa porte fermée, sa figure molle écrasée contre son épaule. Je lui expliquai, pour la gamine. Il bâilla, tira sur sa roulée et envoya :

— Vas-y, Man. Amène-la. Mais je te préviens, je fais pas de baby-sitting. Je vais me pieuter...

Je fonçai dans ma chambre. Draps défaits, oreiller ramolli, mais pas d'enfant. Cuisine, salle de bains, salon. Rien. Je voulus la héler, sans prénom à appeler. Couloir vide. Elle avait dû se faufiler dans la cage d'escaliers, fine souris.

Je dévalai quatre à quatre, fouillai les recoins discrets et les cachettes improvisées. En vain. Je songeai alors au mot, déposé sous la porte numéro sept. Votre fille a été enfermée dehors. Elle se trouve chez moi, au troisième, en sécurité. Numéro trente-deux. Je suis policier.

— Et merde !

Je jetai vingt euros dans la main de Willy et l'exhortai à veiller dans le couloir du troisième. La cigarette entre les dents, il bougonna avant de s'avachir contre le chambranle, jambes écartées. Splendide Noir dans son pyjama.

Quant à moi, après avoir enfilé une chemise propre et un pantalon en toile fine, je fonçai vers Meudon-la- Forêt, mon Glock pressé contre mon flanc gauche.

À deux heures du matin, Paul Legendre voulait m'expliciter de vive voix ce qu'il avait décrypté dans le message.

Chapitre six

Le docteur en théologie habitait en lisière de forêt, au creux de reliefs tissés de sentiers sauvages et de friches bruissantes. Sa bâtisse néo-gothique respira lentement sous l'éclairage de mes phares.

Assis sur les marches de l'entrée, Paul profitait du grand poumon forestier, la pipe aux lèvres, son lourd faciès nuancé par la palpitation d'une lampe-tempête.

— Tu ne dors donc jamais ? plaisantai-je en lui tendant la main.

Il me répondit par un sourire accompagné d'une tape sur l'épaule, puis m'invita à le suivre.

Nous nous installâmes sur une terrasse cernée de troncs tendus et d'herbes serrées. On se serait cru sous une nuit tropicale, au cœur d'une étuve malsaine, tant la moiteur souillait les chemises et tartinait les fronts.

Paul me versa un brandy coupé de glace, que j'accueillis comme une délivrance.

Une fois sa bouffarde ravivée d'aspirations minutieuses, il plongea dans le vif du sujet.

Je n'ai pu saisir ton texte dans sa globalité, mais j'y ai découvert certaines clés qui vont t'intéresser. Parlons d'abord de cette Courtisane et de son tympan. As- tu noté la majuscule à Courtisane ?

— En effet.

— Quand il parle de la Courtisane, notre homme parle de l'Eglise. Depuis des années, des groupes d'experts de diverses nationalités ont analysé en profondeur les trente-neuf livres de la Bible hébraïque. Ils y ont décrypté les emblèmes, les images, les codes cachés. Symboliquement parlant, le Christ est représenté comme l'époux de l'Eglise. Dans le recueil final, l'Apocalypse, saint Jean décortique le thème de l'adultère. Pour lui, une Eglise corrompue est considérée comme une Courtisane, puisqu'elle trompe son mari, le Christ.

Ma langue claqua sous l'ambre délicat du breuvage, tandis que mes muscles se détendaient un peu.

— Curieux, constatai-je. L'un de mes collègues a interrogé un curé, qui a prétendu ne rien comprendre à ces phrases. Je ne vois pas bien comment un homme de foi pouvait ignorer cela.

Paul décrivit une large arabesque de sa main droite.

— Tout dépend de l'angle de vision, du point de vue. Ton curé prêche et transmet la parole sainte, il utilise la Bible comme vecteur à sa vocation... Nous, les spécialistes, passons notre vie sur des sites archéologiques, dans les bibliothèques des instituts catholiques, des centres d'études sémitiques. Nous cherchons à déchiffrer la symbolique des écrits bibliques, sans pour autant aller au culte tous les dimanches. Donc oui, ton prêtre pouvait parfaitement ignorer cela...

Il descendit son alcool d'une gorgée et me proposa un nouveau verre que je refusai.

— Pardonne mon manque de culture, mais pourquoi le tympan de la Courtisane ?

Legendre épongea son front de falaise avec un mouchoir blanc. La chaleur nocturne roulait sous ses chairs humides, incendiant son visage d'un rouge de braise.

— Regarde dans le dictionnaire ! Un tympan est une sculpture, une fresque que l'on trouve à l'entrée de nombreuses églises romanes, au-dessus de la porte. Il matérialise un message d'accueil, le passage du monde terrestre à un lieu divin.

Le tympan de la Courtisane ! L'entrée de l'église d'Issy ! Elle dissimule quelque chose ! Un autre message !

On y était ! Je songeai aux inscriptions incompréhensibles, dégotées par le légiste dans le petit tube, caché dans le tympan de la victime. Incomplètes parce que l'autre morceau se nichait derrière un autre tympan,, celui de l'église d'Issy. Tympan d'oreille, tympan d'église. La chair, l'esprit. Je lançai, sur le ton d'un enfant impatient :

— Explique-moi le reste ! L \abîme et ses eaux noires, le fléau, le mauvais air !

Paul sourit, déclinant les vieilles dents jaunes des fumeurs de pipe.

— Doucement, Franck, doucement. Crois-tu que je vais t'amener ton type sur un plateau? Ces phrases demeurent, dans leur signification générale, un mystère, un ramassis de non-sens, mais je ne pense pas me tromper en affirmant que ton... client se prend pour un messie ou une quelconque figure religieuse aux pouvoirs... divins.

Avec un calme de pierre tombale, le théologien ballottait son verre devant lui.

— Eclaire-moi encore, Paul. Qu'as-tu décrypté d'autre ?

— Je n'ai pas décrypté, j'ai juste constaté. Il semblerait donc que ton comique se soit inspiré du dernier livre de la Bible, l'Apocalypse selon saint Jean. Connais-tu ce recueil ?

— Juste de nom... 666, le chiffre de la Bête. La fin des temps.

Paul sollicitait largement le langage des mains. Roulements, balayages, brassées d'air.

— Il évoque la Courtisane, ensuite une trompette... Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra. Il m'est impossible de résumer ce scénario profils et chaotique que constitue l'Apocalypse, mais, en gros, sept trompettes préviennent les sept Eglises d'Asie Mineure que des fléaux vont se répandre sur la terre. À chaque coup de trompette, un fléau... Quant à l'onde deviendra rouge, on pourrait, à l'extrême, faire une analogie avec le châtiment réservé à Satan, jeté par ses propres disciples, après mille ans de règne, dans un puits qui se remplit de lave. Une onde qui devient rouge...

Les bizarreries que Paul dévoilait me procuraient un plaisir dangereux, le froid curieux ressenti par l'avaleur de sabres.

— Sept fléaux, sept Eglises... Toujours ce chiffre, constatai-je en fronçant les sourcils. Nous avons découvert sept papillons, auprès de la victime. Des sphinx têtes de mort. Que symbolise ce chiffre ?

— La perfection, l'excellence, le renouveau. C'est le chiffre attribué aux qualités de Dieu, supérieur au six, chiffre de la Bête. Il est cité à maintes et maintes reprises dans l'Apocalypse.

— Tout ceci semble assez décousu.

— Je t'avais prévenu ! C'est un texte de codes secrets, de messages cachés. Tout est en profondeur, derrière les mots. Cet autre message, entre tes mains, possède cette force. Cette prophétie contient la juste dose d'indices pour te faire avancer, mais pas trop vite. Et notre prophète veut que tu progresses à l'allure qu'il te donne.

Je roulai des trapèzes, assouplis ma nuque fatiguée et priai mon ami de me resservir un fond de brandy. Il en profita pour remplir son verre.

— Parle-moi de ces sept fléaux.

— Le déluge de grêle et de feu, qui détruit un tiers de la terre... Le tiers des animaux marins qui meurt... Le tiers de la lune, du soleil et des étoiles pulvérisé... Un astre qui tombe du ciel, éliminant un tiers des eaux de source... Des nuées de sauterelles qui s'abattent sur les hommes et les torturent... Un autre tiers d'hommes réduit en poussière... Et, finalement, les éléments qui se déchaînent...

— Saint Jean ne manquait pas d'imagination.

— Imagination à demi. La peur du ciel qui tombe sur la tête a balayé toutes les pensées, des Celtes à nos plus éminents astrophysiciens. Note aussi que ton homme parle de déluge. Sous le déluge, tu reviendras ici. Fait-il référence au Déluge du livre de la Genèse ? À la destruction de toute vie sur terre, hormis les espèces de l'Arche ? Tout est si flou...

Paul enfourna du tabac dans sa pipe, dévala la terrasse et s'enfonça dans la forêt. Sa voix se perdait loin dans les noirceurs.

— Suis-moi, Franck. Discutons un peu de ton affaire. Raconte-m'en davantage. Les papillons, cette morte... Ton monde de sang me fascine...

Nous empruntâmes une allée de cailloux qui s'enfouissait au cœur des géants de bois, où l'obscurité grossissait sous chacun de nos pas.

Dans un échange de bons procédés, je lui expliquai la découverte dans le confessionnal, la position du cadavre, les premiers résultats de l'autopsie, les symboles sur le calque déniché dans le tympan...

Paul restait silencieux, je ne distinguais plus que l'ombre de son ombre, l'écho de sa présence.

Alors, au rythme de notre progression ralentie, je continuai à raconter... L'affaire... Ma vie, ma solitude, mes peurs... Paul avait connu ma femme, bien avant son enlèvement. Il ne l'avait pas reconnue après. On ne peut cacher ce que révèle le regard. À l'époque, j'avais discerné dans le sien l'absence d'un éclat, de cette petite étincelle qui ne s'allumait plus quand il venait nous rendre visite. De la pitié... Il avait éprouvé de la pitié...

Il m'encouragea à parler encore, à me confier à cette nature ouverte et compatissante qui savait me comprendre...

Et je parlai, parlai, parlai...

Une fois de retour à la lumière, je séchai une larme, gêné, amoindri, affaibli. Paul me versa un verre de jus de fruits frais.

— Voilà une dimension des arbres que je voulais te faire découvrir. Ils fournissent de l'oxygène, ce qui exacerbe ton cerveau. Rapproche-toi d'eux, chaque fois que tu en ressentiras le besoin... ils t'écouteront...

J'engloutis mon verre, respirai à poumons déployés le souffle des bois avant de solliciter un dernier service. Paul me prêta donc une échelle que j'amarrai à ma galerie. Direction le tympan de la Courtisane.

Lorsque je saluai Legendre, il posa le bras sur mon épaule et m'avisa :

— Prends garde, Franck. Si je ne me suis pas trompé et que tu trouves effectivement la deuxième moitié de code derrière le tympan, alors tu es le Méritant. Ensuite, des deux moitiés, le Méritant tuera l'autre Moitié de ses mains sans foi... Ton tueur s'y croit vraiment. Il ira jusqu'au bout de sa mission.

D'un bras ferme, il me força à le regarder en face.

— Tu n'es pas croyant, Franck, n'est-ce pas ?

— Je l'ai été, mais désormais mes mains sont sans foi...

En claquant la portière, j'ajoutai :

— Les personnes que j'aimais le plus au monde sont parties sous mes yeux. En quoi pourrais-je encore croire, aujourd'hui ?

Chapitre sept

Je traçai au travers des quartiers somnolents de la banlieue, dans cette brume chaude d'asphalte, les yeux piquant de fatigue et d'appréhension. Vers quel sombre dénouement allait m'entraîner ce jeu de pistes ? Une autre victime ? Cette fameuse Moitié ? Mon esprit bouillonnait de mille interrogations, tant perdu dans les versets bibliques que dans les méandres du rapport d'autopsie. Le visage de l'assassin restait muet. Que cherchait à prouver cette volonté meurtrière qui, de par ses agissements réfléchis, ses folies dissimulées, faisait preuve d'un tout relatif raffinement ?

Au volant de ma voiture, à arpenter la nuit, je me sentais léger, soulagé. Cette affaire arrivait au bon moment. Patrick Chartreux, dents cassées sous nez broyé, ne représentait que la partie visible de mon iceberg intérieur. Pour être franc, cette femme, rasée des pieds à la tête, mutilée sous ses chairs, avait sauvé un flic en dérive. Au plus profond de moi-même, dans la maison de Dieu et sous le regard du Christ, je l'en avais remerciée...

Sur les hauteurs, le clocher de l'église se décrocha de cette traînée blanche d'étoiles. Mon cœur battit plus vite lorsque je calai mon échelle sur la façade, puis grimpai jusqu'à atteindre le tympan de la Courtisane. Trois zonards imbibés me demandèrent si j'allais bien avant de m'expliquer, dans leur langage, qu'il y avait plus simple pour s'approcher du paradis. Ils disparurent derrière un angle de rue, à généreuses gorgées d'insultes. Jeunesse décadente...

Face à moi, ébloui par le faisceau de ma torche, Jésus, assisté de sept anges, encore sept, implorait le ciel. Après avoir enfilé un gant en latex, je glissai mes doigts dans les interstices de la sculpture, fouillai avec minutie dans les fissures. Rien, hormis de la pierre fracturée. Je palpai encore, les lèvres pincées, perché sur la pointe des pieds. En plus de me trouver ridicule, je commençais à me décourager. À l'évidence, je m'étais lourdement trompé. Sauf que... mes phalanges croisèrent soudain une forme cylindrique, longue de quelques centimètres. Le tube en étain ! Paul avait su, encore une fois, déverser de l'adrénaline dans mon corps.

Je rembarquai mon matériel, me ruai dans l'habitacle et, sous la veilleuse timide, débouchai ma trouvaille. Le calque m'y attendait... L'autre moitié... Les signes apparurent, mélasse de barres horizontales et verticales. Mes chairs tremblaient, tant j'étais excité. Je m'empressai de superposer mon butin à celui que j'avais reconstitué.

D'une magique combinaison jaillit la lumière.

— Nom de Dieu, c'est pas vrai !

Trop absorbé par ma découverte, je ne vis rien venir. Mes deux portières s'ouvrirent simultanément, une bouteille vide suivie d'un poing bien serré me percutèrent l'arcade, tandis qu'une paire de mains me dérobait les messages, l'étui en étain et des CD. Du fin fond de ma douleur, je perçus :

— J't'avais dit que c'était pas du fric qu'il planquait là-haut, ce crétin !

— Ta gueule ! On s'arrache !

Je m'extirpai de ma voiture un peu chancelant et dégainai mon Glock, le braquant dans l'obscurité. Les trois zonards réapparurent sous un lampadaire lointain avant de se fondre dans une rue annexe. Le filet de sang qui coulait sur mes lèvres et les lancinements de mon crâne m'interdirent toute poursuite. J'enrageai de mes mille et une dents.

Dans le jargon, on appelait ça une bavure. Un indice important dans une affaire criminelle venait de s'évaporer. Au revoir, les relevés d'empreintes, les prélèvements ADN, les analyses graphologiques ! Bonjour les emmerdes !

Emporté par ma colère, j'abattis mes deux poings sur le volant. L'airbag m'explosa à la figure. Sans commentaires...

Remis de cette fâcheuse péripétie, je tournai enfin le contact. Fort heureusement, j'avais en tête le texte, ce fragile fil d'Ariane que me tendait l'assassin.

Chemin du Val Chaume-en-Brie.

Le jeu mortel se poursuivait, d'étape en étape le tueur me livrait des précisions supplémentaires. Il voulait que son adversaire mérite. Le Méritant...

Chaume-en-Brie. D'après l'atlas routier, il s'agissait d'un bled paumé, département soixante-dix-sept. Sur la carte, je repérai Meaux, puis Disneyland Paris. Trois quarts d'heure de route. Mes pneus flambèrent sur l'asphalte. Je faillis composer le numéro de permanence, à la Criminelle. Solliciter la cavalerie à trois heures du matin. Cerner les lieux, pénétrer en force, armer la lourde machine judiciaire.

Mais je me ravisai. Je devais d'abord débroussailler ce charabia, seul. Le sang attire les requins, ces grands requins nocturnes qui aiment à arpenter les veines du Mal.

Autoroute A4. Bandes blanches, cerclées de ténèbres. Malgré l'excitation, mes paupières s'alourdissaient. Quatre heures de sommeil en deux jours. Radio à fond. Céline Dion. Tant pis...

Tu roules vite, Franck. Je déteste quand tu roules vite. Regarde où la vitesse nous a menées...

L'affaire, penser à l'affaire. Le confessionnal. La femme, rasée. Les dégâts causés dans son corps... S'occuper l'esprit, toujours. Le message, l'adresse, l'Apocalypse, saint Jean, les sept papillons, la renaissance de l'être, la résurrection...

Prends garde, Franck. Ton attention se relâche. Tu es fatigué. Surveille ta route...

Arrête, Suzanne ! Arrête de parler dans ma tête !

Ma gorge en feu. J'étouffais. De l'air ! De l'air ! J'ouvris grand les deux vitres avant, des bouffées chaudes me firent émerger. Une pilule magique, pour calmer mon angoisse. Là, un panneau. La bonne sortie...

Pleine campagne. De rares maisons, assoupies. Des virages, des nids-de-poules, des lapins z'yeux rouges qui arpentent la route... La nuit, furieuse d'obscurité... L'impression écrasante de me précipiter dans un piège...

Загрузка...