— Oui, précédée de souffrances abominables. Je vous laisse imaginer ce que Tisserand a dû endurer. En définitive, vous avez abrégé son calvaire...

Mon diaphragme priva mes poumons d'air. Je toussotai et finis par écraser ma cigarette violemment.

— Ce n'est pas tout, ajouta-t-elle encore. Ce pauvre type a été roué de coups. De l'extérieur, les ecchymoses ne sont plus visibles, parce que supérieures à dix jours, mais les structures tissulaires de nombreux muscles étaient sérieusement abîmées. Jambes, bras, dos, poitrine... La forme très localisée des lésions laisse présager qu'il a été battu avec un objet contondant, genre bâton ou matraque.

Je fis crisser les poils de mon bouc. Del Piero rejeta sa longue chevelure vers l'arrière, dévoilant le doux vallon de ses épaules, et demanda :

— Pourquoi s'est-il acharné sur l'homme sans toucher à la femme ? Il l'avait nettoyée, parfumée, rasée au sexe sans même la violer. L'absence de piqûres,

1 A r\

quand nous l'avons découverte, prouve qu'il ne s'en servait plus pour infecter ses moustiques... Alors, pourquoi l'avoir gardée en vie jusqu'au bout ? Eclairez- moi, commissaire. Il paraît que vous excellez dans ce domaine-là...

Mon interlocutrice me dévisageait.

— Il voulait accompagner cette femme jusqu'à sa fin, la remettre entre les mains du Seigneur pour qu'il décide. Il l'a emmenée au purgatoire...

— Le purgatoire ?

— Le lieu du jugement. Le choix du Paradis ou de l'Enfer. D'après l'une de mes connaissances, Paul Legendre, le tueur aurait tiré son inspiration de l'Apocalypse selon saint Jean pour rédiger son message. Une Courtisane représente une Eglise corrompue, qui s'éloigne de la voie droite des Ecritures. Mais ce mot, Courtisane, désigne aussi Viviane Tisserand. L'amalgame est peut-être osé, mais je crois qu'aux yeux de notre assassin, cette femme était corrompue ou fautive. Voilà pourquoi il l'a lavée avant sa mort. 111'a préparée à cette rencontre avec le Seigneur, sans pour autant la punir de ses propres mains. Et elle est morte... d'elle- même...

Del Piero semblait happée par mes conclusions. Derrière le grain sombre de ses pupilles, elle me fixait avec une intensité presque féline.

— Mais... comment aurait-il pu savoir qu'il ne restait à Tisserand que quelques heures à vivre ?

— Il ne savait pas ou pas précisément. Le fait qu'elle ait succombé à ce moment-là a dû renforcer ses croyances, en coïncidant à la perfection avec ses convictions. A ses yeux, c'est Dieu qui a jugé et rappelé cette femme, pas lui.

Del Piero pressait ses paumes de mains sous son menton.

— Et pour le mari ?

— Selon Legendre, quand notre meurtrier parle à'abîme et à'onde qui devient rouge, il fait référence à Satan, jeté dans un puits de lave par ses propres disciples. Pour la Bête, il n'y a pas de pardon possible, pas de confessionnal. La mort brutale est la seule issue... Le parallèle avec Olivier Tisserand, mort dans une fosse, est ici évident.

J'écrasai mon index sur le bureau.

— Ce salaud n'a pas frappé au hasard. Un lien suffisamment fort l'unissait aux Tisserand pour qu'il en arrive à de tels extrêmes. Il leur a consacré du temps, de la patience, il s'est creusé la tête pour élaborer un scénario diabolique. Pensez au message, inaccessible, au mal qu'il s'est donné pour descendre Tisserand par trente mètres de fond. Il les a tous deux souillés de l'intérieur, avec les insectes. Vous parliez d'un viol, vous aviez tout à fait raison. Il les a violés, avec la froide maîtrise du bourreau, de l'exécuteur. Un viol organique, spirituel. La chair, l'esprit. Pensez aussi à Viviane, ligotée, rasée, forcée d'ingurgiter du miel et assaillie de piqûres. Imaginez un seul instant le supplice de son mari. L'incision à vif, la ponte des mouches, ces larves qui lui rongent les entrailles. Torture physique, torture morale. Quant à Maria...

La commissaire eut une expression de dégoût.

— Vous... la croyez toujours en vie ?

— Il n'a pas épargné les parents, il n'épargnera pas la fille. Tout est une question de temps. Dans sa prose, il ne parle que des deux Moitiés, Maria n'est pas concernée et pourtant, il la retient. Elle tient un rôle précis dans son parcours. Un rôle personnel, qu'il ne veut pas partager...

Les idées affluaient, des images m'aveuglaient. Del Piero ne décrochait plus ses yeux de mes lèvres.

— Notre pisteur suit un but et veut que nous l'accompagnions. Pour ça, il a utilisé deux moyens. Le message, avec ses énigmes, et les moustiques. En nous contaminant, il nous mêle à son histoire, nous implique. Nous faisons partie de son plan. Il cherche à nous montrer quelque chose. Peut-être par l'intermédiaire de ces sept papillons, à chaque fois proches du lieu du crime. Nous devons en saisir le sens, si nous voulons avancer.

Del Piero chiffonna une boule de papier, de rage.

— Le sens de quoi ? On se retrouve avec deux cadavres et une personne disparue, qu'y a-t-il à comprendre ?

— Le sept est un chiffre très puissant, un symbole du renouveau. Les papillons font penser à la résurrection. Viviane a été tuée dans une église. Tout nous porte à... une espèce de renaissance. Quel en est le sens ? Je l'ignore. Mais ayez toujours ceci en tête : aux yeux de notre tueur, Viviane Tisserand est corrompue et son mari représente le diable. Il considère leur mort non pas comme un acte criminel, mais comme... une forme de justice. Par cette action, il nous signale qu'il... renaît...

Je me levai.

— La personne que nous traquons est en grande forme physique et mûre spirituellement. Ce qui nous conduit à un âge compris entre vingt et quarante-cinq ans. Nous recherchons un homme costaud, capable de dominer une personne de la corpulence d'Olivier Tisserand, d'escalader des échafaudages ou de descendre par trente mètres de fond, maîtrisant les techniques de plongée. Célibataire, sans doute, habitant un endroit isolé pour y retenir trois adultes. Il a lardé de coups de couteau les figures des posters de vedettes américaines, il avait bandé les yeux de Viviane. Le regard que posent les autres sur lui le dérange. Peut-être présente - t-il un défaut physique, un problème au visage. Ou alors il a honte de ses agissements. Il est organisé, minutieux, doit fréquenter les bibliothèques et se passionne pour les insectes. Il élève des papillons, parmi lesquels des sphinx têtes de mort. Est-il abonné à des revues ? Calypso Bras m'a aussi parlé de bourses aux insectes, ça doit valoir le coup d'investiguer.

Les lèvres de la commissaire, légèrement écartées, soufflaient une forme de sollicitude.

— Notons, finalement, l'aspect religieux. La complexité de son texte, cette connaissance approfondie des finesses catholiques, le choix du lieu pour nous présenter sa victime. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cet homme croit en Dieu. Ses actes, soyez-en persuadée, lui paraissent... justes, ce qui complexifie largement notre travail. Pourquoi ? Parce qu'il se comporte tout simplement comme vous et moi. Il est le banquier, le facteur, le manutentionnaire... Veillez aussi à recenser les clubs de plongée. Il y est sans doute inscrit...

Des rideaux d'obscurité éteignaient lentement nos faces. La nuit dévalait avec ses grandes ombres mouvantes. Je conclus :

— Vous vouliez mon sentiment... Vous l'avez eu... Désolé si j'ai été un peu long...

Del Piero brancha une lampe de bureau.

— Ce que vous racontez cadre parfaitement avec l'environnement social des Tisserand. Je dois l'avouer, je suis... impressionnée.

— Rien de bien extraordinaire. A mon tour de vous écouter...

Cette fois, son sourire fleurait l'authenticité.

— Echange de bons procédés, n'est-ce pas ?

— Collaboration intelligente, dirons-nous...

Elle rassembla un tas de feuilles.

— Les Tisserand se sont mariés en 1970. Ont passé une bonne partie de leur vie à Grenoble. À l'époque, ils sont psychothérapeutes dans un hôpital psychiatrique. Ils quittent leur région en 82 pour Paris, où, après la naissance de Maria, ils fondent une clinique d'évaluation de la dangerosité, à Ivry. Une structure spécialisée dans le traitement des patients violents, ramenés par les services sociaux ou les établissements de santé ne possédant pas les installations adéquates. Les stagiaires, âgés de dix-huit à une quarantaine d'années, y séjournent quatre-vingt-dix jours, encadrés de psychologues, infirmiers, personnel compétent. Une dernière chance avant l'aller simple pour un hôpital psychiatrique ou la pri...

Subitement, elle se plia en deux et disparut en quatrième vitesse, avant de réapparaître avec un visage plus léger.

— Effets secondaires sans conséquences, prétendait Diamond, mon cul ! Mon estomac n'arrête pas de gargouiller. Je ne tiendrai jamais comme ça un mois.

Mes lèvres formèrent un ersatz de risette. Derrière ses airs de totem inébranlable, cette femme me plaisait de plus en plus. La chaleur suffocante lissait son corsage d'une transparence discrète, un voile de sueur éclairait ses formes cachées.

— Il faudra bien, pourtant. Revenons-en aux Tisserand, s'il vous plaît...

— Euh... Oui. Ils ont dû déménager à plusieurs reprises. Vitres cassées, voiture taguée, agressions verbales et écrites. Dernièrement, le mari s'était fait attaquer par un type de vingt-six ans. Le frère d'un des stagiaires... Bref, ce vaste merdier cadre avec vos propos. À l'évidence, il se cache là-derrière une sombre histoire de vengeance.

— C'est aussi mon avis, mais une vengeance très élaborée, qui implique aussi leur fille... Plus concrètement... J'avais demandé à Sibersky d'interroger les ouvriers qui ont rénové l'église...

— Sans résultat. Aucun d'eux ne se souvient avoir remarqué le message de la colonne. D'après le chef de chantier, vu la dureté du béton et la profondeur des lettres, il a fallu au moins trois ou quatre heures pour inscrire l'avertissement. On a affaire à un acharné de la belle ouvrage, mais ça, vous l'aviez deviné...

— Et l'enquête de proximité ? On a pu interroger des témoins ? Qui s'occupe d'établir la liste des adeptes de la messe ? Il faudrait...

Del Piero claqua des mains.

— Stop, commissaire ! Je connais le métier un minimum, quand même ! A Lyon aussi, les criminels existent. Ces points sont en cours, les informations remontent. Nous ne négligerons aucune piste.

Je m'appuyai sur le bureau, mains bien à plat.

— Quels axes de recherches privilégiez-vous ?

— La clinique et la filière insectes. On va se procurer les dossiers médicaux des patients, procéder à des recoupements géographiques, notamment avec Issy- les-Moulineaux. Nous disposons aussi d'empreintes digitales et génétiques, relevées dans le confessionnal.

Je nous allumai une dernière cigarette.

— Vous me placez sur quoi ?

Elle agita la bouche de droite à gauche, soufflant la fumée par le nez.

— Bureau ou terrain ?

— A votre avis ?

— Vous avez visité le P3. Les insectes, ça vous botte?

— J'ai le choix ?

Elle haussa les épaules, fixant une énième fois le téléphone muet.

— Contactez l'entomologiste pour les Lucilies bouchères. Rapprochez-vous des douanes, des aéroports, voyez comment sont introduites de telles bestioles sur notre territoire. Fourrez le nez dans ces marchés, ces boutiques spécialisées. Et, aussi, trouvez la source du miel... Où se le procure-t-il ? Bougez, commissaire, je sais que vous adorez ça ! La rue et les monstres qui la peuplent sont à vous... Mais, cette fois, rendez-moi des topos réguliers et respectez les procédures ! Je n'admettrai aucun écart des gars de mon équipe, aussi bons soient-ils... Et...

Elle dévia son regard vers ses feuilles.

— ... Vous êtes très bon, commissaire... Nos bases sont solides, j'ai confiance...

— Pas moi. Une fille de dix-neuf ans croupit quelque part. Des anophèles infectés traînent par milliers, prêts à frapper si ce n'est déjà en cours. Le message parle de fléau, de déluge. J'ai le sentiment que ce merdier ne fait que commencer.

Et, alors que je me levais, que les spectres de la nuit dévoraient les rouges du crépuscule, retentirent de longues sonneries lancinantes, que la commissaire se décida à interrompre après une ample expiration.

— Le laboratoire...

Il m'arrivait d'avoir des mauvais pressentiments. Mais jamais d'une telle intensité...

Chapitre douze

Eloïse t'appelle encore, Franck. C'est de plus en plus difficile de supporter ses pleurs. Sans cesse, elle me répète que c 'est de ma faute.

Non, c 'est de la mienne, ma chérie. J'aurais dû veiller sur vous. Tout est si... douloureux pour moi... J'aimerais tant être près de vous. Rien n'a plus de sens ici...

Il fait noir et froid autour de nous. Pourquoi c'est comme ça ? Qu 'est-ce qui se passe, Franck ? Avons- nous fait le mal ? J'ai froid... J'ai froid... Il... Il y a comme des présences, autour de nous. Des... Seigneur !

Suzanne ! Qu 'est-ce qui vous arrive ? Suzanne !

Un hurlement. Noir. De l'eau, partout. Ma sueur. Des halètements. Les trains. Bolides en fusion qui s'arrachaient les entrailles. Au creux de l'obscurité, tous mes membres tremblaient, endeuillés de froid. Un cauchemar...

La voix jaillit.

— Mon Franck ! Qu'est-ce que tu as ?

Une balle dans ma poitrine. Cette voix... Non ! Pas possible ! Je palpai l'interrupteur. Elle se dressait devant mon lit, en robe de chambre, les mains le long du corps. La petite au livre de Fantômette. Ses yeux brillaient d'une lueur argentée, ses cheveux, impeccablement coiffés, ruisselaient sur ses épaules. Elle s'approcha encore.

— Tu vas mourir ?

Je protégeai mes pupilles de la lumière aveuglante. Ma montre. Trois heures du matin... Ce terrible rêve, à la saveur du réel. Suzanne en danger. Des présences, autour d'elle et Eloïse... Je secouai la tête.

— Qu... Quoi ?

— La maladie, dans ton ventre. Elle va te tuer ?

La morsure du sel, sur les rétines. Les perles qui

gouttent du front.

— Comment es-tu...

... Entrée... J'avais laissé la porte déverrouillée, avec la volonté secrète de la voir apparaître, pour que, chose impossible, elle m'accompagne jusqu'à ce que je m'endorme. Et là, elle surgissait des ténèbres, au cœur des rails, aussi raide qu'un santon de crèche. Je coupai l'alimentation de mon réseau et m'assis sur le lit, sonné par un réveil trop brutal. Ma poitrine vibrait sous la cavalcade de mon cœur.

— Tu... tu ne peux pas venir la nuit chez moi, comme ça !

— Maman est au boulot. J'aime pas rester toute seule.

— Je... Ta mère... Demain, il faut que j'attrape ta mère. Ça doit cesser... Que... Que vont penser les gens ? Imagine ! Imagine un peu si quelqu'un te voit venir ici ! Je pourrais avoir de gros ennuis !

Elle pointa un doigt accusateur.

— C'est toi ! C'est toi qui as laissé ouvert ! Tu m'invites et maintenant, tu me demandes de partir ?

Je regroupai mes mains le long de mon caleçon, la tête baissée.

— Ce n'est pas ça mais... Tu as une maman. C'est à elle de s'occuper de toi... Et les enfants ne doivent pas se promener la nuit ! C'est dangereux !

Elle se musela, fixe, face à moi. Elle portait de jolies bottines cirées. Des bottines rouges avec une robe de chambre, drôle d'idée.

Je voulus poser une main sur son épaule, mais elle s'écarta, le visage fermé.

— Ecoute, murmurai-je. Je vais te raccompagner jusqu'à ton appartement, d'accord ?

Pas de réponse. Mais que cherchait cette fichue gamine ? Sa mère m'entendrait, ça oui ! Après un bâillement diabolique, je me dirigeai vers la cuisine les pieds traînards. Je percevais ses pas de souris, derrière moi. Alors que je nous servais du lait, une parole me revint brusquement à l'esprit.

Je m'accroupis, lui tendant un verre :

— Tu as dis que j'étais malade, tout à l'heure. Pourquoi ?

Elle tourna la tête, refusant le lait.

— Tu n'as pas arrêté de faire des cauchemars, confia-t-elle. Tu as beaucoup raconté... C'est quoi, cette histoire de chêne et de frêne ?

— Tu m'as... regardé dormir? J'ai parlé du chêne et du frêne ?

— Oui ! C'est quoi ?

— Un secret, entre ma femme et moi, que je ne veux pas partager...

— J'en sais plus que tu ne le crois.

L'enfant qui veille sur l'adulte, le monde à l'envers. Que devais-je y voir ? Tout le symbolisme sur le désordre de ma vie ? Ou, en définitive, se reflétait-il, dans ces yeux humides, les faiblesses d'un père déchu ?

— Personne ne doit savoir que je suis malade, d'accord ? Tu pourras garder le silence ? J'ai juste été piqué par un méchant moustique et je vais guérir, parce que je prends un traitement.

Elle cracha dans ses mains.

— Juré !

— Très bien. Maintenant... Descendons chez toi...

Elle secoua vivement la tête.

— Non, non ! Pas maintenant ! Je...

Elle observait partout autour d'elle.

— ... je dois te guérir ! Sinon, tu vas mourir ! Je le sais !

Je haussai les épaules, bien que lisant sur son visage une panique incroyable.

— Mais non, je ne vais pas mourir. Je te l'ai dit. J'ai des médicaments, tout va bien se passer.

Elle tournait avec cette impatience rude des félins en cage.

— Je sais ! Je sais comment te guérir ! Le sang... Ton sang qui est malade. Tout va partir de là. Il faut tout arrêter ! Vite, très vite ! Si on ne fait rien, il se propagera partout en toi. Il te tuera, il te tuera et tu me laisseras seule !

Elle soliloquait, allait, venait, allait encore, dans le mouvement perpétuel de ces savants fous qui cherchent sans trouver.

— Cesse de bouger comme ça, tu vas me rendre dingue !

— Tu vas mourir... C'est Eloïse qui l'a dit ! Elle t'appelle, Franck, elle t'appelle à elle mais je refuse que tu m'abandonnes ! Tu ne dois pas partir, tu comprends ? Une solution... Une solution... Vite ! Vite ! Le sang... Tout va venir du sang...

La tornade brune se mit à ouvrir les armoires, la porte du réfrigérateur, les tiroirs.

— Mais arrête donc ! Et arrête de prononcer le nom de ma fille ! Arrête, je t'en prie !

— Le sang ! Le sang malade !

Elle se jeta sur la lumière, éteignit. Noir complet.

Bruits de ferraille. Un chuintement. Un souffle. La morsure de l'acier sur mon bras. La douleur qui me plie en deux.

Du bruit, sur le sol. Flop, flop. Du liquide poisseux qui roulait sur mon coude. Je me relevai, lançai mes doigts vers le mur. L'interrupteur.

Rouge. Rouge partout. Une fente, sur le poignet. Verticale, entre deux veines. L'œil du flic conclut à une blessure superficielle. Pas de suture nécessaire. Coup de chance.

La gamine avait disparu, le couteau à large lame traînait sur le sol, sanglant de vie. J'enroulai un mouchoir autour de mon poignet, appuyai de toutes mes forces de l'autre main.

Et je pleurai, pleurai sans retenue, abattu par ces questions sans réponse.

Elle m'avait saigné. Pourquoi ? Violence instantanée. Comportement imprévisible. Peur de la solitude. Livrée à elle-même, la nuit, le jour. Sans père, mère absente. Comment ne pas déraper ? Après m'être pansé, je dévalai au rez-de-chaussée, en furie contre cette génitrice irresponsable. Porte sept. Fermée.

— Ouvre, petite ! Ouvre cette porte !

Mais on ne m'ouvrit pas. Je remontai en grommelant, les poings serrés. La fillette était malade et personne ne s'occupait d'elle. Demain, la mère affronterait ma colère.

Chapitre treize

La lente respiration des loupiotes, au 36, flashs de vivants perchés sur des dossiers criminels. Dans les couloirs, des mines ravagées, des yeux bouffis, des forêts de bâillements.

Cinq heures du matin. Après l'épisode du couteau, je n'avais su rappeler le sommeil. Les voix avaient res- surgi du plus profond de mon être, se voulant apaisantes, réconfortantes. Suzanne me parlait de plus en plus souvent, mais dès que je dessinais son visage, dans ma tête, il n'en jaillissait que cette expression de terreur, imprimée dans leurs traits à toutes les deux avant que la voiture ne les fauche... La présence de ces voix tournait au harcèlement.

Face à moi, des rapports d'autopsie, d'entomologie, de toxicologie ; horribles dissections d'existences. Sur le côté, un pavé sur la malaria, un autre sur les vecteurs de transmission. Moins de feuillets sur la vie des Tisserand que sur leur mort, un petit monticule de photos. Clichés de l'église, du message, gros plan sur des plaies tiraillées, des larves affairées. Le petit déjeuner d'un flic, quoi...

Et des heures qui filent...

— Vous parlez tout seul maintenant ?

Je sursautai, les pupilles explosées, puis lançai des regards perdus autour de moi. Sibersky. Ma montre. Huit heures trente. Le lieutenant débarquait, rasé de près, avec, cependant, de profonds cernes qui traînaient une petite nuit.

— Je... réfléchissais à voix haute.

Il désigna mon avant-bras gauche.

— Si j'avais su le métier aussi dangereux, j'aurais hésité avant de signer.

— Boîte de conserve, répliquai-je en caressant la croûte.

— Del Piero m'a appelé, hier soir... Elle...

— Je sais, j'étais à ses côtés. Nos anophèles ne sont pas résistants, et c'est tant mieux. Mais rien n'est gagné. Rappelle-toi ce que disait Diamond... Alors, les ruches ?

Il perdit sa bonne humeur.

— Une vingtaine d'apiculteurs dans les environs. J'ai passé mes coups de fil hier soir. Rien de bien concret. Le gros problème, c'est que bon nombre de personnes achètent du miel de ruche, impur et non décanté. Il conserve toute sa teneur en vitamines et sels minéraux, ainsi que ses vertus d'antiseptique. D'après les professionnels, il n'y a rien de tel qu'un verre d'urine et trois cuillères de miel brut chaque matin. Je me contenterai de les croire.

Il déplia une carte de la région parisienne, persillée de points rouges.

— Malheureusement, c'est la semaine des grandes miellées, ajouta-t-il. La plupart des apiculteurs ont des journées surchargées et je n'ai pas pu les contacter. Je réessaierai dans la matinée.

Je localisai Issy-les-Moulineaux et constatai deux points dans un rayon de quinze kilomètres.

— Verrières-le-Buisson... Sceaux... Tu as pu joindre ceux-là ?

— Non, je tombe sur un répondeur.

Je me décollai de mon siège.

— Laisse tomber, je vais m'en occuper moi-même et aller sur place. Toi, jette un œil sur Internet, trouve- moi si on peut se procurer des bestioles un peu spéciales, genre araignées dangereuses, mantes religieuses, insectes venimeux, enquête sur les bourses d'échanges et fouille-moi tout Paris pour savoir où et comment les passionnés de ces horreurs à pattes se rencontrent. Prends Sanchez et Madison pour t'aider.

— On peut aussi se charger des ruches si vous voulez. Vous avez sûrement d'autres chats à fouetter.

Je pointai mon index sur la carte.

— Des églises, il en existe une par ville. Notre assassin a choisi celle d'Issy parce qu'il la savait en rénovation et qu'il pouvait passer par une porte annexe pour élaborer sa mise en scène. Issy fait partie de sa proximité. Comme par hasard, nous trouvons deux mielleries à... moins de vingt bornes du lieu du crime.

J'empilai les différents rapports.

— La dernière fois que je me suis rendu à Verrières, c'était avec Suzanne, bien avant la naissance d'Eloïse... J'adore ce village et j'ai grand besoin de prendre l'air...

Je fermai ma messagerie électronique, éteignis l'écran de mon ordinateur et pris mes clés de voiture, tout en ajoutant :

— Tu as déjà lu des rapports ou des études de cas de criminologie. Tu sais que les tueurs organisés, et plus particulièrement ceux à caractère pervers, évitent les virées inutiles. Très, très longtemps avant d'agir, ils accumulent la nourriture, ajoutent des verrous à leurs portes, isolent les pièces. Une sortie représente un danger, une mise à nu. Un voisin qui vient frapper, les victimes qui soupçonnent l'absence et se mettent à hurler ou cogner contre les murs, la peur, aussi, d'avoir négligé quelque chose. Je me trompe ?

— Non. C'est exact.

— D'accord... Calypso Bras, l'un des ingénieurs responsables du P3, m'a signalé que le miel perdait très rapidement ses propriétés d'attire-moustiques, qu'il fallait le prélever quotidiennement. Ce qui implique que notre homme-insectes a été forcé de quitter sa tanière au moins une fois par jour. Et donc ?

— Il est allé au plus proche... Et s'il habite près d'Issy, il se sera forcément rendu dans l'une de ces deux mielleries...

Blottie au pied des coteaux, emmitouflée dans les bras d'une vallée, Verrières-le-Buisson déroulait ses vieux remparts et ses allées verdoyantes jusqu'aux eaux limpides de la Bièvre. C'était la petite Provence parisienne, aux allures de village moyenâgeux où, sous l'ombrelle d'une matinée, l'on pouvait oublier le noir de la gomme et le fracas des klaxons. Après plus de vingt ans, les rues brassaient toujours les mêmes parfums.

Et là ? Oh... Suzanne... La petite boutique de poterie où tu avais acheté ce vase, avec une bosse juste sous l'anse. Sa marque d'originalité, disais-tu, son défaut charmant. Ce vase... Qu'est-il devenu ? Des éclats anodins de vie qui, brusquement, grandissent en feux d'artifice déchirants. Plus le temps nous éloigne, plus votre manque me brûle, mes amours...

La miellerie Roy Von Bart dominait le clocher à renfort de collines et de plateaux. Un joli havre de paix, où les abeilles n'avaient pour limites que le bleu sombre du ciel couché sur le bleu-vert des cimes forestières.

Une clochette éveilla deux grands yeux à mon entrée dans l'antre de miel.

Une femme mince à la longue chevelure grise leva la tête de ses cartons, où elle entassait des pots de verre vides.

— Madame Von Bart ?

Elle puisa une fraîcheur transparente dans un seau, aspergea son visage lissé de fines rides avant de s'éponger.

— Oui. Excusez-moi. Je peux vous aider ?

Je lui exposai la situation. Je recherchais un homme ayant acheté du miel de ruche, au jour le jour et non traité. Elle rejeta ses cheveux légèrement humides vers l'arrière, stimulant des senteurs de fleurs coupées.

— Nous avons énormément de clients qui...

— ... vous commandent du miel naturel, je sais. Mais vous allez essayer de faire un effort pour vous souvenir, parce que cet individu est très certainement impliqué dans une affaire d'homicide.

Elle porta ses mains squelettiques sur ses lèvres.

— C'est pas vrai !

— Celui dont je vous parle doit avoir entre vingt- cinq et quarante ans, il est venu régulièrement pendant deux semaines mais depuis hier ou avant-hier, vous ne le voyez plus. Il doit être costaud, présente peut-être une particularité physique, un défaut sur la figure... Ça ne vous évoque rien ?

Par la baie vitrée, elle scruta l'étendue du domaine, les yeux plongés dans le lointain.

— Une particularité physique, vous dites ? Hum... Quelqu'un me revient en mémoire, un type très original... Enfin, original n'est pas le terme exact, disons plutôt... à part. Avec mon mari, on l'appelait Vhomme- soleil.

Je la considérai d'un regard qui en redemandait.

— L 'homme-soleil ?

Elle poussa un emballage bien plein dans un angle avant de revenir à moi.

— Excusez-moi... Oui, Vhomme-soleil. Voilà à peu près trois semaines, un bonhomme a débarqué en tenue d'apiculteur. Gants, vareuse, pantalons, bottes et même la coiffe. Il a déclaré vouloir du miel non décanté et de la propolis, qu'il paierait un bon prix s'il les prélevait lui-même.

— Quoi ? En tenue d'apiculteur ? Mais ?! Ça ne vous a pas surprise ?

— Bien sûr que si ! Vous imaginez bien ! Mais il a expliqué être allergique au soleil, qu'il ne pouvait pas sortir de jour sans être couvert des pieds à la tête. Une maladie orpheline, dont il m'a donné le nom, le... xero- derma pigment quelque chose. Avais-je des raisons de ne pas le croire ?

Je ressentis l'impuissance d'une plante verte au fond d'une cave. Il était venu ici, exposé au grand jour et pourtant incognito.

— Vous n'avez donc jamais vu ses traits ?

— Non, pas le moindre centimètre carré de chair. Je ne pourrais même pas vous dire s'il était blanc ou noir.

Sous son large front arrondi, elle me jaugea d'un œil vif.

— Physiquement, il avait exactement votre corpulence. Environ un mètre quatre-vingt-cinq chaussé, belle largeur d'épaules. Un gars solide avec une voix grave, très grave, à la Ray Charles.

Sur mon carnet, je notai l'essentiel. Ma pointe de stylo perçait presque le papier. En tenue d'apiculteur ! Le fumier...

— Donnez-moi la date exacte de son premier passage.

— Euh... Je dois posséder les encaissements... Une minute...

Elle effectua quelques opérations informatiques derrière son comptoir.

— Voilà les tickets. Environ cinq cents grammes de miel et trois cents grammes de propolis, tous les jours vers onze heures depuis le... deux juillet.

J'entourai la date de rouge sur mon calepin.

— Il vous a payée en liquide je suppose ?

— Oui.

— Pas d'adresse, de nom, de traces de son écriture ?

— Absolument pas.

— La propolis... Qu'est-ce que c'est ?

Elle désigna des crèmes, des gélules, alignées sur des étagères.

— Un composé résineux que les abeilles récoltent sur les bourgeons et écorces de certains arbres, auquel elles apportent leurs propres sécrétions. Elles l'utilisent pour fortifier la ruche, réparer les fissures, stériliser les alvéoles avant la ponte de la reine. Chez l'humain, son absorption sert à renforcer le système immunitaire. Mélangée avec une préparation à base de plantes, on s'en sert aussi pour apaiser les rhumatismes. Pure, en pommade sur la peau, elle aide à une cicatrisation plus rapide des petits bobos.

— Comme les boutons de moustiques par exemple ?

— En effet. Là où une piqûre mettrait cinq jours à disparaître, il n'en faut plus que deux avec la propolis.

Je m'approchai des étals, relevant les divers pourcentages et les préconisations pharmaceutiques.

— Trois cents grammes par jour, même en application sur tout le corps, c'est tout de même beaucoup, non ?

— Enorme ! Car, de manière générale, quelques grammes suffisent. Mais la propolis se conserve. Peut- être se constitue-t-il des stocks pour l'hiver ? Ou alors il tient une boutique ? Qu'est-ce que j'en sais, moi ?

— Et dans le cas contraire ? S'il la consommait au jour le jour ? S'il avait à dépenser ces trois cents grammes ?

Elle retourna à ses occupations, toujours en me faisant face. Bocaux dans des cartons.

— Je ne vois pas. Dans les temps anciens, on en usait à d'autres desseins, mais c'est d'une époque révolue. Ça ne vaut pas la peine que...

— Ça m'intéresse...

Elle se releva et mit ses mains sur ses hanches, comme si elle avait un point de côté. Une grimace stressa ses hautes pommettes.

— Excusez-moi... Une sale douleur lombaire...

— Je vous en prie... Prenez votre temps.

Elle s'écrasa sur une chaise en rotin.

— La... la propolis est connue pour ses propriétés antiseptiques et anesthésiques très puissantes, supérieures encore à la novocaïne. Au temps des pharaons, on l'employait pour éviter la putréfaction et embaumer les momies. Plus tard, notamment pendant les guerres hivernales, on la chauffait pour la couler à l'intérieur des plaies. En refroidissant, elle agissait comme un écran aseptique qui, en plus d'éviter l'infection, stoppait l'hémorragie. Solution difficilement applicable l'été, car au moindre rayon de soleil la propolis fond et le sang s'échappe du corps...

Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. La propolis... L'homme-soleil, l'homme-insectes, le tueur quoi, ne s'en était certainement pas procuré pour protéger son organisme des bactéries, ni celui de ses victimes d'ailleurs. Dans quel but, alors ? Accélérer le processus de disparition des piqûres de moustiques ? Certainement, mais seulement en partie. Trois cents grammes quotidiens, c'était trop énorme.

Embaumer... Stopper les hémorragies... Viviane Tisserand ne présentait aucune blessure, son mari une seule sur le pectoral, propre et suturée au fil à soie.

Toute la propolis ne leur était pas destinée. Leur fille... Dans quel but ?

Tout en inscrivant un tas de notes, je poursuivis mon questionnement :

— Décrivez-moi sa voiture, le plus précisément possible. Couleur, type, caractéristiques. Et je vous paie un caisson de Champagne si vous me donnez sa plaque d'immatriculation.

Elle désigna des frondaisons imposantes, par-delà les baies vitrées.

— Vous en ferez l'économie, du Champagne. Pas de véhicule. Il venait à pied, en passant par le petit sentier qui attaque le bois et donne sur une départementale. Il y a un parking, à environ cinq cents mètres de l'autre côté. Il se garait certainement là-bas.

Mes dents grincèrent. Ce fumier avait su prendre ses précautions. S'attendait-il à notre visite, tôt ou tard? L'apicultrice mesura soudain la portée de ses propos : un criminel, peut-être, au creux de ses ruches. Son visage blanchit, elle resta un moment sans réaction, les doigts tremblotants. Je me raclai la voix et ses yeux revinrent à moi.

— Racontez tout ce qui vous passe par la tête, ce dont vous vous rappelez. Son comportement, sa façon de parler, de se déplacer. Etait-il bavard, plutôt discret ? Semblait-il calme, nerveux ?

Elle agita la tête, confuse.

— Je... je suis désolée, mais nous sommes en pleine période touristique. J'ai eu énormément de travail avec la boutique, les grandes miellées. Vous devriez demander tout ça à mon mari. Le temps de la récolte, ils ont bien dû discuter de sujets et d'autres...

J'abandonnai une carte de visite sur le comptoir.

— Très bien, mais dans tous les cas comprenez bien que la police va vous solliciter très prochainement.

Elle se gorgea d'air.

— Manquait plus que ça...

Elle me fit traverser l'arrière-boutique, déverrouilla une porte qui donnait sur un arc-en-ciel de fleurs, plusieurs hectares cloisonnés par des murs de grillage.

— Vous allez enfiler cette tenue et une coiffe tressée, dit-elle en désignant un ensemble blanc crème plié sur une table. Suivez ce sentier, vous trouverez les ruchers à deux cents mètres et probablement mon époux. Les butineuses sont en plein travail, ne les perturbez pas avec de grands gestes ou elles deviendront agressives.

Elle remplit une jarre en terre d'eau du robinet.

— Buvez un bon coup avant de partir. Une fois comprimé dans vos protections, vous allez mourir de chaud. Et, une fois sur place, je vous déconseille vivement de les enlever...

Après que j'eus enfilé ma combinaison d'homme de l'espace, elle me lança, un poing sur les lèvres :

— Votre carrure... Il avait exactement votre carrure ! Ainsi habillé, rien ne vous différencie de celui que vous recherchez...

Je m'enfonçai dans des tourelles de buissons, des entrelacs de fougères et de fleurs à hautes tiges. Sur tous les fronts les abeilles s'affairaient, leurs thorax crevant de pollen.

Au bout de ces verdures exacerbées, l'espace se craqua, dévoilant un alignement de ruches noires de vie. Une ville volante palpitait sous le soleil, peuplée de mini-torpilles brun et jaune qui fusaient de buildings aux fenêtres en alvéoles. Un cosmonaute, penché sur l'une d'elles, propulsait une épaisse fumée au cœur de la cité paniquée. Il se figea en m'apercevant, regarda sa montre avant de me faire des signes de la main.

— Vous êtes en avance ! Je vous ai attendu, hier ! J'ai une belle ruche pour vous. Du miel tout neuf !

Des gouttes salées enflaient mes sourcils, ma bouche s'asséchait déjà. Je m'approchai légèrement, sans décrocher un mot. La face de grillage me serra la main et désigna un cabanon.

— Ecoutez, murmura-t-il, je vais vous rendre vos petites choses. C'est très gentil de votre part mais... je n'en n'ai pas besoin, c'est trop risqué et... malhonnête.

Bal masqué. Il me prenait pour l'autre. Entrant dans le jeu, je haussai les épaules et écartai mes mains gantées, d'un air de dire : pourquoi ? Des insectes au dard puissant s'agglutinaient sur la grille, à quelques centimètres de mon nez. Je dus me mordre la langue pour ne pas hurler.

— Si je fais ça, ils... ils finiront par se douter et comprendre que ça vient de moi, confia l'homme sur le ton du secret. Non, non, je ne peux pas... Désolé, je ne veux pas de ces horreurs ici, alors rembarquez-les ou je m'en débarrasse...

Le type était aussi nerveux que ses abeilles. Il racla avec une bande de caoutchouc les aiguillons enfoncés dans sa main et m'invita à le suivre dans la cabane, où grognait une chaleur de fournaise. Des chardons ardents brûlaient dans ma gorge.

L'homme ôta sa coiffe et dévoila une figure de cratères. Le feu l'avait rongé dans le cou et jusqu'à la pointe du menton, y imprimant un sillon cruel.

Il plongea ses mains dans un seau d'eau, les porta sur son visage tourmenté et indiqua une bâche de plastique opaque.

— Ils sont là-dessous. Reprenez-les, répéta-t-il.

Il se tenait à l'écart, avec cet air anéanti des bêtes acculées. De quoi avait-il peur ? Je me soutins à une poutre de bois, à hauteur d'homme. Ma vision se troublait, mon corps tout entier se déchirait en lambeaux d'eau. Après deux ou trois inspirations, je m'avançai prudemment et, du bout, mais vraiment du bout des doigts, levai la toile plastifiée.

Je m'attendais à Goliath, je dévoilai David. Deux scarabées pitoyables tentaient d'escalader les parois de verre d'un bocal fermé. Impossible de simuler plus longtemps, j'allais crever, étouffé, décomposé. J'ôtai mes protections, repris une seconde mes esprits et brandis ma carte de police.

— Main... maintenant, vous allez me raconter... à quoi... rime tout ce bordel !

Von Bart en lâcha sa coiffe sur le sol. Sa bouche s'ouvrit, immense puits d'incompréhension.

— Vous... Vous étiez flic? Depuis le début? Mais... Qu'est-ce que ça veut dire ? J'ai rien fait !

Il était perdu, en miettes. Ses joues vibraient. Je montrai les coléoptères.

— Qui vous a donné ça ?

Lorsqu'il comprit qu'il n'avait pas affaire à la même personne, sa poitrine se relâcha. Il me resservit le même discours que sa femme. Le type en tenue d'apiculteur, atteint d'une allergie au soleil, n'ayant jamais ôté sa tenue. La collecte journalière du miel et de la propolis.

— J'ai l'impression de détenir une bombe, fit Von Bart. Incroyable que ces cochonneries existent.

Il parlait avec dégoût.

— Expliquez !

— Ce sont des petits scarabées de la ruche, de redoutables parasites dont moi-même j'ignorais l'existence. Ils se reproduisent à une vitesse folle, leurs larves tuent le couvain d'abeilles, se nourrissent de pollen, de miel et des œufs de la reine. Les adultes sont capables de traquer les essaims sur plusieurs kilomètres, ils colonisent les ruches et les détruisent en moins d'un mois. Un véritable carnage.

Je me penchai vers le pot et me redressai aussitôt lorsque ma tête partit une première fois à la renverse.

— Dans... dans quelle région... vivent-ils ? bégayai- je, une main sur mon front brûlant.

— Quel pays, vous voulez dire ! On ne les trouve qu'au fin fond de l'Afrique et en Australie ! Je ne sais pas comment ce gus se les est procurés, mais la réalité est bien là.

Je nageais dans ma sueur. Des mouches bourdonnaient dans mes oreilles, noircissaient mes rétines. La chaleur m'écrasait si fort que je dus ôter ma vareuse précipitamment et m'asseoir sur un coin de table.

— Excu... sez-moi un... instant...

Je m'appuyai sur mes cuisses, inspirai, expirai. Inspire, expire. Une claque liquide me percuta le visage.

— Vous n'avez pas l'air bien, fit Von Bart après m'avoir versé un torrent d'eau sur la tête.

— Ça... ça... va aller...

Je me relevai, chancelant. Les scarabées... Les parasites... L'Afrique...

— Qu'auriez-vous pu faire de ces... bestioles ?

L'apiculteur s'approcha d'une fenêtre et décrivit une

arabesque avec son bras.

— Tuer la concurrence, commissaire. La miellerie de Sceaux possède deux fois plus de ruchers que nous, ce qui lui permet de proposer des tarifs plus attractifs sur tous ses produits. Cire, miel, propolis, gelée royale. Une exploitation apicole est une entreprise très fragile. Les conditions météo, les parasites comme le varroa ne nous facilitent pas la tâche. La survie est difficile.

— Que... savez-vous de cet individu ?

— J'ai... sympathisé avec lui. Il s'y connaissait comme personne, m'a sorti des trucs que je n'avais jamais entendus de ma vie. Il m'a longuement causé des abeilles tueuses d'Afrique, leur capacité à décimer n'importe quel troupeau en moins d'une heure. C'était... effrayant et passionnant, cette manière de tout tourner vers la mort, la destruction. Il avait l'intime conviction qu'un jour ou l'autre, les insectes balaieraient l'humanité. Ils sont un milliard de fois plus nombreux que la totalité des êtres humains, qu'il disait, rien que la masse des fourmis est supérieure à celle de tous les hommes réunis, vous imaginez ? Il me parlait de la multiplication des araignées, de la violence des poisons, de ces fléaux qui causaient des pertes immenses.

— Quels fléaux ?

— Le paludisme, les invasions de criquets, les pucerons.

— Les... pucerons ?

— Toutes ces espèces disposent d'une arme difficile à vaincre : leur ahurissante fécondité. Les pucerons, en plus d'être les plus gros pondeurs, sont parthénogéné- tiques, leurs femelles n'ont pas besoin de fécondation. Alors elles pondent, sans cesse. Leurs jeunes, après quelques jours seulement, pondent à leur tour et ainsi de suite. Nous entrons dans le monde terrifiant des progressions géométriques ; seuls leurs prédateurs naturels, les fourmis, réussissent à les vaincre. Sans elles, l'humanité aurait été anéantie depuis longtemps... Or les hommes cherchent à éradiquer les fourmis, et les pucerons résistent de plus en plus aux insecticides. L'équilibre est en train de se rompre, ce gars en était parfaitement conscient.

Il me proposa une bouteille d'eau. Je le remerciai d'un hochement de menton avant d'engloutir plusieurs gorgées.

— Continuez, s'il vous plaît...

— De là, il en est venu à me parler de ces scarabées, de leur incroyable pouvoir destructeur. Il m'a confié pouvoir se les procurer quand il voulait, il suffisait que je les lui commande. Pourquoi m'a-t-il branché sur ce sujet ? Mystère... Toujours est-il que le dernier jour où je l'ai vu, il me les a ramenés en m'annonçant, de cette même voix grave, étouffée : Cadeau. Posez-les à proximité d'une ruche. Ils feront le reste...

Ses dents grincèrent, cercle blanc au cœur d'un visage de flammes. Il s'empara du bocal, l'ouvrit, le bourra d'un chiffon, s'apprêtant à en écraser les locataires.

— Non... Ne... touchez plus à rien ici ! ordonnai-je en tendant la paume. Des... policiers vont venir... pour... des relevés... Vous... allez répéter tout ça devant... un officier...

Je me pris la tête dans les mains, tandis qu'il ajoutait :

— Je n'en reviens toujours pas... Deux petites bêtes, capables de décimer des milliers d'abeilles et le travail de toute une vie... Votre mec... à l'entendre parler, je peux vous garantir qu'il croyait réellement en sa théorie... un sacré fanatique...

Chapitre quatorze

Après ma visite chez Von Bart, je rapportai l'histoire à Del Piero qui, immédiatement, dépêcha des équipes sur place. De son côté, elle exigea mon retour au 36, où m'attendaient deux types au sujet de l'affaire Patrick Chartreux. Le feu d'artifice commençait.

D'abord un gars de l'IGS. Pas la mine de l'emploi, le loustic. Fin comme une allumette. Mais un tueur de première. Questions fusantes, regard perçant. Un détecteur de mensonges sur pattes. Alors je me contentai de lui raconter la vérité, omettant mon petit détour par Saint-Malo. Après tout, je n'avais passé là-bas qu'une demi-journée, sur le chemin du retour... Rien de prémédité. J'étais tombé sur Chartreux par le plus grand hasard, je l'avais tabassé. Pas de quoi fouetter un chat...

Le pire, c'était l'autre. Le psy. Une belle vacherie de Leclerc, qui voulait s'assurer de l'équilibre de ma santé mentale. Ça n'avait pas duré plus d'un quart d'heure, me semblait-il. Un quart d'heure pendant lequel je n'avais pas ouvert la bouche. On répond aux cons par le silence...

Je sortis de là un poil énervé, pour ne pas dire carrément en rage.

Sibersky ne me laissa pas le temps de regagner mon bureau, se faufilant devant moi pour me bloquer le passage.

— Vous m'aviez demandé des recherches sur les insectes. Il n'existe pas de boutiques qui en vendent à proprement parler. Les seuls établissements dans ce domaine sont les magasins de terrariophilie. Reptiles, amphibiens, sauriens, invertébrés, comme la mygale...

— Ça, je le savais déjà. Quoi d'autre ?

— A une cinquantaine de bornes d'ici, on trouve le CARAT, le Centre d'Acclimatation et de Reproduction d'Animaux Tropicaux. Une ferme d'élevage spécialisée dans la reproduction de reptiles, d'insectes et d'arachnides, vendus ensuite à des particuliers, laboratoires ou facultés de science. Suivi de près par les services de santé, avec des contrôles très stricts. Caméras, comptage quotidien des spécimens, fécondations limitées. D'après moi, la faille ne vient pas de là.

J'allumai une cigarette entre mes doigts tremblants. La première bouffée tapissa ma gorge d'un velours désiré. Saloperie de drogue.

— Et pour les bourses d'insectes ?

— Pas grand-chose. Organisées toutes les semaines, un peu partout dans Paris. Les marchandises vendues sont légales et inoffensives, des vérifications fréquentes ont lieu. Il existe aussi un gros volume d'échanges sur Internet. J'ai fourré le nez dans des forums publics traitant du sujet. A priori, rien d'irrégu- lier. Je te cède ma mante religieuse, tu me refiles ton papillon. Sanchez et Madison creusent plus en profondeur, on ne sait jamais.

Sibersky sortit d'une pochette une petite pile de procès-verbaux.

— J'ai gardé le meilleur pour la fin. La détention illégale d'animaux...

— Accouche !

— Boas, pythons, lézards, il y en a des mille et des cents, mais j'ai recensé les cas les plus intéressants dans la région, ceux les plus proches de... nos aspirations.

Il me tendit le feuillet du dessus.

— Celui-ci sort du lot...

— Là, tu commences à me plaire.

— J'ai joint l'officier de la police des animaux, chargé de l'affaire à l'époque. Ça remonte à l'année dernière. Une femme, hospitalisée suite à de violents accès de fièvre, des hallucinations, de graves nausées. Les médecins constatent, sur son mollet, deux trous minuscules...

Sibersky se pencha sur mon bureau, appuyant sur le papier.

— Les examens toxicologiques ont été formels, la vieille dame avait été piquée dans son appartement par une... malmignatte, l'une des araignées les plus dangereuses d'Europe, inexistante dans nos régions ! Immédiatement, la mamy pense à son voisin de palier. Elle l'a déjà vu entrer avec de petites boîtes bourrées de sauterelles. Lorsque les flics débarquent chez lui, ils ne trouvent que des vivariums peuplés en effet de sauterelles, des documents traitant des insectes, mais rien de plus. En fouillant les poubelles, au sous-sol, ils découvrent cependant deux souris mortes, frappées par des poisons très violents. Après analyses, on conclura à de l'atraxine et de la robustine, des protéines caractéristiques du venin de YAtrax robus tus, une aranéide australienne mortelle pour l'homme !

— Très très intéressant. Et ça s'est terminé...

— Sans suite. Le type, Amadore, a nié en bloc. Biologiste, il a prétendu avoir ramené le duo de cobayes de son labo. Expérience sur les neurotoxines, qu'il disait. L'enquête n'est pas allée plus loin, par manque de

1 c

preuves. Ni la malmignatte, ni VAtrax robustus n'ont été retrouvés et les lois sur le recel illicite d'animaux n'en sont qu'à leurs balbutiements... On ne voyait pas réellement de quoi l'incriminer.

Je m'enfonçai dans mon fauteuil, l'air satisfait.

— Bon boulot ! La filière des détentions illégales d'animaux... Je n'y avais pas pensé...

— Je n'ai fait que mon job.

— Tu en connais davantage sur ce... Vincent Ama- dore?

— Un métier à rallonge, biologiste au laboratoire de zoologie des arthropodes du muséum d'Histoire naturelle de Paris. Vingt-huit ans, physique fluet. Il a déménagé depuis cette salade et vit maintenant au nord de Paris, un hameau du nom de... Rickebourg. Il habite dans un ancien... pigeonnier...

— Un pigeonnier ?

— Ouais, bizarre, mais je n'en sais pas plus... En tout cas, il est chez lui. J'ai appelé et simulé un faux numéro...

Je fermai un instant les yeux.

— D'après ton document, l'incident s'est déroulé en octobre 2003. Passe des coups de fil auprès du muséum, des collègues d'Amadore, ont-ils eu vent d'un voyage en Australie ? Mais je crois connaître la réponse. À mon avis, une personne ou un réseau organisé refile des bestioles dangereuses dans notre proximité...

Je claquai des doigts, alors qu'il disparaissait déjà dans le couloir.

— Attends ! Laisse-moi tous les autres P-V, je vais quand même y jeter un œil.

— Au fait, le zig de l'IGS... ça s'est déroulé comment ?

Je lui envoyai un sourire discret.

— Pas de soucis...

Une fois ma porte fermée, je tirai les persiennes, déclenchai le ventilateur et engloutis trois gobelets d'eau. Un psy... Oser me coller un psy aux fesses... Leclerc ne manquait pas d'audace...

J'eus à peine le temps de baisser les paupières que Del Piero débarqua sans frapper, le visage déformé par une détresse d'aliénée.

— Commissaire ! Venez, tout de suite !

— Quoi ! Quoi encore ? Un autre interrogatoire à la mords-moi le nœud ?

Elle plaqua le poing sur la table.

— Venez ! ! !

Elle pivota dans le couloir et me poussa devant elle. La porte de son bureau, qui jouxtait le mien, était fermée.

— Ils... ils sont entrés par la fenêtre, il y en a une dizaine derrière cette porte ! Allez-y et regardez à quoi joue cette espèce de fumier !

— De quoi vous parlez ?

— Poussez cette porte, nom de Dieu ! ! !

J'ouvris avec prudence et elles me sautèrent au

visage, cinglantes dans leur blancheur de marbre.

Les têtes de mort. Elles me frôlèrent avant de fondre sur la chevelure de Del Piero, qui battait des mains dans tous les sens.

Les gros sphinx noirs se mirent alors à crier...

Chapitre quinze

Leclerc grinçait des dents, ses pieds fustigeaient le plancher de colère. Il pressait entre ses doigts nerveux un message, fixé sur le thorax de l'un des lépidoptères.

Déluge de papillons, en attendant bientôt le pire... Ce petit malin joue avec nos nerfs, il cherche à nous ridiculiser. Jette un œil par la fenêtre !

Dehors, un bel attroupement. Flashs en tout genre et badauds ahuris.

— Un journaliste de Libé a reçu un coup de fil anonyme, expliqua-t-il, lui demandant de se pointer devant nos locaux à seize heures précises, afin de voir des papillons prendre d'assaut les bureaux de la Crim' ! T'imagines le délire ! Ce téléphone n'arrête pas de sonner ! ! !

— Notre homme est un original. Mais s'il avait voulu parler des anophèles et du paludisme à la presse, il ne s'en serait pas privé. Il veut juste nous prouver qu'il a les cartes en mains. C'est un joueur.

— Un joueur, oui ! Un putain de joueur !

Del Piero réapparut brusquement. Son teint avait blêmi.

— Alors ? envoya Leclerc.

— L'entomologiste a passé une lampe à ultraviolets

sur la carrosserie de ma voiture. Elle a révélé de minuscules traces de phéromone. J'ai dû m'en imprégner au simple contact avec ma portière. Courbevoix m'a fait une démo. Ces saloperies volantes se précipitaient sur tout ce que je touchais, même après m'être lavé les mains !

Leclerc s'enfonça dans son fauteuil.

— D'accord, d'accord, d'accord... Bon... Vous êtes en train de m'expliquer que ce fumier a pu lâcher n'importe où ses papillons et qu'ils vous auraient retrouvée rien qu'avec... le flair ?

— Tout à fait exact. Cette même hormone qui les a attirés dans le confessionnal, ou dans le local de plongée.

Je levai les yeux vers Del Piero.

— Comment aurait-il pu approcher votre véhicule ?

— De n'importe quelle façon ! Dans les rues de Paris, à un feu rouge, devant chez moi ou même ici. La phéromone ne se récolte pas, à proprement parler. Mais laissez par exemple un morceau de carton plusieurs jours avec des femelles sphinx et il s'imprégnera de l'hormone. Il suffit ensuite de frotter ce carton contre un objet quelconque pour attirer les mâles. Vous voyez ce que je veux dire ? Ce n'est pas comme si l'assassin cassait une vitre. C'est un geste totalement anodin...

Le divisionnaire ne tenait plus en place.

Il se pencha à nouveau par la fenêtre puis, se retournant, envoya :

— L'église d'Issy, la carrière de craie, la maison des Tisserand, le laboratoire parasitaire... Des chemins bien balisés, où il savait que nous nous rendrions. Peut- être a-t-il agi dans ces moments-là. Un peu de cette cochonnerie sur l'une de nos voitures et hop ! Le tour est joué !

Del Piero haussa les sourcils en fixant le message, alors que Leclerc embrayait sur un autre sujet.

— Bon ! Et les dossiers médicaux des patients des Tisserand ? Cette clinique de la dangerosité où ils bossaient ? Ça donne quoi ?

— Trois gardes à vue pour le moment, trois alibis vérifiés. Aucune piste négligée. Plus d'une dizaine d'inspecteurs planchent là-dessus, jour et nuit. La description succincte fournie par le commissaire Sharko, dans les un mètre quatre-vingt-cinq, large corpulence, voix très grave, va franchement accélérer le processus. Si le meurtrier se cache dans ces parages, nous le coincerons.

Le divisionnaire acquiesça.

— Très bien. Vous veillerez à élargir au maximum les recherches. Personnel de l'hôpital, famille du personnel, cousins, cousines et même le labrador du voisin, bien compris ?

— Bien compris, opina-t-elle.

Le diable Leclerc s'enfila trois chewing-gums.

— Cette histoire de fléau est à prendre très au sérieux, rajouta-t-il. Les services de maladies tropicales de chaque CHU de la région ont pour directive de signaler aux autorités sanitaires le moindre cas suspect de fièvre ou de malaise. Une cellule spéciale a été mise en place.

Il nous adressa un regard tendu, d'abord à elle, puis à moi. Je lui répondis avec la même intensité.

— Il faut le choper vite, très vite. Je marche sur des charbons ardents, j'ai des comptes à rendre. Employez tous les moyens qu'il faudra... Au boulot ! Shark, reste un instant dans mon bureau...

Il attendit la fermeture de la porte. Des rides profondes lui barraient le front.

— Tu as joué à quoi avec le psy ?

— Et vous ?

— Ecoute ! Je suis sur la corde raide ! On me surveille, comme on te surveille. On se surveille tous les uns les autres, c'est comme ça. Ta famille, le palu, ce Tisserand qui t'a claqué dans les pattes, ça peut faire beaucoup. Je veux m'assurer que tu es encore apte à mener une enquête.

— C'est Del Piero qui dirige l'enquête, pas moi. Vous oubliez déjà ? Et pour ce qui est de ma santé mentale, ça va. Merci de vous en soucier.

— Ta santé mentale, parlons-en. L'inspecteur de l'IGS m'a fourni un premier bilan de ton entretien. Il n'a noté aucun signe de panique, ni de tromperie. Tu t'es bien débrouillé, mais... il a décelé quelque chose dans tes yeux. Certaines absences, de temps à autre, où, d'après lui, tu semblais... ailleurs, comme déconnecté. Tu t'en es rendu compte ?

Je haussai les épaules.

— Peut-être... Je suis... un peu fatigué.

Il pointa mon avant-bras gauche.

— Des soucis particuliers ?

— Aucun, répliquai-je en glissant mes doigts sur la blessure. Une simple boîte de conserve... Alors c'est pour ça que...

Leclerc fit craquer sa nuque.

— Tes doigts tremblent un peu, tu avais remarqué ?

— Je sais... La chloroquine...

— Moi, elles ne tremblent pas... Nous sommes tous éprouvés, nos vies ne sont pas simples, il fait chaud à crever et ce traitement antipaludique ne nous aide en rien. Mais... certains... remontants ne peuvent qu'aggraver les choses.

Je levai un sourcil.

— Qu'est-ce que vous insinuez ?

Ses pupilles virevoltèrent du sol avant de se river dans les miennes.

— Rien du tout. Mais pour continuer ce boulot,

nous devons être à cent dix pour cent. Si tu te sens... trop fatigué, rentre te reposer.

— Ça ira...

— Pour le psy, tu repasseras à la moulinette, un jour ou l'autre. Je ne lâche pas l'affaire et j'espère que la prochaine fois tu seras plus coopératif...

Je sortis en claquant la porte, les poings serrés. Des absences... Les crétins de l'IGS ne manquaient pas de ruse pour semer la confusion.

De retour dans mon bureau, je contactai Sibersky qui m'annonça, selon les dires du directeur du muséum, que Vincent Amadore n'avait jamais parlé d'un voyage en Australie.

Aujourd'hui samedi, il ne travaillait pas. Du fond de son... pigeonnier, il devait s'attendre à tout, sauf à la visite d'un flic furax...

Chapitre seize

Le hurlement du gyrophare et son bleu cinglant m'avaient permis de survoler Paris et de quitter la ville par le nord en direction de Rickebourg. Aux premiers tressautements de la campagne, des battements aigus dans ma tête me forcèrent à stopper sur le bas-côté, où je m'aspergeai le crâne d'eau tiède. Je me promis d'arrêter coûte que coûte ces fichus cachets. Ils n'avaient pas sauvé ma femme. Ils ne me sauveraient pas...

Le bled vivait au rythme lent des moissonneuses, dans cet or glorieux des blés fraîchement coupés et de la germination de terres brunes. La capitale, au loin, prisonnière de ses tas écrasés d'habitations, s'asphyxiait sous les fluides gris de sa propre respiration.

Le pigeonnier d'Amadore bordait une communale à peine répertoriée. La bâtisse de pierres s'enroulait en une haute tour, chapeautée d'un toit à quatre pentes et percée d'innombrables fenêtres aux volets fermés. Le fantôme d'un moulin sans pales déroulait une langue de graviers sur laquelle j'engageai mon véhicule. À ma gauche agonisait une vieille voiture, resplendissante de poussière sous les rayons victorieux de l'astre.

Mes coups répétés sur la lourde porte d'entrée n'obtinrent aucune réponse. La bête terrée avait décidé de ne pas ouvrir. Je tournai la poignée, au cas où. On peut toujours rêver.

Hors de question de rebrousser chemin, Amadore aurait tout le temps de se débarrasser de ses charmantes bestioles. Je cognai sur les battants de devant, poussai à gorge déployée un : Police ! Ouvrez s'il vous plaît ! avant de plaquer l'oreille contre le métal. Un lointain craquement de plancher trahit une présence...

Même la plus puissante des épaules n'aurait pu défoncer la porte. La grosse serrure devait résister à n'importe quel kit de manucure et les volets métalliques étaient, bien sûr, clos de l'intérieur. Amadore s'était enfermé.

Je contournai la forteresse d'un pas vif, constatai une large meurtrière sur l'un des flancs, à deux hauteurs d'homme. A vue de nez, en comprimant, mais en comprimant franchement la poitrine, ma carcasse passerait.

Je rebroussai chemin et mordis les gravillons d'un démarrage sévère. Protégé par un virage, plus loin sur la route, je pivotai dans un chemin de terre, coupai le contact, attendis une poignée de minutes avant de foncer à travers champs, front levé sur dos courbé. Je finis collé contre la tour, juste sous cette meurtrière qui m'ouvrait sa gueule.

Agrippé à un lierre, prenant appui sur des treillis en bois, je me hissai deux mètres plus haut avant de me suspendre au bord de l'ouverture. Après une douloureuse traction des biceps, je basculai sur le côté, me contorsionnai à me briser les reins, m'éraflai cuisses et avant-bras avant d'être avalé par la fente.

Ténèbres. Face à moi, un trou horizontal, un tunnel si étranglé que mon corps tassé n'avait pour respiration que l'infime mouvement des coudes et des pieds. Les coulées d'obscurité m'ensevelirent, toute lumière stoppée net par la masse de mes épaules.

Je progressai au rythme du soldat blessé, le nez dans la poussière, ma liquette s'effritant sur les parois latérales.

Soudain, mon cœur explosa. Mes doigts palpaient des restes emplumés, des os brisants, des becs effilés.

Roulement de pierre. Le génie lumineux jaillit du briquet. Je plissai les yeux, alors que la flamme s'éteignait déjà dans un courant d'air. Dans la demi-seconde de clarté, je les avais vus. Et tous mes organes s'étaient contractés.

Des pigeons, raides morts. Des tas de pigeons crevés... Un mot claqua dans ma tête. Araignée.

Des signaux d'alerte rougirent partout en moi. Fuir ! Immédiatement ! Ma cadence respiratoire tripla. Mal- mignatte... Mygale... Atrax robustus... Demi-tour impossible. Marche arrière. Rentrer la tête entre les épaules, pousser des coudes, racler des pieds. À la manière d'un vieux navire, l'inversion des vapeurs commença.

Mon corps reculait à peine quand ÇA chuta dans le bas de mon dos. Un murmure de chair, qui se mit à bouger en direction de ma nuque. Une lenteur de prédateur méticuleux. La gardienne du tombeau.

La décharge d'adrénaline dans mes fibres fut fulgurante, mes muscles refusèrent de se gorger de sang. Mon nez pointait à deux doigts d'un oiseau pourri, des cercles de saletés m'embrassaient les lèvres.

Ne plus bouger. La mort pendait au bout de son fil de soie. Elle remontait le long de ma colonne vertébrale. Les pattes crissaient prudemment sur ma chemise, dans ce parfait quatre temps des machines de guerre, hérissant des sillons de poils. La tueuse s'enivrait de ma sueur, se régalait de mon horreur. Elle pique, je crève. Et elle allait piquer... Et elle avançait, avançait, avançait...

D'un coup, je m'arquai dans un long hurlement rauque. Mon dos, ma tête percutèrent violemment la paroi.

La substance poisseuse qui traversa le tissu remonta sur mon échine dans un grand baiser glacial. Je m'y repris à une, deux, trois reprises.

Le coup de fouet de la frayeur me propulsa vers l'avant. Du bout des doigts, à la force des phalanges, je chassai les cadavres des piafs sur le côté, rampai au travers de toiles épaisses qui me collèrent au visage comme des masques de terreur. Mes ongles percutèrent enfin un loquet. Les dents serrées, je basculai la tige de fer sur le côté et, sous le défilement d'une trappe, un grand arc lumineux perfora les épaisseurs enténébrées. Je me glissai dans ce cœur de vie sans réfléchir, au bord de l'asphyxie, aveuglé par cette soie meurtrière. La chute m'aspira, un mètre de vide qui me jeta sur un plancher et me brisa les reins.

Загрузка...