Chaque époque a son rêve, agonisant ou naissant.
Dans les basses terres campaniennes, nombre de vieux noms avaient été ressuscités. Le golfe de Naples, toujours encadré du cap Misène et de la presqu’île de Sorrente, ouvrait sur la mer Tyrrhénienne, dominée par le Vésuve en activité (« le vieux fumeur », comme l’appelaient cependant les premiers colons). Le sol était fertile, le climat relativement doux. Le vent sec qui, au printemps, soufflait d’Asie Mineure, restait le sirocco.
Les agglomérations construites sur pentes et collines portaient, elles, des noms idiosyncrasiques : Oro Delta, Palaepolis, Fayetteville, Dawson City. Les disciples de l’utopiste Upton Sinclair avaient fondé Mutualville sur l’ancienne île de Capri, où le commerce tempérait néanmoins leur régime communautaire. Le port ayant été aménagé, on voyait à présent souvent des cargos africains, des bateaux de réfugiés échappés aux désordres d’Égypte et d’Arabie, des pétroliers américains, là où autrefois n’avaient été ancrés que des barques de pêche et des chalutiers.
Des bourgades bien plus importantes que Fayetteville étreignaient le golfe. La petite localité était finalement moins une entité indépendante qu’un doigt d’Oro Delta allongé sur la côte, où venaient s’approvisionner paysans et travailleurs agricoles. Les basses terres produisaient en abondance maïs, blé, betterave sucrière, olives, noix et chanvre. La mer fournissait poissons-feuilles, étrilles et laitues salines. Nul ne cultivait de plantes indigènes, mais les boutiques d’épices proposaient noix de dingo, grain-de-vin et gingembre fibreux arrachés aux contrées vierges.
Guilford aimait Fayetteville. Il l’avait vue grandir, le rude village des années vingt se métamorphosant en une agglomération animée, relativement moderne. Elle avait l’électricité, à présent, de même que ses cousines napolitaines. Réverbères, routes, trottoirs, églises. Temples et mosquées, aussi, pour les Arabes et les Égyptiens, bien qu’ils se fussent surtout réunis à Oro Delta, sur le front de mer. Un cinéma, spécialisé dans les westerns et les films d’aventures darwiniennes invraisemblables produits à la chaîne par Hollywood. Et les autres commerces habituels, moins plaisants : bars, fumeries, jusqu’à un bordel, sur Follette Road, après la carrière.
L’époque où tous les habitants de Fayetteville se connaissaient était révolue. À présent, on voyait dans la rue des visages surprenants.
Pourtant, les plus familiers étaient souvent les plus angoissants.
Guilford en avait vu un récemment.
Ce visage le poursuivait dans les collines où il se promenait. Tout ce printemps durant, le photographe l’avait aperçu aux moments les plus inattendus, guettant depuis un champ de blé ou s’évanouissant dans la brume marine.
Son propriétaire portait un uniforme vieillot en lambeaux. Les traits en étaient semblables à ceux de Guilford. C’était son double : l’esprit, le soldat, la sentinelle.
Nicholas Law, douze ans, pressé de profiter du soleil d’été agonisant, sortit de table pour se ruer dehors. La contre-porte se referma derrière lui en claquant. Guilford entraperçut son fils par la fenêtre, éclair flou en chandail rayé filant à vélo vers le bas de la colline. Derrière lui s’étiraient le ciel, le promontoire et la mer bleue vespérale.
Abby émergea de la cuisine, où elle venait de tirer le dessert du réfrigérateur. Quelque chose de glacé – une glace achetée dans un magasin, ce qui surprenait encore son mari.
Elle s’arrêta net en découvrant le couvert abandonné.
« Il n’a pas pu attendre le dessert ?
— Apparemment, non. »
Lacrosse[7] au crépuscule, songea Guilford. La vaste pelouse verte de l’école de Fayetteville. Une nostalgie déplacée lui serra brièvement le cœur.
« Tu n’as pas faim, toi non plus ? demanda Abby, deux assiettes à la main.
— Je vais goûter », répondit-il.
Elle s’assit en face de lui, le scepticisme peint sur ses traits agréables.
« Tu as maigri.
— Un peu. Ce n’est pas forcément un mal.
— Tu restes trop seul. » Tandis qu’elle les servait, il remarqua les fines lignes grises qui lui marquaient les tempes. « Moi, j’ai eu de la visite, aujourd’hui.
— Ah bon ?
— Un type qui m’a demandé s’il était bien chez Guilford Law. Je lui ai dit que oui, alors il a voulu savoir si la boutique de photo de Spring Street t’appartenait. Je lui ai de nouveau dit que oui, et qu’il t’y trouverait sans doute. » Elle s’immobilisa, la cuiller au-dessus de la glace. « J’ai bien fait ?
— Mais oui.
— Il est passé te voir ?
— Peut-être. De quoi avait-il l’air ?
— Il était foncé. Avec des yeux bizarres.
— Comment ça, bizarres ?
— Juste… bizarres. »
La pensée de cet inconnu à sa porte, seul à seule avec Abby, mit Guilford mal à l’aise.
« Il n’y a pas de quoi s’inquiéter, déclara-t-il.
— Je ne m’inquiète pas, répondit sa femme prudemment, à moins que tu ne t’inquiètes, toi. »
Il ne put se contraindre à mentir. Abby n’était d’ailleurs pas facile à abuser, aussi se contenta-t-il de secouer la tête. De toute évidence, elle voulait savoir quel était le problème. De toute évidence, il ne pouvait le lui dire.
Il n’avait jamais parlé de cela – à personne. À part dans la longue lettre adressée bien des années auparavant à Caroline.
Du moins le visiteur n’avait-il pas été son double. On oublie, au bout de tout ce temps. Un souvenir si bizarre, si étranger à la rigueur de la vie quotidienne, ça sort tout droit de l’esprit… à moins de s’y agiter, sans qu’on y prenne vraiment garde, comme un pois dans un sifflet. Jusqu’à ce que quelque chose le réveille. Alors on le retrouve aussi frais qu’un mauvais rêve conservé dans la glace, déballé, brillant à la lumière du jour.
Jusque-là, il n’avait eu que de brefs aperçus – des signes avant-coureurs, en quelque sorte, des présages ; des souvenirs isolés. Peut-être cela ne signifiait-il rien, ce jeune visage le suivant dans la foule avant de disparaître, le guettant d’une ruelle, le soir, telle une malheureuse épave. C’était ce qu’il avait envie de croire. Il redoutait qu’il en fût autrement.
Abby termina son dessert puis débarrassa la table.
« Il y a eu du courrier de New York, aujourd’hui, annonça-t-elle. Je l’ai posé près de ton fauteuil. »
Heureux d’échapper à ses sombres pensées, Guilford gagna ce qu’elle appelait « la salle à manger », la longue extrémité sud de leur maison rectangulaire toute simple qu’il avait construite dix ans plus tôt, presque entièrement de ses mains. Il en avait élevé l’ossature et coulé les fondations ; un entrepreneur du coin s’était chargé des plâtres et de la couverture. Bâtir était plus facile sous un climat doux. Abby et Nicholas avaient donné vie à la demeure avec les tableaux, les nappes et les têtières, les ballons et les jouets tapis sous les meubles.
Le courrier se limitait à plusieurs numéros en retard d’Astounding, accompagnés d’une pile de journaux new-yorkais. Ces derniers avaient l’air déprimants, pleins de détails sur la guerre contre le Japon, plus informatifs que le Fayetteville Herald, qui recevait ses articles par le télégraphe, mais aussi plus datés.
Guilford s’intéressa d’abord aux magazines. S’il avait un peu perdu le goût des histoires fantastiques, dans les années postérieures à la perte de Caroline et de Lily, les nouvelles publications le lui avaient rendu. Grands vaisseaux spatiaux, voyages interplanétaires, vie extraterrestre, tout cela lui semblait à la fois plus et moins crédible qu’autrefois. Mais il pouvait se fier à ces récits pour l’emporter au loin.
À part ce soir. Il lut des pages entières sans en garder le moindre souvenir. Enfin, il finit par se contenter de regarder les illustrations de couverture voyantes, infiniment prometteuses.
Il dodelinait de la tête dans son fauteuil, quand le camion des pompiers descendit, bringuebalant, de la caserne de Lantern Hill vers la ville.
Puis le téléphone sonna.
Le téléphone n’était arrivé que récemment à Fayetteville, si bien que Guilford ne s’était pas encore habitué à l’avoir chez lui, alors qu’il en disposait à son travail depuis plus d’un an. L’exaspérante sonnerie remonta le long de son épine dorsale tel un couteau à poisson.
Il reconnut aussitôt la voix de Tim Mackelroy, son assistant. Venez vite, disait-elle, oh, mon Dieu, c’est terrible, venez vite, le magasin est en feu.
Le photographe avait construit sa maison non loin de Fayetteville, à huit cents mètres de la plus proche route goudronnée. De sa porte, l’agglomération apparaissait comme un quadrillage de rues et de bâtisses, dont s’élevait pour l’heure un panache de fumée qui prenait sans doute sa source dans Spring Street.
Guilford annonça à Abby qu’il allait voir de quoi il retournait. Qu’elle ne l’attendît pas. Il l’appellerait dès qu’il saurait vraiment quelque chose. Jusque-là, inutile qu’elle s’inquiétât ; au pis, il était assuré à l’Oro Delta Trust. La boutique serait reconstruite.
Sa femme l’embrassa sans mot dire puis se posta à la fenêtre pour regarder partir dans un nuage de poussière la Ford cabossée.
Le temps avait été sec, ce mois-ci. Le ciel étincelait, le soleil touchait presque l’océan, à l’ouest.
Guilford dépassa Nick, sur le chemin de la ville. Il s’arrêta le temps de jeter dans le coffre la bicyclette de son fils puis de faire à ce dernier une place à son côté.
Les nouvelles assombrirent le garçon, mais il était de toute manière souvent sombre. De grands yeux dans un petit visage. Les sourcils froncés en permanence. Pas de sourire, juste différents froncements de sourcils. Même dans ses plus grands instants de bonheur – quand il jouait, qu’il lisait, qu’il travaillait sur ses modèles réduits –, il plissait le front, concentré, serrait les lèvres.
« Comment le magasin a-t-il bien pu prendre feu ? » s’étonna-t-il.
Son père avoua qu’il l’ignorait. Il était trop tôt pour formuler des hypothèses. Le plus urgent était de s’assurer que Tim Mackelroy n’avait rien puis de voir ce qui pouvait être sauvé.
Le flanc de colline inculte céda la place à des champs en terrasses. La Ford s’engagea dans High Road, une route goudronnée. Il n’y avait guère de circulation, juste quelques automobiles et de rares voitures à cheval, propriétés des Amish installés près de Palaepolis, ainsi que deux ou trois camions, des transports de céréales revenant à vide des silos. Les arrivants distinguèrent la fumée aussitôt tourné l’angle de Fayette Road, la grand-rue, où se dressait l’entrepôt de denrées alimentaires.
Il ne restait pas grand-chose de Law Mackelroy, Photographers. Quelques poutres rongées par les flammes. Une coquille de briques noircies.
« Ouah », exhala Nick.
La fumée se reflétait dans ses yeux.
Guilford trouva son assistant sous le porche du cinéma, les joues striées de suie et de larmes.
De l’autre côté de la chaussée pavée, la pompe envoyait un jet d’eau continu sur les ruines brûlantes. Déjà, la foule se dispersait. Guilford reconnut la plupart des curieux : un avocat du cabinet Tunney, la vendeuse de Blake’s, Molly et Kate, du Lafayette Dinner. Lorsqu’ils le virent, leur mine s’allongea, se fit compatissante. Il demanda à son fils de l’attendre dans la voiture, pendant qu’il discutait avec Mackelroy.
Tim et lui travaillaient ensemble depuis 1939, année où il avait agrandi son affaire. Tim s’occupait du côté commercial, tandis que Guilford s’en tenait à la photo, passant la majeure partie de son temps dans le studio. C’était – ç’avait été – une affaire qui marchait. De la routine, la plupart du temps, mais Guilford n’en avait cure. Il aimait le studio photo, la chambre noire, aimait rapporter chez lui assez d’argent pour payer sa maison, les études de Nick, leur avenir, à Abby et lui. Il réparait aussi de temps à autre du matériel électronique, en appoint. Lorsque la tour radio avait grandi au-dessus de Palaepolis, il s’était débrouillé pour importer un bon stock de tubes récepteurs Edicron et General Electrics – il avait fait des affaires du tonnerre, pendant un moment, parce que la moitié des radios que les gens rapportaient de Stateside arrivaient abîmées, les soudures corrodées par l’air salin ou diverses pièces délogées par le voyage en mer.
Bien sûr, après Londres, la vie n’avait pas été facile. Cinq ans durant, Guilford était resté à Oro Delta homme d’équipage, en mer, ou travailleur saisonnier, à terre, métiers épuisants qui ne lui laissaient guère le temps de réfléchir. Les nuits, surtout, étaient pénibles. Les fermes campaniennes donnaient déjà de bonnes récoltes de céréales et de raisin, en 1921, si bien que le vin et l’alcool ne manquaient pas. Il avait puisé dans la dive bouteille un certain – voire un grand – réconfort.
Abby l’avait fait renoncer à la boisson. Abby Panzeca, Américano-Sicilienne de la deuxième génération, arrivée en Darwinie avec des histoires de famille sur le vieux monde plein la tête. D’après ce qu’en avait vu Guilford, les gens comme elle finissaient souvent par regagner les États-Unis, déçus. Mais elle s’était accrochée, avait bâti une vie. Il l’avait rencontrée dans un bouge d’Oro Delta, l’Antonio’s, où elle était serveuse. Bien qu’elle y plaisantât avec les débardeurs napolitains qui constituaient le gros de la clientèle, nul n’osait la toucher. Elle savait se faire respecter. Une aura de dignité presque aveuglante l’entourait tel le halo lumineux d’une lampe électrique.
La jeune femme s’était visiblement prise d’amitié pour Guilford, même si elle ne lui avait pas prêté de réelle attention avant qu’il cessât de venir à l’Antonio’s puant le poisson de la tête aux pieds. Il était devenu présentable, avait économisé et travaillé deux fois plus jusqu’à pouvoir se payer le matériel nécessaire pour lancer son propre studio photographique – le seul de la ville ; guère plus, à cette époque, qu’une réserve au-dessus d’une boucherie.
Ils s’étaient mariés en 1930. Nick était arrivé en 33. Une petite fille avait suivi, en 35, mais la grippe l’avait emportée avant même son baptême.
Le studio nourrissait la famille depuis quinze ans.
Il n’en restait que quelques briques et du charbon.
« Je suis désolé, déclara Mackelroy, le regard triste derrière son masque de suie. Je n’ai rien pu faire.
— Vous étiez là quand ça a pris ?
— Au bureau. Je voulais préparer quelques factures avant de rentrer à la maison. C’était un peu après la fermeture. Elles sont passées par la vitrine.
— Quoi donc ?
— Des bouteilles de lait, je crois, pleines de chiffons et d’essence. Enfin, ça sentait l’essence. Elles ont traversé la vitre comme des briques, en me fichant une trouille bleue, et boum, tout s’est mis à flamber. Je n’ai pas réussi à prendre l’extincteur, il était de l’autre côté des flammes, alors j’ai appelé les pompiers depuis le restaurant, mais l’incendie a progressé trop vite – tout était fini avant qu’ils arrivent. »
Des bouteilles ? songea Guilford.
De l’essence ?
Il empoigna son compagnon par les épaules.
« Vous voulez dire que quelqu’un a fait ça exprès ?
— Ce n’était certainement pas un accident. »
Il se retourna vers sa voiture.
Vers son fils.
Trois incidents, pas forcément des coïncidences.
L’incendie.
La sentinelle.
L’inconnu de la matinée.
« Le capitaine des pompiers veut vous voir, déclarait Mackelroy, et je crois que le shérif aussi.
— Dites-leur de m’appeler chez moi. »
Déjà, Guilford s’était mis à courir.
« Fils de pute ! lança le garçon.
— Je ne veux pas entendre ce genre de choses, Nick, prévint son père en lui jetant un regard distrait.
— C’est toi qui l’as dit.
— Vraiment ?
— Cinq fois en dix minutes. Il ne vaudrait pas mieux ralentir ? »
Guilford leva le pied. Un peu. Son passager se détendit. Les terres incultes d’un brun estival défilaient à toute vitesse derrière les vitres.
« Fils de pute », lâcha Guilford.
Abby était saine et sauve, quoique inquiète, si bien qu’il se sentit un peu bête de s’être tellement dépêché de rentrer chez lui. Le capitaine des pompiers et le shérif avaient tous deux appelé.
« Ça attendra bien jusqu’à demain, déclara Guilford. On va tout fermer et aller se coucher.
— Tu arriveras à dormir ? s’enquit son épouse.
— Sans doute pas. Pas tout de suite. Mais on va au moins mettre Nick au lit. »
Une fois le garçon bordé, son père s’assit à la table de la cuisine tandis qu’Abby préparait du café. Ce qui, à près de minuit, signifiait que la famille était en crise. Abby se déplaçait avec son économie de mouvements habituelle. Cette nuit, elle fronçait les sourcils, comme Nick.
Elle avait vieilli avec une grâce suprême. Quoique trapue, elle n’était pas grosse. N’eussent été ses tempes, à peine grisonnantes, on lui aurait donné vingt-cinq ans.
Hésitant visiblement sur la conduite à tenir, elle jeta à son mari un long regard.
« Il vaudrait mieux en parler, lâcha-t-elle enfin.
— De quoi ?
— Depuis un mois, tu es nerveux comme un chat.
Tout juste si tu grignotes, le soir. Et maintenant, ça. » Elle s’interrompit un instant. « Le capitaine des pompiers m’a dit que ce n’était pas un accident. »
Ce fut au tour de Guilford d’hésiter.
« D’après Tim Mackelroy, quelqu’un a jeté deux ou trois bombes artisanales à travers la vitrine.
— Je vois. » Elle croisa les mains. « Pourquoi, Guilford ?
— Je n’en sais rien.
— Alors, qu’est-ce qui te tracasse ? »
Il ne répondit pas.
« Quelque chose qui s’est passé avant qu’on se connaisse ?
— Je ne pense pas.
— Parce que, tu comprends, tu ne parles pas beaucoup de cette époque. Ce n’est pas un problème – je n’ai pas à tout savoir de toi. Mais si nous sommes en danger, si Nick est en danger…
— Franchement, Abby, je n’en ai pas la moindre idée. Je suis inquiet, c’est vrai. On a mis le feu à mon magasin – peut-être juste un fou frappant au hasard, mais peut-être aussi quelqu’un qui m’en veut. Tout ce que je peux faire, c’est verrouiller les portes et appeler le shérif Carlysle demain matin. Je ne laisserais jamais rien vous arriver, à Nick et à toi, tu le sais très bien. »
Abby le fixa longuement, avant de dire :
« Je vais aller me coucher, alors.
— Essaie de dormir. Moi, je vais rester ici un moment. »
Elle hocha la tête.
L’incendie.
L’inconnu.
La sentinelle.
Il se passe des choses, puis le temps s’écoule. Dix ans, quinze, vingt-cinq. À ce moment-là, tout devrait être fini.
Guilford se rappelait parfaitement. Il revoyait avec les vives couleurs du rêve l’hiver meurtrier dans l’antique cité, l’agonie de Londres, la perte de Caroline et Lily. Mais, mon Dieu, cela datait d’un quart de siècle. Que restait-il de cette époque qui valût son assassinat ?
Si ce que lui avait raconté la sentinelle était vrai…
… mais il avait couché cette histoire sur le papier comme un rêve suscité par la fièvre, un souvenir distordu, une hallucination…
Pourtant, si ce que lui avait raconté la sentinelle était vrai, ces vingt-cinq ans n’étaient qu’un clin d’œil. Les dieux avaient bonne mémoire.
Il s’approcha de la fenêtre. Dans le golfe obscur, seuls quelques bateaux de commerce étaient éclairés. Un vent sec agitait les rideaux de dentelle pendus par Abby. Les étoiles frissonnaient dans le ciel.
Il était temps d’être franc. D’arrêter de prendre ses désirs pour des réalités. Sa famille était en jeu.
Il lui fallait admettre que, peut-être, d’anciennes dettes allaient lui être réclamées.
Question difficile : eût-il pu l’éviter ?
Non.
Le prévoir ?
Peut-être. Il s’était demandé assez souvent si, un jour, viendrait l’heure des comptes. Pour ce qu’en savait le reste du monde, l’expédition Finch s’était tout simplement évanouie dans la nature, entre le lac de Constance et les Alpes. Le monde s’était d’ailleurs très bien débrouillé sans elle.
Mais qu’en était-il, à présent ?
Abby et Nicholas.
Il ne faut pas qu’il leur arrive quoi que ce soit.
Peu importait ce que voulaient les dieux.
Une heure ou deux avant l’aube, Guilford gagna son lit. Il ne pensait pas dormir, juste fermer les yeux. La présence d’Abby, la douce musique de son souffle, l’apaisaient.
Il se réveilla pour découvrir le soleil se déversant à travers la fenêtre de l’est. Sa femme, vêtue de pied en cap, lui avait posé la main sur l’épaule.
Il s’assit.
« Il est revenu, annonça-t-elle. Le type d’hier. »
Il songea à tout ce qui avait changé sur le continent en un quart de siècle.
Nouveaux ports, nouvelles colonies, nouvelles bases navales. Routes et voies ferrées s’enfonçant dans les terres. Mines et raffineries. Aéroports.
Système de districts, gouverneurs élus, stations radio. Concessions statutaires dans les steppes russes, avant la zone volcanique séparant Darwinie et vieille Asie. Escarmouches avec Arabes et Turcs. Bombardement de Jérusalem, guerre contre les Japonais, émeutes de conscrits au nord.
Mais tant de terres toujours désertes. Une immensité de forêts et de plaines où un homme n’avait aucune peine à disparaître, quelles que fussent ses raisons.
Abby avait invité le visiteur à s’asseoir à la table du petit déjeuner, où il dévorait une assiette de mate-faims maison, tenant fourchette et couteau comme un enfant de cinq ans. Une rosée de sirop de maïs imbibait sa barbe embroussaillée.
Guilford sentit un torrent d’émotions l’envahir à cette vue : stupeur, soulagement, peur renouvelée.
Le broussard harponna un dernier morceau de crêpe avant de lever les yeux.
« Bonjour, Guilford. Ça faisait longtemps, lâcha-t-il, laconique.
— Très longtemps, Tom.
— Je peux fumer ? »
Une pipe en bruyère neuve. Un vieux sac de toile gonflé de plantes fluviales.
« Allons nous dégourdir les jambes », proposa Guilford.
Abby, interrogatrice, lui toucha le bras.
« La police du district et le capitaine des pompiers veulent que tu les rappelles. Il faut aussi contacter la compagnie d’assurances.
— Pas de problème. Tom est un vieil ami. Le reste peut attendre un moment. Ce qui a brûlé a brûlé. Plus la peine de se presser.
— Je suppose que tu as raison, admit-elle, les yeux emplis d’une réserve grave.
— Ne laisse pas sortir Nick, aujourd’hui.
— Tous mes remerciements pour le petit déjeuner, Mrs. Law, intervint Tom. C’était délicieux. »
Le broussard n’avait pas changé, en vingt-cinq ans. Sa barbe avait été taillée, depuis ce terrible hiver, il était plus trapu – en meilleure santé – mais il n’avait pas réellement changé. Quoiqu’on devinât en lui une certaine lassitude, il ne présentait aucun signe de vieillissement.
Moi non plus, dut reconnaître Guilford.
« Vous avez l’air en pleine forme, Tom.
— On a tous les deux une santé de cheval, vous devriez savoir pourquoi, maintenant. Qu’est-ce que vous racontez aux gens, Guilford ? Vous mentez sur votre âge ? Moi, ça ne m’a jamais posé de problème – je ne reste pas assez longtemps au même endroit. »
Ils s’assirent sous le porche de devant grinçant. L’air matinal venu de la baie montait la pente, frais comme de l’eau, parfumé de plantes en pleine croissance. Tom bourra sa pipe, sans toutefois l’allumer.
« Je ne sais pas ce que vous voulez dire, affirma Guilford.
— Mais si. Et vous savez très bien aussi que je ne serais pas là s’il ne se passait pas quelque chose de grave. Alors pas la peine de se fatiguer avec ce genre d’âneries, d’accord ?
— Ça fait un quart de siècle, Tom.
— Je comprends. Personnellement, il m’a fallu dix ans pour craquer. Là, j’ai dit : d’accord, le monde est dans la merde, et j’ai été choisi pour l’en sortir. Ce n’est pas facile à croire. Si c’est vrai, c’est terrifiant, et si ça ne l’est pas, on est tous bons à enfermer.
— Qui ça, on ?
— On est des centaines, déclara le broussard en approchant une allumette du fourneau de sa pipe. Je pensais que vous vous en étiez rendu compte. »
Guilford resta un instant silencieux, assis au soleil du matin. Il n’avait pas beaucoup dormi. Son corps lui faisait mal, ses yeux aussi. Une douzaine d’heures plus tôt, il se trouvait à Fayetteville, devant les cendres de son magasin.
« Je ne voudrais pas me montrer inhospitalier, dit-il enfin, mais j’ai pas mal de soucis.
— Il faut arrêter, affirma Tom, solennel. Seigneur, Guilford, regardez-vous. Vous vivez comme un mortel, vous êtes marié, nom de Dieu, vous avez même un enfant. Je ne vous reproche pas d’en avoir eu envie. C’est une existence qui m’aurait peut-être plu, à moi aussi. Mais nous sommes ce que nous sommes. Sullivan et vous, vous passiez votre temps à vous féliciter de votre ouverture d’esprit, alors que ce pauvre vieux Finch prenait ses désirs pour des réalités. Seulement qu’est-ce que je vois ? Guilford Law, le bon citoyen, malgré toutes les preuves du contraire, et que Dieu vienne en aide à ceux qui n’y croient pas.
— Écoutez, Tom…
— Écoutez, vous. Votre magasin a été incendié. Vous avez des ennemis. Les habitants de cette maison sont en danger. À cause de vous. Vous, Guilford Law. Il vaut mieux regarder en face la vérité que les cadavres de sa femme et de son fils.
— Vous n’auriez peut-être pas dû venir.
— Oh, excusez-moi, avec mes gros sabots. » Tom secoua la tête. « À part ça, Lily est ici. Elle est descendue dans un hôtel d’Oro Delta. Elle veut vous voir.
— Lily ? répéta Guilford, le cœur battant.
— Votre fille. Si ça vous dit encore quelque chose, après tout ce temps. »
Abby ignorait ce que leur fruste visiteur avait raconté à Guilford, mais quand ce dernier repassa la porte, son désarroi ne lui échappa nullement.
« Abby, pourquoi ne préparerais-tu pas vos bagages, à Nick et toi, pour aller passer une semaine chez ton cousin, à Palaepolis ? » demanda-t-il.
Elle le prit dans ses bras puis composa ses traits, avant de lever la tête.
« Pourquoi ?
— Pour être en sécurité, c’est tout. Jusqu’à ce qu’on sache vraiment ce qui se trame. »
Quand on avait vécu si longtemps avec quelqu’un, on savait dépasser la barrière des mots. Abby ne chercha pas à discuter : Guilford avait peur, très peur.
Une peur qui la gagna, mais qu’elle garda nouée serrée juste sous le sternum : il ne fallait pas la laisser voir à Nicholas.
Il lui semblait jouer un rôle dans une pièce qu’elle connaissait mal, où elle luttait pour se rappeler son texte. Depuis maintenant des années, elle s’attendait à… eh bien, pas à ça, certes non, mais à un événement, une crise. Parce que Guilford n’était pas un homme comme les autres.
Ce n’était pas seulement son apparente jeunesse, bien qu’elle fût devenue plus évidente – plus frappante – ces derniers temps. Ni non plus son passé, dont il ne parlait que rarement et qu’il dissimulait avec soin. Il y avait plus. Guilford se trouvait à l’écart de l’agitation humaine ordinaire, il en avait conscience, et il n’aimait pas cela.
Abby connaissait la rumeur. Les contes de bonnes femmes. Les langues allaient bon train sur les Anciens, c’est-à-dire les plus vieux broussards, qui venaient encore en ville de temps à autre. (Ce Tom Compton en était un excellent exemple.) Des histoires circulaient, durant les longues nuits entre Noël et Pâques. Les Anciens en savaient plus qu’ils ne voulaient bien le dire. Les Anciens détenaient de grands secrets.
Ils n’étaient pas complètement humains.
Jamais elle n’avait ajouté foi à ces racontars. Elle les écoutait d’une oreille, souriante.
Mais, il y avait de cela deux ans, alors que Guilford coupait du bois de chauffe derrière la maison, sa main avait glissé sur le manche de la vieille hache, qui lui avait profondément entaillé le mollet gauche.
Abby, debout à la fenêtre cernée de givre, avait tout vu. La lame s’était enfoncée dans les chairs – Guilford l’en avait arrachée avec effort, comme d’un morceau de bois humide – le sang avait ruisselé sur l’acier et sur la terre durcie. Il avait semblé à Abby que son cœur s’arrêtait. Guilford, soudain livide, avait lâché l’outil avant de s’effondrer.
Elle s’était ruée vers la porte de derrière. Toutefois, si impossible que ce fût, le blessé était parvenu à se remettre sur ses pieds le temps qu’elle le rejoignît. Il arborait une expression étrange, figée.
« Ça va, je n’ai rien », avait-il dit en regardant l’arrivante, l’air quasi honteux.
Elle était restée stupéfaite. La blessure, qu’il lui avait montrée, était en effet déjà refermée. Il n’en subsistait qu’une mince ligne sanglante, là où la hache avait frappé.
Ce n’est pas possible, avait songé Abby.
Mais il ne voulait pas en parler. Ce n’était qu’une égratignure, affirmait-il. Si son épouse avait vu autre chose, c’était que le soleil de l’après-midi lui avait joué un tour.
Le lendemain matin, quand il s’était habillé, il ne restait pas seulement une cicatrice.
Abby avait chassé la chose de son esprit, parce que telle était la volonté de Guilford et qu’elle-même ne comprenait pas. Peut-être avait-il raison, peut-être s’était-elle trompée, quoique le sang répandu eût été bien réel, sur la terre comme sur la hache.
Pourtant, on ne pouvait oublier purement et simplement une chose pareille. Le souvenir avait persisté.
Il était demeuré là, sous la forme d’une subtile certitude que les choses n’étaient pas ce qu’elles paraissaient, que Guilford dépassait ce qu’il consentait à montrer de lui-même ; que donc leur vie, à Abby et lui, ne serait jamais vraiment normale. Un jour viendrait, elle l’avait compris, où il faudrait payer.
Ce jour était-il arrivé ?
Elle n’eût su le dire, mais la peau de l’illusion avait été traversée. Cette fois, il serait peut-être impossible d’endiguer l’hémorragie.
Les deux hommes étaient assis sur la pente herbue, ombragée par l’orme que Guilford avait planté dix ans plus tôt.
Abby prépara un sac. Nick l’imita, ravi à l’idée de partir en voyage quoique conscient du changement que subissait toute la maisonnée. Guilford le vit, sur le seuil, en train de les guetter, lui et l’apparition barbue qui lui tenait compagnie. Les yeux du garçon brillaient d’appréhension.
« Moi non plus, je n’ai pas voulu ça, déclara Tom. S’il y a bien une chose qui ne m’intéressait pas, c’était de laisser un esprit foutre ma vie en l’air. Mais tôt ou tard, il faut affronter la réalité.
— « Les choses et les actes sont ce qu’ils sont. Leurs conséquences seront ce qu’elles seront ; pourquoi vouloir se laisser tromper ? »
— C’était un sermon de Sullivan, non ?
— Si.
— Il me manque, ce saligaud. »
Nick sortit, armé d’un gant et d’une balle de baseball avec laquelle il commença à jouer, la lançant très haut puis se mettant à courir pour l’intercepter. Ses cheveux blond foncé lui retombaient dans les yeux. Si tu veux être milieu de terrain, il va falloir passer chez le coiffeur, songea son père.
« Je n’aimais pas mon allure, dans cet uniforme pourri, continua le broussard. Je n’aimais pas que cet esprit soit toujours dans mon dos à me raconter des choses que je n’avais pas envie d’entendre. Vous voyez de quoi je veux parler. » Il regarda Guilford droit dans les yeux. « Toutes ces histoires d’Archives, de millions et de millions d’années de ceci et de cela. Au bout d’un moment, on n’en peut plus, on est bon pour tirer sur le bambou. Mais j’en ai parlé à Erasmus, vous vous rappelez, ce vieux rat du Rhin, et il m’a dit exactement la même chose. »
La balle de Nick grimpa dans le ciel bleu, dépassa la lune pâle. La silhouette d’Abby traversa une fenêtre, à l’étage.
« On est nombreux à être morts dans cette guerre, Guilford. Il n’y a pas eu d’esprit pour venir frapper à toutes les portes. S’ils sont là pour nous, c’est qu’ils nous connaissent. Ils savent qu’il y a au moins une petite chance qu’on accepte le fardeau, qu’on sauve quelques vies. Sauver des vies ; ils n’en demandent pas plus.
— C’est ce qu’ils disent.
— Et ces salauds, l’Ennemi et les pourris qu’il a recrutés, ils sont vraiment dangereux. Aussi durs à éliminer que nous, alors qu’ils tuent n’importe qui, hommes, femmes ou enfants, sans hésiter.
— Vous en êtes sûr ?
— Certain. J’ai découvert quelques petites choses – je ne me suis pas caché la tête dans le sable, ces vingt dernières années. À votre avis, qui a mis le feu à votre magasin ?
— Je l’ignore.
— Ils ont dû apprendre où vous viviez. On ne peut pas dire qu’ils soient très regardants. Faire feu de tout bois, voilà leur méthode. Et tant pis si quelqu’un d’autre est pris dans la ligne de tir. »
Abby sortit au soleil décrocher du linge. La brise de mer gonflait les draps telles les grand-voiles des navires.
« Ces gens, ce sont nos adversaires. Les psions se sont emparés d’eux pour la même raison qui a poussé les esprits vers nous : parce qu’il y avait des chances qu’ils coopèrent. Ils ne sont pas franchement honnêtes. J’irais jusqu’à dire qu’au niveau moral, il leur manque quelque chose d’essentiel. Certains sont des trompeurs-nés, d’autres des tueurs.
— Comment se fait-il que Lily soit à Oro Delta ? »
Tom bourra sa pipe. Abby pliait les draps pour les placer dans un panier en osier, non sans jeter à son mari de fréquents coups d’œil.
Désolé, Abby. Je n’ai pas voulu ça. Désolé, Nick.
« Elle est venue pour vous.
— Alors elle sait que je suis en vie.
— Depuis quelques années. Elle a trouvé vos notes dans les affaires de sa mère.
— Ce qui signifie que Caroline est… morte.
— J’en ai peur. Lily a du courage. Elle a découvert que son père n’avait peut-être pas disparu avec Finch et compagnie, qu’il était peut-être toujours en vie, qu’il lui avait laissé cette drôle d’histoire d’esprits, de meurtriers, de cité en ruine… En fait, elle l’a crue, voilà. Elle s’est mise à poser des questions. Ce qui a lancé les méchants sur sa piste.
— Pour des questions ?
— Pour des questions trop publiques. Elle n’est pas seulement intelligente, elle est aussi journaliste. Elle voulait publier vos notes, après les avoir fait authentifier. Alors elle est venue à Jeffersonville déterrer ces vieilles histoires. »
Abby regagna la maison. Nick, fatigué du baseball, laissa tomber son gant sur la pelouse pour s’avancer dans l’ombre de l’orme, fixant d’un regard curieux Tom et Guilford, sentant qu’il ne fallait pas trop s’en approcher. Des histoires d’adultes, aussi étranges que pesantes.
« Ils s’en sont pris à elle ?
— Ils ont essayé, acquiesça Tom.
— Vous les en avez empêchés ?
— Je l’ai mise en sûreté. Elle m’a reconnu d’après vos descriptions. J’étais le Graal, littéralement – la preuve que tout ça n’était pas le délire d’un fou.
— Et vous l’avez amenée ici ?
— Pour elle, Fayetteville était l’étape suivante, de toute manière. C’est vous qu’elle cherche. »
Abby s’approcha de la voiture, hissa jusqu’au coffre la valise qu’elle portait, jeta un coup d’œil à Guilford puis regagna la maison. Le vent soulevait ses cheveux noirs derrière elle, faisait danser sa jupe autour de ses jambes.
« Je n’aime pas ça, déclara Guilford. Qu’elle se retrouve impliquée là-dedans.
— Seigneur, Guilford, tout le monde est impliqué. Il n’est pas seulement question de vous et moi, plus quelques centaines de types qui parlent avec des esprits. Il est question de savoir si vos enfants, et les enfants de vos enfants, vont mourir pour de bon ou, pis, être réduits en esclavage par ces saloperies d’animaux de l’Autre Monde. »
Un nuage masqua le soleil.
« Vous êtes sorti du jeu un bon moment, poursuivit Tom, mais la partie continue. On a beau être plus durs à éliminer que la moyenne, il y a eu des pertes des deux côtés. Vous avez été tiré au sort, vous ne pouvez pas faire comme si de rien n’était. Ils s’en fichent, eux, que vous préfériez rester en dehors de la guerre. Ça n’a pas d’importance. Vous représentez un danger potentiel, alors ils veulent vous éliminer de la liste. Vous ne pouvez pas rester à Fayetteville. »
Guilford parcourut machinalement du regard la route de terre, à la recherche d’ennemis. Rien. À part un tourbillon de poussière animant l’air desséché.
« Est-ce que j’ai le choix ? demanda-t-il.
— Non. C’est ça, le plus dur. Si vous restez ici, vous allez tout perdre. Si vous vous installez ailleurs aussi, tôt ou tard. On ne peut rien faire… qu’attendre.
— On ?
— Les vieux soldats. On se connaît tous, maintenant, soit réellement, soit par l’intermédiaire des esprits. La vraie bataille n’est pas pour aujourd’hui. Elle arrivera d’ici quelques années. Alors en gros, on ne se mêle pas aux gens. Pas de domicile fixe, pas de famille, des boulots anonymes, en ville ou dans la brousse, là où on peut rester sur son quant-à-soi et sur ses gardes, vous voyez, surveiller les méchants d’un œil, mais pour l’essentiel… on attend.
— Quoi ?
— La grande bataille. La résurrection des démons. L’appel, en fait.
— Combien de temps ?
— Qui sait ? Dix, vingt, trente ans…
— C’est inhumain.
— Exactement. Nous sommes inhumains. »
Il monta l’escalier de l’hôtel puis pénétra dans la salle à manger en compagnie de Tom Compton. Un homme de haute taille aux traits banals, pas franchement beau, à peu près du même âge qu’elle, semblait-il. Lily sentit aussitôt tout ce qu’elle avait décidé de dire lui sortir de l’esprit.
Elle s’efforça d’évoquer un véritable souvenir de Guilford Law – un souvenir qui lui appartînt, à elle, et non tiré de ce que lui avait raconté sa mère ou de ce qu’elle avait entendu au cours de son enquête. Seules quelques ombres lui répondirent. Une silhouette à son chevet. Les livres sur Oz. La façon dont son père prononçait « Dorothy », en syllabes lentes, roulant dans la bouche. Do-ro-thy.
De toute évidence, il se la rappelait. Debout à la table de la jeune femme, le broussard à son côté, il la fixait avec une sorte de crainte respectueuse, mêlée d’incrédulité et – à moins qu’elle n’eût l’imagination trop fertile – des tiraillements d’un vieux regret. Le cœur de Lily lui martelait la poitrine.
« Euh, vous êtes sans doute Guilford Law, dit-elle bêtement.
— Lily, croassa-t-il.
— Je vous laisse discuter, intervint Tom. Je vais prendre un verre.
— Surveillez les entrées pour nous », demanda Lily.
Les choses ne se passèrent pas comme sur du velours, du moins au début. Il voulait tout savoir, tout expliquer, aussi : il posait des questions, interrompait les réponses, s’interrompait lui-même, évoquait des souvenirs qui se perdaient dans des silences. Il renversa son café par terre, jura, rougit, présenta des excuses pour ses jurons.
« Je ne suis pas en sucre, répondit-elle, et je n’ai plus cinq ans. Je pense avoir conscience des difficultés que vous traversez. Ce n’est pas facile pour moi non plus, mais ne pourrions-nous pas repartir de zéro, en adultes ?
— En adultes. Bien sûr. C’est juste que…
— Que quoi ? »
Il se redressa.
« Je suis tellement content de te voir, Lil. »
Elle se mordit la lèvre et hocha la tête.
Elle savait ce qu’il était, voilà le problème. Il restait assis là, comme quelqu’un de normal, à tripoter ses manchettes et à tambouriner sur la table, alors qu’il n’était pas plus normal que Tom Compton : ils avaient été touchés par quelque chose d’une immensité telle qu’elle défiait l’imagination.
Son père demi-humain.
Elle lui décrivit brièvement sa vie. Approuverait-il son travail – chiens écrasés d’un journal de Sydney, enquêtes, articles de magazines, chronique en propre ? Lily était une célibataire carriériste de trente ans, description peu flatteuse qui évoquait, même pour elle, une vieille fille racornie, le plus souvent mal maquillée et dorlotant ses chats. Était-ce là ce que Guilford voyait en face de lui ?
Il semblait cependant se préoccuper surtout de la sécurité de son interlocutrice.
« Dire qu’il a fallu que tu te retrouves mêlée à tout ça, marmonna-t-il.
— Je ne le regrette pas. C’est effrayant, d’accord, mais ça répond aussi à un tas de questions. J’étais fascinée par la Darwinie, par l’idée de la Darwinie, dès mon enfance, bien avant d’être capable d’y comprendre quoi que ce soit. J’ai assisté à divers cours, à l’université – géologie, théorie de la genèse, « Historiographie implicite », comme on dit, étude des fossiles darwiniens, ce genre de choses. Il y a tant à apprendre sur le continent, mais on retombe toujours sur le mystère qui est au cœur de son existence, et personne n’a l’ombre d’une explication, à moins qu’on n’accepte celle des théologiens. Quand j’ai découvert vos notes – et, plus tard, que j’ai rencontré Tom – j’ai compris qu’il existait une explication, si étrange et difficile à admettre qu’elle soit.
— Il aurait peut-être mieux valu que tu ne la trouves pas.
— L’ignorance n’a rien d’une bénédiction.
— J’ai peur pour toi, Lil.
— J’ai peur pour le monde entier. Je ne peux pas laisser cela m’arrêter. » Comme il souriait, elle ajouta : « Je ne plaisante pas.
— Je sais bien. C’est juste que, l’espace d’un instant, tu m’as rappelé quelqu’un.
— Ah ? Qui ça ?
— Mon père. Ton grand-père.
— J’aimerais que vous me parliez de lui, avoua-t-elle, après une hésitation.
— J’aimerais t’en parler. »
À la vérité, il voyait en elle beaucoup de Caroline. Malgré sa chevelure plus claire, Lily eût pu être Caroline – elle avait l’air aussi volontaire, quoique dépourvue du noyau dur d’anxiété et de doute de sa mère. Cette dernière avait toujours eu tendance à fuir le monde, alors que Lily voulait le prendre à bras-le-corps.
Tom leur fit remarquer que la salle à manger de l’hôtel était un lieu trop public pour le bien de Guilford, d’autant que les clients du soir arrivaient. Le photographe escorta donc sa fille jusqu’à la plage de galets qui s’étendait au pied de la colline, au nord des quais.
Le soleil couchant dessinait un patchwork d’ombre parmi les rochers. Des rubans d’algues s’accrochaient à un pilier de bois brisé. Un ver de sel bleu vif se tortillait, à la poursuite de l’eau qui baissait.
Lily cueillit une mûre de sable dans les maigres buissons poussant au-dessus de la ligne de marée.
« La baie est magnifique, commenta-t-elle.
— C’est une poubelle, Lil, répondit son père. L’océan y rejette tout. Goudron de pin, eaux usées, huile de moteur, essence. On emmène Nicholas se baigner sur les plages au nord de Fayetteville, là où l’eau est encore propre.
— Tom m’a parlé de Nicholas. J’aimerais bien le voir, un jour.
— Je l’aimerais aussi. Seulement je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. D’après Tom, tu as pris des risques. Alors il faut que je te pose la question, Lil : pourquoi es-tu ici ?
— Peut-être pour vous voir.
— C’est vrai ?
— Oui.
— Mais ce n’est pas tout.
— Non, en effet. »
Ils s’assirent sur une digue de béton craquelé.
« Vous aviez raison, vous savez. Ma mère vous a cru fou – à moins qu’elle n’ait été bouleversée de vous savoir en vie, ce qui faisait d’elle, je suppose, une femme adultère ou quelque chose de ce genre. Elle n’aimait pas parler de vous, même après son départ à lui.
— Tu veux dire, celui de ce Colin Watson ?
— Il n’était pas méchant. Juste malheureux. Peut-être vivait-il dans votre ombre. Comme nous.
— Il l’a quittée ?
— Au bout de quelques années. Mais on s’est débrouillées.
— De quoi Caroline est-elle morte ?
— De la grippe, l’hiver où elle a été si mauvaise. Ça n’a pas été dramatique, c’est juste que… qu’elle n’a pas guéri.
— Je suis désolé.
— Vous l’aimiez, hein ?
— Oui…
— Mais vous n’êtes jamais venu nous chercher.
— Ça ne vous aurait fait aucun bien, ni à l’une ni à l’autre. (Au contraire, ajouta-t-il en son for intérieur. Regarde Abby. Regarde Nick.) Alors, qu’est-ce que tu as décidé ? Tu ne peux rien publier là-dessus, tu as dû t’en rendre compte.
— Je suis mortelle mais pas impuissante. Tom m’a dit qu’il y avait du travail pour moi aux États-Unis. Rien de dangereux. Juste de la surveillance. De la transmission d’information.
— Tu vas te faire tuer.
— C’est la guerre.
— Ça m’étonnerait que Tokyo tienne encore longtemps.
— Je ne parlais pas de ça, vous le savez très bien. »
La guerre dans les cieux. La psivie, les Archives, la machinerie secrète du monde. Guilford sentait des années de frustration remonter en lui, bouillonnantes.
« Ne te mêle pas de ça, Lil, je te le dis pour ton bien. Des esprits, des dieux, des démons… C’est un cauchemar sorti tout droit du Moyen Âge.
— Non ! » Elle le fixa d’un œil ardent, les sourcils froncés ; un peu comme Nick. « John Sullivan y a cru, et il a eu raison : ce n’est pas un cauchemar. Notre monde est réel – il n’est peut-être pas ce qu’il paraît, mais il est réel, il a une histoire réelle. Ce qui est arrivé à l’Europe n’était pas un miracle, mais une agression.
— Alors nous sommes des fourmis dans une fourmilière, sur laquelle quelque chose a décidé de marcher.
— Nous ne sommes pas des fourmis ! Nous sommes des créatures intelligentes…
— Quoi que ce puisse être.
— Et nous pouvons nous battre. »
Il se leva avec des gestes raides.
« J’ai une famille. Un fils. Je veux m’occuper de mes affaires et élever mon enfant. Pas vivre un siècle ni finir brisé sur la roue.
— Mais vous faites partie des plus malheureux, dit Lily doucement. Vous n’avez pas le choix. »
Guilford se prit à souhaiter pouvoir rembobiner les jours jusqu’à ceux où sa vie était intacte. Retrouver Abby et Nick, la maison sur le promontoire et le magasin, statu quo ante, l’illusion qu’il avait aimée avec une telle ferveur.
Il prit une chambre à l’hôtel d’Oro Delta, payant en liquide, donnant un faux nom. Il lui fallait le temps de réfléchir.
Il appela chez Antonio, le cousin d’Abby qui habitait près de Palaepolis, afin de s’assurer que sa femme et son fils s’y trouvaient bien, en sécurité. Ce fut Tony qui décrocha. Viticulteur dans les collines, il possédait près de sa propriété une grande maison pleine de coins et de recoins, plus qu’assez vaste pour abriter Abby et Nick, malgré ses deux propres enfants qui s’y déchaînaient.
« Guilford ! s’exclama-t-il. Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Comment ça, encore ?
— C’est la deuxième fois que tu appelles en un quart d’heure. J’ai l’impression d’être un standard. J’aimerais bien que tu m’expliques un peu ce qui se passe, je n’ai rien pu tirer d’Abby.
— Je n’ai pas appelé tout à l’heure, Tony.
— Vraiment ? Alors je ne sais pas qui c’était, mais il avait la même voix que toi, et il s’est présenté sous ton nom. Tu as bu, ce soir ? Note que je ne te le reprocherais pas. Si ça ne va pas, avec Abby, je suis sûr que ça peut s’arranger…
— Elle est là ?
— Nick et elle sont rentrés chez vous. Comme tu le leur as demandé. Guilford ? »
Il raccrocha.
Il faisait nuit, les petites routes de campagne n’étaient pas éclairées, les phares de la voiture balayaient champs de blé et murs de pierre. Ils sont là, dans le noir, songeait Guilford. Des ennemis sans visage, des ombres jaillies d’un passé inexplicable ou d’un futur impossible.
Tom avait insisté pour venir ; Lily aussi, malgré les objections de son père. D’après le broussard, elle n’eût pas été plus en sécurité en ville.
« Sa meilleure protection, c’est nous, avait-il déclaré.
— Je suis une fille de la campagne, avait-elle ajouté. Je sais me servir d’un fusil, si on doit en arriver là. »
Guilford négocia un virage, sentit l’arrière de la voiture décrire un grand arc de cercle avant qu’il n’en reprît le contrôle. Il se cramponnait littéralement au volant. Dieu merci, la route côtière était quasi déserte à cette heure tardive.
« Combien sont-ils ?
— Au moins deux. Sans doute plus. Ceux qui se sont occupés de votre magasin n’étaient certainement pas du coin, ou ils auraient été mieux informés. Mais ils apprennent vite.
— Celui qui a appelé chez Tony a imité ma voix.
— Ouais, ils savent faire ça.
— Alors ils sont… comment appelez-vous ça ? possédés des démons ?
— Pourquoi pas ?
— Et on ne peut pas les tuer ?
— Mais si. Il faut juste se donner un peu de mal.
— Pourquoi s’en sont-ils pris à Abby et Nick ?
— Ils ne s’en sont pas pris à Abby et Nick. Si ç’avait été le cas, ils seraient allés chez votre cousin et ils auraient tout démoli. Votre femme et votre fils sont des appâts, ce qui donne l’avantage aux méchants, à moins qu’on ne s’en soit rendu compte plus tôt qu’ils ne le pensaient. »
Guilford appuya sur l’accélérateur. Le moteur rugit ; les roues arrière envoyèrent des nuages de poussière dans l’obscurité.
« Il y a deux pistolets dans mon sac, annonça Tom, qui avait jeté ledit sac sur la banquette arrière. Je vais les tenir prêts. Qu’est-ce que vous avez comme armes, chez vous, Guilford ?
— Un fusil de chasse. Non, deux – j’ai rangé le vieux Remington au grenier.
— Des munitions ?
— Un tas. On approche, Lily. Baisse la tête, ça vaudra mieux. »
La jeune femme prit le pistolet que lui tendait Tom, avant de répondre, très calme :
« Je ne peux pas, ça m’empêcherait de viser. »
La voiture de Tony, une vieille Torpédo, leur apparut, tout juste visible dans la lumière des phares, garée devant la maison. Abby l’avait sans doute empruntée à son cousin. Depuis combien de temps Nick et elle étaient-ils arrivés ? Sans doute pas très longtemps, compte tenu de la distance qui les séparait de Palaepolis. Trois quarts d’heure, une heure ?
Pourtant, la maison était plongée dans l’obscurité.
« Coupez le moteur, ordonna Tom. Laissez-nous un peu de marge. Terminez en roue libre, sans les phares. »
Le conducteur acquiesça, tourna la clé de contact. La Ford s’enfonça dans une nuit veloutée, silencieuse hormis le bruit du gravier sous les pneus, et ralentit jusqu’à s’immobiliser.
La porte d’entrée s’ouvrit sur une écharde de lumière vacillante : Abby, une bougie à la main.
Guilford, bondissant de voiture, la repoussa dans la maison, Lily et le broussard sur les talons.
« L’électricité est coupée, disait Abby. Le téléphone aussi. Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi nous as-tu demandé de revenir ?
— Ce n’était pas moi. C’était un piège.
— Mais je t’ai parlé !
— Je t’assure que non. »
Elle porta une main à sa bouche. Nick était allongé sur le canapé, derrière elle, somnolent et perplexe.
« Tirez les rideaux, lança Tom. Fermez toutes les portes et les fenêtres.
— Guilford… ? fit Abby, les yeux écarquillés.
— Il y a un petit problème, ma chérie.
— Oh, non… Ça avait vraiment l’air d’être toi, c’était ta voix…
— Tout ira bien. Il va juste falloir faire un peu attention un petit moment. Ne bouge pas, Nick. »
Le garçon hocha la tête, solennel.
« Votre fusil, Guilford, intervint Tom. Il vous reste des bougies, Mrs. Law ?
— Dans la cuisine, balbutia-t-elle, égarée.
— Très bien. Ouvrez mon sac, Lily. »
Guilford aperçut des munitions, des jumelles, un couteau de chasse dans son fourreau en cuir.
« Est-ce qu’on ne pourrait pas… s’en aller, tout simplement ? demanda Abby.
— Maintenant qu’on est là, ça m’étonnerait qu’ils nous laissent repartir, répondit Tom. Mais on est plus nombreux qu’ils ne le pensaient, et mieux armés. On a nos chances. On tentera une sortie quand il fera jour. »
Elle se raidit.
« Mon Dieu… Je suis vraiment désolée !
— Vous n’y êtes pour rien. »
Moi, si, pensa Guilford.
Abby se ressaisit en s’occupant de Nick, qu’il fallut calmer et installer convenablement sur le canapé. Guilford avait poussé le meuble loin de la porte, dans un angle de la pièce, le dossier tourné vers l’extérieur.
« C’est un fort, déclara Nick.
— Un fort imprenable », acquiesça sa mère.
Aspirant longuement entre ses dents serrées, elle calcula le temps qui restait jusqu’au matin. Il y a des gens qui nous veulent du mal. Ils ont coupé le courant et le téléphone. On ne peut pas partir, on ne peut pas appeler à l’aide, on ne peut pas se battre…
Guilford l’entraîna à l’écart, en compagnie de la visiteuse. Bien qu’il n’aimât pas parler de son passé, Abby connaissait l’existence de sa fille, qu’il avait quittée vingt-cinq ans plus tôt, à Londres. Elle devina qui était la jeune femme avant même que son mari n’annonçât : « Abby, je te présente Lily. »
C’était évident. Elle avait les yeux des Law, d’un bleu de matin d’hiver, et leur froncement de sourcils permanent.
« Je suis ravie de faire votre connaissance », affirma Abby. Puis, prenant conscience de la situation : « Je veux dire que j’aimerais… en d’autres circonstances…
— Je vois ce que vous voulez dire, déclara Lily avec gravité. Merci, Mrs. Law. »
Que savez-vous des Anciens ? se demanda Abby. Qui vous a initiée à leurs secrets ? Et que sait Guilford ? Qui rôde dans la nuit, prêt à tuer mon mari et mon fils ?
Mais elle n’avait pas le temps de s’occuper de ces questions, pas maintenant. Elle ne pouvait s’offrir ce luxe : peur, colère, stupeur, chagrin.
Nicholas leva les yeux vers son père, qui arrangeait sa couverture.
Tout paraissait étrange, à la clarté des bougies. La maison elle-même semblait plus vaste, plus vide, comme grandie, dans l’ombre. Le garçon savait qu’il y avait un gros problème, que portes et fenêtres avaient été fermées afin de tenir à l’écart quelque chose de dangereux. « Les méchants », avait dit Tom Compton. Pour Nick, cela évoquait le cinéma. Les voleurs de concession ou de serpents à fourrure, costauds aux yeux cernés de noir. Les tueurs.
« Essaie de dormir. Demain matin, tout s’arrangera. »
Mais le sommeil était bien loin. L’enfant contempla son père avec l’impression, aussi douloureuse qu’un coup de poignard, qu’il était en train de le perdre.
« Bonne nuit, Nick », conclut Guilford en lui caressant les cheveux.
Le garçon comprit « Adieu. »
Lily montait la garde.
La maison possédait deux issues, la première dans la salle à manger, la deuxième dans la cuisine, plus facile à défendre avec son unique petite fenêtre et sa porte étroite. Ladite porte était verrouillée. La fenêtre aussi. Lily savait cependant que ni l’une ni l’autre ne représenteraient un obstacle bien gênant pour un attaquant déterminé.
Elle attendait, assise sur une chaise de bois, le vieux Remington de Guilford sur les genoux. La pièce n’étant pas éclairée, elle avait entrouvert les stores et rapproché sa chaise de la fenêtre. La nuit sans lune n’était trouée que par quelques étoiles étincelantes, mais la jeune femme distinguait dans la baie les lumières des cargos, constellation terrestre.
Le fusil la rassurait, quoiqu’elle n’eût jamais tiré de gibier plus imposant qu’un lapin.
Bienvenue à Fayetteville, ironisa-t-elle intérieurement. Bienvenue en Darwinie.
Toute sa vie, elle avait dévoré des livres sur la Darwinie, parlé de la Darwinie, rêvé du continent, nuit et jour, à la grande tristesse de sa mère. Il la fascinait. Depuis sa plus tendre enfance, elle voulait en sonder par elle-même l’étrangeté. Et voilà où elle en était : seule dans le noir, en lutte contre des démons.
Il faut se montrer prudent dans ses souhaits.
Elle savait pratiquement tout ce que la science naturelle avait appris sur la Darwinie – c’est-à-dire pas grand-chose. Des détails à la pelle, bien sûr, voire un peu de théorie. Mais la grande question centrale, le simple pourquoi humain, douloureux, restait sans réponse. Il était toutefois intéressant de constater qu’une des autres planètes du système solaire, au moins, avait été touchée par le phénomène. L’Observatoire royal du Cap et l’Observatoire national de Bloemfontein avaient tous deux publié des photos de Mars mettant en évidence des différenciations saisonnières et la présence de grands plans d’eau. Un nouveau monde tournait dans le ciel, une Darwinie planétaire.
Pour Lily, les lettres de son père avaient donné à tout cela un sens que lui-même ne paraissait pas vraiment saisir. Guilford, Tom et les autres Anciens avaient réussi là où Sullivan, le botaniste, avait échoué : ils avaient expliqué le miracle en termes profanes. Une explication étrange, certes, au point que Lily ne parvenait pas à imaginer quel genre d’expérience pourrait en prouver l’exactitude. Mais cette étonnante théographie d’Archives, d’anges et de démons n’eût pu naître en tant de lieux et s’accorder sur tant de points sans receler une grande part de vérité.
La jeune femme était d’abord restée sceptique – considérant les lettres et notes de son père comme les délires hallucinatoires d’un malheureux à demi-mort de faim. Jeffersonville l’avait fait changer d’avis.
Tom Compton aussi. Une fois dans le secret des Anciens, elle avait même compris l’inutilité d’écrire quoi que ce fût sur cette histoire. On ne la laisserait pas publier ses articles, et dans le cas contraire, nul ne la croirait. Car il n’existait évidemment aucune cité en ruine parmi les contreforts alpins. Rien qui eût été cartographié, photographié, survolé, voire entraperçu de loin, excepté par l’expédition disparue. Les démons avaient cousu la vallée telle une manche déchirée, avait déclaré Tom. Ils en étaient capables.
Pourtant, la ville, au moins de quelque intangible manière, était toujours là.
Lily se tint éveillée en imaginant cette cité au cœur de l’arrière-pays darwinien. L’antique nombril du monde, dénué d’âme. L’axe du temps. Le lieu de rencontre des vivants et des morts. Elle regrettait de ne pouvoir le contempler, tout en ayant conscience de l’absurdité de ses regrets ; quand bien même elle l’eût découvert (ce qui était impossible à une simple mortelle), elle se fût trouvée en danger, peut-être à l’endroit le plus dangereux de la Terre. Mais l’étrangeté qu’elle lui prêtait l’attirait, tout comme, durant son enfance, l’avaient attirée certains noms sur la mappemonde : mont Kosciusko, Artois, mer de Tasman. Le mirage de l’exotisme – que la petite fille de Wollongong fût bénie d’y avoir succombé. Mais voilà où j’en suis, à serrer un fusil contre moi.
Jamais elle ne verrait la cité. Contrairement à Guilford qui, lui, la reverrait. Tom l’avait dit à la jeune femme. Guilford serait là, pour la grande bataille… à moins que son amour obstiné de son monde ne le retînt.
« Guilford aime trop notre monde, avait déclaré Tom. Autant que s’il était réel.
— Ne l’est-il pas ? avait-elle demandé. Il a beau être constitué de nombres et de machines… n’est-il pas assez réel pour qu’on l’aime ?
— Pour vous, si, avait reconnu Tom. Nous, on ne peut pas se permettre de penser comme ça. »
Les hindous parlaient de détachement, à moins que ce ne fussent les bouddhistes. Renoncer au monde. Renoncer au désir. Quelle horreur. Exiger cela de quelqu’un était horrible ; l’exiger de Guilford était pire encore, car non content d’aimer son monde, il en connaissait l’extrême fragilité.
Le vieux fusil pesait d’un poids terrible sur les jambes de Lily. Rien ne bougeait derrière la vitre que les étoiles au-dessus des flots, soleils lointains glissant à travers la nuit.
Abby, sans arme, s’était blottie dans un coin de la salle à manger faiblement éclairée par les bougies. Un peu après minuit, Guilford vint s’accroupir auprès d’elle. Il lui posa la main sur l’épaule. Elle avait la peau fraîche sous la chaleur de sa paume.
« On ne sera plus jamais en sécurité ici, dit-elle.
— S’il le faut, on partira. On s’installera à l’intérieur des terres, sous un autre nom…
— Ah oui ? Même ailleurs, à un endroit où personne ne nous connaît… qu’est-ce qu’on fera ? Tu me regarderas vieillir et mourir ? Tu regarderas Nicholas vieillir ? Tu attendras que le miracle qui t’a créé revienne t’emporter ? » Il se rejeta en arrière, saisi. « Tu n’aurais pas pu le cacher beaucoup plus longtemps. On dirait toujours que tu as une petite trentaine d’années. »
Il ferma les yeux. Tu ne mourras pas, avait affirmé l’esprit. Et Guilford avait vu ses blessures se refermer miraculeusement, la grippe l’oublier, alors qu’elle emportait sa fille. Il s’était haï pour cela plus souvent qu’à son tour.
Mais la plupart du temps, il s’était contenté de faire comme si de rien n’était. Quant à Abby, à son vieillissement, à la mort qui l’attendait…
Que les plaies de Guilford disparussent vite ne signifiait pas qu’il était immortel. Certaines blessures restaient inguérissables, Tom lui-même en avait conscience. Guilford n’imaginait pas l’avenir sans Abby, dût cela signifier pour lui un saut du haut d’une falaise ou le canon d’un revolver dans sa bouche. Tout le monde avait le droit de mourir. Personne ne méritait un siècle de chagrin.
Comme si elle avait lu dans ses pensées, Abby lui prit la main, la garda entre les siennes.
« Il faut faire son devoir, Guilford.
— Je ne les laisserai pas s’en prendre à toi.
— Il faut faire son devoir. »
La première balle brisa une vitre de la salle à manger.
Nicholas, qui somnolait, se redressa sur le canapé et se mit à pleurer. Abby se précipita afin de l’obliger à se baisser.
« Roule-toi en boule et couvre-toi la tête, Nicky, ordonna-t-elle.
— Reste près de lui », cria Guilford.
D’autres balles traversèrent la fenêtre, soulevant les rideaux tel un ouragan, imprimant dans le mur d’en face des trous aussi gros que le poing.
« Guilford, vous attendez là, ordonna Tom. Lily, à l’étage avec moi. »
Il lui fallait un poste d’observation situé à une certaine hauteur et donnant à l’est. L’aube se lèverait dans vingt minutes à peine. Le ciel devait déjà commencer à s’éclairer.
Guilford, accroupi derrière la porte d’entrée, tira au hasard par deux fois à travers la fente du courrier, dans l’espoir de décourager l’adversaire. En réponse, une volée de balles déchiqueta le bois au-dessus de sa tête. Il se jeta de côté sous une pluie d’échardes.
Boiseries, plâtre, coussins, rideaux furent réduits en charpie. Une bougie s’éteignit. Une odeur âcre de bois brûlé piquait les narines.
« Abby ? appela Guilford. Ça va ? »
La chambre donnant à l’est était celle de Nick. Ses maquettes d’avion en balsa, rangées sur des étagères, voisinaient avec son poste à galène et sa collection de coquillages.
Tom ouvrit les rideaux puis décocha un bon coup de pied dans le carreau inférieur de la fenêtre.
La maison résonnait encore du bruit du verre brisé quand, recroquevillé sous l’appui, il leva brièvement la tête.
« J’en vois quatre, annonça-t-il. Deux planqués derrière les voitures, et au moins deux autres sous l’orme. Vous êtes bonne tireuse, Lily ?
— Oui. »
Pas la peine de jouer les modestes. Bien qu’elle ne se fût jamais servie de ce Remington.
« Prenez ceux de l’arbre. Je m’occupe des plus proches. »
Il n’était plus temps de réfléchir. Sans hésiter, s’appuyant de la main gauche au rebord de la fenêtre, le broussard entreprit de vider son arme à un rythme rapide mais régulier.
Le ciel nacré dégageait une faible clarté. La jeune femme se rapprocha de Tom, exposant aussi peu que possible sa tête, ajusta l’orme, descendit jusqu’à la forme grossière abritée dans son ombre puis pressa la détente.
Ce n’était pas un animal, mais il suffisait de faire comme si. Elle évoqua la ferme, près de Wollongong, où elle tirait les lapins en compagnie de Colin Watson, quand elle l’appelait encore « papa ». Quoique le fusil lui parût alors plus grand et plus lourd, elle le maniait bien. Colin lui avait appris à anticiper le bruit, mais aussi le choc du recul.
La vue des petits rongeurs explosant sur la terre desséchée tels des sacs en papier la rendait malade. Toutefois, il s’agissait d’une vermine, d’un véritable fléau ; elle s’était entraînée à étouffer sa compassion.
Un autre fléau menaçait. Elle tira avec calme. Le fusil lui heurta l’épaule. Une cartouche roula bruyamment sur le plancher, alla se loger sous le lit.
La silhouette noire s’était-elle effondrée ? Lily en avait bien l’impression, mais il y avait si peu de lumière…
« N’arrêtez pas, lança Tom en rechargeant son pistolet. Ces gens-là ne s’abattent pas d’une seule balle. Ils ne sont pas si faciles à tuer. »
La jambe gauche de Guilford était insensible. Baissant les yeux, il vit au-dessus de son genou une tache sombre humide ; une odeur de chair et de sang monta jusqu’à ses narines. Déjà, la blessure se refermait, mais sans doute un nerf avait-il été coupé, ce qui guérirait moins vite.
Il se mit à ramper en direction du canapé, laissant derrière lui une traînée rouge.
« Abby ? »
D’autres balles traversèrent la porte et la fenêtre abîmées. Les rideaux accrochés par Abby commencèrent à se consumer lentement, sans flamme, répandant une fumée noire. Des coups répétés ébranlèrent la porte de derrière, à la cuisine.
« Abby ? »
Pas de réponse.
Du haut de l’escalier parvenait à Guilford la fusillade déchaînée par Tom et Lily ; de l’extérieur, des cris de douleur et des bruits confus.
« Réponds-moi, Abby ! »
Le dossier du canapé avait été touché à plusieurs reprises. Des parcelles de crin et de bourre en coton flottaient alentour, telle une neige sale.
Le blessé posa la main dans une flaque de sang qui ne lui appartenait pas.
« On en a eu quatre, annonça Tom, mais ce ne sera définitif que si on les achève, et il y en a peut-être encore de l’autre côté de la maison. »
Malheureusement, l’étage ne comprenait aucune fenêtre donnant sur l’arrière.
Il descendit l’escalier d’un pas vif, Lily sur les talons. Les mains de la jeune femme tremblaient, à présent. La demeure empestait la cordite, la fumée, la sueur masculine et pis encore.
Ils gagnèrent la salle de séjour, sur le seuil de laquelle le broussard se figea.
« Mon Dieu ! »
Quelqu’un était passé par la porte de derrière.
Un gros homme en uniforme de policier.
« Shérif », dit Guilford.
Quoique de toute évidence blessé et hébété, il était parvenu à se mettre sur ses pieds. Une main plaquée à sa cuisse sanglante, il levait l’autre, implorant. Son pistolet gisait près du canapé.
Le canapé plein de sang.
« Ils sont blessés, poursuivit-il, plaintif. Il faut les emmener en ville. À l’hôpital. »
Pour toute réponse, le policier leva son arme, souriant.
Le shérif : un méchant.
Lily s’efforça de viser juste. Son cœur battait à tout rompre, mais son sang s’était transformé en une boue froide.
L’intrus tira deux fois, avant qu’une balle de Tom ne le projetât contre le mur.
Le broussard s’approcha de sa proie, tombée à terre. Il y logea trois balles supplémentaires, à bout portant, jusqu’à ce qu’elle eût la tête aussi rouge et informe qu’un des lapins de Colin Watson.
Guilford, écroulé, saignait à gros bouillons d’une blessure au torse.
Derrière la forteresse inutile du canapé reposaient Abby et Nicholas, indiciblement morts.
Guilford se réveilla à l’ombre de l’orme, dans l’herbe haute, au milieu d’un carré de fausses anémones d’un bleu de glace. Une brise légère lui rafraîchissait la peau. Une clarté diffuse enveloppait le moindre objet de son rayonnement régulier, donnant au photographe l’impression que ses perceptions avaient été débarrassées de leur moindre défaut.
Pourtant, le ciel noir était semé d’étoiles. Bizarre.
Tournant la tête, il découvrit à quelques pas la sentinelle, l’esprit, son ombre.
Il aurait dû avoir peur. Curieusement, ce n’était pas le cas.
« Toi », parvint-il à dire.
L’autre – toujours jeune, toujours vêtu de son uniforme en lambeaux – lui adressa un sourire compatissant.
« Bonjour, Guilford.
— Bonjour à toi. »
Il s’assit. Dans un recoin de son esprit s’agitait l’obsédante impression que quelque chose de grave, de terrible, s’était passé, mais le souvenir se dérobait.
« Je crois que j’ai été blessé, dit-il d’une voix lente.
— En effet. Mais ne t’en inquiète pas, pas maintenant. »
Le ciel, aux étoiles d’une netteté de lampes électriques, si proches qu’il lui eût suffi de tendre le bras pour les toucher, le mettait également mal à l’aise.
« Qu’est-ce que je fais ici ? demanda-t-il.
— Il faut qu’on parle.
— Et si je ne veux pas ? J’ai le choix ?
— Bien sûr. Tu peux te boucher les oreilles et siffloter Dixie, si ça t’amuse. Mais tu n’aimerais pas savoir ce que j’ai à te dire ?
— Tu n’es pas ce que j’appellerais un puits de bonnes nouvelles.
— Viens faire un tour avec moi, Guilford.
— Tu marches trop.
— Je réfléchis mieux sur mes deux pieds. »
Tout comme à Londres, un quart de siècle plus tôt, un calme forcé régnait en Guilford. Il aurait dû être terrifié : tout était anormal… pire qu’anormal, lui murmurait une poussée de mémoire. Mais peut-être le soldat était-il capable de lui imposer une sorte d’amnésie émotionnelle, d’étouffer en lui la panique.
Paniquer eût été facile, voire approprié.
« Par ici », appela la sentinelle.
Ils s’avancèrent sur le chemin de terre derrière la maison, parmi les broussailles et les arbres tordus par le vent. Guilford se retourna vers sa demeure, toute petite sur son promontoire herbu. En arrière-plan, l’océan, aussi plat qu’une vitre, reflétait les étoiles.
« Je suis mort, hein ? questionna le photographe.
— Oui et non.
— Ce n’est pas très clair.
— Les deux peuvent arriver. »
Malgré son calme surnaturel, la peur l’effleura un instant.
« De quoi cela dépend-il ?
— De la chance. De la volonté. De toi.
— C’est une devinette ?
— Non, mais ce n’est pas facile à expliquer. »
Ils grimpaient d’un pas régulier. En temps normal, cette longue promenade eût essoufflé Guilford, mais ses poumons se montraient plus efficaces en ce lieu, à moins que l’atmosphère n’y fût plus épaisse ou qu’il n’y fût invulnérable, comme en rêve. Les deux hommes atteignirent bientôt le sommet de la colline.
« Asseyons-nous », proposa le soldat.
Ils s’installèrent, adossés à un arbre-mosquée, ainsi que Guilford le faisait parfois en compagnie de Nicholas, les soirs d’été, les yeux fixés sur les étoiles. Il y en avait dans l’océan autant que dans les cieux, plus qu’il ne l’eût cru possible. Elles se déplaçaient de manière visible – tournant non pas autour de l’axe nord mais d’un point situé juste au-dessus de leurs têtes.
« Elles sont réelles, ces étoiles ? interrogea Guilford.
— Le mot « réel » a une signification plus étendue que tu ne le penses.
— Mais cette colline n’est pas réellement celle qu’on voit derrière chez moi.
— Non. C’est juste un endroit où se reposer. »
On est sur son territoire. Chez les esprits.
« C’est agréable, d’être un dieu ?
— Je n’en suis pas un.
— La différence n’est pas évidente.
— Quand tu allumes une lampe électrique, cela fait-il de toi un dieu ? Tes propres ancêtres l’auraient peut-être cru.
— Sacrée lampe électrique, commenta Guilford, en clignant des yeux devant la voûte céleste.
— Nous nous trouvons à l’intérieur des Archives, déclara son compagnon. Plus précisément, dans une suite logique nodulaire attachée aux protocoles opératoires de l’ontosphère terrestre.
— Tout s’explique.
— Désolé. Ce que je voulais dire, c’est que nous sommes toujours dans les Archives – il nous est impossible de les quitter, du moins pour l’instant – mais pas sur Terre, pas vraiment.
— Je te crois sur parole.
— Je ne peux pas te sortir des Archives, mais je peux te montrer à quoi elles ressemblent de l’extérieur. »
Guilford ne savait pas au juste ce qu’on lui proposait – et un lointain sentiment d’urgence le tenaillait toujours – mais puisqu’il n’avait pas réellement le choix…
« D’accord, acquiesça-t-il, montre-moi. »
En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, le ciel s’anima. Il cessa de tourner. Les étoiles partirent dans une direction différente, du sud vers le nord, l’horizon sud disparaissant à une vitesse étourdissante. Guilford, hoquetant, chercha à se cramponner au sol, bien qu’il n’éprouvât aucune sensation de mouvement. La brise de mer persistait, chaude et légère.
« Qu’est-ce que c’est ? s’exclama-t-il.
— Regarde. »
D’autres étoiles se levaient au nord, innombrables, puis s’éloignaient avec une stupéfiante rapidité qui les brouillait, les transformait en bandes lumineuses. Les bras, le disque d’une galaxie. Enfin, leur aspect se stabilisa ; elles formaient une grande roue dans le ciel.
« L’ontosphère des Archives, commenta la sentinelle avec calme. Leur intérieur. »
Son compagnon, incapable de lui répondre, sentit un respect mêlé de crainte lui serrer le torse de plus en plus fort, quasi palpable.
À présent, la Galaxie elle-même devenait floue, se changeait en une sphère de lumière indifférenciée.
« L’ontosphère en quatre dimensions. »
Qui disparut brusquement. Le ciel était une immensité de lignes arc-en-ciel iridescentes, parallèles, s’étendant à l’infini dans toutes les directions sur un fond de velours noir, au point que cette vue insupportable finit par menacer l’intégrité mentale de Guilford…
« La structure de Higgs des Archives, visualisée et simplifiée. »
Simplifiée !
Cela aussi disparut.
Un instant durant, le ciel ne fut que noirceur.
« Voilà ce que tu verrais, de l’extérieur des Archives », reprit le soldat.
Les Archives : une sphère parfaitement lisse de terne lumière orange emplissant l’horizon ouest, se reflétant sur les eaux immobiles de la baie.
« Elles contiennent tout ce qu’a jamais été la Galaxie, dit doucement la sentinelle. Ou du moins le contenaient-elles avant que les psions ne les corrompent. La tache rouge que tu vois au-dessus des collines est l’ultime reste de la galaxie originale, de ses étoiles, ses civilisations, ses voix, ses possibilités – un immense trou noir dévorant quelques cendres où la vie s’est éteinte.
— Un trou noir ? parvint à répéter Guilford.
— Une bizarrerie spatiale, où la matière est si compacte que rien ne peut s’en échapper, pas même la lumière. Tu as sous les yeux les radiations secondaires. »
Il resta silencieux. Une peur immense s’acharnait sur son enveloppe de calme. Si le soldat disait vrai, cette masse orange renfermait à la fois son passé et son avenir ; le temps, fragile, hésitant, vulnérable. Cette braise rougeoyante était l’ardoise sur laquelle les dieux avaient dessiné les mondes ; on y déplaçait un atome, et des planètes s’entrechoquaient.
Sur cette ardoise, ils avaient aussi dessiné Lily et Caroline, Abby et Nicholas… ainsi que Guilford. On l’en avait soustrait pour un instant, nombre fluctuant de zéro à un.
Des âmes en poussière de craie… Il se tourna vers son compagnon.
« Qu’est-ce que tu veux ?
— On en a déjà parlé.
— Tu veux que je me batte pour toi. Que je devienne soldat.
— Si étonnant que ça puisse paraître, tu as dans l’ontosphère des capacités que je n’ai pas. Je te demande de m’aider.
— Moi, t’aider ! » Son regard revint à l’image des Archives, sourdement rayonnante. « Je ne suis pas un dieu ! Même si j’accepte, qu’est-ce que ça changera ?
— Rien, si tu es seul dans ton cas. Mais il y en a des millions d’autres, sur des millions de mondes, et il en viendra encore des millions.
— Alors pourquoi perdre ton temps avec moi ?
— Tu ne comptes ni plus ni moins que tes frères. Si tu as de l’importance, Guilford, c’est parce que tout ce qui vit en a.
— Alors ramène-moi chez moi, que je puisse m’occuper d’Abby et de Nick. »
Ils allaient bien, non ? Le photographe se débattit dans des éclats de souvenirs inquiétants, quoique vagues, comme dans du verre brisé.
« Je ne peux pas. Je ne suis pas omnipotent. Ne crois pas ça, ce serait une erreur.
— Qu’est-ce que c’est que ce dieu ?
— Je ne suis pas un dieu. Je suis né de parents mortels, de même que toi.
— Il y a un million d’années.
— Bien plus. Mais il m’est impossible de manipuler l’ontosphère selon tes désirs. Je ne peux récrire le passé… et toi seul peux influer sur l’avenir. »
La sentinelle se leva. Elle possédait une dignité qui faisait défaut à son double. Un instant, Guilford eut l’impression de la percer à jour… de voir non à travers elle mais au-delà de son humble apparence, de distinguer quelque chose d’aussi brûlant et démesuré que le soleil.
Ce n’est pas un homme, se rappela-t-il. Peut-être le soldat avait-il été humain ; peut-être avait-il été Guilford Law. À présent, cependant, c’était une tout autre créature. Il marche parmi les étoiles comme moi dans les rues de Fayetteville, lorsqu’il fait beau.
« Pense à tout ce qui est en jeu. Si nous perdons la bataille, ta fille sera réduite en esclavage, tes petits-enfants serviront d’incubateurs à des choses sans âme. Ils seront dévorés, au sens le plus littéral du terme. Il n’y a pas de résurrection possible à une mort pareille. »
Nick. Il est arrivé quelque chose à Nick. Il se cachait derrière le grand canapé du séjour…
« Et si nous perdons toutes les batailles, poursuivait le soldat, tout ce que tu vois là, le passé, l’avenir, tout ce que tu as aimé ou que tu aurais pu aimer sera la proie des locustes.
— Dis-moi une chose, juste une. S’il te plaît. Explique-moi pourquoi ça dépend de moi. Je n’ai rien d’extraordinaire – si tu es ce que tu prétends, tu ne peux pas ne pas le savoir. Pourquoi ne cherches-tu pas quelqu’un d’autre ? Un type plus intelligent, capable de regarder ses enfants vieillir et mourir. Tout ce que je veux – Seigneur ! – c’est une vie comme celle de n’importe qui, tomber amoureux, faire des enfants, avoir une famille qui m’aime assez pour me payer des funérailles correctes…
— Tu as un pied dans deux mondes différents. Une partie de toi est identique à une partie de moi, au Guilford Law qui est mort en France. Et une autre partie est unique : le Guilford Law qui a été témoin du miracle. Sans ça, on ne pourrait pas communiquer. »
Guilford baissa la tête.
« On a été pareils pendant quoi ? dix-neuf ou vingt ans sur une centaine de millions d’années ? On ne peut pas dire que ce soit une fraction très importante.
— Je suis infiniment plus vieux que toi, mais je n’ai pas oublié le fusil que je tenais dans les tranchées boueuses. J’ai eu peur de mourir, j’ai pensé que je vivais en pleine démence, j’ai senti la balle, la douleur, l’agonie. Ça ne me plaît pas de te demander de participer à une guerre encore plus horrible, mais aucun de nous deux n’a le choix. » La sentinelle baissa la tête. « Ce n’est pas moi qui ai créé l’ennemi. »
Nick derrière le canapé. Abby le serrant contre elle pour le protéger. Le crin, la bourre en coton, l’odeur de la poudre, et… et…
Le sang.
« Je n’ai à t’offrir que ma souffrance, conclut le soldat, sinistre. Je suis désolé. Si tu repars, tu m’emportes avec toi. Mes souvenirs. Bouresches, les tranchées, la peur.
— Je veux une compensation », déclara Guilford. Le chagrin s’élevait en lui tel un ballon brûlant. « Si j’accepte de t’aider…
— Je ne peux rien te donner.
— Je veux mourir. Pas vivre éternellement. Je veux vieillir et mourir en être humain. Est-ce vraiment trop demander ? »
Il y eut un long silence.
Les groupes de Turing travaillaient sans répit, étayant les sous-structures croulantes des Archives. La psivie progressait, reculait, progressait à nouveau sur des milliers de fronts.
Une deuxième vague de codes viraux fut lâchée, dirigée contre les séquences temporelles des psions, lourdement protégées.
Les noosphères espéraient brouiller le déroulement du plan ennemi, couper l’envahisseur du lien temporel que l’ontosphère entretenait avec le champ de Higgs. C’était une attaque audacieuse, voire dangereuse ; une stratégie qui pouvait se retourner contre ceux qui l’employaient.
La conscience attendit ; infiniment patiente, quoique infiniment effrayée.