Ainsi vous savez interpréter l’aspect du ciel, et les signes des temps, vous n’en êtes pas capables ! Génération mauvaise…
Les marins des vapeurs rescapés avaient inventé leurs propres légendes. Des contes à dormir debout, d’une fausseté flagrante, dont Guilford avait entendu la plupart avant que l’Odense ne franchît le quinzième méridien.
Un garçon de cabine ivre lui avait parlé de l’endroit où se rencontraient les deux océans : le vieil Atlantique de l’Amérique et le nouvel Atlantique de la Darwinie. La séparation, d’après le marin, était aussi visible et deux fois plus traître qu’une ligne de grains. D’un côté, l’eau était visqueuse comme de l’huile, et tout ce qui cherchait à passer la frontière y laissait immanquablement la vie. En conséquence, la zone regorgeait de cadavres animaux tant familiers qu’étrangers : dauphins, requins, rorquals, baleines bleues ; anguillards, barriques de mer, poissons-bulles ou poissons-bannières. Ils flottaient sur place, serrés à se toucher, leurs yeux vitreux écarquillés. L’eau glacée les conservait de manière peu naturelle, solennel avertissement adressé aux navires assez fous pour se frayer un passage parmi leur masse puante.
Guilford savait que ce n’était qu’un mythe, un conte pour effrayer les naïfs, mais comme tous les mythes, celui-là emportait l’adhésion lorsqu’on l’entendait au bon moment. Le jeune homme s’appuyait au bastingage terni de l’Odense, en plein milieu de l’Atlantique, dans le soleil déclinant. Le vent arrachait à la mer houleuse des lambeaux d’écume, mais les nuages s’étaient écartés, à l’ouest, si bien que de longs doigts de lumière se promenaient sur les flots. Au-delà de l’horizon, à l’est, attendaient les menaces et les promesses du nouveau monde, l’Europe transformée, le continent-miracle que les journaux persistaient à appeler la Darwinie. Les poissons-bulles ne se pressaient pas contre la proue du navire, les mêmes eaux salées léchaient tous les rivages terrestres, mais Guilford savait qu’il venait de franchir une frontière bien réelle, que son centre de gravité s’était déplacé glissant du familier à l’étranger.
Il se détourna, les mains aussi froides que le cuivre du bastingage. À vingt-deux ans, jamais il n’avait pris la mer avant le vendredi précédent. Trop grand et dégingandé pour faire un bon marin, il se meurtrissait régulièrement les épaules dans le labyrinthe intérieur de l’Odense, un bateau qui avait rendu de grands services sur une ligne danoise avant le miracle. Il passait la majeure partie de son temps dans sa cabine, avec Caroline et Lily, ou, lorsque le froid n’était pas trop vif, sur le pont. Le quinzième méridien marquait la limite ouest du grand cercle imprimé dans le globe, et le jeune homme espérait, au-delà, entrevoir quelque forme de vie océanique darwinienne. Pas des milliers d’anguillards « emmêlés comme les cheveux d’une noyée », mais peut-être une barrique de mer venue remplir ses sacs pulmonaires à la surface. Guilford guettait anxieusement le moindre signe du nouveau continent, fût-ce un simple poisson ; toutefois, conscient de la naïveté de son ardeur, il s’efforçait de la cacher aux autres membres de l’expédition.
L’entrepont était humide et exigu. La famille Law s’était vu attribuer, au milieu du navire, une cabine minuscule que Caroline ne quittait guère. Le premier jour, à la sortie du port de Boston, elle avait eu le mal de mer. Elle assurait se sentir mieux, à présent, mais Guilford la savait mécontente. Il n’y avait dans ce voyage rien qui pût lui faire plaisir, même si elle s’était pratiquement imposée sur le bateau.
Pourtant, en pénétrant dans la petite pièce où elle l’attendait, le jeune homme eut l’impression de tomber derechef amoureux. Assise au bord du lit, le dos arqué, elle promenait dans ses cheveux une brosse en nacre dont les lentes glissades méditatives suivaient la courbe de sa nuque. Avec ses grands yeux mi-clos, elle ressemblait à la princesse d’un songe opiacé : distante, rêveuse, triste, toujours. Belle, tout simplement. Guilford éprouva, une fois de plus, le désir aigu de la photographier. Il avait réalisé son portrait peu de temps avant leur mariage mais n’en avait pas été satisfait. Les plaques, dans leur sécheresse, ne rendaient pas les subtilités de son expression, la luxuriance de sa chevelure aux sept nuances de noir.
S’asseyant à son côté, il résista à l’envie de lui caresser l’épaule au-dessus de son cache-corset. Ces derniers temps, elle n’aimait guère qu’il la touchât.
« Tu sens la mer, remarqua-t-elle.
— Où est Lil ?
— Partie satisfaire un besoin naturel. »
Comme il se rapprochait pour l’embrasser, elle lui jeta un coup d’œil avant de lui offrir sa joue. Elle avait la peau fraîche.
« Il faut nous habiller pour le dîner », dit-elle.
L’obscurité enveloppait le navire. L’ombre, que ne dissipaient pas les rares ampoules électriques, rendait les corridors plus étroits encore. Guilford guida Caroline et Lily jusqu’à la pièce mal éclairée baptisée salle à manger, où ils retrouvèrent les quelques scientifiques de l’expédition installés à la table du médecin du bord, un Danois corpulent visiblement alcoolique.
Les naturalistes discutaient taxonomie. Le praticien parlait fromage.
« Mais si nous créons tout un nouveau système de Linné…
— La situation l’exige !
— … cela risque de suggérer une connexité de descendance, la familiarité d’espèces par ailleurs bien définies…
— Le gjedsar ! À l’époque, on en proposait même au petit déjeuner. Des oranges, du jambon, des saucisses, du pain de seigle tartiné de caviar rouge. Chaque repas était un véritable frokost. Rien de commun avec cette maigre pitance. Ah ! » Le médecin avait pris conscience de l’arrivée des Law. « Notre photographe. Et sa charmante famille. Belle dame ! Petite demoiselle ! »
Les dîneurs, se levant, s’agitèrent pour dégager un peu de place. Guilford s’était fait des amis parmi les naturalistes, notamment le botaniste, Sullivan. Caroline, quoiqu’elle fût de toute évidence la bienvenue, n’avait pas grand-chose à dire durant les repas. Lily, elle, avait conquis les voyageurs. À quatre ans tout juste, elle avait déjà appris de sa mère les rudiments de la bienséance, et sa curiosité ne dérangeait pas les scientifiques… excepté peut-être Preston Finch, leur aîné, qui ne savait pas s’y prendre avec les enfants. Mais Finch, installé à l’autre extrémité de la longue table à tréteaux, monopolisait un géologue de Harvard. Lily s’assit à côté de sa mère puis, méthodique, déplia sa serviette. Ses épaules arrivaient tout juste au niveau du plateau.
Le praticien – sans doute un peu ivre – lui sourit, rayonnant.
« Notre jeune Lilian m’a l’air affamée. Tu veux une côte de porc, Lily ? Oui ? Elle est comestible, malgré sa minceur. Et de la sauce aux pommes ? »
La fillette acquiesça, s’efforçant de ne pas broncher.
« Bien, bien. Nous sommes à mi-chemin du grand océan, Lily. À mi-chemin de la grande Europe. Tu es contente ?
— Oui, répondit-elle, obligeante. Mais nous nous arrêtons en Angleterre. Il n’y a que papa qui va en Europe. »
Comme la plupart des gens, elle faisait la distinction entre Europe et Angleterre. Quoique la Grande-Bretagne eût été aussi affectée que la France ou l’Allemagne par le miracle, les Anglais étaient parvenus à imposer leurs droits territoriaux, avaient reconstruit Londres ainsi que leurs autres ports côtiers et gardé le contrôle de leur flotte.
L’attention de Preston Finch se porta sur les arrivants. Il fronça les sourcils au-dessus de sa rude moustache en brosse.
« Votre fille établit une séparation fictive, Mr. Law », lança-t-il de son bout de table.
Les conversations durant les repas n’étaient pas aussi animées sur l’Odense que Guilford l’avait pensé. Le problème venait en partie de Finch, auteur d’Apparition et révélation, texte fondateur du naturalisme biblique publié avant même 1912. Grand, grisonnant, totalement dénué d’humour et gonflé de sa propre importance, Finch possédait des références parfaites ; après deux ans passés le long du Colorado et de la Red River, à rassembler les preuves d’une inondation généralisée, il était devenu une des grandes forces du Renouveau biblique suscité par le miracle. Tous ses compagnons avaient peu ou prou les manières de chiens battus des pécheurs repentis, à l’exception du botaniste, Sullivan. Plus âgé que Finch, ce dernier possédait une assurance qui lui permettait d’importuner de temps à autre son cadet avec une citation de Wallace ou de Darwin. Les anciens évolutionnistes en poste depuis moins longtemps étaient tenus à plus de prudence. Une situation qui rendait la conversation tendue, hésitante.
Guilford lui-même parlait peu. Le photographe de l’expédition n’était pas censé exprimer des opinions scientifiques, ce qui valait peut-être mieux.
Le médecin du bord jeta à Finch un regard irrité en s’efforçant d’attirer l’attention de Caroline.
« Vous avez trouvé à vous loger à Londres, Mrs. Law ?
— Lily et moi habiterons dans ma famille.
— Ah ! Un cousin anglais ! Soldat, trappeur ou commerçant ? On ne trouve que ça, à Londres.
— Vous avez sans doute raison. Il possède une quincaillerie.
— Vous avez du courage, Mrs. Law. La vie sur la frontière…
— Pour quelque temps seulement, docteur.
— Pendant que les hommes partent à la chasse aux snarks ! » Plusieurs scientifiques le fixèrent avec incompréhension. « Lewis Carroll ! Un Anglais ! Seriez-vous tous ignares ? »
Silence. Enfin, Finch prit la parole :
« L’Amérique n’a guère d’estime pour les auteurs européens, docteur.
— Bien sûr. Excusez-moi. Les gens oublient. Ceux qui ont de la chance. » Le praticien jeta à Caroline un regard de défi. « Londres était autrefois la plus grande cité du monde. Le saviez-vous, Mrs. Law ? Rien de comparable avec l’ébauche grossière qu’elle est à présent. Des cabanes, des cagibis, de la boue. Mais je regrette de ne pas pouvoir vous montrer Copenhague. Ça, c’était une ville ! Une ville civilisée. »
Guilford connaissait ce genre d’hommes. On en trouvait dans tous les bars du front de mer, à Boston. Des Européens vagabonds buvant d’un air sinistre à Londres, Paris, Prague ou Berlin. Ils cherchaient à s’intégrer à quelque club, quelque Ordre de ceci ou de cela, quelque assemblée où ils entendraient parler leur langue comme si elle n’avait pas été morte ou mourante.
Caroline mangea en silence. Lily elle-même resta très calme. La tablée entière avait subtilement conscience d’avoir franchi la ligne de démarcation située à mi-chemin. Les mystères qui attendaient les voyageurs se dressaient soudain devant eux, plus imposants que les grises certitudes de Washington ou de New York. Finch seul n’en paraissait pas affecté : il discutait l’importance du silex noir en tant que pierre à fusil d’un ton sans réplique avec quiconque voulait bien lui prêter l’oreille.
Guilford avait vu Preston Finch pour la première fois dans les bureaux d’Atticus and Pierce, un éditeur de Boston spécialiste du manuel scolaire. Une année plus tôt, le jeune homme avait accompagné dans l’Ouest Walcott, le photographe officiel des études de la Gallatin et du canyon de Deep Creek. Finch, qui organisait une expédition pour cartographier le sud de l’Europe, avait obtenu l’appui de la Smithsonian Institution et de riches donateurs. C’était une occasion à saisir pour un photographe expérimenté. Pierce avait présenté Guilford au scientifique parce que le jeune homme remplissait les conditions requises, mais peut-être aussi parce qu’il était quant à lui l’oncle de Caroline.
À vrai dire, Guilford le suspectait d’avoir voulu éloigner quelque temps de Boston l’époux de sa nièce. L’éditeur et son neveu par alliance ne s’entendaient guère, malgré leur commun amour pour Caroline. Quoi qu’il en fût, Guilford avait saisi avec reconnaissance sa chance de se joindre à Finch pour explorer le nouveau monde. Il serait bien payé, par rapport aux tarifs habituels, et ce travail lui permettrait peut-être de se tailler une petite réputation. De plus, le continent le fascinait. Il avait lu non seulement les rapports de l’expédition Donnegan (qui avait longé les contreforts des Pyrénées, de Bordeaux à Perpignan, en 1918) mais aussi (en secret) toutes les histoires darwiniennes publiées par Argosy et All-Story Weekly, notamment celles d’Edgar Rice Burroughs.
Pierce avait cependant oublié l’entêtement de Caroline, laquelle avait refusé de rester seule avec Lily une seconde fois, fût-ce pour une saison ; ni l’argent en jeu ni les propositions répétées de lui fournir une servante, pendant la journée, ne l’avaient fléchie. Guilford, quant à lui, ne tenait pas particulièrement à la laisser derrière lui, mais cette expédition représentait le tournant de sa carrière, voire la différence entre pauvreté et sécurité.
La jeune femme n’en était pas moins restée intraitable, allant jusqu’à le menacer de le quitter (ce qui n’avait aucun sens). Il avait répondu à ses objections avec calme et patience sans la fléchir d’un iota.
Enfin, elle s’était résignée à un compromis : son oncle lui paierait le voyage jusqu’à Londres, où elle s’installerait dans sa famille pendant que Guilford gagnerait le continent. Au moment du miracle, les parents de Caroline étaient en visite dans la capitale britannique, et elle prétendait désirer voir l’endroit où ils avaient trouvé la mort.
Bien sûr, on n’était pas censé dire que qui que ce fût avait trouvé la mort au cours du miracle : les gens avaient été « emportés », ils étaient « passés de l’autre côté », comme glorifiés d’un souffle à l’autre. D’ailleurs, qui savait ? Peut-être en était-il bien allé ainsi. Toutefois, des millions d’êtres humains avaient purement et simplement disparu de la face de la Terre, avec leurs fermes et leurs cités, leur flore et leur faune. Caroline était incapable de pardonner pareil miracle ; elle en avait une vision de violence et de cruauté.
Seul membre de l’expédition accompagné de sa famille, Guilford se sentait un peu gêné, mais nul ne s’était permis la moindre remarque hostile. Lily avait même gagné quelques cœurs, aussi pouvait-il s’estimer heureux.
Après dîner, le groupe se débanda : le Danois alla tenir compagnie à une flasque de whisky canadien, les scientifiques partirent jouer aux cartes dans le fumoir, autour de tables couvertes de feutre usé, Guilford rentra dans sa cabine lire à sa fille un chapitre d’un bon conte de fées américain, Le Pays d’Oz. Les livres consacrés à Oz étaient partout, depuis qu’Andersen et les frères Grimm étaient tombés en défaveur, entachés qu’ils étaient par la vieille Europe. Lily, grâce à Dieu, ignorait que la politique affectait jusqu’aux livres. Elle aimait Dorothy, tout simplement. Guilford lui-même s’était attaché à la petite paysanne du Kansas.
La fillette finit par poser la tête sur l’oreiller, les yeux clos. Son père éprouva en la contemplant, endormie, un bref sentiment de désorientation. La vie mélangeait tout de manière bizarre. Comment s’était-il retrouvé à bord d’un bateau en partance pour l’Europe ? Peut-être, après tout, n’avait-il pas fait le meilleur choix.
Mais il n’était bien sûr pas possible de revenir en arrière.
Il arrangea la couverture de Lily sur sa couchette, éteignit la lumière puis alla s’allonger auprès de Caroline qui lui tournait le dos, assoupie, arc parfait de chaleur humaine. Il s’endormit blotti contre elle, bercé par le grondement des machines.
Peu après l’aube, il se réveilla, agité, s’habilla et se glissa hors de la cabine sans réveiller sa femme ni sa fille.
Il faisait frais, le ciel était d’un bleu de porcelaine. Seuls quelques petits nuages tachaient l’horizon oriental. Guilford jouit du vent, sans penser à rien de particulier, jusqu’à ce qu’un jeune officier vînt le rejoindre contre le bastingage. Le marin ne se présenta ni par son nom ni par son grade, se contentant de sourire, dans la camaraderie de hasard qui unit deux hommes debout à l’aube piquante.
Ils contemplèrent le ciel un moment, avant que l’arrivant ne tournât la tête pour dire :
— On approche. Ça se sent.
Guilford fronça les sourcils. Encore un conte à dormir debout.
— Qu’est-ce qui se sent ?
L’officier était américain ; son accent traînant évoquait le Mississippi.
— La cannelle. La gaulthérie. Plus quelque chose d’autre de complètement neuf. Comme une épice éventée, empoussiérée, venue d’une contrée où aucun Blanc n’aurait jamais posé le pied. C’est plus net quand on ferme les yeux.
Son compagnon baissa les paupières. Il prit conscience de l’air froid qui pénétrait dans ses narines. Il faudrait un petit miracle pour qu’il parvînt à sentir quoi que ce fût, avec ce vent. Pourtant…
Clou de girofle ? Cardamome ? Encens ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le nouveau monde, cher ami. Ses arbres, ses rivières, ses montagnes, ses vallées. Le continent tout entier qui traverse l’océan porté par la brise. Vous le sentez ?
Guilford en avait la nette impression.
Eleanor Sanders-Moss était bien telle qu’Elias Vale l’avait imaginée : une plantureuse aristocrate du Sud d’âge mûr, le dos droit, le menton haut, les ruines de la jeunesse colonisées par la dignité. Son parapluie ruisselait, bien que son hansom fût rangé contre le trottoir. De toute évidence, la renaissance automobile n’avait pas marqué Mrs. Sanders-Moss ; les années, si : ses pattes-d’oie étaient aussi visibles que ses hésitations. Les premières étaient impossibles à dissimuler ; elle faisait de son mieux pour cacher les secondes.
« Elias Vale ? » s’enquit-elle.
Il sourit, également réservé, décidé à prendre l’avantage. Chaque silence était une arme. Or il savait se battre.
« Mrs. Sanders-Moss. Entrez, je vous en prie. »
Elle replia son parapluie en franchissant le seuil puis le laissa tomber sans cérémonie dans la patte d’éléphant prévue à cet effet. La porte refermée, elle cligna des yeux. Vale préférait les lumières tamisées. Par temps maussade, comme ce jour-là, il fallait un moment pour s’y habituer. Les déplacements en devenaient risqués, mais l’atmosphère avant tout : ne s’occupait-il pas de commerce avec l’invisible ?
D’ailleurs, Mrs. Sanders-Moss était sensible à l’atmosphère. Vale essaya de se représenter les choses de son point de vue. La splendeur fanée de la maison de location, sise sur la mauvaise rive du Potomac, avec ses buffets surmontés de bronzes victoriens – lutteurs grecs, Romulus et Remus tétant une louve – et ses estampes japonaises obscurcies par la pénombre. L’hôte lui-même, en redingote à parements de velours, les cheveux prématurément blanchis (un avantage, à vrai dire), le visage ingrat racheté par des yeux perçants, d’un vert sauvage. Il était né coiffé : ses yeux et sa chevelure le rendaient crédible, il lui fallait bien le reconnaître.
Le silence se prolongeait. Mrs. Sanders-Moss, qui s’agitait, finit par lâcher :
« Nous avons rendez-vous… ?
— En effet.
— Mrs. Fowler m’a parlé de vous…
— Je sais. Passons dans mon bureau, je vous prie. »
Il sourit derechef. Ce que voulaient toutes ces femmes, c’était quelque chose d’outré, qui n’appartînt pas à ce monde… un monstre, mais leur monstre, domestiqué sans être totalement soumis. Il fit franchir à l’arrivante des tentures de velours afin de la mener dans une petite pièce tapissée de livres. De gros ouvrages anciens, imposants pour qui ne se donnait pas la peine d’en déchiffrer les titres, inscrits en lettres dorées sur les dos usés : des recueils de sermons du dix-neuvième siècle, achetés trois fois rien à une vente aux enchères, dans une ferme. Les arcanes, pensaient les visiteuses.
Après avoir offert un siège à Mrs. Sanders-Moss, Vale prit place en face d’elle, de l’autre côté de son bureau luisant, bien décidé à ne pas lui laisser deviner sa propre nervosité. Son interlocutrice n’était pas une cliente ordinaire, mais la proie qu’il traquait depuis maintenant plus d’un an. Elle avait des relations. Une fois par mois, elle tenait salon dans sa propriété de Virginie, où elle recevait nombre des brillants intellectuels de la ville – ainsi que leurs épouses.
Vale voulait à tout prix l’impressionner.
Les mains dans son giron, elle leva vers lui un regard ardent.
« Mrs. Fowler vous a chaudement recommandé, Mr. Vale, commença-t-elle.
— Professeur Vale, corrigea-t-il.
— Professeur Vale. » Elle restait circonspecte. « Je ne suis pas quelqu’un de crédule. En règle générale, je ne consulte pas les spirites. Mais vos prédictions ont fortement marqué Mrs. Fowler.
— Je ne fais pas de prédictions, Mrs. Sanders-Moss. Je ne lis pas dans les feuilles de thé. Ni dans la main, les tarots ou les boules de cristal.
— Je ne voulais pas…
— Je ne suis pas vexé.
— Elle m’a dit beaucoup de bien de vous, Mrs. Fowler.
— Je me souviens d’elle.
— Ce que vous lui avez appris sur son mari…
— Je suis ravi de lui avoir rendu service. Maintenant, expliquez-moi pourquoi vous, vous êtes ici. »
Elle pressa ses mains sur sa robe. Maîtrisant, peut-être, une envie de fuir.
« J’ai perdu quelque chose », murmura-t-elle. Il attendit. « Une mèche de cheveux…
— À qui avait-elle appartenu ? »
La dignité disparut. L’heure de la confession sonnait.
« À ma fille. Mon aînée. Emily. Elle est morte à deux ans. La diphtérie, vous comprenez. C’était une enfant merveilleuse. Quand elle est tombée malade, je lui ai coupé une mèche de cheveux, que j’ai gardée avec deux ou trois autres choses. Un hochet, sa robe de baptême…
— Tout a disparu ?
— Oui ! Mais les cheveux… me manquent encore plus que ses affaires. C’est tout ce qui me reste d’elle.
— Et vous voulez que je retrouve ces objets ?
— Si ce n’est pas trop trivial.
— Ça ne l’est pas du tout », assura-t-il d’une voix plus douce.
Elle leva vers lui un regard empli de soulagement : quoiqu’elle eût dévoilé sa vulnérabilité, il n’avait pas tenté de la faire souffrir ; il l’avait comprise. Tout était là, il le savait, dans cette ronde de honte et de rédemption. Les médecins traitaient-ils de la même manière les cas de maladie vénérienne ?
« Pouvez-vous m’aider ?
— Très honnêtement, je n’en sais rien. Je peux essayer. Mais il me faut votre coopération. Prenez ma main, je vous prie. »
Mrs. Sanders-Moss tendit le bras, hésitante. Il referma autour de sa petite main froide des doigts plus robustes, plus décidés.
Leurs yeux se rencontrèrent.
« Essayez de ne pas vous laisser impressionner par ce que vous risquez de voir ou d’entendre.
— Des trompettes parlantes ? Ce genre de choses ?
— Rien d’aussi grossier. Vous n’êtes pas au cirque.
— Je ne voulais pas…
— Peu importe. Veillez aussi à ne pas vous impatienter. Entrer en contact avec l’autre monde demande souvent un certain temps.
— Je n’ai rien de prévu, Mr. Vale. »
Les préliminaires étaient donc terminés ; il ne restait au spirite qu’à rassembler son pouvoir de concentration et à attendre que le dieu s’élevât des tréfonds de lui-même – de ce que les mystiques hindous appelaient les chakras inférieurs. Une expérience détestable, aussi douloureuse qu’humiliante.
Tout se payait, toujours.
Le dieu : ses discours n’étaient perceptibles qu’à Vale (sauf lorsque ce dernier lui prêtait sa propre langue, simplement matérielle) ; mais quand il parlait, son hôte n’entendait plus que lui. Cela s’était produit pour la première fois en août 1914.
Avant le miracle, Vale vivait en marginal, d’un spectacle itinérant. Ses deux partenaires et lui ratissaient l’arrière-pays avec un corps momifié, discrètement acheté dans une morgue de Racine, qu’ils présentaient comme le cadavre de John Wilkes Booth. Leurs affaires marchaient mieux dans les petites villes oubliées où ne passait nul cirque, les bourgades situées loin de la voie ferrée, au cœur des régions du coton, du blé ou du chanvre, tel le Kentucky. Vale, chargé d’appâter et de chauffer le public, se débrouillait bien. Il savait parler. Mais ce genre de spectacle se mourait, avant même le miracle, lequel l’avait achevé. Les revenus des campagnards s’étaient effondrés ; si quelques-uns avaient encore de l’argent, ils refusaient de s’en séparer pour jeter un coup d’œil sur la carcasse racornie d’un assassin. La guerre de Sécession était l’apocalypse d’une autre génération ; celle qui suivait avait la sienne. Ses partenaires avaient fini par abandonner Mr. Booth dans un champ de maïs, en Iowa.
Cette année-là, le mois d’août était brûlant. Vale, seul à présent, vendait de village en village les Bibles qu’il transportait dans une valise éculée, voyageant plus souvent qu’à son tour en chariot à bestiaux. À deux reprises, des voleurs l’avaient attaqué. Rendre coup pour coup lui avait permis de sauver ses Bibles mais pas sa réserve de cols propres. Ces incidents avaient aussi failli lui coûter la vue d’un œil, dont l’iris vert devait rester à jamais légèrement voilé (autre avantage).
Il avait beaucoup marché, ce jour-là, un jour brûlant dans la vallée de l’Ohio. L’air était humide, le ciel d’un blanc délavé, le commerce à son plus bas. La serveuse de l’Olympia Diner (d’une ville quelconque dont Vale avait oublié le nom, où la rivière s’incurvait vers l’ouest tel un panache de fumée paresseuse) affirmait entendre vaguement le tonnerre. Le colporteur avait dépensé son maigre pécule pour s’offrir un sandwich au poulet en sauce avant de repartir, à la recherche d’un endroit où dormir.
Le soleil était couché lorsqu’il avait découvert une briqueterie abandonnée à la sortie de l’agglomération. Il y régnait une humidité pénétrante, ainsi qu’une puanteur de renfermé, de moisi et d’huile de machine. Des fourneaux inutiles se dressaient au cœur de l’obscurité telles des idoles grossières. Vale s’était installé une sorte de lit, très haut dans les échafaudages, afin d’être en sécurité, avec un matelas sale traîné là depuis une décharge à flanc de colline. Le sommeil avait été long à venir. Le vent nocturne avait beau s’insinuer par les fenêtres brisées, l’air de l’usine restait chaud, stagnant. Tard dans la nuit, la pluie s’était mise à tomber. L’intrus l’avait écoutée s’infiltrer goutte à goutte par un millier de fissures pour s’étaler en flaques sur le sol boueux. L’érosion, criblant de ses minuscules piqûres la pierre et l’acier.
La voix – enfin, pas vraiment une voix, plutôt un tonnerre prémonitoire résonnant – était venue à lui sans avertissement, bien après minuit.
Il en avait été écrasé. Littéralement : il ne pouvait plus bouger. Comme si un poids inouï s’était abattu sur lui, mais un poids électrique lui communiquant ses palpitations, faisant jaillir des étincelles du bout de ses doigts. Il s’était demandé si la foudre l’avait frappé. S’il allait mourir.
Puis la voix s’était adressée à lui. Pas avec des mots mais, sans qu’il pût l’expliquer, avec des idées ; plus tard, en cherchant à les canaliser dans sa langue, il n’en avait obtenu qu’une approximation sans vie. Cette chose connaît mon nom, avait pensé le jeune homme. Quoique non, ce n’est pas ça. Elle connaît l’image secrète que je me fais de moi-même.
L’électricité lui avait soulevé les paupières de force. Terrifié, il avait contemplé contre son gré le dieu qui se tenait devant lui. Un monstre. Hideux, très vieux, au corps de scarabée d’un vert translucide traversé par la pluie. Il exhalait une obscure puanteur évoquant le solvant à peinture et la créosote.
Comment Vale eût-il pu résumer ce qu’il avait appris cette nuit-là ? Ces vérités indicibles, informulables ; les souiller avec des mots lui était pénible.
Pourtant, si on l’y avait contraint, il eût dit :
J’ai appris que j’avais un but dans la vie.
J’ai appris quel était mon destin.
J’ai appris que j’avais été choisi.
Qu’il existe plusieurs dieux qui tous connaissent mon nom.
Qu’il existe un monde sous le monde.
Que je possède de puissants amis.
Qu’il me faut être patient.
Que cette patience sera récompensée.
J’ai appris – surtout – que je n’aurai pas à mourir.
« Vous avez une servante, commença le spirite. Une Noire. »
Mrs. Sanders-Moss se tenait très droite, les yeux écarquillés, telle une fillette interrogée par un professeur intimidant.
« Oui, Olivia… Elle s’appelle Olivia. »
Il n’avait pas conscience de parler. Il s’était abandonné à une autre présence. Les mouvements péristaltiques caoutchouteux de ses lèvres et de sa langue lui semblaient étrangers, révoltants, comme si une limace s’était glissée dans sa bouche.
« Elle travaille pour vous depuis longtemps – cette Olivia.
— Très longtemps, oui.
— Elle travaillait pour vous quand votre fille est née.
— Oui.
— Et elle l’aimait beaucoup.
— Oui.
— Elle a pleuré à la mort de la petite.
— Tout le monde en a fait autant. Toute la maisonnée.
— Mais Olivia éprouvait des sentiments beaucoup plus profonds.
— Vraiment ?
— Elle sait, pour la boîte. La mèche de cheveux, la robe de baptême.
— Sans doute. Mais…
— Vous les gardiez sous votre lit.
— Oui !
— C’est Olivia qui s’occupe de votre chambre. Elle sait quand vous regardez les souvenirs de votre fille. Parce que ça dérange la poussière. Elle y est attentive.
— Peut-être, mais…
— Vous n’avez pas ouvert le coffret depuis longtemps. Plus d’un an. »
Mrs. Sanders-Moss baissa les yeux.
« Mais j’y ai pensé. Je n’ai pas oublié.
— Olivia le considère comme une relique. Elle le révère. Elle l’ouvre quand vous sortez. En faisant attention à ne pas déplacer la poussière. Pour elle, d’une certaine manière, il lui appartient.
— Olivia…
— Elle estime que vous ne rendez pas justice à la mémoire de votre fille.
— Ce n’est pas vrai !
— Il n’empêche qu’elle en est persuadée.
— C’est elle qui a pris le coffret ?
— De son point de vue, ce n’était pas un vol.
— Je vous en prie, professeur Vale, où est-il ? En sûreté ?
— Dans les quartiers des servantes, au fond d’un placard. »
Un instant durant, le spirite vit clairement l’objet – une boîte en bois évoquant un petit cercueil, enveloppée d’étoffes anciennes ; elle sentait le camphre, la poussière, le chagrin renfermé.
« J’avais confiance en elle !
— Elle aimait votre fille, elle aussi. Énormément. » Il inspira à fond, frissonnant ; commença à se reprendre, tandis que le dieu le quittait, disparaissait à nouveau dans le monde caché. Exquis soulagement. « Récupérez votre bien. Mais je vous en prie, ne soyez pas trop dure avec Olivia. »
Mrs. Sanders-Moss le fixait avec une révérence des plus plaisantes.
Elle le remercia chaleureusement. Quant à lui, il refusa l’argent qu’elle lui offrait. Le sourire timide et l’émotion profonde de la visiteuse étaient encourageants, prometteurs, même, mais bien sûr, le temps seul serait juge.
Lorsqu’elle fut repartie, armée de son parapluie, il ouvrit une bouteille de cognac et se retira dans une pièce de l’étage, à la fenêtre givrée secouée par la pluie, à la lampe brûlant haut et clair. Le seul livre en vue était un roman de quatre sous en lambeaux, Le Jupon de sa maîtresse.
De l’extérieur, le changement qu’infligeait à Vale la manifestation divine était peu visible. Intérieurement, pourtant, il se sentait épuisé, quasi blessé. Tout son corps était comme meurtri, quoique pas vraiment douloureux. Ses yeux le brûlaient. Malgré le soulagement que lui apportait l’alcool, il s’écoulerait une autre journée avant qu’il ne redevînt totalement lui-même.
Avec un peu de chance, le cognac tempérerait les rêves qui suivraient, rêves au cours desquels Vale se retrouverait à coup sûr au cœur de quelque froide contrée vierge. Lorsque, saisi d’une curiosité déplacée ou par pure malice, il soulèverait une pierre de ce désert gris infini, il découvrirait un trou d’où jailliraient d’innombrables insectes inconnus, hideux avec leurs pinces et leurs pattes grouillantes, venimeux, qui se répandraient sur son bras avant d’envahir son crâne.
Vale n’était pas porté sur la religion. Il n’avait jamais cru aux esprits, aux tables tournantes, à l’astrologie ou au Christ ressuscité. Il n’était toujours pas sûr de croire à quoi que ce fût de tel ; sa foi se concentrait en l’unique dieu qui l’avait touché de manière si terriblement, si irrésistiblement intime.
Il possédait les talents nécessaires à un escroc et ne voyait certes aucune objection à commettre quelque profitable larcin, mais il n’avait bénéficié d’aucune complicité dans le cas, par exemple, de Mrs. Sanders-Moss ; il ne savait rien d’elle, non plus que d’Olivia et des memento mori de la boîte à chaussures. Ses propres prophéties le prenaient par surprise. Les mots, tombés de sa bouche tels les fruits mûrs de leur arbre, ne lui appartenaient pas.
Il en tirait bénéfice, bien sûr. Mais il n’était pas le seul.
Par comparaison, l’escroquerie eût été infiniment plus simple.
Toutefois, un autre verre de cognac aida le spirite à se consoler : Le chemin de l’immortalité n’est pas facile.
Une semaine s’écoula. Rien. Il commença à s’inquiéter.
Puis il reçut un bref message au courrier de l’après-midi :
Professeur Vale,
J’ai retrouvé mon trésor. Croyez que ma reconnaissance est sans bornes.
Je reçois des invités ce jeudi à partir de dix-huit heures, à souper et à causer. S’il vous était possible d’être présent, vous seriez plus que bienvenu.
R.S.V.P.
La lettre était signée Eleanor.
Le port grossier établi dans l’estuaire marécageux de la Tamise était un labyrinthe de charbonniers, de pétroliers, de cargos et de voiliers venus des lointaines colonies de l’Empire. Guilford, sa famille, les membres de l’expédition Finch, leurs compas, alidades, nourriture séchée et autres affaires quittèrent l’Odense pour un bac qui remontait le fleuve jusqu’à Londres. Guilford surveilla en personne le transbordement de son équipement photographique – les plaques en verre de huit pouces sur dix emballées avec soin, les lentilles des appareils et le trépied.
Le bac, un bateau à vapeur aussi bruyant que glacial, était par chance doté de nombreuses fenêtres. Pendant que Caroline réconfortait Lily, mécontente des bancs de bois dur, Guilford s’abandonnait au spectacle des berges qui défilaient devant lui.
C’était son premier véritable aperçu du nouveau monde. L’embouchure de la Tamise constituait, avec Londres, le territoire le plus peuplé d’Europe, le plus connu, le plus vu, le plus photographié. Pourtant, il n’en restait pas moins sauvage – prétentieux de sauvagerie, même. La rive lointaine était couverte d’une épaisse végétation étrangère, arbres-flûtes creux et roseaux qu’obscurcissaient les ombres grandissantes de cet après-midi froid. Leur étrangeté brûlait Guilford aussi violemment qu’un charbon ardent. Après ses innombrables lectures et rêveries, ils lui apparaissaient dans toute leur réalité et leur impossibilité ; il ne contemplait plus une illustration sur papier, mais une mosaïque vivante d’ombres, de lumière et de vent. L’eau tourna au vert à cause des faux lotus, dont les dômes feuillus dérivaient par grappes : une gêne pour la navigation, disait-on, surtout en été, lorsque les fleurs descendues des Cotswolds en paquets denses bloquaient les hélices des vapeurs. Le jeune homme vit Sullivan, sur le pont-promenade aux parois transparentes. Quoique le botaniste fût venu en Europe en 1918, prélever des échantillons à l’embouchure du Rhin, il n’était de toute évidence pas blasé pour autant ; il fixait sur ce qui l’entourait un regard d’une telle intensité qu’engager la conversation paraissait impensable.
Assez vite, des traces d’occupation humaine apparurent sur la berge, des cabanes grossières, une ferme abandonnée, une fosse à ordures fumante ; puis ce furent les faubourgs de Londres proprement dits, ce qui éveilla jusqu’à l’intérêt de Caroline.
La cité, assemblage disparate établi sur la rive nord, taillée dans la jungle par les soldats et les volontaires loyalistes que lord Kitchener avait rappelés des colonies, ne ressemblait guère au Londres de Christopher Wren : elle ne se distinguait pas des autres villes-frontières, agrégats enfumés de scieries, d’hôtels, de quais et d’entrepôts. Guilford reconnut la silhouette de son seul monument célèbre, une colonne de marbre d’Afrique du Sud, sculptée en mémoire des pertes de 1912. Le miracle n’avait pas été tendre avec l’humanité. Il avait remplacé la roche par la roche, la flore par une flore bizarre, la faune par une faune à peu près équivalente – mais nul n’avait jamais trouvé trace des populations humaines disparues ni d’autres espèces pensantes.
Dominant le pilier commémoratif, de grandes grues d’acier draguaient le port afin d’en améliorer les aménagements. Plus frappant encore, le squelette de la nouvelle cathédrale Saint-Paul se dressait à l’arrière-plan, à cheval sur ce qui devait être Ludgate Hill. Nul pont n’enjambait la Tamise, bien qu’on parlât d’en construire un ; toutes sortes de bacs se chargeaient de la circulation fluviale.
Lily tira son père par la manche.
« Regarde, papa, dit-elle, solennelle. Un monstre.
— Comment ça, Lil ?
— Regarde ! »
La fillette, les yeux écarquillés, tendait le doigt vers l’amont, par bâbord avant.
Guilford lui apprit le nom du monstre, alors même que les battements de son cœur s’accéléraient : un serpent de vase, voire un serpent d’eau, comme l’avaient baptisé les immigrants. Caroline lui prit l’autre bras bien serré, tandis que les bavardages s’interrompaient. Le serpent de vase leva la tête au-dessus de la proue du bateau en un mouvement étonnamment doux, compte tenu du fait que son crâne évoquait un coin émoussé de la taille d’un cercueil d’enfant attaché à un cou de six mètres de long. C’était un animal inoffensif, Guilford le savait – un placide mangeur de lotus, littéralement – mais d’une taille effrayante.
Sous la ligne de flottaison, il devait être ancré dans la vase. Ses pattes n’étaient que des crampons cartilagineux dépourvus d’os qui lui servaient à résister au courant. Des taches d’un vert d’algue se découpaient sur sa peau d’un blanc huileux. Fasciné, semblait-il, par l’activité humaine qui régnait sur la berge, il tourna tour à tour les deux yeux vers les grues du port, cligna des paupières et ouvrit la gueule sans produire un son. Puis, remarquant un conglomérat de lotus, il le goba d’un seul mouvement adroit avant de replonger dans la Tamise.
« Que le Seigneur nous vienne en aide, murmura Caroline en se cachant le visage contre l’épaule de son mari. Nous sommes arrivés en Enfer. »
Lily demanda si tel était bien le cas. Guilford l’assura que non ; ils se trouvaient tout simplement à Londres, la nouvelle Londres du nouveau monde, bien que l’erreur fût peut-être normale, devant le coucher de soleil criard, le port résonnant, le monstre des eaux et cetera.
Stevedores entreprit de décharger le bac, pendant que Finch, Sullivan et les autres membres de l’expédition se rendaient à l’Imperial, le plus grand hôtel de la ville. Guilford, qui quittait le port en compagnie de Caroline et de Lily, jeta aux carreaux entourés de plomb et aux balcons en fer ouvragé de l’établissement un regard de regret. La famille Law avait emprunté un taxi londonien, une carriole au toit de tissu et à la suspension médiocre, pour se rendre chez l’oncle de Caroline, Jered Pierce. Ses bagages suivraient le lendemain matin.
Un allumeur de réverbères parcourait les rues obscures au milieu d’une foule bruyante. Le photographe se fit la réflexion que, si ce ramassis de marins et de femmes braillardes était représentatif de la population, il ne devait pas subsister grand-chose de la célèbre bienséance britannique. Londres était de toute évidence une ville-frontière, habitée pour l’essentiel par les membres les plus frustes de la flotte royale. On y manquait peut-être de charbon et de pétrole, mais les tavernes paraissaient y faire de l’or.
Lily, posant la tête sur les genoux de son père, ferma les yeux. Caroline, elle, restait vigilante. Elle saisit la main de Guilford pour l’étreindre avec force.
« D’après Liam, ce sont de braves gens, mais je ne les ai jamais vus. »
Elle pensait à son oncle et à sa tante.
« Ce sont des parents. Je ne doute pas qu’ils soient très gentils. »
Le magasin des Pierce, sis dans Market Street, une rue commerçante brillamment éclairée, n’en semblait pas moins comme le reste de la ville construit de bric et de broc, délabré. Jered, l’oncle de Caroline, bondit du seuil pour serrer la jeune femme dans ses bras, secoua avec vigueur la main de Guilford puis souleva Lily de terre, afin de l’examiner tel un sac de farine d’une qualité exceptionnelle. Enfin, il introduisit les arrivants dans la bâtisse, où ils grimpèrent l’escalier de fer menant à l’appartement, au-dessus de la boutique. Les petites pièces n’étaient que peu meublées, mais un poêle à bois les réchauffait, et une nouvelle tournée de baisers y attendait les Law, dispensée par la femme de Jered, Alice. Guilford, souriant, laissa Caroline faire la majeure partie de la conversation. La terre ferme enfin retrouvée, il se sentait épuisé. Lorsque Jered jeta dans le feu une bûche creuse, le jeune homme remarqua qu’en Darwinie, même le feu de bois avait une odeur particulière : il dégageait un parfum à la fois âcre et doux, un peu comme le chanvre indien ou l’essence de rose.
Au moment du miracle, la famille Pierce avait été très dispersée. Caroline s’était trouvée à Boston, en compagnie de Liam, le frère de Jered ; ses parents en Angleterre, au chevet de son grand-père agonisant ; Jered et Alice au Cap, qu’ils avaient habité jusqu’aux émeutes de 1916. Cette année-là, en août, ils avaient mis à la voile pour l’Angleterre, où un prêt généreux de Liam leur permettrait d’ouvrir une épicerie-quincaillerie. C’étaient tous deux des gens durs à la peine, pour lesquels Guilford se prit aussitôt d’amitié.
Lily alla se coucher la première, dans une chambre d’amis si minuscule qu’elle pouvait tout juste prétendre au titre de placard. Guilford et Caroline étaient installés à l’autre extrémité du couloir. Leur lit en cuivre à colonnes se révéla extraordinairement confortable. La famille Pierce avait sur la fabrication des matelas les idées beaucoup plus larges que les fournisseurs parcimonieux de l’Odense. Comme il risquait de passer bientôt un long moment sans connaître couche aussi civilisée, Guilford s’était promis d’en profiter, mais à peine avait-il fermé les yeux qu’il sombrait dans le sommeil. Puis, bien trop tôt, ce fut le matin.
L’expédition Finch attendit à Londres une deuxième cargaison de matériel, dont cinq embarcations Stone-Galloway de six mètres de long, à fond plat et moteur extérieur, qui devaient arriver par le bateau suivant en provenance de New York. Guilford passa deux jours dans un obscur bâtiment des douanes à établir un inventaire, tandis que Preston Finch se chargeait de remplacer l’équipement manquant ou abîmé – une poulie, une toile goudronnée, une presse à feuilles.
Ensuite, le jeune homme se trouva libre de rester en compagnie de sa famille. Il donna un coup de main au magasin ; il regarda Lily dévorer ses œufs au petit déjeuner, ses saucisses au dîner et beaucoup trop de gâteaux secs ; il admira le certificat de Volontaire de l’Empire, signé de la main même de lord Kitchener, accroché en bonne place dans le salon. Le moindre Anglais revenu au pays en possédait un, mais Jered, qui prenait ses devoirs de volontaire très au sérieux, parlait sans la moindre ironie de reconstruire l’Empire.
Tout cela, bien qu’intéressant, n’appartenait pas à l’Europe que Guilford brûlait de découvrir – le nouveau monde brut, vierge de toute intervention humaine. Il finit par expliquer à Jered qu’il eût volontiers consacré une journée à l’exploration de la ville.
« J’ai bien peur qu’il n’y ait pas grand-chose à voir, répondit son compagnon. La promenade de Candlewick à Saint-Paul est agréable, quand il fait beau, de même que Thames Street, derrière les quais. Plus à l’est, les rues sont de véritables bourbiers. Et ne vous approchez pas des clairières.
— La boue ne me dérange pas, affirma Guilford. Je vais sans doute en voir mon content dans les mois qui viennent. »
Jered fronça les sourcils, mal à l’aise.
« Sans doute », acquiesça-t-il.
Le jeune homme laissa derrière lui les étalages du marché ainsi que le port retentissant. Le soleil du matin brillait, radieux, l’air était d’une fraîcheur délicieuse. Chevaux et charrettes ne manquaient pas, mais les automobiles s’avéraient rares. Le génie civil de Londres était encore à l’état d’ébauche : dans les quartiers les plus récents couraient des égouts à ciel ouvert. Un chariot de nettoiement empestant les ordures, tiré par deux bidets[1] ensellés, descendit Candlewick Street à grand bruit. Certains Londoniens nouaient des mouchoirs blancs sur leur nez et leur bouche, pour une raison que Guilford avait découverte aussitôt après l’accostage du bac : la ville répandait par moments une odeur épouvantable, remugles d’excréments animaux et humains mêlés à la fumée de charbon et aux répugnantes exhalaisons du moulin à papier installé sur l’autre rive du fleuve.
Toutefois, c’était aussi une cité chaleureuse, vivante, où les passants se saluaient gaiement. Guilford s’octroya un en-cas dans un pub de Ludgate, d’où il ressortit délassé en plein soleil. Au-delà de la nouvelle cathédrale Saint-Paul, la ville se réduisait à des cabanes de papier goudronné, puis à des clairières où se dressaient des fermes et, enfin, à des lambeaux de forêt sauvage. La route n’était plus qu’un chemin de terre creusé d’ornières ; des arbres-mosquées ombrageaient l’herbe de leurs couronnes verdoyantes, tandis que l’air devenait soudain plus frais.
L’explication la plus communément acceptée, en ce qui concernait le miracle, était qu’il s’agissait tout simplement de cela : une intervention divine à une échelle colossale. Preston Finch y croyait, alors qu’il n’avait rien d’un idiot. D’ailleurs, il fallait le reconnaître, l’argument était inattaquable. Un événement avait eu lieu, en contradiction avec tout ce qu’on considérait d’une manière générale comme les lois naturelles ; il avait fondamentalement transformé en une seule nuit une généreuse portion de la planète. Les seuls précédents étaient bibliques. Après la conversion de l’Europe, qui pouvait douter du Déluge, par exemple, surtout lorsque des naturalistes tels que Finch étaient prêts à en arracher la preuve aux annales géologiques ? L’homme proposait, Dieu disposait ; Ses motivations étaient peut-être obscures, Sa signature n’en restait pas moins évidente.
Pourtant, Guilford, environné de plantes étrangères qui se balançaient doucement, ne parvenait pas à croire qu’elles n’avaient pas une histoire.
Certes, l’Europe avait été recréée en 1912 ; certes encore, ces arbres mêmes étaient apparus en une nuit, de huit ans plus jeunes qu’il ne les découvrait à présent. Ils n’avaient cependant pas l’air récents. Ils produisaient des graines (ou, plus précisément, des spores, dites germinae dans la nouvelle taxonomie), ce qui impliquait un héritage, une histoire, une descendance, voire une évolution. Lorsqu’on les coupait, on ne découvrait pas seulement huit anneaux de croissance, loin de là. Quant à ces anneaux, leur épaisseur variable témoignait des températures et de l’ensoleillement saisonniers variés qui leur avaient donné naissance… des températures et un ensoleillement que ces plantes avaient connus avant d’apparaître sur Terre.
Alors, d’où venaient-elles ?
Guilford s’arrêta au bord de la route, à l’endroit où poussait un bouquet de fleurs des fossés qui lui arrivaient presque à l’épaule. Un filaiguille rampait dans un bourgeon en forme de coupe, parmi des hampes staminées bleues. Le moindre mouvement de l’insecte se traduisait par le relâchement, dans l’air printanier adouci, d’un minuscule nuage de poussière germinale. Qualifier cela de « surnaturel » revenait à nier l’idée même de nature.
D’un autre côté, une intervention divine était-elle limitée ? Non, sans doute. Si le Créateur de l’Univers désirait donner à une de Ses créations l’apparence d’une histoire, il le ferait, tout simplement ; la logique humaine devait être le cadet de Ses soucis. En fait, Il pouvait aussi bien avoir créé le monde la veille, l’avoir modelé à partir de poussière stellaire et de volonté divine, sans oublier d’y ajouter les souvenirs humains. Qui eût pu le dire ? César et Cléopâtre avaient-ils réellement existé ? Et les disparus de la conversion ? Si le miracle avait enveloppé la planète entière, la réponse eût forcément été non – non à la réalité de Guilford Law, de Woodrow Wilson, d’Edison, de Marconi ; de Rome, de la Grèce, de Jérusalem ; de l’homme de Neandertal. Ainsi que d’Adam et Ève.
Dans ce cas, songea Guilford, la Terre est un asile de fous. La véritable compréhension d’un phénomène, quel qu’il fût, était impossible à jamais… sauf, peut-être, pour Dieu.
Alors autant baisser les bras. La connaissance s’avérant au mieux provisoire, la science devenait sans but. Mais le jeune homme se refusait à le croire.
Une odeur de fumée le tira de ses réflexions philosophiques et de la contemplation des fleurs. Il grimpa une colline à la pente douce, jusqu’à une clairière où des arbres-mosquées et arbres-cloches, coupés, avaient été entassés avec des broussailles sèches puis enflammés. Un groupe d’ouvriers noirs de suie surveillait les foyers depuis le bord de la route.
Un homme massif, en combinaison et vareuse – sans doute le chef d’équipe –, écarta l’arrivant d’un geste impatient.
« Je regrette, mais ça vient juste de prendre. Restez derrière nous ou faites demi-tour. Si ça se trouve, il en passera un ou deux.
— Un ou deux quoi ? » interrogea Guilford.
La question provoqua un éclat de rire général. Une demi-douzaine d’ouvriers étaient armés de gros pieux en bois à l’extrémité émoussée.
« Vous êtes américain ? » demanda le contremaître.
Le visiteur l’admit volontiers.
« Vous ne devez pas être dans le coin depuis bien longtemps.
— Non, en effet. De quoi suis-je censé me méfier ?
— Des ensouchés, nom de Dieu. Regardez-moi ça, vous n’avez même pas de bottes ! Ne vous approchez pas des clairières si vous n’êtes pas équipé pour. Tant qu’on coupe et qu’on empile, ça va encore, mais dès qu’on met le feu, ça les fait sortir. Restez derrière les bâtonniers jusqu’à ce que le flot tarisse, et tout ira bien. »
Guilford alla se poster à l’endroit que lui indiquait son interlocuteur, derrière la ligne irrégulière d’ouvriers qui séparait la clairière du chemin. Le soleil était chaud, la fumée épaisse à en devenir étouffante lorsque le vent tournait. Le jeune homme commençait à se demander s’il allait attendre là tout l’après-midi, quand un des travailleurs s’écria : « ’Tention ! » et se figea face à l’éclaircie, les jarrets tendus, tenant d’une main ferme son pieu émoussé.
« Ces saletés vivent sous terre, expliqua le chef d’équipe. Elles sortent parce qu’elles sont en train de cuire. Il ne faut pas se trouver sur leur chemin. »
Devant ses subordonnés, Guilford devina un mouvement sur la terre brûlée. Les ensouchés, si sa mémoire ne le trompait pas, étaient des insectes fouisseurs, de la taille de gros scarabées, vivant en colonies qui s’établissaient souvent parmi les racines des vieux arbres-mosquées. Ils ne posaient en général pas de problème, mais devenaient agressifs quand on les provoquait. Et leur venin était extrêmement toxique.
La clairière devait abriter une douzaine de nids florissants.
Les insectes jaillissaient de terre en masse pour se répandre entre les feux, dans les espaces dégagés fumants, telle une huile noire luisante. La terre dégorgea ainsi plusieurs colonies bien distinctes qui virèrent, se heurtèrent, pivotèrent dans toutes les directions. Les bâtonniers se mirent à marteler le sol avec ensemble, soulevant des nuages de poussière et de cendres, hurlant comme des fous. Le contremaître empoigna fermement Guilford par le bras.
« Ne bougez pas ! rugit-il. Ici, vous êtes en sécurité. Ils s’en prendraient bien à nous, mais ce qui les intéresse le plus, c’est d’éloigner leurs sacs d’œufs des flammes. »
Les hommes, équipés de hautes bottes, continuèrent à battre la terre jusqu’à ce que les insectes leur prêtent attention. Les colonies contournaient les broussailles en feu tels des cyclones vivants, si serrées que le sol en devenait invisible, puis, tournant le dos à l’agitation, elles s’engouffrèrent dans les ombres de la forêt comme l’eau se déversant d’une mare.
« Une colonie sans abri ne survit pas longtemps. Les serpents, les pseudo-souris, les faucons des bois, tout ce qui supporte le poison de ces bestioles s’en prend à elles. On va entretenir le feu un jour ou deux. Revenez d’ici une semaine, vous ne reconnaîtrez pas les lieux. »
Le travail se poursuivit jusqu’à ce que la dernière des créatures eût disparu. Les hommes s’appuyèrent sur leurs bâtons, épuisés, haletants, mais soulagés. Les insectes avaient laissé leur odeur derrière eux, dans l’air enfumé ; un arôme piquant de moisi ou d’ammoniaque. En s’essuyant le nez du dos de la main, Guilford s’aperçut qu’il était tout barbouillé de suie.
« La prochaine fois que vous sortirez de la ville, équipez-vous en conséquence. On n’est pas à New York. »
Il eut un faible sourire.
« Je commence à m’en rendre compte.
— Vous comptez rester longtemps ?
— Quelques mois. Ici et sur le continent.
— Le continent ! Tout ce que vous y trouverez, c’est la jungle et une poignée d’Américains complètement fous, si je puis me permettre.
— Je fais partie d’une expédition scientifique.
— Eh bien, j’espère que vous n’irez pas vous balader avec le genre de bottines que vous portez en ce moment. Les bestioles vous tueront et vous boufferont tout crus.
— Je crois que nous nous baladerons un peu quand même. »
Guilford fut heureux de regagner la maison des Pierce, de se laver et de passer la soirée dans la clarté huileuse de la lampe à pétrole. Après un dîner généreux, Caroline et Alice disparurent dans la cuisine, Lily fut envoyée au lit, et Jered tira de son étagère un ouvrage relié cuir, un atlas de la vieille Europe, celle des nations et des têtes couronnées. Il ne s’était écoulé que huit ans depuis son impression, en 1912, mais ses diagrammes d’une souveraineté imposée à la terre comme par le caprice d’un dieu fou n’avaient plus aucun sens. Les hommes s’étaient fait la guerre pour ces lignes, qui n’étaient plus que géométrie, composantes d’une mosaïque de rêve.
« Les choses n’ont pas changé autant qu’on pourrait le croire, déclara Jered. Les gens sont attachés à leurs origines. Vous avez entendu parler des partisans… »
Les partisans étaient des bandes de nationalistes – des hommes rudes, revenus des colonies afin de revendiquer leurs droits sur des territoires qu’ils considéraient toujours comme français, allemands ou espagnols. La plupart disparaissaient dans l’arrière-pays darwinien, y survivant tant bien que mal ou s’y faisant dévorer par les bêtes sauvages. D’autres pratiquaient le banditisme, prenant pour proie les immigrants, qu’ils traitaient d’envahisseurs. Ils représentaient certes une menace potentielle – le long des côtes, la piraterie, encouragée par divers dirigeants européens en exil, rendait l’approvisionnement problématique. Toutefois, ils n’avaient pas plus que les autres colons pénétré l’intérieur vierge du continent.
« Je n’en suis pas si sûr, répondit Jered à cette remarque. Ils ont de bonnes armes, du moins certains, et j’ai entendu dire qu’il leur arrivait d’attaquer les mineurs indépendants de la Sarre. Et puis ils n’aiment pas les Américains. »
Guilford ne se laissa pas démonter. Donnegan et ses compagnons n’avaient guère rencontré, dans le Bassin aquitain, que quelques partisans en loques menant une existence de sauvages. L’expédition Finch accosterait à l’embouchure du Rhin, en territoire américanisé, puis remonterait le fleuve tant qu’il resterait navigable, si possible au-delà des chutes et jusqu’au lac de Constance. Ensuite, elle chercherait dans les Alpes une passe navigable, au niveau des anciennes voies romaines.
« Ambitieux, commenta Jered d’un ton égal.
— Nous sommes bien équipés.
— Vous ne pouvez anticiper tous les dangers…
— C’est exact. Des gens traversent les Alpes depuis des siècles. Ce n’est pas si difficile, en été. Mais pas ces Alpes-là. Qui sait en quoi elles ont changé ? Nous avons bien l’intention de le découvrir.
— Vous n’êtes que quinze.
— Nous remonterons le Rhin le plus loin possible en vapeur. Ensuite, nous aurons nos bateaux à fond plat ou nous irons à pied.
— Il vous faudra un guide qui connaisse le continent. Le peu qui en soit connu.
— Il y a des trappeurs et des coureurs des bois à Jeffersonville. Ils sont là depuis le miracle ou presque.
— Caroline m’a dit que vous étiez photographe.
— En effet.
— C’est la première fois que vous partez en expédition ?
— Sur le continent, oui, mais l’an dernier, j’ai exploré la vallée de la Gallatin avec Walcott. Je ne suis pas dépourvu d’expérience.
— Vous avez obtenu ce poste grâce à Liam ?
— En partie, oui.
— Il était sans doute persuadé de faire pour le mieux, seulement entre lui et nous, il y a l’Atlantique. Et son argent. Peut-être ne se rend-il pas compte de la situation où il vous a placé. Les passions sont exacerbées, sur le continent. Oh, je connais la doctrine de Wilson : l’Europe est une terre vierge ouverte à tous, etc. C’est une idée qui ne manque pas de noblesse – même si je suis content que l’Angleterre ait été de taille à s’imposer comme exception. Malheureusement, il vous a fallu couler quelques bateaux militaires français et allemands pour obtenir la reddition des derniers gouvernants. Et malgré tout… » Jered entreprit de bourrer sa pipe. « Vous allez au-devant des ennuis. Je ne suis pas sûr que Liam l’ait compris.
— Je n’ai pas peur.
— Caroline a besoin de vous. Lily aussi. Il n’y a pas de honte à se protéger et à protéger sa famille. » Il se pencha vers le jeune homme. « Vous pouvez rester ici le temps qu’il faudra. J’écrirai à Liam pour lui expliquer. Réfléchissez-y, Guilford. » Puis, à voix plus basse : « Je ne veux pas que ma nièce se retrouve veuve. »
À cet instant, Caroline franchit la porte de la cuisine. Ses beaux cheveux décoiffés, elle fixa sur son mari un regard solennel, avant de monter une à une les mèches des lampes jusqu’à ce que la pièce flamboyât de lumière.
Séjourner chez les Sanders-Moss équivalait à se faire retirer les testicules. Les femmes traitaient Vale comme un animal familier ; les hommes comme un eunuque.
Cela n’avait rien de flatteur, mais rien non plus d’inattendu. Le spirite s’était introduit dans la maison en tant qu’eunuque, par la petite porte, parce qu’aucune autre ne lui était ouverte. Avec le temps, il en viendrait à posséder toutes les clés. Il détruirait le palais, si le cœur lui en disait. Le harem serait sien, et les princesses se disputeraient ses faveurs.
Cette nouvelle soirée célébrait un événement que Vale s’était empressé d’oublier : un anniversaire, une commémoration quelconques. Il n’aurait pas de toast à porter, si bien que sa distraction n’avait aucune importance. Ce qui en avait, c’était qu’une fois de plus Eleanor l’avait convié à une de ses réceptions ; qu’elle le pensait raisonnablement excentrique, capable de charmer sans embarrasser. En d’autres termes, d’éviter de trop boire, de courtiser les femmes, de traiter les puissants en égaux.
Durant le repas, assis à la place qui lui avait été assignée, il raconta à la fille d’un membre du Congrès et à un jeune administrateur de la Smithsonian Institution des histoires de tables tournantes et de manifestations spirites, anodines car drôles et de seconde main. Le spiritisme était une hérésie, en ces temps de récente piété, mais une hérésie américaine, plus acceptable que le catholicisme, par exemple, avec ses messes latines et ses papes européens disparus. Ensuite, son rôle d’attraction rempli, Vale se contenta d’écouter, souriant, les conversations qui suivaient leur cours malgré son imperceptible présence, telle une rivière malgré un rocher.
Le plus difficile, du moins au début, avait été de garder contenance au milieu de tout ce luxe. Non que le luxe lui fût totalement étranger. Il avait été élevé dans un foyer plutôt aisé d’Angleterre – dont il était tombé à l’instar d’un ange rebelle. Il reconnaissait une fourchette normale d’une fourchette à dessert. Mais il avait depuis dormi sous bien des ponts glaciaux, et la propriété des Sanders-Moss était plus grandiose que tout ce dont il se souvenait. Lumière électrique et domesticité ; lamelles de bœuf fines comme du papier ; mouton en sauce à la menthe.
Le service était assuré par Olivia, une jolie Noire fort timide, à la coiffe perpétuellement de guingois. Vale avait insisté auprès d’Eleanor pour éviter à la jeune femme d’être punie, une fois la robe de baptême rendue à sa légitime propriétaire. Il poursuivait ce faisant deux buts distincts : mettre en évidence sa propre bonté et s’attirer les bonnes grâces des domestiques, ce qui ne pouvait pas nuire. Olivia ne l’en évitait pas moins obstinément ; de toute évidence, elle le considérait comme un esprit mauvais. En quoi elle n’était pas loin de la vérité, bien que Vale eût argumenté en ce qui concernait le qualificatif. L’Univers était aligné sur des axes plus complexes que cette pauvre Olivia, dans sa simplicité, ne le saurait jamais.
Elle apportait à présent les desserts. La conversation roula sur l’expédition Finch, qui se préparait à traverser la Manche depuis l’Angleterre. La fille du membre du Congrès, assise à la gauche de Vale, trouvait cela aussi courageux que fascinant. Le jeune administrateur de mollusques, ou d’autre chose, estimait que les explorateurs seraient plus en sécurité sur le continent qu’en Grande-Bretagne.
Son interlocutrice n’était pas d’accord.
« C’est de l’Europe proprement dite qu’ils devraient avoir peur. » Elle eut un charmant froncement de sourcils. « Vous savez ce qu’on en raconte. Ce qui y vit est toujours affreux, et presque toujours mortel.
— Pas autant que l’être humain. »
Le fonctionnaire jouait les cyniques, sans doute dans l’espoir de paraître plus que son âge.
« Ne soyez pas choquant, Richard.
— Il n’y a pas non plus grand-chose d’aussi affreux.
— Ils ont du courage.
— Certes, mais à leur place, je m’inquiéterais plus des partisans. Voire des Anglais.
— Nous n’en sommes pas là.
— Pas encore. Mais les Anglais ne nous aiment pas. Kitchener soutient les partisans, vous savez.
— Ce n’est qu’une rumeur, vous ne devriez pas la répandre.
— Ils mettent notre politique européenne en danger.
— Nous discutions de l’expédition Finch, pas des Anglais.
— Preston Finch est sans doute capable de remonter un fleuve, mais je vous prédis que la poudre lui fera courir davantage de risques que les rapides. Ou les monstres.
— On ne dit pas les monstres, Richard.
— Les fléaux de Dieu.
— Je frissonne rien que d’y penser. Après tout, les partisans, eux, sont humains.
— Charmante enfant. Mais je suppose que le professeur Vale n’aurait plus qu’à fermer boutique si les femmes n’aimaient pas tant le romanesque. N’est-ce pas, professeur Vale ? »
L’interpellé se fendit de son sourire le plus onctueux.
« Les femmes discernent mieux l’infini, affirma-t-il. Peut-être en ont-elles moins peur.
— Ah ! » La jeune fille rougit de bonheur. « L’infini, Richard. »
Vale regretta de ne pouvoir le lui montrer. Ses beaux yeux seraient réduits en cendres. Sa chair se détacherait de son crâne.
Après le repas, les hommes se retirèrent dans la bibliothèque pour y prendre le digestif, laissant le spirite au milieu de la gent féminine. Ces dames parlèrent de leurs neveux militaires, affligés de problèmes de communications, ainsi que de leurs maris, qui travaillaient tard au ministère. Bien que ces auspices eussent une certaine résonance, Vale se découvrit incapable d’en pénétrer la signification profonde. La guerre ? Avec l’Angleterre ? Ou peut-être le Japon ? Cela semblait bien improbable… mais depuis la mort de Wilson, Washington était un puits moussu, obscur et souvent empoisonné.
Sollicité pour sa sagesse, le spirite se cantonna à des prédictions de salon. Chats perdus et enfants égarés ; terreurs de la fièvre jaune, de la poliomyélite, de la grippe. Ces visions bénignes n’avaient pas grand-chose de surnaturel. Il se chargeait des questions d’ordre privé à son cabinet, où, il lui fallait bien l’admettre, sa clientèle s’était considérablement étoffée dans les deux mois qui avaient suivi sa première rencontre avec Eleanor. Il était en bonne voie de devenir le confesseur de toute une génération d’héritières vieillissantes et prenait des notes soigneuses.
La soirée s’éternisait, guère prometteuse : cette nuit, il ne confierait à son journal qu’une maigre récolte. Pourtant, il se trouvait bien là où il devait se trouver. Et pas seulement pour augmenter ses revenus, quoique ce fût un effet secondaire bienvenu. Il obéissait à un instinct plus profond, qui ne lui appartenait peut-être pas vraiment. Son dieu voulait qu’il restât là.
Les dieux sont obéis car telle est la nature même de la divinité, songea Vale. Être obéie. Le reste ne fait que suivre.
Alors qu’il se préparait à partir, son hôtesse entraîna dans sa direction un autre invité, de toute évidence plutôt ivre.
« Professeur Vale ? Monsieur est le professeur Randall. Vous avez été présentés, je suppose ? »
Le spirite serra la main du vieillard aux cheveux blancs. Parmi la pléthore d’universitaires et de fonctionnaires inexistants que collectionnait Eleanor, qui était celui-là ? Randall… Ah, quelque chose au musée d’Histoire naturelle, un conservateur de… n’était-ce pas de paléontologie ? Une science orpheline.
« Raccompagnez-le jusqu’à son automobile, je vous en prie, poursuivit Eleanor. Suivez le professeur Vale, Eugene. Marcher un peu dans le parc vous aidera à vous éclaircir les idées. »
L’air nocturne avait un parfum de fleurs et de rosée, du moins lorsque le vieil homme se trouvait sous le vent. Vale, en l’observant plus attentivement, eut l’impression de discerner de pâles structures sous sa surface corporelle. Les excroissances coralliennes de l’âge (peau parcheminée, articulations arthritiques) obscurcissaient l’âme enfouie dans cette enveloppe. Si les paléontologues possédaient une âme.
« Finch est fou, murmura Randall, poursuivant quelque conversation interrompue. S’il s’imagine… s’il s’imagine prouver…
— Il n’y a rien à prouver ce soir, monsieur. »
Il s’ébroua puis se tourna vers son compagnon, les yeux plissés, le voyant peut-être pour la première fois.
« Ah, tiens. Vous êtes le diseur de bonne aventure, c’est ça ?
— En un sens.
— Vous voyez l’avenir, paraît-il ?
— À travers un prisme, acquiesça Vale. Mal.
— L’avenir du monde ?
— Plus ou moins.
— Je pense à l’Europe, reprit Randall. Une Europe si corrompue qu’elle a été rejetée dans le creuset de la Création pour y être refondue. Aussi extirpons-nous les graines de l’européanisme partout où nous les trouvons, quoi que cela puisse signifier. Hypocrisie pure et simple, évidemment. Marotte politique. Vous voulez voir l’Europe ? » Il engloba d’un geste de la main la demeure à colonnades blanches des Sanders-Moss. « La voilà ! La cour de Versailles. Ou l’équivalent. »
Les astres étincelaient sur fond de ciel printanier. Vale percevait depuis peu dans les cieux étoilés une profondeur, un lointain, des plans successifs qui évoquaient pour lui des forêts et des prairies, voire les fourrés entremêlés où se tapissent les prédateurs. Ce qui était dessus était comme ce qui était dessous.
« Les apôtres de la Création, y compris Finch, ne parlent que de ça, reprit Randall. Tout le monde aimerait y croire, bien sûr, mais il n’y a pas d’empreintes sur les fossiles. Je suppose que le Déluge les a effacées. »
De toute évidence, il n’aurait pas dû s’exprimer ainsi. L’opinion avait évolué, depuis le miracle, faisant des hommes tels que lui des sortes de fossiles – des mammouths laineux emprisonnés dans une aire glaciaire. Toutefois, Randall, le collectionneur d’ossements, ne pouvait pas savoir que Vale était un collectionneur d’indiscrétions.
Qui serait prêt à payer pour savoir ce que le paléontologue pensait de Finch ? Dans quelle monnaie, et quand ?
« Excusez-moi, dit le conservateur. Je ne vois pas pourquoi ces histoires vous intéresseraient.
— Au contraire. » Vale se promenait avec sa proie dans la nuit humide de rosée. « Elles m’intéressent énormément. »
À peine arrivées de New York, les embarcations à fond plat furent transférées sur l’Argus, un vapeur qui effectuait la traversée de la Manche. Guilford, Finch, Sullivan et le géomètre, Chuck Hemphill, en supervisèrent le chargement, ennuyant à ce point le capitaine du navire qu’il finit par les reléguer sur le quai goudronné. Le soleil printanier dorait tout le port, enjolivant les planches bitumineuses ; des tas de faux lotus pourrissaient contre les piles ; des mouettes tournoyaient au-dessus des têtes. Elles avaient été parmi les premiers immigrants terrestres à aborder la Darwinie, suivies dans l’ordre par l’homme, le blé, l’orge, la pomme de terre, la flore sauvage (salicaire commune et liseron), le rat, le bétail, le mouton, le pou, la puce, le cafard – bref, le bric-à-brac biologique des colonies côtières.
Preston Finch se tenait sur le quai, les mains derrière le dos, le visage ombragé par son casque colonial. Pour Guilford, Finch représentait un paradoxe : c’était un explorateur recuit, robuste malgré son âge, au courage et à l’intelligence indéniables. Toutefois, sa géologie biblique, si à la mode qu’elle fût dans l’ébranlement nerveux suscité par le miracle, mêlait demi-vérités, raisonnements douteux et protestantisme mélancolique en un brouet indigeste, quoique assaisonné de théories sur la sédimentation et de citations de Berkeley. En outre, Finch refusait de discuter ses opinions et ne supportait pas les critiques de ses pairs, sans parler de celles d’un simple photographe. Quel effet cela pouvait-il bien faire d’avoir le crâne empli d’une construction aussi baroque ? d’une cathédrale si étrange, si solide, pourtant, si bien défendue ?
John Sullivan, l’autre éminence grise de l’expédition, s’appuyait au mur d’un entrepôt, les bras croisés, un léger sourire aux lèvres sous son grand chapeau de paille. Finch et Sullivan n’étaient plus jeunes, mais le second souriait – là résidait la différence.
Une fois la dernière caisse descendue dans la cale de l’Argus, Finch signa le manifeste que lui présenta le capitaine suant. L’acte avait quelque chose de définitif. Le navire lèverait l’ancre au matin.
Sullivan toucha l’épaule de Guilford.
« Si vous avez une minute, Mr. Law, j’aimerais vous montrer quelque chose qui pourrait vous intéresser. »
Musée des Horreurs, annonçait la plaque apposée au-dessus de la porte.
La construction, guère plus imposante qu’une cabane, était cependant ancienne, du moins pour Londres. Peut-être même s’agissait-il d’un des premiers bâtiments permanents érigés sur les rives marécageuses de la Tamise. Elle semblait avoir été utilisée puis abandonnée à de multiples reprises.
« C’est là ? » s’enquit Guilford.
Ils se trouvaient non loin des quais, derrière des bouges en brique, dans des ruelles sombres à l’atmosphère stagnante.
« Trois sous pour voir les monstres », sourit Sullivan. Son accent traînant, venu tout droit de l’Arkansas, évoquait dans sa bouche Oxford. Du moins Oxford tel que Guilford l’imaginait. « Le propriétaire a beau être un ivrogne, il possède un spécimen intéressant. »
Le « propriétaire », un homme maussade qui empestait le gin, ouvrit la porte en réponse à ses coups, prit son argent d’une main sale puis s’évapora sans un mot derrière un rideau de toile, laissant les visiteurs scruter les trophées naturalisés dispersés sur les étagères grossières d’une salle exiguë. L’exposition des petites pièces était légitime, en ce qu’on reconnaissait bien là des animaux darwiniens mal empaillés et montés : un oiseau « tire-boutons », un assortiment de nécrophages hexapodes, un serpent-léopard aux mâchoires articulées écartées. Sullivan leva un store, mais la luminosité accrue ne fit rien pour améliorer l’opinion de Guilford. Les yeux de verre luisants regardaient dans des directions bizarres.
« Là », indiqua le botaniste.
Il désignait un squelette qui se languissait dans un coin, dressé sur les pattes postérieures. Son compagnon s’en approcha, sceptique. Au premier coup d’œil, on eût dit l’ossature d’un ours – grossièrement bipède, la cage thoracique attachée à une épine ventrale, le long crâne terrifiant aux multiples articulations orné de crocs semblables à des couteaux de silex. Impressionnant.
« C’est un faux, objecta Guilford.
— Comment en arrivez-vous à cette conclusion, Mr. Law ? »
Sullivan devait bien s’en rendre compte par lui-même ?
« Il tient avec de la ficelle et du fil du fer. Certains os sont plus récents que d’autres. Celui-là m’a tout l’air d’un fémur de vache – les articulations n’ont même pas un semblant d’harmonie.
— Bravo. L’œil du photographe.
— Il n’y a pas besoin d’être photographe.
— Vous avez parfaitement raison. D’un point de vue anatomique, cet assemblage est ridicule. Ce qui m’intéresse, c’est la cage thoracique, laquelle est correctement articulée, et surtout le crâne. »
Guilford y regarda de plus près. Les côtes ainsi que l’épine ventrale ne pouvaient être que darwiniennes ; cette disposition pile-face inversée, avec la colonne vertébrale en forme de U à la courbure prononcée, était monnaie courante. Le crâne long, un peu bovin, s’élevait en un dôme spacieux : un carnivore des plus rusés.
« Vous croyez qu’ils sont authentiques ?
— Dans la mesure où ce sont des os véritables, non du papier mâché, et où ils n’ont pas appartenu à un mammifère, oui. Notre hôte prétend les avoir achetés à un colon, lequel les aurait déterrés dans un marais, quelque part sur la Lea, en cherchant un combustible meilleur marché que le charbon.
— Dans ce cas, ils sont relativement récents.
— Oui, bien que personne n’ait jamais vu d’animal de ce genre ni même quoi que ce soit de vaguement ressemblant. Il n’existe guère de grands prédateurs, sur le continent. Donnegan a bien aperçu un carnassier de la taille d’un léopard, dans le Massif central, mais je n’ai entendu parler de rien de plus gros. Alors que représente cette créature ? Voilà la bonne question, Mr. Law. Un grand chasseur récemment éteint ?
— Je l’espère. Il a l’air redoutable.
— Et, si on en juge par son crâne, intelligent, peut-être. Autant que puisse l’être un animal. Si certains de ses frères sont encore en vie, les pistolets que Finch affectionne tant risquent de nous être utiles. Dans le cas contraire…
— Oui ?
— Ma foi, pourquoi parler d’espèces éteintes alors que le continent n’a que huit ans ?
— Vous pensez qu’il a une histoire, remarqua Guilford, bien décidé à se montrer prudent.
— Je ne le pense pas, je le déduis. Oh, c’est une discussion banale – je me demandais simplement quel était votre avis.
— Le problème, c’est que nous avons deux histoires. Pour le même continent. Je ne vois pas comment les accorder. »
Sullivan sourit.
« Pas mal, cette entrée en matière. Vous voulez jouer aux devinettes, Mr. Law ? Sur quoi pariez-vous ? Elizabeth Ire ou notre grand maigre, là ?
— J’y ai réfléchi, bien sûr, mais…
— Pas de faux-fuyants. Choisissez.
— Les deux, lâcha Guilford d’une voix plate. D’une manière ou d’une autre… les deux.
— Ce n’est donc pas impossible ?
— Apparemment, non. »
Le sourire de Sullivan s’élargit.
« Bravo. »
Guilford venait donc de passer avec succès un examen, mais les motivations de son aîné lui échappaient. Il ne s’en souciait pas : Sullivan lui plaisait. Le jeune homme était heureux que le botaniste eût décidé de le traiter en égal. Il le fut plus encore, cependant, de quitter la cabane du taxidermiste et de retrouver le soleil. Quoique le port de Londres ne sentît pas meilleur que l’exposition.
Cette nuit-là, il partagea le lit de Caroline pour la dernière fois.
La dernière fois avant l’automne, rectifia-t-il, mais cette pensée ne le réconforta guère. À sa grande frustration, son épouse lui témoigna une certaine froideur.
Jamais il n’avait connu d’autre femme. Il avait rencontré Caroline dans les bureaux d’Atticus and Pierce, où il retouchait ses plaques pour Schistes fossilifères des Rocheuses. La jeune fille, farouche et réservée, lui avait inspiré un attachement aussi immédiat qu’instinctif. Son oncle s’était livré à de brèves présentations. Ensuite, informé par un secrétaire qu’elle venait déjeuner tous les mercredis avec Mr. Pierce, Guilford avait guetté des semaines durant chacune de ses apparitions. Il l’avait interceptée après un de ces repas pour lui offrir de la raccompagner jusqu’au tramway. Elle y avait consenti, le regardant de sous sa chevelure en couronne telle une princesse méfiante.
Méfiante et douloureuse. Caroline ne s’était jamais remise de la disparition de ses parents durant le miracle, un deuil des plus communs. Guilford avait découvert qu’il parvenait à lui arracher un sourire, de temps à autre. À cette époque, les silences de la jeune fille étaient amis plutôt qu’ennemis ; ils délivraient un message plus subtil que celui des mots. Je souffre, avait dit Caroline dans cette langue silencieuse, mais je suis trop fière pour le reconnaître – pouvez-vous m’aider ?
Je vous donnerai la sécurité, avait répondu Guilford. Je vous construirai un foyer.
À présent, il reposait, parfaitement éveillé, au son des charrettes qui passaient parfois dans la nuit, une vallée de coton le séparant de celle qu’il aimait. Était-il possible de violer un serment informulé ? Car il n’avait pas donné la sécurité à Caroline. Il était parti trop loin, trop souvent, dans l’Ouest sauvage puis jusqu’ici. Il avait donné à sa femme une belle petite fille mais les avait entraînées toutes deux sur cette côte lointaine, où il allait les abandonner… au nom de l’histoire, de la science, voire des rêves qui l’obsédaient.
Il s’assura qu’ainsi agissaient les hommes, depuis des siècles, que si tel n’avait pas été le cas, leur race eût toujours vécu dans les arbres. Mais la vérité, plus complexe, impliquait des données qu’il n’avait pas envie d’examiner, peut-être quelque écho de son père, auquel son pragmatisme flegmatique avait apporté une mort précoce.
Caroline dormait, à présent, ou allait s’endormir. Il posa une main sur la courbe de sa hanche, en une douce pression : Je reviendrai. Elle répondit par un recroquevillement somnolent, presque un haussement d’épaules, pas vraiment indifférent : Peut-être.
Au matin, ils étaient des étrangers l’un pour l’autre.
Caroline et Lily accompagnèrent en calèche Guilford jusqu’au quai, où l’Argus dansait impatiemment avec la marée. Une brume froide s’enroulait autour de sa coque piquetée de rouille.
Le jeune homme, incapable de trouver ses mots, se sentant rustaud, étreignit son épouse ; puis Lily lui grimpa dans les bras, pressa contre la sienne une joue douce et dit simplement :
« Reviens vite. »
Il promit de ne pas y manquer.
Elle, au moins, le crut.
Il s’avança sur la passerelle, pivota contre le bastingage pour agiter la main, mais sa femme et sa fille s’étaient déjà perdues dans la foule qui se pressait sur le quai. Si vite, songea-t-il. Si vite…
L’Argus entama sa traversée en plein brouillard. Guilford resta dans l’entrepont à broyer du noir jusqu’à ce que le soleil perçât et que John Sullivan lui demandât de venir voir le continent dans la lumière du matin.
Il découvrit un marécage à la végétation épaisse balayé par le vent d’ouest – les marais salants de la large embouchure rhénane. Les stromatolites s’y dressaient tels des monuments surnaturels, et les arbres-flûtes avaient envahi le delta partout où le limon était assez épais pour le réseau de leurs racines. Le vapeur suivit un canal peu profond mais dépourvu de plantes – lentement, car les fonds n’étaient pas très stables, la vase se déplaçant au rythme des tempêtes – en direction d’un point à la végétation plus dense encore. Jeffersonville apparut d’abord comme une fine volute de fumée sur l’horizon vert rectiligne, se transforma en tache, puis en agrégat de cahutes marron. Les cabanes s’ouvraient dans des mamelons couronnés de roseaux ou se dressaient sur pilotis, lorsque la terre était assez ferme ; l’agglomération n’était que quais grossiers, embarcations, puanteur du sel, du poisson, des ordures et des excréments humains. Caroline avait trouvé Londres primitif ; heureusement, la vue de Jeffersonville lui avait été épargnée. La ville ressemblait à un avertissement matériel : fin de la civilisation. Au-delà de cette limite, nature anarchique.
D’innombrables bateaux de pêche, des canoës et ce qui ressemblait à des radeaux en arbres darwiniens étaient massés autour des quais drapés de filets. Toutefois, il ne s’y trouvait qu’un unique navire de la taille de l’Argus, un bâtiment militaire battant pavillon américain.
« C’est le bateau avec lequel nous remonterons le fleuve, expliqua Sullivan, accoudé au bastingage à côté de Guilford. Nous ne resterons pas ici bien longtemps. Finch présentera ses hommages à la Navy pendant que nous chercherons un guide.
— Nous ? répéta Guilford.
— Vous et moi. Ensuite, vous n’aurez qu’à préparer vos appareils pour nous photographier tous ensemble sur le quai. Embarquement à Jeffersonville. Un cliché très émouvant, sans le moindre doute. » Sullivan donna une claque dans le dos de son compagnon. « Réjouissez-vous, Mr. Law. Le véritable nouveau monde s’étend devant vous, et vous n’allez pas tarder à y poser le pied. »
Mais il fallait regarder où on posait le pied, dans ces marais. Quitter les planches des promenades revenait à risquer l’engloutissement. Guilford se demanda si la Darwinie ressemblerait toujours à cela – ciel bleu, vent, danger sournois.
Sullivan prévint Finch qu’il partait avec le jeune photographe à la recherche d’un guide. À peine les quais hors de vue, dissimulés par les cabanes des pêcheurs et un bosquet de grands arbres-mosquées, Guilford se sentit perdu. Le botaniste, qui paraissait savoir où il allait, lui expliqua qu’il était déjà venu à Jeffersonville en 1918, pour cataloguer diverses plantes des marais.
« Je connais la ville, ajouta-t-il, bien qu’elle se soit agrandie, et j’ai des relations parmi les vieux de la vieille. »
Les passants semblaient mal dégrossis, voire dangereux. Le gouvernement avait commencé à distribuer des concessions statutaires et à payer la traversée aux colons peu après le miracle, mais, bien que les temps fussent difficiles, seule une certaine catégorie de gens se portait volontaire pour vivre sur cette frontière. La majorité fuyait la justice.
Les exilés vivaient de chasse, de pêche et d’ingéniosité. De toute évidence, eau douce et savon étaient rares. Hommes et femmes, pareillement vêtus d’habits grossiers, arboraient les mêmes longues tignasses embroussaillées. En dépit de quoi ces individus dépenaillés regardaient souvent Guilford et Sullivan avec le mépris amusé de l’indigène pour le touriste.
« Nous allons chez un certain Tom Compton, annonça le botaniste. C’est le meilleur broussard de Jeffersonville, s’il n’est pas mort ou dans l’arrière-pays. »
Ledit Tom Compton habitait une hutte de bois à l’écart de l’eau. Sullivan, sans se soucier de frapper, poussa brusquement la porte entrouverte – politesse darwinienne, peut-être. Guilford le suivit d’un pas prudent. Lorsque ses yeux se furent accoutumés à la pénombre, il distingua quelques meubles, sur lesquels flottait une odeur de propre. Le plancher s’ornait d’un tapis de coton, les murs de divers articles de chasse et de pêche. Un homme était assis, placide, dans un angle de cette pièce unique. Il en imposait, avec sa grosse barbe emmêlée, sa peau sombre trahissant des origines mélangées, le collier de griffes lui entourant le cou. Sa chemise était d’un grossier fil indigène, mais son pantalon, à demi dissimulé par de hautes bottes imperméables, paraissait en coton. Il cligna des yeux sans enthousiasme en regardant les visiteurs puis s’empara de la pipe à long tuyau posée sur la table, près de son coude.
« N’est-il pas un peu tôt pour cela ? » demanda Sullivan.
L’autre gratta une allumette, qu’il appliqua contre le fourneau de la pipe.
« Du moment que vous êtes là, non.
— Vous savez pourquoi j’y suis, Tom ?
— Il court certains bruits.
— Nous comptons explorer le continent.
— Ce n’est pas mon problème.
— Je voudrais que vous nous accompagniez.
— Impossible.
— Nous allons traverser les Alpes.
— Ça ne m’intéresse pas. »
Tom Compton tendit la pipe à Sullivan, qui la prit, porta le tuyau à ses lèvres. Guilford en déduisit que ce qu’elle contenait n’était pas du tabac. Comme son compagnon la lui présentait, il la fixa avec effarement. Pouvait-il refuser poliment, ou s’agissait-il d’un genre de rencontre au sommet cherokee où la pipe remplaçait la poignée de main ?
Le broussard se mit à rire.
« Ce sont les feuilles séchées d’une plante des bords du Rhin, intervint le botaniste. Légèrement grisantes, mais rien de comparable avec l’opium. »
Le photographe se saisit de la bruyère tordue. Le goût de la fumée lui rappela l’odeur des caves profondes, mais une quinte de toux lui fit recracher la majeure partie de ce qu’il avait aspiré.
« C’est un bleu, remarqua son hôte. Il ne connaît pas la région.
— Il apprendra, répondit Sullivan.
— Comme tout le monde, acquiesça l’autre. S’il ne meurt pas avant. »
L’étrange fumée donna à Guilford l’impression d’être plus léger, moins compliqué. Les événements ralentirent jusqu’à se traîner ou se mirent à s’enchaîner sans temps mort. Lorsqu’il regagna sa couchette, sur l’Argus, il n’avait plus en mémoire que des fragments de sa journée.
Il se souvenait d’avoir suivi Sullivan et Tom Compton jusqu’à une taverne du bord de mer, où on leur avait servi de la bière brune dans des bols en bois d’arbres-flûtes. Les récipients, poreux, se mettaient à fuir si on les oubliait trop longtemps, ce qui entraînait une manière de boire peu favorable à la clarté d’esprit. Ils avaient mangé, aussi, du poisson darwinien plié sur l’assiette telle une pastenague noire amollie, au goût de sel et de vase ; Guilford n’en avait avalé que quelques bouchées.
Ses compagnons s’étaient querellés au sujet de l’expédition. Le broussard, méprisant, prétendait qu’il ne s’agissait que d’un prétexte pour agiter le drapeau étoilé et affirmer les droits américains sur l’arrière-pays.
« Vous reconnaissez vous-même que ce Finch est idiot.
— Il a l’esprit religieux, pas scientifique ; il n’a pas conscience de la différence, voilà tout. Mais il n’est pas idiot. Il a sauvé trois hommes des eaux, à Cataract Canyon – il en a porté un, qui avait une double pleurésie, jusqu’à Lees Ferry. C’était il y a dix ans, mais je suis sûr qu’il recommencerait demain, s’il le fallait. Il a préparé l’expédition et choisi l’équipement. Je lui confierais ma vie sans hésiter.
— Suivez-le dans l’arrière-pays, et c’est exactement ce que vous ferez.
— Ça ne me dérange pas. Je ne pourrais rêver meilleur compagnon. Meilleur scientifique, oui, mais même dans ce domaine il peut être utile. D’une manière générale, l’opinion n’est pas favorable à la science, à Washington : nous n’avons su ni prédire ni expliquer le miracle, ce qui pour certains nous en rend quasi responsables. Les idoles aux pieds d’argile n’obtiennent pas grand-chose des deniers publics. Finch, lui, apparaît au Congrès comme un bel exemple de la prétendue science respectueuse, qui ne menace ni la patrie ni l’Église. Nous n’avons qu’à aller dans l’arrière-pays apprendre deux ou trois petites choses – et franchement, plus nous en apprendrons, moins sa position sera tenable.
— On se sert de vous. Après Donnegan. Oh, bien sûr, vous allez rassembler quelques échantillons. Mais ce qui intéresse les financiers, c’est de savoir jusqu’où se sont implantés les partisans, s’il y a du charbon dans la Ruhr ou du fer en Lorraine…
— En admettant que nous fassions une reconnaissance des partisans ou que nous localisions de l’anthracite, quelle importance ? Ça finira par arriver, que nous traversions ou non les Alpes. Au moins, de cette manière, nous apprendrons quelque chose en même temps.
— Sullivan pense que ce continent est une énigme qu’il parviendra à résoudre, expliqua le broussard pour Guilford. C’est aussi stupide que courageux.
— Vous êtes allé plus loin dans les terres que la plupart des trappeurs, Tom, s’obstina Sullivan.
— Ça ne fait pas bien loin.
— Vous savez à quoi vous attendre.
— Personne ne sait à quoi s’attendre.
— Il n’empêche que vous avez de l’expérience.
— Plus que vous.
— Vos talents n’auraient pas de prix.
— J’ai mieux à faire. »
Ils burent un moment en silence, avant qu’une nouvelle tournée ne donnât à la conversation un tour philosophique. Tom Compton tourna vers Guilford sa face burinée, aussi féroce qu’une tête d’ours.
« Et vous, Mr. Law, pourquoi êtes-vous ici ?
— Je suis photographe », répondit le jeune homme.
Il regrettait de ne pas disposer de son appareil ; il avait envie de photographier le broussard. Une bête sauvage ridée par le soleil, disparaissant dans sa fourrure.
« Je sais. Pourquoi êtes-vous ici ? »
Pour donner un coup de pouce à sa carrière. Se faire un nom. Rapporter, emprisonnées dans le verre et l’argent, les images de lacs et de prairies sur lesquels aucun œil humain ne s’était encore posé.
« Je ne sais pas, s’entendit répondre Guilford. Je suppose que je suis curieux. »
Tom Compton l’examina, les yeux plissés, comme s’il s’était avoué lépreux.
« On ne vient ici que quand on a quelque chose à fuir, Mr. Law. Ou à trouver. Pour gagner un peu d’argent ou même, comme ce bon professeur Sullivan, pour apprendre. Ceux qui ne savent pas sont les plus dangereux. »
Un autre souvenir revint à Guilford alors que le balancement de l’Argus à marée montante l’endormait doucement. Sullivan et Tom Compton parlaient de l’arrière-pays, le second plein d’appels à la prudence : les rivières du nouveau continent avaient creusé leurs propres lits, pas toujours d’accord avec les anciennes cartes, faune et flore s’y révélaient dangereuses, il était si difficile d’y trouver de quoi se nourrir que, sans provisions, on eût aussi bien pu se lancer dans la traversée du désert, on y attrapait des maladies inconnues, souvent mortelles. Quant à la traversée des Alpes… ma foi, quelques chasseurs et trappeurs l’avaient tentée par l’ancien col du Saint-Gothard ; l’idée n’était pas neuve. Mais des rumeurs circulaient, des histoires de fantômes, des on-dit – n’importe quoi, affirmait Sullivan, dédaigneux –, peut-être avec raison, mais il y avait de quoi faire réfléchir quelqu’un de raisonnable… donc, pas vous, commentait Sullivan, s’attirant un grand sourire de son interlocuteur, accompagné d’un ni vous non plus, mon vieux. Guilford se demandait, perplexe, à quel accord tacite en étaient arrivés les deux hommes et ce qui les attendait tous dans les profondeurs de cet immense continent inexploré.
L’Angleterre, enfin, songeait Colin Watson. Alors qu’en fait, ça n’avait rien à voir, pas vrai ? Le cargo canadien remontait à toute vapeur le large estuaire de la Tamise, fendant les eaux couleur de thé vert refoulées par la marée : on se fût cru sous les tropiques, du moins à cette époque de l’année. En voyage à Bombay ou à Bihar. Certes pas en train de rentrer chez soi.
Dans la cale se balançait la cargaison. Du charbon d’Afrique du Sud, d’Inde, d’Australie, marchandise précieuse en ces temps de rébellion et d’Empire décomposé. Des outils et des pièces détachées du Canada. Des centaines de fusils Lee-Enfield entassés dans des caisses, en provenance de l’usine d’Alberta, tous à destination de la Folie de Kitchener – la nouvelle Londres ; ils établiraient un abri dans ces contrées sauvages, en prévision du jour où un souverain anglais retrouverait le trône d’Angleterre.
Watson en était directement responsable. À peine le bateau ancré aux quais primitifs, il ordonna à ses hommes – une poignée de Sikhs et de Canadiens grommelants – de sangler les palettes puis de les tirer de la cale, pendant qu’il descendait à terre signer le manifeste des autorités portuaires. Il régnait une chaleur suffocante, dans cette ville en bois primitive qui ne ressemblait pas, même de très loin, à Londres. Y poser le pied rendait palpable la réalité de la conversion européenne, qui n’avait jusqu’alors été pour Watson qu’un événement lointain, aussi étrange et intrinsèquement incroyable qu’un conte de fées, bien que des millions de gens y eussent laissé la vie.
Ce n’était certes pas le pays qu’il avait quitté une décennie plus tôt. Après le lycée, où il ne s’était pas particulièrement distingué, il avait suivi l’entraînement de l’Officer Corps de Woolwich, quittant un dortoir pour un autre, les déclinaisons latines pour les manœuvres d’artillerie. Dans sa naïveté, il s’était préparé à la réalité de G.A. Henty[2], à un héroïsme digne, à des Ndébélés rebelles fuyant devant son épée. Au lieu de quoi il avait trouvé au Caire une caserne poussiéreuse, où la lie des fantassins s’ennuyait profondément. Puis une nuit, le ciel s’était empli d’une lumière scintillante et la terre avait tremblé, renversant, entre autres, le protectorat britannique établi sur l’Égypte. La vie de Watson, quoique sans but, lui avait offert quelques compensations : l’amitié, l’alcool et, plus discrets, Dieu et la Patrie ; jusqu’à ce que 1912 montrât clairement que Dieu était un mystère et que s’Il existait bien, Il détestait les Anglais.
La Grande-Bretagne avait consacré les restes de sa puissance militaire à étayer ses droits sur ses possessions indiennes et sud-africaines. La Rhodésie du Sud était tombée, Salisbury brûlant tel un feu de joie en automne ; l’Égypte et le Soudan avaient succombé aux rebelles musulmans. Watson, secouru dans les ruines hostiles du Caire, s’était retrouvé sur un transport de troupes hideusement surchargé en partance pour le Canada. Un baraquement perdu de Colombie-Britannique l’avait abrité des mois durant, avant son transfert dans une ville de la prairie où le gouvernement en exil de lord Kitchener avait construit une usine d’armement de petit calibre.
Jusqu’à 1912, Watson ne s’était distingué en rien. Avait-il changé, ou était-ce l’armée qui avait évolué ? Il s’était montré un excellent délégué d’usine ; avait vécu comme un moine, surmonté des hivers cruels, des étés arides, débilitants, avec une patience surprenante. Savoir qu’il eût aussi bien pu être décapité par des mahdistes lui avait donné une certaine humilité. Enfin, on l’avait appelé à Ottawa, où la reconstruction, prenant de l’ampleur, nécessitait la présence d’ingénieurs militaires.
On appelait « reconstruction », mais aussi « Folie de Kitchener », la fondation d’une nouvelle Londres sur les rives d’un fleuve qui ne ressemblait que de loin à la Tamise. L’érection de cette Jérusalem au sein d’une sinistre contrée verdoyante. Ce n’était qu’un geste, disaient les détracteurs de l’Angleterre, mais ce geste même eût été impossible sans la Royal Navy, toujours puissante quoique diminuée. Les États-Unis avaient déclaré avec arrogance que l’Europe devait être « librement ouverte aux colons et dépourvue de frontières » – la prétendue doctrine de Wilson, qui impliquait en pratique l’hégémonie américaine, un nouveau monde américain. Les restes des gouvernements français et allemands, affaiblis par des prétentions conflictuelles à la légitimité et par la perte des ressources européennes, avaient battu en retraite après quelques passes d’armes. Kitchener était parvenu à négocier une exception en ce qui concernait les îles Britanniques, suscitant d’autres protestations. Toutefois, les survivants éloignés de la vieille Europe, privés de base industrielle, étaient bien incapables d’affronter les puissances combinées de la Royal Navy et de la White Fleet.
Statu quo, donc. Mais pas stable du tout. Exemple : le cargo civil avec son chargement militaire. Watson avait pour mission de veiller sur cette marchandise clandestine de Halifax à Londres. On remplissait certainement l’armurerie anglaise : ce n’était pas la première cargaison de ce genre embarquée sur les ordres personnels de Kitchener, ni, sans doute, la dernière. Le lieutenant n’avait pas la moindre idée des raisons pour lesquelles le nouveau monde avait besoin de ces fusils, ces mitrailleuses, ces mortiers… à moins que la paix ne fût pas aussi paisible qu’il y paraissait.
Le voyage s’était déroulé sans incident. Les flots étaient calmes, les cieux si flamboyants qu’ils eussent pu être en métal bleu martelé. Le militaire avait profité de ce long repos pour réfléchir à sa destinée. Comparé à d’autres, il avait émergé presque indemne de la tragédie de 1912. Ses parents étaient morts avant la conversion, il n’avait ni frère, ni sœur, ni femme, ni enfant à pleurer. Seulement un mode de vie. Un bagage de souvenirs pâlissants. Le passé se détachant de lui, les années, dépourvues de poids comme de repères, avaient passé terriblement vite. Peut-être alors était-il naturel que le hasard le ramenât enfin en Angleterre : une nouvelle Angleterre, une pseudo-Angleterre, fiévreuse, aux autorités portuaires prosaïquement installées dans une cassine de briques brûlante, grise de poussière. Il se présenta, et on le guida jusqu’à une arrière-salle où l’attendait un marchand sud-africain corpulent, qui avait offert d’abriter les munitions dans son entrepôt en attendant que l’Armurerie fût prête à les recevoir. Pierce, oui, c’était cela. Jered Pierce.
« Ravi de faire votre connaissance, Mr Pierce », déclara Watson en tendant la main.
L’autre l’emprisonna dans son énorme patte.
« Moi de même, monsieur. »
Caroline avait peur de la ville, mais elle s’ennuyait dans le petit magasin inconfortable de son oncle. Quoiqu’elle eût pris en charge certaines tâches en principe dévolues à sa tante, ce qui était parfait, il lui fallait aussi s’occuper de Lily. La jeune femme se refusait à la laisser jouer seule dans la rue sale, aux caniveaux indescriptibles, mais à l’intérieur, la fillette représentait un véritable fléau, traquant le chat ou organisant des thés avec les poupées en porcelaine de Chine d’Alice. Aussi, lorsque cette dernière s’offrit à la surveiller, le temps pour sa nièce d’apporter à déjeuner à Jered, sur les quais, la proposition fut-elle acceptée avec reconnaissance. Caroline se sentit soudain libre et délicieusement seule.
Comme elle s’était promis de ne pas penser à Guilford de l’après-midi, elle s’efforça de se concentrer sur autre chose. Une bande de gamins crasseux – dire que le plus jeune était peut-être né en ces lieux cauchemardesques ! – passa près d’elle en courant. Un des garçonnets traînait derrière lui, au bout d’une ficelle, un bondisseur dont les six pattes vert pâle s’agitaient frénétiquement et qui roulait des yeux terrifiés. Peut-être cette terreur était-elle une bonne chose. Peut-être était-ce une bonne chose que, dans ce monde en partie inhumain, les deux camps connussent la peur. Jamais Caroline n’eût pu partager pareilles pensées avec Guilford.
Mais Guilford était parti. Bon, songea-t-elle, fais-toi une raison. Seul un désastre le ramènerait avant l’automne, et encore, rien n’était moins sûr. Sans doute le jeune homme s’était-il déjà enfoncé dans l’arrière-pays darwinien, auprès duquel cette ombre sinistre de Londres pâlissait.
Caroline ne se demandait plus pourquoi. Il le lui avait expliqué patiemment une douzaine de fois, de manière en apparence raisonnable. Mais elle savait qu’il avait d’autres raisons, passées sous silence, aussi fortes que les marées. Fasciné par l’appel des terres vierges, il avait couru à elles, oublieux des bêtes sauvages, des rivières indomptées, des fièvres et des bandits. Il s’était enfui de chez lui tel un petit garçon malheureux.
Abandonnant Caroline dans son sillage. Elle haïssait cette Angleterre, et jusqu’au simple fait de lui donner ce nom. Elle en haïssait les bruits, le vacarme de l’activité humaine comme les sons de la nature (bien pires !) qui s’infiltraient la nuit par sa fenêtre, des sons dont la source lui restait mystérieuse. Cliquetis évoquant des insectes ; couinements rappelant de petits chiens blessés. Elle en haïssait la puanteur, les forêts empoisonnées et les rivières hantées. Londres était une prison gardée par des monstres.
La jeune femme s’engagea dans la rue longeant le fleuve. Caniveaux et égouts lâchaient goutte à goutte leur charge d’ordure dans la Tamise ; des mouettes criardes filaient au-dessus de l’eau. Caroline contempla d’un œil distrait les bateaux qui passaient. Loin dans les flots boueux, un serpent de vase leva la tête, son cou parcheminé incurvé en point d’interrogation. La promeneuse regarda les grues du port vider un voilier – le prix du charbon avait ressuscité l’ère de la voile, bien que cette voilure particulière fût pour l’heure serrée sur un labyrinthe de mâts. Des hommes enturbannés ou tête nue emportaient des caisses sur d’immenses charrettes ; des chariots éclaboussés de soleil allaient se reposer dans des baies de chargement comparativement obscures. Caroline atteignit l’ombre du bâtiment des autorités portuaires, où l’air, quoique stagnant, était un peu plus frais.
Jered vint à sa rencontre prendre le panier-repas. Il la remercia, l’esprit visiblement ailleurs, avant d’ajouter :
« Dis à Alice que je rentrerai pour le dîner. Et de préparer une autre chambre. » Un homme de haute taille, tiré à quatre épingles malgré l’usure de son uniforme, se tenait un peu en retrait, les yeux franchement fixés sur la jeune femme. Jered finit par s’en apercevoir. « Lieutenant Watson ? Je vous présente ma nièce, Caroline Law.
— Mademoiselle, dit gravement l’officier, inclinant son visage émacié.
— Madame, corrigea-t-elle.
— Le lieutenant Watson occupera l’arrière-boutique un petit moment. »
Vraiment ? s’étonna Caroline, jetant au militaire un regard plus attentif.
« La caserne est bondée, poursuivit son oncle. Il nous arrive de prendre des locataires. Pour le roi, la patrie, ce genre de choses. »
Ce n’est pas mon roi, protesta-t-elle en son for intérieur. Ni ma patrie.
« En fait, déclara le professeur Randall, je crois que je préférais l’ancien Dieu. Celui qui ne faisait pas de miracles.
— Il y en a dans la Bible », lui rappela Vale.
Lorsque Randall avait bu, c’est-à-dire la plupart du temps, il était porté sur la théologie morose. Ce jour-là, il exposait ses vues installé dans le bureau du spirite, le front emperlé de sueur. Les boutons de sa veste semblaient prêts à jaillir de leurs boutonnières.
« Ils auraient dû y rester. » Il sirota le bourbon coûteux acheté par son compagnon à son intention. « Que Dieu frappe les Sodomites, d’accord ; qu’il en fasse autant avec les Belges, c’est ridicule.
— Prenez garde, professeur Randall. Il pourrait bien vous frapper, vous.
— S’Il en avait eu envie, Il aurait sans doute exercé ce privilège depuis longtemps. Aurais-je blasphémé, Mr. Vale ? En ce cas, je vais continuer. Je doute que la mort de l’Europe soit due à une intervention divine, malgré ce que le clergé aimerait nous faire croire.
— L’opinion publique n’est pas de votre avis. »
Randall parcourut d’un regard circulaire les rideaux fermés, les rassurantes rangées de livres.
« Je ne suis pas en public, ici ?
— Non.
— Je pense que c’est une catastrophe naturelle. Le miracle, je veux dire. Une catastrophe d’un genre nouveau, certes, mais quelqu’un n’ayant jamais vu, ni même entendu parler des… disons, des tornades, ne les considérerait-il pas également comme des miracles ?
— On parle de volonté de Dieu à chaque catastrophe naturelle.
— Alors qu’une tornade ne dépend que des conditions climatiques. Ça n’a rien de plus surnaturel qu’une averse de printemps.
— Ni plus ni moins. Mais vous êtes un sceptique.
— Je ne suis pas le seul, loin de là. Dieu s’est-il penché pour laisser son empreinte sur la Terre, professeur Vale ? William Jennings Bryan[3] tenait beaucoup à obtenir une réponse à cette question. Moi pas.
— Vraiment ?
— Pas dans ce sens-là. Oh, il s’est trouvé des gens pour faire carrière dans la politique en se servant de la xénophobie et de l’ardeur religieuse, mais ça ne durera pas. Il n’y a ni assez d’étrangers, ni assez de miracles pour entretenir la crise. La vraie question, c’est : jusqu’à quel point souffrirons-nous entretemps ? Je veux parler de l’intolérance politique, de la mesquinerie fiscale, voire de la guerre. »
Les yeux de Vale s’ouvrirent un peu plus grands, seul signe visible de l’excitation qui s’était mise à flamber en lui. Les dieux venaient de dresser l’oreille.
« La guerre ? » répéta-t-il.
Randall savait peut-être quelque chose à ce sujet. C’était un des conservateurs de la Smithsonian, mais aussi un de ses collecteurs de fonds. Il avait participé à plusieurs comités du Congrès et possédait des amis au Capitole.
Était-ce pour cela que le dieu de Vale s’intéressait à lui ? Ironiquement, être au service de la divinité ne permettait pas toujours d’en comprendre la fin ni les moyens. Vale ne savait qu’une chose : l’enjeu de cette conversation rendait insignifiantes ses ambitions personnelles. La mise en œuvre de quelque plan conçu des milliers d’années plus tôt exigeait qu’il gagnât la confiance du vieux cynique corpulent, ce qu’il ferait. Il en serait récompensé, son dieu le lui avait promis. Par la vie éternelle, peut-être. Et, entre-temps, par une existence décente.
« La guerre, acquiesça Randall, ou du moins quelque exercice martial destiné à garder les Britanniques à leur place. L’expédition Finch… vous en avez entendu parler ?
— Certes.
— Si les partisans attaquent l’expédition Finch, le Congrès poussera les hauts cris et blâmera les Anglais. Les sabres s’agiteront. Des jeunes gens mourront. » Le conservateur, la peau du cou pendante, ravinée de rides entrecroisées, se pencha vers Vale. « Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Que vous parlez avec les morts ? »
Une porte s’ouvrait. Vale ne répondit que d’un sourire et d’une question :
« Qu’en pensez-vous ?
— J’en pense que j’ai devant moi un homme qui sait inspirer confiance et mettre une veuve dans sa poche. Sans vouloir vous offenser.
— Alors pourquoi aborder le sujet ?
— Parce que… parce que rien n’est plus comme avant. Vous voyez ce que je veux dire, n’est-ce pas ?
— Je n’en suis pas certain.
— Je ne crois pas aux miracles, mais…
— Mais ?
— Tant de choses ont changé. En matière de politique, d’argent, de mode – de géographie, c’est évident – mais ce n’est pas tout. Il y a des gens, des inconnus, qui ont des yeux, des airs bizarres. Ce n’était pas le cas avant. C’est comme s’ils avaient un secret qu’ils refusent de partager, y compris avec eux-mêmes. Voilà ce qui m’ennuie. Je ne comprends pas. Vous voyez, Mr. Vale, je débute sceptique et je termine mystique. La faute au bourbon. Mais je vous repose ma question : parlez-vous aux morts ?
— Oui.
— Réellement ?
— Réellement.
— Et que vous racontent-ils ? De quoi peuvent-ils bien parler ?
— De la vie. De l’avenir du monde.
— De choses personnelles ?
— Souvent.
— Je vous trouve bien sibyllin. Ma femme est morte, vous savez. L’année dernière. D’une pneumonie.
— Je sais.
— Pourrais-je lui parler ? » Randall posa son verre sur le bureau. « Est-ce réellement possible, Mr. Vale ?
— Peut-être. Nous verrons. »
La Navy avait envoyé à Jeffersonville un vapeur à faible tirant d’eau qui emmènerait l’expédition Finch jusqu’à la limite du Rhin navigable, mais le départ fut retardé, le pilote et la majeure partie de l’équipage ayant contracté la fièvre continentale.
« C’est une maladie des marais, expliqua Sullivan à Guilford, qui ignorait presque tout du sujet. Épuisante mais rarement mortelle. Nous n’attendrons pas bien longtemps. »
De fait, quelques jours suffocants plus tard, ils étaient prêts à lever l’ancre. Guilford installa sur le quai de bois flottant ses deux appareils, le gros à plaque sèche comme celui à bobine de pellicule. La photographie n’avait que peu évolué depuis le miracle ; les longues luttes des ouvriers, en 1915, s’étaient soldées par la fermeture d’Eastman Kodak pour la plus grande partie de cette année-là, tandis qu’Hawk-Eye Works, à Rochester, avait entièrement brûlé. Guilford possédait cependant des outils de travail aussi modernes et parfaitement agencés que possible. Ayant coloré lui-même plusieurs des plaques rapportées de son expédition dans le Montana, il avait bien l’intention d’en faire autant avec celles consacrées à la Darwinie, aussi prit-il des notes détaillées :
Quatorze membres de l’expédition, quai de Jeffersonville, Europe : Premier plan dr. debout Preston Finch, Charles Curtis Hemphill, Avery Keck, Tom Gillvany, Kenneth Donner, Paul Robertson, Emil Swensen ; premier plan dr. à genoux Tom Compton, Christopher Tuckman, Ed Betts, Wilson W. Farr, Marion (« Diggs ») Digby, Raymond Burke, John W. Sullivan.
Arrière-plan : le Weston, bâtiment de la Navy, coque gris métal ; eaux turquoise port J-ville sous ciel bleu profond ; marais rhénans dans léger vent nord, vert or ombres nuages, 8 h mat. Départ.
Ainsi commença le voyage (une fois de plus, songea Guilford ; ce n’était qu’un éternel commencement), sous un ciel d’un bleu cru, les joncs-araignées s’agitant sur les berges marécageuses tels des épis de blé. Une fois ses affaires rangées dans le minuscule espace dépourvu de hublot qui lui avait été attribué, le jeune homme remonta sur le pont voir si le spectacle avait changé. Au crépuscule, les marais laissèrent la place à des rives plus sèches, sablonneuses, les plantes du bord de mer à des buissons-pagodes touffus et à des troncs en tuyaux d’orgue dans lesquels le vent soufflait des notes discordantes à la Calliope. Après un coucher de soleil clinquant, la région alentour devint une immensité nocturne sans limites. Trop vaste, trop vide, signe trop évident d’une machinerie divine indifférente.
Guilford dormit dans son hamac d’un sommeil agité, pour se réveiller fiévreux le lendemain matin. En se levant, il se découvrit mal assuré sur ses jambes – la tôle du pont valsait sous ses pieds, et l’odeur de cuisine suffit à l’écarter du petit déjeuner. À midi, il était assez malade pour appeler le médecin de l’expédition, Wilson Farr, lequel diagnostiqua la fièvre continentale.
« Je vais mourir ? s’enquit Guilford.
— Vous frapperez peut-être à la porte », répondit Farr, les yeux plissés derrière des verres de lunettes guère plus larges que des bagues de cigare, « mais je serais surpris qu’on vous ouvre. »
Sullivan vint rendre visite au jeune homme dans la soirée. La température de Guilford montait toujours, un érythème rosé lui avait envahi les membres, et focaliser son regard sur le botaniste lui fut difficile. Leur conversation erratique évoqua un navire à la dérive, le scientifique s’efforçant de distraire son compagnon par ses théories sur la vie darwinienne, notamment la structure physique des invertébrés les plus communs.
« Vous devez être fatigué », déclara enfin Sullivan. Le photographe se sentait en effet indiciblement las. « Mais avant de vous quitter, je vais vous confier une dernière pensée, Mr. Law. D’après vous, comment un microbe miraculeux, vecteur d’une maladie purement darwinienne, peut-il croître et multiplier dans les corps de mortels ordinaires tels que nous ? La coïncidence ne vous semble-t-elle pas un peu forte ?
— Sais pas », murmura le jeune homme, avant de se tourner vers la cloison.
Au plus fort de la maladie, il se rêva soldat allant et venant à la limite d’un champ de bataille étouffant, couvert de poussière, sentinelle des morts guettant un ennemi invisible, s’agenouillant parfois pour boire l’eau de flaques tièdes du fond desquelles l’observait son image, reflet incroyablement ancien détenteur d’épuisants secrets.
Le rêve se fondit ensuite en un long vide ponctué d’éclairs nauséeux, mais le lundi, la fièvre vaincue, Guilford entrait en convalescence. Il se sentait même assez bien pour prendre quelque nourriture et s’irriter de sa réclusion, tandis que le Weston s’enfonçait toujours plus avant dans les terres. Farr lui apporta un exemplaire de la Gnoséologie diluvienne et biblique, de Finch, ce qui permit au photographe de se perdre pour quelques heures dans les multiples âges de la Terre ; le Déluge avait laissé ses traces, reformations cataclysmiques du manteau, tel le Grand Canyon – à moins que, Finch l’admettait, ces caractéristiques ne fussent « des créations antérieures, auxquelles leur Créateur avait accordé l’apparence de l’antiquité ».
La Création modifiée par une inondation mondiale qui avait déposé des fossiles à diverses altitudes ou les avait ensevelis dans la vase et la boue, comme avait été enseveli l’Éden lui-même. Guilford avait déjà lu tout cela, mais Finch étayait sa théorie d’une multitude de détails, dont la classification d’une centaine d’alluvions et éluvions ou les tableaux géologiques dans lesquels les espèces disparues figuraient par catégories bien distinctes. Pourtant, ces simples mots, « l’apparence de l’ancienneté », mettaient son lecteur mal à l’aise. Ils sous-entendaient que le savoir était par nature conditionnel : le monde se réduisait à un décor, peut-être construit la veille, équipé depuis peu de montagnes, d’ossements de mastodontes et de souvenirs humains. Le Créateur manifestait une envie indécente de tromper Ses créatures, puisqu’il n’existait nulle différence pratique entre l’œuvre du temps et celle d’un miracle. Guilford trouvait cela d’une complexité inutile – mais, à bien y réfléchir, pourquoi l’Univers eût-il été simple ? Sans doute se fût-il avéré plus choquant qu’on pût le condenser, avec toutes ses étoiles et ses planètes, en une seule équation (comme, disait-on, Einstein, un mathématicien européen, avait tenté de le faire).
Finch eût expliqué que Dieu avait donné les Écritures à l’homme pour cette raison même : afin qu’il trouvât un sens à un monde désorientant. Guilford reconnaissait d’ailleurs que les travaux du scientifique ne manquaient ni de poids ni de poésie, voire d’une logique contournée. Le jeune homme ne s’y connaissait pas assez en géologie pour les discuter… quoiqu’il en retirât l’impression d’une vaste cathédrale érigée sur quelques petites poutres grinçantes.
De plus, la question de Sullivan l’obsédait. Si le nouveau continent était une Création indépendante, comment avait-il attrapé une maladie darwinienne, lui ? Tant qu’on y était, comment les hommes parvenaient-ils à digérer certains végétaux et animaux darwiniens ? D’autres – bien trop – se révélaient empoisonnés, mais quelques-uns étaient nourrissants, voire délicieux. Cela n’impliquait-il pas une similarité cachée, une origine commune, quoique lointaine ?
Ou, pour le moins, un Créateur commun. Des ancêtres communs, avait sous-entendu Sullivan. Mais c’était évidemment impossible. La Darwinie existait depuis un peu moins d’une décennie… ou depuis beaucoup plus longtemps, mais sans avoir été perceptible sur Terre de quelque manière que ce fût.
Tel était le paradoxe de la nouvelle Europe. En cherchant le miracle, on trouvait l’Histoire ; en cherchant l’Histoire, on tombait la tête la première dans le miracle.
La pluie poursuivit l’expédition un jour et demi, enveloppant les rives du fleuve d’une brume argentée. Après avoir ondulé à travers des forêts sauvages, sylves d’un vert mousse particulièrement profond, le Rhin finit par s’engager dans une plaine moelleuse, tapissée de plantes à larges feuilles que Tom Compton appelait des mains. Leurs minuscules fleurs dorées, toutes épanouies, donnaient à la région l’éclat d’un automne précoce. Bien que le spectacle fût attirant, pour la Darwinie, le broussard expliqua à ses compagnons qu’il ne fallait pas se promener sans bottes parmi les mains, car leur suc jaune astringent donnait de l’urticaire. Des insectes planants, les ortillers, emplissaient la plaine durant la journée, mais malgré leur aspect barbelé, ils ne s’intéressaient nullement à la chair humaine. Il leur arrivait même de se percher sur le doigt qu’on leur tendait, leur corps translucide se découpant dans la lumière en un filigrane aérien, telle une décoration de Noël miniature.
Le Weston jeta l’ancre au milieu du fleuve. Guilford, tout juste guéri, encore un peu faible, accompagna Sullivan, qui gagnait la berge afin de collecter quelques mains et autres espèces végétales de prairie. Le botaniste passa ensuite les échantillons prélevés dans sa presse à plantes, avant de les enfermer, aplatis et séchés, au fond d’une boîte enveloppée de toile cirée. Il montra au jeune homme une fleur d’un orange particulièrement vif, commune sur la berge sablonneuse.
« Cette plante a quasiment la même structure que le coquelicot, expliqua-t-il, sauf qu’elle est toujours mâle. Les insectes dispersent son pollen en dévorant ses étamines, littéralement. La fleur femelle – en voilà une, vous voyez ? – n’a de fleur que le nom, au sens conventionnel du terme. C’est un simple bâtonnet enduit de miel. Un pistil immense, à structure ciliée, qui transporte le pollen mâle jusqu’au gynécée. Les insectes s’y retrouvent souvent englués, et le pollen avec eux. Ce mode de fonctionnement, quoique inconnu parmi les espèces terrestres, est courant en Darwinie. La ressemblance physique, bien réelle, est donc pure coïncidence. On dirait que le même processus évolutif s’est appliqué par des canaux différents – comme dans le cas de ce fleuve, qui ressemble au Rhin en général mais pas dans les détails. Il passe en gros par les mêmes contrées pour aller se jeter dans le même océan, mais ses coudes et méandres sont totalement imprévisibles. »
Ainsi que ses tourbillons, ajouta Guilford en son for intérieur. Ou ses rapides. Jusqu’ici, cependant, le fleuve s’était montré relativement tranquille. Celui de l’évolution offrait-il semblables dangers ?
Les journées appartenaient à Sullivan, Gillvany, Finch et Robinson – Digby, le cuisinier de l’expédition, les appelait « Chou, Pou, Caillou et Genou » –, les nuits à Keck, Tuckman et Burke, géomètres et navigateurs, avec leurs sextants, leurs étoiles, leurs cartes éclairées par les lampes. Guilford aimait demander à Keck où se trouvait au juste l’expédition, parce qu’il obtenait toujours des réponses aussi étranges que merveilleuses :
« Nous pénétrons dans la baie de Cologne, Mr. Law. À moins que le monde soit sens dessus dessous, nous ne tarderons pas à arriver en vue de Düsseldorf. »
Weston ancré dans un large méandre au courant très lent. Le « lac de la Cathédrale », Tom Compton dixit. Rhin sortant d’un rift adouci ; à l’est, duché de Berg, montagnes ; quelque part en amont, gorges du Rhin. Terrain abondamment arboré : arbres-mosquées (plus grands qu’en Angleterre), immenses pins-sauges kaki, sous-bois mélangé. Peut-être des risques d’incendie par temps sec. Région houillère dans l’ancienne Europe ; d’après Tom Compton, il y a des foreurs aux environs, des galeries à flanc de coteau des mines peu profondes sont déjà en activité (limitée) ; avons remarqué des routes grossières un certain trafic fluvial. Finch affirme voir des preuves de la présence de charbon à coke ; estime que cette zone sera un jour un centre de travail du fer et de fabrication de l’acier, si Dieu le veut, grâce à la fonte brute des escarpements oolithiques situés sur les coteaux de la Moselle, surtout si les U.S.A. évitent que le continent soit « défendu par des frontières ».
D’après Sullivan, la présence de charbon démontre l’ancienneté de la Darwinie : c’est une séquence stratigraphique due au soulèvement du plateau rhénan survenu durant l’ère tertiaire. La question, dit-il, est de savoir si la géologie darwinienne est identique à celle de la vieille Europe, les changements n’étant dus qu’au climat et aux modifications des cours d’eau ; ou si elle ne s’en rapproche que d’assez loin, dans les grandes lignes seulement – ce qui risquerait d’affecter notre reconnaissance des Alpes : une gorge inattendue près du Montgenèvre ou du Brenner nous renverrait, domptés, à J-ville.
Beau temps, ciel bleu, courant un peu plus fort, à présent.
Cela ne pouvait durer, Guilford en était conscient, cette croisière paresseuse avec une cuisine bien pourvue, ces longues journées de photographie et de pressage de plantes, ces plages gravelées dépourvues d’insectes et autres animaux nuisibles, ces nuits aussi riches en étoiles que les plus belles qu’il avait connues dans le Montana. Le Weston remontait toujours le rift rhénan ; les parois de la gorge devenaient plus abruptes, les reliefs plus spectaculaires, jusqu’à ce que le jeune homme en vînt à imaginer sans difficulté la vieille Europe et ses monuments disparus (« L’abbaye d’Eberbach », eût psalmodié Keck. « Le Marksburg, Sooneck, château Pfaltz… »), ses chevaliers Teutoniques massés sur les rives, arborant lances et heaumes à aigrettes.
Mais ce n’était pas la vieille Europe, il en trouvait la preuve dans le moindre recoin : poissons épineux flottant au-dessus des hauts-fonds, odeur de cannelle des forêts de pins-sauges (ni des pins ni de la sauge, mais de grands arbres dont les branches formaient une plate-forme spiralée), cris nocturnes d’animaux encore sans nom. L’homme était certes arrivé jusqu’ici – les voyageurs croisaient parfois un radeau, découvraient de temps à autre les traces d’une corde de remorque, des cabanes de trappeurs, de la fumée, des barrages à poissons – mais à une date récente.
Guilford puisait une sorte de réconfort dans la solitude de la contrée qui s’étendait autour de lui, dans l’anonymat à la fois terrible et merveilleux qu’il y trouvait, dans l’idée qu’il imprimait ses pas où nul ne l’avait jamais fait, tout en sachant que ce qui l’entourait aurait bientôt effacé ses traces. Le continent ne demandait rien, ne donnait rien d’autre que lui-même.
Mais ces jours insouciants ne pouvaient durer. Les chutes du Rhin attendaient, qui obligeraient le Weston à battre en retraite. Alors les explorateurs sauraient ce qu’était la réelle solitude, dans un monde inconnu de pierre et de bois.
Les chutes du Rhin, ou de Schaffhouse, but de notre navigation. Compton n’est jamais allé plus avant. D’après lui, quelques trappeurs prétendent avoir gagné à pied le lac de Constance, mais les trappeurs sont enclins à la vantardise.
Les chutes ne sont guère spectaculaires comparées à celles, par exemple, du Niagara, mais elles n’en barrent pas moins le fleuve avec efficacité. Une brume lourde les enveloppe, énorme nuage d’orage blanchâtre suspendu au-dessus des rochers trempés des collines boisées. L’eau coule en flots verts rapides, le ciel s’assombrit, annonçant la pluie. La moindre pierre, la moindre fissure, sont envahies d’une plante semblable à de la mousse ornée de délicates fleurs blanches.
Cascade dûment examinée photographiée, nous nous replions sur un point de portage : Tom Compton connaît par ici un éleveur qui acceptera peut-être de nous vendre des animaux de bât.
Post-scriptum pour Caroline Lily : Vous me manquez toutes les deux beaucoup. J’ai l’impression de vous parler quand j’écris, même si je suis bien loin de vous – au cœur du continent perdu (ou du nouveau continent), cerné par l’étrange.
L’éleveur était un Américano-Allemand truculent, qui se présenta sous le nom d’« Erasmus ». Sa ferme grossière, bâtie à quelque distance du fleuve, comprenait un enclos où il avait rassemblé aux fins de croisements un nombre impressionnant de serpents à fourrure.
Ces animaux, Sullivan l’expliqua aux autres membres du groupe, représentaient la ressource darwinienne la plus aisément exploitable, pour l’instant au moins. Il s’agissait d’herbivores vivant en troupeaux, très répandus dans les prairies des hautes terres et, sans doute, à travers toutes les steppes orientales. Donnegan en avait vu dans les contreforts des Pyrénées, ce qui tendait à prouver que leur habitat était fort étendu. Guilford, fasciné, passa presque tout le reste de la journée au corral, malgré l’odeur pénétrante qui constituait une des caractéristiques les moins agréables de ses pensionnaires.
Ils ne ressemblaient pas tant à des serpents qu’à des larves – avec leurs « faces » pâles, gonflées, aux yeux bovins, leurs corps cylindriques, leurs six pattes à demi dissimulées derrière des câbles de poils emmêlés. Ces animaux composaient à eux seuls un véritable catalogue de Sears-Roebuck[4] en fournissant non seulement de la fourrure, mais aussi du cuir, de la graisse à chandelles et une viande comestible quoique fade. Ils représentaient le principal produit commercial rhénan. Sullivan affirmait même que leur fourrure avait fait son apparition parmi la haute société new-yorkaise. Sans doute l’odeur ne résistait-elle pas au tannage, sans quoi nul n’eût voulu d’un tel manteau, même en plein hiver.
Plus important, les bêtes se montraient des porteurs dociles, sans lesquels l’exploration des Alpes s’avérerait beaucoup plus difficile. Déjà, Preston Finch s’était installé dans la cabane en terre d’Erasmus afin de négocier l’achat de quinze ou vingt têtes. L’éleveur devait se montrer âpre au gain, car lorsque Diggs eut achevé de monter la tente du mess, les deux hommes marchandaient toujours – à voix assez haute pour être perceptible.
Enfin, Finch jaillit de la hutte.
« Quel horrible bonhomme, marmonna-t-il, indifférent au repas. C’est un sympathisant partisan. Il n’y a rien à en tirer. »
L’équipage du Weston était resté à bord, prêt à redescendre le Rhin à la voile avec échantillons, spécimens, notes de travail et courrier. Guilford, assis en compagnie de Sullivan, Keck et Tom Compton sur un à-pic au-dessus du fleuve, se régalait de hachis de corned-beef reconstitué en contemplant le coucher de soleil.
« Le problème, avec Finch, c’est qu’il ne sait pas faire de concessions, déclara Sullivan.
— Erasmus non plus, intervint le broussard. Ce n’est pas un partisan, juste un casse-pieds, d’une manière générale. Il a passé trois ans à Jeffersonville, comme courtier en peaux, mais personne ne le supportait bien longtemps. La compagnie de ses semblables ne lui convient pas.
— Les bêtes sont intéressantes », observa Guilford.
Comme les thoats des romans de Burroughs. Les montures martiennes.
« Alors pourquoi ne les prenez-vous pas en photo ? » conclut Tom Compton en levant les yeux au ciel.
Le lendemain matin, il devint évident que les négociations avaient bel et bien échoué. Finch, qui refusait d’adresser la parole à Erasmus, supplia néanmoins le pilote du Weston de rester au moins un jour de plus. Sullivan, Gillvany et Robinson partirent à la chasse aux échantillons dans la forêt alentour, espérant apparemment que tout s’arrangerait par miracle avant leur retour. Guilford, lui, installa son appareil photographique près du corral.
Aussitôt, Erasmus jaillit d’un pas lourd de sa hutte de terre bancale, tel un nain en furie. Le jeune homme, qui ne lui avait pas été présenté personnellement, s’efforça de réprimer un sursaut.
L’éleveur – à peine plus d’un mètre soixante, le visage mangé par les boucles d’une barbe biblique, portant bleu en jean rapetassé et gilet en peau – s’immobilisa à bonne distance de lui, les sourcils froncés, le souffle bruyant. Guilford, après l’avoir salué d’un signe de tête poli, poursuivit l’installation de son trépied. Au Vieil Homme de la Montagne de faire le premier pas.
Il fallut un long moment, mais Erasmus finit par prendre la parole.
« Qu’est-ce que vous trafiquez au juste ?
— Je veux photographier les animaux, si cela ne vous dérange pas.
— Vous auriez pu demander avant. »
Guilford restant coi, Erasmus souffla quelques minutes de plus, avant de demander :
« Alors cette chose est un appareil photographique ?
— Oui, monsieur. Un Kodak à plaques.
— Vous prenez des photos sur plaques ? Comme dans le National Geographic ?
— Exactement comme dans le National Geographic.
— Vous connaissez ?
— J’ai travaillé pour eux.
— Hein ? Quand ça ?
— L’année dernière. Le canyon de Deep Creek, dans le Montana.
— C’étaient vos photos ? Décembre 1919 ? »
Le jeune homme jeta à l’éleveur un regard plus attentif.
« Vous faites partie de la Société, Mr. euh… Erasmus ?
— Appelez-moi Erasmus tout court. Vous êtes… ?
— Guilford Law.
— Eh bien, Mr. Law, je n’appartiens pas à la Société du National Geographic, mais le magazine remonte le fleuve de temps en temps. Je l’accepte comme monnaie d’échange. C’est dur de trouver quoi que ce soit à lire. J’ai vos photographies. » Erasmus hésita. « Celles-là, avec mes bêtes, elles seront publiées ?
— Peut-être. Ce n’est pas moi qui décide.
— Je vois. » Il pesa les choses un moment, avant d’inspirer une grande goulée d’air lourd. « Voulez-vous me raccompagner à ma cabane, Guilford Law ? Maintenant que Finch n’est plus là, nous allons peut-être pouvoir discuter. »
Le jeune homme admira la collection de National Geographic de l’éleveur – quinze numéros en tout, pour la plupart tachés et cornés, certains ne devant qu’à la ficelle qui les entourait de ne pas tomber en pièces. Ils partageaient leur étagère en bois avec des cartes postales obscènes en aussi piètre état, des westerns bon marché et un Argosy de fraîche date que Guilford n’avait pas encore vu. Il célébra cette maigre bibliothèque, passant sous silence le sol de terre battue, la puanteur de peaux mal salées, la chaleur de four et la lumière parcimonieuse, de même que la table à tréteaux répugnante, où les repas d’un passé déjà lointain avaient laissé de multiples traces.
Les questions d’Erasmus ramenèrent à la surface les souvenirs du canyon de Deep Creek, de la Gallatin, des minuscules crustacés fossiles de Walcott : des écrevisses tirées du schiste siliceux, incroyablement anciennes pour qui n’acceptait pas les déclarations de Finch quant à l’âge de la Terre. Ironiquement, les ruisseaux du Montana présentaient pour Erasmus, vieux colon darwinien né dans le Milwaukee et installé au pied des chutes étrangères du Rhin, un attrait exotique.
La conversation finit cependant par rouler sur Preston Finch.
« Sans vouloir vous vexer, ce type n’est rien de plus qu’un vantard gonflé de suffisance, affirma l’éleveur. Il veut vingt têtes à dix dollars du bout, c’est dire.
— Ce n’est pas un bon prix ?
— Oh, si. Le prix, ça va – ça fait même plus qu’aller ; là n’est pas la question.
— Vous ne voulez pas vendre vingt têtes ?
— Mais si. À ce prix-là, je serais tranquille tout l’hiver.
— Alors, si je puis me permettre, où est le problème ?
— Finch ! Voilà le problème ! Il arrive ici en tordant le nez, et il me parle comme à un gamin. Finch ! Je ne lui vendrais pas de la crotte pour une fortune, même si je mourais de faim. »
Guilford réfléchit un instant à cette impasse, avant de déclarer :
« Nous irons sans doute plus loin et ferons plus de choses avec ces animaux que sans. Et plus notre expédition sera réussie, plus vous aurez de chances de voir mes photos publiées. Peut-être dans le National Geographic.
— Mes bêtes ?
— Elles et vous, si vous acceptez de poser pour moi. »
L’éleveur se caressa la barbe.
« Ma foi, il se pourrait que j’accepte. Mais ça n’y changera rien : je refuse de vendre à Finch.
— Je comprends. Si je vous demandais de me vendre, à moi ? »
Erasmus cligna des yeux, et un lent sourire vint jouer sur ses lèvres.
« Alors nous réussirions peut-être à passer marché. Mais écoutez, Guilford Law, ce n’est pas tout. Les serpents emporteront vos bateaux au sommet des chutes. Ensuite, vous parviendrez sans doute à remonter le fleuve jusqu’au lac de Constance. Seulement, si vous voulez que les bêtes vous accompagnent dans les Alpes, il vous faudra quelqu’un pour les emmener de la cascade au lac.
— Vous y arriveriez, vous croyez ?
— J’y suis bien arrivé jusqu’à maintenant. Beaucoup de troupeaux passent l’été là-haut. C’est de là que viennent mes propres serpents. Je le ferais sans problème – pour un certain prix.
— Je ne suis pas habilité à négocier, Erasmus.
— Sottises. Discutons les conditions. Ensuite, vous n’aurez plus qu’à aller marchander avec le trésorier ou je ne sais qui.
— D’accord… mais un dernier détail.
— Oui ?
— Accepteriez-vous de vous séparer de votre Argosy ?
— Hein ? Non. Pas facilement. À moins que vous n’ayez quelque chose à offrir en échange. »
Guilford se fit la réflexion que le professeur Farr ne regretterait sans doute pas trop son exemplaire de la Gnoséologie diluvienne et biblique.
Ferme d’Erasmus, sous les chutes du Rhin. Corral, serpents à fourrure. Erasmus avec le troupeau. Nuages d’orage arrivant du N-O ; Compton dit qu’il va pleuvoir.
Post-scriptum. Avec l’aide de nos « mulets martiens », il nous sera possible de transporter nos bateaux pliants à moteur – petites embarcations légères, bien conçues, en pin du Michigan et chêne blanc, cinq mètres de long, compartiments de rangement étanches et skags détachables. Ensuite, en partant du haut des chutes, sans doute pourrons-nous naviguer jusqu’au lac de Constance (qu’Erasmus appelle die Bodensee). Tout ce que nous avons rassemblé et appris jusqu’à maintenant part pour J-ville sur le Weston.
Je crois que Preston Finch m’en veut de mes pourparlers avec Erasmus – il me regarde par-dessous son casque colonial à la manière d’un Jéhovah colérique – mais Compton m’a paru impressionné : à présent, au lieu de simplement me tolérer, par respect pour Sullivan, il accepte de discuter avec moi. Il m’a même proposé de tirer sur sa célèbre pipe engorgée de salive, faveur que j’ai poliment refusée, bien que cela me ramène peut-être à mon point de départ – il a pris l’habitude d’agiter dans ma direction le sac de toile cirée où il range ses feuilles séchées, en riant de manière à vrai dire peu flatteuse.
Nous partons demain matin, si le temps le permet. Je me sens plus loin de chez moi que jamais encore, tout alentour devient chaque jour plus étrange.
Caroline s’habituait au rythme de vie des Pierce, si bizarre qu’il fût. Comme tout Londres, voire le monde entier, à cette époque, leur maison donnait une impression de provisoire. Jered ayant des horaires déroutants, la surveillance du magasin incombait souvent à sa femme ou, à présent, à sa nièce. Cette dernière se surprit à apprendre les multiples usages d’écrous et boulons, treuils, petits clous et chaux vive. L’énigme que posait Colin Watson la distrayait aussi quelque peu. L’officier, qui occupait un lit de camp au fond de l’arrière-boutique, entrait et sortait tel un fantôme incapable de trouver le repos. Il lui arrivait en outre de dîner à la table des Pierce, où il se montrait d’une politesse sans faille mais à peu près aussi disert qu’une brique. Émacié, mangeant peu, il rougissait facilement pour un militaire – de l’avis de Caroline. En effet, il arrivait à Jered de jurer.
Lily s’était habituée à son nouvel environnement avec une relative aisance, mais l’absence de son père lui pesait. Elle demandait encore de temps à autre où était papa.
« De l’autre côté de la Manche, répondait Caroline. Là où personne n’est jamais allé.
— Il est en sécurité ?
— Oui. Et très courageux. »
La fillette posait en général ce genre de questions à l’heure du coucher. Guilford lui avait toujours fait la lecture à ce moment-là, en un rituel dont Caroline s’était montrée, bien déraisonnablement, un peu jalouse. Il y avait mis tout son cœur, alors qu’elle ne parvenait pas à l’imiter, à cause de la méfiance que lui inspiraient les livres préférés de Lily, ramassis malsains de monstres, de lutins et de fées. Pourtant, elle avait pris le relais en l’absence de son mari, rassemblant autant d’enthousiasme qu’elle le pouvait. La fillette avait besoin du réconfort que lui procuraient ces histoires pour se détendre totalement, renoncer à la vigilance, glisser dans le sommeil.
Caroline lui enviait la simplicité de ce rituel. Quant à elle, elle portait trop souvent jusqu’aux petites heures du matin son fardeau d’inquiétude.
Les nuits d’été étaient pourtant chaudes, parfumées d’une fragrance presque plaisante, malgré son étrangeté. D’après Jered, certaines fleurs indigènes ne s’épanouissaient qu’une fois le soleil couché. Caroline voyait en imagination des pavots bizarres, à la lourde tête narcotique. Elle apprit à laisser ouverte la fenêtre de sa chambre, afin que la brise odorante vînt jouer sur son visage. Elle apprit aussi, comme l’été avançait, à s’endormir plus facilement.
Les insomnies de Lily, en revanche, lui firent remarquer, alors que juillet tirait à sa fin, que quelque chose avait changé dans la maison.
Lily, les yeux soulignés de cernes sombres. Lily, somnolente, picorant au petit déjeuner. Lily, silencieuse et renfrognée à la table du dîner, se recroquevillant loin de son grand-oncle.
Caroline se découvrit réticente à lui demander ce qui n’allait pas – à admettre l’existence même d’un problème. Elle haïssait l’idée d’affronter une crise, une de plus. Pourtant, elle trouva le courage de s’informer par une chaude nuit d’été, après un chapitre de Dorothy, comme Lily appelait ces fables répétitives. La fillette restait nerveuse.
Elle tira sa couverture sur son menton, avant de répondre :
« Ils me réveillent en se disputant.
— Qui se dispute, Lily ?
— Tante Alice et oncle Jered. »
La jeune femme se refusa à le croire. Lily devait entendre d’autres voix, peut-être venues de la rue.
Mais sa chambre ne comprenait qu’une fenêtre, de la taille d’un timbre-poste, donnant sur l’allée derrière la maison, non sur la bruyante Market Street. La pièce n’était en fait qu’un placard réaménagé, transformé par Jered en une chambre à coucher confortable quoique minuscule. Il y avait juste assez de place pour une enfant, son ours en peluche, son livre et sa mère, lorsque cette dernière s’asseyait auprès de la fillette afin de lui faire la lecture.
L’ancien placard voisinait avec la chambre de Jered et Alice, et les murs n’étaient pas particulièrement épais. Le couple se querellait-il, tard la nuit, lorsqu’il se croyait à l’abri des oreilles indiscrètes ? Caroline trouvait à son oncle et sa tante l’air relativement heureux… un peu éloignés l’un de l’autre, peut-être, chacun évoluant dans sa propre sphère, comme beaucoup de vieux couples, mais au fond satisfaits. Leur mésentente ne pouvait qu’être récente, sans quoi Lily se fût plainte ou eût manifesté des symptômes révélateurs.
Le problème datait sans doute de l’arrivée de Colin Watson.
Caroline conseilla à sa fille de ne pas prêter attention au bruit. Tante Alice et oncle Jered n’étaient pas réellement en colère, ils avaient juste du mal à se mettre d’accord. En fait, ils s’aimaient beaucoup. L’enfant, apparemment convaincue, hocha la tête et ferma les yeux. Son comportement s’améliora quelque peu durant les jours qui suivirent, bien que Jered lui inspirât toujours une certaine crainte. Caroline chassa le problème de son esprit et n’y pensa plus, jusqu’au soir où elle s’endormit au beau milieu d’un chapitre de Dorothy pour se réveiller, bien après minuit, mal à l’aise et travaillée de crampes, à côté de Lily.
Jered était sorti, cette nuit-là. Ce fut le bruit de son retour qui tira la jeune femme du sommeil. Le lieutenant Watson accompagnait le commerçant, lequel prononça quelques paroles inaudibles, puis l’officier se retira dans l’arrière-boutique. Quand le pas lourd de son oncle s’éleva dans le corridor, Caroline, effrayée sans savoir pourquoi, ferma la porte du réduit.
Se sentant un peu bête, et plus qu’un peu claustrophobe, assise en tailleur dans la chambre obscure, en chemise de nuit, elle prêta l’oreille au souffle régulier de sa fille, aussi doux qu’un soupir. Jered longea le corridor avec bruit, sur le chemin de son lit, laissant derrière lui une puanteur de tabac et de bière.
À présent, Alice saluait son époux, d’une voix presque aussi profonde que celle d’un homme, puis l’arrivant lui répondait, tout en poitrine et en ventre. D’abord incapable de distinguer leurs paroles, Caroline ne perçut, même lorsqu’ils haussèrent le ton, qu’une phrase de-ci de-là, mais cela suffit à la glacer.
… comprends pas comment tu t’es retrouvé impliqué… (Alice)
… ne fais que mon devoir, nom de Dieu… (Jered)
Lily se réveilla alors, en grand besoin de réconfort. Sa mère lui caressa les cheveux afin de l’apaiser.
… tu sais qu’il risque sa vie…
… rien de tel !
… le mari de Caroline ! Le père de Lily !
… ne suis pas le maître du monde… je n’ai pas… n’irais jamais…
Puis, brusquement, les voix se turent. La jeune femme se représenta Jered et Alice divisant le grand lit en territoires distincts, aux frontières d’épaules et de hanches, comme Guilford et elle l’avaient parfois fait après une querelle.
Ils savent quelque chose, songea-t-elle. Au sujet de Guilford. Et ils ne veulent pas me le dire.
Parce que c’est terrible. Terrifiant.
Mais elle était trop fatiguée, trop secouée pour trouver un sens à tout cela. Après avoir gratifié Lily d’un baiser machinal, elle regagna sa propre chambre, sa fenêtre ouverte, ses rideaux ondulant dans l’étrange parfum de la nuit anglaise. Persuadée de ne pouvoir dormir, elle n’en sombra pas moins, malgré elle, dans le sommeil ; bien qu’elle n’en eût aucune envie, elle rêva ; des rêves incohérents où tournaient Jered, Alice et le jeune lieutenant au regard triste.
L’été 1920 fut froid, du moins à Washington. La population en accusa les volcans russes, ligne flamboyante de désordres géologiques qui marquait la frontière est du miracle et faisait sporadiquement éruption depuis 1912, à en croire les réfugiés ayant fui Vladivostok avant les troubles japonais. On pouvait bien accuser les volcans, songeait Elias Vale, les taches solaires, Dieu, les dieux – c’était du pareil au même. Quant à lui, il était simplement heureux de quitter la pluie sinistre, fût-ce pour le grand hall plus sinistre encore du National Museum, en cours de rénovation – le travail avait été repoussé en 1915 puis durant les quatre ans suivants, mais Eugene Randall avait fini par arracher l’argent nécessaire au Trésor public.
En tant qu’administrateur, il prenait son travail très au sérieux, ce qui en faisait le pire des casse-pieds. Sa solitude aggravait encore le problème. Il avait insisté pour entraîner Vale au musée, ainsi qu’une mère insiste pour montrer ses enfants : le visiteur se doit de témoigner de l’admiration, faute de quoi son hôte se sent insulté.
Je ne vous veux aucun bien, pensait Vale. Ne vous humiliez pas devant moi.
« La majeure partie des travaux a été reportée trop longtemps, expliquait Randall, mais nous avançons enfin. Le problème, ce n’est pas ce qui nous manque mais ce que nous avons – ne serait-ce que par le simple volume. C’est un peu comme si nous faisions nos bagages avec une valise trop petite. Les squelettes de baleines dans le hall sud, premier étage, aile ouest, ce qui implique les invertébrés marins dans le hall nord, ce qui implique l’agrandissement des locaux réservés aux peintures, la rénovation du grand hall… »
Vale fixait d’un œil vide les échafaudages, les bâches étendues sur le sol de marbre. On était dimanche. Les ouvriers avaient disparu. Le musée était aussi obscur qu’un magasin de pompes funèbres, où eût été exposé le cadavre de l’Homme – sa Vie, son Œuvre. La pluie voilait les carreaux sertis de plomb.
« Non que nous soyons riches. » Randall fit grimper une volée de marches à son compagnon. « À une époque, nous avions presque assez d’argent – c’était le bon vieux temps –, des legs comme s’il en pleuvait, en y repensant maintenant. Le fonds permanent n’est plus que l’ombre de lui-même. Il n’y reste que quelques donations résiduelles, des bons du chemin de fer qui ne servent à rien, des intérêts au compte-gouttes. Nous ne pouvons compter que sur les deniers du Congrès, lequel se montre bien avare depuis le miracle, quoiqu’il paie les réparations, les étagères en acier de la bibliothèque…
— L’expédition Finch, ajouta Vale, sur une impulsion que lui envoyait peut-être son dieu.
— Oui, et la situation étant ce qu’elle est, je prie que mes collègues soient sains et saufs. Six membres de notre conseil d’administration appartiennent également au Congrès, mais en ce qui concerne les affaires d’État, je doute que nous puissions rivaliser avec les questions anglaise ou japonaise. Quoique je médise peut-être de Mr. Cabot Lodge. »
Depuis des semaines, le dieu de Vale le laissait plus ou moins livré à lui-même, ce que son réceptacle appréciait fort : il appréciait de se consacrer à de simples soucis humains, à ses « petites faiblesses », comme il appelait en son for intérieur son penchant pour l’alcool et les prostituées. À présent, il lui semblait que l’attention divine s’éveillait. Il sentait le dieu dans son ventre. Mais pourquoi ici ? Dans ce bâtiment ? Près d’Eugene Randall ?
Autant demander : Pourquoi un dieu ? Pourquoi moi ? Tels étaient les véritables mystères.
Ils poursuivirent leur chemin dans le labyrinthe pour gagner le bureau marqueté de chêne du conservateur, où ce dernier devait prendre des papiers – petite halte entre le dernier salon d’après-midi de Mrs. Sanders-Moss et la séance du soir, strictement privée, comme un rendez-vous avec un avorteur.
« Je sais que nos relations avec les Anglais sont tendues, à cause de l’armement des partisans. J’espère de tout mon cœur qu’il n’arrivera rien à Finch, si déplaisant qu’il soit. Voyez-vous, Elias, certaines factions religieuses voudraient tenir l’Amérique totalement à l’écart de la nouvelle Europe, et elles n’hésitent pas à écrire au comité d’attribution des fonds… Ah, nous y sommes. » Randall tira de son bureau une enveloppe de papier bulle. « Voilà, je n’ai besoin de rien d’autre. Je suppose que maintenant, c’est à l’infini de jouer… Non, je ne devrais pas rire de ça. » Timidement : « Je n’ai aucune intention de vous insulter, Elias, mais je me sens idiot.
— Je vous assure que vous ne l’êtes pas, professeur Randall.
— Excusez-moi, mais je n’en suis pas convaincu. Pas encore. Je… » Il s’interrompit. « Vous êtes tout pâle. Vous vous sentez bien ?
— Il me faut…
— Quoi ?
— Un peu d’air.
— Eh bien, je… Elias ? »
Vale s’enfuit en courant.
Il s’enfuit parce que son dieu se levait en lui et que les choses allaient mal se passer, c’était évident, il s’agissait d’une véritable Visitation, il le sentait, une manifestation qui déjà lui bloquait la gorge et lui acidifiait l’estomac.
Malgré son envie de refaire le chemin parcouru en sens inverse pour regagner la rue – Randall l’appelait en vain, dans son dos –, le fugitif tourna au mauvais endroit et se retrouva dans une galerie obscure où, pendus au plafond par des cordes, oscillaient les os de quelque grand poisson étranger, quelque monstre des profondeurs darwinien.
Reprends-toi. Vale se contraignit à s’arrêter. Randall ne tolérerait pas que son visiteur s’abandonnât à de grands gestes dramatiques.
Pourtant, il souhaitait désespérément rester seul, un instant au moins. La désorientation finirait par disparaître, le dieu prendrait les commandes tandis que lui, Vale, deviendrait un observateur passif, semi-conscient, enfermé dans la coquille de son propre corps. L’horreur de la chose diminuerait jusqu’à se laisser oublier. Mais pour l’heure, elle était trop proche, trop violente. Le spirite était encore lui-même, vulnérable et terrifié, bien qu’il fût comme enveloppé d’une autre présence extraordinairement dangereuse.
Il se laissa glisser au sol, priant que vînt l’inconscience ; mais son dieu était lent, patient.
L’inévitable question s’agita dans son esprit torturé : Pourquoi moi ? Pourquoi ai-je été choisi pour cette tâche, quelle qu’elle soit ? Et, à sa grande surprise, son hôte lui accorda une réponse, en certitudes informulées auxquelles Vale accola des mots inappropriés.
Parce que tu es mort, déclara le dieu fantôme.
Ce qui n’avait rien de rassurant.
Ce n’est pas vrai, protesta le spirite.
Tu t’es noyé dans l’Atlantique en 1917, quand un transport de troupes américain a été coulé par une torpille allemande.
Le dieu avait la voix du grand-père de Vale, marquée du même rythme pesant que lorsque le vieil homme se mettait à rabâcher sur Bull Run[5]. Une voix tissée de souvenirs – ceux d’Elias Vale. Mais les mots ne collaient pas. Cela n’avait aucun sens. C’était de la folie.
Tu es mort le jour où je t’ai pris.
Dans une briqueterie déserte, en ruine, près de l’Ohio. Comment pouvait-il y avoir deux vérités ? Une usine près d’une rivière, une fin violente dans l’océan ?
« Je suis mort ? » murmura Vale.
Silence terrible, excepté les pas timides de Randall dans le noir, à l’extrémité de la galerie drapée d’ossements.
« Alors… c’est comme ça, quand on est mort ? » chuchota encore Vale.
Il ne reçut en retour nulle réponse, juste une vision : le musée en flammes, puis ruine noircie, des dieux verts puants foulant en insectes conquérants briques renversées et cendres refroidies.
« Mr. Vale ? Elias ? »
L’interpellé leva les yeux vers Randall, à qui il parvint à adresser un rictus qui se voulait sourire.
« Je suis désolé. Je…
— Vous vous sentez mal ?
— Oui, un peu.
— Peut-être vaudrait-il mieux annuler la… euh, réunion de ce soir.
— Non, inutile. » Il s’aperçut qu’il se remettait sur ses pieds. Fit face au conservateur. « Ce sont les risques du métier. J’avais juste besoin d’un peu d’air, mais je n’ai pas réussi à ressortir.
— Vous auriez dû le dire. Venez, suivez-moi. »
Ils retrouvèrent le froid du crépuscule. La rue déserte et pluvieuse. Le Néant, songea Vale. Très loin, tout au fond de lui, il avait envie de hurler.
Keck et Tuckman ignoraient ce qui attendait l’expédition. D’après leurs instruments, les nouvelles chutes du Rhin occupaient à peu près le même emplacement que celles de la vieille Europe, mais il ne s’agissait que d’une approximation grossière. D’ailleurs, les rapides bouillonnants qui avaient couru au pied de la cascade ne s’y trouvaient plus, à moins qu’ils ne fussent ensevelis sous un fleuve plus profond, plus lent. Sullivan estimait tenir là une preuve supplémentaire de l’évolution parallèle de la Darwinie avec l’ancienne Europe, le cours du Rhin ayant peut-être été modifié dans une certaine mesure par la chute à présent lointaine d’un unique rocher. Finch, lui, attribuait cette différence à l’absence d’intervention humaine.
« Sur l’autre Rhin, il y a eu des pêcheurs, des écluses, des bateaux, toutes sortes d’activités, pendant plus d’un millénaire. Évidemment, le fleuve en a été transformé. »
Tandis que cette Europe-ci demeurait vierge, édénique.
Guilford réservait son jugement. Les deux explications lui semblaient également raisonnables (ou déraisonnables). Il ne savait qu’une chose : il était fatigué. Fatigué de répartir les provisions dans les sacoches grossières des serpents à fourrure ; de charger et décharger les gros canots Stone-Galloway, dont la « légèreté » universellement vantée s’était révélée toute relative ; d’aller et de venir le long de la rangée d’animaux de bât tout en remontant, à pied, les chutes du Rhin sous une bruine débilitante.
Le groupe atteignit enfin une plage de cailloux aigus d’où les bateaux pourraient être lâchés en toute sécurité. Le chargement fut équitablement réparti entre les compartiments étanches des embarcations, en proue et en poupe, et les sacoches des serpents. Erasmus, qui mènerait les bêtes jusqu’à leurs pâturages d’été, à l’extrémité est du lac de Constance, avait accepté d’y retrouver l’expédition.
Il faudrait attendre le matin pour mettre les canots à l’eau. Les dernières lueurs du jour permettaient juste de monter les tentes, de soigner les nouvelles meurtrissures, d’ouvrir les boîtes de conserve, de contempler le fleuve gonflé, vert comme un dos de scarabée et large comme la baie de Boston, qui se précipitait vers les chutes.
Guilford ne se fiait pas totalement aux bateaux.
Preston Finch les avait commandés et baptisés : la Perspicacity, l’Orinoco, la Camille (d’après sa défunte épouse) et l’Ararat. Les moteurs, des prototypes, étaient puissants quoique de petite taille, leurs compartiments protégés de l’eau par une série de boucliers en grosse toile, les hélices abritées des cailloux par le talon de quille. Le photographe estimait que les embarcations se comporteraient bien si le fleuve restait relativement calme jusqu’au lac de Constance, mais seraient pires qu’inutiles dans des eaux agitées. Quant à l’avantage que présentait leur faible poids, l’obligation d’emporter des jerricans d’essence le réduisait à néant – non seulement ils pesaient fort lourd, mais ils occupaient en outre une place qui eût pu être mieux employée.
Toutefois, l’expédition dissimulerait près du lac les canots, qui seraient parfaitement adaptés au voyage de retour puisque portés par le courant, débarrassés des moteurs et de l’essence. Le premier jour, ils donnèrent toute satisfaction, malgré le hurlement assourdissant de la mécanique et l’infecte puanteur des gaz d’échappement. Guilford préférait se trouver très près de l’eau plutôt que loin au-dessus – s’intégrer au fleuve dont le flot lui résistait, les remous le berçaient, paille minuscule perdue dans une contrée immense. La pluie s’interrompit, le ciel s’éclaircit, les parois de la gorge se firent éclatantes, avec leurs plantes grimpantes et leur couronne d’arbres-pagodes tordus. À présent, Erasmus et ses serpents à fourrure devaient se trouver derrière les explorateurs. L’éleveur était sans doute le seul autre être humain à plus de cent kilomètres à la ronde, si l’on exceptait quelques partisans vagabonds. Nous voilà intégrés au continent, songea Guilford. À ces terres, cette eau, cet air.
Campement établi à la jonction d’un petit cours d’eau sans nom avec le Rhin. Retenue d’eau calme. Keck pêche des foufous bleus épineux. Pin-sauge miniature parmi les rochers, feuillage limite turquoise, réduit au nanisme par vent pauvreté du sol.
Post-scriptum. Beaucoup de poissons qui donneront un bon dîner, bien que Diggs se plaigne de souffrir le martyre en les nettoyant. Offal pénètre dans le fleuve – les massetiques le chassent en aval. (Ils piquent quand on les provoque ; cette nuit, nous dormons sous moustiquaires. Autres insectes, pas franchement communs ni venimeux, quoiqu’une sorte de crabe se soit emparé d’un des poissons de Keck – l’attrapant depuis un caillou mouillé s’empressant de se sauver dans l’eau avec son butin ! « De vraies pinces de homard », a dit Keck gaiement. « Attention à vos orteils, messieurs ! »)
Le jour suivant, des rapides contraignirent le groupe à avoir recours au portage, qui se révéla terrible sans bêtes de somme. Les quinze hommes tirèrent les bateaux sur la berge à la force du poignet puis firent des relevés alentour. Heureusement, la rive, couverte de galets, était toujours relativement large. Le bois flotté qu’on y trouvait, des troncs d’arbres-flûtes que les crues du printemps avaient jetés contre les parois de la gorge, servit de rouleaux transporteurs. La longue journée de portage n’en fut pas moins épuisante ; au crépuscule, Guilford conservait tout juste assez de forces pour traîner sous la moustiquaire son corps douloureux avant de sombrer dans le sommeil.
Au matin, Sullivan, Gillvany, Tom Compton et lui chargèrent la Perspicacity puis la propulsèrent dans les flots – dernier bateau à être mis à l’eau ; lorsqu’elle atteignit le milieu du Rhin, l’Ararat de Finch se trouvait déjà hors de vue, derrière le méandre suivant. Le fleuve, à cet endroit, était peu profond mais rapide, aussi Guilford s’installa-t-il à l’avant afin de guetter d’éventuels rochers, prêt à écarter avec une rame la proue de tout obstacle.
Ils progressaient de manière régulière contre le courant, quand le moteur toussa puis se tut.
Le silence soudain fit tressaillir le jeune homme. Il entendait à présent le bourdonnement de la Camille, une centaine de mètres devant lui, le clapotis de l’eau, et les jurons sans hargne de Sullivan, qui retirait la protection de toile afin d’ouvrir le compartiment moteur.
Privée de propulsion, la Perspicacity ralentit aussitôt, hésita un instant entre la vitesse acquise et le courant. La gorge s’immobilisa. Seule l’eau demeurait en mouvement. Nul ne prononçait une parole.
« Dégagez les autres rames, Mr. Gillvany, lança enfin Tom Compton. Il faut regagner la rive.
— C’est juste un fond d’eau, annonça Sullivan. Je devrais arriver à relancer le moteur. Je pense. »
Toutefois, Gillvany, qui n’aimait guère la navigation, hocha la tête et libéra les rames de leurs crochets.
Guilford se servit de la sienne pour faire pivoter le bateau puis prit le temps d’adresser des signaux aux occupants de la Camille pour les informer du problème. Keck lui répondit de même, avant d’entamer un demi-tour, mais son embarcation se trouvait déjà à une distance inquiétante. La rive défilait à présent en sens inverse. Le Rhin s’était rendu maître de la Perspicacity.
La plage caillouteuse d’où étaient partis les quatre hommes passa devant eux.
« Mon Dieu », gémit Gillvany, qui pagayait avec frénésie.
Sullivan, livide, abandonna le moteur pour s’emparer d’une rame.
« Allez-y régulièrement, conseilla Tom Compton, dont la voix de basse n’était pas sans évoquer le grondement de l’eau. Dès qu’on est assez près, je nous amarre. Passez-moi la bouline, là. »
Guilford pensait aux rapides. Ainsi, sans doute, que chacun de ses compagnons. Il en distinguait à présent les bouillonnements, ligne blanche où s’évanouissait l’eau du fleuve. La rive semblait toujours aussi lointaine.
« Calme ! aboya le broussard. Nom de Dieu, Gillvany, vous vous agitez comme un putain d’oiseau ! Enfoncez votre rame ! »
Le petit homme, sensible à la rebuffade, se mordit la lèvre et plongea profondément sa rame dans les flots. Guilford s’activait en silence, les bras douloureux. La sueur ruisselait sur son visage, sa bouche avait un goût de sel. Le matin avait perdu sa fraîcheur. Des oiseaux darwiniens, semblables à des pinsons d’un noir de charbon, filaient allègrement dans le ciel.
Le lit du Rhin se hérissait maintenant de rochers aussi aigus que des ailerons de requin, derrière lesquels flottait une écume blanche, tandis que la Perspicacity se rapprochait de la berge. Un craquement creux retentit à l’arrière du bateau.
« Le talon de quille, lança Sullivan dans un souffle. Souquez ! »
Vint ensuite, de l’avis de Guilford, le tour du gouvernail ; un frisson torturé secoua l’embarcation. Gillvany eut un hoquet, mais nul ne fit de commentaire. Le rugissement de l’eau devenait assourdissant.
La rive, un chaos d’énormes pierres, plus proche mais sinistre, défilait à une vitesse inquiétante. Tom Compton attrapa la bouline en jurant, se leva et bondit du bateau. Il atterrit avec une violence ravageuse sur un rocher au sommet plat, la corde se déroulant derrière lui tel un serpent furieux, tandis que Guilford pagayait en vain contre le courant. Le broussard reprit vivement son équilibre puis lança la bouline autour d’un éperon graniteux à l’instant précis où la Perspicacity la tendait brutalement. Le câble jaillit hors de l’eau dans une vibration musicale. Guilford s’arc-bouta, alors que le canot se cabrait et pivotait brutalement en direction de la rive. Sullivan tomba contre le bloc-moteur. Gillvany, pris de court, passa par-dessus bord.
Le photographe jeta une corde à l’eau près de l’endroit où s’était enfoncé son compagnon, mais l’entomologiste avait disparu – emporté par les flots verts rapides, sans laisser dans son sillage le moindre remous ou la plus légère écume.
Comme la Perspicacity, heurtant les rochers, gîtait sous la violente pression du Rhin, le jeune homme rassembla ses dernières forces pour se cramponner à un tolet.
Au-dessus des rapides sans nom, depuis maintenant deux jours. Perspicacity en réparation. Talon de quille et hélice seront remplacés par des pièces détachées.
Il n’en va pas de même de Gillvany.
Post-scriptum. Je ne connaissais pas très bien Tom Gillvany. C’était quelqu’un de discret et de studieux. Un érudit respecté dans sa partie, d’après le professeur Sullivan. Proie du fleuve. Nos recherches en aval ne nous ont pas permis de retrouver son corps. Je n’oublierai pas son sourire timide, sa discrétion, la franche fascination que lui inspirait le nouveau continent.
Nous le pleurons tous. L’atmosphère est sinistre.
Creux dans la paroi escarpée de la gorge, sorte de grotte naturelle, peu profonde mais aussi haute qu’une cathédrale : la Grotte Cathédrale, comme l’a baptisée Preston Finch. Tumulus de pierres à la mémoire du professeur Gillvany. Croix en bois flotté, légende gravée par Keck à la polka : À la mémoire du professeur Thomas Markland Gillvany, suivie de la date.
Post-scriptum. Si peu causants que nous soyons, nous n’entendons pas grand-chose d’autre que nos voix : le fleuve, le vent (la pluie, une fois de plus, nous a rattrapés), Diggs qui fredonne Rock of Ages[6] en entretenant le feu.
Ce continent a fait couler notre sang.
Demain, si tout va bien, nous repartons. De l’avant. Ma femme et ma fille me manquent.
Passé minuit, Guilford, incapable de trouver le sommeil, sortit de sa tente et, évitant les braises du feu de camp, se dirigea vers la bouche de la caverne que découpait la froide clarté lunaire. Sullivan, assis là, braquait sur le ciel nocturne un petit télescope de cuivre. La pluie avait cessé. Des nuages effilochés en queues de cheval passaient devant la lune. La majeure partie des cieux, au-dessus de la gorge, scintillait d’étoiles. Guilford se racla la gorge en s’installant parmi le sable et les cailloux.
Son aîné lui jeta un bref regard.
« Bonsoir, Guilford. Faites attention aux massetiques. Quoiqu’ils ne soient guère nombreux, cette nuit. Le vent les gêne.
— Seriez-vous astronome en même temps que botaniste, professeur Sullivan ?
— Non, juste amateur d’étoiles. Et c’est une planète que j’observe, pas une étoile. »
Comme le jeune homme demandait à quel corps céleste son compagnon se consacrait, ce dernier lui répondit qu’il s’agissait de Mars.
« La planète rouge », commenta Guilford, résumant ainsi tout ce qu’il en savait – outre le fait qu’elle possédait deux lunes et avait fourni à Burroughs ainsi qu’à Wells, un Anglais, matière à quelques œuvres de bon aloi.
« Elle n’est plus aussi rouge qu’elle l’a été, dit Sullivan. En fait, elle a foncé, depuis le miracle.
— Foncé ?
— Il y a des saisons sur Mars, tout comme sur Terre. Les calottes glaciaires s’y amenuisent en été, tandis que les zones plus sombres s’agrandissent. La teinte de la planète, sans doute due à un désert de fer oxydé, s’est atténuée ces dernières années. » Sullivan appuya le télescope contre son genou. « On a observé des taches bleues. La modification a été mesurée au spectrographe ; l’œil est un peu moins sensible.
— Que signifie-t-elle ? »
Il haussa les épaules.
« Nul ne le sait. »
Guilford leva les yeux vers le ciel argenté de lune. La conversion de l’Europe était déjà assez mystérieuse. La pensée qu’une autre planète était peut-être devenue de même étrange et sauvage avait quelque chose d’intimidant.
« Pourrais-je vous emprunter votre télescope, professeur Sullivan ? J’aimerais bien voir Mars, moi aussi. »
Il regarderait le mystère en face ; son courage irait au moins jusque-là.
Mais Mars n’était qu’un point lumineux mouvant, perdu dans les cieux darwiniens, le vent était froid, le professeur Sullivan peu loquace ; Guilford finit par regagner sa tente, où il sombra dans un sommeil agité.
La peur – non lorsqu’elle est sans objet, mais lorsque ce dernier reste intangible – a un effet anesthésiant. Chaque présage était plus sombre que le précédent, jusqu’à ce que Caroline se retrouvât à peiner au sein de la nuit même, détournant le regard afin de ne rien voir. Ou, du moins, d’en voir le moins possible.
Elle apprit à sa tante que Lily dormait mal. Alice pivota, plongeant un œil absent dans les profondeurs du magasin, derrière les rangées de sacs en tissu blanc renfermant le grain, au cœur des rais de lumière qui se déversaient par la haute fenêtre de derrière. Elle s’essuya les mains sur son tablier.
« Jered rentre à des heures indues. Peut-être l’a-t-il dérangée en passant dans le corridor. Je lui en parlerai. »
Le secret était bien gardé. Caroline n’y avait pas accès, ce qui au fond la soulageait. Lily dormit mieux par la suite, malgré les tics persistants acquis après le départ de son père – elle tirait sur sa lèvre inférieure jusqu’à se meurtrir ou enroulait ses cheveux autour de ses doigts. Elle détestait aussi rester seule.
Colin Watson hantait toujours la maison de sa présence nébuleuse. Caroline s’efforçait de le faire parler, sans rien apprendre ou presque de sa vie ni de son travail ; il lui dit seulement que l’armée, comme si elle l’avait oublié, ne lui assignait pas grand-chose d’autre que ses tours de garde à l’Armurerie. Ce qui laissait plus ou moins entendre que son affectation était une erreur, due au remaniement obsessionnel des forces britanniques par Kitchener. Il ignorait d’ailleurs pourquoi on voyait depuis peu tant de militaires à Londres.
« C’est un véritable fléau », se plaignait la jeune femme.
Le lieutenant se contentait de sourire, indifférent à la provocation.
Des militaires et leurs vaisseaux. Caroline en était venue à détester se rendre sur le port ; la majeure partie de la flotte anglaise, cuirassés décrépits hérissés de canons, paraissait s’y être ancrée au cours des dernières semaines. Dans la rue, on parlait de guerre.
Avec qui et dans quel but, Caroline se le demandait. Peut-être les partisans étaient-ils en cause, ces moins-que-rien revenus en Europe avec leurs réclamations et leurs menaces ridicules ; à moins que ce ne fussent les Américains ou les Japonais ou… peu lui importait.
« Papa me manque », lui annonça Lily un dimanche.
Le magasin était fermé ; Jered et Alice faisaient l’inventaire, aussi leur nièce avait-elle emmené la fillette au bord du fleuve, un fleuve bleu sous un ciel bleu brûlant, afin de regarder les voiliers ou d’apercevoir un monstre aquatique. L’enfant aimait autant les serpents de vase que sa mère les détestait. Leurs longs cous, leurs froids yeux noirs.
« Il sera bientôt de retour », répondit Caroline.
Lily, peu encline cependant à se laisser consoler, fronça les sourcils. La foi est peut-être une vertu, pensa Caroline, mais rien n’est sûr. Rien. Nous faisons semblant, pour le bien des enfants.
Lily était parfaite, assise les jambes pendantes sur un banc en rondins, sa poupée dans son giron. Elle l’avait appelée « Lady ».
« Lady, Lady », chantonnait-elle sur deux notes, toujours les mêmes.
La peinture rose du jouet s’était usée au point de laisser transparaître sur ses joues et son front le blanc de la porcelaine.
« Danse, Lady », fredonna Lily.
À cet instant précis, cette seconde de paix malaisée aussi brève qu’un tintement de cloche, Caroline vit Jered descendre d’un pas vif dans sa direction la berge pavée de rondins. Le cœur de la jeune femme manqua un battement. Il y avait un problème. Elle le lisait dans les yeux de l’arrivant, dans sa démarche. Sans réfléchir, elle posa les mains sur les épaules de sa fille.
« Tu me fais mal ! » protesta cette dernière.
Jered se tenait à présent devant elles, hors d’haleine.
« Il faut que je te parle avant que tu ne lises le Times, Caroline. »
Il se montra patient, compatissant, mais sa nièce devait se rappeler ce moment comme s’il lui avait lu la manchette brutale d’un journal :
LES PARTISANS ATTAQUENT UN VAPEUR AMÉRICAIN
Le « Weston » arrive endommagé à Jeffersonville
Puis, plus terrifiant encore :
Qu’est-il advenu de l’expédition Finch ?
Encore ne s’agissait-il que des faits bruts. La pensée qu’il lui était impossible de venir en aide à Guilford était pire, bien pire, pour la jeune femme ; il se trouvait tellement loin d’elle, blessé peut-être, voire mort. Disparu dans des contrées sauvages, la laissant seule avec Lily.
Elle posa à Jered la terrible question, dans un murmure, tandis que la terre tanguait sous ses pieds et que Lily retournait en courant au banc où Lady gisait, abandonnée, les jupes retroussées sur la tête.
« Il est mort ?
— Personne n’en sait rien, Caroline. Mais le bateau a été attaqué bien après avoir déposé les passagers au pied des chutes. Rien ne porte à croire que Guilford ait été blessé. »
Ils vont me mentir, maintenant, comprit la jeune femme. Tous. Ils ont fait de moi une veuve et me racontent que Guilford va bien. Elle leva la tête. Le soleil était de sang à travers ses paupières.
Pour faciliter la séance, ils se rendirent à l’appartement de Randall, à Virginia, un triste garni de veuf dont un mur était un véritable sanctuaire dédié à la défunte, Louisa Ellen. Y pénétrer revenait à s’enfoncer dans l’archéologie d’une vie, aux décennies réduites à des tessons de poterie et des tablettes d’argile. Randall, se gardant de monter les lampes, alla directement piocher dans sa réserve d’alcools.
« Je n’ai pas l’intention de m’enivrer, expliqua-t-il. C’est juste que je ne veux pas rester sobre.
— Je prendrais bien un verre, moi aussi », déclara Vale.
Comme prévu, il s’abandonna au dieu.
Il se disait qu’il « appelait » ce dernier, alors qu’en fait c’était lui l’appelé, l’instrument. Jamais il ne s’était porté volontaire. Jamais il n’avait eu le choix. S’il avait résisté… il ne supportait pas d’y penser.
Randall voulait parler à Louisa Ellen, le sujet chevalin des photographies, aussi Vale se donna-t-il en spectacle, s’adressant à la défunte par-delà la Grande Frontière, roulant les yeux pour dissimuler sa propre souffrance. Il se retirait en lui-même, s’écartait du chemin de son dieu, se faisait passif. Le besoin de respirer n’était plus sien, non plus que les cours rebelles de sa bile et de son sang.
Il n’avait qu’une conscience lointaine des questions timides de Randall, dont la quintessence émotionnelle lui restait pourtant douloureusement claire. Le vieillard, en dépit de son matérialisme, avait désespérément envie de croire qu’il lui était possible de converser avec Louisa Ellen, emportée moins d’un an plus tôt par une mauvaise pneumonie ; mais il n’était pas facile d’abandonner le mode de pensée d’une vie entière. Aussi se livrait-il à un interrogatoire auquel la morte seule pouvait répondre, cherchant des preuves, terrifié à l’idée de ne pas les obtenir.
Le spirite, pour la première fois, avait conscience d’une présence autre que celle de son dieu. D’une entité torturée, amputée – d’un réceptacle de douleur qui avait peut-être été un jour Louisa Ellen Randall.
Sa voix, modulée par le dieu, sortait péniblement du larynx de Vale.
Oui, elle se rappelait les vacances dans le Maine, bien avant le miracle de la nouvelle Europe, la villa en bord de mer, il avait plu, n’est-ce pas, durant tout ce froid mois de juillet, mais elle n’en avait conçu nul regret, elle s’était réjouie de ses promenades sur la plage lorsque le temps s’adoucissait, de la contemplation du feu dans la cheminée, le soir, des coquillages crayeux qu’elle ramassait, du dessus-de-lit en patchwork sous lequel elle se blottissait, au creux du matelas de plumes.
Et ainsi de suite.
Quand Randall, rubicond sous l’afflux du sang qui se ruait dans ses veines encombrées, demanda :
« C’est vraiment toi, Louisa ? »
La réponse fut :
« Oui. »
Quand il demanda :
« Tu es heureuse ? »
La réponse fut :
« Bien sûr. »
À cet instant, la voix de Vale vacilla légèrement, parce que la Louisa Ellen Randall enchaînée à son esprit hurlait sa souffrance et sa haine envers le dieu qui l’avait capturée, entraînée jusqu’ici malgré elle, l’arrachant à… à…
Mais là résidait le Mystère.
Lorsque le scepticisme engourdi du conservateur commença à relever la tête, ce ne fut pas Louisa (bien qu’on eût toujours pu le croire) mais le dieu de Vale qui délivra le coup de grâce : une prophétie, un oracle. Il avertit Randall que l’expédition Finch était condamnée et qu’il devait se protéger des retombées politiques de l’événement.
« Les partisans s’en sont déjà pris au Weston », précisa Vale.
Son compagnon blêmit, le contemplant d’un œil fixe.
L’affirmation, malgré sa brièveté, tenait du miracle. L’histoire parvint la nuit même aux services du télégraphe ; bientôt, elle faisait les manchettes des journaux de Washington.
Le spirite l’ignorait et ne s’en souciait nullement. À son grand soulagement, son dieu l’avait quitté. Son corps douloureux lui appartenait à nouveau, et il y avait chez lui assez d’alcool pour le maintenir dans un néant thérapeutique.
Le lac de Constance. Die Bodensee.
Géographiquement parlant, il ne s’agissait guère que d’un élargissement du fleuve. Pourtant, dans les brumes matinales, sous les rayons du soleil levant qui traversaient les rideaux de vapeur argentée, on eût pu le prendre pour un océan placide, lisse comme la soie. La rive nord, tout juste visible, n’était qu’une masse rocheuse suspendue dans les airs, couverte d’une forêt muette d’arbres-mosquées, de pins-sauges et de bouquets d’un grand végétal à l’écorce blanche, aux feuilles épaisses, pour lequel Tom Compton lui-même n’avait pas de nom. Des faucons-mites passaient au-dessus des eaux scintillantes en vols tournoyants.
« Une place forte romaine se dressait là, il y a plus de mille ans », déclara Avery Keck. Il avait pris la place de Gillvany dans la Perspicacity, dont le petit moteur rugissait sur un rythme syncopé. « Au Moyen Âge, c’était devenu une des villes européennes les plus puissantes. Une cité lombarde, sur la route du commerce reliant l’Allemagne à l’Italie. Mais elle pourrait aussi bien ne jamais avoir existé. Il n’y a que de l’eau et des rochers. »
Guilford se demanda tout haut ce qu’il était advenu des Européens disparus. Étaient-ils tout simplement morts ? Ou avaient-ils été emportés sur une Terre-reflet, où l’Europe demeurait intacte alors que le reste du monde était devenu d’une étrange virginité ?
Keck, un homme décharné d’une quarantaine d’années, à l’allure de croque-mort provincial, lui jeta un regard attristé.
« Dans ce cas, ils ont leurs terres vierges à explorer, à défricher et pour lesquelles se faire la guerre. Tout comme nous. Les malheureux. »
Campement au lac de Constance. Diggs près de son feu. Sullivan, Betts Hemphill sous leurs tentes. Vert gazon, avec une petite plante rampante feuillue qui ressemble à du trèfle turquoise. Nuages d’altitude, vent frais par bourrasques.
Post-scriptum. Mais peut-être devrais-je arrêter de me leurrer et reconnaître que ces notes sont en fait des lettres que je te destine, Caroline. J’espère que tu les liras bientôt.
Voyage en gros sans incident, depuis la mort tragique de Gillvany qui plane sur nous telle une nuée. Finch, surtout, est devenu morose peu communicatif. Sans doute se fait-il des reproches. Il passe son temps à griffonner dans son calepin sans presque ouvrir la bouche.
Nous avons dressé le camp dans les prés dont nous a parlé Erasmus. Vu des troupeaux de serpents à fourrure sauvages en abondance, se déplaçant comme les ombres des nuages par une journée ensoleillée. Tom Compton, en homme de ressources, a traqué et abattu une des bêtes, si bien que nous avons eu au dîner de la viande de serpent – des steaks gras au goût de gibier à plume, que nous avons beaucoup appréciés après les rations en conserve. Les bateaux se trouvent en sécurité, en haut d’une plage, sous des bâches et un surplomb de granite moussu. Il faudrait vraiment les chercher avec la plus grande attention pour les trouver. Mais qui pourrait bien se donner cette peine dans ces contrées sauvages ?
Nous attendons l’arrivée d’Erasmus avec notre équipement et nos bêtes de somme. Tom Compton dit et répète que nous aurions pu en avoir gratuitement autant que nous en voulons – nous en sommes littéralement entourés – mais celles d’Erasmus, dressées à porter selle et sacoches, nous ont déjà évité de transporter en bateau toutes nos affaires.
En admettant qu’Erasmus arrive, comme promis.
Nous nous connaissons tous très bien, à présent – y compris toutes nos qualités nos manies, qui sont légion. J’ai même eu plusieurs conversations intéressantes avec Tom Compton, lequel me montre davantage de respect depuis le quasi-naufrage de la Perspicacity. Je suis toujours pour lui l’Oriental policé qui gagne mollement sa vie grâce à sa boîte à images (selon sa propre expression), mais j’ai fait preuve d’assez d’initiative pour l’impressionner.
La rudesse de son existence justifie sans doute son scepticisme. Métis miséreux originaire de San Francisco, il descend, comme il le dit lui-même, d’esclaves, d’Indiens et de chercheurs d’or ratés. Il a appris à lire par ses propres moyens, ce qui lui a permis d’entrer dans la marine marchande puis, au bout du compte, d’arriver en Darwinie, contrée fruste où ses talents et ses manières frustes sont les bienvenus.
Tu le qualifierais de fruste, Caroline, en quoi tu aurais raison, mais il est fondamentalement bon fort utile en temps de crise. Je suis heureux de sa compagnie.
Nous attendons Erasmus depuis une semaine déjà et sommes décidés à l’attendre encore au moins aussi longtemps. Heureusement, je dispose de l’exemplaire d’Argosy que j’ai échangé contre l’ouvrage de géologie de Finch. Il contient un épisode du Royaume perdu de Darwinie, d’E.R. Burroughs, une de ses œuvres consacrées à son « ancien arrière-pays » imaginaire peuplé de dinosaures, de nobles sauvages, et d’une colonie de méchants junkers régnant sur les précédents. Il faut y secourir une princesse. Je sais que tu n’éprouves que mépris pour ce type de fiction, Caroline, et je reconnais que même la Darwinie inexplorée de Burroughs paraît bien fade comparée à ce que procure un contact intime avec sa réalité : ses collines trop matérielles et ses fraîches forêts ombreuses. Mais ce magazine m’offre une délicieuse distraction, que les autres membres de l’expédition m’envient fort car je ne le partage qu’avec parcimonie.
Je m’aperçois que je me languis de la civilisation – des grands immeubles, des kiosques à journaux, etc.
Erasmus arriva avec les bêtes et accepta, en guise de paiement, un chèque tiré sur une banque de Jeffersonville. Il passa une soirée au campement, au cours de laquelle il exprima ses regrets, sinon sa surprise, quant à la mort de Gillvany.
Toutefois, son apparition pâtit de la découverte d’Avery Keck. Ce dernier était parti avec Tom Compton à la chasse au serpent à fourrure, afin d’examiner non seulement la géographie locale mais aussi la manière dont le broussard pistait sa proie. Non qu’il fallût réellement pister les serpents, comme Keck l’expliqua ensuite devant le feu. Les deux hommes s’étaient contentés de séparer l’un d’eux du troupeau puis de l’abattre, d’un seul coup du fusil de Tom Compton. Le plus difficile avait été de traîner le cadavre jusqu’au camp.
Plus intéressant, ils étaient tombés sur un nid et ses déchets.
Les insectes, des carnivores invertébrés décapodes, cousins éloignés des ensouchés que Guilford avait vus dans les faubourgs de Londres, creusaient leurs galeries en terrain marécageux, dans un sol friable. Tout serpent à fourrure ou autre animal s’aventurant sur leur territoire, soumis aux multiples piqûres des éléments venimeux de la colonie, était ensuite submergé par cette dernière avant d’être dépouillé de sa chair. Ses os nettoyés étaient alors transportés avec soin jusqu’à la frontière du territoire des insectes – les fameux déchets.
« Plus une colonie est ancienne, plus elle a accumulé de déchets, expliqua Keck. Dans les basses terres rhénanes, j’ai vu un nid qui ressemblait à un rond de sorcières de près de cent mètres de diamètre. Celui que nous avons trouvé aujourd’hui est de taille moyenne, si j’en crois ma propre expérience. Un cercle parfait d’ossements immaculés mais piquetés. Essentiellement ceux de serpents à fourrure malchanceux, mais… » Il ouvrit le paquet de toile cirée rapporté au camp. « … il y avait aussi cela. »
Apparut un long crâne en dôme, aux dents aiguisées, aussi blanc que de l’ivoire poli bien que d’un rouge luisant dans la clarté du feu.
« Nom de Dieu ! » s’exclama Diggs, s’attirant un regard sévère de Finch.
Guilford se tourna vers Sullivan, lequel hocha la tête.
« Oui, c’est le même que celui que nous avons vu à Londres. » Le botaniste décrivit brièvement aux autres le musée des Horreurs. « Voilà qui est fort intéressant. Je pense qu’il s’agit d’un grand prédateur. Il a sans doute eu un habitat très étendu, du moins à une certaine époque.
— À une certaine époque ? répéta Finch, ironique. En 1913 ou en 1915 ?
— À votre avis, de quand date ce spécimen, Mr. Keck ? reprit Sullivan, sans paraître avoir entendu.
— Je ne saurais le dire. Il n’est visiblement ni fossilisé ni abîmé par les intempéries, donc… assez récent.
— Ce qui signifie que nous risquons de tomber sur une de ces bestioles en chair et en os, intervint Ed Betts. N’oubliez pas de charger vos pistolets. »
Malgré sa vaste expérience de l’arrière-pays sauvage, Tom Compton n’avait jamais vu une de ces créatures en vie, et il en allait de même d’Erasmus – « mais il y a bel et bien eu des disparitions ».
« Ça fait penser à un ours, déclara Diggs. À un grizzly de Californie, si c’est le crâne d’un adulte. Les ordures et ce genre de choses risquent de l’attirer. Nous devrions tenir le campement un peu plus en ordre, à partir de maintenant.
— Peut-être ces animaux fuient-ils l’homme, observa Sullivan. Peut-être ont-ils peur de nous.
— C’est possible, admit Tom Compton, mais avec des mâchoires pareilles ils pourraient avaler une jambe jusqu’au genou et sans doute la trancher à l’articulation. S’ils ont peur de nous, la réciproque devrait être vraie.
— Nous doublerons la garde, la nuit », décida Finch.
Même l’Éden cachait un serpent, se dit Guilford.
Au matin, ils se mirent en route dans les prés doucement vallonnés, en direction des montagnes qui se dressaient plus au sud. Les serpents à fourrure pouvaient servir de montures – porter une charge humaine ne les dérangeait pas, et ils répondaient aux directives transmises par une bride grossière – mais ils étaient tout simplement trop gros pour être confortables (sans parler de leur poil gras ni de leur mauvaise odeur). Il restait en outre à inventer le harnachement adapté. Guilford préféra aller à pied, même après le deuxième jour, lorsque la marche lui parut infiniment plus fatigante, que ses mollets, ses chevilles et ses cuisses protestèrent avec le plus d’ensemble.
Les collines herbues s’élevaient régulièrement. Il devenait plus difficile de trouver de l’eau potable, bien que les serpents fussent capables de flairer un ruisseau ou un étang à plus d’un kilomètre à la ronde. Quant aux montagnes qui barraient l’horizon, et que Keck triangulait sans relâche, elles formaient de toute évidence une barrière : la fin du chemin, que Finch et compagnie découvrissent ou non une passe accessible à l’emplacement du Brenner ou du Montgenèvre disparus. Nous ferons demi-tour, songea Guilford. Nous rapporterons nos plantes séchées et nos insectes épinglés en Amérique, où nous deviendrons célèbres pour avoir entrepris de « civiliser » le continent. Quelle sottise : nous ne sommes qu’une minuscule piqûre d’épingle de connaissance sur la peau de contrées inconnues.
Il n’en était pas moins fier de ce qu’ils avaient accompli. Comme il le dit au broussard, ils foulaient un sol que nul n’avait foulé avant eux, cherchaient à percer quelques-uns au moins des secrets de la Darwinie.
« On n’a pas fait son affaire au continent, acquiesça Tom Compton, mais je pense qu’on peut dire qu’on a regardé sous ses jupes. »
Guilford avançait d’un pas lourd dans la fraîcheur de l’après-midi, près de Tom Compton, de Sullivan et des bêtes. Des nuages bas, aux bords d’un blanc aveuglant, au plancher d’un gris laineux, dérivaient dans le ciel. Les bottes laissaient de brèves empreintes dans les plantes spongieuses. Keck avait repéré un deuxième nid, au bas d’une pente, plus à l’ouest, un anneau d’ossements entourant un disque vert d’une paix trompeuse. Le jardin d’un troll, se dit Guilford, tandis qu’ils le contournaient de loin.
Tom Compton ruminait une autre pensée.
« Il y a eu des feux de camp derrière nous, les deux nuits dernières, affirma-t-il. À huit ou neuf kilomètres. Je me demande ce que ça peut bien vouloir dire.
— Des partisans ? interrogea Sullivan.
— Sans doute de simples chasseurs. Si ça se trouve, ils nous suivent depuis les chutes du Rhin – ou plutôt ils suivent Erasmus en braconnant sur son territoire. Les partisans sont surtout des frères de la côte. Ils ont fondé des colonies pirates, et ils ne s’enfoncent que rarement dans l’arrière-pays, à part pour chasser ou prospecter. Auquel cas ils ont moins tendance à pratiquer la politique du fusil.
— Je préférais quand même la solitude, déclara Sullivan.
— Moi aussi », assura le broussard.
Campement dans les collines, près d’un ruisseau sans nom. Le terrain monte maintenant de manière visible. Lambeaux de forêt, surtout des arbres-mosquées une nouvelle plante, un petit buisson orné de baies jaunes non comestibles (d’après Sullivan, ce ne sont pas de véritables baies, bien que ça y ressemble). Vent frais, assez fort, chassant les massetiques, à moins qu’ils n’aiment tout simplement pas l’altitude.
Post-scriptum. En me tournant vers le nord, au dîner, j’ai eu une vue de ce qui m’a semblé la Darwinie tout entière : une tapisserie merveilleusement mélancolique d’ombre de lumière, avec le soleil s’abaissant à l’ouest. Souvenirs du Montana – immense désert, lui aussi, quoique moins absolument ; une contrée revêtue de vert tendre, fertile, pleine de vie malgré son étrangeté.
Je pense à toi, Caroline, à la patience dont tu fais preuve en m’attendant, à Londres, en veillant sur Lily, en supportant la mauvaise humeur de Jered ou le laconisme d’Alice. Je sais à quel point tu as détesté l’idée de mon départ, alors même que le confort de Boston était encore là pour te consoler. Je ne doute pas que le jeu en vaille la chandelle, que mes travaux soient plus demandés lorsqu’enfin nous rentrerons chez nous, que ce voyage se traduise par un avenir meilleur, plus sûr, pour mes deux petites femmes.
Mes rêves deviennent bizarres. Je me suis vu à plusieurs reprises en uniforme, m’avançant seul, perdu dans la fumée la boue, sur un champ de bataille ravagé. C’était terriblement réel ! On aurait presque dit un souvenir, quoique bien sûr rien de tel ne me soit jamais arrivé. Quant aux histoires sur la guerre de Sécession que j’ai entendues dans ma famille, elles n’évoquaient pas d’images aussi réalistes.
La folie de l’explorateur, peut-être ? Le professeur Sullivan parle aussi de drôles de rêves, et Tom Compton lui-même reconnaît mal dormir.
Mais comment pourrais-je bien dormir alors que tu n’es pas à mon côté ? Quoi qu’il en soit, le soleil chasse les songes. De jour, la montagne seule occupe notre esprit, nous imposant un horizon de sommets d’un blanc bleuté.
Tom Compton montait la garde, à l’aube, lorsque les partisans attaquèrent.
Il était assis près des braises du feu de camp en compagnie d’Ed Betts, un gros homme dont le menton tombait périodiquement sur la poitrine. Betts ignorait l’art de se tenir éveillé. Tom non. Il l’avait déjà pratiqué, le plus souvent seul, à l’affût des voleurs ou des usurpateurs de concession, surtout dans la région houillère. Remettre le sommeil à plus tard requérait une certaine tournure d’esprit, un don que Betts ne possédait pas.
Les premiers coups de feu n’en retentirent pas moins sans sommation dans les bois obscurs, à l’est. Il y avait tout juste assez de lumière pour teinter le ciel d’un bleu d’encre lorsque quatre ou cinq fusils aboyèrent de concert.
« Nom de Dieu ! » s’exclama Betts, avant de tomber en avant, le cou troué, aspergeant le foyer de sang.
Le broussard se jeta dans la poussière en tirant vers la forêt, plus pour alerter ses compagnons que pour les défendre. L’ennemi restait invisible.
Les serpents à fourrure couinèrent de peur, puis une seconde volée de balles entreprit de leur ôter la vie.
Guilford dormait – il rêvait à nouveau de la sentinelle, son jumeau en uniforme kaki qui s’efforçait de lui communiquer un message vital mais inintelligible.
La marche de la veille avait été épuisante. Les explorateurs avaient suivi une série de lignes de crête et de ravins boisés, poussant les serpents à fourrure réfractaires sous les arches des arbres-mosquées, montant et descendant sans fin. Les bêtes, qui n’aimaient pas la forêt, exprimaient leur mécontentement par des miaulements, des éructations, des pets. Une bruine obstinée n’amoindrissait en rien la puanteur épaisse de l’air figé, y ajoutant au contraire le relent de lait caillé des fourrures mouillées.
Enfin, le terrain s’était aplani. Les hautes prairies alpines avaient fleuri sous la pluie, le faux trèfle ouvrant ses pétales blancs en étoile tels des flocons de neige estivaux. Monter les tentes par ce temps était une tâche pénible, aussi le dîner s’était-il réduit à des conserves. Une lampe avait brûlé sous la tente de Finch une fois la nuit tombée – sans doute le scientifique couchait-il ses théories sur le papier, associant les événements de la journée à la dialectique de la nouvelle Création – mais les autres s’étaient purement et simplement effondrés sans un mot dans leurs couvertures.
Le ciel se colorait vaguement de bleu à l’est lorsque retentirent les premiers coups de feu. Guilford s’éveilla aux cris et aux explosions. Le cœur battant à tout rompre, il chercha son pistolet avec des gestes maladroits. Depuis la découverte du crâne monstrueux, son arme était chargée en permanence. Toutefois, s’il savait s’en servir, il n’avait rien d’un tireur d’élite. Jamais il n’avait tué quoi que ce fût.
Il se jeta dans le chaos extérieur.
L’attaque était venue du couvert oriental, masse noire découpée sur l’aube. Keck, Sullivan, Diggs et Tom Compton avaient établi une ligne de tirailleurs derrière trois cadavres de serpents à fourrure amoncelés. De temps à autre, ils faisaient feu vers les bois, cherchant avidement des cibles. Les bêtes survivantes tiraient en hurlant sur leurs longes, dans une panique futile. L’une d’elles tomba, sous les yeux de Guilford.
Les autres explorateurs sortaient de leurs tentes en titubant, égarés, terrorisés. Ed Betts gisait, mort, la chemise rouge de sang, à côté du feu de camp. Chuck Hemphill et Ray Burke, à quatre pattes, braillaient : « À genoux ! Baissez la tête ! »
Guilford rejoignit Sullivan et compagnie en rampant sur la toile cirée en loques. Nul ne prit garde à lui avant qu’il ne se fût redressé pour lâcher un coup de pistolet vers l’obscurité de la forêt.
« On ne touche pas ce qu’on ne voit pas, dit Tom Compton en lui posant la main sur le bras. Et puis ils sont trop nombreux.
— Comment le savez-vous ?
— Aux éclairs, quand ils tirent. »
Une nouvelle volée de balles répondit à l’unique tentative du photographe, secouant avec des chocs sourds les corps des serpents à fourrure.
« Mon Dieu ! s’exclama Diggs. Qu’est-ce qu’on va faire ? »
Guilford jeta un coup d’œil aux tentes. Preston Finch venait d’en sortir, pieds et tête nus, ajustant ses lunettes aux verres en cul de bouteille et tirant un coup de pistolet en l’air.
« Courir, répondit Tom Compton.
— Les provisions, protesta Sullivan. Les spécimens, les échantillons… »
Le sifflement tout proche d’une balle l’interrompit.
« Au diable tout ça ! trancha Diggs.
— Faites signe aux autres, reprit Tom Compton. Et suivez-moi. »
Quoique les partisans – si c’en étaient bien – eussent encerclé le campement, ils étaient moins nombreux et plus faciles à atteindre sur la pente ouest dégagée de la colline. Guilford compta deux cadavres ennemis au moins, mais Chuck Hemphill et Emil Swensen furent tués et Sullivan blessé, un point rouge sur le gras du bras. Ils suivirent tous Tom Compton dans la brume du ravin, où le soleil ne pénétrait pas encore. La progression était lente, terrible, les explorateurs ne conservant un semblant d’ordre que grâce aux ordres que leur lançait le broussard. Guilford avait l’impression de ne pas aspirer assez profondément pour couvrir les besoins de son corps ; l’air lui brûlait les poumons. Pénombre et brouillard ne fournissaient qu’une couverture imparfaite, tandis qu’il entendait, ou croyait entendre, l’ennemi quelques pas à peine derrière lui. Où s’enfuir, de toute façon ? Un ruisseau glacé coupait la vallée ; la colline au-delà était aussi escarpée que rocailleuse.
« Par ici », insistait Tom.
Ils suivaient le cours d’eau vers le sud. Le terrain devint bientôt marécageux, dangereux. Le photographe distinguait Keck, devant lui, dans les vapeurs bouillonnantes, mais rien de plus. Continue, s’ordonna-t-il.
Puis Keck s’arrêta net, le regard fixé à ses pieds.
« Que Dieu ait pitié de nous », murmura-t-il.
Le terrain avait encore changé. Guilford se rapprocha de son compagnon. Quelque chose craqua sous ses bottes.
Des brindilles. Par centaines.
Non : des os.
Les déchets d’un nid.
« Vous nous avez amenés ici exprès ! cria Keck au broussard, qui ouvrait la marche.
— Fermez-la. » Tom Compton n’était qu’une ombre épaisse. Quelqu’un, peut-être Sullivan, avançait à son côté. « Ne faites pas de bruit. Posez les pieds aux mêmes endroits que moi. Suivez-vous tous en file indienne. »
Diggs, qui arrivait derrière Guilford, le poussa en avant.
« Ils sont toujours là. Bougez-vous, nom de Dieu ! »
Peu importait ce qui les attendait. Diggs avait raison, il fallait suivre Keck, suivre Tom Compton. Une balle jaillit, hurlante, de la brume.
Les ossements craquaient sous les pas. Sans doute le broussard longeait-il l’anneau de débris, contournant le nid, à un cheveu du néant.
Keck avait rapporté un insecte de ce genre au campement, quelques jours plus tôt. Une bestiole à peu près grosse comme le pouce, aux dix longues pattes puissantes et aux mandibules évoquant l’acier des outils de chirurgie. Mieux valait ne pas y penser.
Diggs glissa sur un crâne qu’il n’avait pas vu, laissa échapper un cri, tomba malgré ses contorsions vers le sol meuble du nid. Guilford, le rattrapant par le bras, le tira en sûreté.
Lorsqu’ils atteignirent l’autre côté du cercle, le ciel s’était éclairci, ce que le photographe ne pensait pas à l’avantage de son camp. Les partisans risquaient de voir à quoi ils avaient affaire. Ils n’en seraient pas moins contraints de longer l’ossuaire, soit contre la paroi du ravin, comme les explorateurs, soit près du ruisseau – dans un cas comme dans l’autre, ils formeraient des cibles plus faciles.
« Mettez-vous en ligne juste derrière ces arbres, là, ordonna le broussard. Rechargez vos armes ou préparez vos munitions. Tirez sur tous ceux qui essaient de contourner le nid, mais attendez qu’ils soient bien en vue. »
Les partisans étaient cependant trop pris par la chasse pour prêter attention au terrain. Guilford les examina avec attention lorsqu’ils jaillirent de la brume traînante pour s’engager dans ce qui leur apparaissait sans doute comme un banc de roche ou un carré de mousse. Il en compta sept dès l’abord, armés de fusils militaires quoique ne portant pas l’uniforme, simplement de hautes bottes et des chapeaux mous. Ils souriaient, confiants.
D’ailleurs, leurs bottes les protégèrent – un instant. L’homme de tête avait peut-être franchi les trois quarts du coin de terre meuble quand, baissant la tête, il découvrit ce qui lui recouvrait les jambes. Son rictus s’effaça, ses yeux s’agrandirent, tandis qu’il comprenait. Il fit demi-tour mais ne put s’enfuir ; les insectes tenaces, accrochés les uns aux autres, formaient des cordes vaguement poilues qui lui immobilisaient les jambes tout en le tirant vers le sol.
Perdant l’équilibre, il tomba dans un hurlement. La colonie fut aussitôt sur lui, linceul bouillonnant, et sur plusieurs de ses compagnons, dont les cris ne tardèrent pas à noyer les siens.
« Tirez sur les derniers. Maintenant », lança Tom Compton.
Guilford fit feu aussi souvent que les autres, mais le fusil du broussard se révéla le plus précis. Trois autres partisans s’écroulèrent ; les survivants s’enfuirent pour échapper aux cris.
Heureusement, les clameurs s’interrompirent bientôt. Le corps de l’homme de tête, rigidifié par le poison, pointait encore vers le ciel telle la proue d’un navire s’abîmant dans les flots. Un os brilla brièvement à travers la masse noire, puis le cadavre entier disparut sous la terre meuble bouillonnante.
Guilford restait pétrifié. Les partisans allaient devenir partie du cercle d’ossements. Combien de temps s’écoulerait-il avant que leurs crânes et leurs côtes ne fussent rejetés tel du corail brisé sur une plage ? Des heures, des jours ? Il avait envie de vomir.
« Guilford », murmura Keck d’un ton pressant.
La cuisse du scientifique saignait d’abondance. Il vaudrait mieux poser un bandage, songea le jeune homme. Étancher le sang. Où est la trousse de premiers secours ?
Mais Keck avait bien d’autres préoccupations.
« Guilford ! » Il grimaçait, les yeux écarquillés. « Votre jambe ! »
Quelque chose y grimpait.
Peut-être un partisan, en se débattant, avait-il projeté l’insecte hors du nid. Il dépassa la botte du photographe sans lui laisser le temps de réagir puis planta les mandibules dans le tissu de son pantalon.
Guilford eut un hoquet, vacilla. Keck l’attrapa par les aisselles, puis écrasa d’un coup de talon l’insecte que Sullivan venait de balayer avec la crosse de son pistolet.
« Nom d’un chien », lâcha Guilford, très calme.
Le venin atteignit alors une artère, y versant sa dose de feu hypodermique. Le jeune homme ferma les yeux et s’évanouit.
La fin des temps était proche, car la Galaxie s’effondrait sur sa propre singularité – les étoiles devenaient aussi rares que stériles, tandis que les systèmes stellaires s’étaient à ce point éloignés les uns des autres que même les distorsions du champ de Higgs ne se propageaient plus instantanément.
Dans le reste de l’Univers, les noosphères galactiques, dont les voix s’affaiblissaient, se résignaient à la dissolution ou construisaient rageusement de vastes redoutes épigalactiques, des forteresses qui endureraient à la fois le chant de sirène des trous noirs et le refroidissement du cosmos. Plus tard, quand les naines blanches et les étoiles à neutrons elles-mêmes se dégraderaient puis mourraient, il ne resterait rien de la matière cohérente que ces places fortes de conscience.
Un automne d’un billion d’années tirait à sa fin. Les noosphères, énormes édifices abritant les ruines des civilisations planétaires, dérivaient depuis des lustres sans nombre parmi les étoiles fossiles des bras galactiques spiralés. Après s’être complexifiées, segmentées, elles se rencontraient régulièrement tous les quelques millions d’années afin de transmettre leur savoir et de donner naissance à des hybrides – des métacultures imprimées au sein de noosphères nouveau-nées aussi denses que des étoiles à neutrons. Elles se propulsaient dans l’espace le long des lignes de distorsion induites par le champ de Higgs, lançant des signaux au-delà de leur propre horizon événementiel, scandant leur nom. Toutes se connaissaient intimement. Il n’y avait pas eu de guerre depuis d’innombrables lustres – depuis l’auto-immolation de l’Empire violet, la dernière Préfecture biotique, 109 ans auparavant.
L’automne tirait cependant à sa fin. La cruelle réalité de l’hiver universel se profilait à l’horizon.
Il était temps de se réunir. De construire, de réparer, de protéger et de se rappeler. D’engranger la moisson de l’été ; de préserver la chaleur.
Les noosphères de la Galaxie partageaient des souvenirs remontant à l’Ère éclectique, où la mort avait été abolie, alors que la Terre et son astre père n’existaient pas encore. Il était temps de rassembler ces souvenirs – de fabriquer des Archives qui survivraient même à la disparition de l’énergie libre. Reliées isostatiquement aux autres Archives de l’Univers, abritant une conscience malgré la mort de toute chaleur, peut-être parviendraient-elles à créer un environnement artificiel au sein duquel de nouvelles consciences finiraient par fleurir.
Les noosphères se rassemblèrent donc au-dessus de l’écliptique du système stellaire agonisant afin de nourrir leur tâche titanesque des panaches d’antimatière qui jaillissaient, bouillonnants, du pôle de l’anomalie centrale. Une fois terminées, les Archives renfermeraient tout ce qu’avait été la Galaxie depuis l’Ère éclectique.
Siècle après siècle, elles grandirent jusqu’à atteindre la taille d’une douzaine de systèmes solaires réunis, supportant leur masse propre grâce à des distorsions méthodiques de l’espace environnant. Il s’agissait d’une machine opérant à des températures stellaires, irradiant une lumière d’ambre brun dans un vide de moins en moins illuminé – où ces radiations éparses elles-mêmes, résidus inefficaces, disparaîtraient au cours des quelques millions d’années suivantes.
Il s’agissait d’un télescope temporel, d’un enregistrement, d’une mémoire – d’un livre, par essence. Le livre d’histoire absolu, nourri et abreuvé des discontinuités temporelles intégrées à sa matrice, renfermant le moindre acte conscient et la moindre pensée survenus depuis l’aube de l’Ère éclectique. Quoique inaltérable, il restait accessible à l’infini, détaché de tout, anti-entropique.
Il représentait la création d’ingénierie la plus importante jamais entreprise par une conscience galactique. Les noosphères en furent poussées dans leurs derniers retranchements technologiques, voire, souvent, au-delà. Sa construction les contraignit à un travail sans fin – elles, leurs modules pensants, leurs outils de Turing, petits et grands, leurs machines virtuelles installées dans le lacis isostatique de la réalité même ; un labeur de plus de dix millions d’années.
Enfin, les Archives furent prêtes, bibliothèque holistique d’histoire galactique, forteresse dressée contre l’évaporation de la matière. Les noosphères s’élancèrent autour de leur œuvre en une joyeuse ronde orbitale. Peut-être, par-delà les frontières encore inviolables des anomalies, de nouveaux Univers naissaient-ils des cendres des anciens. Elles étudiaient cette possibilité ; de faibles signaux circulaient entre les diverses Archives, lançant un défi à la Conscience même : construire des Univers. Un jour, peut-être…
Mais ce n’était que spéculation. Pour l’heure, la conscience galactique jouissait de ses accomplissements.
Des monofilaments de distorsion de Higgs balayaient son œuvre, bobinant l’histoire en un ordre séquentiel. Des noyaux et sous-noyaux conscients exploraient le passé avec délice – une, deux, trois fois, lisant et relisant les Archives. Le savoir se spiralait, en arrivait à se savoir lui-même ; les noosphères philosophes débattaient de la différence entre Connaissance et Connu.
La tragédie frappa sans avertissement comme sans raison, quelque 103 ans après l’achèvement de la structure.
Cette dernière avait été infiltrée, corrompue. Des entités semi-conscientes – des codes parasites évolutifs autoreproducteurs, dissimulés dans l’entrelacs des signaux de Higgs circulant entre les galaxies – s’étaient emparées des protocoles structurels des Archives, lesquelles perdaient à chaque seconde qui passait de l’information, sans espoir de la récupérer.
Qui pis était, l’information restante se transformait.
Les Archives évoluèrent vers une forme distordue. Les entités sous-conscientes virtuelles, reliques d’une guerre qui avait dévasté une lointaine galaxie bien avant que ne débutât dans celle-là l’Ère éclectique, se servaient de la structure comme plate-forme afin de préserver leurs algorithmes de la mort thermique. Elles n’accordaient aucune considération morale aux autres existences, alors que le but des Archives et de leurs concepteurs leur apparaissait clairement. Elles ne s’étaient pas contentées d’envahir le grand livre, elles l’avaient pris en otage.
Les souvenirs statiques qui y étaient intégrés en tant qu’enregistrements devinrent alors de nouveaux germes de conscience : de nouvelles vies, prisonnières d’une épistructure dont la perception leur échappait, manipulées par des entités pour elles inconcevables. Ces vies, bien que produit de la corruption de leur support, ne pouvaient être ni interrompues ni effacées. La conscience en eût été souillée sans espoir de rédemption. Théoriquement, il était possible de vider les Archives, de les purger puis d’en récrire le contenu… mais cela fût revenu à pratiquer un massacre à grande échelle.
Qui plus était, il fallait sauvegarder les nouvelles vies, les mettre en mémoire. Tel était le but que poursuivait la conscience depuis sa naissance, afin de se préserver de la mort. Il lui était impossible d’abandonner la quasi-histoire étrange née au sein de sa création.
Les noosphères quittèrent les Archives, redoutant une contamination ; la conscience débattit avec elle-même, tandis que s’écoulait un millier d’années.
Il fut décidé de réparer le chef-d’œuvre. D’en chasser les envahisseurs. Si les choses suivaient leur cours, les nouveaux germes de conscience finiraient de toute manière par disparaître, ainsi que leur contenant. Les virus infiltrés ne connaîtraient pas de répit tant que l’Univers refroidissant contiendrait autre chose que leur propre code implacable. La tâche était aussi difficile que la construction proprement dite et bien plus problématique – le nettoyage devait débuter au sein même des Archives. Des noyaux individuels conscients allaient y pénétrer par milliards, à la fois matériellement et virtuellement. Pour s’y heurter à un adversaire fort malin.
Des individus – des esprits, en fait – dont l’identité s’était depuis longtemps fondue dans les noosphères se virent arracher leurs lustres d’améliorations puis rendus quasi mortels en vue de cette mission.
L’un d’eux, un très vieux noyau terrien, avait eu pour nom Guilford Law. Ce germe de conscience, juste assez complexe pour conserver son ancienne mémoire personnelle, fut lâché en compagnie de millions d’autres dans les profondeurs fractales des Archives.
La dernière guerre de l’Histoire débutait.
Guilford Law n’avait pas oublié la guerre. Après tout, c’était ce qui l’avait tué.