LIVRE III JUILLET 2008 Population mondiale : 7,27 milliards d’habitants.

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POUR DIFFUSION IMMÉDIATE

Messine : Le Gouvernement mondial a fait savoir aujourd’hui que le directeur Emanuel De Paolo a été victime d’une crise cardiaque légère « il y a quelques jours ». Une équipe médicale se relaie à son chevet. La date exacte de cet accident cardiaque n’a pas été révélée.

Le Dr Lorenzo Matriglione, l’une des sommités européennes en matière de cardiologie, a déclaré ce matin, lors d’une conférence de presse convoquée d’urgence, qu’il n’y a pas de raison de s’alarmer outre mesure. « L’état de santé du directeur De Paolo est bon. Il se repose. Nous avons affaire à une insuffisance cardiaque, non à un infarctus. »Parmi les spécialistes mondiaux qui se sont rendus à Messine la semaine passée se trouvait le Dr Michael Rovin de l’école de bionique et de prosthétique médicale du Massachusetts Institute of Technology. « Je n’ai pas le sentiment, a dit le Dr Rovin, que le directeur aura besoin d’un cœur artificiel ni même d’un stimulateur temporaire. »Toutefois, d’autres célébrités du monde médical de réputation internationale ne font pas mystère de leur préoccupation. Le grand âge du chef du Gouvernement mondial est leur principal motif d’inquiétude…

Dépêche International News,

1er juillet 2008.


Il fallut près d’un mois à David pour repartir de Séléné.

Un mois d’inactivité forcée. Un mois d’attente. Et d’interrogatoires. Et de négociations. Légalement parlant, il était apatride. Et, sur le plan technique, il était un bien meuble, propriété de la Société pour le Développement d’Île Un, et il avait rompu le contrat de travail qui le liait à celle-ci. Mais il demanda à bénéficier du statut de citoyen du monde, nia qu’il eût été compétent selon la définition de la loi quand le contrat avait été signé cinq ans auparavant et sollicita le droit d’asile jusqu’à ce que le Gouvernement mondial lui accorde la citoyenneté qu’il réclamait.

Il passait ses journées à déambuler dans les corridors et les salles communes surpeuplés de Séléné. Au bout de quelques heures, la petite communauté lui sortait déjà par les yeux. Près de cinquante mille personnes s’entassaient au coude à coude dans un espace de quelques kilomètres cubes presque entièrement occupé par des cultures souterraines malingres et d’énormes machines. Tous les endroits se ressemblaient : la grisaille et le surpeuplement. C’était rébarbatif. Mais les Sélénites étaient très fiers de leurs jardins et des immenses étendues de la surface.

David, lui, en avait sa claque.

Finalement, il eut une entrevue avec un Russe du nom de Leonov. Leonov était l’un des fondateurs de Séléné, un héros de la révolution lunaire, l’un des rebelles qui avaient fait des colonies américaines et russes de la Lune une nation une et indépendante.

La peau de son visage paraissait flaccide comme si l’âge avait liquéfié la chair qu’elle recouvrait, mais ses cheveux blancs retombaient en une frange juvénile sur son front et ses yeux d’un bleu arctique étaient vifs et alertes. Il avait été plusieurs années le chef du gouvernement sélénite. Maintenant, il tenait le rôle d’un sage respecté. En dépit de sa vieillesse, il était plein d’allant et de pétulance. Sa voix de basse avait des sonorités graves, ses rides tenaient autant au rire qu’aux outrages du temps, ses mains étaient mobiles et expressives — elles ne cessaient de remuer que lorsqu’il allumait une des longues et minces cigarettes blanches qu’il affectionnait.

Il consacra presque un jour entier à écouter le récit du jeune homme en ouvrant lui-même à peine la bouche, se contentant de fumer à la chaîne et d’opiner du menton. Enfin, il ferma les yeux et murmura :

— C’est l’occasion ou jamais de repasser l’enfant, comme on dit. À mon avis, nous devrions vous laisser vous rendre à Messine. Et au Gouvernement mondial de jouer !

David eut l’impression d’être soulagé d’un gros poids.

— C’est formidable ! Merveilleux…

Leonov leva un doigt pour doucher son enthousiasme :

— Mais ce n’est pas moi qui décide, attention. Il va falloir en parler avec l’administrateur en chef.

David passa encore une journée à traîner son désœuvrement à travers les galeries et les placettes souterraines de Séléné avant de recevoir un coup de téléphone de Leonov l’avertissant de se présenter le lendemain matin au bureau de l’administrateur en chef.

Pas très impressionnant, ce bureau : juste une petite pièce, deux divans et un terminal. En guise de plancher du gazon auquel les rampes fluorescentes encastrées dans le roc nu du plafond donnaient une teinte rougeâtre.

L’administrateur en chef était un ex-Américain noir, petit et sec, du nom de Franklin D. Colt. Il serra la main de David d’une poigne ferme en le scrutant intensément. Le jeune homme avait l’impression d’être jaugé par un lion.

Tout le monde s’assit, Leonov parfaitement détendu, David si crispé qu’il ne posait que deux centimètres de son derrière sur le coussin à côté du vieil homme, Colt se prélassant en face d’eux.

Quand David eut brièvement exposé son affaire, Leonov dit :

— Nous devrions le laisser partir pour Messine comme il le souhaite. Ce n’est pas notre problème. Il ne nous appartient pas de décider s’il est un citoyen du monde ou s’il fait légalement partie du bien-fonds d’Île Un.

— Les consortiums n’apprécieraient pas que nous ne leur restituions pas un patrimoine qui leur appartient, répliqua Colt d’une voix sèche et tranchante.

Leonov haussa les épaules.

— Vous oubliez que je suis né dans une société socialiste, mon cher. D’accord, les consortiums sont maîtres de la quasi-totalité de la Terre et de la totalité d’Île Un. La Russie elle-même s’en est accommodée. Mais pas moi. Dans la déraison de ma seconde enfance, je continue à espérer que le vrai communisme s’instaurera un jour.

Colt sourit.

— Vous n’êtes pas d’avis que nous devions laisser la société d’Île Un nous imposer sa loi de gré ou de force ?

— Sommes-nous une nation indépendante, affiliée au Gouvernement mondial, ou sommes-nous les laquais des capitalistes ?

L’administrateur lança un coup d’œil à David.

— Je n’ai jamais approuvé ces contrats de travail léonins. Cela ressemble un peu trop à l’esclavage.

— Il est important que j’aille à Messine, dit David. J’ai des informations d’un intérêt vital sur les multinationales et leurs intentions à communiquer au directeur du Gouvernement mondial.

— Vous êtes las de vivre au paradis ?

— Je suis las de vivre dans un paradis frelaté.

— Eh bien, il serait bon, en effet, que vous vous rendiez sur la Terre, fit Colt avec un sourire sarcastique. Messine sera un bon début. Mais je vous conseillerais d’aller plus loin.

— Où ça ?

— Dans les montagnes de Sicile où il y a encore des vendettas sanglantes et où on se sert toujours d’araires en bois pour enlever les pierres des champs. Ou dans le sud du Sahara que la famine a totalement dépeuplé. Ou en Inde où des charrettes évacuent les cadavres tous les matins mais où on laisse les immondices pourrir dans les rues. Ou dans une de ces grandes villes américaines où je suis né et où les pauvres vivent dans les ghettos des quartiers insalubres tandis que ceux qui ont un peu d’argent habitent les banlieues résidentielles. C’est un monde de toute beauté. Vous aimerez !

David regarda fixement Colt.

— Mais si c’est aussi atroce, là-bas, pourquoi n’essayez-vous pas de faire quelque chose ?

Leonov soupira et Colt éclata d’un rire amer.

— On a fait quelque chose. Nous avons empêché la guerre nucléaire et nous avons contribué à créer le Gouvernement mondial. Nous aurions été mieux inspirés de les laisser se suicider et aller en enfer.

Des joyeux cumulus mouchetaient allégrement le ciel bleu cobalt. La chaleur du soleil de la Méditerranée et le rythme nonchalant du schooner que berçaient les vagues apportaient à Bahjat un délassement physique.

Mais sa tension mentale ne la quittait pas. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, elle revoyait l’hélicoptère exploser, projetant des débris embrasés à travers le ciel, tuant son amant et mettant fin à sa propre vie avant même qu’elle ait vraiment eu le temps de commencer. Elle n’avait pas dormi depuis près d’un mois — depuis la mort de Denny — sauf quand elle s’abrutissait à coups de somnifères. Et même alors, son sommeil était hanté de rêves épouvantables, rêves de mort, de feu, de mutilations.

Mais l’homme qui mourait dans ses rêves était son père.

Hamoud l’avait cachée et, des semaines durant, elle avait fui l’armée de sbires que l’émir avait lancée à sa poursuite. Habituée depuis longtemps à la vie aventureuse des clandestins la célèbre ex-rebelle nommée Shéhérazade avait constaté que c’était tout autre chose quand on n’a pas un asile sûr qui vous sert de sanctuaire. La fastueuse demeure paternelle et sa domesticité étaient plus dangereuses pour elle que le grenier étouffant et sans fenêtres du taudis d’un malheureux travailleur. Elle ne pouvait même pas utiliser sa carte de crédit pour aller à l’hôtel ou au restaurant.

Malgré sa douleur, elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Être un fugitif à temps complet, c’est beaucoup moins romantique. Mais elle savait qu’elle affronterait n’importe quelle épreuve, ferait face à n’importe quel péril, paierait n’importe quel prix pour venger l’assassinat de l’homme qui l’avait aimée.

Adossée au mât de bois poli et lisse, elle contemplait les flots creusés de vagues, s’émerveillant que l’horizon fût si rectiligne, si parfaitement tranché. Rien, ni brume ni nuages, ne voilait la ligne de partage des eaux et du ciel. On est d’un côté ou de l’autre, il n’y a pas de milieu. J’ai trop longtemps joué à être une révolutionnaire. Hamoud avait raison. Je ne détruirai pas la classe privilégiée en restant moi-même une privilégiée.

Traquée à chaque coin de rue, sur chaque quai, dans chaque boutique, Bahjat n’avait pu demeurer longtemps à Bassora. Là, il était impossible de trouver un bateau, lui avait dit Hamoud. Ils étaient sortis de la ville à bord d’un camion transportant un chargement de balles de feutre conduit par un jeune militant du F.R.P. Étouffant presque sous les ballots pleins de poussière qui la grattaient, elle avait senti les mains de son compagnon courir le long de son corps, sa bouche s’écraser sur sa peau. Elle ne s’était pas débattue, n’avait pas résisté. Même quand Hamoud lui avait détaillé par le menu d’une voix rauque ce qu’il attendait d’elle, elle avait simplement écouté et elle avait obéi. Ce n’était que de son corps qu’il usait. Si cela lui procurait du plaisir, ce n’était pas payer cher son concours.

Mais Bahjat devait se concentrer sur la moiteur gluante et écœurante qui l’enveloppait pour chasser le souvenir de Denny de son esprit.

À Tripoli, dans l’ancien Liban, ils soudoyèrent un capitaine qui accepta de prendre Bahjat à son bord, Hamoud ayant estimé qu’il serait plus sûr de voyager séparément.

L’équipage se composait de trois hommes aidés d’un ordinateur qui s’occupait de presque toutes les manœuvres de gréement. Les bateaux à voile, qui ne consommaient pour ainsi dire pas de carburant, étaient silencieux et ne polluaient pas ; ils étaient lents mais ils faisaient faire des économies. Les affréteurs qui les retenaient longtemps à l’avance voyaient leurs frais de transport réduits de moitié grâce à la voile.

Les deux marins ne s’occupaient pas de Bahjat. Apparemment, ils étaient plus intéressés l’un par l’autre que par une femme. Le capitaine, un Turc solidement bâti, au regard sournois, dont une dent de devant s’ornait d’un diamant, avait proposé à la jeune femme de partager sa carrée le soir même où ils avaient quitté Tripoli. Elle avait refusé mais, un peu plus tard, il était venu la rejoindre dans sa cabine. Il avait calmement ouvert la porte, le sourire aux lèvres.

La lumière avait alors jailli et il s’était soudain trouvé nez à nez avec le museau de l’automatique que cette petite houri étreignait d’une main aussi ferme qu’un roc. À la vue de l’arme, il avait hésité. Mais quand il avait remarqué qu’elle était munie d’un silencieux, il avait tourné les talons sans un mot.

Elle sait se servir d’un revolver : telle avait été sa première pensée. La seconde : Quelqu’un a sûrement offert une récompense pour sa capture. Il faut que je trouve qui quand on sera arrivé à Naples.

Depuis cet incident, le capitaine avait laissé Bahjat tranquille. Debout sur le pont, s’adossant avec lassitude au mât puissant qui grinçait, elle balayait du regard l’immensité vide de la mer et du ciel. Un désert, pensait elle. Le monde entier est un désert aussi vide que mon âme.

Pour ne pas pleurer, elle se mit à songer à ce qu’elle allait faire pour aider Hamoud à détruire Île Un.

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FLASH FLASH FLASH

Pretoria : Les rebelles sud-africains bénéficiant de l’assistance militaire occulte du mouvement révolutionnaire d’Amérique latine dirigé par El Libertadoraffirment que le soulèvement éclair lancé contre l’Union de l’Afrique du Sud a été couronné de succès.

Le gouvernement en titre a demandé un cessez-le-feu et accepté les conditions posées par les rebelles, à savoir de remettre ses pouvoirs à une junte biraciale formée par les dirigeants de l’insurrection.

Selon certains bruits, El Libertadorserait en Afrique du Sud en personne, encore que selon d’autres rumeurs il est toujours en Argentine, pays tombé aux mains de son armée révolutionnaire il y a deux mois.

Il semble que le Gouvernement mondial soit frappé de stupeur par la rapidité avec laquelle les rebelles se sont emparés de la nation la plus méridionale de l’Afrique. Les milieux militaires de Messine paraissent partagés : si certains généraux sont partisans d’une intervention en vue de remettre le gouvernement démissionnaire en selle, d’autres craignent qu’une action de ce genre ne plonge tout le continent africain dans la guerre et ne sape l’autorité du Gouvernement mondial.

Les rebelles ont d’ores et déjà annoncé leur intention de faire sécession et de dénoncer le traité d’affiliation associant l’Afrique du Sud au Gouvernement mondial, initiative qui…


David avait finalement quitté la taupinière surpeuplée et suffocante de Séléné à destination de la station Alpha à bord de l’astronef régulier, un bâtiment bulbeux aux aménagements ultraconfortables qui amenait deux fois par mois les touristes à la nation lunaire. Il avait eu droit à une cabine de première classe pour lui tout seul. Il avait pour tout bagage une unique combinaison de saut de rechange — bleue à parements rouges selon la mode sélénite — et un portefeuille bourré de bandes d’identification et de lettres d’introduction adressées par Leonov à Emanuel De Paolo.

Il fallait deux jours pour rallier la station spatiale en orbite à quelques centaines de kilomètres de la Terre tout au plus et le voyage fut une fiesta de quarante-huit heures pour les passagers, presque tous des touristes qui avaient versé des sommes extravagantes pour se livrer à des divertissements extravagants. Ils ne cessaient de danser, de s’amuser à des jeux de société, de jouer et de faire bonne chère. Et à peu près toutes les autres distractions qu’ils pouvaient éventuellement réclamer de surcroît leur étaient dispensées. La section de gravité nulle non pivotante du vaisseau était la grande attraction et le sexe sous 0 G était le principal sujet de conversation.

David tâta de ces singuliers passe-temps. C’était un danseur gracieux mais spontané. Il dévorait de façon prodigieuse en prenant soigneusement note des mets qui lui étaient inconnus : beefsteak, riz, pastèques, gibier, magret de canard. C’était d’ailleurs le magret qu’il préférait à tout. Dans la section 0 G nommée Brave New World baignant dans une pénombre rougeâtre, il trouva des partenaires qui ne demandaient pas mieux que de partager l’intimité tiède et parfumée d’un moelleux nid d’amour de gravité nulle. La majorité des filles de son âge n’avaient encore jamais expérimenté l’apesanteur et elles avaient un vif désir de combler cette lacune.

Mais chaque fois que David regagnait sa cabine, si fatigué qu’il fût, la première chose qu’il faisait était d’allumer l’écran d’observation pour contempler le globe bleu et blanc de la Terre qui grossissait à vue d’œil ; C’est pour de vrai, se disait-il. J’y vais pour de vrai.

Il se demandait parfois fugitivement ce qu’était devenue Evelyn. À Séléné, il avait essayé à plusieurs reprises de lui téléphoner à International News mais on lui avait répondu qu’elle n’appartenait plus à l’agence et on avait refusé de lui donner un numéro où il pourrait la joindre. L’analyse par ordinateur de la liste complète des abonnés de Londres n’avait rien donné. Quelques semaines auparavant, Evelyn avait effectivement une ligne à son nom, mais celle-ci était à présent coupée.

Beaucoup de passagers restèrent à la station Alpha pour poursuivre leurs vacances. C’était la plus ancienne structure spatiale artificielle habitée et il n’était pas un écolier qui ne connût par cœur les photos de cette espèce de roue de bicyclette, copieusement reproduites dans les manuels comme sur les écrans.

Mais l’impatience de quitter Alpha dévorait David qui ne s’attarda que le temps qu’il fallut pour jeter un bref coup d’œil derrière les longues vitres incurvées de la section de transfert. Immense, la Terre se déployait sous ses yeux, occultant tout le reste, si proche qu’on aurait pu la toucher. Des nuages blancs mouchetaient l’azur éblouissant des océans. Des taches brunes et vertes prenaient soudain des formes familières : il reconnut la corne de l’Afrique, la péninsule arabe et même la botte italienne.

Aussi excité qu’un enfant, son petit sac de voyage à la main, il se fraya un chemin à travers la cohue pépiante des touristes qui tournaient en rond, suivant les panneaux et les flèches lumineuses indiquant la direction du quai où attendait la navette en partance pour la Terre.

Les formalités de douane, le contrôle automatique de son billet et la fouille destinée à s’assurer qu’il n’avait pas d’armes, ni sur lui ni dans ses bagages, ne prirent que quelques minutes. Une hôtesse souriante le pilota jusqu’à la trappe d’accès de la navette qu’il se baissa pour franchir et être accueilli par une autre hôtesse tout aussi souriante qui le conduisit à sa place.

Il n’y avait pas de hublots mais un écran était encastré dans le dossier de chaque siège. David boucla son harnais et examina les programmes des divers canaux. Il jeta son dévolu sur l’enregistrement en temps réel fourni par les propres télécaméras de la navette.

Un Oriental bedonnant et asthmatique s’installa pesamment à côté de lui au bord de l’allée centrale. Murmurant quelque chose en japonais, il attacha sa ceinture de sécurité en travers de sa brioche, ferma les yeux et, croisant ses mains boudinées sur sa panse, il ne tarda pas à piquer du nez. David fit le compte des mentons de son voisin — il arriva au total de cinq — et reporta son attention sur l’écran.

Le départ fut d’une telle douceur que si l’hôtesse ne l’avait pas annoncé, le jeune homme ne se serait aperçu de rien. Il bascula vivement sur la caméra de poupe : les longrines d’acier du quai s’éloignaient lentement. Quelques minutes plus tard, la station Alpha, série de roues emboîtées dans d’autres roues qui pivotaient majestueusement sur la toile de fond étoilée du ciel, fut entièrement visible.

David revint à la vue de la Terre. Son aspect se modifiait à mesure que la navette amorçait sa longue orbite ellipsoïdale autour de l’étincelante planète bleue et blanche.

Les haut-parleurs de la cabine se mirent à débiter les conseils d’usage préenregistrés. Les passagers étaient priés de ne pas quitter leurs places sans l’aide d’une hôtesse ou d’un steward. Les Garrison Aerospace Lines déclinaient toute responsabilité en cas d’accidents sous gravité nulle dus à l’inobservation des consignes de sécurité. Puis la voix du commandant de bord s’éleva tandis que son visage, menton carré et tempes grises, apparaissait sur les écrans :

— Nous nous placerons sur une orbite terrestre basse dans une demi-heure environ et la procédure d’entrée en atmosphère interviendra lorsque nous serons à l’ouest de l’isthme de Panama. Je vous recommande de bien regarder l’Amérique centrale sur les écrans avant que nous ne mettions en place les boucliers antithermiques devant les caméras. Nous devrions arriver dans la capitale mondiale à l’heure prévue. Il fait un temps superbe à Messine…

David cessa d’écouter et jeta un coup d’œil sur ses compagnons de voyage. C’étaient apparemment presque tous des hommes d’affaires revenant sans doute d’Île Un. La station Alpha était le point de correspondance utilisé par la majeure partie du trafic à destination et en provenance de la Terre. Il reconnut quelques touristes qui avaient pris le même vol que lui, dont une des partenaires de ses ébats sous gravité nulle. Plusieurs autres passagers, cependant, n’étaient ni des touristes lunaires ni des industriels : c’étaient des gens de son âge.

Le capitaine avait fini son discours. L’image de la Terre se forma à nouveau sur l’écran et David s’abîma dans la contemplation de la planète.

Il était si absorbé qu’il ne remarqua pas que quelques-uns des passagers les plus jeunes se levaient et progressaient en flottant dans la travée centrale. Ils étaient six. Trois d’entre eux se dirigèrent vers l’office, à l’arrière. Quelques minutes plus tard, trois autres se propulsèrent vers le poste de pilotage à l’avant.

Bahjat avait été sidérée par le manque de sérieux de Hamoud en matière de planification. Elle avait été obligée de se mettre elle-même en quête de cinq camarades ayant déjà voyagé sous gravité nulle : il n’avait même pas songé à ce problème. Les cinq hommes n’appartenaient pas plus qu’elle aux masses misérables et affamées. C’étaient des fils de famille qui militaient au F.R.P. parce que ça faisait chic.

Hamoud ne participait pas à l’opération. Il n’avait jamais été dans l’espace et ce détournement était une affaire trop importante pour que l’on puisse se reposer sur quelqu’un qui risquait d’être malade en expérimentant pour la première fois les conditions d’apesanteur.

Et ç’avait été Bahjat, encore, qui avait choisi le meilleur endroit pour faire atterrir la navette volée : l’Argentine. Le commando se poserait chez El Libertador et lui demanderait le droit d’asile : il ne pourrait décemment pas le refuser à des corévolutionnaires.

Il fallait qu’elle agisse en douceur et avec subtilité. Hamoud — nom de code : Tigre — était le patron et il n’admettrait jamais que Shéhérazade soit le cerveau de l’opération.

Sa grande terreur avait été de se faire arrêter au spatiodrome d’Anguillara, à côté de Rome. Sa photo et son code d’identification avaient été diffusés dans le monde entier par les soins de son père. Les consortiums et le Gouvernement mondial la recherchaient. Mais les carabiniers, grands gaillards pleins de superbe avec leurs longues tuniques bleues et leurs coquines moustaches, ne l’avaient même pas remarquée quand elle était descendue du train et avait pris son billet pour la navette d’Alpha. Ils paraissaient beaucoup trop occupés à se pavaner et à se faire admirer pour s’intéresser aux petites Arabes voilées qui trottinaient dans la gare. Il fallait reconnaître qu’Hamoud avait eu le nez fin en jetant son dévolu sur l’Italie comme nouvelle base d’opération.

Bahjat détacha la ceinture de sécurité et se dégagea doucement. Elle avait pris un fauteuil au bord de l’allée centrale afin d’avoir une pleine liberté de mouvement. Son nécessaire à maquillage à la main, elle se propulsa en direction de l’office et des toilettes, au fond de la carlingue.

Un steward se précipita à sa rencontre. Il avançait en prenant appui sur les poignées extérieures dont étaient munis les fauteuils qui bordaient la travée sans que ses pieds touchent le plancher garni de velcro.

— Il ne faut pas vous déplacer toute seule, mademoiselle.

Mais le sourire qui s’épanouissait sur son visage rougeaud atténuait la sévérité de son ton. Il avait les cheveux roux. Comme Denny. Mais pas le même accent. Un Australien ? Aucune importance. Tu es vivant et il est mort, songea Bahjat, la gorge nouée par une boule d’amertume.

— Je vais aux toilettes.

Le steward la prit par le bras, veillant à ce que les babouches de la jeune femme soient bien en contact avec le velcro. Bahjat se laissa guider. Elle savait que Marco était déjà en train de préparer sa panoplie dans les toilettes des hommes. Et le troisième membre du groupe tactique bavardait dans l’office avec les deux hôtesses qui attendaient que les plateaux-repas se réchauffent dans les fours à micro-ondes.

Dès que la porte des toilettes se fut refermée, Bahjat sortit les atomiseurs de son nécessaire. Substituer un gaz somnifère à la laque capillaire qu’ils contenaient originellement avait été un jeu d’enfant. Aucun douanier, aucun détecteur ne pouvait déceler la différence.

C’était un produit inoffensif, Hamoud le lui avait assuré, mais elle n’ignorait pas qu’un cardiaque ou une personne présentant certaines formes d’allergie pouvait en mourir. Elle se mira dans la glace surmontant le minuscule lavabo et haussa les épaules. Nous ne sommes pas responsables de leur état de santé.

Elle consulta sa montre. Encore quarante-cinq secondes. Le visage qui lui faisait face dans le miroir était tendu. Ses yeux cernés étaient rougis par le manque de sommeil.

Ils vont commencer à payer pour ta mort, mon amour, fit-elle intérieurement. Nouveau coup d’œil au cadran. Ils vont commencer… Maintenant !

Elle ouvrit la porte à l’instant même où Marco sortait des toilettes des hommes. Son visage basané, encadré de boucles, était crispé et il avait dans chaque main un atomiseur qu’il serrait si fort que ses phalanges en étaient blanches. Reynaud, qui se vantait d’avoir de l’eau glacée dans les veines à la place de sang, racontait une bonne histoire au steward tandis que les deux hôtesses s’esclaffaient. Tout se passait conformément aux plans.

Bahjat balaya l’allée centrale du regard. Tous les passagers bavardaient, lisaient ou dormaient sauf le grand blond à la carrure athlétique qui n’avait pas quitté son écran des yeux depuis le départ. Il risque de nous créer des ennuis s’il décide de jouer les héros. Tous les autres n’étaient qu’un troupeau de moutons stupides.

Les trois membres du second groupe commencèrent à déboucler leurs ceintures. Leur objectif était le poste de pilotage.

Le steward leur tournait le dos mais l’une des hôtesses, que les histoires pas piquées des vers que débitait Reynaud faisaient pouffer, s’aperçut que trois passagers quittaient leurs places et elle fit signe à leur collègue qui se retourna et soupira :

— C’est pas vrai ! Ils ne se mettront jamais ça dans le crâne !

Bahjat se planta devant le steward pour lui barrer l’accès du couloir.

— Ne bougez pas.

Elle avait parlé bas mais distinctement.

— Il faut que je… (Brusquement, il comprit.) Mais qu’est-ce que vous…

Elle lui envoya un jet de gaz en pleine figure. Le steward tituba et ses yeux chavirèrent. Reynaud l’empoigna et le poussa à l’intérieur de l’office hors de vue des passagers.

Les hôtesses étaient blêmes. Blêmes mais muettes.

— Faites ce qu’on vous dira de faire et tout se passera bien, leur dit Bahjat d’une voix sifflante. Surtout, taisez-vous et gardez votre calme. Si vous faites du tapage, nous y resterons tous.

Les yeux exorbités, les deux filles la dévisagèrent. Puis elles se tournèrent successivement vers Reynaud qui, souriant nonchalamment, eut un haussement d’épaules bien français et vers Marco qui leur décocha un regard menaçant.

— Appelez le commandant de bord, reprit Bahjat. Vous lui direz que le steward a été pris de malaise et que vous avez besoin de son aide.

La plus grande des deux hôtesses, celle qui était le plus près de l’interphone, hésita un instant mais quand Marco fit un pas dans sa direction en grondant, elle décrocha l’appareil et dit quelques mots sur un débit précipité.

Bahjat s’assura que ses trois autres complices avaient pris position devant la porte du cockpit. Ils s’efforçaient d’avoir l’air décontracté de gens qui jouissent de l’apesanteur. Ils étaient, eux aussi, armés d’atomiseurs dissimulés dans leurs poches.

La porte du cockpit s’ouvrit, livrant passage au commandant. L’un des pirates se jeta aussitôt sur lui tandis que ses compagnons s’engouffraient dans le poste de pilotage.

Entendant des éclats de voix, David leva la tête juste à temps pour voir le commandant en train de se colleter avec un homme beaucoup plus jeune que lui. La bagarre fut brève : l’assaillant vaporisa quelque chose droit dans la figure de l’officier qui s’affaissa instantanément.

— Que se passe-t-il ? s’exclama David.

Son voisin, l’homme d’affaires japonais, continuait de dormir du sommeil du juste.

Une voix tomba soudain des haut-parleurs :

— Veuillez rester à vos places. Tant que vous demeurerez assis, vous ne courrez aucun danger.

David se retourna. Trois passagers étaient debout au fond de l’allée devant l’office. Le steward et les hôtesses étaient invisibles. Quand il dirigea son attention vers l’avant, il vit sortir du cockpit un garçon osseux et dégingandé, le visage fendu d’un large sourire. Il leva le pouce en l’air. De l’autre main, il étreignait un atomiseur.

— Que se passe-t-il ? demanda une femme.

— Est-ce que quelque chose est…

Les haut-parleurs mirent un terme aux questions :

— C’est l’officier en second Donaldson qui vous parle. Le bâtiment vient d’être détourné par un commando du Front révolutionnaire des peuples. Je suis chargé de vous dire que si nous obéissons aux ordres, personne n’aura à en pâtir. Mais si nous ne coopérons pas, ils nous exécuteront tous.

Ce fut une explosion de cris et de hurlements. Tous les passagers braillaient à qui mieux mieux et s’agitaient — à l’exception de David et de l’obèse endormi.

— Silence !

C’était une voix de femme. Et qui n’avait pas besoin de l’interphone pour se faire entendre. Bahjat redescendit l’allée centrale en brandissant ses deux atomiseurs comme si c’étaient des grenades.

Ce sont peut-être des grenades, songea David.

— Taisez-vous et ne quittez pas vos places, disait-elle. Nous ne nous poserons pas à Messine mais vous arriverez sur la Terre sains et saufs… si vous faites ce qu’on vous dira !

Elle était belle, elle était jeune, c’était une fille svelte et menue, au teint bistre, qui avait une frimousse de petit chat à l’expression farouche mais néanmoins fragile.

Et elle était folle ! On ne détourne pas une navette spatiale. Ils vont nous tuer tous. Le commandant est déjà hors de combat, mort ou inconscient. Dans quelques minutes, nous allons commencer la manœuvre de rentrée atmosphérique…

David entreprit de déboucler sa ceinture. Il ne savait pas ce qu’il ferait au juste, mais une chose était sûre : il ne pouvait pas rester assis à se tourner les pouces.

La fille à la frimousse de chat pivota sur elle-même et lui fit face.

— Restez dans votre fauteuil !

— Attendez ! Vous n’êtes pas capables de piloter la navette…

— Asseyez-vous !

Ses yeux lançaient des éclairs et elle leva un de ses atomiseurs comme pour en menacer David.

— Mais j’essaie de vous expliquer…

Il y eut un sifflement et un vaporeux brouillard qui picotait la peau se répandit sur sa figure et David retomba sur son siège, inconscient.

21

Amanda Parsons : Mais c’est tellement assommant, la Lune ! Franchement, quand on a posé les pieds dans la poussière d’une « mer » ou ce que vous voudrez, qu’on a grimpé une ou deux vieilles collines et qu’on a visité le monument Apollo, que reste-t-il ? Une taupinière surpeuplée et encombrée de personnel superfétatoire. Séléné n’intéresse pas nos lecteurs. Même la station Alpha commence à être démodée. Tout le monde y est allé, ce n’est plus original. D’ailleurs, même sous gravité nulle, les permutations dont le corps humain est capable sont en nombre limité, après tout. Nous avons besoin de quelque chose de différent et d’excitant pour notre page voyages. Sur Terre, on ne peut aller nulle part sans être assailli par les mendiants ou sans tomber sur des terroristes d’une espèce ou d’une autre. Pourquoi ne pas publier quelque chose sur Île Un ? Vous avez fait les frais d’y envoyer une journaliste et vous l’avez mise à la porte à son retour, c’est entendu, mais peut-être que nous pourrions quand même…

Wilbur St. George : C’est hors de question, Amanda. Je l’ai balancée et il n’y a pas à revenir là-dessus. Et ne pensez plus à faire de papiers sur Île Un. Ma décision est irrévocable.

Transcription d’une communication téléphonique entre Londres et Sydney, enregistrée lors d’une surveillance de routine par les services d’écoute, 2 août 2008.


Le studio d’Evelyn était un capharnaüm invraisemblable. Voilà ce qui arrive quand on n’a qu’une seule pièce, se dit-elle en guise d’explication. On ne peut cacher le fouillis nulle part quand on veut faire du rangement.

Enveloppée dans un peignoir informe, pieds nus, elle était en train de mettre le placard au-dessous de l’évier sens dessus dessous à la recherche d’une boîte de thé. Le lit défait était en désordre. Elle avait un goût de pâte dentifrice dans la bouche.

— Ce n’est pas possible que je l’aie fini, murmura-t-elle.

Mais le placard n’était pas assez abondamment garni pour qu’une boîte de thé puisse se dissimuler derrière quelque chose. Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis que St. George l’avait fichue à la porte et aucune autre agence n’avait voulu embaucher Evelyn. Elle n’arrivait même pas à faire des piges. Son armoire à provisions et son compte en banque, frappés l’une et l’autre d’anémie pernicieuse, approchaient rapidement du seuil critique.

Elle se demanda pour la dixième fois de la matinée si elle ne devrait pas encore essayer d’appeler David maintenant que sa ligne était rétablie. Comme, désormais, elle payait les factures de ses deniers au lieu de les imputer à International News, il fallait, bien sûr, qu’elle fasse également preuve de parcimonie sur ce poste de son budget.

— Les tarifs du vidéophone ne sont quand même pas tellement exorbitants, dit-elle à son reflet dans le miroir de la coiffeuse.

Tu es amoureuse de lui, espèce de gourde.

— Non, se répondit-elle tout haut. Absolument pas.

Tu te conduis comme une monstrueuse oie blanche.

— Je ne l’aime pas. Il se fiche éperdument de moi. Je le déteste.

Alors, pourquoi n’as-tu pas cherché à placer son histoire ? Les feuilles à scandales se seraient jetées dessus.

— Ne sois pas tellement sûre que je ne le ferai pas, ma petite vieille. Ce serait de l’argent dont j’aurais l’usage, même s’ils sucrent mon nom.

Mais il est si gentil. Tu ne peux pas lui faire ça.

— Pourquoi est-ce que je me gênerais ?

C’est qu’il est si beau, si sympa, si brave…

— Il ne m’a pas téléphoné ! Il ne répond pas à mes appels !

Comment veux-tu qu’il fasse ? Cet horrible Dr Cobb le tient prisonnier. S’il pouvait, il te téléphonerait.

Le sifflement de la bouilloire interrompit le dialogue d’Evelyn avec elle-même. Elle fronça les sourcils.

— Tu peux siffler jusqu’à ce que tu sois à sec. Il n’y a pas de thé. Je n’ai rien à mettre dans ton eau.

Au moment où elle se préparait à éteindre le réchaud, le téléphone sonna. Elle souleva la bouilloire, ce qui eut pour effet de couper automatiquement le brûleur, la posa sur la plaque et se laissa choir sur le lit chaotique pour décrocher. Elle enclencha la touche VOIX SEULEMENT et le visage de Sir Charles Norcross se forma sur le mini-écran. Il avait assez de charme pour être une vedette de variétés. Ou Premier ministre. Il le sera un jour, se dit Evelyn Une physionomie aristocratique, presque hautaine, mais une flamme malicieuse dansait dans ses yeux bleus. Sa fine moustache commençait à virer au gris mais ses cheveux étaient toujours d’un blond éclatant.

— Vous êtes là, ma petite Evelyn ? L’écran est vide. Ils n’ont pas encore coupé votre téléphone, j’espère ?

— Je ne suis pas présentable.

— C’est vrai ? Je peux être chez vous dans cinq minutes.

— Et vous risqueriez votre carrière pour une dénicheuse de scandales en chômage ? J’en doute fort.

Sir Charles sourit.

— Pour vous, cela en vaudrait presque la peine. Je rêve avec concupiscence de votre corps depuis le jour où vous m’avez interviewé pour la première fois.

— Oui, c’est ce que vous m’avez dit à l’époque. Eh bien, mon corps va divorcer d’avec mon âme si je ne trouve pas bientôt un reportage à faire.

— International News vous a mise sur la liste noire, c’est cela ?

— En tête, même.

— Je serais heureux de pouvoir vous aider. Au fait, pourquoi n’écririons-nous pas ensemble ma… heu… ma biographie. Je vous narrerais par le menu la longue et fastidieuse histoire de ma vie.

— Et nous l’écririons sur le plafond de votre chambre à coucher ? Je ne suis pas cliente.

— Vous avez trop de scrupules, répliqua Sir Charles en faisant mine de froncer les sourcils. Vous n’iriez pas très loin dans la politique.

— Vous, si.

— Indiscutablement.

— C’est parfait. Comme ça, quand vous serez Premier ministre, vous pourrez ouvrir une enquête afin de déterminer pourquoi Evelyn Hall, jeune journaliste promise au plus bel avenir, est morte de faim dans son appartement de Paddington.

— C’est à ce point là ?

— La situation est plutôt sombre.

Sir Charles caressa sa moustache.

— Je… euh… j’ai une nouvelle assez délicate à vous apprendre. Si j’ai bonne mémoire, vous m’avez demandé de m’informer sur le statut légal d’un jeune homme que vous avez interviewé quand vous étiez à Île Un. Un certain David Adams, c’est bien cela ?

Evelyn s’assit sur le lit.

— Oui. David Adams.

Sir Charles eut un instant d’hésitation avant de reprendre, après avoir jeté un coup d’œil derrière lui comme pour s’assurer que personne ne l’observait :

— Tout cela est archi-secret pour le moment mais il semble qu’il y ait eu un détournement dans l’espace. Le Front révolutionnaire des peuples s’est emparé d’une navette partie de la station Alpha et faisant route vers Messine.

— Une information aussi énorme, on ne peut pas l’étouffer.

— Sans doute. Même l’actuel gouvernement en est conscient. Le F.R.P. va l’annoncer à son de trompe à la Terre entière d’une minute à l’autre. Mais j’ai pensé qu’il vous intéresserait de savoir qu’un dénommé David Adams figure sur la liste des passagers. Il est parti de Séléné et il a indiqué comme lieu de domicile Île Un.

Evelyn sentit soudain le sang affluer à ses tempes.

— Il est là !

— Comme il a été détourné, on ne sait pas au juste où il se trouve. La navette devait originellement rallier Messine.

— Il faut que j’y aille !

Sir Charles secoua la tête.

— N’y comptez pas. Les services de sécurité ont entièrement bouclé la capitale du G.M. L’endroit le plus proche où vous pouvez vous rendre est Naples.

— Eh bien, va pour Naples !

— J’ai l’impression qu’il m’est très antipathique, votre David Adams. Pouvez-vous vous payer le voyage ? ajouta Sir Charles après un silence.

Evelyn avait l’estomac noué. L’impression d’être creuse à l’intérieur…

— Je me débrouillerai. J’ai encore un compte crédit pas trop raplapla.

Son interlocuteur haussa imperceptiblement les sourcils.

— Mon bureau s’occupera de votre réservation et vous retiendra une chambre à Naples.

— Je ne peux pas…

— Mais bien sûr que si ! Et dépêchez-vous ! Dommage que j’aie tant de travail, soupira-t-il avec un sourire lugubre. Enfin… Je crois savoir qu’il fait une chaleur infernale là-bas à cette saison de l’année.

— Est-ce que vous êtes folle ? Vous n’avez donc aucune jugeote ? Vous ne voyez pas plus loin que le bout de votre nez !

El Libertador arpentait rageusement l’ancienne et somptueuse salle de bal. Des portraits de généraux en uniforme, de vieux messieurs au col empesé, de dames pâles et languides ornaient les murs de la pièce haute de plafond. Trois lustres, avalanche de cristal, réfléchissaient la lumière qui s’engouffrait par les larges fenêtres au-delà desquelles on ne voyait que les prairies sans limites qui se déployaient jusqu’à l’horizon que barraient des pics embrumés semblables à de frémissants mirages.

Bahjat était désemparée. Et elle se sentait sale. Elle n’avait pas pris de bain et ne s’était pas changée depuis qu’elle était montée à bord de la navette à Alpha, trente-six heures plus tôt. Le reste du commando se trouvait dans une autre aile de cette « pension de famille » en pleine pampa argentine. La police de l’air, à l’aéroport de Buenos Aires, n’avait pas accepté l’aimable cadeau de la navette spatiale. Bahjat s’y était attendue mais elle avait pensé qu’El Libertador serait enchanté. Hamoud lui-même avait assuré que les révolutionnaires latino-américains feraient le meilleur accueil à la jeune femme et à ses otages.

Eh bien non : El Libertador était hors de lui. L’homme cramoisi, grand et maigre, qui tournait comme un ours en cage dans la somptueuse salle de bal, était l’image même du courroux.

Il a le même âge que mon père, se dit Bahjat. Et cela la mettait bizarrement mal à l’aise.

En tout cas, il n’était pas vêtu avec plus de recherche qu’elle : son treillis kaki chiffonné ne valait même pas le chemisier de soie et les babouches qu’elle portait. Assise sur une des chaises raides en vrai bois alignées le long du mur lambrissé, elle suivait des yeux l’homme dont les bottes sonnaient sèchement sur le parquet.

Enfin, il s’immobilisa. Si près d’elle qu’elle put se rendre compte que ses yeux étaient injectés et son regard las. Il secoua la tête.

— Pourquoi le F.R.P. ne m’a-t-il pas contacté préalablement ? Comment avez-vous eu l’audace de me mettre cette cargaison d’otages sur les bras sans me prévenir, sans même me demander… (Laissant sa phrase en suspens, El Libertador exhala un soupir et reprit sur un ton plus faible :) J’ai tort de m’emporter. Je viens de rentrer d’Afrique du Sud. Vous savez sans doute que la révolution est victorieuse, là-bas ?

— Oui, répondit Bahjat avec une joie qui n’avait rien de feinte. Cela a été une merveilleuse nouvelle.

— Qui a fait près d’une centaine de morts dans les rangs de l’armée du Gouvernement mondial. Ce qui est moins merveilleux.

— Mais elle défendait un régime malfaisant.

— Les soldats obéissaient à leurs ordres. Il y a trois jours, c’était un contingent anonyme de l’armée mondiale. Maintenant, ces hommes sont des martyrs et la Terre entière crie vengeance.

Bahjat ne répliqua pas et le vieil homme se laissa choir pesamment sur la chaise voisine.

— Voyez-vous, nous ne pouvons pas nous permettre de nous mettre aussi radicalement à dos le Gouvernement mondial. S’il mobilise ses troupes contre nous…

— Mais elles sont numériquement faibles. Nous pouvons lancer contre eux des forces cent fois plus nombreuses.

— Ce sont des troupes professionnelles. Elles disposent de deux atouts : la mobilité et la puissance de feu. Nous, nous avons le nombre et l’enthousiasme — la chair à canon, quoi.

— Nous nous battrons jusqu’à la victoire.

— Jusqu’à ce que nous soyons tous massacrés, plutôt. Pourquoi avez-vous détourné cette navette ? Quel intérêt cela représentait-il ?

— Pour mettre en évidence la fragilité du Gouvernement mondial, répondit Bahjat qui ne voulait pas avouer ses véritables motifs. Pour l’obliger à verser une rançon en échange des otages, ces industriels et ces touristes gras à lard.

— Et vous les avez conduits ici parce que vous pensiez que je vous protégerais ?

— Oui.

— Mais je ne pourrais même pas me protéger moi-même si l’armée mondiale envahissait l’Argentine.

— Vous êtes un révolutionnaire, oui ou non ?

— Oui, dit-il en se redressant. Mais pas un terroriste. Pas un pirate.

— Nos buts sont les mêmes, même si notre tactique est différente.

— Croyez-vous ? Je me le demande.

— Vous êtes une source d’inspiration pour nous tous. Pour tous les gens du Front, vous êtes un modèle.

El Libertador la dévisagea longuement.

— Parlez-vous sérieusement ?

— Bien sûr.

— Le Front marcherait derrière moi ?

— D’un bout à l’autre de la planète, vous êtes pour nous le symbole de la résistance au Gouvernement mondial. Si vous acceptez d’être notre chef, nous vous suivrons comme un seul homme.

Le regard du vieil homme se fit lointain.

— Lors de la constitution du Gouvernement mondial, nous étions officiers de l’armée chilienne, murmura-t-il d’une voix si sourde que Bahjat se demanda si c’était bien à elle qu’il s’adressait. Nous avons alors soutenu De Paolo à fond. Le G.M. mettrait fin à tous nos maux, il rendrait la terre au peuple, il expulserait les sociétés étrangères. Mais il n’a jamais rien fait de tel. Les choses sont encore pires qu’avant.

— Nous pouvons lui déclarer la guerre.

— À qui voulez-vous faire la guerre ? Aux touristes ? Aux commerçants ? Détourner des navettes spatiales… Vous croyez que c’est une façon de combattre ?

— Nous faisons ce que nous pouvons.

Bahjat avait presque l’impression que c’était à son père qu’elle parlait.

El Libertador hocha la tête.

— Non, mon petit. C’est contre les gouvernements, les dirigeants, les décideurs qui ne pensent qu’à eux et pas au peuple qu’il faut se battre.

— Contre les riches.

— Pas les riches, rétorqua-t-il sèchement. Ceux qui servent les riches et qui se servent eux-mêmes sans se soucier des pauvres.

— Que pouvons-nous faire ?

— C’était sérieux ce que vous disiez ? Que le F.R.P. me suivrait ?

— Oui ! s’exclama Bahjat avec passion. Vous coordonneriez nos luttes fragmentaires pour en faire un seul et vaste mouvement planétaire. Si nous étions unis, si nos forces avaient de la cohésion, nous pourrions combattre les oppresseurs dans le monde entier.

— Eh bien, soit ! La première chose à faire est de libérer les passagers et de rendre la navette. Nous ne faisons pas la guerre aux touristes et aux travailleurs.

— Mais…

— Vous avez réussi ce que vous vouliez. Vous avez montré que le Gouvernement mondial est incapable de protéger ses citoyens face au F.R.P. Vous bénéficiez d’une publicité énorme. L’heure de la générosité a maintenant sonné.

Bahjat n’était pas encore convaincue. El Libertador se pencha vers elle avec un vague sourire.

— Les foules ont un faible pour les bandits romanesques, les Robin des Bois et les Pancho Villa… tant qu’ils ne s’attaquent pas aux innocents. Ne dressez pas l’opinion publique contre vous en gardant trop longtemps vos prisonniers.

Bahjat soutint le regard ferme d’El Libertador. En définitive, elle n’avait pas le choix. Il avait pris une décision et il avait les moyens de l’appliquer.

— Je comprends, dit-elle. Est-ce que vous… pouvez-vous vous entremettre et proposer vos bons offices pour organiser leur libération ?

— Je vais voir ce que je pourrai faire.

— Le Gouvernement mondial exigera que vous nous livriez, souligna Bahjat.

— Je ne l’accepterai évidemment pas. C’est le prix qu’ils devront payer. D’accord pour leur restituer les otages et la navette mais pas les… les révolutionnaires du Front.

Il a failli dire « les terroristes ». Elle acquiesça. Elle lui faisait confiance — jusqu’à un certain point.

Quand il se réveilla, David était encore dans la navette, sanglé dans son fauteuil. La migraine lui taraudait le crâne. Son voisin, le Japonais obèse, n’était plus là. Tous les passagers avaient disparu. Il n’y avait plus personne à bord sauf un soldat à l’uniforme vert olive avachi contre la trappe avant, à côté de la porte donnant sur la cabine de pilotage.

On a atterri. Mais…

Ce fut seulement alors qu’il comprit. Je suis sur la Terre ! Toutes les autres pensées désertèrent son esprit.

Il tenta de se lever mais les sangles du harnais lui scièrent les épaules. Il détacha la boucle avec impatience et se mit sur ses pieds. La douleur hurlait dans sa tête et il avait les jambes en coton. Il lui fallut prendre appui un instant sur le fauteuil de devant. Le garde le vit et porta la main à la crosse du pistolet qui se balançait à sa hanche.

David songea confusément que pour avoir récolté une pareille migraine, il avait dû encaisser une sérieuse dose de gaz. Après avoir pris plusieurs profondes aspirations, il se rappela les maîtres zen et les yogis qui savent effacer la douleur par un effort de volonté. Il se concentra mais cela eut pour seul résultat d’aggraver encore la souffrance. Il faut l’aide de l’ordinateur pour que ça marche, conclut-il.

Il s’engagea dans la travée centrale et se dirigea vers la trappe béante. L’air avait une odeur singulière et des bruits étranges lui parvenaient du dehors. À moins qu’ils ne soient dans ma tête ?

— Alto ! aboya le garde. Se siente !

David ne comprenait pas l’espagnol. Il enclencha son communicateur buccal pour que l’ordinateur le plus proche lui fournisse la traduction mais rien ne se passa. Il essaya à nouveau.

Toujours rien.

Ils n’ont pas d’ordinateurs ! Il était sidéré à l’idée que des gens puissent vivre quelque part sans disposer, au moins, d’un terminal relié à un ordinateur collectif à portée d’un communicateur greffé.

Il était abasourdi. Il avait depuis toujours l’habitude d’utiliser le complexe réseau d’ordinateurs en dérivation d’Île Un comme mémoire surnuméraire, comme une encyclopédie toujours à sa disposition qui lui fournissait les informations dont il avait besoin à la vitesse de la lumière. Même sur la Lune, il pouvait se brancher sur les ordinateurs et les minuscules et rudimentaires « cerveaux » électroniques des satellites de navigation. Mais ici, sur la Terre, il était coupé de tout. C’était comme devenir subitement aveugle ; comme si toutes les bibliothèques du monde vous étaient fermées. C’était comme une amputation, une lobotomie.

— Se siente ! répéta la sentinelle en agitant une main tandis que l’autre se refermait sur la crosse du pistolet.

Désemparé, David se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche. Le garde cria quelque chose à quelqu’un à l’extérieur, puis son regard revint se poser sur David. Celui-ci comprit pour la première fois qu’il devait sûrement faire nuit : les plaques luminescentes du plafond étaient allumées et, d’après le peu qu’il pouvait voir par la trappe, il faisait noir dehors.

Il essaya de s’allonger et de dormir mais la migraine continuait de le lanciner. J’ai fini par arriver sur la Terre, ronchonna-t-il, et on ne me laisse rien voir.

Il se rendit compte qu’il s’était assoupi quand le contact d’une main sur son épaule le réveilla. Une femme se tenait debout devant lui. Celle qui l’avait gazé.

— Vous êtes revenu dans le monde des vivants, dit-elle en International English tandis qu’un léger sourire se formait sur ses lèvres.

David voulut opiner mais la douleur lui arracha une grimace.

— Vous avez mal ? s’enquit la femme.

— Et comment ! À cause de vous.

Elle eut l’air gêné.

— Vous n’auriez pas dû chercher à résister. Je vous avais averti de ne pas bouger.

— C’était mon premier détournement.

— Venez, fit-elle en lui tendant la main. On va vous trouver quelque chose qui calmera votre migraine.

Il prit la main offerte et se leva. L’une guidant l’autre, ils passèrent devant le garde et descendirent les marches de la passerelle métallique.

David s’immobilisa quand il eut touché le sol et jeta un coup d’œil autour de lui. Le ciel d’un bleu sombre et léger était lumineux. Les étoiles scintillaient doucement. Elles ne ressemblaient en rien aux points lumineux fixes à l’éclat cru que l’on voyait sur Île Un. Elles étaient moins nombreuses mais elles dessinaient des configurations qu’il connaissait pour les avoir vues dans les livres : le Chasseur, le Vaisseau, la Croix-du-Sud. Il distinguait même la vague nébulosité des Nuages de Magellan.

Des champs s’étiraient à perte de vue mais il faisait trop noir pour qu’il fût possible de dire s’ils étaient cultivés ou non. La silhouette d’une maison se détachait sur le ciel. Quelques fenêtres étaient éclairées.

Mais c’étaient les sons et les odeurs qui frappaient surtout David. Le grésillement des grillons, l’arôme de la terre tiède, de l’herbe, des animaux. Le vent lui caressait le visage, une brise fraîche et curieusement intermittente qui mourait pour renaître aussitôt, plus forte.

— C’est encore sauvage, dit-il à haute voix. Rien n’est sous contrôle. Une nature qui ne sera jamais totalement apprivoisée !

Bahjat le tira par le bras.

— Allons à l’hacienda. Il y a de l’aspirine.

— Non. (David fit quelques pas. Il sentait le sol sous ses semelles.) Non, je veux voir. Je veux voir le soleil se lever.

— Il ne se lèvera pas avant plusieurs heures, répondit-elle en riant.

— Ça m’est égal.

À la clarté des étoiles, il discernait à peine l’expression de la jeune femme mais sa voix était sèche et méfiante quand elle le mit en garde :

— Il serait stupide d’essayer de vous enfuir. Il n’y a pas d’autre habitation dans un rayon de cent kilomètres et plus.

— Où est la Lune ? s’enquit David en faisant un cercle complet sur lui-même.

— Elle sera là d’ici une heure environ.

— Ah ! (Il tendit le doigt vers le ciel.) Et cette étoile brillante, c’est sûrement Île Un.

Elle le scruta. Ou il n’est pas encore remis du gazage, ou il cherche à tromper ma vigilance pour prendre la poudre d’escampette.

— Vous ne pouvez pas rester là toute la nuit. Les autres sont…

— Pourquoi pas ? fit-il simplement.

— Les autres sont tous dans l’hacienda.

— Et alors ? Ils connaissent la Terre. Pas moi. C’est si beau !

— Vous êtes originaire de Séléné ?

David fit signe que non. Il commençait à avoir moins mal à la tête.

— Non, je suis né sur Île Un et je ne l’ai jamais quittée. Il n’y a que quelques semaines que j’en suis parti pour la première fois.

— Il faut que vous veniez à l’hacienda, insista-t-elle.

— Je ne veux pas. J’ai été claustré toute mon existence !

Bahjat n’avait pas d’armes. Il est beaucoup plus fort que moi et il est en excellente forme. Après avoir pesé le pour et le contre, elle haussa les épaules. Je pourrais toujours appeler le garde. Et où irait-il ? Je le vois mal se cacher au milieu de cette plaine vide.

— Eh bien, d’accord. Nous allons juste passer à l’hacienda une seconde et nous reviendrons voir la Lune se lever.

Le phénomène était beaucoup plus lent que sur Île Un, naturellement. La Lune s’élevait dans le ciel de façon presque imperceptible. David était à tel point fasciné par la nouveauté du spectacle qu’il était incapable de prononcer un mot mais Bahjat, assise à côté de lui dans l’herbe odorante, n’arrêtait pas de parler et de se répandre en explications comme pour se justifier.

—… c’est peut-être dur et dangereux, cruel, même, mais on ne peut pas laisser le Gouvernement mondial nous imposer sa loi. Nous devons conquérir notre liberté !

— Mais le Gouvernement mondial n’est pas une dictature, rétorqua David, les yeux toujours fixés sur la Lune qui montait majestueusement dans les cieux. On dirait vraiment un visage, c’est pas croyable !

— Ils nous extorquent des impôts sans rien nous donner en échange, poursuivit Bahjat. Ils transforment tout en une grisaille uniforme. Pourquoi nous autres Arabes devrions-nous nous habiller comme les Européens, qui s’habillent comme les Américains, qui s’habillent comme les Chinois ?

— C’est pour cela que vous vous êtes emparés de la navette ? Parce que vous n’aimez pas les vêtements que vous portez ?

— Vous faites dans l’ironie ?

— Oui, reconnut David en cessant de contempler le ciel. Mais vous n’êtes pas très réaliste. Les impôts que vous versez ne représentent même pas les dépenses militaires de l’Irak et des autres pays avant l’avènement du Gouvernement mondial.

— Si les impôts que nous lui payons sont moins lourds, comment se fait-il qu’il y ait plus de pauvres qu’avant ? Pourquoi les gens meurent-ils de faim dans les rues ?

— Parce qu’ils sont plus nombreux, riposta David. Quel est le chiffre de la population mondiale, aujourd’hui ? Plus de sept milliards. Tant que le taux de croissance démographique sera aussi élevé, vous courrez à la catastrophe.

— Je parle des hommes et des femmes qui meurent. Des mères, des bébés, des vieux qui crèvent de faim sur la Terre entière.

— Mais ce n’est pas la faute du Gouvernement mondial !

— Bien sûr qui si ! Qui d’autre en serait responsable ?

— Ceux qui font autant de bébés. Ceux qui maintiennent ce taux de croissance démographique vertigineux.

— Ils sont ignorants et ils ont peur.

— Alors, éduquez-les. Et donnez-leur de quoi manger. Cela vaudra mieux que de perdre votre temps à détourner les navettes spatiales et à faire des prises d’otages.

— Comment voulez-vous les nourrir ? Les nations nanties gardent leurs ressources pour elles. Ce sont les consortiums qui les dirigent. Et le Gouvernement mondial.

David fit un signe de dénégation.

— J’ai vu toutes les données. Je connais les projections. Il n’y a pas assez de nourriture pour tant de bouches, c’est tout. Même si vous n’accordiez à chacun qu’une ration de subsistance, ce serait encore insuffisant. Avec plus de sept milliards de gens, la famine est inéluctable.

— Non. Ce n’est pas vrai. Nous ferons en sorte que ce ne soit pas vrai.

La Lune était maintenant complètement visible. Elle était presque à son plein et, à sa lumière douce, la figure de Bahjat était visible. Elle était belle, véritablement belle en dépit de la crainte et de la colère que trahissait son expression.

— Les vœux pieux ne servent à rien, dit David en mettant toute la douceur qu’il pouvait dans sa voix. Il n’existe aucun moyen d’empêcher le désastre qui se prépare. Il est déjà trop tard.

— C’est inhumain. Vous êtes inhumain !

Bahjat se leva d’un bond et s’éloigna à grands pas en direction de l’hacienda.

David la suivit quelques instants des yeux, puis il se remit à contempler la Lune. Elle lui souriait d’un sourire en coin.

Bahjat se réveilla avec le soleil. Encore ensommeillée, elle s’étira et jeta un regard circulaire autour d’elle. Sur le moment, elle ne se rappela ni où elle était ni pourquoi elle se trouvait dans cet endroit étranger. La pièce était petite mais confortable. Les rideaux des fenêtres entrouverts laissaient filtrer la clarté matinale.

Bahjat descendit du lit, trop mou et trop haut, alla s’examiner dans la glace en pied fixée à la porte. Elle avait toujours rêvé d’avoir le corps voluptueux d’une vedette de cinéma mais, au lieu de cela, elle était maigre, petite, étroite des hanches et plate du ventre. Pas du tout le corps qu’il fallait pour faire des bébés, disaient les matrones de Bagdad, quand elles croyaient que Bahjat ne les entendait pas.

Il y avait une douche dans un coin, manifestement installée longtemps après que l’hacienda eut été construite. Les tuyaux nus disparaissaient dans le mur. Au passage, Bahjat jeta un coup d’œil par la fenêtre. Il est encore là ! Elle se dissimula derrière les rideaux à moitié tirés. Il a dû rester dehors toute la nuit, cet imbécile ! David était couché dans l’herbe, les mains derrière la nuque. La jeune femme ne put réprimer un sourire. Il dort. Il a raté son premier lever de soleil. Puis une autre pensée lui vint :

Il n’a sans doute jamais entendu parler de la rosée ni de la gelée. Il va certainement attraper un rhume. Ou une pneumonie. C’est stupide de passer la nuit à la belle étoile !

Quand elle eut pris sa douche et remis ses vêtements de la veille, elle décida d’aller voir si David allait bien.

Mais, comme elle descendait le large escalier de bois, l’un des militaires — un gradé — lui sourit et lui annonça :

— El Libertador veut vous parler de toute urgence.

Oubliant tout le reste, elle le suivit jusqu’à la salle de bal où avait eu lieu sa première entrevue avec le chef des révolutionnaires. Mais la pièce était vide. Les portraits étaient toujours là, de même que les lustres et les chaises inconfortables alignées le long du mur, mais personne ne l’attendait.

— Où donc…

L’officier sourit à nouveau et appuya sur un bouton.

Un panneau encastré dans la paroi à côté de la porte coulissa, révélant un écran éteint. L’homme approcha une chaise, s’inclina légèrement et sortit en refermant la porte sans bruit.

Brusquement, l’écran s’éclaira et l’image tridimensionnelle d’El Libertador s’y forma. On aurait dit qu’une niche s’ouvrait dans la salle de bal. El Libertador était assis derrière un vieux bureau métallique cabossé. Le mur du fond était d’un vert pisseux. On y distinguait des fissures.

Il a peut-être des équipements de communication holographiques mais il ne vit sûrement pas dans l’opulence. Il ne lui paraissait plus aussi vieux, maintenant. Il a dû bien dormir, cette nuit. Pourtant, il est réveillé et déjà débordant d’activité dès les aurores. D’après la lumière, ce n’est même pas encore l’aube, là où il est.

— J’espère ne pas vous avoir tirée du lit, commença-t-il avec courtoisie.

— Non. Je me suis levée en même temps que le soleil.

El Libertador s’autorisa un sourire.

— C’est là un luxe que je ne peux pas me permettre quand je dois conférer avec les gouvernements et les journalistes aux quatre coins du monde. (Comme Bahjat ne répondait pas, il enchaîna :) Toutes les dispositions sont prises pour la libération des otages. Mes hommes se chargeront de les transférer à Buenos Aires où le Gouvernement mondial les prendra en charge.

— Parfait.

— Les médias ne parlent que de Shéhérazade et de l’audacieux combat symbolique qu’elle livre au Gouvernement mondial. (Il avait légèrement insisté sur le mot symbolique.)

— Eh bien, nous avons atteint notre objectif essentiel.

Brusquement, Bahjat en avait assez de toute cette histoire. C’était absurde et vain, c’était une bataille sans espoir qui s’achèverait inévitablement par la défaite. Sept milliards d’êtres ! Comment les aider ? Personne ne le pouvait.

— Si votre objectif essentiel était la publicité, disait El Libertador, vous avez gagné au-delà de vos rêves les plus chers. Vous avez même contribué à me faire atteindre le mien.

— Lequel ?

— J’ai négocié un… arrangement avec le Gouvernement mondial. En contrepartie de la libération des otages, il accepte de… euh… d’« oublier » le soulèvement sud-africain et le massacre de ses soldats.

— C’est merveilleux, laissa tomber Bahjat sur un ton ouvertement sarcastique. Nous avons notre publicité et vous ne serez pas envahi par l’armée mondiale.

Les lèvres étroites d’El Libertador se pincèrent.

— Vous n’êtes pas contente ?

— Comme vous l’avez souligné, nous bénéficions d’une publicité énorme.

— Êtes-vous toujours disposée à vous soumettre à mes ordres ? demanda-t-il après un temps d’hésitation. À réunir vos efforts dispersés en vue d’une bataille unifiée à l’échelle de la planète.

— Oui.

— Même si cela doit vous coûter très cher personnellement ?

La peur étreignit soudain Bahjat comme un étau.

— Que voulez-vous dire ?

— L’accord que j’ai conclu avec le Gouvernement mondial… ce marché… la libération des otages en échange de l’éponge sur l’incident de Johannesburg…

— Oui. Et alors ?

— Mon interlocuteur était l’un des membres du Conseil du G.M., l’émir Jamil al-Hachémi. Il a posé deux conditions.

Bahjat attendit dans un silence glacial. Elle les devinait.

— La première est que le passager David Adams, en rupture de contrat de travail, soit remis à son employeur, à savoir Île Un.

Bahjat acquiesça. Un espoir infime renaissait en elle bien qu’elle sût qu’il était vain.

— Et la seconde condition ?

— L’émir al-Hachémi m’a dit que sa fille se trouvait incognito parmi les passagers de la navette. Il exige qu’elle lui soit rendue. Pour lui, Shéhérazade est morte. Mais il veut sa fille. Sinon, l’armée mondiale attaquera l’Argentine.

La petite étincelle d’espoir s’était définitivement éteinte.

— Je suis donc le prix qu’il faut payer ?

El Libertador eut un haussement d’épaules impuissant.

— Je ne peux pas me permettre de livrer une guerre à outrance au Gouvernement mondial. La guérilla, c’est une chose. Des batailles rangées… c’est prématuré…

— Je vois.

— N’essayez pas de quitter l’hacienda, je vous prie, ajouta-t-il tristement. Mes hommes ont ordre de vous soumettre à une stricte surveillance jusqu’à ce que le moment soit venu de vous remettre aux mains de votre père.

22

5 août 2008

ORDRE DU JOUR GÉNÉRAL 08-441

Origine : Dir. De Paolo.

Destinataires : Amiral Johnson. G.Q.G. Mer.

Général Buchalev, G Q.G. Terre.

Maréchal Peng, G.Q.G. Air.

Objet : Contre-attaque en Argentine. Bien que l’on soit en droit d’espérer des résultats satisfaisants des négociations en cours avec le gouvernement argentin, il apparaîtra peut-être nécessaire de faire une démonstration de force avant que ledit gouvernement restitue les otages enlevés par le Front révolutionnaire des peuples lors du détournement d’une navette spatiale.

En conséquence, j’ordonne que soit immédiatement déterminé le temps qu’il faudra pour : (a) mobiliser, (b) déployer et (c) engager les forces suivantes contre les centres clés militaires, industriels, commerciaux et/ou de population en Argentine :

1. Forces exclusivement aériennes en vue d’attaques non nucléaires dirigées contre tout ou partie des objectifs ci-dessus désignés ;

2. Forces aéronavales ayant mission d’effectuer le blocus des ports argentins et d’interdire l’utilisation des réseaux ferroviaire et routier ;

3. Forces aériennes, terrestres et navales combinées ayant mission de s’emparer de certaines zones du territoire argentin et de les tenir.

Note dictée mais non signée par le directeur, E. De Paolo.


David se chauffait au soleil, adossé à un arbre au tronc vigoureux. Une brise égale caressait la plaine immense dont rien, ou presque, ne venait rompre l’uniformité. Les arbres même étaient pratiquement inexistants en dehors de ceux, peu nombreux, qui poussaient autour de l’hacienda.

Des nuages gris s’amoncelaient à l’horizon où, enveloppées de brume, se dressaient des montagnes dont les pics enneigés paraissaient coupés du reste du monde.

Mais David ne s’intéressait pas au paysage. Il observait l’hacienda et les allées et venues. La plupart de ceux qui y entraient ou qui en sortaient étaient des soldats en tenue vert olive.

Je voulais me présenter au siège du Gouvernement mondial à Messine et je me retrouve au milieu de révolutionnaires en Argentine, se disait-il. Une erreur de navigation de dix mille kilomètres !

Il se tenait systématiquement à l’écart des autres passagers qui, eux, ne se quittaient pas et bêlaient comme un troupeau de moutons. Ils se mettaient à table quand on le leur disait et s’efforçaient de ne pas montrer leur peur. Ils papotaient entre eux et inventaient des rumeurs. Pour David, c’était clair : si jamais l’occasion de s’évader se présentait, il faudrait qu’il soit seul pour la saisir au vol. Autrement, les autres lui mettraient des bâtons dans les roues.

Et il savait comment faire pour brûler la politesse à ses ravisseurs. C’était simple. Des voitures et, mieux encore, des électrocyclos étaient parqués devant l’hacienda. Le soldat qui montait la garde, nonchalamment accoté au chambranle de la porte, s’intéressait plus aux cigarettes qu’il fumait à la chaîne et aux otages du beau sexe avec qui il bavardait qu’à la surveillance des véhicules.

Mais où aller ? C’était là le hic. David n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait et, partant, de la direction à prendre pour atteindre une destination valable. Il était coupé de l’ordinateur et ce silence l’épouvantait au plus profond de son être. Seul. Je suis tout seul dans un monde de plus de sept milliards d’individus. Pas un seul qui puisse lui donner les renseignements qui lui étaient nécessaires. Pas un seul qui puisse entrer directement en contact avec son esprit pour lui fournir des informations d’ordre géographique, politique, cartographique, météorologique, d’intendance, sur la foule de détails qu’il lui était indispensable de connaître avant même de tenter de s’évader.

Il n’était pas question de s’enfuir à l’aveuglette. Ce serait d’une folle imprudence. Et l’aventure ne pourrait s’achever que par sa mort ou sa capture.

Soudain, il vit Bahjat sortir de l’hacienda et se diriger à pas lents vers la prairie déserte qui se déployait à perte de vue. Deux soldats, carabine en bandoulière, la suivaient.

Elle a droit à une escorte. Pourquoi ? Quel danger court-elle ? Les passagers ? À moins qu’elle soit peut-être prisonnière à son tour.

Un peu plus tôt, David avait aperçu deux autres pirates de l’espace déambuler dans le domaine, libres de toute escorte. Donc, ils ne sont pas prisonniers. C’est peut-être une sorte de garde d’honneur. Elle est leur chef.

Mais elle paraissait soucieuse. La tristesse marquait son visage émouvant de beauté.

Il lui est arrivé quelque chose. Elle sait…

David se redressa, saisi d’une brusque illumination. Elle sait des tas de trucs ! Tout ce que j’ai besoin de savoir moi-même pour tirer ma révérence. Il y a dans cette tête ravissante un ordinateur où sont emmagasinées toutes les infos qu’il me faut.

Et, d’un seul coup, David ne fut plus qu’un lion tapi dans la savane qui guette sa proie, rusé et patient.

Bahjat errait, désœuvrée, regardant droit devant elle sans rien voir. David, attentif, attendait. Le soleil basculait vers l’ouest, les nuages couleur d’ardoise flottaient derrière lui. Le vent avait forci. David ne prêtait pas attention au fait que l’air devenait humide et froid, et il traitait par le même mépris ses crampes d’estomac. Il était resté à l’affût toute la nuit et il avait sauté le repas pour pouvoir étudier la maison, les gardes, l’organisation des patrouilles, les voitures, les bécanes.

Finalement, Bahjat fit demi-tour après s’être tellement éloignée que les deux soldats et elle n’étaient plus que trois petits points presque invisibles, noyés dans l’immensité de la plaine. Un sourd et lointain grondement de tonnerre retentit, et un éclair fulgura à la limite de son champ de vision, mais David n’avait d’yeux que pour la fille et les soldats. Il eut un sourire narquois. Le kidnapper kidnappé ! Quel juste retour des choses !

Le trio s’approchait maintenant sans hâte de l’entrée principale de la maison devant laquelle s’alignaient les voitures et les cyclos. L’homme de garde, son éternelle cigarette au bec, fort occupé à tailler une bavette avec quelqu’un qui se trouvait à l’intérieur, tournait le dos à la pampa.

David se mit lentement debout et, peu désireux d’attirer l’attention, se glissa sans bruit derrière les deux gardes qui escortaient Bahjat. Ils avaient toujours leurs carabines à l’épaule. L’un d’eux avait en outre un pistolet automatique à la hanche.

De nouveaux éclairs fusèrent des nuages et le grondement caverneux du tonnerre roula sur la plaine. Les soldats levèrent les yeux vers le ciel et échangèrent quelques mots en espagnol, puis l’un des deux dit en International English pour que Bahjat comprenne :

— Il ne va pas tarder à pleuvoir.

— Et ça va tomber ferme, approuva son camarade dans la même langue. Heureusement qu’on sera à l’abri.

— Je ne verrais pas d’inconvénients à me faire mouiller avec elle, moi. J’irais même jusqu’à la protéger des éléments en la couvrant de mon corps.

— Et la foudre te tomberait sur le cul.

Ils s’esclaffèrent.

David franchit les vingt derniers mètres qui le séparaient des gardes comme un fauve qui fond sur sa victime. D’une solide manchette à la nuque, il mit d’abord hors de combat celui qui avait le pistolet.

Voyant son collègue s’écrouler, l’autre pivota sur lui-même tout en dégageant sa carabine, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés sous l’effet de la surprise. Il n’a pas plus de dix-huit ou dix-neuf ans, songea David en lui expédiant son talon dans le diaphragme.

Le soldat se plia en deux et ses poumons se vidèrent avec un bruit d’explosion. David lui arracha son arme et, la prenant à deux mains, lui assena un brutal coup de crosse à la tempe. Le militaire s’effondra dans l’herbe et demeura inerte.

Cela avait été si facile que, sur le moment, David n’en revenait pas. Les conseils du moniteur qui lui avait enseigné les arts martiaux remontèrent à sa mémoire : la surprise est l’arme la plus efficace. Il faut toujours faire ce que l’adversaire n’attend pas. L’Okinawaïen sec et nerveux aurait été satisfait de son élève.

Quand Bahjat se retourna pour voir d’où venait le bruit qu’elle avait entendu, le jeune homme se baissait pour ramasser la seconde carabine. Il se l’accrocha à l’épaule et sortit le pistolet de l’étui. La sentinelle de faction à la porte n’avait pas bougé. Elle était en grande discussion avec une des hôtesses de la navette. Bahjat regarda David en silence.

Glissant le pistolet dans sa ceinture, il fit un geste avec la carabine et lui lança à voix basse.

— La voiture la plus proche ! (Voyant qu’elle hésitait, il reprit dans un murmure farouche :) L’auto ! Montez dedans et faites-la démarrer !

Elle s’approcha du véhicule qu’il lui désignait, ouvrit la portière et chuchota :

— Vous avez la clé ?

David jeta un coup d’œil à la sentinelle et son regard revint à Bahjat.

— Quelle clé ? Elle n’est pas fermée.

— La clé de contact. Sans elle, on ne peut pas mettre le moteur en marche.

Il n’existait pas d’automobiles sur Île Un et les électrocyclos étaient simplement équipés d’un lanceur qu’il suffisait de solliciter.

David, ne sachant s’il devait croire ou ne pas croire la fille, était indécis et la panique montait en lui.

— Les bécanes aussi ?

Le factionnaire saisit son mégot presque éteint entre le pouce et l’index. Il allait se retourner pour le lancer d’une chiquenaude sur l’aire de parking comme les fois précédentes.

— Naturellement, répondit Bahjat.

Est-ce qu’elle dit la vérité ? Qu’est-ce que je peux faire si elle ment ?

Mais elle passa devant lui.

— Je vais faire démarrer une bécane en trafiquant l’allumage. C’est enfantin.

Un éclair zébra le ciel et David sourcilla dans l’attente du coup de tonnerre. Bahjat se rua en courant vers le cyclo le plus proche et se pencha au-dessus du moteur. La sentinelle se retourna pour regarder le ciel et le tonnerre éclata à la verticale au moment ou il se figeait sur place, pétrifié par la surprise. Sa cigarette était un point rouge brasillant dans l’ombre de la porte.

David jeta un coup d’œil derrière lui. Ses deux victimes étaient toujours inanimées. Mais le factionnaire de garde devant l’hacienda, l’arme à la hanche, descendait les marches de pierre pour aller voir ça de plus près. L’hôtesse, immobile dans l’encadrement de la porte, paraissait transformée en statue.

David n’avait jamais tiré qu’au stand. Cela faisait partie des tests que l’équipe biomédicale lui imposait. Il visa haut, vérifia du pouce que le cran de sécurité était déverrouillé et appuya sur la détente. Le coup partit et le fusil tressauta. De la poussière et des éclats de pierre jaillirent du linteau de la porte.

En militaire bien entraîné, la sentinelle plongea pour se mettre à couvert et s’aplatit au bas des marches.

— Ça y est ! cria Bahjat. Venez !

Elle avait enfourché l’électrocyclo. David fit encore feu en visant le sol loin devant le garde, cette fois, et se précipita vers la bécane pour prendre place sur le tandsad. La seconde carabine cognait contre ses reins.

La sentinelle s’efforçait farouchement de ne faire qu’un avec le sol bétonné sur lequel elle était à plat ventre. Elle étreignait son fusil mais gardait la tête baissée afin d’offrir le moins de surface possible au tireur.

Bahjat embraya et le cyclo s’élança avec un vrombissement strident.

— Les voitures et les autres bécanes ! hurla-t-elle en se retournant. Tirez dessus !

— Quoi ?

Un éclair déchira le ciel, immédiatement suivi d’un assourdissant coup de tonnerre. Le paysage trembla et parut s’embraser. D’énormes gouttes commencèrent à s’écraser sur le sol.

— Tirez sur les autos et les bécanes, répéta Bahjat en s’époumonant pour dominer le vacarme. Il faut les détruire pour qu’ils ne puissent pas nous poursuivre.

À présent, il faisait noir. La pluie noyait tout, ils étaient déjà tous les deux trempés jusqu’aux os et la visibilité n’excédait pas quelques mètres. David se pencha légèrement de côté et, sans épauler, tira sur les véhicules immobiles. Les détonations l’étourdissaient et la carabine dansait comme pour s’arracher à son étreinte. Bahjat fit faire volte-face à sa machine et David, brutalement éjecté, tomba à la renverse dans une mare d’eau.

Il se releva en ahanant et continua de tirer. Un réservoir d’oxygène explosa, projetant vers le ciel un brûlant geyser de flammes orange. Un autre réservoir eut le même sort. David ne voyait plus rien — ni le garde, ni Bahjat, ni la bécane. Autour de lui, les cyclos dégringolaient pêle-mêle et des morceaux de métal arrachés aux voitures réduites à l’état d’épaves filaient comme des balles à travers les airs. Il continuait d’actionner la détente. Les flammes lui brûlaient le visage et la pluie glacée ruisselait sur son dos.

La carabine éructa une dernière fois avant de se taire. Bahjat était à deux mètres de lui. Le phare de son cyclo avait du mal à percer les ténèbres et les rafales de pluie.

— Montez ! Vite !

David lança au loin la carabine vide et sauta en selle derrière la jeune fille. « Filons », répondit-il en écho au moment où la bécane, démarrant en flèche, plongeait à travers la tempête et la nuit.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
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